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La corde au cou

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XXX

—Quelle scène? Quel témoin?... C'est pour que vous me l'appreniez que je vous attendais avec tant d'impatience, dit le docteur Seignebos à maître Folgat. J'ai constaté l'effet: à vous de m'expliquer la cause...

Il ne parut cependant nullement surpris de ce que lui raconta le jeune avocat de la démarche désespérée de Jacques et de son tragique résultat. Et dès que ce fut fini:

—Je l'avais deviné! s'écria-t-il. Oui, sur ma parole, à force de me creuser la cervelle, j'étais presque arrivé à la vérité! Qui donc, à la place de Jacques, n'eût voulu tenter un suprême effort? Mais la fatalité est sur lui...

—Qui sait! interrompit maître Folgat. (Et sans laisser le médecin répliquer:) Nos chances, poursuivit-il, sont-elles donc moindres qu'avant cet accident?... Non. Tout aussi bien qu'hier nous pouvons, d'un moment à l'autre, mettre la main sur ces preuves qui existent, nous le savons, et qui nous sauveraient. Qui nous dit qu'au moment où nous parlons, sir Francis Burnett et Suky Wood ne sont pas retrouvés? Votre confiance en Goudar en est-elle moins grande?

—Oh! pour cela, non. Je l'ai vu ce matin à l'hôpital, au moment de ma visite, et il a trouvé le moyen de me dire qu'il était à peu près certain de réussir.

—Eh bien!...

—Je suis donc persuadé que Cocoleu parlera. Parlera-t-il à temps? Voilà la question. Ah! si nous avions seulement un mois devant nous, je vous dirais: «Jacques est sauvé.» Mais les heures sont comptées. N'est-ce pas la semaine prochaine que s'ouvre la session. Déjà, m'a-t-on affirmé, le président des assises est arrivé, et monsieur Du Lopt de la Gransière a fait retenir son appartement à l'Hôtel des Messageries. Que ferez-vous si rien de nouveau n'est survenu le jour des débats?

—Maître Magloire et moi, nous nous renfermerons obstinément dans le système de défense convenu...

—Et si le comte de Claudieuse tient ses menaces, s'il déclare qu'il a reconnu Jacques faisant feu sur lui?

—Nous dirons qu'il s'est trompé...

—Et Jacques sera condamné.

—Soit, fit le jeune avocat. (Et baissant la voix, comme s'il eût craint d'être entendu:) Seulement, la condamnation ne sera pas définitive... Oh! ne m'interrogez pas, docteur, et sur votre vie, sur le salut de Jacques, pas un mot... Un soupçon effleurant l'esprit de monsieur Galpin-Daveline serait l'anéantissement de notre dernière espérance, car il aurait le temps de réparer la bévue qu'il a commise, et qui fait que je puis vous dire: même après que le comte aurait parlé, même après une condamnation, rien ne serait perdu... (Il s'animait, et, à son accent et à son geste, on sentait l'homme sûr de soi.) Non, rien ne serait perdu, continuait-il, et alors nous aurions du temps devant nous, en attendant une seconde épreuve pour retrouver nos témoins, pour arracher la vérité à Cocoleu... Que monsieur de Claudieuse parle donc, je l'aime autant, il m'enlèvera ainsi mes derniers scrupules. Trahir madame de Claudieuse me paraissait odieux, parce que je me disais que le plus cruellement puni serait alors le comte. Mais le comte nous attaque, nous nous défendons; l'opinion sera pour nous. Bien plus, on nous admirera d'avoir sacrifié notre honneur à celui d'une femme, et de nous être laissé condamner, nous, innocent, plutôt que de livrer le nom de celle qui s'était donnée à nous...

Le docteur ne semblait pas convaincu, mais le jeune avocat n'y prenait garde.

—Non, poursuivait-il, le succès à une seconde épreuve ne serait pas douteux. La scène de la rue Mautrec a eu un témoin; n'est-ce pas celui dont les souliers ferrés avaient laissé leur empreinte sous le tilleul le plus rapproché du salon, celui dont la petite Marthe a suivi tous les mouvements? Quel peut être ce témoin, sinon Cheminot? Eh bien, nous saurons le retrouver. Il était placé de façon à tout voir et à ne pas perdre une parole. Il dira ce qu'il a vu et entendu. Il dira comment le comte de Claudieuse criait à monsieur Jacques de Boiscoran: «Non, je ne veux pas vous tuer, j'ai une vengeance plus sûre, je vous enverrai au bagne...»

Tristement, M. Seignebos hochait la tête.

—Puissent vos espérances se réaliser, mon cher maître, prononça-t-il.

Mais, pour la troisième fois depuis une heure, on venait chercher le docteur. Échangeant une poignée de main, ils se séparèrent, et après une courte visite à maître Magloire, qu'il importait de tenir au courant, maître Folgat se hâta de regagner la rue de la Rampe.

À la seule physionomie de Mlle Denise, il comprit qu'elle n'avait rien à lui apprendre, qu'elle savait la vérité et l'injustice de ses soupçons.

—Que vous avais-je dit, mademoiselle? fit-il simplement.

Elle rougit, honteuse d'avoir livré le secret des doutes qui l'avaient déchirée, et au lieu de répondre:

—Il est venu des lettres pour vous, maître Folgat, dit-elle, et on les a montées dans votre chambre...

Deux lettres étaient arrivées, en effet, une de Mme Goudar, l'autre de l'agent expédié en Angleterre.

La première était insignifiante. Mme Goudar priait simplement le jeune avocat de faire passer à son mari un billet qu'elle lui adressait.

La seconde était, au contraire, du plus haut intérêt.

L'agent d'Angleterre écrivait:

Non sans de grandes difficultés, non sans de fortes dépenses surtout, j'ai réussi à découvrir, à Londres, le frère de sir Francis Burnett, ancien caissier de la maison Gilmour et Benson.

Notre sir Francis n'est pas mort. Envoyé par son père à Madras, pour y régler une très importante affaire de banque, il est attendu par le prochain paquebot. Le jour même où il mettra pied à terre, nous serons avisés de son retour.

J'ai eu moins de peine à dénicher les parents de Suky Wood, qui sont des gens très à leur aise, tenant à Folkestone une auberge bien achalandée. Il n'y a pas trois semaines qu'ils ont eu des nouvelles de leur fille, qu'ils aiment beaucoup, à ce qu'ils m'ont affirmé. Malgré ce grand amour, ils n'ont pu me dire au juste où je la trouverais. Tout ce qu'ils savent, c'est qu'elle doit être à Jersey, servante dans quelque public-house.

Mais cela me suffit. L'île n'est pas grande, et je la connais bien pour y avoir filé autrefois un notaire qui était parti avec l'argent de ses clients. On peut donc considérer Suky comme prise.

Lorsque vous recevrez cette lettre, je serai en route pour Jersey. Adressez-m'y des fonds à l'Hôtel de la Pomme-d'Or, où je me propose de descendre. La vie est si incroyablement chère à Londres que c'est à peine s'il me reste quelque chose de la somme qui m'a été remise à mon départ...

Ainsi, de ce côté du moins, tout allait bien.

Tout heureux de ce premier succès, maître Folgat mit sous pli, à l'adresse indiquée, un billet de mille francs qu'il fit porter à la poste.

Après quoi, demandant à M. de Chandoré sa voiture et son cheval, il se fit conduire à Boiscoran. Il voulait voir Michel, le fils du métayer, ce brave garçon qui avait su retrouver si promptement Cocoleu. Justement, lorsqu'il arriva, Michel rentrait à la métairie, conduisant une charrette de paille. Le prenant à part:

—Voulez-vous rendre un grand service à monsieur Jacques de Boiscoran? lui demanda le jeune avocat.

—Que faut-il faire? répondit le digne gars d'un accent qui, mieux que toutes les protestations, prouvait qu'il était prêt à tout.

—Connaissez-vous Frumence Cheminot?

—L'ancien saunier de la Tremblade?

—Précisément.

—Pardi! si je le connais! Il m'a assez volé de pommes, le câlin!... Mais je ne lui en veux pas, parce que, malgré tout, c'est un bon garçon.

—Il était en prison à Sauveterre.

—Oui, je sais, pour avoir enfoncé la porte d'un enclos, près de Bréchy.

—Eh bien! il s'est évadé.

—Ah! le mâtin!

—Et il faudrait absolument le retrouver. On a mis les gendarmes à ses trousses, mais le prendront-ils?

Michel éclata de rire.

—Jamais de la vie, répondit-il. Cheminot va gagner l'île d'Oléron, où il a des amis... les gendarmes peuvent courir.

Amicalement, maître Folgat frappa sur l'épaule du jeune gars.

—Mais vous, fit-il, si vous vouliez... Oh! ne froncez pas le sourcil, il ne s'agit pas de le faire arrêter... Je vous demande seulement de lui remettre le billet que voici, et de me rapporter sa réponse.

—Si ce n'est que cela, je suis votre homme! Le temps de me changer, de prévenir mon père, et je pars...

Ainsi, autant qu'il était en lui, maître Folgat ensemençait l'avenir et préparait les événements, opposant aux savantes manœuvres de l'accusation toutes les combinaisons que lui pouvaient suggérer son expérience et son génie.

S'ensuivait-il que sa foi en un succès définitif fût telle qu'il le disait à ceux-là mêmes dont il était le plus sûr, au docteur Seignebos, par exemple, à maître Magloire et au bon greffier Méchinet? Non... Portant toute la responsabilité, il avait trop bien évalué les chances contraires de la terrible partie qui allait s'engager, et dont l'enjeu était l'honneur et la vie d'un innocent. Mieux que personne il savait qu'il suffisait d'un rien pour anéantir ses espérances, et que la destinée de Jacques était à la merci du plus vulgaire incident. Mais tel qu'un général à la veille d'une bataille, il maîtrisait ses émotions, affectant, pour l'inspirer aux autres, une assurance qu'il n'avait pas, et rien sur son visage ne trahissait le secret des angoisses poignantes qui, le plus souvent, le tenaient éveillé une partie de la nuit.

Et certes, pour demeurer impassible et résolu, il lui fallait un caractère d'une trempe exceptionnelle. On désespérait autour de lui, on s'abandonnait... La maison de la rue de la Rampe, si riante autrefois et si vivante, était désormais silencieuse et morne comme un tombeau.

En deux mois, grand-père Chandoré était devenu décidément un vieillard. Sa robuste taille s'était affaissée, courbée et cassée. Son pas traînait, ses mains tremblaient.

Plus rudement encore, le marquis de Boiscoran avait été frappé. Lui, si vert quelques semaines plus tôt, il semblait toucher à la décrépitude. Il ne mangeait ni ne dormait, pour ainsi dire. Sa maigreur devenait effrayante. Prononcer une parole lui coûtait un effort.

Quant à la marquise, elle, c'est aux sources mêmes de la vie qu'elle avait été atteinte. N'avait-elle pas entendu maître Magloire déclarer que le salut si problématique de Jacques eût été assuré, si l'on eût obtenu le renvoi de l'affaire à une autre session! Et c'était elle qui avait empêché de solliciter ce renvoi! Cette idée la tuait! À peine lui restait-il assez de forces pour se traîner chaque jour à la prison embrasser son fils.

Sur les tantes Lavarande retombaient tous les détails matériels, et on les voyait, pâles comme des ombres, aller et venir, parlant bas et marchant sur la pointe du pied, comme dans la maison d'un mort.

Seule, Mlle Denise haussait son énergie au niveau de son malheur. Elle ne se berçait pas d'illusions: «Je sens que Jacques sera condamné!» avait-elle dit à maître Folgat. Mais elle ajoutait que l'abattement et le désespoir sont le fait des criminels, et que l'erreur affreuse dont Jacques, innocent, était victime ne devait inspirer à ses amis que colère et désir de vengeance.

Et pendant que son grand-père et le marquis de Boiscoran sortaient le moins possible, elle affectait de se montrer par la ville, étonnant les «dames de la société» par la façon dont elle recevait leurs hypocrites compliments de condoléances. Mais il était évident que la fièvre seule la soutenait, donnant à ses joues leur pourpre, à ses yeux leur éclat, à sa voix son timbre métallique et vibrant.

Ah! c'est pour elle surtout que maître Folgat souhaitait la fin de cette incertitude plus douloureuse que le pire malheur.

Ce terme approchait. Ainsi que l'avait annoncé le docteur Seignebos, le président des assises, M. Domini, venait de s'installer à Sauveterre. C'était un de ces hommes dont le caractère est l'honneur de la magistrature, pénétré de la majesté de sa mission, mais ne se croyant pas infaillible, ferme sans rigueurs inutiles, froid et cependant bienveillant, n'ayant d'autre passion que la justice, d'autre ambition que de faire éclater la vérité.

Il avait interrogé Jacques. Mais cet interrogatoire n'était qu'une formalité dont il n'était rien résulté. Il avait de plus procédé à la formation du jury. Déjà les jurés désignés par le sort arrivaient de tous les coins du département. Ils descendaient tous à l'Hôtel de France, où ils prenaient leurs repas en commun, dans la grande salle du fond, qu'on leur réserve à toutes les sessions.

Et, dans l'après-midi, on les voyait, graves et soucieux, se promener sur la place du Marché-Neuf ou le long des anciens remparts.

M. Du Lopt de la Gransière aussi était arrivé. Mais il se tenait, lui, sévèrement enfermé dans son appartement de l'Hôtel des Messageries, où chaque jour M. Galpin-Daveline allait passer de longues heures.

—Il paraît, disait confidentiellement Méchinet à maître Folgat, il paraît qu'il prépare un réquisitoire foudroyant...

Le lendemain, en ouvrant L'Indépendant de Sauveterre, Mlle Denise put lire l'ordre des affaires de la session.

Lundi.—Banqueroute frauduleuse, détournements, faux.

Mardi.—Assassinat et vol.

Mercredi.—Infanticide.—Vols domestiques.

Jeudi.—Incendie et tentative d'assassinat (affaire Boiscoran).

C'est donc pour ce jeudi fameux que les habitants de Sauveterre se promettaient les plus étonnantes émotions.

Aussi, était-ce à qui se procurerait une carte d'entrée à la cour d'assises. M. Domini, M. Du Lopt de la Gransière, M. Daubigeon et Méchinet lui-même étaient harcelés de demandes. Des gens qui, la veille, ne saluaient pas M. Daveline l'arrêtaient dans la rue et sollicitaient la faveur d'une petite place, non pour eux, mais pour leur dame. Fait sans exemple, il se négocia des billets à prix d'argent. Une famille, enfin, eut l'inconcevable courage d'écrire au marquis de Boiscoran pour lui demander trois entrées, promettant en échange de «contribuer, par son attitude, à l'acquittement de l'accusé».

Et c'est au plus fort de ces rumeurs que tout à coup circula dans la ville une liste de souscription en faveur des parents des malheureux pompiers qui avaient péri à l'incendie du Valpinson. Qui avait lancé cette liste? C'est en vain que M. Séneschal essaya de découvrir la main d'où partait le coup. Le secret de la perfidie fut bien gardé. Et c'était une perfidie atroce que de venir ainsi, à la veille des débats, rappeler des souvenirs sinistres et raviver les haines.

—Il y a du Galpin là-dessous, disait en grinçant des dents le docteur Seignebos. Et penser qu'il l'emportera peut-être... Ah! pourquoi Goudar n'a-t-il pas commencé plus tôt son expérience?

C'est qu'en effet Goudar, tout en répondant du succès, demandait du temps. Ce ne pouvait être l'œuvre d'un jour que de calmer les défiances de l'ombrageux Cocoleu. Il déclarait que, s'il précipitait le dénouement, il perdrait tout irrémissiblement. D'ailleurs, rien de nouveau ne survenait. Le comte de Claudieuse allait plutôt mieux que mal. L'agent de Jersey avait télégraphié qu'il était sur la piste de Suky, qu'il la rejoindrait sûrement, mais qu'il ne pouvait dire quand. Michel, enfin, avait inutilement couru tout l'arrondissement et fouillé l'île d'Oléron, personne n'avait pu lui donner des nouvelles de Cheminot.

Si bien que le jour même de la session, après un conseil auquel prirent part tous les amis de Jacques, il fut arrêté que les défenseurs ne prononceraient pas le nom de Mme de Claudieuse et s'en tiendraient, quoi que pût dire le comte, au système de défense imaginé par maître Folgat.

Hélas! il n'avait que de bien faibles chances de succès, car le jury, contre l'ordinaire, se montrait d'une excessive sévérité. Le banqueroutier fut condamné à vingt ans de travaux forcés. L'homme accusé de meurtre n'obtint pas de circonstances atténuantes et fut condamné à mort. On était alors au mercredi. Il fut décidé que le marquis et la marquise de Boiscoran et M. de Chandoré assisteraient aux débats. On voulait épargner à Mlle Denise cette épouvantable émotion, mais elle déclara qu'elle irait seule à l'audience, et force fut de se rendre à sa volonté.

Grâce à une autorisation de M. Domini, maître Folgat et maître Magloire passèrent la soirée près de Jacques, à arrêter les derniers détails et à bien convenir de certaines réponses.

Jacques était excessivement pâle, mais très calme. Et quand ses défenseurs le quittèrent en lui disant:

—Bon espoir et bon courage...

—D'espoir, répondit-il, je n'en ai plus. Mais du courage, soyez tranquilles, j'en aurai!

XXXI

Enfin, du fond de sa prison, Jacques de Boiscoran vit se lever le jour qui allait décider de sa destinée... Il allait être jugé!

Trop rare était l'occasion pour que L'Indépendant de Sauveterre la laissât échapper. Paraissant le matin, il publia, «vu la gravité des circonstances», une édition du soir, qui jusqu'à minuit fut criée dans les rues par une douzaine de gamins.

Et voici son compte rendu:

COUR D'ASSISES DE SAUVETERRE

Audience du jeudi 23...

PRÉSIDENCE DE M. DOMINI

Assassinat—Incendie

(Correspondance particulière de l'Indépendant)

Pourquoi dans notre paisible cité ce mouvement inaccoutumé, ce tumulte, cette animation! Pourquoi ces rassemblements sur nos places publiques, ces groupes devant les maisons? Pourquoi sur tous les visages l'inquiétude, dans tous les yeux l'anxiété?

C'est que c'est aujourd'hui qu'arrive devant la cour cette ténébreuse affaire du Valpinson qui, depuis tant de semaines, tient en éveil nos populations. C'est que c'est aujourd'hui que doit être jugé l'homme accusé de ce grand crime...

Aussi, est-ce vers le palais de justice que chacun se hâte, se précipite, court...

Le palais de justice!... Longtemps avant le jour il était assiégé par la multitude, difficilement contenue par les appariteurs aidés de la gendarmerie. Et on se presse, on se pousse, on se heurte. Des paroles grossières sont échangées. Des mots on passe aux gestes, une rixe est imminente, les femmes crient, les hommes menacent, et nous voyons conduire au poste deux paysans de Bréchy.

C'est qu'il y aura peu d'élus, on le sait. La place du Marché-Neuf ne contiendrait pas toute cette foule, accourue des quatre points de l'arrondissement. Comment donc notre salle des assises suffirait-elle?

Et cependant nos édiles, toujours empressés à satisfaire les citoyens qui ont mis en eux leur confiance, ont eu recours à des expédients héroïques. Ils ont fait abattre deux cloisons, réunissant ainsi à la salle des assises une portion de notre belle salle des pas perdus.

M. Lantier, l'architecte de la ville, bon juge en pareille matière, nous affirme que douze cents personnes trouveront place dans l'immense vaisseau. Mais qu'est-ce que douze cents personnes!

Bien longtemps avant l'heure fixée pour l'ouverture de l'audience, tout est plein, comble, bondé. Une épingle qu'on lancerait ne tomberait certes pas à terre.

Pas un pouce d'espace n'a été perdu. Tout autour, le long du mur, les hommes se tiennent debout. Sur les deux côtés de l'estrade, des chaises ont été disposées, où viennent prendre place un grand nombre de dames de la société, tant de Sauveterre que des environs et même des villes voisines. Quelques-unes ont des toilettes ravissantes.

Mille versions circulent, mille conjectures, mille suppositions que nous nous garderons de rapporter... À quoi bon! Disons pourtant que l'accusé n'a pas usé du droit que la loi lui confère de récuser un certain nombre de jurés. Il a accepté tous les noms qui sortaient de l'urne et que ne récusait pas le ministère public. C'est d'un avocat de nos amis que nous tenons cette particularité, et juste comme il achevait de la raconter, un grand bruit se fait à la porte, suivi d'un rapide mouvement de chaises et d'exclamations étouffées.

C'est la famille de l'accusé qui vient occuper les places qui lui ont été réservées tout près de l'estrade.

M. le marquis de Boiscoran donne le bras à Mlle de Chandoré, qui porte avec une exquise distinction une toilette d'un gris foncé, relevée d'agréments cerise. M. le baron de Chandoré soutient Mme la marquise de Boiscoran. Le marquis et le baron sont graves et froids. La mère de l'accusé nous paraît extrêmement affaissée. Mlle de Chandoré, au contraire, est très animée et ne paraît nullement inquiète, et c'est en souriant qu'elle répond aux saluts assez rares qui lui sont adressés de divers côtés de la salle.

Mais on cesse bientôt de s'occuper d'eux. Toute l'attention est absorbée par une grande table dressée au milieu du prétoire, et sur laquelle se trouvent quantité d'objets qu'on ne peut voir, recouverts qu'ils sont d'un grand tapis rouge. Là, sont les pièces à conviction.

Cependant onze heures sonnent. Les serviteurs du Palais circulent, donnant à tout un dernier coup d'œil. Puis une petite porte s'ouvre, à gauche, et les défenseurs entrent. Nos lecteurs les connaissent. L'un est maître Magloire Mergis, l'honneur de notre barreau. L'autre, un avocat de la capitale, maître Folgat, jeune encore et célèbre.

Maître Magloire a son visage des bons jours, et c'est en souriant qu'il s'entretient avec le maire de Sauveterre, M. Séneschal, pendant que maître Folgat ouvre sa serviette et consulte ses dossiers. Onze heure et demie. Un huissier annonce:

—La cour!

M. Domini prend place au fauteuil de la présidence. M. Du Lopt de la Gransière vient occuper le siège du ministère public.

Derrière eux, silencieux et graves, se rangent messieurs les jurés.

Tout à coup, grand tumulte. Chacun se lève, chacun se dresse et se hausse sur la pointe des pieds. Quelques assistants, même, dans le fond, montent sur leur chaise. C'est que M. le président vient de donner l'ordre d'introduire l'accusé... Il paraît...

Il est strictement vêtu de noir, et avec une rare élégance. On remarque beaucoup qu'il porte à la boutonnière son ruban de la Légion d'honneur. Il est pâle, mais son regard est droit et clair, assuré, sans défi. Son attitude est triste, mais fière.

À peine est-il assis qu'un des assistants enjambe trois rangées de chaises et, malgré les huissiers, vient lui serrer la main. C'est le docteur Seignebos.

Mais M. le président commande aux huissiers de faire faire silence, et après avoir rappelé que toutes marques d'approbation ou d'improbation sont sévèrement interdites, et s'adressant à l'accusé:

—Dites-moi vos prénoms, lui demande-t-il, votre nom, votre âge, votre profession, votre domicile...

L'accusé répond:

—Louis, Trivulce, Jacques de Boiscoran, vingt-sept ans, propriétaire, domicilié à Boiscoran, arrondissement de Sauveterre.

—Asseyez-vous, et écoutez l'exposé des faits dont vous êtes accusé.

M. le greffier Méchinet donne lecture de l'acte d'accusation, dont la simplicité terrible fait frissonner l'auditoire.

Nous ne le rapporterons pas, tous les incidents qu'il relate étant bien connus de nos lecteurs.

Interrogatoire de l'accusé.

M. le Président.—Accusé, levez-vous, et répondez catégoriquement. Vous avez, pendant l'instruction, refusé de répondre à beaucoup de questions. Ici, il faut que la lumière se fasse. Et, je dois vous le dire, il est de votre intérêt d'être franc.

L'Accusé.—Nul plus que moi ne souhaite que la vérité soit connue. Je suis prêt à répondre...

D.—Pourquoi vos réticences pendant l'instruction?

R.—Je croyais de mon intérêt de ne répondre qu'ici.

D.—Vous venez d'entendre de quels crimes vous êtes accusé?

R.—Je suis innocent... Et avant tout, monsieur le président, permettez-moi une observation. Le crime du Valpinson est atroce, lâche, odieux... mais il est en même temps si absurde et si stupide qu'il me semble l'œuvre inconsciente d'un fou. Or, on ne m'a jamais refusé une certaine intelligence...

D.—Ceci est de la discussion...

R.—Cependant, monsieur...

D.—Plus tard, vous aurez liberté pleine et entière de faire valoir vos raisons. Pour le moment, contentez-vous de répondre aux questions que je vous adresse.

R.—Je me soumets, monsieur.

Le Président.—Ne deviez-vous pas vous marier prochainement?

À cette question, tous les regards se tournent vers Mlle de Chandoré, qui devient plus rouge qu'une pivoine, mais qui ne baisse pas les yeux.

L'Accusé (d'une voix faible).—Oui.

D.—Le soir du crime, quelques heures seulement avant qu'il ne fût commis, n'avez-vous pas écrit à votre fiancée?

R.—Oui, monsieur, et je lui ai fait porter ma lettre par le fils de mon métayer, Michel.

D.—Que lui disiez-vous?

R.—Qu'une affaire importante me priverait de passer la soirée près d'elle.

D.—Quelle était cette affaire?

Au moment où l'accusé ouvre la bouche pour répondre, M. le président l'arrête d'un geste:

D.—Prenez garde... Cette question vous a été adressée pendant l'instruction, et vous avez répondu que vous aviez à aller à Bréchy voir votre marchand de bois.

R.—J'ai répondu cela, en effet, sur le premier moment... Ce n'est pas exact.

D.—Pourquoi avez-vous menti?

L'Accusé (avec un mouvement de colère qui n'échappe à personne).—Je ne pouvais croire à la gravité de ma situation. Je ne pensais pas pouvoir, moi, être sérieusement compromis par l'accusation qui, cependant, m'amène sur ce banc... Ce étant, je ne voyais pas la nécessité de livrer le secret de mes affaires privées.

D.—Mais vous n'avez pas tardé à reconnaître la gravité de votre situation.

R.—En effet.

D.—Comment alors n'avez-vous pas dit la vérité?

R.—Parce que le magistrat chargé de l'instruction avait été jadis trop avant dans mon intimité pour m'inspirer une entière confiance.

D.—Expliquez-vous clairement.

R.—Je vous demanderai la permission de me taire, monsieur le président. Peut-être, en parlant de monsieur Galpin-Daveline, manquerais-je de modération...

Un sourd murmure accueille cette réponse de l'accusé.

Le Président.—Ces murmures sont inconvenants, et je rappelle l'assemblée au respect de la justice.

M. l'avocat général Du Lopt de la Gransière se lève.

—Nous ne saurions tolérer de telles récriminations contre un magistrat qui a fait noblement, et quoi qu'il en coûtât, son devoir. Si l'accusé avait contre le juge des motifs de suspicion légitimes, que ne les faisait-il valoir!... Il ne saurait arguer de son ignorance, il connaît la loi, il est avocat. Ses défenseurs sont des hommes d'expérience.

Maître Magloire (de sa place).—Aussi étions-nous d'avis que monsieur de Boiscoran présentât à la cour une demande de renvoi. Il a refusé de suivre notre conseil, confiant, nous a-t-il dit, en la bonté de sa cause.

M. du Lopt de la Gransière (se rasseyant).—Messieurs les jurés apprécieront ce système...

Le Président (à l'accusé).—Et maintenant, êtes-vous disposé à dire la vérité au sujet de cette affaire qui vous privait de passer la soirée près de votre fiancée?

L'Accusé .—Oui, monsieur. Mon mariage devait être célébré à l'église de Bréchy, et j'avais à m'entendre avec le curé au sujet de la cérémonie. J'avais, de plus, à remplir des devoirs religieux. Monsieur le curé de Bréchy, qui est mon ami, vous dira que, sans qu'il y eût rendez-vous pris, il était convenu qu'un des soirs de la semaine, puisqu'il l'exigeait, j'irais me confesser.

L'assemblée, qui s'attendait à quelque révélation émouvante, semble fort désappointée, et des rires moqueurs éclatent de divers côtés.

Le Président (d'une voix sévère).—Ces ricanements sont indécents et odieux. Huissiers, faites sortir les personnes qui se permettent de rire. Et une dernière fois je préviens qu'à la première manifestation, je ferai évacuer la salle. (Revenant ensuite à l'accusé:) Continuez.

R.—C'est donc chez le curé de Bréchy que je suis allé le soir du crime. Malheureusement, il n'y avait personne au presbytère lorsque je m'y présentai. Je sonnais inutilement pour la troisième ou quatrième fois, quand une petite paysanne passa, qui me dit qu'elle venait de rencontrer le curé près de la Cafourche des Maréchaux. Immédiatement, pensant aller à sa rencontre, je me lançai sur la route. Mais c'est en vain que je fis plus d'une lieue. Reconnaissant que la petite fille s'était trompée ou m'avait trompé, je rentrai chez moi.

D.—C'est là votre explication?

R.—Oui.

D.—Et vous la trouvez vraisemblable?

R.—Je me suis engagé non à dire une chose vraisemblable, mais à dire la vérité. Je puis bien l'avouer, d'ailleurs, c'est précisément parce que l'explication est si simple que, ne l'ayant pas donnée tout d'abord, j'hésitais à la donner. Et cependant, si le crime n'eût pas été commis, et si, le lendemain, j'étais venu dire: «Je suis allé hier soir à Bréchy, voir le curé, et je ne l'ai pas trouvé», qui donc eût pensé que ce n'était pas tout naturel?

D.—Et c'est pour vous rendre à un devoir si naturel que vous preniez un chemin détourné, difficile, presque dangereux, les marais?

R.—Je choisissais le chemin le plus court...

D.—Alors pourquoi cet effroi lorsque vous avez rencontré le fils Ribot au déversoir de la Seille?

R.—Je n'ai pas été effrayé, mais surpris, comme on l'est de rencontrer quelqu'un là où on pensait ne trouver personne. Et si j'ai été étonné, le fils Ribot ne l'a pas été moins que moi.

D.—Vous voyez bien que vous espériez ne rencontrer personne.

R.—Pardon, monsieur, je ne dis pas cela, supposer n'est pas espérer.

D.—Pourquoi, en ce cas, essayer d'expliquer votre présence en cet endroit?

R.—Je n'ai pas donné d'explications. Le fils Ribot, le premier, m'a dit en riant où il se rendait, et je lui ai répondu que j'allais à Bréchy.

D.—Vous lui avez dit aussi que vous preniez par les marais pour tirer des oiseaux d'eau. Et, en même temps, vous lui montriez votre fusil.

R.—C'est possible. Mais est-ce une preuve contre moi? Je crois tout le contraire. Si j'avais eu les intentions criminelles que me suppose l'accusation, me voyant rencontré, c'est-à-dire en grand danger d'être découvert, je serais rentré chez moi... J'allais chez mon ami le curé.

D.—Et, pour cette visite, vous emportiez votre fusil?

R.—Mes propriétés sont situées entre des bois et des marais, et il ne se passait pas de jour que je n'eusse l'occasion de tirer un lapin ou un oiseau d'eau. Tous les gens du pays affirmeront que jamais je ne sortais sans mon fusil.

D.—Et pour revenir, pourquoi avez-vous pris par les bois de Rochepommier?

R.—Parce que, de l'endroit de la route où j'étais à Boiscoran, c'était le plus court, probablement... Je dis probablement, parce que sur le moment, ce n'a pas été pour moi le sujet d'une délibération. Un homme qui se promène serait bien embarrassé, neuf fois sur dix, si on lui demandait pour quelle raison il a pris tel chemin plutôt que tel autre...

D.—Vous avez été aperçu dans les bois par un bûcheron nommé Gaudry.

R.—Le juge d'instruction me l'a dit.

D.—Ce témoin affirme que vous étiez en proie à une violente émotion. Vous arrachiez des feuilles aux branches, vous parliez haut...

R.—Il est certain que j'étais très mécontent d'avoir perdu ma soirée, très vexé surtout de m'être fié à la petite paysanne, et il est fort possible que tout en marchant il me soit échappé de m'écrier: «La peste soit de mon ami le curé, qui s'en va dîner en ville!», ou tout autre chose pareille...

On sourit dans l'assistance, mais point assez ouvertement pour s'attirer une réprimande de M. le président.

D.—Vous savez donc que monsieur le curé de Bréchy dînait dehors le soir du crime?

M. l'Avocat Général (se levant):—C'est par nous, monsieur le président, que monsieur de Boiscoran connaît ce détail. Lorsqu'il nous a eu dit l'emploi de sa soirée, nous nous sommes transportés près de monsieur le curé de Bréchy, qui nous a expliqué comment ni lui ni sa vieille servante ne se trouvaient au presbytère. À notre requête, monsieur le curé de Bréchy a été cité. Nous ferons entendre aussi un autre prêtre qui, à cette heure-là, passait près de la Cafourche des Maréchaux et qui est celui qu'avait vu la petite paysanne.

Ayant fait signe au défenseur de se rasseoir, M. le président s'adresse de nouveau à l'accusé:

D.—La femme Courtois, qui vous a rencontré, déclare qu'elle vous a trouvé l'air tout extraordinaire. Vous ne lui avez pas parlé, vous vous êtes hâté de la quitter...

R.—La nuit était trop sombre pour que cette femme pût voir ma physionomie. Elle me demandait un léger service, je le lui ai rendu. Je ne lui ai pas parlé, parce que je n'avais rien à lui dire. Je ne l'ai pas quittée brusquement, je l'ai devancée parce que son âne marchait très lentement.

À un signe de M. le président, des huissiers enlèvent le tapis qui recouvre les pièces à conviction.

Un vif sentiment de curiosité se manifeste aussitôt dans l'auditoire, et c'est à qui se dressera et tendra le cou pour mieux voir.

Sur la table sont étalés des vêtements, un pantalon de velours gris clair, une jaquette de velours marron, un vieux chapeau de paille et des bottes de cuir fauve. À côté, se trouvent un fusil à deux coups, des paquets de cartouches, deux sébiles remplies de grains de plomb et enfin une grande cuvette de faïence anglaise, au fond de laquelle on distingue comme une boue noirâtre.

Le Président (montrant les vêtements à l'accusé).—Sont-ce bien là les habits que vous portiez le soir du crime?

L'Accusé .—Oui, monsieur.

D.—Singulier costume pour rendre visite à un vénérable ecclésiastique et remplir de graves devoirs religieux.

R.—Monsieur le curé de Bréchy était mon ami. Notre intimité explique, si elle ne le justifie pas, ce laisser-aller...

D.—Reconnaissez-vous aussi cette cuvette? On a fait évaporer l'eau avec les plus grandes précautions, les détritus seuls sont restés au fond.

R.—C'est vrai, lorsque monsieur le juge d'instruction s'est présenté chez moi, il a trouvé cette cuvette remplie d'une eau noire et toute épaisse de débris carbonisés. Il m'a interrogé au sujet de cette eau, et je n'ai fait aucune difficulté de lui avouer que la veille, en rentrant, je m'y étais lavé les mains. Ne tombe-t-il pas sous le sens que si j'eusse été coupable, ma première préoccupation eût été de faire disparaître les traces de mon crime?... N'importe! cette circonstance fut considérée comme la preuve évidente de ma culpabilité, et c'est aujourd'hui la charge la plus forte que l'accusation produise contre moi...

D.—C'est une charge très forte, en effet.

R.—Eh bien, rien ne m'est si facile que d'expliquer cette circonstance. Je suis fumeur. En sortant de chez moi, le soir du crime, je m'étais muni de cigares, mais lorsque je voulus en allumer un, je m'aperçus que je n'avais pas d'allumettes.

Maître Magloire se lève.

—Et je ferai remarquer, dit-il, que ce n'est pas là une de ces explications imaginées après coup pour les besoins d'une cause douteuse. La preuve, me demanderez-vous. La preuve? Nous l'avons, concluante, irrécusable. Si monsieur de Boiscoran n'avait pas sur lui la boite d'allumettes qu'il porte toujours, c'est qu'il l'avait oubliée la veille chez monsieur de Chandoré, où elle est restée depuis, où je l'ai vue, où elle est encore...

M. Le Président.—Il suffit, maître Magloire, laissez continuer l'accusé.

L'Accusé .—Voulant fumer, j'eus recours à l'expédient qu'emploient tous les chasseurs en pareil cas. Je défis une de mes cartouches, je remplaçai la charge de plomb par un morceau de papier, et je l'enflammai.

D.—Et de cette façon on obtient du feu?

R.—Pas à tout coup, mais certainement une fois sur trois.

D.—Et cette opération noircit les mains?

R.—L'opération elle-même, non. Mais une fois mon cigare allumé, devais-je jeter tout enflammé le papier dont je venais de me servir?... C'eût été risquer d'allumer un incendie...

D.—Dans les marais?

R.—Mais, monsieur, j'ai fumé dans la soirée cinq ou six cigares, ce qui revient à dire que j'ai répété huit ou dix fois l'opération en autant d'endroits différents, sur la grande route et même dans les bois. Et à chaque fois j'ai éteint le papier enflammé entre mes doigts, ce qui, joint à la crasse de la poudre, suffisait pour me rendre les mains aussi noires que celles d'un charbonnier.

C'est du ton le plus simple, bien qu'avec une certaine chaleur, que l'accusé donne cette explication, laquelle semble frapper beaucoup l'auditoire.

Le Président.—Passons à votre fusil. Le reconnaissez-vous, là?

L'Accusé .—Oui, monsieur. M'est-il permis de le manier?

R.—Faites.

C'est avec un mouvement fébrile que l'accusé s'empare de l'arme, en fait jouer les batteries et introduit un de ses doigts dans les canons.

Il devient aussitôt fort rouge, et se penchant vers ses défenseurs, il leur adresse rapidement et à voix basse quelques mots qui n'arrivent pas jusqu'à nous.

Le Président.—Qu'est-ce?

Maître Magloire (se levant).—Une circonstance se présente, qui doit faire éclater l'innocence de monsieur de Boiscoran. Par un hasard providentiel, son domestique Antoine, deux jours avant celui du crime, avait nettoyé ce fusil. Or, aujourd'hui, un des canons est propre et net. Donc, ce n'est pas monsieur de Boiscoran qui a tiré les deux coups de feu qui ont atteint monsieur de Claudieuse.

Pendant ce temps, l'accusé s'est rapproché de la table des pièces à conviction. Il enroule son mouchoir autour de la baguette du fusil, il le glisse dans un des canons, le retire et montre qu'il est à peine noirci...

La plus violente émotion tient l'auditoire haletant.

Le Président (à l'accusé).—Répétez l'expérience sur l'autre canon.

L'accusé obéit. Son mouchoir reste blanc.

Le Président.—Vous voyez! Et cependant vous venez de nous dire que, pour allumer vos cigares, vous avez brûlé huit ou dix cartouches. Mais l'accusation avait prévu votre objection, et elle est en mesure d'y répondre... Huissiers, faites entrer le témoin Maucroy...

Tous nos lecteurs connaissent ce témoin, dont le beau magasin d'armes et d'ustensiles de chasse et de pêche est un des ornements de notre place du Marché-Neuf. Il a fait toilette, et c'est sans le moindre embarras qu'il prête serment.

Le Président.—Répétez votre déposition au sujet du fusil que voici.

Le Témoin.—C'est une arme excellente et d'une grande valeur, telle qu'il ne s'en fabrique pas en France, où on se préoccupe trop du bon marché...

À cette réponse, la salle entière éclate de rire, M. Maucroy n'ayant pas précisément la réputation de donner sa marchandise. Quelques jurés même ont peine à tenir leur sérieux.

Le Président.—Dispensez-vous de vos réflexions et dites-nous seulement ce que vous savez des qualités de ce fusil.

Le Témoin.—Eh bien, grâce à une disposition particulière de l'enveloppe des cartouches, grâce aussi à la qualité spéciale de la composition fulminante, les canons ne s'encrassent presque pas.

L'Accusé (vivement).—Vous vous trompez, monsieur. J'ai plusieurs fois, moi-même, nettoyé mon fusil, et j'ai trouvé, au contraire, les canons fort encrassés.

Le Témoin.—Parce que vous vous en étiez beaucoup servi. Mais je prétends qu'on peut brûler une ou deux cartouches sans que les canons en portent trace.

L'Accusé .—C'est ce que je nie formellement.

Le Président (au témoin).—Et si l'on brûlait huit ou dix cartouches?

Le Témoin.—Oh! alors les canons seraient fort encrassés.

Le Président.—Examinez ceux-ci et dites-nous votre avis.

Le Témoin (après un minutieux examen).—J'affirme qu'on n'y a pas brûlé deux cartouches depuis le dernier nettoyage.

Le Président (à l'accusé).—Eh bien! que deviennent ces dix cartouches brûlées pour allumer vos cigares, et qui vous avaient tant noirci les mains?

L'accusé, qui, depuis le commencement, avait fait preuve d'un admirable sang-froid et d'une rare fermeté, pâlit visiblement et ne répond pas.

Maître Magloire.—La question est trop grave pour qu'on s'en rapporte à la seule opinion du témoin.

M. l'Avocat Général.—Nous ne cherchons que la vérité. Une expérience est aisée à faire.

Le Témoin.—Oh! assurément...

Le Président.—Faites.

Le témoin introduit une cartouche dans chaque canon et va les brûler à la fenêtre qui est derrière l'estrade. Le fracas de l'explosion arrache à plusieurs dames un cri de frayeur.

Le Témoin (revenant et montrant que les canons ne sont pas plus encrassés qu'avant l'expérience).—Eh bien, avais-je raison?

Le Président (à l'accusé).—Vous le voyez, cette circonstance que vous invoquiez si fort, bien loin d'être en votre faveur, démontre que vous nous avez donné une explication mensongère de l'état de vos mains...

Sur l'ordre de M. le président, le témoin se retire, et l'interrogatoire de l'accusé continue.

D.—Quelles étaient vos relations avec monsieur de Claudieuse?

R.—Nous n'en avions pas.

D.—Pardon. Il est notoire dans le pays que vous le haïssiez.

R.—C'est une erreur. J'affirme sur l'honneur que je le tenais pour le meilleur et le plus honnête des hommes.

D.—En cela du moins, vous êtes d'accord avec tous ceux qui le connaissaient. Pourtant vous étiez en procès...

R.—Mon oncle m'avait légué ce procès avec sa fortune. Je le poursuivais, mais sans passion. Je ne demandais qu'à transiger...

D.—Et monsieur de Claudieuse refusant, vous lui en vouliez mortellement.

R.—Non.

D.—Vous lui en vouliez au point de l'avoir une fois couché en joue; au point d'avoir dit une fois: «Il ne me laissera pas en repos tant que je ne lui aurai pas tiré un coup de fusil...» Ne niez pas. Vous allez entendre les témoins.

C'est la tête haute et le regard assuré que, sur l'injonction de M. le président, l'accusé regagne sa place. Il a complètement triomphé de son accès de défaillance, et c'est de l'air le plus calme qu'il s'entretient avec ses défenseurs.

Incontestablement, l'opinion est pour lui en ce moment. Il a conquis les sympathies de ceux-là mêmes qui étaient venus avec les plus fortes préventions. Il n'est personne qui n'ait été ému de son attitude à la fois si fière et si triste, personne qui n'ait été saisi par l'extrême simplicité de ses réponses.

Encore bien que la discussion relative au fusil n'ait pas paru tourner à son avantage, elle ne lui a nullement nui. La question de l'encrassement des canons est vivement controversée. Quantité d'incrédules, que l'expérience n'a pas convertis, trouvent que M. Maucroy a été bien hardi dans ses allégations.

D'autres s'étonnent de la placidité des avocats, moins de maître Folgat, qui est peu connu à Sauveterre, que de maître Magloire, dont on sait l'habileté à profiter du moindre incident.

L'audience n'est pas précisément suspendue, mais il y a un temps d'arrêt rempli par les allées et les venues des huissiers, qui remettent un tapis sur les pièces à conviction et qui roulent un fauteuil au bas de l'estrade. Enfin, un huissier vient se pencher à l'oreille de M. le président et lui parle un moment à voix basse. De la tête, M. le président répond oui.

Et l'huissier s'étant éloigné:

—Nous allons, prononce-t-il, procéder à l'audition des témoins, et c'est par monsieur de Claudieuse que nous commencerons. Bien que très gravement malade, il a tenu à se présenter à l'audience.

Nous voyons, à ces mots, M. le docteur Seignebos se dresser comme s'il allait prendre la parole, mais un de ses amis, placé près de lui, le tire par un pan de sa redingote; Maître Folgat lui adresse un signe d'intelligence, et il se rassoit.

Le Président.—Huissier, introduisez monsieur le comte de Claudieuse.

Audition des témoins.

La petite porte qui a livré passage à l'armurier Maucroy s'ouvre de nouveau, et le comte de Claudieuse entre, soutenu, presque porté par son valet de chambre.

Un murmure de sympathique pitié le salue. Sa maigreur est terrifiante, ses traits sont aussi décomposés que s'il allait rendre le dernier soupir. Toute la vitalité de son être semble s'être réfugiée dans ses yeux qui brillent d'un éclat extraordinaire.

C'est d'une voix affaiblie qu'il prête serment. Mais si profond est le silence, qu'à la formule prononcée par M. le président, «Jurez-vous de dire toute la vérité?», on l'entend de tous les coins de la salle répondre clairement: «Je le jure!...»

Le Président (avec bonté).—Nous vous sommes reconnaissant, monsieur, de l'effort que vous faites... C'est pour vous que ce fauteuil a été apporté; asseyez-vous...

M. de Claudieuse.—Je vous remercie, monsieur; il me reste assez de forces pour parler debout.

D.—Veuillez nous dire, monsieur, ce que vous savez de l'attentat dont vous avez été victime.

R.—Il pouvait être onze heures... J'étais couché depuis un moment, j'avais soufflé ma bougie, et j'étais entre le sommeil et la veille, lorsque je vis ma chambre illuminée de clartés aveuglantes. Comprenant que c'était le feu, je bondis hors de mon lit, et, à peine vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'eus quelque difficulté à ouvrir la porte extérieure, que j'avais fermée moi-même... J'y parvins, cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit une douleur terrible, en même temps que j'entendais tout près de moi l'explosion d'une arme à feu... Instinctivement, je m'élançai vers l'endroit d'où partait le coup, mais je n'avais pas fait trois pas que, frappé de nouveau à l'épaule, je tombai sans connaissance.

D.—Entre le premier et le second coup, que s'est-il écoulé de temps?

R.—Trois ou quatre secondes au plus.

D.—C'est-à-dire autant qu'il en fallait pour apercevoir l'agresseur.

R.—Aussi l'ai-je aperçu, s'élançant de derrière les fagots, où il était à l'affût, et gagnant la campagne.

D.—Alors vous pouvez nous apprendre comment il était vêtu.

R.—Certes. Il portait un pantalon gris clair, un veston noir et un large chapeau de paille.

Sur un geste de M. le président, et au milieu d'un silence tel qu'on entendrait les araignées du plafond filer leur toile, les huissiers découvrent les pièces à conviction.

Le Président (montrant les habits de l'accusé).—Le costume que vous avez aperçu répondait-il à celui-ci?

M. de Claudieuse.—Nécessairement, puisque c'est le même.

D.—Mais alors, monsieur, vous avez reconnu l'assassin?

R.—Déjà les flammes étaient si violentes qu'on y voyait comme en plein midi. J'ai reconnu monsieur Jacques de Boiscoran.

Il n'était plus, dans l'immense salle des assises, un auditeur qui n'attendît, le cœur serré d'une indicible angoisse, cette réponse écrasante. Nous l'attendions si bien que nous tenions les yeux obstinément fixés sur l'accusé. Pas un des muscles de son visage ne tressaille. Ses défenseurs sont aussi impassibles que lui. De même que nous, M. le président et M. l'avocat général observaient l'accusé et ses avocats. Attendaient-ils une protestation, une réplique, un mot? C'est probable.

Rien ne venant, M. le président reprend, s'adressant au témoin:

D.—Votre déposition est terriblement grave, monsieur.

R.—J'en sais la portée.

D.—Elle diffère absolument de votre déposition première reçue par monsieur le juge d'instruction.

R.—En effet.

D.—Interrogé quelques heures après le crime, vous avez déclaré n'avoir pas reconnu l'assassin. Bien plus, le nom de monsieur de Boiscoran ayant été prononcé, vous avez paru révolté qu'on osât le soupçonner, vous vous portiez presque garant de son innocence...

R.—Alors, je trahissais la vérité. Alors, par un sentiment de commisération bien aisé à comprendre, j'essayais d'arracher à une condamnation infamante un homme appartenant à une famille justement estimée.

D.—Et maintenant?

R.—Maintenant, je reconnais que j'ai eu tort et qu'il faut que justice soit faite. Et c'est pour cela que, frappé d'un mal qui ne pardonne pas et bien près de paraître devant Dieu, je suis venu vous dire: monsieur de Boiscoran est le coupable, je l'ai reconnu.

Le Présidentl'accusé).—Vous entendez?

L'Accusé (se levant).—Sur tout ce que j'ai de cher et de sacré au monde, je jure que je suis innocent. Monsieur le comte de Claudieuse va, dit-il, paraître devant Dieu, c'est à la justice de Dieu que j'en appelle...

Des sanglots couvrent la voix de l'accusé. Mme la marquise de Boiscoran vient d'être prise d'une crise nerveuse des plus graves. On l'emporte, raide et inanimée, et à sa suite s'élancent le docteur Seignebos et Mlle de Chandoré.

L'Accusé (à M. de Claudieuse).—C'est ma mère qui se meurt, monsieur!

Certes, ceux qui s'attendaient à des émotions poignantes ne sont pas déçus. Tous les visages sont bouleversés. Des larmes brillent dans les yeux de toutes les femmes.

Et cependant, lorsqu'on examine la façon dont M. de Claudieuse et M. de Boiscoran se mesurent du regard, on est à se demander si, véritablement, il n'y a entre ces deux hommes que ce que nous ont révélé les débats. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer l'étrangeté de leurs répliques, et autour de nous, on ne comprend rien non plus au mutisme obstiné des défenseurs. Abandonnent-ils leur client? Non, car nous les voyons lui serrer les mains et lui prodiguer les consolations et les encouragements de la plus fervente amitié.

Nous sera-t-il permis de dire que M. le président et M. l'avocat général nous ont paru avoir un moment de stupeur? Oui, puisque c'est l'expression de notre pensée.

Mais déjà M. le président poursuit:

D.—Il n'y a qu'un instant, monsieur le comte, je demandais à l'accusé s'il n'y avait pas entre vous quelque grave sujet de haine.

M. de Claudieuse (d'une voix de plus en plus faible).—Je n'en connais pas d'autre que notre procès au sujet d'un cours d'eau...

D.—L'accusé ne vous a-t-il pas un jour menacé de son fusil?

R.—Oui, mais je n'avais pas pris la menace au sérieux, et je ne lui en avais pas gardé rancune.

D.—Persistez-vous dans votre déclaration?

R.—Je persiste. Et, de nouveau, sous la foi du serment, j'affirme avoir reconnu, et de façon à ne pouvoir me tromper, monsieur Jacques de Boiscoran...

Il était temps que M. le comte de Claudieuse achevât sa déposition. Il chancelle, ses yeux se voilent, sa tête oscille sur ses épaules, et, pour se retirer, il lui faut l'assistance de deux huissiers qui aident son valet de chambre à le porter plutôt qu'à le soutenir.

Mme de Claudieuse va-t-elle lui succéder? Nous le pensions, et l'assistance le croyait comme nous. Mais il n'en est pas ainsi. Retenue au chevet de la dernière de ses filles, qui est à toute extrémité, la comtesse ne sera pas entendue, et M. le greffier donne lecture de sa déposition.

Bien que fort émouvante, cette déposition ne révèle aucun fait nouveau et sera sans influence sur l'issue des débats.

Le témoin Ribot est alors introduit. C'est un beau gars saintongeois, un vrai coq de village, une cravate bleu et rose autour du cou, une brillante chaîne de montre au gousset. Il paraît fier de son rôle et promène sur l'assistance un regard où reluit le plus extrême contentement de soi.

C'est d'un ton plein d'importance qu'il raconte sa rencontre avec l'accusé. Il prétend tout savoir, tout expliquer. Pour bien peu, il affirmerait que l'accusé lui a confié ses projets de meurtre et d'incendie. Ses réponses sont presque toutes accueillies par des accès d'hilarité, qui attirent à l'assemblée une nouvelle et verte semonce de M. le président.

Le témoin Gaudry, qui lui succède, est un petit homme chétif et pâlot, à mine sournoise, à l'œil faux et craintif, et qui se confond en salutations.

À l'encontre avec Ribot, il semble avoir tout oublié. On voit qu'il craint de se compromettre. Il célèbre M. de Claudieuse, mais il ne loue guère moins M. de Boiscoran. Il proteste aussi de son respect pour les bons juges, pour ces messieurs et ces dames, et pour toute la compagnie pareillement.

La femme Courtois, qui dépose après Gaudry, voudrait évidemment être à cent pieds sous terre. Ce n'est qu'avec des efforts inouïs que M. le président lui arrache mot par mot sa déposition, assez insignifiante d'ailleurs.

Viennent ensuite deux métayers de Bréchy, qui ont assisté à cette violente discussion à la suite de laquelle M. de Boiscoran aurait couché en joue le comte de Claudieuse. Leur récit, tout coupé d'interminables parenthèses, est peu clair. Sur une observation des défenseurs, ils entreprennent de s'expliquer, et alors on ne les comprend plus du tout.

Ils se contredisent, d'ailleurs. L'un n'a vu dans le geste de l'accusé qu'une plaisanterie. L'autre l'a pris tellement au sérieux qu'il s'est jeté, dit-il, sur M. de Boiscoran pour l'empêcher de tirer, et que sans son intervention le crime eût été commis ce jour-là.

De nouveau l'accusé proteste avec une rare énergie. Il ne haïssait pas M. de Claudieuse, il n'avait pas de raisons de le haïr...

Le têtu paysan soutient qu'un procès est un suffisant motif de haine. Et là-dessus il entreprend d'expliquer le procès et comment M. de Claudieuse, en retenant l'eau de la Seille pour son moulin, inondait les prairies de M. de Boiscoran.

M. le président met fin à la discussion qui s'engage, en ordonnant d'introduire un autre témoin.

Celui-là a entendu, jure-t-il, M. de Boiscoran s'écrier que «tôt ou tard il f...lanquerait un coup de fusil au comte de Claudieuse». Il ajoute que l'accusé était un homme terrible qui, pour un oui et pour un non, menaçait les gens de son fusil. Et à l'appui de son dire, il raconte qu'il est bien connu dans le pays qu'une fois déjà M. de Boiscoran a tiré sur un homme.

L'accusé explique cette déposition. Un mauvais drôle qui n'est autre, pensait-il, que le témoin en personne venait toutes les nuits voler des fruits et des légumes à ses métayers. Une nuit, il l'a guetté, et le surprenant, lui a envoyé une charge de gros sel. Il ignore s'il l'a touché. Le voleur, quel qu'il soit, ne s'était jamais plaint.

Le témoin suivant est l'huissier de Bréchy. Il sait qu'une fois, en retenant l'eau de la Seille, M. de Claudieuse a fait perdre à M. de Boiscoran plus de vingt milliers d'un foin de première qualité. Il ne cache pas qu'un si désagréable voisin l'eût exaspéré.

M. l'avocat général ne conteste pas le fait. Mais il sait que M. de Claudieuse a fait offrir le prix du dommage. M. de Boiscoran a refusé avec une hauteur insultante. L'accusé répond qu'il a refusé sur le conseil de son avoué, mais qu'il ne s'est pas servi de paroles injurieuses.

Encore six dépositions sans intérêt, et la liste des témoins à charge est épuisée.

Alors paraissent les témoins cités à la requête de la défense.

Le premier est le respectable curé de Bréchy. Il confirme les explications données par l'accusé. Le soir du crime, il dînait au château de Besson, sa servante était venue à sa rencontre, et le presbytère était seul. Il dit qu'en effet, il avait été convenu que M. de Boiscoran viendrait un soir remplir les devoirs religieux que l'Église exige avant de consacrer un mariage. Il connaît Jacques de Boiscoran depuis son enfance et ne sait pas d'homme plus honnête ni meilleur. À son avis, la haine dont on parle tant n'a jamais existé. Il ne peut pas croire, il ne croit pas que l'accusé soit coupable.

Le second témoin est le desservant d'une commune voisine. Il déclare qu'entre neuf et dix heures, il était sur la route, non loin de la Cafourche des Maréchaux. La nuit était assez obscure; il est de même taille que M. le curé de Bréchy, une petite paysanne a très bien pu les prendre l'un pour l'autre et tromper involontairement l'accusé.

Trois autres témoins sont encore entendus, et l'accusé ni ses défenseurs n'ayant rien à ajouter, la parole est donnée au ministère public.

Le réquisitoire.

L'éloquence de M. Du Lopt de la Gransière est trop justement célèbre pour qu'il soit nécessaire d'en parler. Nous dirons seulement qu'il s'est surpassé lui-même en ce réquisitoire qui, pendant plus d'une heure, a tenu suspendue à ses lèvres une assemblée haletante et remuée des plus poignantes émotions.

C'est par une description du Valpinson qu'il débute, «de ce séjour poétique et charmant comme son nom, où les admirables futaies de Rochepommier se mirent au mobile cristal de la Seille...»

—Là, poursuit-il, vivaient le comte et la comtesse de Claudieuse; le comte, un de ces gentilshommes du temps passé, qui n'avaient d'autre culte que l'honneur, d'autre passion que le devoir; la comtesse, une de ces femmes qui sont la glorification de leur sexe et le modèle achevé de toutes les vertus domestiques... Le ciel avait béni leur union et leur avait donné deux filles qu'ils adoraient. La fortune souriait à leurs efforts intelligents. Estimés de tous, vénérés, chéris, ils vivaient heureux, ils avaient le droit de compter encore sur bien des années prospères...

»Mais non, la haine veillait. Un soir, des lueurs sinistres éveillent le comte. Il se précipite dehors, deux coups de fusil lui sont tirés et il tombe baigné dans son sang... Attirée par l'explosion, la comtesse accourt. Elle trébuche contre le corps inanimé de son mari et, glacée d'horreur, elle s'affaisse sans connaissance... Les enfants vont-ils donc périr?... Non. La Providence veille. Elle allume une lueur d'intelligence dans le cerveau d'un insensé, et, se précipitant à travers la fumée, il arrache les petites filles aux flammes qui déjà étreignent leur berceau...» La famille est sauvée, mais l'incendie redouble de fureur. Aux lugubres volées du tocsin, tous les habitants des villages d'alentour se sont hâtés d'accourir. Mais sans personne qui les commande, sans outillage, ils s'épuisent en stériles efforts. Cependant, un roulement lointain retient dans leurs âmes l'espérance près de s'envoler... Ce roulement annonce l'arrivée des pompes... Elles arrivent, elles sont là, tout ce qui est humainement possible va être tenté!

»Mais, grand Dieu! qu'est-ce que cette clameur d'épouvante et d'horreur qui monte jusqu'à nous?... La toiture du château s'écroule, ensevelissant sous ses décombres enflammés deux hommes, les plus dévoués et les plus intrépides de tous ces hommes si intrépides et si dévoués: Bolton, le tambour, qui l'instant d'avant battait la générale; Guillebault, le père de cinq enfants... Au-dessus du fracas des flammes, s'élèvent leurs cris déchirants. Ils appellent au secours... Les laissera-t-on périr?... Un gendarme s'élance, et avec lui un fermier de Bréchy. Héroïsme inutile! Le fléau veut garder sa proie... Les sauveteurs vont périr, et ce n'est qu'au prix d'effroyables périls qu'on les arrache à la fournaise, respirant encore, mais atteints de si cruelles blessures qu'ils en resteront jusqu'à la fin de leurs jours infirmes et réduits pour vivre à implorer la charité publique...

C'est des plus sombres couleurs de son éloquence que M. l'avocat général charge ce tableau des désastres du Valpinson, représentant la comtesse de Claudieuse agenouillée près de son mari mourant, tandis que la foule s'empresse autour des blessés et dispute aux flammes les restes carbonisés de Bolton et de Guillebault.

Puis, redoublant d'énergie:

—Et pendant ce temps, poursuivit-il, que devient l'auteur de tant de forfaits?... Sa haine assouvie, il fuit à travers bois, il regagne sa demeure. De remords, il n'en a pas. Sitôt rentré, il mange, il boit, il fume un cigare... Telle est sa situation dans le pays, et il a si bien pris toutes ses mesures qu'il se croit au-dessus du soupçon. Il est tranquille, si tranquille que les plus vulgaires précautions sont par lui négligées, et qu'il ne prend même pas la peine de jeter l'eau où il a lavé ses mains, noires de l'incendie qu'il vient d'allumer.

»C'est qu'il oublie la Providence, dont le flambeau, en ces occasions décisives, éclaire et guide la justice humaine. Et comment, en effet, sans une intervention providentielle, la justice serait-elle allée chercher le coupable dans un des plus somptueux châteaux de la contrée? C'était là, cependant, qu'est l'assassin, là qu'était l'incendiaire... Et qu'on ne nous vienne pas dire que le passé de Jacques de Boiscoran le défend contre l'accusation formidable qui pèse sur lui! Ce passé, nous le connaissons.

»Type achevé de ces jeunes oisifs qui jettent à tous les vents de leurs caprices la fortune amassée par leurs pères, Jacques de Boiscoran n'avait pas même de profession. Inutile à la société, à charge à lui-même, il s'en allait dans la vie sans gouvernail et sans boussole, s'adressant à toutes les passions malsaines pour combler le vide de ses heures de désœuvrement. Et cependant il était ambitieux, de cette ambition dangereuse et mauvaise qui demande à l'intrigue et non pas au travail ses assouvissements.

»Aussi le voyons-nous ardemment mêlé aux luttes stériles et coupables de notre époque troublée, battant à grands coups de phrases creuses tout ce qui est responsable et sacré, sonnant l'appel aux plus détestables passions...

M. l'Avocat Général.—Si c'est un procès politique, il faut nous en prévenir...

M. l'Avocat Général.—Il ne s'agit pas de politique ici, mais des agissements d'un homme qui a été un apôtre de discorde.

M. l'Avocat Général.—Le ministère public croit-il donc qu'il prêche la concorde?

Le Président.—J'invite la défense à ne pas interrompre.

M. l'Avocat Général.—...Et c'est dans cette ambition de l'accusé qu'il faut chercher surtout l'origine de cette haine farouche qui devait le conduire au crime. Le procès au cours d'eau n'est qu'une question secondaire. Jacques de Boiscoran préparait sa candidature pour les prochaines élections...

L'Accusé .—Je n'y ai jamais pensé...

M. l'Avocat Général (sans remarquer l'interruption).—...Il ne le disait pas; mais ses amis le disaient pour lui et allaient partout répétant que, par sa situation, sa fortune et ses opinions, il était l'homme désigné aux suffrages des républicains. Et, en effet, il eût eu beaucoup de chances si, entre lui et le but de ses convoitises, ne se fût dressé un homme, le comte de Claudieuse, dont l'influence en avait déjà fait échouer d'autres...

M. l'Avocat Général (vivement).—C'est à moi que s'adresse l'allusion?

M. l'Avocat Général.—Je ne désigne personne.

M. l'Avocat Général.—Pourquoi ne pas dire franchement que mes amis et moi sommes les complices de monsieur de Boiscoran et qu'il a été chargé de nous débarrasser d'un adversaire politique!

M. l'Avocat Général (continuant).—Messieurs, voilà le vrai mobile du crime. De là cette haine dont l'accusé ne sait bientôt plus garder le secret, qui dérobe en invectives, qui se répand en menaces de mort, et qui va jusqu'à coucher en joue le comte de Claudieuse.

M. l'avocat général passe alors à l'examen des charges qu'il déclare décisives, irrécusables. Puis:

—Mais qu'est-il besoin, poursuit-il, de cet examen, après l'écrasante déposition du comte de Claudieuse? Ne l'avez-vous pas entendu? Près de paraître devant Dieu!... Sur le premier moment, abusé par la générosité de son âme, il pardonnait, il voulait sauver l'homme qui avait essayé de l'assassiner... Mais aux approches de la mort, il a compris qu'il n'avait pas le droit de soustraire un coupable à l'action de la justice, il s'est rappelé qu'il était d'autres victimes. Et alors, se levant de son lit d'agonie, il s'est traîné jusqu'ici pour vous dire: «C'est lui!... Aux lueurs de l'incendie qu'il venait d'allumer, je l'ai vu, je l'ai reconnu, c'est lui!...»

»Et après cela vous hésiteriez à frapper?... Non, je ne puis le croire. Après de tels forfaits la société attend que justice soit faite! Justice au nom de monsieur de Claudieuse mourant!... Justice au nom des morts... Justice au nom de la mère de Bolton, au nom de la veuve de Guillebault et de ses cinq enfants...

Un murmure d'approbation se prolonge bien après les derniers mots de M. Du Lopt de la Gransière. Il n'est pas dans l'assemblée une femme qui ne verse des larmes.

Le Président.—La parole est au défenseur.

Plaidoiries.

Maître Magloire ayant soutenu seul jusqu'à ce moment la discussion, on pensait qu'il présenterait la défense. On se trompait, c'est maître Folgat qui se lève.

Notre palais de justice de Sauveterre, en des occasions solennelles, a retenti des accents de presque tous les maîtres de la parole. Nous avons entendu Berryer, Dufaure, Jules Favre, Lachaud... Même après ces orateurs illustres, maître Folgat trouve le secret de nous étonner et de nous émouvoir.

Au vol de la sténographie, nous fixons sur le papier quelques-unes de ses phrases, mais ce que nous renonçons à rendre, c'est son attitude superbe de fierté et de dédain, l'éclat de son regard, son geste admirable d'autorité, sa voix surtout, pleine et sonore, et dont le timbre métallique vibre dans toutes les poitrines.

—Défendre certains hommes de certaines imputations, commence-t-il, ce serait les rabaisser. Ils ne sont pas atteints. Au portrait de monsieur de Boiscoran tracé par le ministère public, j'opposerai simplement la réponse du vénérable curé de Bréchy. Que vous a-t-il dit? «Monsieur de Boiscoran est le meilleur et le plus honnête homme que je sache.» Voilà la vérité. On veut en faire un intrigant ambitieux. En effet, il avait l'ambition d'être utile à son pays. Pendant que d'autres discutaient, il agissait. Les mobiles de Sauveterre vous diront à quelles passions il faisait appel devant l'ennemi, et par quelles intrigues il a conquis le ruban que Chanzy a attaché à sa poitrine... Il souhaitait le pouvoir, dites-vous? Non, il rêvait le bonheur... Vous parlez d'une lettre qu'il écrivait à sa fiancée quelques heures avant le crime... Je vous mets au défi de la lire. Elle a quatre pages, dès la seconde vous seriez forcé d'abandonner l'accusation...

Alors, avec une logique implacable, le jeune avocat reprend le système de l'accusé et, véritablement, sous les coups de son éloquence, l'accusation semble tomber en poussière, on est fasciné, ébloui...

—Et maintenant, poursuit-il, que reste-t-il des preuves? La déposition de monsieur de Claudieuse. Elle est écrasante, dites-vous. Je dis qu'elle est étrange. Quoi! voilà un témoin qui attend la dernière heure, la dernière minute pour parler, et cela vous semble naturel!... C'est par générosité, prétendez-vous, qu'il s'est tu. Moi, je vous demande comment eût agi notre plus cruel ennemi...

»Jamais cause ne fut plus claire, dit le ministère public. Je soutiens, moi, que jamais cause, au contraire, ne fut plus obscure, et que, loin de nous en livrer le secret, l'instruction n'en a pas trouvé le premier mot...

Maître Folgat se rassoit, et il faut l'intervention des huissiers pour arrêter les applaudissements. Si l'on allait aux voix en ce moment, M. de Boiscoran serait certainement acquitté. Mais l'audience est suspendue pendant un quart d'heure, et l'on en profite pour allumer les lampes, car la nuit vient.

Ayant repris son fauteuil, M. le président donne la parole au ministère public.

M. l'Avocat Général.—Je renonce à la réplique que je me proposais de prononcer. Monsieur le comte de Claudieuse va payer de la vie l'effort qu'il a fait pour vous apporter son témoignage. On n'a pas pu le reporter chez lui. Peut-être, en ce moment même, rend-il le dernier soupir dans la salle voisine...

Les défenseurs ne demandant pas la parole, et l'accusé déclarant qu'il n'a rien à ajouter, M. le président résume les débats, et les jurés se retirent dans la salle des délibérations.

La chaleur est accablante, la gêne intolérable, tous les visages portent l'empreinte d'une écrasante fatigue, et néanmoins personne ne songe à se retirer. Mille bruits contradictoires circulent parmi cette foule palpitante d'anxiété. Les uns disent que M. de Claudieuse est mort, d'autres, au contraire, qu'il va mieux et qu'il vient de faire appeler M. le curé de Bréchy.

Enfin, quelques minutes après neuf heures, messieurs les jurés reparaissent.

Reconnu coupable, avec admission de circonstances atténuantes, Jacques de Boiscoran est condamné à vingt ans de travaux forcés.

TROISIÈME PARTIE

Cocoleu

I

Ainsi M. Galpin-Daveline l'emportait, et M. Du Lopt de la Gransière avait lieu d'être fier de son éloquence. Jacques de Boiscoran était déclaré coupable.

Mais c'est le front haut et le regard assuré qu'il entendit M. le président Domini prononcer la terrible formule—plus courageux en cela mille fois que le condamné à mort qui, en face du peloton d'exécution, refuse de se laisser bander les yeux et d'une voix ferme commande le feu.

Le matin même, quelques instants avant l'ouverture de l'audience, il l'avait dit à Mlle de Chandoré:

—Je sais ce qui m'attend. Mais je suis innocent. On ne me verra ni pâlir ni demander grâce.

Et rassemblant, en effet, en un suprême effort tout ce qu'une âme humaine peut fournir d'énergie, il avait tenu parole.

Se penchant seulement vers ses défenseurs, au moment où les derniers mots du président s'éteignaient dans le brouhaha soudain de l'assemblée:

—Ne vous avais-je pas dit, murmura-t-il, qu'un jour viendrait où vous seriez les premiers à me mettre une arme entre les mains!

Maître Folgat se dressa vivement. Il n'avait rien de la colère ni du découragement de l'avocat qui vient de perdre une cause qu'il sait juste.

—Mais ce jour n'est pas venu, répondit-il. Vous savez votre serment. Tant qu'une lueur d'espoir nous restera, nous lutterons. Or, c'est plus que de l'espoir que nous avons à cette heure. Avant un mois, avant une semaine, demain peut-être, nous aurons notre revanche...

Le malheureux hochait la tête.

—Je n'en aurai pas moins subi l'ignominie d'une condamnation, murmura-t-il. (Et détachant de sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur, et le tendant à maître Folgat:) Vous le garderez en mémoire de moi, prononça-t-il, si je ne reconquiers pas le droit de le porter.

Mais déjà les gendarmes chargés de la surveillance de l'accusé s'étaient levés.

—Il faut venir, monsieur, dit à Jacques le brigadier. Allons, venez... Et il ne faut pas vous désespérer, que diable! ni perdre courage. Tout n'est pas fini. Vous avez encore le pourvoi et le recours en grâce, sans compter ce qui peut arriver et qu'on ne prévoit pas...

Maître Folgat pouvait accompagner son client et il se préparait à le suivre. Mais lui:

—Laissez-moi seul, mon ami, fit-il avec un geste douloureux. D'autres plus que moi ont besoin de vos encouragements... Denise, ma pauvre mère, mon père!... Voyez-les... Dites-leur que c'est leur cher souvenir qui fait l'horreur de ma condamnation.

Qu'ils me pardonnent l'affliction dont je leur suis le sujet et la honte de m'avoir pour fils pour fiancé... (Étreignant alors les mains de ses défenseurs:) Et vous, mes amis, ajouta-t-il, comment vous témoigner jamais l'étendue de ma reconnaissance! Ah! s'il eût suffi, pour me sauver, d'un talent incomparable et du plus admirable dévouement, je serais libre. Et au lieu de cela... (Il montra la petite porte par où il allait se retirer, et d'un accent déchirant:) C'est la porte du bagne! s'écria-t-il. C'est désormais...

Un sanglot lui coupa la parole. Ses forces étaient à bout, car s'il n'est pas de limites, pour ainsi dire aux tortures que peut endurer l'âme, l'énergie physique a des bornes.

Et, repoussant le bras que lui offrait le brigadier de gendarmerie, il s'élança dehors. Maître Magloire était comme fou de douleur.

—Et n'avoir pas pu le sauver! dit-il à son jeune confrère. Qu'on vienne donc encore me parler de la puissance de la conviction. Mais ne restons pas là sortons...

Et ils se jetèrent dans la foule qui s'écoulait lentement, toute palpitante encore des émotions de la journée.

Un revirement étrange, illogique, et cependant expliqué et fréquemment observé en pareille circonstance, se produisait déjà. Objet de l'exécration de tous, alors qu'il n'était qu'accusé, Jacques de Boiscoran condamné recouvrait toutes les sympathies. C'était comme si la sentence fatale eût effacé l'horreur du forfait. On le plaignait, on s'apitoyait sur son sort, et songeant à sa famille, à sa mère, à sa fiancée, on maudissait la sévérité des juges.

C'est que les moins clairvoyants des assistants avaient été frappés de l'allure singulière des débats. Il n'en était presque pas un qui n'eût deviné en cette affaire tout un côté mystérieux et inexploré que l'accusation aussi bien que la défense avaient évité d'aborder. Comment n'avait-il été que fort incidemment question de Cocoleu? Il était idiot, c'était entendu, mais il n'en était pas moins vrai que sa déposition seule avait mis la justice sur les traces de M. de Boiscoran. Pourquoi donc n'avait-il été cité ni par le ministère public ni par les avocats?

La déposition de M. de Claudieuse, qui avait paru si concluante sur le moment, était maintenant sévèrement commentée.

Les plus indulgents disaient: «C'est mal, ce qu'il a fait là. C'est un coup de maître. Que ne parlait-il plus tôt. On n'attend pas qu'un homme soit perdu pour le frapper.» À quoi d'autres répondaient: «Et avez-vous vu de quels regards se mesuraient le comte et monsieur de Boiscoran? Avez-vous remarqué les paroles qu'ils échangeaient? N'eût-on pas juré qu'il était question entre eux de tout autre chose que du procès...» Et de tous côtés: «C'est égal, répétait-on, maître Folgat avait raison, cette affaire est loin d'être claire... Les jurés hésitaient. Peut-être monsieur de Boiscoran eût-il été acquitté si, au dernier moment, monsieur Du Lopt de la Gransière ne fût venu dire que le comte de Claudieuse agonisait dans la pièce voisine.»

C'est avec une joie bien vive que maître Magloire et maître Folgat recueillaient ces impressions de la foule. Car le ministère public a beau dire, beau tonner contre cette tendance funeste, beau affirmer que nul bruit du dehors ne trouve un écho dans le sanctuaire de la justice, ce sera toujours l'opinion publique qui dictera le verdict des jurés.

—Et désormais, soufflait maître Magloire à l'oreille de son jeune confrère, soyez sans inquiétude. Je sais mon Sauveterre par cœur. L'opinion est pour nous.

À force de jouer des coudes, ils venaient enfin de franchir l'étroite porte de la salle des assises, quand un huissier les arrêta.

—On vous demande, messieurs, leur dit cet homme.

—Qui?

—Les parents du condamné. Pauvres gens!... ils sont tous là, dans le cabinet de monsieur Méchinet, que monsieur Daubigeon nous avait dit de mettre à leur disposition. C'est même là qu'on a porté madame la marquise de Boiscoran, lorsqu'elle s'est trouvée mal à l'audience.

Il entraînait, tout en disant cela, les défenseurs jusqu'à l'extrémité de la salle des pas perdus. Leur ouvrant alors une porte: là, sur un fauteuil, les paupières closes, la bouche entrouverte, gisait la mère de Jacques. À sa pâleur livide, à la roideur de son attitude, on eût pu la croire morte, sans les spasmes qui de moments en moments la secouaient de la nuque aux talons. Debout, de chaque côté du fauteuil, M. de Chandoré et le marquis de Boiscoran la considéraient d'un œil morne, sans expression, sans chaleur. Ils avaient été foudroyés, et depuis le moment où avait retenti à leurs oreilles la condamnation fatale, ils n'avaient pas échangé une parole.

Seule, Mlle Denise paraissait avoir conservé la faculté de raisonner et de se mouvoir. Mais sa face était pourpre, ses yeux secs brillaient de l'éclat sinistre de la fièvre, tout son corps tremblait. Dès que les deux défenseurs parurent:

—Voilà donc la justice humaine! s'écria-t-elle. Et comme ils se taisaient:

—Voilà donc Jacques condamné au bagne, poursuivit-elle, c'est-à-dire, de par la justice, déshonoré, flétri, perdu, retranché à jamais du monde des gens d'honneur... Il est innocent, mais peu importe; ses meilleurs amis vont le renier et se détourner de lui, nulle main ne se tendra plus vers la sienne; ceux-là mêmes qui étaient le plus fiers de son affection, affecteront d'avoir oublié son nom...

—Je ne comprends que trop votre douleur, mademoiselle..., commença maître Magloire.

—Ma douleur est moins grande que ma colère! interrompit-elle. Il faut que Jacques soit vengé, et il le sera... Je n'ai que vingt ans, il n'en a pas trente, c'est toute une longue vie que nous avons à consacrer à l'œuvre de sa réhabilitation. Car je ne l'abandonnerai pas, moi... Son malheur immérité me le fait plus cher mille fois, et comme sacré. J'étais sa fiancée ce matin, je suis sa femme ce soir. Sa condamnation a été notre bénédiction nuptiale. Et s'il est vrai, ainsi que le dit mon grand-père, que la loi défende au forçat d'épouser la femme qu'il aime, eh bien, je serai sa maîtresse!...

C'est d'une voix éclatante que parlait Mlle Denise, disant qu'elle eût voulu, qu'elle eût été fière que toute la terre l'entendît.

—Ah! laissez-moi vous rassurer d'un mot, mademoiselle, interrompit maître Folgat. Nous n'en sommes pas où vous croyez. La condamnation n'est pas définitive.

Le marquis de Boiscoran et grand-père Chandoré se redressèrent.

—Que voulez-vous dire?

—Une négligence de monsieur Galpin-Daveline frappe de nullité toute la procédure. Comment un homme de sa trempe, si méticuleux et si formaliste, a-t-il pu commettre une telle faute? C'est que probablement la passion l'aveuglait... Comment personne n'a-t-il remarqué cet oubli? C'est que la destinée nous devait bien cette revanche... Le cas n'est pas discutable. Il s'agit d'un vice de forme, et les textes sont formels. Le jugement sera cassé et nous serons renvoyés devant d'autres juges...

—Et vous ne nous aviez pas dit cela! s'écria Mlle Denise.

—À peine osions-nous y penser, répondit maître Magloire. C'était là un de ces secrets qu'on ne confie même pas à son oreiller... Songez qu'au cours de l'audience, l'erreur pouvait encore être réparée. Maintenant, il est trop tard... Nous avons du temps devant nous, et la conduite de monsieur de Claudieuse nous dégage. Tous les voiles seront déchirés...

La porte, s'ouvrant avec fracas, lui coupa la parole. Le docteur Seignebos entrait, rouge de colère et les yeux étincelants sous ses lunettes d'or.

—Monsieur de Claudieuse?... demanda vivement maître Folgat.

—Il est à côté, répondit le docteur. On l'a étendu sur un matelas et sa femme est près de lui... Quel métier que celui de médecin! Voilà un homme, un misérable, que j'aurais eu du bonheur à étrangler de mes mains, et pas du tout, il m'a fallu le rappeler à la vie, lui prodiguer mes soins, chercher un moyen d'atténuer ses souffrances...

—Va-t-il donc mieux?

—À moins d'un de ces miracles comme on en voit dans La Vie des Saints, il ne sortira du palais de justice que les pieds les premiers, et ce, avant vingt-quatre heures... Je ne l'ai point dissimulé à la comtesse, et je lui ai dit que si elle voulait que son mari mourût en règle avec le ciel, elle n'avait que le temps bien juste d'envoyer chercher un prêtre.

—Et elle en a envoyé chercher un...

—Point. Elle a répondu que la vue d'une soutane épouvanterait son mari et hâterait sa fin. Et même, le brave curé de Bréchy s'étant présenté, elle l'a congédié carrément.

—Ah! la misérable! s'écria Mlle Denise. (Et après une seconde de réflexion:) Pourtant le salut est là, poursuivit-elle. Oui, la certitude du salut... Pourquoi donc hésiter! Attendez-moi, je reviens...

Elle s'élança dehors. Son grand-père voulait se précipiter après elle, mais maître Folgat l'arrêta.

—Laissez-la faire, monsieur le baron, dit-il. Laissez-la.

Dix heures venaient de sonner. Le palais de justice, si bruyant toute la journée, était redevenu silencieux et morne. Dans l'immense salle des pas perdus, à peine éclairée par un réverbère fumeux, il n'y avait plus que deux hommes, un prêtre, le curé de Bréchy, qui priait, agenouillé près d'une porte, et le gardien de service qui se promenait de long en large, et dont les pas sonnaient comme dans une église.

Mlle Denise alla droit à ce gardien.

—Où est le comte de Claudieuse? interrogea-t-elle.

—Là, mademoiselle, répondit l'homme en lui montrant la porte près de laquelle priait le prêtre, là, dans le propre cabinet de monsieur le procureur de la République.

—Qui est près de lui?

—Sa femme, mademoiselle, et une domestique.

—Eh bien! entrez dire à madame de Claudieuse, et sans que son mari l'entende, que mademoiselle de Chandoré désire lui parler.

Sans une objection, le gardien obéit. Mais lorsqu'il reparut:

—Mademoiselle, dit-il à la jeune fille, la comtesse vous fait répondre qu'elle ne peut quitter son mari, qui est au plus bas...

Elle l'arrêta d'un geste impérieux.

—Assez! Retournez dire à madame de Claudieuse que si elle ne sort pas, je vais entrer à l'instant, que j'entrerai de force s'il le faut, que j'appellerai au secours, que rien ne me retiendra. Je veux la voir absolument.

—Cependant, mademoiselle...

—Allez! Ne voyez-vous donc pas que c'est une question de vie ou de mort!

Il y avait dans son accent une telle autorité que le gardien n'hésita plus. Il disparut de nouveau, et l'instant d'après:

—Entrez, revint-il dire à la jeune fille.

Elle entra et se trouva dans la salle d'attente qui précède le cabinet du procureur de la République. Une grosse lampe de cuivre l'éclairait d'une lumière crue. La porte ouvrant sur le cabinet où gisait le comte était fermée.

Au milieu de la pièce, la comtesse de Claudieuse se tenait debout. Tant de coups successifs n'avaient pas brisé son indomptable énergie. Elle était horriblement pâle, mais calme:

—Puisque vous y tenez, mademoiselle, commença-t-elle, je viens moi-même vous répéter que je ne saurais vous entendre. Ignorez-vous donc que je suis entre deux tombes ouvertes, entre ma fille qui se meurt à la maison et mon mari qui agonise là...

Elle faisait un mouvement pour se retirer, Mlle de Chandoré la retint d'un geste menaçant, et d'une voix frémissante:

—Si vous rentrez dans la pièce où est votre mari, dit-elle, j'y rentre avec vous, et ce sera devant lui que je vous parlerai. C'est devant lui que je vous demanderai comment vous avez défendu à un prêtre l'accès de son lit de mort, et si après lui avoir pris son bonheur en ce monde, vous voulez le lui ravir encore dans l'éternité...

Instinctivement, la comtesse recula.

—Je ne vous comprends pas!... dit-elle.

—Si, vous me comprenez, madame. À quoi bon nier? Ne voyez-vous pas bien que je sais tout et que j'ai deviné ce qu'on ne m'a pas dit! Jacques était votre amant, et votre mari s'est vengé...

—Ah! c'en est trop! répétait Mme de Claudieuse, c'en est trop...

—Et vous avez souffert cela, poursuivait Mlle Denise en phrases haletantes, et vous n'êtes pas venue crier en plein tribunal que votre mari est un faux témoin! Quelle femme êtes-vous donc! Il vous importe donc peu que votre amour conduise un malheureux au bagne! Vous pourrez donc vivre avec cette idée que l'homme que vous aimez est innocent et cependant à tout jamais flétri et confondu parmi les plus vils scélérats!... Un prêtre saurait bien obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il rétractât son infâme déposition, vous le savez bien; aussi refusez-vous votre porte au curé de Bréchy... Et pourquoi tant de crimes! Pour sauver votre menteuse réputation d'honnête femme... Ah! c'est misérable, c'est lâche, c'est bas...

La comtesse, à la fin, se révoltait. Ce que n'avait pu obtenir toute l'habileté de maître Folgat, la passion de Mlle Denise l'obtenait. Jetant le masque:

—Eh bien! non! s'écria-t-elle avec un emportement terrible, non, ce n'est pas pour sauver ma réputation que j'ai laissé faire. Ma réputation! Eh! que m'importe! Il n'y a pas une semaine, le soir où Jacques s'est évadé de la prison, je lui proposais de fuir. Il n'avait qu'un mot à dire, et pour lui, patrie, famille, enfants, j'abandonnais tout. Il m'a répondu: «Plutôt le bagne!»

Au milieu de tant d'angoisses, une joie immense inonda le cœur de Mlle de Chandoré. Ah! elle n'avait plus à douter de Jacques, à cette heure.

—C'est donc lui qui s'est condamné, poursuivait Mme de Claudieuse. Je voulais bien me perdre pour lui, pour une autre, non.

—Et cette autre... c'est moi, sans doute.

—Oui, vous, pour qui il m'avait abandonnée, vous qu'il allait épouser, vous avec qui il se promettait de longues années de bonheur, non d'un bonheur honteux et furtif tel que le nôtre, mais d'un bonheur légitime et respecté...

Des larmes tremblaient dans les cils de Mlle Denise. Elle était aimée... Elle songeait à ce que devait souffrir l'autre, qui ne l'était pas.

—J'aurais cependant été plus généreuse..., murmura-t-elle.

La comtesse eut un éclat de rire farouche.

—Et la preuve, insista la jeune fille, c'est que je suis venue vous proposer un marché...

—Un marché?

—Oui. Sauvez Jacques, et sur tout ce que j'ai de sacré au monde, je vous jure d'entrer dans un couvent, de disparaître, et que jamais vous n'entendrez prononcer mon nom.

Une stupeur immense clouait sur place la comtesse de Claudieuse, et c'est d'un regard de doute et de défiance qu'elle examinait Mlle de Chandoré. Un tel dévouement lui paraissait trop sublime pour ne pas cacher quelque piège.

—Vous feriez vraiment cela? demanda-t-elle enfin.

—Sans hésiter.

—Ce serait un grand sacrifice que vous me feriez.

—À vous, madame!... Non. À Jacques.

—Vous l'aimez donc bien!

—Assez pour préférer mille fois, s'il me fallait choisir, son bonheur au mien. Ensevelie au fond d'un couvent, ce me serait une consolation encore de me dire qu'il me doit sa réhabilitation, et je souffrirais moins de le savoir à une autre que de penser qu'il est innocent et cependant condamné!

Mais à mesure que la jeune fille affirmait sa sincérité, les sourcils de la comtesse se fronçaient et de fugitives rougeurs montaient à ses joues pâlies.

Et de son ironie la plus hautaine:

—C'est admirable! fit-elle.

—Madame...

—Vous daignez m'abandonner monsieur de Boiscoran. M'aimera-t-il pour cela? Vous savez que non, et que c'est vous seule qui êtes aimée. L'héroïsme en de telles conditions est facile!... Que craignez-vous? Cachée au fond d'un couvent, il ne vous en aimera que plus ardemment, et il ne m'en exécrera que davantage, moi...

—Il ne saura rien de notre marché...

—Eh! qu'importe! Il le devinera si vous ne le lui apprenez pas... Allez, je sais mon avenir. Voilà deux ans que j'endure ce supplice sans nom de le sentir peu à peu se détacher de moi. Que n'ai-je pas tenté pour le retenir! Quelle lâchetés m'ont coûté et quelles bassesses, pour le garder un jour de plus, ou seulement une heure! Tout devait être inutile. Je lui devenais à charge. Il ne m'aimait plus, et mon amour lui semblait plus lourd que le boulet qu'on rivera à sa chaîne de galérien.

Mlle Denise frissonnait.

—C'est horrible! murmura-t-elle.

—Horrible, oui, et vrai. Vous semblez confondue? C'est que vous n'en êtes encore qu'à l'aube riante de vos amours. Attendez le soir sombre, et vous me comprendrez. Est-ce que notre histoire à toutes n'est pas pareille? J'ai vu Jacques à mes genoux comme vous le voyez aux vôtres, les serments qu'il vous jure, il me les a jurés de la même voix frémissante de passion et avec les mêmes regards enflammés... Mais j'étais sa maîtresse, pensez-vous, et vous êtes sa fiancée. Qu'importe! Que vous dit-il? Qu'il vous aimera éternellement parce que vos amours sont de celles que Dieu et les hommes protègent!... Il me disait, à moi, que précisément parce que nous nous placions au-dessus de l'opinion et des lois, nous serions unis par des liens indissolubles et supérieurs à tout! Vous avez la foi. Je l'ai eue. Et la preuve, c'est que je lui ai tout donné, mon honneur et l'honneur des miens, et que j'aurais voulu lui donner plus encore, et que bien des fois j'ai cherché en moi-même par quel sacrifice immense, inouï, et que nulle femme n'eût encore fait, je pourrais lui prouver combien absolument j'étais à lui. Et être trahie, abandonnée, méprisée, descendre de chute en chute jusqu'à ce degré de misère de devenir l'objet de votre pitié!... Être tombée si bas que vous osiez venir me proposer de renoncer pour moi à Jacques... Ah! c'est à devenir folle de rage! Et je laisserais échapper la vengeance que je tiens! Et je serais assez stupide, assez lâche, assez veule, pour me laisser toucher par vos armes hypocrites! Et j'assurerais votre bonheur aux dépens de ma réputation! Ah! ne l'espérez pas!

La voix dans sa gorge expirait comme un râle. Elle fit au hasard quelques pas dans la petite salle. Puis, revenant se planter en face de Mlle de Chandoré, tout près, les yeux dans les yeux de la jeune fille:

—Qui vous a conseillé, demanda-t-elle, cette démarche qui est pour moi comme le suprême outrage?

Glacée d'une indicible horreur, Mlle Denise eut quelque peine à répondre.

—Personne, murmura-t-elle.

—Maître Folgat...

—Ne sait rien.

—Et Jacques?...

—Je ne l'ai pas revu. C'est à l'instant que cette idée m'est venue, soudainement, comme une inspiration du ciel. En apprenant par monsieur Seignebos que vous aviez repoussé le curé de Bréchy, je me suis dit: voilà le dernier malheur et le plus grand de tous. Si monsieur de Claudieuse meurt sans s'être rétracté, quoi qu'il advienne, Jacques fût-il réhabilité, toujours un soupçon planera sur lui. Alors, je me suis décidée à venir à vous... Ah! cela me coûtait cruellement. Mais j'espérais que je saurais vous émouvoir. Que vous seriez touchée de la grandeur du sacrifice...

Mme de Claudieuse était émue, en effet. Dans le bien comme dans le mal, il n'est point d'âme absolue. Aux accents suppliants de Mlle Denise, elle sentait faiblir ses résolutions.

—Le sacrifice serait-il donc si grand! dit-elle. Des larmes jaillirent des yeux de la pauvre fille.

—Hélas! répondit-elle, c'est ma vie même que je vous offre... Je sens bien que vous n'avez pas longtemps à être jalouse de moi...

Elle fut interrompue par des gémissements qui partaient de la pièce voisine, où agonisait le comte de Claudieuse.

La comtesse alla entrebâiller la porte, et tout de suite:

—Geneviève! fit une voix faible et cependant impérieuse, Geneviève!

—Je suis à vous, mon ami, répondit la comtesse, à l'instant... (Et refermant la porte, et revenant à Mlle de Chandoré:) Qui me garantit, fit-elle, d'un accent bref et dur, qui m'assure que si Jacques était reconnu innocent et réhabilité, vous vous souviendriez de vos promesses...

—Ah! madame! s'écria la jeune fille, sur quoi voulez-vous que je vous jure de disparaître! Cherchez des garanties. Celles que vous exigerez, je vous les donnerai. (Et se laissant glisser à genoux:) Me voilà à vos pieds, poursuivit-elle, suppliante, humiliée, moi que vous accusiez de vouloir vous outrager... Ayez pitié de Jacques... Ah! si vous l'aimiez autant que je l'aime, vous n'hésiteriez pas!

D'un mouvement rapide, Mme de Claudieuse la releva et, lui tenant les mains entre les siennes, durant plus d'une minute, elle la considéra sans parler, l'œil voilé, les lèvres tremblantes, le sein palpitant... Jusqu'à ce qu'enfin, d'une voix si profondément altérée qu'à peine elle était distincte:

—Que dois-je faire? demanda-t-elle.

—Obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il se rétracte.

La comtesse hocha la tête.

—Je le tenterais inutilement, répondit-elle. Vous ne connaissez pas le comte. Il est de fer. Vous lui arracheriez la chair lambeau par lambeau avec des tenailles rougies qu'il ne retirerait pas une seule de ses paroles... Vous ne pouvez concevoir tout ce qu'il a souffert, ni tout ce qu'il y a dans son âme de haine et de rage de vengeance. C'est pour me torturer qu'il m'a fait venir près de lui. Il n'y a pas cinq minutes encore, il me disait qu'il mourait content, puisque Jacques était reconnu coupable et condamné sur sa déposition.

Elle était vaincue, son énergie faiblissait, des larmes mouillaient ses yeux.

—Il a été si cruellement éprouvé! continuait-elle. Il m'aimait, lui, à l'adoration, il n'aimait que moi au monde, et moi... Voilà l'adultère, cependant... Ah! si l'on savait, si l'on pouvait prévoir!... Non, je n'obtiendrai jamais qu'il se rétracte.

Mlle Denise oubliait presque sa propre douleur.

—Aussi n'est-ce pas à vous à faire la démarche, madame, dit-elle doucement.

—À qui donc?

—Au curé de Bréchy... Il saura trouver, lui, des paroles qui ébranlent les résolutions les plus fortes. Il parlera au nom de ce Dieu qui, mourant sur la croix, pardonnait à ses bourreaux.

Un instant encore la comtesse hésita, et triomphant enfin des dernières révoltes de son orgueil:

—Soit! fit-elle, je vais appeler le prêtre.

—Et moi, madame, je vous jure que je tiendrai ma promesse.

Mais la comtesse l'arrêta, et avec un effort extraordinaire:

—Non, prononça-t-elle, c'est sans conditions que je vais essayer de sauver Jacques. Qu'il soit à vous. Aimée, vous vouliez lui sacrifier votre vie. Délaissée, je lui sacrifie mon honneur. Adieu!

Et, courant à la porte pendant que Mlle Denise rejoignait ses amis, elle appela le curé de Bréchy.

II

C'est par son substitut que le lendemain matin, sur les neuf heures, le procureur de la République, M. Daubigeon, apprit ce qui se passait, et comment des vices de forme irrémédiables frappaient de nullité le jugement qui condamnait Jacques de Boiscoran.

Déjà les défenseurs venaient de présenter un mémoire qu'ils avaient passé la nuit à rédiger.

Le procureur de la République ne prenait pas la peine de dissimuler sa satisfaction.

—Voilà, s'écria-t-il, qui va singulièrement rogner les ailes de ce cher Daveline! Je lui avais cependant cité, avec Horace, l'exemple de Phaéton:

Terret ambustus Phaeton avaras,
Spes...,

il n'a pas voulu m'écouter, oubliant que, sans la prudence, la force est un danger:

Vis consilii expers mote ruit suâ...,

et le voilà certainement dans un cruel embarras...

Et tout de suite, il se hâta de s'habiller et de courir chez M. Daveline, pour avoir des détails précis, disait-il à son substitut, mais en réalité pour se donner le savoureux spectacle de la déconvenue de l'ambitieux juge d'instruction.

Il le trouva blême de colère et s'arrachant les cheveux.

—Je suis un homme déshonoré, répétait-il, perdu, ruiné; c'en est fait de mon avenir!... Jamais on ne me pardonnera cette école[6].

À voir M. Daubigeon, on l'eût cru désolé.

—Alors, reprit-il d'un ton d'hypocrite commisération, ce qu'on m'a dit est exact: c'est bien de vous que proviennent ces malheureux vices de forme.

—De moi seul!... J'ai oublié de ces formalités qu'un étudiant de première année ne négligerait pas. Comprenez-vous cela! Et dire que personne ne s'est aperçu de mon inconcevable étourderie! Ni la chambre des mises en accusation, ni le ministère public, ni le président des assises n'ont rien vu! C'est une fatalité! Voilà le fruit de ma réputation. Chacun s'est dit: c'est Daveline qui a conduit la procédure, inutile de la revoir, pas une des herbes de la Saint-Jean[7] n'y manque... Et pas du tout!... C'est à se briser la tête contre les murs...

—D'autant mieux, observa M. Daubigeon, qu'hier, l'acquittement de Jacques n'a tenu qu'à un fil.

L'autre, de rage, grinçait des dents.

—Oui, à un fil, répondit-il, et cela par la faute de monsieur Domini, dont la faiblesse ne se comprend pas, et qui n'a pas su, qui n'a pas voulu tirer parti des éléments de l'affaire. Par la faute du Du Lopt de la Gransière aussi, qui s'en va mêler la politique à son réquisitoire. Et qui vise-t-il, s'il vous plaît? Magloire, l'homme le plus estimé de l'arrondissement, et l'ami personnel de trois de nos jurés. Je l'avais prévenu, je lui avais signalé l'écueil... Mais il y a des gens qui ne veulent rien entendre! monsieur de la Gransière veut être député, lui aussi, c'est une fureur, une monomanie, tout le monde veut être député. Que le ciel confonde les ambitieux!

Pour la première fois de sa vie, et la dernière sans doute, le procureur de la République se réjouissait du malheur d'autrui.

Et prenant plaisir à retourner le poignard dans la blessure du pauvre juge:

—Le plaidoyer de maître Folgat, dit-il, y est bien pour quelque chose.

—Pour rien!

—Il a eu un grand succès...

—Succès de surprise, comme en obtiendront toujours en France les périodes sonores et les mots à effet.

—Cependant...

—Qu'a-t-il dit, en somme? Que l'accusation ignore le premier mot de l'affaire de monsieur de Boiscoran. C'est absurde...

—Tel peut n'être pas l'avis des nouveaux juges.

—Nous verrons bien...

—Monsieur de Boiscoran se défendra terriblement, cette fois. Il ne ménagera rien. Il est à terre, il n'a plus de chute à redouter.

Qui jacet in terrà non habet undè cadat...

—Soit. Mais il risque aussi de trouver des jurés moins indulgents et de n'en pas être quitte pour vingt ans.

—Que disent les défenseurs?

—Je l'ignore. Mais je viens d'envoyer mon greffier aux renseignements, et si vous voulez l'attendre...

M. Daubigeon attendit, et il fit bien, car Méchinet ne tarda pas à paraître, la figure longue d'une aune, mais ravi intérieurement.

—Eh bien? demanda vivement Daveline.

Il secoua la tête, et d'un accent mélancolique:

—C'est inouï, répondit-il, combien l'opinion est inconstante. Avant-hier, monsieur de Boiscoran n'eût pas traversé Sauveterre sans être écharpé. Aujourd'hui, s'il se présentait, on le porterait en triomphe. Il est condamné, le voilà passé martyr. On sait que le jugement sera réformé, et on se frotte les mains. Je sais, par mes sœurs, que les dames de la société veulent s'entendre pour donner à la marquise de Boiscoran et mademoiselle de Chandoré un témoignage public de leur sympathie. La chambre des avocats va offrir un banquet à maître Folgat.

—C'est monstrueux! s'écria le juge d'instruction.

—Bast! fit M. Daubigeon, plus incertains et changeants sont les avis des hommes que les flots de la mer...

Mais coupant court à la citation:

—Après? fit M. Daveline à son greffier.

—Ensuite, continua Méchinet, je suis allé remettre à monsieur Du Lopt de la Gransière la lettre dont vous m'aviez chargé.

—Qu'a-t-il répondu?

—Je l'ai trouvé en grande conférence avec monsieur le président Domini. Il a pris la lettre, l'a lue d'un coup d'œil et m'a dit d'un ton à vous donner froid dans le dos: «Il suffit!» À parler net, malgré sa mine roide et calme, il m'a paru furibond.

Le juge eut un geste d'absolu découragement.

—Il me brisera, gémit-il. Ces hommes qui ont dans les veines non du sang mais du fiel sont implacables.

—Vous chantiez ses louanges, avant-hier...

—Avant-hier, je ne lui avais pas été l'occasion d'une mésaventure ridicule.

Déjà Méchinet poursuivait:

—En quittant monsieur Du Lopt de la Gransière, je me suis transporté au palais de justice, où j'ai appris la grosse nouvelle qui met la ville en émoi: monsieur le comte de Claudieuse est mort.

M. Daveline et M. Daubigeon eurent une exclamation pareille.

—Ah! mon Dieu! Est-ce bien sûr?

—C'est ce matin, à six heures moins deux ou trois minutes, qu'il a rendu le dernier soupir. J'ai vu son corps dans le cabinet de monsieur le procureur de la République, veillé par monsieur le curé de Bréchy et deux curés de la paroisse. On attendait un brancard de l'hôpital pour le reporter chez lui.

—Malheureux homme! murmura M. Daubigeon.

—Mais j'ai appris bien d'autres choses, continua Méchinet, par le gardien de nuit du tribunal. Hier soir, à l'issue de l'audience, apprenant que monsieur de Claudieuse était à toute extrémité, monsieur le curé de Bréchy s'est présenté pour lui administrer les derniers secours de la religion. La comtesse a refusé de le laisser pénétrer près de son mari. Le gardien n'en revenait pas quand, tout à coup, mademoiselle de Chandoré l'a envoyé demander de sa part à madame de Claudieuse un moment d'entretien.

—Est-ce possible!

—C'est sûr. Elles sont restées ensemble un bon quart d'heure. Que se sont-elles dit? Le gardien m'a dit qu'il mourait d'envie d'écouter, mais qu'il n'a pu le faire, parce que le curé de Bréchy s'était obstiné à rester dans la salle des pas perdus. Quand elles se sont séparées, elles avaient l'air affreusement troublé. Aussitôt madame de Claudieuse a fait entrer le prêtre, qui est resté près du comte jusqu'au dernier moment...

M. Daubigeon et M. Daveline n'étaient pas revenus de la stupeur où les plongeait ce récit, lorsqu'on frappa timidement à la porte.

—Entrez! cria Méchinet.

La porte s'ouvrit, et le brigadier de gendarmerie parut.

—Je viens de chez monsieur le procureur de la République, dit-il, et c'est la bonne qui m'a dit que je le trouverais ici. Nous venons d'arrêter Cheminot...

—Ce détenu qui s'était évadé...

—Juste. Nous voulions le conduire à la prison, mais il nous a déclaré qu'il avait des révélations à faire très importantes et très pressées, relativement au condamné Boiscoran.

—Cheminot!

—Alors nous l'avons mené au tribunal, et je viens savoir...

—Courez lui dire que je vais l'entendre! s'écria M. Daubigeon. Courez, je vous suis!

Modèle achevé de l'obéissance passive, le brigadier n'avait pas attendu la fin de la phrase pour gagner l'escalier.

—Je vous quitte, Daveline, reprit M. Daubigeon, en proie à la plus extrême agitation. Vous avez entendu. Il faut savoir ce que cela signifie...

Mais le juge d'instruction n'était guère moins bouleversé.

—Vous me permettrez bien de vous accompagner, dit-il.

C'était son droit.

—Soit, répondit le procureur de la République, mais dépêchez-vous...

La recommandation était inutile. Déjà M. Galpin-Daveline avait chaussé ses bottines; il endossa un paletot par-dessus ses vêtements de chambre: il était prêt.

Suivis de Méchinet, les deux magistrats se hâtèrent de sortir, et ce fut pour les bourgeois de Sauveterre un ébahissement nouveau que de voir en ce négligé le juge d'instruction, dont la mise, d'ordinaire, était si sévèrement correcte.

Debout sur le pas de leur porte: il faut, se disaient les boutiquiers, qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire; regarde un peu ces messieurs...

Et de fait, ils marchaient d'un pas à justifier toutes les conjectures, et sans échanger une parole. Pourtant, en arrivant au palais de justice, ils furent contraints de s'arrêter. Quatre ou cinq cents curieux emplissaient la cour, se pressaient sur les marches du perron et obstruaient les portes.

Presque aussitôt un grand silence se fit, toutes les têtes se découvrirent, et la foule s'écarta, ouvrant un passage. Sur le haut du perron, le curé de Bréchy et deux autres prêtres venaient de paraître... Derrière eux, les employés de l'hôpital s'avançaient, portant un brancard recouvert d'un drap noir, et sous ce drap se dessinaient les formes rigides d'un cadavre. Les femmes se signaient, et celles qui avaient assez d'espace s'agenouillaient.

—Pauvre madame de Claudieuse, murmurait l'une d'elles, voilà qu'on lui rapporte le corps de son mari, et l'on dit que la plus jeune de ses filles vient de mourir...

Mais M. Daubigeon, le juge et Méchinet étaient trop fortement préoccupés pour songer à vérifier cette dernière nouvelle. Le passage était libre, ils entrèrent et s'empressèrent de gagner la salle du greffe, où les gendarmes avaient conduit et gardaient leur prisonnier.

Il se leva dès qu'il reconnut les magistrats, retirant respectueusement sa casquette.

C'était bien Cheminot, seulement l'insoucieux vagabond n'avait plus sa physionomie souriante. Il était un peu pâle et visiblement ému.

—Eh bien, lui dit M. Daubigeon, vous vous êtes donc laissé reprendre?

—Faites excuse, mon juge, répondit le pauvre diable, on ne m'a pas repris. C'est moi qui me suis livré.

—Involontairement...

—Oh! bien de mon gré, au contraire! demandez plutôt au brigadier.

Le brigadier fit un pas en avant, et s'inclinant:

—C'est la pure vérité, déclara-t-il. C'est Cheminot lui-même qui est venu me trouver à la caserne, en me disant: «Je me reconstitue prisonnier, je veux parler au procureur de la République pour des révélations...»

Le vagabond se redressa fièrement.

—Monsieur le juge voit que je ne mens pas, reprit-il. Pendant que ces messieurs galopaient après moi, sur toutes les grandes routes, j'étais bien tranquillement installé dans une des mansardes du Mouton-Rouge, et je comptais bien n'en sortir que quand on m'aurait oublié...

—Oui, mais pour loger au Mouton-Rouge, il faut de l'argent, et vous n'en aviez pas...

Tranquillement Cheminot tira de sa poche et montra une poignée de pièces d'or et de billets de cinq et de vingt francs.

—Ces messieurs voient que j'avais de quoi payer ma chambre, dit-il. Si je me suis livré, c'est que je suis honnête, malgré tout; et que j'aime mieux qu'il m'arrive un peu de peine que de voir aller aux galères un malheureux qui n'est pas coupable.

—Monsieur de Boiscoran...

—Oui! Il est innocent. Je le sais, j'en suis sûr, j'en ai des preuves... Et s'il a refusé de parler, je dirai tout, moi!

M. Daubigeon et M. Galpin-Daveline étaient abasourdis.

—Expliquez-vous, dirent-ils en même temps. Mais le vagabond clignait la tête et montrait les gendarmes, et en homme très au fait des formes de la justice:

—C'est que c'est un grand secret, répondit-il, et quand on est en confesse, on n'aime pas à être entendu d'un autre que de son curé... Ensuite je voudrais que ma déposition fût couchée par écrit...

Sur un signe de M. Daveline, les gendarmes se retirèrent pendant que Méchinet s'asseyait à sa table devant un cahier de papier blanc.

—Maintenant qu'on peut causer, reprit Cheminot, voilà la chose. Ce n'est pas à moi qu'est venue l'idée de m'en sauver. Je n'étais pas mal, dans la prison: voilà l'hiver qui vient, je n'avais pas le sou, et je savais que si j'étais repris, ma position serait très mauvaise. Mais monsieur Jacques de Boiscoran avait envie de passer une soirée dehors...

—Prenez garde à ce que vous allez dire, interrompit sévèrement M. Galpin-Daveline, ce n'est pas impunément qu'on se joue de la justice.

—Que je meure si je ne dis pas la vérité! s'écria le vagabond. Monsieur Jacques a passé toute une soirée dehors.

Le juge d'instruction tressauta.

—Quel conte nous faites-vous là? dit-il.

—J'ai des preuves, répondit froidement Cheminot, et je les donnerai... Donc, voulant sortir, c'est à moi que monsieur Jacques s'adressa, et il fut convenu que, moyennant une certaine somme qu'il m'a donnée, et dont je viens de vous montrer le reste, je percerais un trou dans le mur et que je m'évaderais pour tout de bon, tandis que lui rentrerait après avoir terminé ses affaires.

—Et le geôlier? demanda M. Daubigeon.

Vrai paysan saintongeois, Cheminot était bien trop retors pour compromettre inutilement Blangin. Assumant toute la responsabilité de l'évasion:

—Le geôlier, déclara-t-il, n'y a vu que du feu. Nous n'avions pas besoin de lui. N'étais-je pas quasiment sous-geôlier? N'avais-je pas été chargé par monsieur le juge d'instruction lui-même de la surveillance particulière de monsieur Jacques? N'était-ce pas moi qui ouvrais et fermais sa porte, qui le conduisais au parloir et qui l'en ramenais?

C'était rigoureusement exact.

—Passez! fit M. Daveline d'un ton dur.

—Pour lors, continua Cheminot, ce qui fut dit fut fait... Un soir, sur les neuf heures, je perce le mur, et nous voilà, monsieur Jacques et moi, sur les anciens remparts. Là, il me met dans la main un paquet de billets et me commande de filer pendant qu'il va se rendre à ses affaires. Déjà, à ce moment, je le croyais innocent, mais dame! vous comprenez, je n'en aurais pas mis la main au feu... Et en moi-même je me disais que peut-être il se moquait de moi, et qu'ayant pris sa volée il ne serait pas si bête que de rentrer à la cage... C'est pourquoi, le voyant s'éloigner, la curiosité me prend, et ma foi tant pis! je me mets à le suivre...

Si accoutumés qu'ils fussent par leur profession même à garder le secret de leurs impressions, le procureur de la République et le juge d'instruction dissimulaient mal, l'un les espérances qui tressaillaient en lui, l'autre le vague effroi dont il se sentait saisi. Méchinet, qui savait, lui, ce qu'ils allaient apprendre, riait dans sa barbe tout en faisant voler sa plume sur le papier.

—Craignant d'être reconnu, poursuivait le vagabond, monsieur Jacques était allé un train du diable, en rasant les murs et rien que par les ruelles. Heureusement, j'ai de bonnes jambes... Il traverse Sauveterre tout d'une course et, arrivé rue Mautrec, à un mur qui n'en finit pas, il se met à sonner à une grande porte...

—Chez monsieur de Claudieuse...

—Je le sais maintenant, mais alors je ne le savais pas... Donc, il sonne. Une bonne vient lui ouvrir. Il lui parle, et tout de suite elle le fait entrer, et avec tant d'empressement qu'elle oublie de refermer la porte...

D'un geste, M. Daubigeon l'arrêta.

—Attendez! fit-il.

Et, prenant un imprimé dans un carton, il en remplit les blancs; après quoi, sonnant un huissier qui accourut:

—Que ceci, dit-il en lui remettant l'imprimé, soit porté immédiatement. Hâtez-vous... et pas un mot.

Invité à poursuivre, dès que l'huissier fut sorti:

—Me voilà donc tout penaud au milieu de la rue Mautrec, reprit Cheminot. Je n'avais plus rien à faire qu'à m'en aller et à jouer des jambes; c'était le plus sûr... Mais cette coquine de porte entrebâillée m'attirait. Je me disais bien: si tu entres et qu'on te surprenne, on croira que tu es venu pour voler, et il t'en cuira! C'était plus fort que moi, j'en avais comme mal au cœur de curiosité... Arrive qui plante, je me risque. Je pousse la porte, juste pour passer, et me voilà dans un grand jardin. Il faisait noir comme dans un four, mais tout au fond, au rez-de-chaussée, trois fenêtres étaient éclairées. J'avais trop osé pour reculer... J'avance donc, à pas de loup, et j'arrive jusqu'à un arbre contre lequel je me colle, à une longueur de bras de ces fenêtres qui étaient celles d'un beau salon. Je regarde, et je reconnais qui? monsieur de Boiscoran. Les fenêtres n'ayant pas de rideaux, je le voyais comme je vous vois. Il avait un visage terrible. Je me demandais qui il pouvait bien attendre là, quand je l'aperçois qui se cache derrière le battant ouvert de la porte du salon, comme un homme qui en guette un autre avec de méchantes intentions. Je commençais à être inquiet, quand l'instant d'après entre une femme. Aussitôt, vlan, monsieur Jacques referme la porte, la femme se retourne, l'aperçoit et pousse un grand cri. Cette femme était madame de Claudieuse...

Il fit mine de s'arrêter pour juger de l'effet. Mais telle était l'impatience de Méchinet qu'il en oubliait l'humilité de ses fonctions.

—Allez, dit-il vivement, allez...

—Une des fenêtres était entrouverte, continua le vagabond, de sorte que j'entendais presque aussi bien que je voyais. En me baissant à quatre pattes et en avançant la tête au ras du sol, je ne perdais pas une parole. C'était terrible. Dès les premiers mots, j'avais compris que monsieur Jacques et madame de Claudieuse étaient amant et maîtresse: ils se tutoyaient...

—C'est insensé! s'écria M. Daveline.

—Aussi étais-je tout ahuri. Madame de Claudieuse, une sainte femme!... Mais j'ai des oreilles, n'est-ce pas? Monsieur Jacques lui rappelait que le soir du crime, quelques instants avant l'incendie, ils étaient ensemble, près du Valpinson, à un rendez-vous qu'ils s'étaient donnés. À ce rendez-vous, ils avaient brûlé toutes leurs lettres d'amour, et c'est en les brûlant que monsieur Jacques s'était noirci les mains...

—Vous avez entendu cela! interrompit M. Daubigeon.

—Comme vous m'entendez, mon juge.

—Écrivez, Méchinet, dit vivement le procureur de la République. Écrivez textuellement...

Le greffier n'avait garde d'y manquer.

—Ce qui m'étonnait plus que tout, poursuivait Cheminot, c'est que madame de Claudieuse semblait croire monsieur Jacques coupable, et réciproquement. Chacun accusait l'autre du crime. Elle disait: «C'est toi qui as essayé d'assassiner mon mari, parce qu'il te faisait peur». Et lui: «C'est toi qui as voulu le tuer pour être libre et empêcher mon mariage!...»

M. Galpin-Daveline s'était laissé tomber sur une chaise.

—C'est inouï! balbutia-t-il, inouï...

—Cependant ils s'expliquent, et bientôt ils arrivaient à reconnaître qu'ils étaient également innocents... Alors monsieur Jacques suppliait madame de Claudieuse de le sauver, et elle répondait qu'elle ne le sauverait certainement pas au prix de sa réputation, et pour qu'une fois sauvé il épousât mademoiselle de Chandoré. Alors, il lui disait: «Eh bien, je révélerai tout.» Et elle: «On ne te croira pas; je nierai, tu n'as pas de preuves!...» Désespéré, il lui reprochait de ne l'avoir jamais aimé. Elle lui jurait qu'elle l'adorait plus que jamais, au contraire, et que, puisqu'il avait réussi à s'évader, elle était prête à tout quitter pour passer avec lui à l'étranger. Et elle le conjurait de fuir, d'une voix qui me troublait jusque dans l'âme, avec des paroles d'amour comme je n'en ai jamais entendu, avec des regards qui vous brûlaient. Quelle femme!... Je ne croyais pas qu'il pût résister... Il résistait cependant et, tout enflammé de colère, il s'écriait qu'il préférait le bagne... Elle ricanait et disait: «Eh bien, soit! tu iras au bagne...»

Quoiqu'il entrât dans bien des détails, encore il était évident que Cheminot ne disait pas tout.

Pourtant, M. Daubigeon n'osait pas le questionner, craignant de rompre le fil de son récit.

—Mais tout cela n'est rien, continuait le vagabond. Pendant que monsieur Jacques et madame de Claudieuse se disputaient ainsi, je venais de voir la porte du salon s'ouvrir tout doucement, et apparaître comme un fantôme enveloppé de son linceul... C'était le comte de Claudieuse. Son visage était effrayant, et il tenait à la main un revolver. Il était appuyé contre le chambranle de la porte et il écoutait, pendant que sa femme et l'autre parlaient de leurs amours d'autrefois. À certaines paroles, il levait son arme comme pour faire feu... puis il baissait le bras et continuait à écouter. C'était si terrible que je n'avais pas un fil de sec sur moi! J'avais toutes les peines du monde à me retenir de crier à monsieur Jacques et à madame de Claudieuse: «Malheureux!... vous ne voyez donc pas que le mari est là!...» Non, ils ne voyaient rien, car ils étaient comme fous de désespoir et de rage, et même monsieur Jacques levait la main sur madame de Claudieuse: «Je vous défends de frapper ma femme», dit alors le comte. Ils se retournent, ils le voient et poussent un cri effrayant. La comtesse tombe comme une masse sur un fauteuil... J'étais comme hébété. Jamais je n'ai vu un homme si beau que monsieur Jacques en ce moment... Au lieu de chercher à s'échapper, il écartait son paletot, et présentant la poitrine: «Tirez! disait-il au mari, c'est votre droit, vengez-vous!» Monsieur de Claudieuse ricanait: «C'est la justice qui me vengera.—Vous savez bien que je suis innocent.—Raison de plus.—Me laisser condamner serait abominable.—Je ferai mieux: pour être plus sûr de votre condamnation, je dirai que je vous ai reconnu...» Le comte voulut s'avancer, en disant cela; mais il était mourant, cet homme, bonnes gens!... et il tomba tout de son long en avant... La peur alors me prit, je me sauvai...

Grâce à un puissant effort de volonté, le procureur de la République maîtrisait, tant bien que mal, les émotions qui le bouleversaient. D'une voix fort altérée:

—Comment n'êtes-vous pas venu raconter immédiatement tout cela? demanda-t-il à Cheminot.

Le vagabond secoua la tête:

—J'en ai eu envie, je n'ai pas osé. Monsieur le juge doit me comprendre... Je craignais qu'on ne me fît payer cher mon évasion...

—Votre silence exposait la justice à une déplorable erreur.

—Je ne pouvais croire que monsieur Jacques fût condamné. Je me disais: des gros comme lui, qui ont de bons avocats, s'en tirent toujours... Je ne pensais pas, d'ailleurs, que le comte de Claudieuse tînt ses menaces. Être trahi par sa femme, c'est dur. Mais envoyer un innocent aux galères...

—Vous voyez, cependant...

—Ah! si j'avais pu prévoir!... Mes intentions étaient bonnes, et si je ne suis pas venu tout de suite dénoncer la chose, je m'étais bien juré que je la dénoncerais s'il arrivait malheur à monsieur Jacques. Et la preuve, c'est qu'au lieu de me sauver bien loin, je me suis caché au Mouton-Rouge, décidé à y attendre le jugement. Dès que je l'ai connu, je n'ai pas hésité, je me suis livré aux gendarmes.

Surmontant son écrasante stupeur, M. Daveline s'était dressé.

—Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il. L'argent qu'il nous a montré est le prix de son faux témoignage. Comment admettre son récit?...

—Nous allons le vérifier, interrompit M. Daubigeon.

Il sonna, et un huissier s'étant présenté:

—Mes ordres sont-ils exécutés? demanda-t-il.

—Oui, monsieur, répondit l'huissier. Monsieur de Boiscoran et la bonne de monsieur de Claudieuse sont là...

—Introduisez la bonne. Lorsque je sonnerai, vous ferez entrer monsieur de Boiscoran...

Cette bonne était une grosse Saintongeoise, à la taille plate et carrée. Elle était fort émue et avait un pouce de rouge sur les joues.

—Vous souvient-il, lui demanda M. Daubigeon, qu'un des soirs de l'autre semaine, un homme s'est présenté chez vos maîtres?

—Oh! très bien! répondit la brave fille. Je ne voulais pas le recevoir; mais comme il m'a dit qu'il était envoyé par les juges, je l'ai fait entrer...

—Le reconnaîtriez-vous?

—Parfaitement.

Le procureur de la République tira sa sonnette, la porte s'ouvrit, Jacques parut, l'étonnement peint sur le visage.

—C'est lui! s'écria la bonne.

—Pourrais-je savoir?... commença le malheureux.

—En ce moment, rien! répondit M. Daubigeon. Retirez-vous et... bon espoir.

Mais, tel qu'un homme pris d'éblouissement, Jacques demeurait immobile, les talons cloués au sol, promenant autour de lui un regard hébété de stupeur.

Comment eût-il compris? On était venu brusquement le tirer de sa prison, on l'avait amené au palais de justice, et là il trouvait en présence Frumence Cheminot, qu'il croyait bien loin, et la domestique de M. de Claudieuse.

M. Galpin-Daveline paraissait consterné. M. Daubigeon, la figure radieuse, lui disait d'espérer. D'espérer quoi? Comment? À quel propos?...

Et Méchinet qui lui faisait des signes...

Il fallut que l'huissier qui l'avait amené l'entraînât.

Et tout aussitôt:

—Maintenant, ma bonne fille, reprit le procureur de la République, est-ce que la visite de ce monsieur que vous venez de reconnaître n'a pas été signalée par certaines circonstances particulières?

—Il y a eu entre mes maîtres et lui une scène très forte.

—Vous y avez assisté?

—Non, mais je suis sûre de ce que je dis.

—Comment cela?

—Ah! voilà! Lorsque je suis montée prévenir madame la comtesse qu'un monsieur, qui venait de la part des juges, l'attendait au salon, elle s'est dépêchée de descendre en me commandant de rester près de monsieur le comte. J'ai obéi, naturellement. Mais madame était à peine en bas que j'entendis un grand cri. Monsieur, tout assoupi qu'il semblait être, l'entendit aussi; car il se haussa sur ses oreillers en me demandant où était madame. Je le lui dis, et déjà il se retournait pour tâcher de se rendormir, quand de grands éclats de voix montèrent jusqu'à nous. «C'est bien extraordinaire!» dit monsieur. Je lui proposai d'aller voir ce que ce pouvait être, mais il me défendit rudement de bouger. Et comme les éclats de voix redoublaient: «C'est moi qui vais descendre, me dit-il, donnez-moi ma robe de chambre.» Malade comme il l'était, exténué, mourant, c'était une imprudence qui pouvait lui coûter la vie. Je me risquai à le lui faire remarquer; mais il me répondit en jurant de me taire et de faire ce qu'il m'ordonnait.

»Monsieur le comte, Dieu ait son âme, était un bien brave homme, c'est certain, mais il était terrible aussi, et quand il se mettait en colère et qu'il parlait d'une certaine façon, tout le monde tremblait dans la maison, même madame... Je fis donc ce qu'il voulait... Pauvre homme!... Il était si faible qu'il ne tenait pas debout, et qu'il se cramponnait à une chaise pendant que je l'aidais à passer sa robe de chambre. Alors, je lui offris de le soutenir pour descendre l'escalier. Mais, me regardant avec des yeux effrayants: "Vous allez me faire le plaisir de rester ici, me dit-il, et si en mon absence, quoi qu'il arrive, vous vous permettiez seulement d'ouvrir la porte, vous ne resteriez pas une heure à mon service." Il sortit là-dessus en se tenant au mur, et je restai seule dans la chambre, toute tremblante et l'estomac serré comme si j'avais pu deviner qu'il allait arriver un grand malheur...

»Cependant, je n'entendais plus rien, et, les minutes s'écoulant, je commençais à me dire que j'étais bien bête de me faire comme cela des idées, lorsque deux cris retentirent, mais si aigus et si horribles que j'en eus froid jusque dans les os. N'osant sortir, j'allai coller l'oreille contre la porte, et je distinguai très bien la voix de monsieur se disputant avec un autre homme. Impossible de saisir un seul mot, mais je compris bien qu'il s'agissait de choses très graves.

»Tout à coup, un grand bruit sourd, comme celui de la chute d'un corps, puis encore un cri de terreur... Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines. Heureusement, les autres domestiques, qui étaient couchés, avaient entendu quelque chose, ils s'étaient levés et on marchait dans l'escalier... À tous risques, je sors de la chambre, je descends avec les autres et nous trouvons dans le salon madame évanouie sur le fauteuil, et monsieur étendu tout à plat sur le plancher et comme mort!

—Qu'avais-je dit! s'écria Cheminot.

Mais le procureur de la République lui fit signe de se taire, et s'adressant à la bonne:

—Et le visiteur? demanda-t-il.

—Parti, monsieur, envolé, disparu...

—Qu'avez-vous fait alors?

—Nous avons relevé monsieur le comte et nous l'avons porté sur son lit. Nous avons fait revenir madame, et le valet de chambre est allé chercher monsieur Seignebos, le médecin.

—Qu'a dit madame de Claudieuse, lorsqu'elle a repris connaissance?

—Rien. Madame était comme une personne qui aurait reçu un coup de massue sur la tête.

—Il n'y a pas eu autre chose?

—Oh, si! monsieur.

—Quoi?

—L'aînée de nos demoiselles, mademoiselle Marthe, a été prise de convulsions terribles.

—Comment cela?

—Dame! Je ne sais que ce que mademoiselle a raconté...

—Répétez-le-moi.

—Ah! c'est très singulier. Lorsque ce monsieur que je viens de reconnaître a sonné à notre porte, mademoiselle Marthe, qui était couchée, s'est levée et est allée se mettre à la fenêtre, pour regarder qui c'était. Elle m'a vue aller ouvrir, une bougie à la main, et revenir suivie du monsieur. Elle allait regagner son lit quand il lui sembla voir une des statues du jardin remuer et se mettre à marcher. Tout ce qu'on a pu lui dire n'a servi à rien... Elle affirme qu'elle ne s'est pas trompée, qu'elle a bien vu cette statue s'avancer doucement le long de l'allée et venir se placer tout contre l'arbre le plus rapproché du salon.

Cheminot triomphait:

—C'était moi! s'écria-t-il.

La bonne le regarda, et, sans trop de surprise:

—C'est bien possible, fit-elle.

—Qu'en savez-vous? interrogea M. Daubigeon.

—Je sais que ce doit être un homme qui s'était introduit dans le jardin, qui a fait tant de peur à mademoiselle Marthe, et voici pourquoi: monsieur Seignebos, en se retirant, a laissé tomber une pièce de cinq francs, qui est allée rouler juste au pied de l'arbre où mademoiselle dit avoir vu la statue. Le valet de chambre qui accompagnait le médecin l'a aidé à retrouver sa pièce et, en l'éclairant, il a très bien vu à terre des empreintes de souliers ferrés...

—Les empreintes de mes souliers, interrompit Cheminot. (Et s'asseyant et levant les jambes:) Regardez plutôt mes semelles, monsieur le juge, disait-il, regardez si les clous y manquent...

Mais l'opinion du procureur de la République était faite.

—Il suffit, dit-il au vagabond, je vous crois... (Et à la femme de chambre:) Et vous, ma fille, savez-vous si, à la suite de ces scènes, il n'y a pas eu d'explication entre monsieur et madame de Claudieuse?

—Je l'ignore. Seulement madame et monsieur n'étaient plus du tout ensemble comme avant.

Elle ne savait rien de plus. Après lui avoir fait signer le procès-verbal de son interrogatoire, M. Daubigeon la congédia. (Puis s'adressant à Cheminot:) On va vous conduire en prison, lui dit-il. Mais vous êtes un brave garçon, et vous pouvez être sans inquiétudes. Allez!

Le procureur de la République et le juge d'instruction restaient seuls, puisqu'il est entendu que le greffier n'existe pas.

—Eh bien! commença M. Daubigeon, que dites-vous de cela?

M. Daveline était atterré.

—C'est à confondre l'esprit! murmura-t-il.

—Commencez-vous à croire que maître Folgat avait raison, et que l'affaire n'était pas aussi claire que vous le prétendiez!

—Eh! qui ne s'y fût trompé comme moi! Vous même, à un moment, n'avez-vous pas été de mon avis... Et cependant, si Jacques de Boiscoran et madame de Claudieuse sont innocents, qui donc est coupable?...

—C'est ce que nous saurons bientôt, car je suis fermement résolu à ne pas goûter un instant de repos avant d'avoir fait éclater la vérité! Quel bonheur que des vices de forme frappent le jugement de nullité... (Il était tellement ému qu'il oubliait ses éternelles citations. S'adressant au greffier:) Mais il n'y a pas une minute à perdre, reprit-il. Prenez vos jambes à votre cou, mon cher Méchinet, et courez prier maître Folgat de passer au parquet. Je l'attends...

III

Lorsqu'en quittant la comtesse de Claudieuse, Mlle de Chandoré rejoignit les parents et les amis de Jacques:

—Maintenant, oui, leur dit-elle, rayonnante d'espoir, maintenant nous l'emportons.

Son grand-père et le marquis de Boiscoran la pressaient de s'expliquer, elle refusa de rien dire, et ce n'est que plus tard, dans la soirée, qu'elle avoua à maître Folgat ce qu'elle avait obtenu, et comment il était plus que probable que le comte, avant de mourir, reviendrait sur sa déposition.

—Cela seul sauverait Jacques, déclara le jeune avocat.

Mais cette espérance lui était un nouvel encouragement à redoubler d'efforts, et, tout brisé qu'il fût des émotions et des luttes de l'audience, il passa la nuit dans le cabinet de grand-père Chandoré à rédiger, de concert avec maître Magloire, la requête où il exposait les causes de nullité du jugement. N'ayant achevé que lorsqu'il faisait déjà grand jour, il ne voulut pas se coucher, et c'est sur un fauteuil qu'il s'établit, pour prendre quelques heures de repos. Il n'y avait pas une heure qu'il dormait lorsqu'il fut réveillé par le vieil Antoine, lequel venait lui annoncer qu'il y avait en bas un inconnu qui demandait instamment à lui parler.

Tout en se frottant les yeux, il descendit et, arrivé dans le corridor, il se trouva en face d'un homme d'une cinquantaine d'années, de mise passablement suspecte, portant moustache et barbiche, et vêtu de ce pantalon large et de cette redingote étroite qu'affectionnent les anciens militaires.

—Vous êtes maître Folgat? lui demanda cet individu.

—Oui.

—Eh bien, moi, je suis l'agent que l'ami Goudar avait expédié en Angleterre...

Le jeune avocat tressauta.

—De quand, ici?

—De ce matin, par l'express. Vingt-quatre heures trop tard, je le sais, je l'ai appris par un journal que j'ai acheté à la gare... Monsieur de Boiscoran est condamné. Et cependant, je vous jure que je n'ai pas perdu une minute et que j'ai bien gagné la prime qui m'avait été promise en cas de succès...

—Vous avez donc réussi?

—Naturellement. Ne vous disais-je pas dans ma lettre de Jersey que j'étais sûr de mon fait?...

—Vous avez retrouvé Suky?

—Vingt-quatre heures après vous avoir écrit, dans un public-house de Bouly-Bay... Elle ne voulait pas venir, la mâtine!

—Vous l'avez amenée...

—Parbleu! Elle est à l'Hôtel de France, où je l'ai déposée avant de venir vous demander.

—Sait-elle quelque chose?

—Tout.

—Courez me la chercher...

Depuis le temps qu'il espérait ce succès, maître Folgat s'était préparé à en tirer tout le parti possible. Dans un album de Mlle Denise, il avait, au milieu d'une trentaine de photographies, glissé le portrait de Mme de Claudieuse. Il alla chercher cet album, et il venait de le poser sur la table du salon quand l'agent reparut, suivi de sa capture.

Suky avait été fort exactement dépeinte par le garçon traiteur de la rue des Vignes. C'était une grande diablesse d'une quarantaine d'années, aux traits durs, aux manières hommasses, habillée avec cette prétention si comique des Anglaises des basses classes qui peuvent disposer de quelque argent.

Interrogée par maître Folgat:

—Je suis restée quatre ans rue des Vignes, répondit-elle en français très compréhensible, bien qu'avec un déplorable accent, et j'y serais encore sans la guerre. Dès les premiers jours que j'y fus placée, je reconnus que j'étais la gardienne d'une maison où des amoureux se donnaient rendez-vous. Cela ne me convenait pas trop, parce qu'on a son amour-propre, n'est-ce pas; mais la place était bonne, je n'avais rien à faire; bref, je restai. Cependant mes patrons se défiaient de moi, je le voyais bien... Quand ils devaient se rencontrer, monsieur m'envoyait en course à Versailles, à Saint-Germain, à Orléans même... Cela me blessait si fort que je résolus de découvrir ce qu'on me cachait... Je n'y eus pas beaucoup de peine, et dès la semaine suivante je savais que monsieur ne s'appelait pas plus sir Burnett que moi, et que c'était là un nom de guerre qu'il avait emprunté à un de ses amis.

—Comment vous y êtes-vous prise?

—Oh! bien simplement. Un jour que monsieur s'en allait à pied, je le suivis et je le vis entrer dans un hôtel de la rue de l'Université. En face, des domestiques causaient sur une porte; je leur demandai qui était ce monsieur, et ils me répondirent que c'était le fils du marquis de Boiscoran.

—Voilà pour votre patron. Mais la visiteuse... Suky Wood souriait.

—Pour la dame, répondit-elle, je fis exactement la même chose... Il me fallut du temps, par exemple, et de la patience, parce qu'elle prenait des précautions incroyables, et j'ai perdu plus d'un après-midi à la guetter. Mais plus elle se cachait, plus j'avais envie de savoir, comme de juste... Enfin, un soir qu'elle quitta la maison en voiture, je pris un fiacre, moi aussi, et je la suivis... C'est rue de la Ferme-des-Mathurins qu'elle se fit conduire. Le lendemain, je vins aux informations chez les concierges, sous prétexte de demander une place, et j'appris que cette dame était mariée en province, qu'elle venait tous les ans passer un mois chez ses parents, et qu'elle s'appelait la comtesse de Claudieuse...

Et Jacques qui prétendait, qui soutenait que Suky ne devait rien, ne pouvait rien savoir!

—Mais l'avez-vous vue, cette dame? interrogea maître Folgat.

—Comme je vous vois.

—La reconnaîtriez-vous?

—Entre mille.

—Et si l'on vous montrait son portrait?

—Je ne m'y tromperais pas. Maître Folgat lui tendit l'album.

—Eh bien! cherchez, dit-il. Ce fut l'affaire d'une minute.

—La voilà! s'écria Suky en mettant le doigt sur la photographie de Mme de Claudieuse.

Il n'y avait plus à douter.

—Seulement, reprit le jeune avocat, il faudrait, miss Suky, répéter devant la justice tout ce que vous venez de dire.

—Je le répéterai volontiers, puisque c'est la vérité.

—Cela étant, on va vous chercher un logement, et vous y resterez à notre disposition. Soyez sans crainte, vous ne manquerez de rien, et l'on vous payera des gages comme si vous étiez en place.

Maître Folgat n'eut pas le temps d'en dire davantage, le docteur Seignebos entrait comme un coup de vent, en criant à pleine voix:

—Victoire! cette fois. Victoire complète!

Mais il ne pouvait parler devant Suky Wood et l'agent. Il les congédia sans plus de façon, et dès qu'ils furent dehors:

—Je sors de l'hôpital, dit-il à maître Folgat. J'ai vu Goudar. Il a réussi, il a fait parler Cocoleu...

—Qu'a-t-il dit?

—Ce que je savais bien qu'il dirait, si l'on parvenait à lui délier la langue... Mais vous l'entendrez, car il ne suffit pas que Cocoleu avoue tout à Goudar, il faut qu'il se trouve là des témoins pour recueillir les aveux de ce misérable...

—Devant des témoins, il ne parlera pas...

—Il ne les verra pas, ils resteront cachés, l'endroit est admirablement disposé pour une surprise.

—Et si, une fois les témoins cachés, Cocoleu s'obstine à se taire?

—Point. Goudar a trouvé le secret de le faire jaser quand il veut. Ah! c'est un habile mâtin, et qui sait son métier... Avez-vous confiance en lui?

—Oh! complètement.

—Eh bien, il répond du succès. Venez aujourd'hui même, m'a-t-il dit, entre une heure et deux, avec maître Folgat, le procureur de la République et monsieur Daveline, placez-vous à l'endroit que je vais vous montrer, et laissez-moi faire. Et là-dessus, il m'a fait voir où nous mettre et m'a indiqué comment je lui ferais connaître notre présence.

Maître Folgat n'hésita pas.

—Nous n'avons pas un moment à perdre, dit-il, courons au parquet.

Mais dans le corridor même, le docteur et maître Folgat furent arrêtés par Méchinet, lequel arrivait hors d'haleine, et à demi fou de joie.

—C'est monsieur Daubigeon qui m'envoie vous chercher, leur dit-il, écoutez ce qui arrive...

Et rapidement il les met au fait des événements de la matinée, du récit de Cheminot et de la déposition de la bonne de Mme de Claudieuse.

—Ah! cette fois, c'est bien le salut! s'écria M. Seignebos.

Maître Folgat pâlissait d'émotion.

—Avant de nous éloigner, proposa-t-il, apprenons ce qui se passe au marquis de Boiscoran et à mademoiselle Denise...

—Non, interrompit le médecin, attendons une certitude. En route, plutôt, en route!

Ils avaient raison de se hâter. Le procureur de la République et le juge d'instruction les attendaient avec une impatience sans nom. Et dès qu'ils entrèrent dans la petite salle du greffe:

—Eh bien! s'écria M. Daubigeon, Méchinet vous a tout dit...

—Oui, répondit maître Folgat, mais nous savons encore autre chose que vous ignorez.

Et il se mit à raconter l'arrivée de Suky Wood et sa déposition.

Écrasé sous tant de preuves de son erreur, M. Galpin-Daveline s'était affaissé sur sa chaise, sans mouvement, sans voix. Mais M. Daubigeon était radieux.

—Décidément, s'écria-t-il, Jacques est innocent!

—Il l'est sûrement, prononça le docteur Seignebos, et la preuve, c'est que je connais le coupable...

—Oh!...

—Et vous le connaîtrez comme moi, si vous voulez prendre, ainsi que monsieur le juge d'instruction, la peine de me suivre à l'hôpital...

Une heure venait de sonner, et aucun d'eux n'avait rien pris de la journée. Mais c'était bien le moment de songer à déjeuner!

Sans l'ombre d'une hésitation:

—Venez-vous, Daveline? dit simplement le procureur de la République.

Machinalement, avec des mouvements d'automate, le pauvre juge se leva, et ils partirent, laissant le long des rues les gens de Sauveterre stupéfaits de les voir ensemble.

C'est à Mme la supérieure de l'hôpital que M. Daubigeon s'adressa d'abord, et quand il lui eut expliqué ce dont il s'agissait, levant au ciel des yeux résignés:

—Faites, messieurs, répondit-elle, faites, et puissiez-vous réussir, car c'est une lourde croix que ces perpétuelles descentes de justice dans notre paisible maison.

—Suivez-moi donc au quartier des fous, messieurs, dit le docteur.

On appelle le quartier des fous, à l'hôpital de Sauveterre, une petite construction basse, devant laquelle est une cour sablée, entourée d'un mur fort élevé. Cette bâtisse est divisée en six cellules, ayant chacune deux portes, l'une qui donne sur la cour à l'usage des fous, l'autre s'ouvrant à l'extérieur et destinée aux gens de service.

C'est une de ces dernières qu'ouvrit le docteur Seignebos. Et après avoir recommandé le plus religieux silence, car le moindre bruit suspect pouvait réveiller les défiances de Cocoleu, il fit entrer ses compagnons dans une cellule dont la porte, donnant sur la cour, était fermée.

Mais cette porte était percée d'un large judas grillé d'où, sans être vu, on pouvait voir et entendre ce qui se passait et se disait dans la cour.

À moins de deux mètres du judas, sur un banc de bois, étaient assis au soleil Goudar et Cocoleu.

À force d'études et de volonté, le policier avait réussi à donner à son visage une affreuse expression d'hébétude. À ce point que les gens de l'hôpital l'estimaient plus idiot que l'autre. Il tenait son violon qui, sur l'ordre du docteur, lui avait été laissé, et il s'en accompagnait, tout en répétant cette ronde saintongeoise qu'il chantait le jour où, sur le Marché-Neuf, il avait accosté maître Folgat.

Quand l'ageasson y yut des ailes,
Y s'envolit sur les maisons,
La pibôle!
Y s'envolit sur les maisons,
Pibolon!...

Cocoleu, une large tartine d'une main et un gros couteau de paysan de l'autre, achevait son repas. Mais cette musique le ravissait si fort qu'il en oubliait de manger et, la lèvre pendante, l'œil à demi clos, il se dodelinait en mesure.

—Ils sont hideux! ne put s'empêcher de murmurer maître Folgat.

Cependant Goudar, prévenu par le signal convenu, venait de finir son couplet. Il se pencha et retira de dessous le banc une énorme bouteille, dont il parut avaler une large lampée. Il passa ensuite la bouteille à Cocoleu, lequel à son tour se mit à boire, avidement, longtemps, et avec une expression de béatitude idiote. Après quoi, se passant la main sur le creux de l'estomac:

—C'est, c'est, c'est... bon! bégaya-t-il.

M. Daubigeon s'était penché à l'oreille du docteur Seignebos.

—Ah! je comprends, maintenant, murmura-t-il, et aux yeux de Cocoleu je vois qu'il y a longtemps déjà que dure cet exercice de bouteille... le misérable est ivre...

Ayant repris son violon, Goudar chantait:

Et des maisons sur une église,
Qu'était l'église d'Avallon,
La pibôle!
Qu'était l'église d'Avallon,
Pibolon!

—À boire!... interrompit Cocoleu.

Après s'être fait un peu prier, Goudar lui tendit la bouteille, et tandis que, la tête renversée, il buvait à perdre la respiration:

—Eh bien, lui dit-il, tu n'avais pas de bon vin comme cela au Valpinson?

—Oh!... si! répondit Cocoleu.

—Mais pas tant que tu voulais?

—Si. Tout mon soûl... (Et riant d'un rire épais:) J'en... j'en... j'entrais dans le cellier par une fenêtre, bégaya-t-il, et je... je... je buvais avec une paille...

—Tu dois regretter ce temps-là!

—Oh, oui!

—Seulement, puisque tu étais si bien au Valpinson, pourquoi y as-tu mis le feu?

Pressés autour du guichet de la cellule, les témoins de cette scène étrange retenaient leur respiration.

—Je... je ne voulais brûler que les fagots, pour faire sortir monsieur le comte, répondit Cocoleu. Ce n'est pas ma faute si le feu a pris partout.

—Et pourquoi voulais-tu tuer le comte?

—Pour que la dame se marie avec monsieur de Boiscoran...

—C'est donc elle qui te l'avait commandé?

—Oh, non!... Mais elle disait en pleurant qu'elle serait heureuse si son mari était mort... Alors, comme elle était bonne pour Cocoleu et le comte mauvais, j'ai tiré...

—Bon! mais alors pourquoi dire que c'était monsieur de Boiscoran qui avait fait le coup.

—On commençait à dire que c'était moi. Tant pis! J'aime mieux qu'on lui coupe le cou qu'à moi!

Il frissonnait en disant cela, tellement que Goudar, craignant d'être allé un peu vite, reprit sa chanson:

Le curé disait: dominus,
L'ageasson y dit vobiscum,
La pibôle!
L'ageasson y dit vobiscum,
Pibolon!

Puis, sans cesser de racler une mélodie vague, et après une nouvelle caresse de Cocoleu à la bouteille:

—Où avais-tu pris le fusil? demanda le policier.

—Je... je... je l'avais pris au comte, pour tirer des oiseaux... et je... je... je l'ai encore, caché dans le trou où Michel m'a retrouvé...

C'est tout ce qu'en put supporter le bouillant docteur Seignebos. Ouvrant brusquement la porte, et s'élançant dans la cour:

—Bravo! Goudar! s'écria-t-il.

Mais, au bruit, Cocoleu s'était dressé. Il comprit, car la terreur dissipa son ivresse et décomposa ses traits.

—Ah! brigand! hurla-t-il.

Et, se jetant sur Goudar, il le frappa de deux coups de couteau. Trop rapide et trop imprévu avait été le mouvement pour qu'il fût possible de s'y opposer.

Repoussant violemment maître Folgat qui cherchait à le désarmer, Cocoleu bondit jusqu'à l'un des angles de la cour, et là, terrible comme la bête acculée, l'œil injecté de sang, la bouche écumante, il menaçait de son redoutable couteau quiconque faisait mine d'approcher.

Aux cris de M. Daubigeon et de M. Daveline, les employés de l'hôpital s'étaient hâtés d'accourir, et cependant la lutte eût été sanglante, probablement, sans la présence d'esprit d'un gardien qui, se hissant sur la crête du mur, réussit à prendre dans un nœud coulant le bras du misérable.

En un instant il fut renversé, désarmé et mis hors d'état de nuire.

—On... on... on fera de... de moi ce qu'on voudra, dit-il alors, je... je... je ne prononcerai plus une parole.

Pendant ce temps, l'involontaire et désolé auteur de la catastrophe, le docteur Seignebos, s'empressait près de Goudar, lequel gisait inanimé sur le sable de la cour. Les deux blessures du malheureux policier étaient graves, mais non mortelles, ni même très dangereuses, le couteau ayant glissé sur les côtes. Transporté dans une des chambres particulières de l'hôpital, il ne tarda pas à reprendre connaissance. Et voyant penchés sur son lit M. Daubigeon et M. Daveline, le docteur et maître Folgat:

—Eh bien, murmura-t-il avec un triste sourire, n'avais-je pas raison de dire que mon métier est un fichu métier...

—Mais rien ne vous empêche de l'abandonner, répondit maître Folgat, si véritablement certaine maison que nous avons visitée ensemble suffit à votre ambition...

Le visage pâli du policier s'illumina.

—On me la donnerait? s'écria-t-il.

—N'avez-vous pas découvert et livré à la justice le vrai coupable?

—Bénis soient, en ce cas, les coups de couteau. Je sens qu'avant quinze jours je serai sur pied! Vite une plume et de l'encre, que j'envoie ma démission et que j'annonce à ma femme la bonne nouvelle...

Il fut interrompu par l'entrée d'un des huissiers du tribunal. S'approchant du procureur de la République:

—Monsieur, dit respectueusement cet homme, monsieur le curé de Bréchy vous attend au parquet.

—Je suis à lui à l'instant, répondit M. Daubigeon. (Et s'adressant à ses compagnons:) Venez, messieurs, dit-il, venez...

Le curé de Bréchy l'y attendait, en effet, et il se leva vivement du fauteuil où il était assis lorsqu'il vit entrer le procureur de la République et M. Daveline, maître Folgat et le docteur Seignebos.

—Peut-être est-ce à moi seul que vous voulez parler, monsieur le curé?... demanda M. Daubigeon.

—Non, monsieur, répondit le vieux prêtre, non... L'œuvre de réparation dont je suis chargé doit être publique. (Et présentant une lettre:) Lisez, ajouta-t-il, lisez à haute voix...

Rompant d'une main tremblante d'émotion le cachet armorié, le procureur de la République lut:

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