La corde au cou
XV
Pendant ce temps, rue de la Rampe, l'anxiété était affreuse.
Dès huit heures du matin, tantes Lavarande et la marquise de Boiscoran, M. de Chandoré et maître Folgat étaient venus s'établir au salon et y attendre le résultat de l'entrevue.
Mlle Denise ne descendit que plus tard, et son grand-père ne put s'empêcher de remarquer qu'elle s'était préoccupée de sa toilette.
—N'allons-nous pas revoir Jacques! répondit-elle avec un sourire où éclataient la confiance et la joie.
C'est qu'en effet elle était bien persuadée qu'il devait suffire d'un mot de Jacques à son avocat pour confondre la prévention, et qu'il allait reparaître triomphant au bras de maître Magloire.
Les autres ne partageaient pas ces espérances. Tantes Lavarande, plus jaunes que leurs vieilles dentelles, se tenaient immobiles dans un coin, Mme de Boiscoran dévorait ses larmes, et maître Folgat faisait son possible pour paraître absorbé dans la contemplation d'un recueil de gravures. Moins maître de soi, grand-père Chandoré arpentait le salon, les mains derrière le dos, répétant toutes les dix minutes:
—C'est incroyable comme le temps semble long quand on attend!
À dix heures, pas de nouvelles.
—Maître Magloire aurait-il donc oublié sa promesse? dit Mlle Denise que l'inquiétude gagnait.
—Non, il ne l'a pas oubliée, dit un nouvel arrivant.
C'était l'excellent M. Séneschal qui, en effet, une heure plus tôt, avait croisé maître Magloire rue Nationale, et qui venait aux informations, un peu pour lui, ajoutait-il, mais beaucoup pour Mme Séneschal qui, depuis vingt-quatre heures, était malade d'anxiété.
Onze heures sonnèrent. La marquise de Boiscoran se leva.
—Je ne saurais, dit-elle, supporter une minute de plus cette mortelle incertitude; je vais à la prison.
—Et je vous y accompagne, chère mère, déclara Mlle Denise.
Mais une telle démarche n'était guère raisonnable. M. de Chandoré la combattit, soutenu par M. Séneschal et par maître Folgat.
—On peut, du moins, envoyer quelqu'un, proposèrent timidement les tantes Lavarande.
—C'est une idée, approuva M. de Chandoré.
Il sonna, et ce fut le vieil Antoine qui accourut à l'appel de la sonnette, le vieil Antoine qui, depuis la veille, sachant la fin de l'instruction, était venu s'établir à Sauveterre.
Dès qu'on lui eut expliqué ce qu'on attendait de lui:
—Avant une demi-heure je serai de retour, dit-il.
Et c'est en effet au pas de course qu'il descendit la rue de la Rampe, qu'il suivit la rue Nationale et remonta la rue du Château.
En le voyant paraître, M. Blangin, le geôlier, devint tout pâle. M. Blangin ne dormait plus depuis qu'il avait reçu de Mlle Denise dix-sept mille francs en or... Lui, l'ami des gendarmes autrefois, il frissonnait maintenant lorsqu'il voyait le brigadier entrer dans sa geôle. Ce n'est pas qu'il eût des remords d'avoir trahi son devoir, non, c'est qu'il tremblait d'être découvert. Déjà, à plus de dix reprises, il avait changé de place le bas de laine qui renfermait son trésor; mais en quelque endroit qu'il l'enfouît, il lui semblait toujours que les regards de ses visiteurs s'arrêtaient obstinément sur sa cachette.
Il se rassura, cependant, lorsque Antoine lui eut exposé l'objet de sa mission, et du ton le plus civil:
—Maître Magloire, répondit-il, était ici à neuf heures précises. Je l'ai conduit immédiatement à la cellule de monsieur de Boiscoran, et, depuis ce moment, ils parlent, ils parlent...
—Vous en êtes sûr?
—Naturellement. Ne dois-je pas savoir tout ce qui se passe dans ma prison!... Je suis allé prêter l'oreille... Mais on n'entend rien du corridor. Ils ont fermé le guichet, et la porte est épaisse.
—C'est singulier, murmura le vieux serviteur.
—C'est mauvais signe aussi, déclara le geôlier d'un air capable. J'ai remarqué que les prévenus qui en ont si long à conter à leur défenseur attrapent toujours le maximum...
Antoine, comme de raison, ne rapporta pas à ses maîtres la lugubre réflexion de Blangin; mais ce qu'il leur apprit de la longueur de l'entrevue suffit à accroître leurs appréhensions.
Peu à peu, les couleurs avaient disparu des joues de Mlle Denise, et c'est d'une voix dont les larmes altéraient le timbre si pur qu'elle dit que peut-être elle eût mieux fait de prendre des vêtements de deuil, et que de voir ainsi toute la famille réunie, cela lui rappelait les apprêts d'une cérémonie funèbre...
L'arrivée soudaine du docteur Seignebos lui coupa la parole. Il était fort en colère, comme toujours, il ne salua personne, selon son habitude. Mais dès le seuil:
—Sotte ville que Sauveterre! s'écria-t-il, ville de cancans et de caquets, ville d'indiscrets et de bavards... C'est à se cacher, à déserter, à fuir... De chez moi à ici, vingt curieux implacables m'ont arrêté, sous prétexte que je suis votre médecin, pour me demander où en est l'affaire de monsieur de Boiscoran. Car la ville est en rumeur... La ville sait que Magloire est à la prison, et c'est à qui saura le premier ce que Jacques et lui ont pu se dire... (Il avait déposé sur la table son chapeau à bords immenses, et tout en promenant autour du salon un regard un peu inquiet:) Et ici, interrogea-t-il, on ne sait rien encore.
—Rien, répondirent en même temps M. Séneschal et maître Folgat.
—Et ce retard nous épouvante, dit Mlle Denise.
—Pourquoi donc? fit le médecin. (Et retirant et essuyant vivement ses lunettes d'or:) Pensiez-vous donc, chère demoiselle, fit-il, que l'affaire de Jacques de Boiscoran serait terminée en cinq minutes? Si on vous l'a laissé croire, on a eu tort...
Moi qui méprise les ménagements, je vais vous dire toute ma pensée... Au fond de ces événements du Valpinson, s'agite, j'en mettrais la main au feu, quelque ténébreuse intrigue qu'il ne sera pas facile de débrouiller. Certainement nous tirerons Jacques d'affaire, mais je crains que ce ne soit pas sans peine...
—Monsieur Magloire Mergis! annonça le vieil Antoine.
Le célèbre avocat de Sauveterre entra. Il était si défait et ses traits gardaient si profondément la trace de ses émotions, qu'à tous vint la même et fatale pensée qu'exprima Mlle Denise en s'écriant:
—Jacques est perdu!
Maître Magloire ne répondit pas non.
—Je crois sa situation périlleuse, dit-il.
—Jacques! murmura la marquise de Boiscoran, mon fils!
—J'ai dit périlleuse, reprit l'avocat; mais c'est étrange que j'aurais dû dire, inimaginable et de nature à déconcerter toutes les prévisions...
—Parlez, monsieur, fit Mme de Boiscoran. L'embarras de l'avocat était extrême, et c'est avec une visible détresse que ses regards allaient alternativement des tantes Lavarande à Mlle Denise. Mais personne n'y prenait garde. Ce que voyant:
—Il faut avant, déclara-t-il, que je reste seul avec ces messieurs...
Docilement, les tantes Lavarande se levèrent et entraînèrent dehors la mère et la fiancée de Jacques, qui semblait près de défaillir.
Et, dès que la porte fut refermée:
—Merci, maître Magloire! s'écria grand-père Chandoré, fou de douleur, merci de me donner le temps de préparer mon enfant au coup terrible, car je ne vous ai que trop compris, Jacques est coupable...
—Arrêtez, interrompit l'avocat, je n'ai rien dit de pareil... Plus que jamais, monsieur de Boiscoran proteste de son innocence; seulement, il allègue pour se justifier un fait tellement invraisemblable, tellement inadmissible...
—Enfin, que dit-il? interrogea M. Séneschal.
—Il prétend que la comtesse de Claudieuse était... sa maîtresse.
Le docteur Seignebos bondit et, rajustant ses lunettes d'or d'un geste triomphant:
—J'en étais sûr! s'écria-t-il. Je l'avais deviné! Maître Folgat, en cette occasion, ne pouvait avoir, il le comprenait bien, voix délibérative. Il arrivait de Paris avec les idées de Paris, et quoi qu'il eût entendu dire déjà, le nom de la comtesse de Claudieuse ne lui révélait rien.
Mais à l'effet qu'il fit sur les autres, il put juger l'allégation de Jacques de Boiscoran.
Loin de partager l'impression du docteur Seignebos, grand-père Chandoré et M. Séneschal parurent aussi révoltés que maître Magloire.
—Ce n'est pas croyable! déclara l'un.
—C'est impossible! prononça l'autre. Maître Magloire secouait la tête.
—Et voilà justement, fit-il, ce que j'ai répondu à Jacques.
Mais le docteur n'était pas de ces hommes qui s'étonnent ou s'effrayent de n'être pas de l'avis de tout le monde.
—Vous ne m'avez donc pas entendu! s'écria-t-il, vous ne m'avez donc pas compris! La preuve que le fait n'est ni invraisemblable ni impossible, c'est que je le soupçonnais. Et c'était indiqué, pardieu!... À quel propos un garçon tel que Jacques, heureux comme pas un, riche, bien tourné, amoureux et aimé d'une charmante fille, irait-il s'amuser à incendier les maisons et assassiner les gens!... Vous me répondrez que monsieur de Claudieuse ne lui était pas sympathique! Diable! Si tous les gens qui exècrent le docteur Seignebos se mettaient à lui tirer dessus, savez-vous que j'aurais le corps plus troué qu'une écumoire! De vous tous, maître Folgat ici présent est le seul à n'avoir pas eu la berlue...
Modestement, le jeune avocat essaya de protester:
—Monsieur...
Mais l'autre lui coupant la parole:
—Oui, monsieur, poursuivit-il, vous y avez vu clair, et, la preuve, c'est que tout de suite vous avez cherché l'âme, l'inspiration, la cause, la pensée, le mobile, la femme, enfin, de l'énigme. La preuve, c'est que vous êtes allé demandant à tous, à Antoine, le valet de chambre, à monsieur de Chandoré, à monsieur Séneschal, à moi-même, si Jacques de Boiscoran n'avait pas ou n'avait pas eu quelque passion dans le pays. Tous vous ont répondu non, étant à mille lieues de se douter de la vérité. Seul, sans vous répondre précisément, je vous ai donné à entendre que votre sentiment était le mien, et ce en présence de monsieur de Chandoré.
—C'est exact! affirmèrent le vieux gentilhomme et maître Folgat.
M. Seignebos triomphait. Et toujours gesticulant, et toujours retirant et remettant ses lunettes d'or:
—C'est que j'ai appris à me défier des apparences, continuait-il; c'est que dès les premiers moments j'avais eu d'étranges soupçons. Étudiant l'attitude de madame de Claudieuse, pendant la nuit de l'incendie, je l'avais trouvée embarrassée, anormale, équivoque, suspecte... Je m'étais étonné de sa complaisance à céder aux fantaisies du sieur Galpin et de sa facilité à se prêter à l'interrogatoire de Cocoleu... Car enfin, c'est elle seule qui a fait parler ce soi-disant idiot. J'ai de bons yeux, messieurs, sous mes lunettes. Eh bien! sur tout ce que j'ai de plus sacré, sur ma foi républicaine, je suis prêt à le jurer, quand Cocoleu a prononcé le nom de monsieur de Boiscoran, la comtesse de Claudieuse n'a pas été surprise...
De leur vie, en aucune circonstance, sur n'importe quel sujet, le maire de Sauveterre et le docteur Seignebos n'avaient pu s'entendre. La question qui s'agitait n'était pas de nature à les mettre d'accord.
—J'étais présent à l'interrogatoire de Cocoleu, déclara M. Séneschal, et j'ai, au contraire, constaté la stupeur de la comtesse...
Le médecin levait les épaules.
—Assurément, dit-il, elle a fait «Ah!»..., mais ce n'est ni une difficulté, ni une preuve. Moi aussi, je saurais très bien faire comme cela: «Ah!», si l'on venait me dire que monsieur le maire a tort, et cependant je n'en serais pas étonné...
—Docteur! fit M. de Chandoré d'un ton conciliant, docteur...
Mais déjà M. Seignebos s'était retourné vers maître Magloire, qu'il avait à cœur de convaincre. Et il poursuivait:
—Oui, le visage de la comtesse de Claudieuse a exprimé la stupeur, mais ses yeux trahissaient la colère la plus atroce, la haine et la joie de la vengeance... Et ce n'est pas tout! Que monsieur le maire me dise, s'il lui plaît, où était madame de Claudieuse quand son mari a été réveillé par les flammes... Était-elle près de lui?... Non. Elle veillait la plus jeune de ses filles, atteinte de la rougeole... Hum! Que pensez-vous de cette rougeole qui exige une garde de nuit?... Et quand les deux coups de feu ont été tirés, où se trouvait la comtesse? Toujours près de sa fille, et de l'autre côté de la maison, précisément du côté opposé à celui où a éclaté l'incendie...
Le maire de Sauveterre n'était pas moins entêté que le médecin.
—Je vous ferai remarquer, docteur, objecta-t-il, que monsieur de Claudieuse lui-même a déclaré que, lorsqu'il avait couru au feu, il avait retrouvé la porte de la maison fermée en dedans, telle qu'il l'avait fermée de sa main quelques heures auparavant.
De son air le plus ironique, le docteur Seignebos saluait.
—N'y avait-il donc qu'une porte au château de Valpinson? demanda-t-il.
—À ma connaissance, déclara M. de Chandoré, il y en avait au moins trois.
—Je dois dire, ajouta maître Magloire, que selon les allégations de monsieur de Boiscoran, la comtesse de Claudieuse, pour venir le rejoindre, ce soir-là, serait sortie par la porte de la buanderie...
—Que disais-je! s'écria M. Seignebos. (Et essuyant ses lunettes à en briser les verres:) Et les enfants!... continua-t-il. Monsieur le maire trouve-t-il naturel que madame de Claudieuse, cette mère incomparable, selon lui, ait oublié ses enfants au milieu de l'incendie?...
—Quoi! cette malheureuse femme est attirée dehors par l'explosion de deux coups de feu, elle voit sa maison en flammes, elle trébuche contre le corps inanimé de son mari, et vous lui reprochez de n'avoir pas gardé sa liberté d'esprit!
—C'est une appréciation, mais ce n'est pas la mienne. Je crois plus volontiers que la comtesse, s'étant attardée dehors, a été empêchée de rentrer par l'incendie... Je trouve aussi que Cocoleu est arrivé là bien à propos, et qu'il est bien heureux que la Providence ait illuminé sa cervelle vide de cette idée sublime de sauver les enfants au péril de ses jours!
M. Séneschal, cette fois, ne répliqua pas.
—Fortifiés de toutes ces circonstances, reprit le docteur, mes soupçons devinrent tels que je résolus de les vérifier, s'il était possible. Dès le lendemain, j'interrogeai madame de Claudieuse, et non sans perfidie, je puis l'avouer. Ses réponses et sa contenance furent loin de modifier mes impressions. Quand je lui demandai en la regardant bien dans le blanc des yeux ce qu'elle pensait de l'état mental de Cocoleu, elle fut sur le point de se trouver mal, et c'est d'une voix à peine intelligible qu'elle me confessa avoir surpris chez lui quelques éclairs d'intelligence. Lorsque je voulus savoir si Cocoleu lui était attaché, c'est avec un trouble insurmontable qu'elle me déclara que son dévouement était celui d'un animal reconnaissant des soins qu'on lui donne. Que pensez-vous de cela, messieurs?... Moi, je pensai que Cocoleu était le nœud de l'affaire, qu'il savait la vérité, et que je sauverais Jacques si j'arrivais à démontrer que l'imbécillité de Cocoleu est en partie simulée, et que son mutisme est un artifice de la peur. Et je l'aurais démontré, si on m'eût adjoint d'autres experts que cet âne du chef-lieu et ce farceur de Paris... (Il s'arrêta dix secondes. Mais sans laisser à personne le temps de répliquer:) Maintenant, reprit-il, revenons au point de départ et concluons. Pourquoi, à votre avis, est-il impossible et invraisemblable que madame de Claudieuse ait trahi ses devoirs? Parce qu'elle jouit d'une éclatante renommée de sagesse et de vertu? Eh bien! mais il me semble que la réputation d'honneur de Jacques de Boiscoran était indiscutable. Selon vous il est absurde de soupçonner madame de Claudieuse d'avoir eu un amant. Serait-il donc naturel que, du soir au lendemain, Jacques fût devenu un abject scélérat!
—Oh! ce n'est pas la même chose, fit M. Séneschal.
—C'est vrai! s'écria le docteur, et cette fois, monsieur le maire, vous avez raison. Commis par monsieur de Boiscoran, le crime du Valpinson serait un de ces crimes absurdes qui révoltent le bon sens... Commis par la comtesse, il n'est plus que le dénouement fatal d'une situation créée par monsieur de Claudieuse, le jour où il a épousé une femme plus jeune que lui de trente ans.
Il ne fallait pas trop se fier aux grandes colères du docteur Seignebos. Alors même qu'il semblait le plus hors de soi, il ne disait jamais que ce qu'il voulait bien dire, possédant cette faculté admirable et méridionale de jeter feu et flammes et de rester intérieurement aussi glacé qu'une banquise. Mais cette fois, il découvrait bien toute sa pensée. Et il en avait assez dit, et il avait montré la situation sous un aspect assez nouveau pour donner à réfléchir à ses auditeurs.
—Vous m'auriez converti, docteur, lui dit maître Folgat, si je ne l'avais été d'avance.
—Il est certain, fit M. de Chandoré, qu'après avoir entendu le docteur, le fait ne paraît plus impossible...
—Tout est possible! murmura philosophiquement M. Séneschal lui-même.
Seul, le célèbre avocat de Sauveterre n'était pas ébranlé.
—Eh bien! moi, prononça-t-il, j'admets plutôt une heure de vertige que des années d'une monstrueuse hypocrisie. Jacques peut avoir commis le crime et n'être qu'un fou. Si madame de Claudieuse était coupable, ce serait à désespérer de l'humanité et à ne plus croire à rien au monde. Je l'ai vue, messieurs, entre son mari et ses enfants... on ne feint pas les regards d'exquise tendresse dont elle les enveloppait...
—Il n'en démordra pas! interrompit le docteur Seignebos. (Et frappant sur l'épaule de son ami—car maître Magloire était son ami depuis bien des années, et même ils se tutoyaient:) Ah! je te reconnais bien là, poursuivit-il, avocat singulier qui, jugeant les autres d'après toi, refuse de croire au mal... Oh! ne proteste pas, car c'est pour cela surtout que nous t'aimons et que nous t'admirons, et que nous sommes fiers de te voir dans les rangs républicains... Mais il faut bien l'avouer, tu n'es pas l'homme qu'il faut pour débrouiller une telle intrigue. À vingt-huit ans, tu as épousé une jeune fille que tu adorais, tu as eu le malheur de la perdre et, depuis, chastement fidèle à son souvenir, tu as vécu si loin des passions que tu ne sais plus si elles existent... Homme heureux, dont le cœur a vingt ans et qui, avec des cheveux blancs, croit encore aux sourires et aux regards des femmes!
Il y avait beaucoup de vrai là-dedans, mais il est certaines vérités qu'on n'aime pas toujours à s'entendre dire.
—Ma naïveté ne fait rien à l'affaire, dit maître Magloire. Je prétends et je soutiens qu'il est impossible qu'après avoir été cinq ans l'amant d'une femme, on n'en puisse pas administrer la preuve.
—Eh bien! tu te trompes, maître! fit le médecin en rajustant ses lunettes d'or d'un air de fatuité qui eût été bien comique en tout autre moment.
—Quand les femmes se mettent à être prudentes et défiantes, prononça M. de Chandoré, elles ne le sont pas à demi...
—Il tombe sous le sens, d'ailleurs, ajouta maître Folgat, que jamais madame de Claudieuse ne se fût déterminée à un crime si audacieux si elle n'eût pas été sûre que, les lettres brûlées, nulle preuve ne subsistait contre elle.
—Voilà la vérité! s'écria M. Seignebos. Maître Magloire ne dissimulait pas son impatience.
—Malheureusement, messieurs, reprit-il d'un ton sec, ce n'est pas de vous que dépend l'acquittement ou la condamnation de monsieur de Boiscoran. Ce n'est ni pour vous convaincre, ni pour être convaincu que je suis ici. Je suis venu pour discuter avec les amis de monsieur de Boiscoran la conduite à suivre, et arrêter les bases de la défense.
À maître Magloire, évidemment, appartenait la situation. Il alla s'adosser à la cheminée, et quand les autres se furent assis en face de lui:
—Tout d'abord, commença-t-il, je veux admettre les allégations de monsieur de Boiscoran. Il est innocent. Il a été l'amant de madame de Claudieuse, mais il n'a pas de preuves. Ceci admis, quel parti prendre? Dois-je lui conseiller de faire appeler le juge d'instruction et de tout lui raconter?
Personne ne répondit d'abord. Et ce n'est qu'après un assez long silence que le docteur Seignebos dit:
—Ce serait bien grave...
—Très grave, en effet, insista le célèbre avocat de Sauveterre. Par nos impressions, il nous est aisé d'imaginer l'impression de monsieur Galpin-Daveline. Avant tout il demanderait des preuves, la déclaration d'un témoin, un indice quelconque... Et dès que Jacques lui répondrait qu'il ne peut rien que donner sa parole, monsieur Daveline lui dirait qu'il ment.
—Il se déciderait peut-être à un supplément d'instruction, dit M. Séneschal. Il manderait probablement madame de Claudieuse...
De la tête maître Magloire approuvait.
—Il la manderait certainement, déclara-t-il. Mais après... Avouerait-elle? Ce serait folie que de l'espérer. Si elle est coupable, c'est une femme d'une trop robuste énergie pour se laisser arracher la vérité. Elle nierait donc tout, superbement, magnifiquement, et de façon à ne pas laisser subsister l'ombre d'un doute.
—Ce n'est que trop probable, grommela le docteur; ce pauvre Galpin n'est pas fort...
—Que résulterait-il donc de cette démarche? poursuivait maître Magloire. La cause de monsieur de Boiscoran en deviendrait mille fois plus mauvaise, car à l'horreur de son crime s'ajouterait l'odieux de la plus vile, de la plus lâche des calomnies.
Plus que tous les autres, maître Folgat était attentif.
—N'ayant pas de preuves, dit-il, mon avis est que monsieur de Boiscoran ne doit pas demander de supplément d'instruction.
L'avocat de Sauveterre s'inclina.
—Je suis bien aise, fit-il, que cette opinion vienne de mon honorable confrère. Donc, il ne faut plus songer à éviter le jugement à monsieur de Boiscoran... il passera en cour d'assises.
D'un mouvement désespéré, M. de Chandoré leva les bras au ciel.
—Mais Denise en mourra de douleur et de honte! s'écria-t-il.
Emporté par la situation, maître Magloire continuait:
—Nous voici donc en cour d'assises, à Sauveterre, devant des magistrats du ressort, devant des jurés du pays, incapables de forfaiture, j'en suis sûr, mais fatalement accessibles à l'opinion qui, depuis longtemps, a condamné monsieur de Boiscoran... L'audience est ouverte, le président interroge l'accusé. Dira-t-il ce qu'il m'a dit à moi, qu'étant l'amant de madame de Claudieuse, il était allé au Valpinson lui reporter ses lettres et prendre les siennes, et que toutes ont été brûlées? Soit, il le dit. Et aussitôt s'élève une clameur indignée et un concert de malédictions et de mépris... N'importe! Armé de ses pouvoirs discrétionnaires, le président suspend l'audience et envoie chercher la comtesse de Claudieuse. Puisque nous la supposons coupable, nous croyons à son infernale énergie, n'est-ce pas?... Elle a prévu ce qui arrive, et elle a répété son rôle. Citée, elle vient pâle, vêtue de deuil, et un murmure de respectueuse sympathie salue son entrée. Vous voyez son attitude, n'est-ce pas? Le président lui explique ce dont il s'agit, et elle ne comprend pas, elle ne peut comprendre une si épouvantable calomnie. Mais quand elle a compris... Voyez-vous le regard superbe dont elle écrase Jacques, et de quelle hauteur elle répond: «N'ayant pas réussi à assassiner le mari, cet homme essaye de déshonorer la femme... Je vous confie mon honneur de mère et d'épouse, messieurs, je ne répondrai pas aux infamies de cet abject calomniateur...»
—Mais ce serait le bagne! s'écria M. de Chandoré, ce serait l'échafaud!
—Ce serait le maximum, en tout cas, répondit l'avocat de Sauveterre. Mais les débats continueraient, le ministère public prononcerait un réquisitoire foudroyant, et enfin viendrait le tour du défenseur de prendre la parole... Messieurs, vous vous êtes irrités de mon obstination... Je n'ajoute pas foi, je l'avoue, aux allégations de monsieur de Boiscoran. Mais mon jeune confrère y croit, lui. Eh bien! qu'il réponde franchement: oserait-il plaider le système de l'accusé et essayer de démontrer que madame de Claudieuse était la maîtresse de Jacques?
Maître Folgat fronçait les sourcils.
—Je ne sais, murmura-t-il.
—Eh bien! moi je sais que vous n'oseriez pas! s'écria maître Magloire, et vous auriez raison, car ce serait vous perdre de réputation, sans nulle chance de sauver Jacques. Oui, sans nulle chance... Car, enfin, supposons un résultat inespéré, supposons que vous parveniez à démontrer que Jacques a dit vrai, qu'il a été l'amant de la comtesse... Qu'arrivera-t-il? On arrête madame de Claudieuse. Relâche-t-on monsieur de Boiscoran pour cela? Non, assurément. On le garde et on lui dit: «Oui, cette femme a essayé d'assassiner son mari, mais elle était votre maîtresse, vous êtes donc son complice...» Messieurs, voilà la situation!
Dégageant la question des commentaires inutiles, des vaines appréciations et de toute phraséologie sentimentale, maître Magloire la posait enfin comme elle devait être posée pour être résolue, et dans toute son effrayante simplicité.
Éperdu, grand-père Chandoré se dressa sur ses pieds, et d'une voix rauque:
—Alors, tout est bien fini! s'écria-t-il. Innocent ou coupable, Jacques de Boiscoran doit être condamné.
Maître Magloire ne répondit pas.
—Et c'est là, dit encore le vieux gentilhomme, ce que vous appelez la justice!
—Hélas! fit M. Séneschal, il serait puéril de le nier, la cour d'assises est une loterie...
M. de Chandoré, d'un geste terrible de colère, l'interrompit:
—En d'autres termes, reprit-il, l'honneur et la vie de Jacques dépendent à cette heure d'un caprice du sort, d'un hasard, du temps qu'il fera le jour de l'audience ou des dispositions d'un juré! Et s'il ne s'agissait que de Jacques, encore... Mais c'est la vie de mon enfant, messieurs, c'est la vie de Denise qui est en jeu... Frapper Jacques, c'est la frapper...
Maître Folgat dissimulait assez mal une larme; M. Séneschal et le docteur Seignebos lui-même frissonnaient, tant faisait mal à voir la douleur de ce vieillard, menacé en sa plus chère, en son unique, en sa suprême affection.
Il avait pris les mains de l'avocat de Sauveterre, et les serrant d'une étreinte désespérée:
—Mais vous le sauverez, n'est-ce pas, Magloire? poursuivit-il. Innocent ou coupable, qu'importe, puisque Denise l'aime! Vous en avez sauvé tant d'autres!... Les juges, c'est bien connu, ne savent pas résister à l'autorité de votre parole. Vous trouverez des accents irrésistibles pour sauver un malheureux qui a été votre ami...
Le célèbre avocat eût été lui-même le coupable qu'il n'eût pas été plus abattu. Ce que voyant:
—Qu'est-ce à dire, ami Magloire! s'écria le docteur Seignebos, n'es-tu plus l'homme dont l'admirable éloquence est l'honneur de notre pays! Haut le front, morbleu! Jamais plus noble cause ne te fut confiée!
Mais il secouait la tête.
—Je n'ai pas la foi, murmura-t-il, et je ne sais pas plaider quand ce n'est pas ma conscience qui me fournit mes arguments... (Et son embarras redoublant:) Seignebos, ajouta-t-il, l'a dit tout à l'heure: je ne suis pas l'homme d'une telle cause. Toute mon expérience n'y servirait de rien. Mieux vaut confier l'affaire à mon jeune confrère...
Pour la première fois de sa vie, maître Folgat trouvait un de ces procès qui mettent un homme à même de montrer toute sa valeur et qui lui ouvrent les deux battants de l'avenir. Pour la première fois, il rencontrait une de ces causes où tout se réunit pour exalter l'intérêt: la grandeur du crime, la situation de la victime, le caractère de l'accusé, le mystère, la diversité des avis, la difficulté de la défense, l'incertitude du résultat... une de ces causes pour lesquelles un avocat se passionne, qu'il embrasse de toute son énergie, où il se met tout entier, où il partage les angoisses et les espérances de son client.
Il eût donné de grand cœur cinq ans de ses honoraires pour en être chargé. Mais il était honnête homme, avant tout.
—Songeriez-vous donc à abandonner monsieur de Boiscoran, maître Magloire? s'écria-t-il.
—Vous le servirez mieux que moi, répondit le célèbre avocat.
Peut-être était-ce l'intime conviction de maître Folgat. N'importe:
—Vous n'avez pas réfléchi à l'effet que cela produirait, mon cher maître, dit-il.
—Oh!...
—Que penserait-on dans le public, si l'on apprenait tout à coup que vous vous retirez? Il faut, dirait-on, que l'affaire de monsieur de Boiscoran soit bien mauvaise pour que maître Magloire renonce à la plaider... Et ce serait une charge ajoutée à toutes celles qui accablent cet infortuné...
Le docteur ne laissa pas à son ami le temps de répliquer.
—Il est interdit à Magloire de se retirer, déclara-t-il, mais il a le droit de s'adjoindre un confrère. Il doit rester l'avocat et le conseil de Jacques de Boiscoran, mais maître Folgat peut lui prêter le concours de ses lumières, le renfort de sa jeunesse et de son activité, l'assistance même de sa parole.
Une fugitive rougeur colora les joues du jeune avocat.
—Je suis tout aux ordres de maître Magloire, dit-il.
Le célèbre avocat de Sauveterre réfléchissait. Et, après un moment, se retournant vers son jeune confrère:
—Avez-vous une idée, lui demanda-t-il, un plan? Que feriez-vous?
À l'étonnement de tous, un nouveau Folgat se révéla, en quelque sorte. Il parut grandir, son visage s'illumina, ses yeux brillèrent, et d'une voix pleine et sonore, d'une de ces voix dont le timbre métallique vibre dans la poitrine des auditeurs:
—Avant tout, commença-t-il, je verrais monsieur de Boiscoran. Seul, il dicterait mes résolutions définitives. Mais déjà mon plan est esquissé... Moi, j'ai la foi, messieurs, je vous l'ai dit... L'homme aimé de mademoiselle Denise ne saurait être un scélérat... Qu'entreprendrais-je donc? De prouver la vérité du récit de monsieur de Boiscoran. Est-ce possible? Je l'espère. Monsieur de Boiscoran assure qu'il n'existe ni témoins ni preuves de ses relations avec madame de Claudieuse. Je suis persuadé qu'il se trompe. Elle a été, dit-il, d'une prudence et d'une habileté extraordinaires. Peu importe. La défiance éveille la défiance, et c'est quand on prend le plus de précautions qu'on est observé. On veut se cacher, on se découvre. On ne voit personne, on est vu...
»Maître de la défense, dès demain je commencerais une contre-instruction. L'argent ne nous manque pas, le marquis de Boiscoran a de hautes influences, nous serions bien servis... Avant quarante-huit heures, j'aurais mis en campagne des hommes expérimentés. Je connais la rue des Vignes, elle est fort déserte, mais il s'y trouve des yeux comme partout. Pourquoi certains de ces yeux n'auraient-ils pas remarqué la mystérieuse visiteuse de monsieur de Boiscoran?... Voilà ce que mes agents iraient demander de porte en porte. Et pour cette besogne, inutile de leur livrer un nom. Ce n'est pas madame de Claudieuse qu'ils auraient mission de rechercher, mais bien une inconnue vêtue de telle et telle façon. Et s'ils découvraient quelqu'un l'ayant vue, et capable de la reconnaître, ce quelqu'un serait notre premier témoin...
»En attendant, je m'informerais de l'ami de monsieur de Boiscoran, de cet Anglais dont il portait le nom, et je me mettrais en rapport avec la police de Londres. Si cet Anglais était mort, je le saurais, et ce serait un malheur... S'il n'était qu'à l'autre bout du monde, le câble transatlantique me permettrait de l'interroger et d'avoir ses réponses en moins d'une semaine.
»Déjà j'aurais lancé d'habiles limiers sur les traces de cette servante anglaise qui tenait la maison de la rue des Vignes. Monsieur de Boiscoran déclare que jamais elle n'a seulement entrevu madame de Claudieuse. Erreur. Il est impossible qu'une servante n'ait pas eu envie et trouvé le moyen de dévisager une femme que reçoit son maître... Retrouvée, elle parlerait.
»Et ce n'est pas tout: il venait des étrangers dans cette maison de la rue des Vignes. Je les interrogerais un à un. Je questionnerais le jardinier et ses aides, le porteur d'eau, le tapissier, les garçons de tous les fournisseurs. Qui nous dit que l'un d'eux n'est pas en possession de cette vérité que nous cherchons en ce moment?
»Enfin, quand une femme a passé tant de journées dans une maison, il est impossible qu'elle n'y ait pas laissé des traces de son passage. Depuis, m'objecterez-vous, la guerre est survenue, puis la Commune... N'importe. J'interrogerais les débris, je fouillerais les ruines, j'examinerais chaque arbre du jardin, je chercherais sur les vitres épargnées un nom écrit à la pointe d'un diamant, je forcerais les glaces restées intactes à me livrer l'image qu'elles ont reflétée si souvent...
—Ah! voilà qui est parler! s'écria le docteur Seignebos, enthousiasmé.
Les autres frissonnaient d'émotion. Ils comprenaient que la lutte allait enfin commencer. Mais déjà, insoucieux des impressions de ses auditeurs, maître Folgat continuait:
—Ici, à Sauveterre, la tâche serait plus difficile, mais en cas de succès, plus décisifs aussi seraient les résultats. Ici, j'amènerais quelqu'un de ces policiers au flair subtil, qui ont su faire un art de leur profession, un Lecoq ou un Tabaret quelconque, dont j'aurais intéressé la vanité. À celui-là, il faudrait tout dire, et même livrer les noms. Mais ce serait sans inconvénient. Son désir de réussir, la magnificence de la récompense, l'habitude professionnelle enfin, nous garantiraient son silence. Il arriverait secrètement, caché sous le travestissement qui lui semblerait devoir le mieux servir ses investigations, et recommencerait, au bénéfice de la défense, l'enquête faite par monsieur Galpin-Daveline au profit de la prévention. Découvrirait-il quelque chose? On est en droit de l'espérer. Je sais des policiers qui, avec des indices bien moins positifs, ont su remonter jusqu'à des vérités bien autrement invraisemblables.
Littéralement, grand-père Chandoré, l'excellent M. Séneschal, le docteur Seignebos et maître Magloire lui-même buvaient les paroles du jeune avocat.
—Est-ce tout, messieurs? poursuivait-il. Pas encore.
Servi par sa vieille expérience, M. le docteur Seignebos avait, dès le premier jour, pressenti le personnage essentiel de cette ténébreuse intrigue.
—Cocoleu!
—Oui, docteur, Cocoleu. Acteur, confident ou témoin, Cocoleu a évidemment le mot de l'énigme. Ce mot, il faut à tout prix essayer de le lui arracher. Une expertise médico-légale vient de lui décerner un brevet d'idiotie. N'importe, nous protestons. Nous n'avons plus à garder les ménagements d'autrefois. Nous prétendons que l'imbécillité de ce misérable est à dessein exagérée. Nous soutenons que son mutisme opiniâtre est une insigne fourberie. Quoi! il aurait eu assez d'intelligence pour témoigner contre nous, et il ne lui en resterait plus pour expliquer ou seulement répéter son témoignage? C'est inadmissible. Nous soutenons qu'il se tait maintenant, de même qu'il a parlé la nuit de l'incendie, par ordre. Si son silence servait moins la prévention, elle trouverait bien un moyen de le lui faire rompre. Nous exigeons que ce moyen soit recherché. Nous demandons qu'on assigne la personne qui, une fois déjà, a su lui délier la langue, et qu'on lui ordonne de recommencer l'expérience. Nous voulons une expertise nouvelle, ce n'est pas au pied levé et en quarante-huit heures qu'on décide de l'état mental d'un individu intéressé à jouer l'imbécillité. Et nous voulons surtout que les nouveaux experts nous présentent à nous, faussement accusés par Cocoleu, des garanties de savoir et d'indépendance!
Le docteur Seignebos trépignait d'enthousiasme. Sous une forme précise et énergique, il retrouvait toutes ses idées.
—Oui! s'écria-t-il, voilà la marche à suivre! Qu'on me donne carte blanche, et avant quinze jours Cocoleu est démasqué.
Moins bruyamment expansif, le célèbre avocat de Sauveterre serrait la main de maître Folgat.
—Vous le voyez, lui dit-il, c'est à vous que doit être confiée l'affaire de Jacques de Boiscoran.
Le jeune avocat n'essaya pas de protester. Quand il avait pris la parole, sa détermination était arrêtée.
—Tout ce qu'il est humainement possible de faire, prononça-t-il, je le ferai. La tâche acceptée, je m'y dévoue corps et âme. Mais je tiens à ce qu'il soit bien entendu et bien répété, dans le public, que maître Magloire ne se retire pas, que je ne suis que son second...
—C'est convenu, dit le vieil avocat.
—Alors, quand verrons-nous monsieur de Boiscoran?
—Demain matin.
—C'est qu'il m'est impossible de rien entreprendre sans l'avoir consulté.
—Oui, mais vous ne pouvez être admis près de lui que sur une autorisation de monsieur Galpin-Daveline, et je doute que nous puissions l'obtenir aujourd'hui.
—C'est fâcheux...
—Non, parce que nous avons pour aujourd'hui notre besogne toute taillée. Nous avons à examiner les pièces de la procédure mises à ma disposition par le juge d'instruction...
Le docteur Seignebos bouillait d'impatience.
—Oh! que de paroles! interrompit-il. À l'œuvre, avocats, à l'œuvre... Allons, partons-nous?
Ils sortaient. D'un geste, M. de Chandoré les retint.
—Jusqu'ici, messieurs, dit-il, nous n'avons pensé qu'à Jacques... Et Denise?...
D'un air surpris, les autres le regardaient.
—Que vais-je lui répondre, poursuivit-il, quand elle me demandera le résultat de l'entrevue de Jacques et de maître Magloire, et pourquoi on n'a pas voulu parler en sa présence?
Le docteur Seignebos l'avait déclaré; il n'était pas partisan des ménagements.
—Vous lui répondrez la vérité, conseilla-t-il.
—Quoi! je lui dirais que Jacques était l'amant de madame de Claudieuse!
—Ne l'apprendra-t-elle pas tôt ou tard! Mademoiselle Denise est une fille énergique...
—Oui, mais mademoiselle Denise est la plus saintement ignorante des jeunes filles, interrompit vivement maître Folgat, et elle aime monsieur de Boiscoran. Pourquoi troubler la pureté de ses pensées et sa sécurité? N'est-elle pas assez malheureuse! Monsieur de Boiscoran n'est plus au secret; il verra sa fiancée, libre à lui de parler s'il le juge convenable. Seul il en a le droit. Je l'en dissuaderai, pourtant. Du caractère dont je connais mademoiselle de Chandoré, il lui serait impossible de garder le silence si le hasard la mettait en présence de madame de Claudieuse.
—Monsieur de Chandoré doit se taire, décida maître Magloire. C'est déjà trop d'être obligé de tout confier à madame de Boiscoran. Car, ne l'oubliez pas, messieurs, la moindre indiscrétion ferait sûrement échouer le projet, si chanceux déjà, de maître Folgat.
Tous sortirent sur ces mots, et quand M. de Chandoré se trouva seul:
—Oui, ils ont raison! murmura-t-il, mais que dire?
Il cherchait dans sa tête une explication plausible, quand une femme de chambre vint lui annoncer que Mlle Denise le demandait.
—Je vous suis! lui répondit-il.
Et il la suivit, en effet, d'un pas pesant, et composant de son mieux son visage, pour y effacer les traces des terribles émotions par lesquelles il venait de passer.
C'est dans son salon du premier étage que les tantes Lavarande avaient entraîné Denise et Mme de Boiscoran. C'est là que M. de Chandoré alla les rejoindre et qu'il les trouva, Mme de Boiscoran affaissée sur un fauteuil, pâle et toute défaillante, Mlle Denise, au contraire, marchant de çà et de là d'un pas fiévreux, la joue en feu, les yeux étincelants.
Dès qu'il parut:
—Eh bien! il n'y a plus d'espoir, n'est-ce pas? lui demanda sa petite-fille d'un ton bref.
—Plus que jamais, au contraire, répondit-il en se forçant à sourire.
—Alors pourquoi maître Magloire nous a-t-il fait sortir?
Le vieux gentilhomme avait eu le temps de ruminer un mensonge.
—Parce que, dit-il, Magloire avait à nous annoncer une nouvelle fâcheuse. Impossible d'espérer une ordonnance de non-lieu. Jacques subira un jugement...
Tout d'un bloc, Mme de Boiscoran se dressa.
—Jacques en cour d'assises! s'écria-t-elle, mon fils, un Boiscoran!
Et elle retomba comme une masse. Pas un muscle du visage de Mlle Denise n'avait tressailli.
—J'attendais pis! fit-elle d'un accent étrange. On peut éviter la cour d'assises...
Et elle sortit en repoussant la porte avec une telle violence que les tantes Lavarande s'élancèrent à sa poursuite.
Désormais, M. de Chandoré ne se croyait plus obligé de se contraindre. Il vint se planter devant Mme de Boiscoran, et donnant cours enfin à l'effroyable colère qu'il refoulait depuis si longtemps:
—Votre fils! s'écria-t-il, votre Jacques!... Je le voudrais mort mille fois, le misérable qui tue mon enfant, car il me la tue, vous le voyez bien...
Et, impitoyable, il se mit à raconter l'histoire de Jacques et de la comtesse de Claudieuse.
Anéantie, brisée par les sanglots, Mme de Boiscoran n'avait même pas la force de lui demander grâce... Et quand il eut achevé, avec l'expression du plus affreux égarement:
—L'adultère! murmura-t-elle. Ô mon Dieu!... Voilà donc le châtiment!
XVI
C'est au palais de justice, qu'au sortir du salon de M. de Chandoré, se rendaient maître Folgat et maître Magloire. Et tout en descendant la rue de la Rampe:
—Il faut, disait l'avocat parisien, que monsieur Galpin-Daveline se croie terriblement sûr de son affaire, pour accorder ainsi à la défense la communication de la procédure instruite contre monsieur de Boiscoran.
C'est qu'en effet, le Code d'instruction criminelle semble n'ordonner, n'autoriser même, cette communication qu'après l'arrêt de la chambre des mises en accusation, et après que l'accusé a été interrogé par le président des assises. Parce qu'alors seulement, disent tous ces commentateurs, qui sont le fléau de notre jurisprudence, «parce qu'alors seulement l'instruction peut être considérée comme terminée, et que de ce moment seulement se fait sentir le besoin d'une défense libre d'entraves et basée sur la connaissance de tout ce qui a précédé».
Le bon sens et l'équité se révoltent d'une telle doctrine. Elle n'en a pas moins été consacrée et confirmée par des arrêts de la cour de Poitiers et de la cour de cassation.
Ainsi, voilà un malheureux accusé de quelque crime atroce, accusé faussement peut-être, présumé innocent de par la loi, et il devra ignorer les charges accumulées secrètement contre lui, les preuves recueillies, les dépositions des témoins! Ses intérêts les plus chers sont en jeu, il y va de son bonheur et de sa vie, de l'honneur et de la vie des siens, n'importe!... On lui dérobera les résultats de l'instruction.
Et c'est au dernier moment, lorsque déjà l'opinion est faite, quand déjà sont convoqués les jurés qui doivent décider de son sort, qu'il lui sera permis de prendre connaissance de son dossier.
À cela, les sempiternels commentateurs répondent par des volumes d'arguments et d'arguties. Ils invoquent, pour justifier cette terrible doctrine, les intérêts de l'univers entier, de la société, du juge, des témoins... Comme s'il pouvait être des intérêts plus sacrés que ceux de la défense! Comme si la justice humaine était infaillible! Comme s'il ne valait pas mieux mille fois laisser échapper mille coupables que risquer de condamner un seul innocent!
Heureusement, il est avec la loi des accommodements. Et moyennant l'assentiment du procureur de la République, et sous sa responsabilité, le juge d'instruction peut donner officieusement communication, lecture ou copie, au prévenu ou à son conseil, de tout ou partie des procès-verbaux, des interrogatoires ou des informations...
Ainsi avait fait M. Galpin-Daveline. Et de la part d'un tel homme, toujours disposé à interpréter la loi dans son sens le plus rigoureux, et qui ne marchait pas plus sans ses textes qu'un aveugle sans son bâton—de la part d'un ennemi avoué de Boiscoran—, cette facilité donnée à la défense acquérait immédiatement une réelle signification.
Mais était-ce celle que lui attribuait maître Folgat?
—Je parierais que non, répondit maître Magloire, moi qui connais le paroissien pour l'avoir pratiqué pendant des années. Sûr de soi, il serait impitoyable. Il est bienveillant, c'est qu'il a peur. Cette concession, c'est une porte dérobée qu'il se ménage en cas d'échec.
Le célèbre avocat de Sauveterre avait raison. Si convaincu que fût M. Galpin-Daveline de la culpabilité de Jacques, il était toujours aussi inquiet de ses moyens de défense. Vingt interrogatoires n'avaient rien arraché au prévenu que des protestations d'innocence.
Poussé à bout par le juge:
—Je m'expliquerai, répondait-il, quand j'aurai vu mon défenseur.
C'est le plus souvent l'unique réponse du stupide gredin qui ne cherche qu'à gagner du temps. Mais M. Galpin-Daveline avait de l'intelligence de son ancien ami une trop haute idée pour n'être pas persuadé que son mutisme opiniâtre cachait quelque chose de sérieux...
Quoi! un mensonge savant, un alibi laborieusement ménagé, des témoignages achetés de longue main? M. Galpin-Daveline eût donné bonne chose pour savoir. Et c'est pour savoir plus tôt qu'il avait accordé cette communication.
Avant de se décider, cependant, il était allé soumettre ses perplexités au procureur de la République. L'excellent M. Daubigeon, qu'il avait trouvé en train de se mirer dans la tranche dorée de ses bouquins chéris, l'avait fort mal reçu.
—Est-ce encore des signatures que vous voulez? s'était-il écrié, je suis prêt à vous en donner! Pour autre chose, serviteur:
«Quand la sottise est faite,
Il est trop tard, ma foi!, de demander conseil!»
Si peu encourageant que fût l'accueil, M. Galpin-Daveline avait insisté:
—En sommes-nous donc là, avait-il repris d'un ton amer, que ce soit une sottise de faire son devoir! Un crime a-t-il été commis? Avais-je mission de le poursuivre et d'en rechercher l'auteur? Oui. Eh bien! est-ce ma faute si l'auteur de ce crime a été mon ami, et si j'ai dû jadis épouser une de ses parentes!... Il n'est personne au tribunal qui doute de la culpabilité de monsieur de Boiscoran, personne qui ose blâmer ma conduite, et cependant c'est à qui me témoignera le plus de froideur.
—Voilà le monde! avait dit M. Daubigeon avec une grimace ironique: on vante la vertu, mais on la laisse se morfondre.
Probitas laudatur et alget!
—Eh bien! oui, c'est vrai! s'était écrié à son tour M. Galpin-Daveline. Oui, on en veut aux gens qui font ce qu'on n'eût pas eu le courage de faire. Monsieur le procureur général m'a adressé des félicitations, parce qu'il juge les choses de haut et de loin. Ici, on subit les influences des coteries. Ceux-là mêmes qui devraient me soutenir, m'encourager, me réconforter, se déclarent contre moi. Le procureur de la République, mon allié naturel, m'abandonne et me raille. C'est d'un ton d'insupportable ironie que monsieur le président, mon chef immédiat, me disait ce matin: «Je ne sais guère de magistrats capables, comme vous, de sacrifier à l'intérêt de la vérité et de la justice leurs relations et leurs amitiés, vous êtes un homme antique, vous irez loin!...»
Le procureur de la République n'en avait pu supporter davantage.
—Brisons là, avait-il dit, nous ne pouvons pas nous entendre... Jacques de Boiscoran est-il innocent ou coupable? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que c'était le plus aimable garçon de la terre, un hôte admirable, un causeur et un érudit, et qu'il possédait les plus jolies éditions d'Horace et de Juvénal que je connaisse. Je l'aimais, je l'aime encore, et je suis désolé de le savoir en prison. Ce qui est positif, c'est que j'avais à Sauveterre les plus agréables relations, et que les voilà brisées. Et c'est vous qui vous plaignez! Est-ce donc moi qui suis l'ambitieux? Est-ce donc moi qui ai tenu à attacher un nom à un procès retentissant? Est-ce moi qui ai refusé de me récuser quand on me le conseillait? Monsieur de Boiscoran sera probablement condamné. Vous devriez être au comble de vos vœux... Vous vous plaignez, cependant. Que diable! on ne peut pas tout avoir. Qui donc jamais a conçu un projet assez admirable pour n'avoir jamais à se repentir de l'entreprise et du succès...
Quid, tam dextro pede concipis ut te, Conatus non poeniteat votique peracti!
Après cela, M. Galpin-Daveline n'avait plus qu'à se retirer.
Et il s'était éloigné, en effet, furieux, mais en même temps bien résolu à faire profit des rudes vérités dont venait de le souffleter M. Daubigeon, en qui il lui fallait bien reconnaître l'interprète de la pensée de tous.
C'était plus qu'il n'en fallait pour vaincre ses dernières hésitations. Et tout de suite il avait accordé la communication des pièces, en recommandant à son greffier la plus grande complaisance.
Ce n'est pas sans un profond étonnement que Méchinet avait entendu M. Galpin-Daveline lui donner l'ordre de communiquer toute la procédure. Il connaissait à fond son patron, ce juge d'instruction dont il était comme l'ombre depuis des années.
—Toi, s'était-il dit, tu as peur.
Et comme M. Daveline insistait encore, ajoutant que c'est l'honneur de la justice de se départir de ses rigueurs lorsqu'elles ne sont pas indispensables:
—Oh! soyez tranquille, monsieur, avait répondu gravement le greffier, ce n'est pas la bienveillance qui me manquera.
Mais, dès que le juge d'instruction eut le dos tourné, Méchinet se mit à rire.
Il ne me ferait pas toutes ces recommandations, pensait-il, s'il soupçonnait la vérité, et à quel point je suis dévoué à la défense... Quelle fureur, sac à papier! s'il venait jamais à apprendre que j'ai trahi le secret de l'instruction, que j'ai été le messager de la correspondance de monsieur de Boiscoran avec ses amis, que j'ai fait de Frumence Cheminot mon complice, que j'ai corrompu Blangin, le geôlier, pour que mademoiselle de Chandoré pût visiter son fiancé!
Car il avait fait tout cela, c'est-à-dire quatre fois plus qu'il n'en fallait pour être chassé du tribunal, et même pour devenir, pendant quelques mois, le pensionnaire de Blangin.
Il sentait des frissons lui courir le long de l'échine, quand il y réfléchissait froidement, et il était entré dans une furieuse colère, un soir que ses sœurs, les dévotes couturières, s'étaient avisées de lui dire: «Décidément, Méchinet, tu es tout chose, depuis cette visite de mademoiselle de Chandoré.»
—Bavardes infernales! s'était-il écrié d'un accent à les faire rentrer sous terre, voulez-vous donc me voir sur l'échafaud!
Mais s'il avait des moments de transes, il n'avait pas l'ombre d'un remords. Mlle Denise l'avait complètement ensorcelé, et non moins sévèrement qu'elle, il jugeait la conduite de M. Galpin-Daveline. Assurément, M. Daveline n'avait rien fait de contraire à la loi, mais il avait violé l'esprit de la loi. Ayant eu le triste courage d'instruire contre un ami, il n'avait pas su demeurer impartial. Craignant d'être taxé de faiblesse, il avait exagéré la dureté. Et, surtout, il avait dirigé l'enquête uniquement dans le sens de ses convictions, comme si le crime eût été prouvé, et sans tenir compte des intérêts d'un prévenu qui protestait de son innocence.
Or, Méchinet y croyait fermement, à cette innocence, et il était intimement persuadé que le jour où Jacques de Boiscoran verrait son défenseur serait le jour de sa justification. C'est dire avec quelle ponctualité il se rendit au Palais attendre maître Magloire.
Mais à midi, le célèbre avocat de Sauveterre n'avait pas paru. Il était encore en conférence chez M. de Chandoré.
Serait-il survenu quelque anicroche? pensa le greffier.
Et telle était son inquiétude qu'au lieu de rentrer déjeuner avec ses sœurs, il envoya un garçon de bureau lui chercher un petit pain qu'il arrosa d'un verre d'eau.
Enfin, comme trois heures sonnaient, maître Magloire et maître Folgat arrivèrent, et rien qu'à leur contenance, Méchinet comprit qu'il s'était trompé, et que Jacques ne s'était pas justifié.
Cependant, devant maître Magloire, il n'osa pas s'informer.
—Voici les pièces, dit-il simplement, en posant sur une table un immense carton. (Mais, tirant maître Folgat à l'écart:) Qu'arrive-t-il donc? demanda-t-il.
Certes, le greffier s'était conduit de façon à ce qu'on n'eût pas de secret pour lui, et il s'était trop compromis pour qu'on ne fût pas assuré de sa discrétion. Pourtant, maître Folgat n'osa pas prendre sur lui de livrer le nom de Mme de Claudieuse, et évasivement:
—Il arrive, répondit-il, que monsieur de Boiscoran se justifie pleinement... il ne manque que des preuves à ses allégations, et nous nous occupons de les réunir...
Et il alla s'asseoir près de maître Magloire, lequel était attablé déjà et retirait du carton des quantités de paperasses. Avec ces documents, il était aisé de suivre pas à pas l'œuvre de M. Galpin-Daveline, de se rendre compte de ses efforts et de comprendre sa stratégie.
C'est le dossier de Cocoleu que les avocats cherchèrent tout d'abord. Ils ne le trouvèrent pas. De la déposition de l'idiot, la nuit de l'incendie, des tentatives faites depuis pour lui arracher un nouveau témoignage, de l'expertise des médecins, rien, pas un mot. M. Galpin-Daveline supprimait Cocoleu. Et c'était son droit. L'accusation retient les témoins qui lui conviennent et écarte les autres.
—Ah! le mâtin est habile! grommela maître Magloire, désappointé.
L'habileté, en effet, était grande. M. Galpin-Daveline privait ainsi la défense d'un de ses moyens les plus sûrs, d'un effet prévu, d'un sujet de discussion passionné, d'un de ces incidents d'audience, peut-être, qui agissent si puissamment sur l'esprit des jurés.
—Nous avons toujours la ressource de le faire citer, ajouta maître Magloire.
Ils avaient cette ressource, c'est vrai. Mais quelle différence d'effet et de résultat! Invoqué par l'accusation, Cocoleu était un témoin à charge, et la défense pouvait s'écrier d'un accent indigné: «Quoi! c'est sur le témoignage d'un être pareil que vous nous avez soupçonné d'un crime!...»
Appelé par la défense, au contraire, Cocoleu devenait en quelque sorte un témoin à décharge, c'est-à-dire un de ces témoins que suspecte toujours le jury, et c'était alors l'accusation qui s'écriait: «Qu'espérez-vous de ce pauvre idiot, dont l'état mental est tel que nous avons négligé sa déposition quand il vous accusait!»
—S'il nous faut aller en cour d'assises, murmura maître Folgat, c'est évidemment une chance considérable qui nous est ravie. Voilà le pivot de l'affaire changé. Mais alors, comment monsieur Daveline établit-il la culpabilité?
Oh! le plus simplement du monde.
La déclaration de M. de Claudieuse précisant l'heure du crime était le point de départ de M. Daveline. De là, il passait immédiatement à la déposition du gars Ribot, qui avait rencontré M. de Boiscoran se dirigeant vers le Valpinson par le marais, avant le crime; et au témoignage de Gaudry, qui l'avait vu revenant du Valpinson par les bois après le crime commis. Trois autres témoins découverts au cours de l'instruction précisaient encore l'itinéraire de M. de Boiscoran. Et avec cela seul, en rapprochant les heures, M. Daveline arrivait à prouver jusqu'à l'évidence que le prévenu était allé au Valpinson et non ailleurs, et qu'il s'y trouvait au moment du crime.
Qu'y faisait-il? À cette question, la prévention répondait par les charges relevées dès le premier jour: par l'eau où Jacques s'était lavé les mains, par l'enveloppe de cartouche trouvée sur le théâtre du crime, par l'identité des grains de plomb extraits de la blessure de M. de Claudieuse et des grains de plomb des cartouches du fusil Klebb, saisies à Boiscoran.
Et nulle discussion, nul écart, pas une supposition. C'était simple, précis et formidable à la fois, et en apparence aussi irréfutable qu'une déduction mathématique.
—Innocent ou coupable, dit maître Magloire à son jeune confrère, Jacques est perdu si vous n'arrivez pas à recueillir quelque preuve contre madame de Claudieuse. Et même en ce cas, même si la justice admet que madame de Claudieuse est coupable, jamais elle ne voudra croire que Jacques n'est pas complice...
Cependant, ils passèrent une partie de la nuit à bien examiner tous les interrogatoires et à étudier chacun des points de l'accusation.
Et le matin, sur les neuf heures, après quelques heures seulement de sommeil, ils se rendaient ensemble à la prison.
XVII
Le geôlier de Sauveterre, la veille au soir, en soupant, avait dit à sa femme:
—J'en ai assez décidément de l'existence que je mène ici. J'ai trop peur. On m'a payé pour perdre ma place, n'est-ce pas? Je veux m'en aller.
—Tu n'es qu'un sot, lui avait répondu sa femme. Tant que monsieur de Boiscoran sera prisonnier, on peut espérer des profits. Tu ne sais pas ce que ces Chandoré sont riches. Il faut rester...
Ainsi que beaucoup de maris, Blangin avait la prétention d'être le maître du logis. Il y criait très fort. Il y jurait à écailler le crépi des murs. Il s'oubliait jusqu'à démontrer à tour de bras qu'il était le plus fort. Seulement... Seulement, Mme Blangin ayant décidé qu'il resterait, il restait... Et assis à l'ombre, devant sa porte, en proie aux plus sombres pressentiments, il fumait sa pipe, lorsque maître Magloire et maître Folgat se présentèrent à la prison, munis d'un laissez-passer de M. Galpin-Daveline.
Dès qu'ils entrèrent, il se leva. Pensant bien que Mlle Denise les avait mis dans le secret, il les craignait. Aussi souleva-t-il poliment son bonnet de laine, et retirant sa pipe de sa bouche:
—Ah! ces messieurs viennent pour monsieur de Boiscoran, fit-il avec un sourire obséquieux. Je vais les conduire. Le temps seulement de prendre la clef de la cellule.
Maître Magloire le retint.
—Avant tout, demanda-t-il, comment va monsieur de Boiscoran?
—Comme ci comme ça, répondit le geôlier.
—Qu'a-t-il?
—Eh! ce qu'ont tous les accusés quand ils voient que leur affaire prend une vilaine tournure.
Les défenseurs échangèrent un regard attristé. Il était clair que Blangin croyait à la culpabilité de Jacques, et c'était d'un sinistre augure. Les gens qui gardent les prisonniers ont d'ordinaire le flair excellent, et souvent les avocats les consultent, à peu près comme un auteur prend l'avis des gens du théâtre où il donne une pièce.
—Vous a-t-il dit quelque chose? interrogea maître Folgat.
—À moi, personnellement, presque rien, répondit le geôlier. (Et secouant la tête:) Mais on a son expérience, n'est-ce pas? poursuivit-il. Quand un accusé vient de recevoir son avocat, je monte toujours lui rendre une petite visite et lui offrir quelque chose, histoire de lui remettre du cœur au ventre... C'est pourquoi, hier, dès que maître Magloire a été parti, j'ai grimpé les escaliers quatre à quatre...
—Et vous avez trouvé monsieur de Boiscoran malade!
—Je l'ai trouvé dans un état à faire pitié, messieurs. Il était étendu à plat ventre sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller, ne bougeant pas plus qu'une souche. J'étais dans sa cellule depuis plus d'une minute, qu'il n'avait encore rien entendu... Je secouais mes clefs, je piétinais, je toussais, rien... L'inquiétude me prend, je m'approche et je lui tape sur l'épaule: «Hé! monsieur!...» Cristi! Il bondit haut comme ça, et se mettant sur son séant. «Qu'est-ce que vous me voulez?» dit-il. Naturellement j'essaye de le consoler, de lui expliquer qu'il faut se faire une raison, que c'est bien désagréable de passer aux assises, mais qu'après tout on n'en meurt pas, et que même on en sort blanc comme neige quand on a un bon avocat... J'aurais aussi bien fait de chanter «femme sensible!»[4]... Plus je lui parlais, plus ses yeux flamboyaient, et sans seulement me laisser finir: «Sortez! se met-il à crier, sortez!»...
Il s'interrompit et se détourna pour tirer une bouffée de sa pipe. Mais elle était éteinte. Il la mit dans la poche de sa veste et continua:
—Je pouvais lui répondre que j'ai le droit d'entrer dans les cellules quand il me plaît et d'y rester tant que je veux. Mais les prisonniers sont des enfants, il ne faut pas les contrarier. Je sortis donc; seulement, j'eus soin d'ouvrir le guichet, et j'y restai en faction... Ah! messieurs... depuis vingt ans que je suis dans les prisons, j'ai vu des désespoirs... Jamais je n'en ai vu d'aussi terrible que celui de ce pauvre jeune homme. Il avait sauté à terre dès que j'avais eu les talons tournés, et il allait, et il venait dans sa cellule en sanglotant tout haut. Il était plus blanc que sa chemise, et il lui roulait le long des joues des larmes si grosses que je les voyais...
Chacun de ces détails éveillait un remords dans le cœur de maître Magloire. Son opinion, depuis la veille, ne s'était pas sensiblement modifiée, mais il avait eu le temps de réfléchir et il se reprochait amèrement sa dureté.
—J'étais en observation depuis une bonne heure, au moins, poursuivait le geôlier, quand voilà que tout à coup, monsieur de Boiscoran saute sur la porte et se met à la secouer et à la taper à grands coups de pied et à appeler de toutes ses forces. Je le fais attendre un peu, pour qu'il ne me sache pas si près, et enfin j'ouvre en faisant celui qui a monté l'escalier en courant. Dès que je parais: «J'ai le droit, n'est-ce pas, de recevoir des visites?... Et personne n'est venu me demander?—Personne.—Vous en êtes bien sûr?... Très sûr!...»
»C'était comme le coup de la mort que je lui donnais. Il se tenait le front à deux mains, comme cela, et il disait: "Personne! Et j'ai une mère, une fiancée, des amis! Allons, c'est fini!... Je n'existe plus, je suis abandonné, réprouvé, renié!..." Il disait cela d'une voix à tirer des larmes des pierres de la prison, et moi, ému, je lui proposai d'écrire une lettre que je ferais porter chez monsieur de Chandoré. Mais aussitôt, entrant en fureur: "Non, jamais! s'écria-t-il, jamais, laissez-moi, je n'ai plus qu'à mourir..."
Maître Folgat n'avait pas prononcé une parole, mais sa pâleur trahissait son émotion.
—Vous devez comprendre, messieurs, disait Blangin, que je n'étais pas rassuré du tout. La cellule qu'occupe monsieur de Boiscoran n'a pas de chance. J'y ai eu, depuis que je suis à Sauveterre, un suicide et une tentative de suicide. Sitôt sorti, j'appelai Frumence Cheminot, un pauvre diable de détenu qui m'aide dans mon service, et il fut convenu que nous monterions la garde à tour de rôle, pour ne pas perdre l'accusé de vue une minute. Mais la précaution était inutile. Le soir, quand on monta le dîner de monsieur de Boiscoran, il était tout à fait calme, et même il me dit qu'il allait essayer de manger parce qu'il voulait conserver ses forces. Pauvre malheureux! s'il n'a de forces que celles que lui donnera son dîner d'hier, il n'ira pas loin. À peine avait-il avalé quatre bouchées qu'il fut pris d'un tel étouffement que nous avons cru, Cheminot et moi, qu'il allait nous passer entre les mains, et même je pensais que ce serait peut-être un bonheur. Enfin, vers neuf heures, il était à peu près remis, et il est resté toute la nuit accoudé à sa fenêtre...
Maître Magloire était à bout.
—Montons, dit-il à son jeune confrère.
Ils montèrent. Mais en s'engageant dans le corridor des cellules, ils aperçurent Cheminot, qui de loin leur faisait signe de marcher doucement.
—Qu'arrive-t-il donc? demandèrent-ils à voix basse.
—Je crois qu'il dort, répondit le détenu. Pauvre homme! Il rêve peut-être qu'il est libre dans son beau château.
Sur la pointe du pied, maître Folgat s'approcha du guichet.
Mais Jacques était éveillé. Il avait entendu des pas et des voix, et il venait de sauter à terre.
Blangin ouvrit donc la porte, et dès le seuil:
—Je vous amène du renfort, mon ami, dit maître Magloire au prisonnier. Maître Folgat, mon confrère venu de Paris avec votre mère...
Froidement, sans un mot, M. de Boiscoran s'inclina.
—Je vois que vous m'en voulez, reprit le célèbre avocat de Sauveterre, j'ai été vif, hier, beaucoup trop vif...
Jacques secoua la tête et reprit d'un ton glacé:
—Je vous en ai voulu, dit-il, mais j'ai réfléchi, et maintenant je vous remercie de votre franchise... Au moins je sais mon sort. Si je passais en cour d'assises, innocent, je serais condamné comme assassin et incendiaire. J'aviserai à ne pas passer en cour d'assises...
—Malheureux! Tout espoir n'est pas perdu!
—Si. Du moment où vous, qui êtes mon ami, vous ne m'avez pas cru, qui donc me croirait!
—Moi! s'écria maître Folgat. Moi, qui sans vous connaître croyais à votre innocence, et qui l'affirme maintenant que je vous ai vu!
Plus prompt que la pensée, Jacques de Boiscoran saisit la main du jeune avocat, et la serrant d'une étreinte convulsive:
—Pour cette seule parole que vous venez de prononcer, s'écria-t-il, merci!... Soyez béni, monsieur, de cette foi que vous avez en moi!
C'était la première fois, depuis son arrestation, que l'infortuné tressaillait d'espérance et de joie. Ce ne fut, hélas, qu'un tressaillement. Son regard, presque aussitôt, s'éteignit, son front devint plus sombre encore, et d'une voix sourde:
—Malheureusement, reprit-il, nul désormais ne peut rien pour moi. Maître Magloire a dû vous dire, monsieur, ma lamentable histoire et mes explications; je n'ai pas de preuves... ou du moins, pour en fournir, il me faudrait descendre à de tels détails que la justice ne saurait les admettre, ou que si, par impossible, elle les admettait, j'en resterais à tout jamais avili à mes yeux... Il est de ces confidences dont il est interdit de profiter, de ces secrets qu'on ne livre jamais, de ces voiles que, même au prix de la vie, on ne soulève pas... Mieux vaut être condamné innocent qu'être acquitté infâme et dégradé. Messieurs, je renonce à me défendre...
Pour examiner ainsi, à quel parti désespéré s'était-il donc arrêté? Ses défenseurs tremblaient de le deviner.
—Vous n'avez pas le droit de vous abandonner ainsi, monsieur, dit maître Folgat.
—Pourquoi?
—Parce que vous n'êtes pas seul en cause, monsieur. Parce que vous avez des parents, des amis...
Un sourire d'amère ironie crispait les lèvres de Jacques de Boiscoran.
—Leur dois-je donc quelque chose, interrompit-il, à eux qui n'ont pas même eu le courage d'attendre, pour me renier, que le jugement fût rendu!... À eux dont le verdict impitoyable a devancé celui de la cour d'assises! C'est d'un inconnu, c'est de vous, monsieur Folgat, que me vient le premier témoignage de sympathie.
—Ah! ce n'est pas vrai! s'écria maître Magloire, et vous le savez bien!
Jacques ne parut pas l'entendre.
—Des amis! poursuivait-il, c'est vrai, oui, j'en avais aux jours prospères... Monsieur Galpin-Daveline et monsieur Daubigeon étaient mes amis... L'un est devenu mon juge, le plus cruel et le plus implacable des juges, et l'autre, qui est procureur de la République, n'a pas même essayé de venir à mon secours... Maître Magloire aussi était mon ami, et cent fois il m'avait dit que je pouvais compter sur lui comme il comptait sur moi, aussi est-ce lui que j'avais choisi entre tous pour m'assister de ses conseils et de son expérience... Et quand j'ai entrepris de lui démontrer mon innocence, il m'a répondu que je mentais.
De nouveau le célèbre avocat de Sauveterre essaya de protester, en vain.
—Des parents! continuait Jacques d'un accent où vibraient toutes ses colères, j'en ai, vous avez raison, j'ai un père et une mère... Où sont-ils, pendant que leur fils, victime d'une fatalité inouïe, se débat misérablement dans les mailles de la plus odieuse et de la plus perfide des intrigues? Mon père, tranquillement, reste à Paris, tout à ses occupations et à ses plaisirs accoutumés... Ma mère est accourue à Sauveterre, elle y est en ce moment, mais c'est inutilement qu'on lui a fait savoir qu'il m'était permis de recevoir sa visite. Je l'attendais hier, mais le malheureux accusé d'un crime n'est plus son fils! C'est en vain que du fond de l'abîme je l'ai appelée, c'est en vain que je l'ai attendue, comptant les secondes aux palpitations de mon cœur! Elle n'est pas venue. Personne n'est venu. Je suis seul au monde désormais, et vous voyez bien que j'ai le droit de disposer de moi...
Maître Folgat n'eut pas l'idée de discuter. À quoi bon! Est-ce que le désespoir raisonne? Il dit simplement:
—Vous oubliez mademoiselle de Chandoré, monsieur.
Un flot de sang empourpra les joues de Jacques, et avec un long frémissement:
—Denise!... murmura-t-il.
—Oui, Denise, poursuivit le jeune avocat. Vous oubliez son courage, son dévouement et tout ce qu'elle a tenté pour vous. Direz-vous qu'elle vous abandonne et qu'elle vous renie, celle qui, oubliant pour vous toutes ses timidités et toutes ses pudeurs, est venue s'enfermer une nuit dans votre prison! C'est son honneur de jeune fille qu'elle risquait, car elle pouvait être découverte ou trahie, elle le savait. N'importe! elle n'a pas hésité...
—Ah! vous êtes cruel, monsieur, interrompit Jacques. (Et serrant à le briser le bras de l'avocat:) Ne comprenez-vous donc pas, continua-t-il, que c'est son souvenir qui me tue, et que mon malheur est d'autant plus affreux que je sais quelles félicités je perds! Ne voyez-vous donc pas que j'aime Denise comme jamais femme n'a été aimée! Ah! s'il ne s'agissait que de moi!... Moi, du moins, j'ai une faute à expier. Mais elle! Pourquoi, mon Dieu, me suis-je trouvé sur son chemin! (Il demeura pensif une minute, puis:) Et cependant, ajouta-t-il, pas plus que ma mère, elle n'est venue hier! Pourquoi? Ah! c'est que sans doute on lui a tout révélé. On lui a dit comment je me trouvais au Valpinson le soir du crime...
—Vous vous trompez, Jacques, prononça maître Magloire, mademoiselle de Chandoré ne sait rien...
—Est-ce possible!
—Maître Magloire n'a point parlé devant elle, ajouta maître Folgat, et nous avons fait promettre à monsieur de Chandoré de garder le secret. J'ai soutenu que vous seul aviez le droit d'apprendre la vérité à mademoiselle Denise.
—Alors, comment s'explique-t-elle que je ne me sois pas disculpé?
—Elle ne se l'explique pas.
—Grand Dieu! me croirait-elle donc coupable?
—Vous lui diriez que vous l'êtes, qu'elle refuserait de vous croire...
—Et cependant elle n'est pas venue hier...
—Elle ne le pouvait pas, monsieur. Si on lui a tu la vérité, on a dû la révéler à votre mère. Madame de Boiscoran a été comme foudroyée par ce dernier coup. Pendant plus d'une heure elle est restée sans connaissance entre les bras de mademoiselle Denise. Quand elle est revenue à elle, sa première parole a été pour vous, mais il était trop tard pour se présenter à la prison...
En invoquant le nom de Mlle Denise, maître Folgat avait trouvé le moyen le plus sûr, et peut-être le seul, de briser la volonté de Jacques.
—Comment jamais m'acquitter envers vous, monsieur! murmura-t-il.
—En me jurant de renoncer au funeste dessein que vous aviez conçu, répondit le jeune avocat. Coupable, je vous dirais: «Soit!» Et je serais le premier à vous fournir une arme. Le suicide serait une expiation. Innocent, vous n'avez pas le droit de vous tuer, car le suicide serait un aveu.
—Que faire?
—Vous défendre, lutter...
—Sans espoir?
—Oui, même sans espoir. Est-ce que jamais, en présence de l'ennemi, vous avez été tenté de vous faire sauter la cervelle? Non. Vous saviez cependant que les Prussiens étaient les plus nombreux et que probablement ils seraient vainqueurs! N'importe! Eh bien! vous êtes en présence de l'ennemi, et eussiez-vous la certitude d'être vaincu, c'est-à-dire condamné, que je vous dirais encore: «Il faut combattre!» Vous seriez condamné et à la veille de monter à l'échafaud, que je vous dirais toujours: «Il faut vivre jusque-là, car d'ici là tel événement peut surgir qui dénonce le coupable!» Et dût cet événement ne se pas présenter, je vous répéterais quand même: «Il faut attendre le bourreau pour protester du haut de la plate-forme contre l'erreur judiciaire dont vous êtes victime et une dernière fois affirmer votre innocence...»
Peu à peu, à la voix de maître Folgat, Jacques s'était redressé.
—Sur mon honneur, monsieur, prononça-t-il, je vous jure que j'aurai le courage d'aller jusqu'au bout.
—Bien! approuva maître Magloire, bien, très bien!
—Mais qu'allons-nous tenter? demanda Jacques.
—Avant tout, répondit maître Folgat, je prétends recommencer, à votre profit, l'instruction si incomplète de monsieur Galpin-Daveline. Ce soir même, madame votre mère et moi partons pour Paris. Je viens vous demander les renseignements nécessaires, et aussi les moyens d'explorer votre maison de la rue des Vignes et de rechercher l'ami dont vous aviez emprunté le nom et la servante qui vous servait...
Un grincement de verrous l'interrompit.
Le judas pratiqué dans la porte de la cellule s'ouvrait, et au grillage se collait le visage rubicond de Blangin.
—Monsieur, dit-il, madame de Boiscoran est au parloir, et elle vous prie de descendre dès que vous aurez terminé avec ces messieurs...
Jacques était devenu très pâle.
—Ma mère! murmura-t-il. (Et tout aussitôt:) Ne vous éloignez pas! cria-t-il au geôlier, nous allons avoir fini! (Trop grande était son agitation pour qu'il pût la maîtriser.) Il faut que nous en restions là pour aujourd'hui, messieurs, dit-il à maître Magloire et à maître Folgat, je n'ai plus ma tête à moi...
Mais maître Folgat, ainsi qu'il venait de l'annoncer, était résolu à partir pour Paris le soir même.
—Le succès dépend de la rapidité de nos mouvements, prononça-t-il. Permettez-moi d'insister pour obtenir immédiatement les quelques renseignements dont j'ai besoin.
—C'est une tâche impossible que vous entreprenez, monsieur..., commença-t-il.
—Faites toujours ce que mon confrère vous demande, interrompit maître Magloire.
Sans plus résister, et, qui sait!, agité peut-être du secret espoir qu'il ne s'avouait pas, Jacques de Boiscoran mit le jeune avocat au fait des moindres circonstances de ses relations avec Mme de Claudieuse. Il lui apprit à quelle heure elle venait rue des Vignes, quel chemin elle prenait, et comment elle était vêtue le plus habituellement.
Les clefs de la maison étaient à Boiscoran, dans un tiroir que Jacques indiquait. Il n'y avait qu'à les demander à Antoine.
Il dit ensuite comment on arriverait peut-être à savoir au juste ce qu'était devenu cet Anglais, son ami, dont il avait emprunté le nom. Sir Francis Burnett avait un frère à Londres. Jacques ignorait son adresse précise, mais il savait qu'il faisait des affaires considérables avec l'Inde, et qu'il avait été autrefois le caissier principal de la célèbre maison de banque Gilmour et Benson.
Quant à sa servante anglaise, qui avait tenu pendant trois ans son ménage, rue des Vignes, Jacques l'avait prise les yeux fermés, sur la seule recommandation d'un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et jamais il ne s'était occupé d'elle autrement que pour lui payer ses gages ou lui donner de temps à autre quelque gratification. Ce qu'il pouvait dire, et encore est-ce par hasard qu'il l'avait appris, c'est que cette fille s'appelait Suky Wood, qu'elle était née à Folkestone, où ses parents tenaient une auberge de matelots, et qu'avant de venir en France, elle avait habité Liverpool, où elle était femme de chambre à l'hôtel Adolphi.
Soigneusement, maître Folgat prit note de tous ces renseignements.
—En voici plus qu'il ne faut, s'écria-t-il, pour ouvrir la campagne! Je n'ai plus à vous demander que l'adresse et le nom de vos fournisseurs de la rue des Vignes.
—Vous en trouverez la liste sur un petit portefeuille qui est dans le même tiroir que les clefs. Là sont aussi tous les titres et tous les papiers relatifs à la maison. Enfin, vous feriez peut-être bien d'emmener Antoine, qui est un homme dévoué.
—Certes, je l'emmènerai, puisque vous le permettez, dit le jeune avocat. (Et serrant précieusement toutes ses notes:) Mon voyage, ajouta-t-il, ne durera pas plus de trois ou quatre jours, et, à mon retour, selon les circonstances, nous dresserons notre plan de défense... D'ici là, mon cher client, bon courage.
Sur quoi, ayant appelé Blangin pour qu'il leur ouvrît la porte, et donné à Jacques de Boiscoran une poignée de main, maître Folgat et maître Magloire se retirèrent.
—Eh bien! descendons-nous, à présent? demanda le geôlier.
Mais Jacques ne lui répondit pas. C'est du plus profond du cœur qu'il avait souhaité la visite de sa mère; puis voici qu'au moment de la voir, il se sentait assailli de toutes sortes d'appréhensions vagues. La dernière fois qu'il l'avait embrassée, c'était à Paris, dans le beau salon de leur hôtel. Il partait, le cœur gonflé d'espérance et de joie, pour rejoindre Mlle Denise, et il se rappelait que sa mère lui avait dit: «Je ne te verrai plus, maintenant, que la veille de ton mariage...»
Et c'est dans le parloir d'une prison, accusé d'un crime abominable, qu'il allait la revoir... Et peut-être doutait-elle de son innocence!
—Monsieur, madame la marquise vous attend, insista le geôlier.
À la voix de cet homme, Jacques tressaillit.
—Je suis à vous, répondit-il, marchons!
Et tout en descendant l'escalier, il n'était préoccupé que de composer son visage et de s'armer de courage et de sang-froid. Car il ne faut pas, se disait-il, qu'elle se doute de l'horreur de la situation.
Au bas de l'escalier, montrant une porte:
—Voilà le parloir, dit Blangin. Quand madame la marquise voudra sortir, vous m'appellerez.
Sur le seuil, Jacques s'arrêta.
Le parloir de la prison de Sauveterre est une immense salle voûtée, éclairée par deux étroites fenêtres armées d'une double rangée de solides barreaux. Point de meubles, sinon un banc grossier scellé dans le mur humide et malpropre. Et sur ce banc, en pleine lumière, était assise ou plutôt affaissée, et comme privée de sentiment, la marquise de Boiscoran.
L'apercevant, Jacques eut à peine la force d'étouffer un cri de douleur et d'effroi. Était-ce bien sa mère, cette vieille femme amaigrie, au teint plombé, aux yeux rougis, et dont les mains tremblaient!
—Ô mon Dieu! murmura-t-il.
Elle l'entendit, car elle releva la tête; et le reconnaissant, elle essaya de se dresser; mais ses forces la trahirent, et elle retomba lourdement sur le banc en s'écriant:
—Jacques, mon fils!
Elle aussi, elle était épouvantée, en voyant ce qu'avaient fait de Jacques deux mois d'angoisses et d'insomnies.
Mais déjà il s'était agenouillé à ses pieds, sur les dalles boueuses, et d'une voix à peine intelligible:
—Me pardonnes-tu, balbutia-t-il, les horribles souffrances que je te cause?
Elle le considéra un moment avec une expression, délirante, puis tout à coup, lui prenant la tête à deux mains et l'embrassant avec une violence passionnée:
—Si je te pardonne!... s'écria-t-elle. Hélas! qu'ai-je à te pardonner! Coupable, je t'aimerais toujours, et tu es innocent!
Jacques respira plus librement. À l'accent de sa mère, il comprit qu'elle était sûre de lui.
—Et mon père? interrogea-t-il.
De fugitives rougeurs marbrèrent les joues blêmes de la marquise.
—Je le verrai demain, répondit-elle, car je pars ce soir avec maître Folgat...
—Quoi! faible comme tu l'es!
—Il le faut.
—Mon père ne saurait-il abandonner ses collections huit jours? Comment n'est-il pas ici? Me croit-il donc coupable?
—C'est précisément parce qu'il est sûr de ton innocence qu'il reste à Paris. Il ne te croit pas en danger. Il prétend que la justice ne saurait se tromper...
—Je l'espère bien! fit Jacques avec un sourire forcé. (Et changeant aussitôt de ton:) Et Denise, demanda-t-il, pourquoi ne t'a-t-elle pas accompagnée?
—Parce que je ne l'ai pas voulu. Elle ne sait rien. Il a été convenu qu'on ne prononcerait pas devant elle le nom de madame de Claudieuse, et je voulais, moi, te parler de cette exécrable femme! Jacques, mon pauvre enfant, vois où t'a conduit une passion coupable!
Il ne répondit pas.
—Tu l'aimais? reprit Mme de Boiscoran.
—J'ai cru l'aimer.
—Et elle?
—Oh! elle! Dieu seul peut savoir le secret de cette âme troublée.
—Il n'y a donc rien à espérer d'elle, ni pitié ni remords...
—Rien. Je l'ai abandonnée, elle s'est vengée. Elle m'avait prévenu...
Mme de Boiscoran soupira.
—C'est ce que je pensais, dit-elle. Dimanche dernier, alors que j'ignorais tout, je me suis trouvée près d'elle à l'église, et involontairement, j'admirais son calme recueillement, la pureté de son regard, la noblesse et la simplicité de son maintien.
Hier, quand j'ai appris la vérité, j'ai frémi! J'ai compris combien doit être redoutable une femme qui peut affecter un tel calme, alors que son amant est en prison accusé du crime qu'elle a commis!
—Rien au monde ne saurait la troubler, ma mère.
—Elle doit trembler, cependant, elle doit bien imaginer que tu nous a tout dit. Que faudrait-il pour qu'elle fût démasquée?
Mais l'heure passait, et Blangin ne tarda pas à paraître, annonçant à Mme de Boiscoran qu'il lui fallait se retirer.
Elle se retira, en effet, après avoir une dernière fois embrassé son fils.
Et le soir même, ainsi qu'il était convenu, elle prenait, avec maître Folgat et le vieil Antoine, l'express de Paris.
XVIII
Tous à Sauveterre, M. de Chandoré aussi bien que Jacques lui-même, calomniaient le marquis de Boiscoran.
Il s'obstinait à demeurer à Paris, c'est vrai, mais ce n'était certes pas par indifférence, car il s'y mourait d'anxiété. Il avait sévèrement défendu sa porte, même pour ses plus vieux amis, même pour ses marchands de curiosités; il ne sortait plus, la poussière s'amassait sur ses collections, et rien n'était capable de le tirer de son morne abattement que l'arrivée d'une lettre de Sauveterre.
Chaque matin, il en recevait jusqu'à trois ou quatre, de la marquise ou de maître Folgat, de M. Séneschal ou de maître Magloire, de M. de Chandoré, de Mlle Denise et du docteur Seignebos lui-même. Et ainsi il pouvait suivre à distance toutes les phases et jusqu'aux moindres incidents du procès.
Seulement, c'est en vain qu'on le pressait de venir, qu'on l'en conjurait dans l'intérêt même de son fils. Il ne bougeait toujours pas.
Une seule fois, ayant reçu, par l'entremise de Mlle de Chandoré, une lettre de Jacques, il commanda à son valet de chambre de préparer sa malle pour le soir même. Mais, au dernier moment, il avait ordonné de la défaire, disant qu'il avait réfléchi, qu'il ne partirait pas. «Il se passe quelque chose d'extraordinaire dans l'esprit de monsieur le marquis», disait aux autres domestiques le valet de chambre de confiance.
Et, dans le fait, il passait ses journées et une partie de ses nuits dans son cabinet, affaissé sur son fauteuil, mangeant à peine, ne dormant plus, insensible à tout ce qui s'agitait autour de lui. Sur sa table, il avait rangé bien en ordre toutes ses lettres de Sauveterre, et sans cesse il les lisait et les relisait, les comparant entre elles, commentant toutes les phrases, essayant, sans y parvenir, de dégager la vérité de cette masse de détails et de renseignements.
C'est qu'il était bien loin de sa sécurité superbe du premier moment. C'est que chaque jour lui avait apporté un doute, chaque courrier une incertitude. C'est que, sans trêve ni relâche, il était assailli par les plus horribles craintes. Il les écartait, mais toujours elles revenaient, plus fortes et plus irrésistibles à chaque fois, comme les lames de la marée montante.
Ainsi un matin, de très bonne heure, il était dans son cabinet. Ses angoisses étaient plus intolérables que de coutume, car la veille maître Folgat lui avait écrit: «Demain cesseront nos incertitudes. Demain le secret sera levé, et M. Jacques pourra recevoir maître Magloire, le défenseur qu'il a choisi. Aussitôt, vous aurez des nouvelles.»
Ces nouvelles, M. le marquis de Boiscoran les attendait. Et, deux fois déjà, il avait sonné pour demander si le facteur n'était pas venu, lorsque tout à coup son valet de chambre parut, et d'un air effaré:
—Madame la marquise, monsieur, dit-il. Elle vient d'arriver avec Antoine, le domestique de monsieur Jacques...
Il n'avait pas achevé que la marquise entrait, plus défaite encore que la veille dans le parloir de la prison, écrasée qu'elle était par les fatigues d'une nuit de chemin de fer.
Le marquis, lui, s'était dressé tout d'une pièce. Et dès que le valet de chambre fut sorti et la porte refermée, d'une voix frémissante, de cette voix qui sollicite et cependant redoute une réponse décisive:
—Il arrive quelque chose d'extraordinaire? dit-il.
—Oui.
—Heureux ou malheureux?
—Triste!
—Dieu! Jacques aurait-il avoué?
—Comment avouerait-il, puisqu'il est innocent!
—Il s'est disculpé, alors?
—Pour moi, pour maître Folgat, pour le docteur Seignebos, pour nous tous qui le connaissons et qui l'aimons, oui. Non pour le public, pour ses ennemis, pour la justice... Il explique tout, mais les preuves lui manquent.
Le visage déjà si sombre du marquis de Boiscoran s'assombrit encore.
—En d'autres termes, on doit le croire sur parole, fit-il.
—Ne le croyez-vous donc pas?
—Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de ses juges...
—Eh bien! pour ses juges, on trouvera des preuves. Maître Folgat, qui vient d'arriver par le même train que moi, et que vous verrez aujourd'hui même, espère en découvrir.
—Des preuves de quoi?
Peut-être Mme de Boiscoran avait-elle appréhendé cet accueil. Elle avait dû s'y préparer, et cependant il la troublait.
—Jacques, commença-t-elle, a été l'amant de la comtesse de Claudieuse...
—Ah! ah! interrompit le marquis. (Et d'un ton d'offensante ironie:) C'est une histoire d'adultère, ajouta-t-il.
La marquise ne répondit pas.
—Quand madame de Claudieuse, poursuivit-elle, a appris le mariage de Jacques et qu'il l'abandonnait, exaspérée, elle a voulu se venger...
—Et, pour se venger, elle a essayé d'assassiner son mari.
—Elle voulait être libre...
D'un formidable juron, le marquis de Boiscoran interrompit sa femme:
—Et voilà tout ce que Jacques a trouvé! s'écria-t-il. C'est pour aboutir à cette histoire qu'il s'est tu pendant l'instruction!
—Vous ne me laissez pas parler, monsieur. Notre fils est victime de coïncidences inouïes...
—Naturellement! Les coïncidences inouïes sont l'éternel refrain de quelques milliers de gredins que l'on condamne chaque année. Pensez-vous donc qu'ils avouent? Jamais. Interrogez-les, tous vous prouveront qu'ils sont victimes de la fatalité, d'une intrigue ténébreuse et, enfin, d'une erreur judiciaire. Comme s'il pouvait y avoir des erreurs judiciaires, à notre époque, après l'enquête du juge d'instruction et l'examen de la chambre des mises en accusation...
—Vous verrez maître Folgat, il vous dira ses espérances.
—Et si elles échouent?... Mme de Boiscoran baissa la tête.
—Qu'adviendrait-il? insista le marquis.
—Tout ne serait pas encore perdu, monsieur; mais alors nous aurions cette horrible douleur de voir notre fils traduit en cour d'assises.
La haute taille du vieux gentilhomme s'était redressée, sa face s'empourprait, ses narines se gonflaient, la plus épouvantable colère étincelait dans ses yeux.
—Jacques en cour d'assises! s'écria-t-il d'une voix formidable, et c'est vous qui venez me dire cela, froidement, comme une chose toute naturelle, comme une chose possible!... Et qu'arrivera-t-il, s'il passe en cour d'assises? Il sera condamné, et on verra un Boiscoran au bagne!... Mais non, ce n'est pas vrai!... Je ne prétends pas qu'un Boiscoran ne puisse commettre un crime, la passion a des entraînements insensés... Seulement, un Boiscoran revenu à lui se ferait justice lui-même. Le sang lave tout. Jacques, lui, préfère le bourreau, il attend, il ruse, il veut plaider... Pourvu qu'il sauve sa tête, il sera content. Il s'estimera heureux s'il en est quitte pour quelques années de travaux forcés... Et ce lâche serait un Boiscoran, il coulerait de mon sang dans ses veines! Allons donc, madame. Jacques n'est pas mon fils!
Si écrasée que fût la marquise, elle se redressa sous cette injure atroce.
—Monsieur! s'écria-t-elle.
Mais M. de Boiscoran était hors d'état de rien entendre.
—Je sais ce que je dis, continua-t-il. Je me souviens de tout, moi, si vous avez tout oublié... Allons, un retour sur votre passé... Rappelez-vous la date de la naissance de Jacques, et dites-moi en quelle année monsieur de Margeril a refusé de se battre avec moi!
L'indignation rendait des forces à la marquise.
—Et c'est aujourd'hui, s'écria-t-elle, que vous venez me dire cela, après trente ans, et dans quelles circonstances, ô mon Dieu!
—Oui, après trente ans! L'éternité passerait sur de tels souvenirs qu'elle ne les effacerait pas. Et sans ces circonstances que vous invoquez, je ne vous aurais rien dit, jamais... Au temps dont je vous parle, j'avais à choisir entre deux rôles: je pouvais être à mon gré ridicule ou odieux. J'ai préféré me taire et ne pas éclaircir mes doutes... C'en était fait du bonheur, j'ai voulu conserver le repos. Nous avons vécu en bonne intelligence, mais entre nous, toujours, ainsi qu'un mur d'airain, s'est dressé le soupçon.
Doutant, je me suis tu. Mais, aujourd'hui que les faits donnent raison à mes doutes, je vous le répète: Jacques n'est pas mon fils!
Au fond de combien d'existences, paisibles en apparence et heureuses, reposent ainsi, comme de subtils poisons au fond d'une coupe d'eau limpide, d'atroces défiances qui, à la moindre secousse, remontent à la surface.
Éperdue de douleur, de honte et de colère, la marquise de Boiscoran se tordait les mains.
—Quelle humiliation! s'écriait-elle. Ce que vous faites est horrible, monsieur. C'est une indignité que d'ajouter ce supplice infâme au martyre que j'endure!
M. de Boiscoran riait d'un rire convulsif.
—Eh bien! oui, c'est vrai, un jour j'ai été imprudente et inconsidérée. J'étais jeune, je ne savais rien de la vie, le monde me faisait fête, et vous, mon mari, mon guide, tout à votre ambition, vous paraissiez m'abandonner... Je n'ai pas su prévoir les conséquences d'une coquetterie bien inoffensive...
—Voyez-les donc, maintenant, ces conséquences. Après trente ans, je renie l'enfant qui porte mon nom et je dis que, s'il est innocent, il expie la faute de sa mère. Fatalement, votre fils devait convoiter et prendre la femme d'un autre, et, l'ayant prise, c'est justice qu'il périsse par un adultère...
—Mais vous savez bien que je n'ai pas trahi mes devoirs, monsieur!
—Je ne sais rien...
—Vous l'avez reconnu, cependant, puisque vous vous êtes refusé à une explication qui m'eût justifiée...
—C'est vrai, j'ai reculé devant une explication qui, avec votre intraitable orgueil, eût abouti fatalement à une rupture, c'est-à-dire à un affreux scandale.
La marquise eût pu répondre à son mari qu'en se refusant à sa justification, il avait renoncé au droit d'articuler un reproche. À quoi bon!
—Tout ce que je sais, continuait-il, c'est qu'il y a de par le monde un homme que j'ai voulu tuer. Les propos de deux fats m'avaient livré son nom. Je suis allé le trouver en lui disant que j'exigeais une satisfaction et que je comptais assez sur son honneur pour dissimuler, même à nos témoins, le motif réel de notre rencontre. Il m'a refusé la satisfaction que je lui demandais, répondant qu'il ne me la devait pas, que vous aviez été calomniée et qu'il ne se battrait avec moi que si je l'insultais publiquement...
—Eh bien!...
—Que faire après cela? Commencer une enquête? Vos précautions devaient être prises pour qu'elle n'aboutît pas. Vous épier? C'eût été me dégrader inutilement, puisque vous étiez sur vos gardes. Fallait-il plaider en séparation? La loi m'offrait cette ressource. Je pouvais vous traîner devant des juges, vous livrer aux sarcasmes de mon avocat et m'exposer aux railleries du vôtre... J'avais le droit de nous avilir, de déshonorer mon nom, de clamer notre honte, de l'afficher, de la publier dans les journaux... Ah! plutôt être dupe mille fois!
Mme de Boiscoran semblait confondue.
—Voilà donc, murmura-t-elle, l'explication de votre conduite depuis tant d'années...
—Oui. Voilà pourquoi, tout à coup, j'ai renoncé aux affaires, moi que vous appeliez ambitieux. Voilà pourquoi je me suis dérobé au monde, où toujours il me semblait voir les visages sourire sur mon passage... Voilà pourquoi, vous abandonnant l'éducation de votre fils et la direction de votre maison, je suis devenu l'enragé collectionneur, le maniaque égoïste que l'on connaît! Est-ce donc d'aujourd'hui seulement que vous découvrez que vous avez gâté ma vie?
Il y avait plus de compassion que de ressentiment dans le regard dont Mme de Boiscoran enveloppait son mari.
—Vous m'aviez dit vos injustes soupçons, monsieur, répondit-elle, mais j'étais forte de mon innocence, et j'espérais que le temps et ma conduite les avaient effacés...
—La foi perdue ne revient plus.
—Jamais l'épouvantable idée ne m'était venue que vous doutiez, que vous pouviez douter de votre paternité!
Le marquis de Boiscoran secouait la tête.
—C'était ainsi, cependant, dit-il. J'ai cruellement souffert. J'aimais Jacques. Oui, malgré tout, malgré moi-même, je l'aimais! N'avait-il pas toutes les qualités qui sont l'orgueil et la joie d'une famille! N'était-il pas généreux et fier, ouvert à tous les nobles sentiments, affectueux et toujours empressé de me plaire! Jamais je n'ai eu qu'à me louer de lui. Et encore en ces derniers temps, pendant cette exécrable guerre, n'a-t-il pas fait preuve de la plus rare bravoure, et n'a-t-il pas vaillamment conquis la croix qu'on lui a donnée!... Toujours, de tous côtés, me sont venues à son sujet des félicitations. On me vantait son intelligence, son application au travail. Hélas! c'est quand on me disait que j'étais un heureux père que j'étais le plus malheureux des hommes. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, d'un mouvement irrésistible, de l'attirer sur mon cœur! Mais aussitôt le doute horrible tressaillait en moi. S'il n'était pas mon fils!... Et je le repoussais, et dans ses traits je cherchais quelque chose des traits de l'autre.
Sa colère s'épuisait, usée par son excès même. Il s'attendrissait. Et se laissant tomber sur un fauteuil, et cachant son visage entre ses mains:
—S'il était mon fils, cependant! murmura-t-il. S'il était innocent... Ah! ce doute est intolérable!... et moi qui me suis obstiné à ne pas bouger d'ici!... Moi qui n'ai rien fait pour lui!... Je pouvais tout, au début. Il m'eût été si facile d'obtenir que l'instruction fût confiée à un autre qu'à ce Galpin-Daveline, son ami autrefois, maintenant son ennemi mortel!
M. de Boiscoran l'avait dit, l'orgueil de la marquise était intraitable. Et cependant, blessée aussi cruellement qu'une femme puisse l'être, elle refoulait toutes les révoltes de son être et, songeant à son fils, elle demeurait humble.
Tirant de son sein une lettre que Jacques lui avait fait parvenir dans la soirée de son départ, elle la tendit à son mari en disant:
—Voulez-vous lire ce que vous écrit notre fils, monsieur?
D'une main tremblante, le marquis prit cette lettre, et, l'enveloppe brisée, il lut:
M'abandonnez-vous donc, mon père, quand tout le monde m'abandonne? Jamais votre affection ne m'a été si nécessaire. Le péril est immense. Tout est contre moi. Jamais un tel concours de circonstances fatales ne s'est vu. Peut-être me sera-t-il impossible de démontrer mon innocence. Mais vous, est-il possible que vous croyiez votre fils coupable d'un crime stupide et lâche?... Oh, non! n'est-ce pas? Ma résolution est prise, je lutterai jusqu'au bout... Jusqu'à mon dernier souffle, je défendrai, non ma vie, mais mon honneur... Ah! si vous saviez!... Mais il est de ces choses qu'on n'écrit pas, et qu'on ne peut dire qu'à son père... Je vous en conjure, venez, que je vous voie, que votre main serre la mienne... Ne refusez pas cette consolation suprême à votre malheureux fils.
D'un bloc, le marquis s'était dressé.
—Oh, oui! bien malheureux! s'écria-t-il. (Et s'inclinant à demi devant sa femme:) Je vous ai interrompue, fit-il. Maintenant, je vous prie de tout me dire...
L'amour de la mère étouffa le ressentiment de la femme. Sans l'ombre d'une hésitation, et comme si rien ne se fût passé, Mme de Boiscoran répéta le récit de Jacques à maître Magloire.
Le marquis semblait un homme assommé.
—C'est inouï! répétait-il. (Et quand sa femme eut achevé:) Voilà donc, reprit-il, pourquoi Jacques s'était si fort irrité quand vous lui avez parlé d'inviter madame de Claudieuse, et pourquoi il vous avait dit que, s'il la voyait entrer par une porte, il sortirait par l'autre... Nous ne comprenions pas cette aversion...
—Hélas! ce n'était pas de l'aversion. Jacques ne faisait en cela que servir la savante dissimulation de madame de Claudieuse.
En moins d'une minute, les résolutions les plus opposées se lurent sur le visage de M. de Boiscoran. Il hésita, et enfin:
—Tout ce qui est possible pour réparer mon inaction, dit-il, je le ferai. J'irai à Sauveterre. Il faut que Jacques soit sauvé. Monsieur de Margeril est tout-puissant, voyez-le, je vous le permets, je vous le demande...
Deux larmes brûlantes, les premières depuis le commencement de cette scène, jaillirent des yeux de la marquise.
—Ne comprenez-vous donc pas, monsieur, dit-elle, que ce que vous me demandez est maintenant impossible... Tout, oui, tout au monde, excepté cela!... Mais Jacques et moi sommes innocents; Dieu aura pitié de nous, maître Folgat nous sauvera.
XIX
Déjà maître Folgat était à l'œuvre.
Confiance en sa cause, conviction de l'innocence de Jacques, attrait de l'inconnu, fièvre de la lutte, incertitude du résultat, convoitise du succès, affection, intérêt, passion, tout se réunissait pour exalter le génie du jeune avocat et fouetter son activité. Et au-dessus de tout encore planait, mystérieux et indéfinissable, le sentiment que lui inspirait Mlle de Chandoré.
Car il avait subi le charme, comme tous les autres. Ce n'était pas de l'amour, car dire amour, c'est dire espérance, et il savait bien que toute et à tout jamais Mlle Denise appartenait à Jacques; c'était un sentiment puissant et doux, qui lui faisait souhaiter se dévouer pour elle et désirer d'être pour quelque chose dans sa vie et dans son bonheur. C'est pour elle que, sacrifiant toutes ses affaires et oubliant ses clients, il était resté à Sauveterre. C'est pour elle surtout qu'il voulait sauver Jacques de Boiscoran.
À peine arrivé à la gare, il avait laissé la marquise de Boiscoran à la garde du vieil Antoine et, sautant dans une voiture, il s'était fait conduire chez lui.
La veille, il avait adressé une dépêche, son domestique l'attendait. En moins de rien, il eut changé de vêtements. Remontant aussitôt en voiture, il partit à la recherche de l'homme le plus apte, selon lui, à éclaircir cette ténébreuse intrigue.
C'était un certain Goudar, qui avait à la préfecture de police des fonctions assez mal définies, mais assez bien rétribuées pour lui donner l'aisance. C'était un de ces agents à tout faire, que la police réserve pour les opérations délicates et les expéditions scabreuses, où il faut à la fois du flair et du tact, une intrépidité à toute épreuve et un imperturbable sang-froid.
Maître Folgat avait eu occasion de le connaître et de l'apprécier, lors de l'affaire de la Société d'Escompte mutuel. Lancé sur les traces du gérant, qui s'était enfui laissant un déficit de plusieurs millions, Goudar l'avait rejoint et arrêté au Canada, après trois mois de courses effrénées à travers l'Amérique.
Mais le jour de son arrestation, ce gérant n'avait sur lui, dans son portefeuille et dans ses malles, que quarante-trois mille francs. Qu'étaient devenus les millions? Lorsqu'on l'interrogea, il répondit qu'ils étaient dissipés; qu'il avait joué à la Bourse, qu'il avait été malheureux...
Tout le monde le crut, sauf Goudar. Surexcité par l'appât d'une récompense magnifique, il se remit en campagne et réussit, en moins de six semaines, à retrouver seize cent mille francs qui avaient été déposés à Londres chez une femme de mœurs équivoques.
L'histoire elle-même est bien connue. Ce qu'on ignore, c'est le génie d'investigation, la fertilité de ressources et d'expédients qu'avait dû déployer Goudar pour obtenir un tel résultat. Or, maître Folgat le savait exactement, lui qui avait été le conseil et l'avocat des actionnaires de la Société d'Escompte mutuel. Et il s'était bien juré que si jamais une occasion se présentait, c'est à cet habile homme qu'il aurait recours.
Goudar, qui était marié et père de famille, demeurait au diable, route de Versailles, tout près des fortifications.
Il occupait, seul avec les siens, une petite maison dont il était, ma foi, propriétaire, véritable retraite du sage, avec un jardinet sur la route et, de l'autre côté, un vaste jardin où il cultivait des plantes et des fruits admirables, et où il élevait toutes sortes d'animaux.
Car c'est un fait à remarquer que tous ces hommes de police, qui remuent à la journée le fumier social, adorent la campagne et, dégoûtés sans doute des hommes, aiment de passion les bêtes et les fleurs.
Lorsque maître Folgat descendit de voiture devant cette plaisante habitation, une jeune femme de vingt-cinq ans, éblouissante de beauté, de jeunesse et de fraîcheur, jouait dans le jardinet avec une petite fille de trois à quatre ans, toute blonde et toute rose.
—Monsieur Goudar, madame? demanda maître Folgat après avoir salué.
La jeune femme rougit légèrement, et modeste, mais non embarrassée:
—Mon mari, monsieur, répondit-elle d'une voix admirablement timbrée, est dans le jardin, et vous le trouverez en prenant cette allée qui tourne la maison.
Ayant suivi l'indication, le jeune avocat ne tarda pas à apercevoir son homme.
La tête couverte d'un vieux chapeau de paille, en pantoufles et en bras de chemise, ayant devant lui un tablier bleu à pièce et à poche comme en portent les jardiniers, Goudar était grimpé sur une échelle et s'appliquait à loger dans des sacs de crin les superbes chasselas de ses treilles.
Entendant le sable crisser sous des pas, il tourna la tête, et tout de suite:
—Tiens! fit-il, maître Folgat chez moi!... Bonjour, maître!
Grande fut la surprise du jeune avocat de se voir ainsi reconnu du premier coup d'œil. Il n'eût certes pas, lui, reconnu ainsi le policier. Plus de trois ans s'étaient écoulés depuis qu'ils ne s'étaient vus. Et combien de temps s'étaient-ils vus! pas une heure en deux fois.
Il est vrai que Goudar était un de ces hommes dont on ne garde pas souvenir. De taille moyenne, il n'était ni gras ni maigre, ni brun ni blond, ni jeune ni vieux. Un employé aux passeports eût certainement écrit ainsi son signalement: front ordinaire, nez ordinaire, bouche ordinaire, yeux de couleur indécise, absence de signes particuliers.
On ne pouvait pas dire qu'il eût l'air niais, mais il n'avait pas l'air intelligent. En lui, tout était ordinaire, moyen et indécis. Pas un trait saillant. Il devait fatalement passer inaperçu et être oublié aussitôt passé.
—Vous me voyez en train de préparer ma récolte pour l'hiver, dit-il à maître Folgat. Agréable besogne! Cependant je suis à vous. Encore ces trois grappes dans ces trois sacs, et je descends.
Ce fut l'affaire d'un instant, et dès qu'il fut à terre:
—Eh bien! interrogea-t-il, que dites-vous de mon jardin?
Et tout de suite il voulut faire visiter son domaine, et avec les extases d'un propriétaire, il vantait la saveur de ses poires duchesse, il exaltait les couleurs éclatantes de ses dahlias, il célébrait l'aménagement de sa basse-cour, où se voyaient des cabanes pour les lapins et un bassin pour les canards de toutes couleurs et des espèces les plus variées.
Du fond du cœur, maître Folgat maudissait ces enthousiasmes. Que de temps perdu!... Mais quand on attend un service d'un homme, c'est bien le moins qu'on flatte sa manie. Aussi renchérissait-il sur tous les éloges. Et toujours dans le but de se concilier les bonnes grâces du policier, tirant un étui à cigares et le lui présentant tout ouvert:
—Vous en offrirais-je un? fit-il.
—Merci, je ne fume jamais, répondit Goudar. (Et voyant l'étonnement de l'avocat:) Jamais chez moi, du moins, ajouta-t-il. J'ai cru remarquer que l'odeur du tabac déplaît à ma femme...
Positivement, si maître Folgat n'eût pas connu l'homme, il l'eût pris pour quelque bon et simple rentier, inoffensif et rien moins que subtil, et, lui tirant sa révérence, il se fût retiré. Mais il l'avait vu à l'œuvre, et à sa suite il visita et admira encore une serre bien établie, la couche des melons et la force des asperges.
Jusqu'à ce qu'enfin, conduisant son hôte au fond du jardin, sous une tonnelle où se trouvaient une table et des sièges rustiques:
—Maintenant, dit Goudar, asseyons-nous, maître, et dites-moi votre affaire, car ce n'est pas pour l'unique plaisir de visiter mon domaine que vous êtes venu...
Goudar était de ces hommes qui ont reçu en leur vie plus de confidences que dix confesseurs, dix avoués et dix médecins ensemble. On pouvait tout lui dire.
Sans l'ombre d'une hésitation, et tout d'un trait, maître Folgat lui dit l'histoire de Jacques et de Mme de Claudieuse.
Il écouta sans un mot, sans un geste, sans qu'un des muscles de son visage tressaillît. Et quand l'avocat eut achevé:
—Eh bien! demanda-t-il.
—Avant tout, répondit maître Folgat, je voudrais votre impression. Admettez-vous les explications de monsieur de Boiscoran?
—Pourquoi non? J'en ai, par ma foi, vu bien d'autres!
—Alors vous pensez que, malgré tant de charges qui l'accablent, il faut croire à son innocence?
—Permettez, je ne pense rien. Diable! il faut étudier une affaire avant d'émettre son opinion. (Il sourit, et regardant le jeune avocat:) Mais voilà bien des préambules, fit-il. Qu'attendez-vous donc de moi?
—Votre aide, pour faire jaillir la vérité. L'homme de la préfecture, assurément, s'attendait à quelque proposition de ce genre. Après une minute de réflexion, regardant fixement maître Folgat:
—Si je vous ai bien compris, reprit-il, vous voudriez procéder à une contre-instruction au bénéfice de la défense?
—Précisément.
—Et à l'insu de l'accusation?
—Juste.
—Eh bien! il m'est impossible de vous servir. Le jeune avocat était trop au courant des affaires pour n'avoir pas prévu une certaine résistance, et il s'était préoccupé des moyens de triompher.
—Ce n'est pas votre dernier mot, mon cher Goudar, dit-il.
—Pardonnez-moi. Je ne m'appartiens pas, j'ai un emploi et des occupations journalières...
—Vous pouvez demander, et on ne vous refuserait certainement pas un congé d'un mois.
—C'est vrai, mais il est certain aussi qu'on s'inquiéterait à la préfecture de ce congé. On me surveillerait probablement. Et si l'on venait à découvrir que je me mêle de faire de la police pour le compte des particuliers, on me laverait la tête solidement et on se priverait de mes services.
—Oh!...
—Il n'y a pas de «oh!» On ferait ce que je vous dis, et on aurait raison. Car enfin, où irions-nous, et que deviendraient la sécurité et la liberté individuelles, si le premier venu avait le droit d'embaucher les agents de la préfecture et de les employer à sa fantaisie? Et que deviendrais-je, si je venais à perdre ma place?
—La famille de monsieur de Boiscoran est riche et témoignerait magnifiquement sa reconnaissance à l'homme qui le sauverait...
—Et si je ne le sauvais pas! Et si au lieu de réussir à démontrer son innocence, je ne parvenais qu'à recueillir des preuves nouvelles de sa culpabilité?
L'objection était si forte que maître Folgat n'essaya même pas de la discuter.
—Je pourrais, dit-il, vous remettre comme entrée de jeu une certaine somme qui vous resterait acquise quel que fût le résultat...
—Quelle somme? Une centaine de louis? Certes, cent louis ne sont pas à dédaigner, mais qu'en ferais-je, si j'étais mis à pied? Je n'ai pas à penser qu'à moi; j'ai une femme et un enfant, et pour toute fortune cette bicoque qui n'est même pas finie de payer. Ma femme, qui est orpheline, n'avait en dot que son état de repriseuse de dentelles et de cachemires. Ma place n'est pas le Pérou, mais avec les gratifications extraordinaires, elle me vaut, bon an mal an, sept ou huit mille francs, sur lesquels j'en économise deux ou trois...
D'un geste amical, le jeune avocat l'arrêta.
—Si je vous offrais dix mille francs?...
—Une année d'appointements...
—Si je vous en offrais quinze mille?... Goudar ne répondit pas, mais son œil brilla.
—C'est une affaire intéressante que celle de monsieur de Boiscoran, poursuivit maître Folgat, et telle qu'il ne s'en présente guère. L'homme qui parviendrait à démontrer l'inanité de l'accusation grandirait singulièrement sa réputation...
—Se ferait-il aussi des amis au parquet?
—J'avoue que je ne le pense pas. L'homme de la police secouait la tête.
—Eh bien! moi, dit-il, j'avoue que ce n'est ni pour la gloire ni par amour de l'art que je travaille. Oh! je sais bien que la vanité est le grand mobile de quelques-uns de mes confrères; j'ai connu le père Tabaret, je connais Lecoq... je suis plus positif. Mon métier ne m'a jamais plu, et si je continue à l'exercer, c'est faute d'argent pour en entreprendre un autre. Il désespère ma femme, d'ailleurs, qui ne vit pas tant que je suis dehors, et qui tremble toujours qu'on ne me rapporte un beau matin avec un couteau planté entre les épaules.
Sans cesser d'écouter, maître Folgat avait tiré de sa poche et posé sur la table un portefeuille fort gonflé.
—Avec quinze mille francs, prononça-t-il, on peut entreprendre quelque chose...
—C'est vrai... Il y a à vendre, touchant mon jardin, un terrain qui m'irait comme un gant. Le commerce des fleurs rapporte gros à Paris et plairait joliment à ma femme. On peut gagner beaucoup avec les fruits...
L'avocat comprenait bien qu'il tenait son homme.
—Ajoutez, mon cher Goudar, insista-t-il, qu'en cas de succès, ces quinze mille francs ne seraient qu'un acompte. Peut-être les doublerait-on. Monsieur de Boiscoran est le plus généreux des hommes, et ce lui serait une joie que de récompenser royalement l'homme qui l'aurait sauvé...
Il ouvrait son portefeuille, tout en parlant, et il en tirait quinze billets de mille francs qu'il étalait sur la table.
—À tout autre qu'à vous, continua-t-il, j'hésiterais à remettre d'avance une somme aussi forte. Un autre, l'argent reçu, ne s'occuperait peut-être plus de mon affaire. Mais je sais votre probité, et si en échange de mes billets, vous me donnez votre parole, je serai tranquille... Voyons, est-ce dit?
L'émotion du policier était grande, car si maître qu'il fût de ses impressions, il avait légèrement pâli.
Hésitant, il maniait les billets de banque d'une main frémissante, jusqu'à ce que tout à coup:
—Attendez-moi deux minutes, dit-il.
Et se levant brusquement, il courut vers la maison.
Va-t-il consulter sa femme? se demandait maître Folgat.
Il y allait positivement, car le moment d'après ils apparurent au bout de l'allée, discutant avec une certaine animation.
D'ailleurs, la discussion dura peu. Revenant à la tonnelle:
—C'est entendu, déclara Goudar, je suis votre homme.
Joyeusement, l'avocat lui serra la main.
—Merci! s'écria-t-il, car, aidé par vous, je réponds presque du succès... Malheureusement le temps presse... Quand nous mettrons-nous à l'œuvre?
—À l'instant. Permettez-moi de changer de costume et je suis à vous. Il faudra que vous me donniez les clefs de la maison de la rue des Vignes.
—Je les ai dans ma poche...
—En ce cas, nous allons y aller immédiatement, car il me faut avant tout reconnaître le terrain... Et vous allez voir si je suis long à ma toilette!
Moins d'un quart d'heure après, effectivement, il reparaissait, vêtu d'une longue redingote noire et ganté, présentant le type achevé de ces dignes boutiquiers retirés, après fortune faite, qu'on rencontre dans la banlieue de Paris, promenant au soleil l'ennui de leur oisiveté et l'incurable regret de leur boutique.
—Partons, dit-il à l'avocat.
Et après avoir salué Mme Goudar, qui les accompagna de son plus radieux sourire, ils montèrent en voiture en criant au cocher:
—Rue des Vignes, 23!
C'est une singulière rue que cette rue des Vignes, qui ne mène nulle part, peu connue et si peu fréquentée que l'herbe y pousse dru. Très longue, elle affecte la forme d'un vaste demi-cercle dont la rue de Boulainvilliers est la corde. Montueuse, tortueuse, raboteuse, à peine pavée, elle ressemble bien plus à une ruelle de village qu'à une des voies de Paris. Point de boutiques, à peine quelques maisons, mais de droite et de gauche d'interminables murs de jardins, au-dessus desquels s'élèvent de grands arbres.
—Ah! l'endroit est bien choisi pour de mystérieux rendez-vous, grommelait Goudar. Trop bien choisi même, car nous n'y trouverons pas de renseignements.
La voiture s'arrêta devant une petite porte percée dans un vieux mur dont les nombreuses réparations trahissaient les ravages des deux sièges.
—Nous voilà au 23, bourgeois, dit le cocher, mais je ne vois pas de maison...
On ne la voyait pas de la rue, mais étant entrés, maître Folgat et Goudar l'aperçurent, s'élevant au milieu d'un immense jardin, simple et coquette, avec son double perron, son toit d'ardoises et ses persiennes fraîchement peintes.
—Mon Dieu! s'écria l'homme de la préfecture, qu'un jardinier serait bien ici!
Et maître Folgat devina à son accent de telles convoitises que, tout aussitôt:
—Si nous sauvons monsieur de Boiscoran, dit-il, je suis bien sûr qu'il ne gardera pas cette habitation...
—Visitons! dit l'agent d'un ton qui révélait une envie immense de réussir.
Malheureusement Jacques de Boiscoran avait dit vrai. Meubles, tapis, tentures, tout était neuf, et c'est inutilement que Goudar et maître Folgat explorèrent les quatre pièces du rez-de-chaussée et les quatre pièces de l'étage supérieur, le sous-sol, où était la cuisine, et enfin les greniers.
—Nous ne recueillerons pas un indice dans cette maison, déclara l'homme de la préfecture. Pour l'acquit de ma conscience, j'y viendrai passer un après-midi, mais aujourd'hui nous avons mieux à faire. Voyons les gens des environs...
Les habitants ne sont pas nombreux, rue des Vignes. Un chef d'institution et un nourrisseur, un serrurier en bâtiments et un loueur de voitures, cinq ou six propriétaires et l'inévitable marchand de vin-traiteur constituent toute la population.
—Notre tournée sera bientôt faite, dit l'homme de police, après avoir ordonné au cocher d'aller attendre au bout de la rue.
Ni le chef d'institution ni ses employés ne savaient rien.
Le nourrisseur avait ouï dire que la maison numéro 23 appartenait à un Anglais, mais il ne l'avait jamais aperçu et ignorait même son nom.
Le serrurier, lui, savait que cet Anglais s'appelait Francis Burnett. Il avait fait pour lui divers travaux dont il avait été fort bien payé et avait eu par conséquent occasion de le voir, mais il y avait si longtemps de cela qu'il se déclarait incapable de le reconnaître.
—Nous jouons de malheur, disait maître Folgat après cette troisième visite.
Plus fidèle était la mémoire du loueur de voitures. Il connaissait fort bien, affirma-t-il, l'Anglais du numéro 23, l'ayant conduit deux ou trois fois, et le signalement qu'il en donna était exactement celui de Jacques de Boiscoran. Il se rappelait encore qu'un soir qu'il faisait un temps affreux, sir Burnett était venu de sa personne lui demander une voiture. C'était pour une dame qui y était montée seule et qui s'était fait conduire place de la Madeleine. Mais la nuit était sombre, la dame portait un voile épais, il n'avait pas distingué ses traits, et tout ce qu'il pouvait dire, c'est qu'elle lui avait paru d'une taille au-dessus de la moyenne.
—C'est toujours cela, disait Goudar en quittant le loueur. Mais le mieux renseigné doit être le marchand de vin. Si j'étais seul, je déjeunerais chez lui.
—J'y déjeunerai volontiers avec vous, déclara maître Folgat.
Ainsi fut-il fait, et ce fut sagement fait.
Le marchand de vin ne savait pas grand-chose; mais son garçon, qui habitait le quartier depuis cinq ou six ans, connaissait de vue sir Burnett et avait surtout bien connu sa domestique anglaise, Suky Wood.
Et, tout en servant, il donnait quantité de détails.
Suky, racontait-il, était une grande diablesse de plus de cinq pieds, rousse à mettre le feu à ses bonnets, et qui avait les grâces d'un cuirassier habillé en femme. Il avait souvent et longuement causé avec elle, quand elle venait chercher une portion du «plat du jour» pour son dîner, ou acheter de la bière qu'elle aimait beaucoup.
Elle se déclarait fort satisfaite de sa place, disant qu'elle y était bien payée et qu'elle n'avait autant dire rien à faire, puisqu'elle était seule à la maison les trois quarts de l'année.
Par elle, le garçon marchand de vin avait appris que M. Burnett devait avoir un autre domicile, et qu'il ne venait rue des Vignes que pour recevoir une dame. Même, cette dame intriguait beaucoup Suky. Jamais, prétendait-elle, jamais elle n'avait pu seulement lui voir le bout du nez, tant elle savait bien prendre ses précautions; mais elle se promettait bien qu'elle finirait par la dévisager...
—Et comptez qu'elle y aura réussi tôt ou tard, souffla Goudar à l'oreille de maître Folgat.
Enfin, par ce garçon marchand de vin, on sut encore que Suky avait été très liée avec la servante d'un vieux rentier célibataire qui demeurait au numéro 27.
—Il faut y aller, décida Goudar.
Précisément, le maître de cette fille venait de sortir, et elle était seule au logis. Un peu effrayée d'abord de la visite et des questions de ces deux inconnus, elle ne tarda pas à se rassurer aux patelinages de l'homme de la préfecture, et, comme elle avait la langue des mieux pendues, elle confirma pleinement et développa toutes les assertions du garçon marchand de vin.
Suky, dont elle avait eu toute la confiance, ne s'était pas gênée pour lui dire que M. Burnett n'était pas anglais et ne s'appelait pas Burnett, et que s'il venait se cacher ainsi rue des Vignes sous un faux nom, c'était pour y recevoir sa bonne amie, qui était une femme du grand monde, admirablement belle.
Enfin, au moment de la guerre, quand elle avait quitté Paris, Suky avait annoncé qu'elle se rendait en Angleterre dans sa famille.
En sortant de la maison du vieux rentier:
—C'est bien peu, ce que nous venons de recueillir, disait Goudar au jeune avocat, et des jurés ne s'en contenteraient pas... Mais c'est assez pour confirmer, au moins en partie, le récit de monsieur Jacques de Boiscoran. Il nous est prouvé désormais qu'il recevait une femme qui avait le plus grand intérêt à se cacher. Était-ce, comme il l'affirme, madame de Claudieuse? C'est ce que Suky nous apprendrait, car certainement elle l'a vue. Donc, il faut retrouver Suky... Et, maintenant, remontons en voiture et rendons-nous à la préfecture. Vous m'attendrez au café du Palais-de-Justice. Je n'en ai pas pour plus d'un quart d'heure...
Il en eut pour une grande heure et demie, et maître Folgat commençait à presque s'inquiéter quand enfin il reparut, l'air fort satisfait.
—Garçon, un bock, commanda-t-il. (Et s'asseyant en face de l'avocat:) J'ai été longtemps, dit-il, mais je n'ai pas perdu mon temps. D'abord, j'ai obtenu un congé d'un mois. J'ai ensuite mis la main précisément sur le gaillard dont je rêvais pour expédier à la recherche de sir Burnett et de Suky. C'est un brave garçon nommé Barousse, fin comme l'ambre, et qui parle anglais comme s'il était né à Londres. Il demande, ses frais de voyage payés, vingt-cinq francs par jour, plus quinze cents francs de gratification s'il réussit. J'ai rendez-vous avec lui à six heures, pour lui rendre une réponse définitive. Si ces conditions vous conviennent, ce soir même, bien stylé par moi, il sera en route pour l'Angleterre.
Pour toute réponse, maître Folgat sortit un billet de mille francs en disant:
—Voilà pour les premiers frais. Goudar avait achevé son bock.
—Cela étant, maître, reprit-il, je vous quitte... Je vais aller rôder rue de la Ferme-des-Mathurins, autour de la maison de monsieur de Tassar de Bruc, le père de madame de Claudieuse. Peut-être y récolterai-je quelque chose. Demain, je passerai la journée à étudier à la loupe la maison de la rue des Vignes, et à interroger les fournisseurs dont vous m'avez donné la liste. Après-demain, j'aurai probablement fini ici. Donc, dans quatre ou cinq jours, vous verrez arriver à Sauveterre un individu qui sera moi. (Et se levant:) Car il faut que je sauve monsieur de Boiscoran, ajouta-t-il; je le veux, il le faut... il a une trop jolie maison... Allons, au revoir à Sauveterre.
Quatre heures sonnaient.
Sur les talons de Goudar, maître Folgat quitta le café et descendit les quais pour gagner la rue de l'Université. Il avait hâte de revoir M. et Mme de Boiscoran.
—Madame la marquise repose, lui répondit le valet auquel il s'adressa, mais monsieur le marquis est dans son cabinet.
C'est là, en effet, que le jeune avocat le trouva, encore tout bouleversé de l'épouvantable scène du matin.
Il n'avait rien dit à sa femme qu'il ne pensât, malheureusement; mais il était désespéré de l'avoir dit en de telles circonstances. Et, cependant, il en éprouvait un grand soulagement, car, en vérité, il se sentait en partie délivré des horribles doutes dont il avait si longtemps gardé le secret.
Lorsqu'il vit entrer maître Folgat:
—Eh bien? interrogea-t-il d'une voix altérée. Minutieusement le jeune avocat répéta le récit de la marquise; mais il dit, en outre, ce qu'elle n'avait pas pu dire, puisqu'elle l'ignorait: les projets désespérés de Jacques.
À cette révélation, M. de Boiscoran eut un geste désolé.
—Malheureux! s'écria-t-il. Et moi qui l'accusais!... Il songeait à se tuer!
—Et nous avons eu bien de la peine, maître Magloire et moi, ajouta maître Folgat, à triompher de sa résolution, bien de la peine à lui faire comprendre que jamais, quoi qu'il arrive, un innocent n'a le droit de recourir au suicide...
Une grosse larme roulait le long des joues du vieux gentilhomme.
—Ah! j'ai été cruellement injuste! murmura-t-il. Pauvre malheureux enfant! (Puis, tout haut:) Mais je le verrai, reprit-il, je suis résolu à accompagner madame de Boiscoran à Sauveterre... Quand partez-vous?
—Rien ne me retient plus à Paris, tout ce que j'avais à y faire est fait, et je pourrais partir ce soir même... Mais je suis vraiment trop fatigué. Je compte prendre demain matin le train de dix heures quarante-cinq.
—Cela étant, nous ferons le voyage ensemble. C'est entendu, n'est-ce pas? Demain, à dix heures à la gare d'Orléans. Nous serons à Sauveterre à minuit.
XX
Lorsque la marquise de Boiscoran, le jour de son départ de Sauveterre, était allée rendre visite à son fils, Mlle Denise de Chandoré avait demandé à y aller avec elle.
Refusée, la jeune fille n'avait pas insisté.
—Je vois bien qu'on me cache quelque chose, avait-elle dit simplement, mais qu'importe!
Et elle s'était réfugiée au salon, et là, assise à la place où elle s'asseyait autrefois, en ces temps heureux où Jacques passait près d'elle toutes ses soirées, elle était restée de longues heures immobile, les sourcils froncés, semblant suivre de l'œil dans l'espace des scènes invisibles pour les autres.
L'inquiétude était sans bornes de grand-père Chandoré et des tantes Lavarande. C'est qu'ils savaient, mieux peut-être qu'elle ne se savait elle-même, Denise, leur enfant adorée, leur plus cher et leur unique souci depuis bientôt vingt ans. C'est qu'ils connaissaient chacune des expressions de cette physionomie, miroir fidèle de l'âme la plus pure. C'est qu'à un tressaillement de son visage, à un geste, à une intonation de sa voix, ils s'étaient habitués à démêler ses pensées.
—Certainement, Denise médite quelque grave projet, disaient les tantes à M. de Chandoré. Elle réfléchit, elle calcule, elle est en train de prendre une résolution.
C'était l'avis du vieux gentilhomme. Et à plusieurs reprises:
—À quoi penses-tu, chère fille? lui demanda-t-il.
—À rien, bon papa, répondit-elle.
—Tu es plus triste encore qu'à l'ordinaire; pourquoi?
—Hélas! le sais-je moi-même! Sait-on pourquoi, selon les jours, on a le cœur plein de soleil ou plein de brume!
Mais, le lendemain, elle voulut absolument qu'on la conduisît chez ses couturières, et, comme elle y trouva Méchinet, le greffier, elle resta en conférence avec lui une grosse demi-heure. Puis, le soir, le docteur Seignebos étant venu, elle le guetta à sa sortie et le tint longtemps à causer tout bas devant la porte.
Et enfin, le lendemain encore, elle demanda qu'il lui fût permis d'aller visiter Jacques.
Il n'y avait pas à lui refuser cette triste satisfaction. Il fut convenu que l'aînée des tantes Lavarande, Mlle Adélaïde, l'accompagnerait.
Et, sur les deux heures, elles frappaient à la porte de la prison et demandaient Jacques au geôlier qui était venu leur ouvrir.
—Je cours le chercher, mademoiselle, répondit Blangin. En attendant, prenez donc la peine d'entrer chez moi, car le parloir est tellement humide que moins vous y resterez, mieux cela vaudra.
Ainsi fit Mlle Denise, ou plutôt elle fit plus, car laissant la tante Lavarande dans la pièce du bas, elle entraîna Mme Blangin dans la chambre du haut, ayant, prétendit-elle, quelque chose à lui dire.
Quand elles redescendirent, Blangin était de retour, annonçant que M. de Boiscoran attendait.
—Viens! dit la jeune fille en entraînant sa tante. Mais elle n'avait pas fait dix pas dans l'étroit et long corridor qui menait au parloir, qu'elle s'arrêta. Saisie par l'humidité qui tombait des voûtes comme un linceul glacé, fléchissant sous l'excès des plus terribles émotions, elle chancelait et en était réduite à s'appuyer au mur tout fleuri de salpêtre.
—Seigneur! elle se trouve mal! s'écria Mlle Adélaïde.
Du geste, Mlle Denise lui imposa silence.
—Ce n'est rien, dit-elle, tais-toi! (Et rassemblant toute son énergie, et appuyant sa petite main caressante sur l'épaule de la vieille demoiselle:) Tante aimée, ajouta-t-elle, il faut que tu nous rendes un immense service... C'est bien important, ce que j'ai à dire à Jacques, et il serait très dangereux qu'on l'entendît... Je sais qu'on épie souvent les conversations des prisonniers. Reste, je t'en prie, dans ce corridor; si quelqu'un venait, tu nous préviendrais...
—Y songes-tu, chère enfant, serait-il convenable...
La jeune fille l'arrêta encore.
—Quand je suis venue passer la nuit ici, dit-elle, était-ce convenable? Hélas! dans notre situation, toute démarche est convenable qui peut être utile!
Et comme tante Lavarande ne répondait pas, certaine de sa ponctuelle soumission, elle s'avança vers le parloir.
—Denise! s'écria Jacques dès qu'elle apparut sur le seuil. Denise!...
Il était debout, le malheureux, au milieu de cette grande salle lugubre, plus blanc que le plâtre de la muraille, mais calme, en apparence, et presque souriant. La violence qu'il se faisait était horrible. Mais pouvait-il laisser voir à sa fiancée l'horreur de son désespoir! Ne devait-il pas tout faire, au contraire, pour la rassurer?
S'avançant vers elle et lui prenant les mains:
—Ah! vous êtes bonne d'être venue, commença-t-il, trop bonne! Et cependant je vous attendais. Depuis ce matin, j'ai l'oreille au guet et je tressaille à tous les grincements de la porte de la prison. Mais me pardonnerez-vous jamais de vous avoir réduite à pénétrer, pour me voir, dans un lieu tel que celui-ci, malpropre et laid, et qui n'a pas même la sinistre poésie de l'horrible?
Elle le regardait avec une fixité si obstinée que les paroles finirent par expirer sur ses lèvres.
—Pourquoi me mentir, Jacques? dit-elle tristement.
—Je vous mens, moi?...
—Oui. Pourquoi affecter cette tranquillité si loin de votre âme, et cette gaieté qui fait mal? N'avez-vous plus confiance en moi? Me jugez-vous si enfant qu'il faille me dissimuler la vérité, ou si faible et si veule que je ne puisse porter ma moitié de nos peines!... Cessez de sourire, Jacques, car vous n'avez plus d'espoir...
—Vous vous trompez, Denise, je vous le jure.
—Non, Jacques. On me cache quelque chose, je m'en suis bien aperçue, et je ne vous demande pas ce que c'est... Ce que je sais suffit: vous êtes renvoyé devant la cour d'assises...
—Pardon, la chambre des mises en accusation n'a pas encore rendu son arrêt!
—Mais elle le rendra, et il sera fatal.
C'était bien l'opinion et la terreur de Jacques. Il frémit. Et pourtant, s'obstinant au rôle qu'il s'était imposé:
—Baste! fit-il, si je passe en cour d'assises, je serai acquitté.
—En êtes-vous bien sûr?
—J'ai pour moi quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent.
—Il en est donc une contre! s'écria la jeune fille. (Et, saisissant les poignets de Jacques et les serrant avec une force dont jamais on ne l'eût crue capable:) Cette chance unique, ajouta-t-elle, vous n'avez pas le droit de la courir.
Jacques tressaillit de tout son corps. Était-ce possible! Comprenait-il bien? Denise venait-elle lui conseiller cet acte de suprême désespoir auquel l'avaient fait renoncer ses défenseurs!
—Que voulez-vous dire? fit-il d'une voix troublée.
—Je dis qu'il faut fuir.
—Fuir!...
—Rien n'est si facile. J'ai réfléchi, consulté, tout prévu. Les geôliers sont à nous. Je viens de m'entendre avec la femme de Blangin. Un soir, sitôt la nuit, on vous ouvre les portes. Un cheval sellé vous attend hors de la ville et des relais ont été préparés. Vous montez à cheval, et en quatre heures vous êtes à La Rochelle. Là, un de ces bateaux pilotes qui peuvent braver les plus grosses mers vous prend à son bord et vous transporte en Angleterre...
Jacques hochait la tête.
—Ceci est impossible, murmura-t-il. Je suis innocent... Je ne puis pas abandonner tout ce qui m'est cher, vous, Denise, vous...
Une épaisse rougeur couvrait les joues de la jeune fille.
—Je me suis mal expliquée, Jacques, balbutia-t-elle, vous ne partiriez pas seul...
D'un mouvement éperdu, il leva les mains vers le ciel.
—Dieu juste! s'écria-t-il, tu me devais cette compensation!
Et cependant, d'une voix plus forte, Mlle Denise poursuivait:
—Me supposeriez-vous assez lâche pour abandonner l'ami que tout trahit. Non! non!... Grand-papa et tantes Lavarande m'accompagneront, et nous vous rejoindrons en Angleterre... Vous changerez de nom et nous passerons en Amérique, et nous chercherons bien avant dans les terres, loin des villes et des hommes, quelque contrée nouvelle où nous nous fixerons. Ce ne sera pas la France, c'est vrai. Mais la patrie, Jacques, c'est le pays où l'on est libre, où l'on est aimé, où l'on vit heureux!
Remué jusqu'aux dernières, jusqu'aux plus subtiles fibres de son être par les plus délirantes sensations, Jacques de Boiscoran laissait tomber son masque d'impassible insouciance.
Était-il au monde un homme ayant reçu une preuve plus étonnante de dévouement et d'amour! Et de quelle femme? D'une jeune fille qui réunissait toutes ces qualités dont une seule rend fières les autres jeunes filles, l'esprit et la grâce, la noblesse, la fortune, la beauté, et qui était la réalisation sublime de tout ce qui se peut concevoir d'angélique et de pur.
Ah! elle ne calculait pas, celle-là—comme l'autre!... Elle ne songeait pas à prendre ses sûretés avant de tendre ses lèvres à un premier baiser! Elle ne faisait pas de la duplicité une science, et de l'hypocrisie son unique vertu! C'est bien entièrement et sans arrière-pensée qu'elle s'abandonnait!
Et c'est au moment où Jacques voyait tout s'écrouler autour de lui, et lorsqu'il touchait aux plus sombres abîmes du désespoir, que ce bonheur lui arrivait, si grand et si inattendu que son âme fléchissait sous le poids.
Un instant il demeura immobile, perdu de stupeur. Puis tout à coup, d'une étreinte convulsive, attirant à lui sa fiancée, la pressant contre sa poitrine et inondant de baisers ses cheveux à demi dénoués:
—Soyez bénie, ô ma bien-aimée! s'écria-t-il, soyez bénie de votre fidélité au malheur. Je ne me plaindrai plus. J'aurai eu, quoi qu'il advienne, ma part de félicité...
Elle crut qu'il consentait. Plus palpitante qu'une mésange aux mains d'un enfant, elle se dégagea, et se reculant et plongeant son beau regard dans les yeux de Jacques:
—Fixons donc le jour, dit-elle.
—Quel jour?
—Celui de votre évasion.
Ce seul mot rappela Jacques au sentiment affreux de sa situation. Il planait au plus haut de l'azur, il retomba dans les fanges de la réalité. Son visage rayonnant d'une joie céleste s'assombrit tout à coup, et d'une voix rauque:
—C'est un rêve trop beau, prononça-t-il, que nous venons de faire, il ne saurait se réaliser...
Ah! la pauvre jeune fille ne vit que trop qu'elle s'était trop tôt réjouie.
—Que dites-vous? balbutia-t-elle.
—Je ne peux pas, je ne dois pas, je ne veux pas fuir!
—Vous me refusez, Jacques! Il ne répondit pas.
—Vous me refusez lorsque je vous jure que j'irai vous rejoindre et partager votre exil! Doutez-vous donc de ma parole? Craignez-vous que mon grand-père et mes tantes Lavarande ne me retiennent ici malgré moi?...
Aux accents de cette voix suppliante, Jacques sentait en quelque sorte se détremper son énergie, et sa volonté vaciller.
—Je vous en conjure, Denise, interrompit-il, n'insistez pas, ne m'enlevez pas mon courage!
Elle devait souffrir horriblement. Ses yeux brillaient d'un éclat insupportable. Ses lèvres sèches tremblaient.
—Vous vous résignez donc à passer en cour d'assises? dit-elle.
—Oui.
—Et si vous êtes condamné?...
—Je puis l'être, je le sais.
—C'est insensé! s'écria la jeune fille. Désespérée, elle se tordait les mains; et sans suite, les paroles jaillissaient de sa bouche:
—Mon Dieu! disait-elle, inspirez-moi! Comment le fléchir, quelles paroles employer?...
Jacques, ne m'aimez-vous donc plus? Pour moi, si ce n'est pour vous, je vous en supplie, fuyons! C'est la honte évitée, c'est la liberté, c'est le salut! Rien ne peut donc vous toucher!... Que voulez-vous? Faut-il que je me traîne à vos pieds! (Et elle se laissait, en effet, glisser aux pieds de Jacques.) Fuyez, répétait-elle, fuyez!
Ainsi que tous les hommes vraiment énergiques, Jacques, par l'excès même de l'émotion, recouvrait la plénitude de son sang-froid. Maîtrisant l'affreux désordre de sa pensée, il releva Mlle Denise et la porta toute défaillante jusqu'au banc grossier du parloir.
S'agenouillant ensuite devant elle, et lui prenant les mains:
—Denise, commença-t-il, par pitié, revenez à vous et écoutez-moi. Je suis innocent, et fuir, ce serait avouer que je suis coupable...
—Eh! qu'importe!
—Pensez-vous donc que ma fuite arrêterait le procès? Non. Absent, je n'en serais pas moins jugé, et, reconnu coupable sans discussion, je serais condamné, flétri, déshonoré sans retour...
—Qu'importe! dit-elle encore.
Alors il comprit que ce ne serait pas avec de telles objections qu'il la ramènerait à la raison. Il se releva et d'une voix ferme:
—Laissez-moi donc, prononça-t-il, vous apprendre ce que vous ignorez. M'évader est aisé, j'en conviens. Je crois comme vous que nous gagnerions facilement l'Angleterre, et même que nous réussirions à nous embarquer sans être inquiétés... Mais après? Le câble transatlantique devance les plus rapides paquebots, et en mettant le pied sur le sol américain, j'y trouverais sans doute des agents chargés de m'arrêter... Supposons cependant que j'échappe à ce premier danger! Croyez-vous qu'il soit au monde un lieu d'asile pour les incendiaires et les assassins? Il n'en est pas... Aux plus extrêmes limites de la civilisation, je rencontrerais toujours une police et des soldats qui, le traité d'extradition à la main, me livreraient à la justice de mon pays. Seul, je parviendrais peut-être à déjouer toutes les recherches. Je n'y réussirais jamais vous ayant avec moi et ayant près de nous votre grand-père et les tantes Lavarande.
Frappée de ces objections dont elle n'avait pas même eu l'idée, Mlle de Chandoré se taisait.
—Cependant, continuait Jacques, j'admets que nous ayons échappé à tous les périls. Quelle serait notre vie? Vous imaginez-vous ce que doit être que de toujours fuir et toujours se cacher, que de n'oser affronter les regards d'un étranger et de trembler sans cesse d'être découvert!... Avec moi, Denise, votre existence serait celle de la femme d'un de ces bandits que traquent toutes les polices du monde. Et, sachez-le, cette existence est si épouvantable qu'on a vu des scélérats endurcis se livrer pour en finir, et donner leur tête en échange d'une nuit de sommeil!
Pareilles aux perles d'un collier qui s'égrène, de grosses larmes roulaient silencieuses sur les joues de Mlle Denise.
—Peut-être avez-vous raison, Jacques, murmura-t-elle. Mais, malheureux, si vous êtes condamné!...
—Eh bien! j'aurai du moins fait mon devoir. J'aurai tenu tête à la destinée et défendu mon honneur. Et, quelle que puisse être la condamnation, elle ne me terrassera pas, et tant que mon cœur n'aura pas cessé de battre, je continuerai à lutter. Et si je meurs avant d'avoir démontré mon innocence, c'est à mes amis, à mes parents, à vous, Denise, que je léguerai la tâche de poursuivre ma réhabilitation!
Elle était digne de comprendre et de partager de tels sentiments.
—J'ai eu tort, Jacques, dit-elle en lui tendant la main, il faut me pardonner...
Elle s'était levée, et après quelques instants elle s'apprêtait à se retirer, lorsque Jacques la retint.
—Je ne veux pas fuir, dit-il, mais les gens qui consentaient à favoriser mon évasion ne consentiraient-ils pas à me fournir le moyen de passer un soir quelques heures hors de la prison?
—Je le crois, répondit la jeune fille, et si vous le voulez, je m'en assurerai.
—Oui. Ce serait peut-être une suprême ressource...
Ils se séparèrent, sur ces mots, en s'exhortant au courage et en se promettant de se revoir les jours suivants.
Mlle Denise rejoignit la pauvre tante Lavarande, bien lasse de sa longue faction, et elles se hâtèrent de regagner la rue de la Rampe.
—Comme tu es pâle, mon Dieu! s'écria M. de Chandoré en apercevant sa petite-fille, comme tu as les yeux rouges! Qu'est-il donc arrivé?
Elle lui raconta tout, et le vieux gentilhomme se sentit glacé jusque dans la moelle des os, en reconnaissant qu'il n'avait dépendu que de Jacques de Boiscoran de lui enlever sa petite-fille. Il ne l'avait pas fait, cependant.
—Ah! C'est un honnête homme! s'écria-t-il. (Et effleurant de ses lèvres le front de Mlle Denise:) Mais tu l'aimes donc plus que jamais? murmura-t-il.
—Hélas! répondit-elle, n'est-il pas plus que jamais malheureux?
XXI
—Vous savez la nouvelle?
—Non.
—Mademoiselle de Chandoré est allée visiter monsieur de Boiscoran.
—Est-ce possible!
—C'est exact. Vingt personnes l'ont vue remonter la rue du Château, au bras de l'aînée des demoiselles de Lavarande. Entrée à la prison à deux heures dix minutes, elle n'en est ressortie qu'à trois heures un quart.
—Cette jeune personne est folle!
—Et la tante, que dites-vous de la tante?
—Qu'elle est plus folle encore que sa nièce.
—Et monsieur de Chandoré?
—Il faut qu'il ait perdu la tête pour autoriser des frasques pareilles. Après cela, vous savez, tantes et grand-père ont toujours fait les quatre volontés de mademoiselle Denise...
—Jolie éducation!
—Voilà ce qu'elle produit. Après un tel éclat, il est impossible qu'une jeune fille trouve un homme qui consente à l'épouser...
Ainsi fut accueillie à Sauveterre la nouvelle de la visite de Mlle Denise à Jacques, nouvelle qui, en un moment, eut fait le tour de la ville.
Les «dames de la société» n'en revenaient pas. C'est qu'on est excessivement vertueux à Sauveterre, et qu'on s'y croit, en conséquence, le droit d'être encore plus sévère, et que surtout on n'y badine pas sur le chapitre des convenances. Braver l'opinion y est un crime qui ne se pardonne pas. Or, l'opinion, de plus en plus, se déclarait contre Jacques de Boiscoran. Il était à terre, on se disputait la gloire de le frapper.
S'en tirera-t-il? Ce problème, quotidiennement posé au Cercle littéraire, avait fait jaillir des flots d'éloquence, provoqué d'ardentes discussions et même soulevé des disputes terribles, dont l'une avait failli se terminer par un duel. Mais nul ne se demandait plus: «Est-il innocent?»
L'éloquence du docteur Seignebos, l'influence de M. Séneschal, les habiles efforts de Méchinet avaient également échoué.
«Ah! nous aurons une session intéressante!» disaient quantité de gens qui déjà s'inquiétaient de savoir quel serait le président des assises, afin d'être des premiers à lui demander des places.
Aussi, de jour en jour, s'intéressait-on plus passionnément au procès et à tous ceux qui directement ou indirectement s'y trouvaient mêlés. On voulait savoir ce que faisaient, disaient et pensaient M. et Mme de Claudieuse, Cocoleu, M. Galpin-Daveline, maître Magloire, Mlle de Chandoré, Mme de Boiscoran, le docteur Seignebos.
On puisait dans l'absence du marquis de Boiscoran une preuve nouvelle de la culpabilité de Jacques.
On s'étonnait du séjour prolongé de maître Folgat, lequel avait généralement déplu, par suite de son extrême réserve qu'on attribuait à une fierté aussi excessive que déplacée, et on disait: «Il faut qu'il n'ait guère d'ouvrage à Paris, pour rester comme cela des mois à Sauveterre...»
Tout naturellement le rédacteur de L'Indépendant de Sauveterre exploitait d'une ardeur sans pareille cette mine inespérée d'intérêt. Il en oubliait sa grande querelle avec le rédacteur de L'Impartial de la Seudre, qu'il accusait de bonapartisme et qui lui répondait par l'épithète de communard.
Chaque jour, en dehors de la chronique locale, il ajoutait un paragraphe à l'Affaire Boiscoranz. Et il écrivait, usant et abusant de l'initiale: