La démission de la morale
CHAPITRE II
LA MORALE DE KANT
La première morale indépendante dans le sens vrai, dans le sens précis et dans le sens le plus étendu du mot, est la morale de Kant. Jusqu’à lui on avait voulu fonder la morale ; il a voulu ne pas la fonder, ne la fonder sur rien et qu’elle fût au contraire le fondement de tout et que tout se fondât sur elle. Jusqu’à lui on avait voulu rattacher la morale soit à la science, soit à la religion ; il a voulu ne la rattacher à rien et ne l’asseoir que sur elle-même. Il a voulu qu’elle fût en soi et qu’elle fût par soi. L’insubordination du fait moral est la maîtresse pièce de son système. Le fait moral est parce qu’il est et il n’a à donner aucune raison qui l’explique et qui le fasse accepter. Il n’a pas, pour ainsi parler, à plaider pour lui. Il s’impose. Il dit : « Je dois être. » Il ne donne pas de considérants à l’appui de lui. Il dit : « Je suis parce que je suis ».
Tout ce qui prétendrait le justifier l’affaiblirait. Si on le rattache à une religion, on a à prouver cette religion qui est toujours moins claire que lui ; si on le rattache à une science, on a à établir et à achever cette science qui n’est jamais guère établie et qui n’est jamais achevée, tandis que lui est définitif dès qu’il existe. Reste à ne le rattacher qu’à lui, à ne le fonder que sur lui, ou plutôt à ne pas le fonder, à le prendre tel qu’il est, à reconnaître qu’il est et à le vénérer. Le fait moral est un roi absolu qui est indiscutable et qui doit être indiscuté.
— Mais pourquoi, à lui seul au monde, attribuer ce caractère singulier ; pourquoi discuter tout, prouver tout, rattacher tout à quelque chose et réduire tout à quelque chose, excepté le fait moral, qui, vraisemblablement, est un fait comme un autre ?
— Mais je n’attribue pas ce caractère au fait moral ; je le lui reconnais, parce qu’il l’a. C’est comme cela qu’il se présente à nous. Nous pouvons douter de tout, ou, si l’on veut et ce qui est la même chose, sentir le besoin de prouver tout, excepté le fait moral. Toutes les autres choses se présentent à nous comme matière de connaissance ; le fait moral se présente à nous comme connaissance ; toutes les autres choses se présentent à nous comme chose à connaître ; le fait moral se présente à nous comme chose connue. Nous disons : « Il y a peut-être un monde extérieur et il faut nous donner des raisons de croire qu’il existe ou qu’il n’existe pas ; il y a peut-être des lois générales du monde et il faut les chercher ; il y a peut-être un auteur unique ou plusieurs auteurs des choses qui existent et il faut chercher s’il existe ou s’ils existent. » Nous ne disons pas : « Il y a peut-être quelque chose en nous qui nous commande de bien agir. » Nous sentons cette chose-là directement, immédiatement, comme de plein contact, et nous la sentons continuellement. Elle seule ne passe pas par quelque chose pour arriver à nous et n’a pas besoin d’être cherchée pour être trouvée. Nous avons cette sensation qu’elle est si près de nous et en nous qu’elle est nous-même. Pourquoi ne pas prendre pour le plus clair des faits celui qui est en effet le plus clair, pour le plus manifeste celui qui est le plus manifeste, pour le seul indiscutable, celui que nous avons le plus de tendance à accepter sans discussion ? Pourquoi vouloir expliquer le fait le plus clair par d’autres plus incertains, prouver par des choses douteuses la chose qui se présente comme n’ayant pas besoin d’être prouvée, et arriver par des chemins détournés à cette morale que nous atteignons du premier coup ?
Qui sait même, et c’est mon sentiment, nous dira Kant, si, étant donné qu’il faut aller, comme on peut, du connu à l’inconnu, ce n’est point du fait moral qu’il faut partir pour essayer de connaître et de prouver tout le reste ? Qui sait si, loin d’être fondé sur la métaphysique, ce n’est pas le fait moral qui la fonde ? Qui sait si ce n’est pas le fait moral qui prouve le libre arbitre, qui prouve l’immortalité de l’âme et qui prouve Dieu ? Qui sait si, par un renversement des méthodes, il ne faut pas, après avoir prouvé que la métaphysique s’écroule sur elle-même quand elle se fonde sur elle-même, la reconstruire, et peut-être assez facilement, sur la morale, une fois qu’il a été jugé que la morale est la chose solide, l’inébranlable et l’inconcussum ?
Mais revenons, pour ne nous occuper que de la morale elle-même. Le fait moral est donc le plus clair, le plus incontestable et le plus directement saisissable de tous ies faits, intérieurs ou extérieurs. C’est le fait moral qui est l’évidence, qui est cette évidence première, cette évidence initiale tant cherchée par les philosophes. Ils ont dit : à travers tant de choses douteuses, quelle est celle, s’il en est une, dont on ne doit pas, dont on ne peut pas douter ? Ils ont répondu : c’est la vie, le sentiment de l’existence, le sentiment que l’on existe. Ils ont répondu : c’est la pensée, la certitude où l’on est que l’on pense. Je réponds, moi : ce qu’il y a de moins douteux, c’est que je me sens obligé, c’est que quelque chose en moi me dit : tu dois ! Pourquoi est-ce cela qui est le moins douteux ? Mais, parce que, quand à cette voix intérieure je n’obéis pas ; quand à cette voix intérieure je désobéis ; alors je souffre, alors j’ai des remords, alors j’ai de l’humiliation, alors je suis dans un état douloureux. Qu’est-ce à dire ? C’est à dire que je viens de contrarier le fond même de ma nature ; c’est à dire que je viens de me nier, de me heurter et de me combattre moi-même.
Remarquez que ce phénomène ne se produit pas à propos des autres choses auxquelles j’ai tendance à croire. Je puis douter du monde extérieur sans avoir remords, humiliation, mépris de moi-même, torture intime ; rien de tout cela. Je puis douter de mon existence et me croire une illusion et un rêve, sans me faire de reproche et sans que rien en moi me fasse des reproches. Je puis douter de ma pensée, je veux dire douter que je pense, et ne pas me sentir humilié et dégradé, et dégradé par ma faute. Il n’y a pas de remords intellectuel, et ceci est bien à considérer.
On pourrait dire, je le sais, qu’il y a une espèce de remords intellectuel ou quelque chose qui y ressemble. Quand nous doutons d’une chose très évidente aux yeux du bon sens, par exemple quand nous doutons que nous vivions ou que nous pensions, nous nous reprochons très sensiblement quelque chose. Nous nous reprochons de nous faire violence, de fausser en nous les ressorts naturels de notre entendement ou de demander à ses ressorts un effort qui dépasse les forces que la nature leur a assignées. — Ceci est très vrai. Mais remarquez deux choses. La première que le remords intellectuel est d’un caractère si différent du remords moral qu’on ne peut guère que par un abus de mot lui donner le même nom. Le remords intellectuel ne tourmente pas et n’humilie pas ; il trouble. Quand nous doutons ou essayons de douter des choses qui sont d’évidence intellectuelle, nous ne nous sentons pas torturés et honteux ; nous nous sentons égarés. Nous nous sentons en bateau sans gouvernail ou en ballon sans soupape. Plutôt, nous nous sentons aux approches d’une espèce de suicide. Nous nous disons : « C’est à mon intelligence elle-même que je me dérobe et que je dis adieu ; si je doute de ceci, je ne puis plus faire aucun usage de mon entendement ; je ne puis, décidément, douter de ceci encore sans un suicide intellectuel. »
Voilà le caractère du remords intellectuel. Il est une crainte beaucoup plus qu’un remords ; il est un trouble, un effroi et une épouvante.
Et la seconde chose à remarquer est celle-ci : c’est que le remords intellectuel torture aussi quelquefois et humilie, il faut le reconnaître ; mais quand il nous inquiète sur la passion qui nous anime à nier quelque évidence, ou sur les conséquences que cette négation peut avoir. Nous nous reprochons de douter de telle vérité quand nous nous disons que c’est peut-être par orgueil, ou par vanité et désir de briller, ou par goût du sophisme, c’est-à-dire de la mystification, c’est-à-dire du mensonge, que nous en doutons ; — et nous nous le reprochons encore quand nous nous disons que la vérité dont nous doutons est peut-être profondément utile à l’humanité et que, rien qu’à en douter personnellement et intérieurement, nous commençons à faire du mal et nous nous acheminons à en faire. Mais qui ne voit que dans ces deux cas le remords intellectuel n’est pas autre chose qu’un remords moral ; que le remords que nous éprouvons est un remords moral se rapportant à des opérations intellectuelles, mais en tant qu’elles ont des rapports avec la moralité, en d’autres termes un remords moral pur et simple ?
Donc le remords intellectuel ne torture pas et n’humilie pas ; et quand il semble qu’il torture et qu’il humilie, c’est qu’il n’est pas le remords intellectuel, mais le remords moral ; ou, ce qui revient au même, le remords intellectuel n’est remords que dans la mesure où il se complique de remords moral. Donc il n’y a qu’une chose qui nous fasse souffrir : c’est la révolte contre une voix intime qui nous dit : tu dois, tu es obligé ; il n’y a qu’une vérité dont la négation nous fasse souffrir et nous dégrade à nos propres yeux, c’est la vérité morale.
N’est-ce pas un signe ? Et n’est-il pas très rationnel de conclure de là que la vérité, tout au moins la vérité essentielle, que l’évidence, tout au moins l’évidence essentielle et peut-être fondatrice ou au moins vérificatrice et justificatrice de toutes les autres, est l’évidence morale ?
Acceptons cela. La morale, le fait moral, est ce qui n’a pas besoin d’être prouvé, ce qui se tient debout en soi et par soi, ce qui est irréductible à autre chose, ce qui est indépendant et insubordonné ; c’est l’axiome humain.
Si l’on a erré jusqu’à ce jour, c’est qu’on a voulu prouver l’axiome et rattacher à quelque chose ce à quoi, plutôt, tout se rattache, et subordonner à ceci ou à cela, ce à quoi plutôt, tout se subordonne.
Maintenant, ce fait moral, il faut, non le prouver, certes, non l’expliquer même, à proprement parler, mais l’analyser. Le fait moral se présente ainsi. Quelque chose, en nous, nous dit : tu dois agir et tu dois agir bien ; il y a des choses qu’il faut faire et il y en a qu’il ne faut pas faire ; il y a des choses telles que, si tu les fais, tu sens que tu es digne de toi, conforme à toi ; il y a des choses telles que, si tu les fais, il vaudrait mieux, et tu le sens, que tu ne fusses pas né ou que tu fusses mort avant de les faire.
— Mais ces choses que je dois faire, les puis-je faire ; et ces choses que je ne dois point faire, puis-je ne les faire point ?
— Oui, sans aucun doute ; tu es libre absolument. Tu n’es pas limité dans ta volonté ; tu es limité dans l’exercice de ta volonté et tu ne peux pas faire ce dont tes forces physiques sont incapables et ce que les circonstances t’empêchent d’accomplir ; mais tu es libre de prendre ta décision et d’aller dans l’exécution jusque-là où une force plus puissante que ta force t’arrête. Jean Valjean n’est pas libre d’aller jusqu’au tribunal où il veut se dénoncer, s’il ne trouve pas de moyens de transport ; mais il est libre absolument de prendre la résolution d’y aller et de pousser l’exécution de ce dessein aussi loin que les possibilités matérielles le permettront.
— Est-il si certain que je sois libre ?
— Non seulement ce n’est pas douteux ; mais tu n’en doutes pas ; tu n’en doutes à aucun moment de ta vie ; c’est en te croyant libre et parce que tu te crois libre que tu fais tout ce que tu fais ; et aurais-tu des remords si tu ne croyais que tu as été libre de ne pas commettre la mauvaise action que tu as commise ? Et ne sens-tu pas que, quand tu essayes de douter que tu es libre, tu commets déjà une mauvaise action, en ce sens que tu cherches une excuse aux mauvaises actions que tu pourras commettre ? Ne le sens-tu pas ? La négation du libre arbitre a son remords qu’elle porte avec elle, preuve qu’elle est déjà en soi un acte mauvais.
Ainsi parle la « conscience », comme on dit et comme on dit très bien ; car ce que nous venons de faire parler n’est pas autre chose que le savoir instinctif que l’homme a de lui-même. Et elle parle ainsi impérativement. Entendez par ce mot qu’elle ne subordonne à rien et qu’elle ne conditionne pas son commandement. Elle ne dit pas : « agissez bien si vous voulez le bonheur » ; elle ne dit pas : « agissez bien si vous voulez être en paix avec vous-même » ; elle ne dit pas : « agissez bien si vous voulez obéir à votre nature, laquelle est organisée pour le bien et se contrarie elle-même, se blesse elle-même quand elle agit mal. » Non, elle ne donne pas de commandements ayant ce caractère. De tels commandements sont, si l’on veut, des commandements, sont, si l’on veut, des impératifs, mais ce sont des impératifs toujours hypothétiques ; ils se subordonnent toujours à une condition : « si vous voulez telle chose, agissez bien ». Le commandement de la conscience est impératif comme l’ordre d’un tyran. Il est parce qu’il est. Il est despotique. Jamais le vers fameux n’a été plus applicable :
Et cela est littéralement exact ; car ici c’est bien la volonté contraignante qui se met à la place de la raison qui délibère.
Et qu’on ne s’étonne point, qu’on n’admire point qu’il puisse y avoir quelque chose en nous qui ne ressortisse pas à la raison, qui ne résulte point de motifs pesés, comparés, discutés par l’entendement. Il ne s’agit pas de s’étonner ; il s’agit de constater. Est-il vrai, est-ce un fait que la conscience commande ainsi ? Est-il vrai, est-ce un fait qu’en même temps qu’elle nous commande elle nous interdit de discuter ? Est-il vrai, est-ce un fait qu’elle nous dit, très durement : « Si tu discutes, tu es déjà coupable ? » La loi-devoir enlève à notre appréciation, met énergiquement en dehors de notre appréciation, de notre délibération, de notre examen, un certain nombre de choses, et ces choses, ce sont nos actes. Elle nous permet de penser comme nous voudrons, de croire comme nous voudrons, d’imaginer comme nous voudrons. Dans ces cas-là nous n’entendons pas sa voix ; quand il s’agit d’agir, sa voix s’élève tout à coup, soudain, avec une autorité souveraine. N’est-ce pas significatif ? Ne devons-nous pas reconnaître qu’il y a en nous quelque chose qui est différent de tout le reste, qui nous impose un respect profond, à quoi nous ne pouvons pas désobéir sans nous sentir désorganisés et qui commande sans admettre qu’on discute et sans donner de raisons de son ordre, ce qui serait se discuter soi-même ?
L’indiscussion absolue c’est le caractère essentiel et substantiel de la loi morale. L’être moral est celui à qui l’on dit : « Pourquoi fais-tu cela ? » et qui répond : « Je n’en sais rien. Je ne puis pas faire autrement ; quelqu’un me commande. » S’il est en dehors de cette formule, d’une façon ou d’une autre, il n’est pas moral, il n’est pas vertueux.
— Cependant, s’il fait le bien dans l’espoir de récompenses, non pas terrestres (car dans ce cas il serait simplement un homme adroit), mais dans l’espoir de récompenses d’outre-tombe, n’est-il plus moral ?
— Certainement il ne l’est plus. Je crois, moi Kant, aux récompenses et aux châtiments d’outre-tombe, parce que je crois au mérite et au démérite, à un ordre universel qui veut que justice, en définitive, soit faite ; mais je dis que si l’homme a fait le bien en seule vue de la récompense, il n’est pas moral le moins du monde. Il n’est qu’un homme qui fait un marché, et un bon marché. Il n’y a aucune moralité dans cet acte-là.
— Donc l’espoir en Dieu est immoral !
— L’espoir en Dieu n’est pas immoral ; mais la parfaite conviction que Dieu nous récompensera exactement selon nos mérites est immorale. Faire le bien pour être payé par Dieu, prêter à Dieu pour qu’il nous rende, est un acte usuraire parfaitement étranger et même contraire à toute moralité. Il faut faire le bien pour lui-même ; et puis, il n’est pas interdit d’espérer que quelqu’un existe qui nous en tiendra compte. Le mélange même de ces deux sentiments n’est pas d’une moralité pure, parce qu’on ne voit pas clair dans ce mélange et que l’on n’est pas sûr que tous les deux sentiments soient réels ; et parce qu’il est possible que l’un des deux soit réel et l’autre seulement une illusion que nous nous faisons et que nous caressons pour nous rassurer. Il y a quatre degrés : 1o le marché : je fais le bien parce que je sais que Dieu me le rendra au centuple ; ceci est du paganisme le plus grossier : c’est un acte purement immoral ; — 2o le mélange de marché et de conscience : je fais le bien pour obéir à quelque chose en moi qui me dit de le faire, et aussi pour mériter ; ceci est un acte relativement estimable, à la condition qu’il soit bien certain que ces deux états d’âme existent concurremment ; et cela n’est jamais certain ; — 3o l’obéissance à la conscience, avec, mais à d’autres moments et non pas quand on fait l’acte, un espoir, peu sûr du reste, que l’on pourra être récompensé ; ceci est d’une très haute moralité ; — 4o l’obéissance à la conscience et la parfaite conviction que l’on ne sera jamais récompensé : ceci est l’acte moral absolu.
— Donc l’athée qui est vertueux est l’être le plus moral qui puisse être.
— S’il existe, certainement. Obéir à la conscience par pur et simple respect de la conscience, c’est l’acte moral pur.
Mais, — autre point de vue de la question — sans aucune espérance de récompense, faire le bien parce qu’on éprouve de la satisfaction à le faire et par conséquent pour se procurer ce plaisir ne sera sans doute pas un acte moral, puisque l’acte moral consiste à faire le bien uniquement par obéissance à la loi et sans mélange aucun d’intérêt personnel ? « J’ai du plaisir à faire le bien ; cela m’inquiète[2]. » Le plaisir que j’ai à faire le bien m’ôte tout mérite, évidemment, et, de plus, va jusqu’à ôter tout caractère moral à mon acte, si bon qu’il soit, selon la façon commune de parler. L’homme qui est charitable avec délices n’a pas plus de moralité dans cet acte que le gourmand qui savoure un mets favori ?
[2] Résumé d’une épigramme de Schiller que je donne plus loin.
— Certainement, répondra Kant. L’acte moral qui n’est pas complètement désintéressé n’est pas moral ; on peut même dire que l’acte moral qui n’est pas accompli avec une certaine répugnance, avec une certaine victoire sur soi-même, n’est pas moral. Il faut savoir, il est vrai, que l’homme qui éprouve du plaisir à faire du bien, n’a pas toujours eu du plaisir à en faire, qu’il a dû, pour prendre cette habitude et pour goûter ce plaisir, qui est artificiel et acquis, triompher très souvent, très longtemps, de lui-même ; que par conséquent si son action de maintenant n’est pas morale, il est moral, lui, profondément ; et même que si son action de maintenant n’est pas morale en soi, elle l’est par tous ses antécédents, toutes ses origines et, pour ainsi parler, toutes ses racines ; et voilà pourquoi vous pouvez vénérer sans scrupule l’homme de bien qui fait le bien par plaisir ; mais encore, mais enfin, il est très vrai que l’acte bon accompli par goût du bien n’est pas moral. L’homme de bien travaille, sans le savoir, à s’enlever le mérite. Il s’enlève le mérite à mesure qu’il fait du devoir une habitude et une habitude agréable. Ses premiers actes bons sont moraux, étant des victoires et achetées chèrement ; les suivants sont moins moraux, comportant moins d’efforts ; et quand ils sont devenus une habitude et une source de jouissances, ils ne sont plus moraux du tout. Heureux, du reste, et vénérable, pour la raison que nous avons dite, l’homme qui n’a plus aucune difficulté, ni aucun mérite à faire le bien. La fin de la vertu, mais aussi son comble est d’être devenue une manie.
— Soit ; mais insistons encore. Un homme n’espère de récompenses pour ses vertus, ni ici-bas ni ailleurs ; d’autre part, il n’éprouve point de plaisir à faire le bien et il ne le fait qu’avec un effort douloureux. Et il le fait cependant. Voilà le pur homme de bien, selon vous. Je n’en suis pas sûr ; car, s’il est très vrai qu’il ne fait le bien que par devoir, il éprouve, tout le monde le sait, un très grand plaisir dans le devoir accompli et, même en l’accomplissant, dans la lutte qu’il soutient contre lui-même. Donc ici-même, il y a intervention du plaisir et par conséquent de mobile intéressé.
En considérant le plaisir du devoir accompli nous dirons que l’acte vertueux touche sa récompense dès qu’il est fait ; que, par conséquent, seul le premier acte bon a été fait par devoir ; mais le second déjà a pu être fait pour goûter ce plaisir que l’accomplissement du premier avait révélé.
Et en considérant le plaisir de la lutte contre soi-même nous dirons que le premier acte bon a été intéressé lui-même, puisqu’on trouvait du plaisir à le faire dès le premier moment où l’on commençait à l’accomplir. Où est donc, en dernière analyse, l’acte moral pur ? — Je reconnais, répondra Kant, que depuis le commencement du monde il n’y a pas eu, peut-être, un seul acte de vertu pure, un seul acte absolument désintéressé. Mais que faisons-nous ici ? Nous décrassons l’acte moral, successivement, de toutes les scories dont il peut être enveloppé, nous le démêlons de sa gangue pour montrer en quoi il consiste, pour montrer ce qu’il est en soi. Dans la pratique, quelque relativement pur qu’il soit, il sera toujours mêlé. Mais on saura s’il l’est plus ou moins, on saura à quel degré il l’est ; on saura s’il est si mêlé qu’en vérité il n’existe plus, ou s’il est si légèrement adultéré qu’il est assez près d’être pur. Pour savoir tout cela, il fallait d’abord savoir ce qu’il est en soi. Et nous voyons bien maintenant ce qu’il est en soi. Il est une bataille ; il est une lutte que l’homme soutient pour échapper à la nature. « La vertu n’est pas l’éclosion de la nature ; elle est une conquête sur la nature[3]. » C’est en quoi les stoïciens se sont trompés. L’homme ne vit ni en conformité avec la nature, ni en conformité avec sa nature quand il est vertueux. Il vit en révolte contre la nature, qu’il n’est pas besoin de démontrer une fois de plus qui est immorale ; et il vit en révolte contre sa nature qui lui persuaderait, s’il l’écoutait, de vivre d’une façon naturelle, et c’est-à-dire égoïste. La morale est contre nature, il faut le dire sans hésiter.
[3] André Cresson : la Morale de Kant.
Évidemment il faut bien que la morale soit elle-même dans la nature humaine pour que nous la trouvions en nous ; évidemment ; mais la morale est un élément de notre être qui contrarie ce que nous avons de commun avec la nature des autres êtres créés ; c’est une force, en nous-mêmes, de révolte contre nous-mêmes ; c’est quelque chose en nous qui nous invite et nous oblige à nous vaincre et à nous dépasser. Quand Nietzsche, plus tard, donnera sa fameuse définition de l’homme : « l’homme est un être qui est né pour se surmonter », il donnera, lui si contempteur de Kant, une formule essentiellement kantienne. La morale apporte, reconnaissons-le vaillamment, la guerre et non la paix dans l’être humain. Sans elle il serait en paix ; sans elle il ne se livrerait pas de combats ; sans elle il ne tendrait pas violemment sa volonté vers des fins presque inaccessibles ou véritablement inaccessibles. La morale est en vérité une étrangère en nous.
C’est bien pour cela que ni elle n’emprunte la voix de la raison pour nous parler, mais nous parle avec la sienne ; ni, quand elle est pure, elle ne demande aucun secours à la sensibilité et ne veut d’elle ni comme introductrice ni comme compagne. Vous voyez : elle est étrangère à tout notre être ; elle est étrangère, en notre être, à tout ce qui n’est pas elle. « Qui donc es-tu, pourrions-nous lui dire, toi qui n’es ni la raison qui me persuade patiemment, ni la sensibilité qui me pousse et qui m’entraîne ; ni l’habitude qui m’enchaîne peu à peu et m’asservit lentement ; ni l’imitation qui m’engage à prendre pour modèles les êtres qui m’entourent ; mais, solitaire et dédaigneuse de tout ce qui habite en moi, une visiteuse qui intervient pour me donner un ordre sévère, sans explication et qui doit être sans réplique ; et qui rentre dans le silence et dans l’ombre en me laissant d’elle une sorte de terreur mystérieuse et comme une nécessité inexplicable de lui obéir ? »
Elle répondrait : « Il est vrai, je suis l’étrangère ; je suis étrangère au monde entier ; je n’apparais et ne me manifeste qu’en toi, et encore en toi je suis étrangère à tout ce dont tu as connaissance et conscience ; et je te trouble et je t’effraie et je te torture ; mais tu sens bien et tu sentiras toujours que tu as besoin de ce trouble, de cet effroi et de ce tourment ; que tu as besoin de moi ; que sans moi tu te mépriserais profondément ; que sans moi aussi tu périrais, toi et ta race, toi et ton espèce. Tu es un être particulier. Quelqu’un t’a créé tel que tu ne puisses vivre sans te combattre et sans te vaincre, et il m’a inventée pour te donner matière à te combattre et à te vaincre et pour qu’à te combattre et à te vaincre tu vécusses. Or c’est toi-même qui m’as créée du besoin même que tu avais de moi, de sorte que l’étrangère et la visiteuse est cependant ce qu’il y a de plus intime et de plus profond en toi et a jailli, une fois pour l’éternité, de la substance même de ton être. »
Mais si l’on constate cette antinomie, salutaire du reste, peut-être nécessaire du reste, entre la morale et toutes nos autres facultés, peut-on l’expliquer un peu, soupçonner un peu pourquoi elle est ? Il n’est pas impossible. Cette antinomie de la morale et de nos autres facultés, c’est une forme, c’est une face de l’antinomie de la destinée de l’homme comme faisant partie d’une espèce. Individuellement l’homme ne se sent obligé à rien ; individuellement l’homme n’a pas de devoirs ; individuellement l’homme n’a pas de conscience. Supposez, ce qui, du reste, est presque impossible, l’homme isolé, sans patrie, sans cité, sans famille. Quel devoir voyez-vous qu’il ait ? Absolument aucun. Ceux qui ont parlé des devoirs envers soi-même n’ont pu en parler que parce qu’ils considéraient l’homme en société, et qu’à cause de cela ils lui voyaient des devoirs envers soi-même consistant à se conserver et à se développer pour le service de la société, et qui par conséquent n’étaient, en vérité, que des devoirs envers la société elle-même. Mais supprimez cette considération de la société, il reste que l’homme n’a aucun devoir envers lui-même et par conséquent n’a aucun devoir. Direz-vous : « Si bien. Il a le devoir de ne pas se détruire et de se conserver sain et fort. » Vous voulez dire qu’il est de son intérêt de ne se point détruire et de se conserver sain et fort, et que s’il ne prend pas ces soins, il est un imbécile. Mais ceci n’est pas un devoir, n’a aucunement le caractère de devoir. L’homme individuellement n’est nullement obligé d’être heureux. L’homme, individuellement, cherche naturellement le bonheur ; il le cherche plus ou moins intelligemment ; mais il n’est nullement obligé, il ne se sentira jamais obligé d’être heureux. L’homme individuellement est donc un être qui simplement cherche le bonheur, son bonheur. C’est toute sa loi. Ce serait un pur non-sens que de lui en chercher un autre.
Mais dès que l’homme est en société, immédiatement il a des devoirs et il a une conscience qui les lui impose. Il ne peut plus et il sait qu’il ne doit plus chercher le bonheur, mais autre chose. L’impératif catégorique s’impose. Il n’est plus libre, il ne se sent plus libre d’agir à son gré. Le « fais ce que veux » disparaît. Il se sent des obligations envers les autres ; il se sent des obligations envers soi-même, à cause des autres ; il se sent même des obligations envers Dieu, si, ramassant, en quelque sorte, l’humanité tout entière, laquelle l’oblige, et l’objectivant en un être supérieur qui l’a créée, qui l’aime et qui veut qu’on l’aime, il se sent obligé aussi envers cet être qui a comme en ses mains les intérêts de l’humanité.
Donc à l’homme considéré individuellement point de devoirs ; à l’homme considéré comme membre d’une espèce des devoirs multiples.
Et voilà pourquoi l’individualisme est à base d’immoralité, comme le bon sens le dit tout de suite ; mais si le bon sens le pressent, l’analyse le prouve. Voilà pourquoi tous les individualistes sont immoralistes ou sur la pente de le devenir. L’individualisme n’est que la révolte plus ou moins franche de l’homme fatigué de morale et des obligations que la morale impose. L’individualisme est la doctrine plus ou moins précise de l’homme qui est las de sacrifier éternellement son moi, son droit au bonheur, ou son droit à la recherche libre du bonheur, de sacrifier tout cela soit aux autres, soit à un Dieu lointain qui a des commandements très rudes, soit à un Dieu intérieur dont on trouve rudes les exigences. L’individualisme est immoral par cette raison bien simple que la moralité est précisément l’homme ne se considérant pas comme individu. Or, comme l’homme est à la fois un individu et un membre d’une espèce, et comme il a toujours été cela et ne peut pas être autre chose, il y a toujours une antinomie et par suite une lutte entre ce qu’il est comme individu et ce qu’il est comme membre d’une espèce.
Comme individu, sa loi est la recherche du bonheur ; comme membre d’une espèce, sa loi est le renoncement au bonheur. Comme individu sa loi est la persévérance dans l’être ; comme membre d’une espèce, sa loi est le sacrifice, partiel continuellement, total parfois, en certaines occasions, de son être.
Cette antinomie dure toujours. Il s’ensuit que la morale est bien cette ennemie éternelle que nous voyions que l’homme porte en lui ; ennemie salutaire, ennemie nécessaire, puisque l’homme, et il le sent, ne peut vivre que comme membre d’une espèce ; mais ennemie cependant, puisque encore il reste un individu et ne peut pas cesser de l’être et de se sentir tel. Ceux qui vivent en absolue moralité et qui ne sentent plus cette antinomie et cette lutte dont nous parlons, ceux-là, s’ils existent, sont des êtres qui ne sont plus des individus ; ils sont l’espèce même en un homme ; ils sont, dirait un Aristophane, des statues vivantes de l’humanité.
Remarquez que l’on n’en arrive pas là, personne ; mais qu’on en approche. Toutes les associations où l’homme ne respire que pour l’association et en quelque sorte que par l’association, sont des essais, souvent très beaux, d’abdication de l’individualité et par conséquent de moralité pure. Encore est-il que cette association que nous envisageons en ce moment, se sépare elle-même et se distingue de l’humanité, qu’elle institue des devoirs qui, pour être des devoirs envers l’humanité, sont surtout, tout compte fait, des devoirs envers elle, et que par conséquent elle remplace l’individualisme personnel par une sorte d’individualisme collectif, que par conséquent elle ne constitue pas moralité pure. Mais elle en donne très bien l’image. L’homme absolument moral, le saint, le Dieu-homme (puisqu’il serait la conscience faite homme) serait celui qui ne ferait absolument rien que par obéissance à sa conscience, c’est-à-dire qu’en considération de l’humanité, qui aurait absolument aboli en lui tout individualisme, soit personnel, soit même collectif, et en qui, pour ainsi parler, l’espèce même vivrait.
Mais, ceci étant l’idéal, chez tous les hommes il y a cette antinomie et cette lutte dont nous parlons, et c’est ce qui explique l’antinomie de la morale elle-même avec tout le reste de notre être. La morale est en opposition et en lutte contre tout le reste de notre être, jusqu’à ce qu’elle l’ait tellement vaincu qu’elle l’ait absorbé ou, pour mieux dire, qu’elle se soit substituée à lui, ce qui, du reste, n’arrive jamais. Donc lutter contre soi pour obéir à la morale, c’est la moralité. N’avoir plus besoin de lutter contre soi, tant on se serait vaincu, c’est où l’on arriverait si l’on était parvenu à la moralité absolue, et alors, à force d’avoir été moral, on ne le serait plus du tout, puisqu’il n’y aurait plus lutte ; mais nous n’avons aucune crainte à concevoir sur cette extinction de la moralité dans son triomphe ; dans l’état normal et nécessaire de l’humanité, la moralité, toujours relative, c’est la lutte de nous-mêmes contre nous-mêmes pour la morale, ou en d’autres termes, la lutte de nous-mêmes, espèce, contre nous-mêmes, individus.
La morale ainsi conçue est impérative et non persuasive ; normative et non conseillère, science, du reste, avant d’être un art. Science de quoi ? science d’elle-même ; analyse de ce qu’elle est, de la façon dont elle se révèle à nous et de la façon dont elle s’impose à nous et nous commande ; et enfin elle ne s’appuie sur rien, ne se subordonne à rien et ne se rattache à rien ; elle n’est fondée ni sur une autre science, ni sur l’ensemble des sciences, ni sur une religion ; elle n’est fondée que sur elle-même. Platon, ou, si l’on veut, Socrate rattachait, par des fils ténus et subtils, exactement toutes choses à la morale comme à leur dernière fin ; nous, nous rattachons exactement toutes choses à la morale comme à leur base et aussi comme à leur dernière fin. C’est parce que la morale existe qu’il faut bien que le libre arbitre existe ; qu’il faut bien que l’âme soit immortelle ; qu’il faut bien que Dieu existe ; et aussi c’est pour que la morale soit que Dieu a créé l’homme ; car en Dieu, la moralité étant absolue, la morale n’est pas, puisque l’acte moral est une lutte et que Dieu n’a pas à lutter ; c’est pour que la morale soit que l’homme est doué du libre arbitre ; c’est pour que la morale soit que le monde existe comme épreuve de l’homme, comme tentation de l’homme et comme chose que l’homme doit comprendre qu’il ne doit pas imiter et comme chose dont l’homme doit comprendre qu’il doit se distinguer. Base de tout et fin de tout, la morale enveloppe le monde comme d’un cercle et tout en part comme tout y aboutit.
Cherchez-vous la certitude et ce qui ne se prouve pas et ce qui n’a pas besoin d’être prouvé et ce qui prouve tout ; vous ne trouvez cela que dans la loi morale ; cherchez-vous à quoi tout va et pour quoi et pour la réalisation de quoi il semble bien que tout existe ; vous ne trouvez cela que dans la loi morale ; et si elle est si impérieuse, c’est qu’elle est, quoique si particulière et isolée en apparence, la voix du monde parlant à l’homme, la lumière du monde entrant en lui, la loi du monde l’obligeant.
Et maintenant cette loi morale, qu’est-ce qu’elle nous commande ? Nous nous sentons obligés ; mais à quoi nous sentons-nous obligés ? Nous nous sentons obligés, c’est le fait moral en soi, très lumineux, très sensible, absolument incontestable ; mais à quoi nous sentons-nous obligés ? Ne répondez pas sommairement : à faire le bien. C’est répondre à la question par la question. Faire le bien, cela veut dire faire ce à quoi l’on se sent obligé ; mais encore à quoi précisément nous oblige la loi morale ?
Il y en a qui disent que la loi morale renferme en soi une matière qu’elle nous présente et que nous saisissons par intuition, directement et immédiatement. Elle nous dit : « Il ne faut pas tuer, voler, être intempérant, être égoïste, etc… » La loi morale, pour ceux-ci, est une table de la loi où sont inscrits un certain nombre et un grand nombre de commandements distincts, tous très directement accessibles, tous présents, en quelque sorte, en notre âme. Il est bien vrai que c’est ainsi que sont les choses, ou paraissent être, pour tous tant que nous sommes, dans la vie ordinaire. Nous nous sommes fait ou on nous fait un cadre moral, une liste des choses à faire et des choses à ne faire point, et c’est à cette liste, en vérité, que nous obéissons. Il est très vrai ; mais prenez garde. Si vous prenez les choses ainsi ; si vous considérez la loi morale comme ayant un contenu matériel et comme constituée par ce contenu matériel lui-même, vous risquez de ruiner, ou d’exposer à être ruinée, la morale elle-même.
Car on vous répondra que cette liste dont nous parlions tout à l’heure est extrêmement variable, que la variabilité des devoirs est la chose du monde dont on est historiquement le plus sûr, que telle chose, devoir pour un peuple, n’est pas devoir pour un autre, que telle chose, devoir pour un temps, n’est pas devoir pour tel autre temps, que, même, telle chose, crime pour un peuple, est devoir pour un autre, et que, par conséquent, si la matière de la morale est la morale même, la matière de la morale se contredisant, la morale se contredit et donc n’est pas une loi et donc n’existe pas.
Exemple très net, cité par Guyau, d’un devoir qui est un crime. Les naturels australiens, considérant que la mort de leurs parents est le résultat de maléfices jetés sur eux par quelque homme ou femme d’une tribu hostile, jugent que c’est un devoir envers leurs morts de tuer quelqu’un de la tribu hostile. Un Australien ayant perdu sa femme manifesta ses intentions au docteur Landor, qui le menaça de prison s’il donnait suite à son projet. L’Australien se soumit ; mais, rongé de remords, il dépérissait de jour en jour. Enfin il disparut, puis revint au bout d’un an en parfaite santé, ayant tué une femme de la tribu ennemie. Il avait connu le commandement moral, puis le remords, puis la satisfaction du devoir accompli. La vendetta corse est un impératif catégorique du même genre. Chaque peuple dresse sa « liste », dresse sa table de la loi, qui s’impose à toute la race comme un impératif moral ; et cet impératif n’est pas du tout le même de peuple à peuple. Où est la loi morale dans tout cela et que commande-t-elle universellement ?
Ce qui est universel c’est de se sentir obligé ; mais il n’y a que cela qui le soit. L’Australien de tout à l’heure était aussi obligé que je le suis ; il était aussi obligé à tuer que moi à ne tuer point. Oui, se sentir obligé est universel ; mais ce à quoi l’on est obligé est variable. Donc si la loi morale est son contenu, elle n’est pas une loi ; elle est des coutumes ; si la loi morale est son contenu, elle n’existe pas. Gardez-vous donc de dire que la loi morale doit contenir et contient sa matière. Si elle n’est pas vide, elle n’est point.
D’autres présentent les choses ainsi : la loi morale ne contient, à proprement parler, rien ; elle n’est pas une liste ; mais elle est une sorte de pierre de touche. Elle ne vous présente pas un certain nombre d’actes à faire et d’actes à ne pas commettre ; mais à propos de chaque acte dont vous avez l’idée et que vous êtes sur le point d’accomplir, elle vous dit : « il est bon », ou : « il est mauvais » ; elle vous dit : « tu dois », ou : « tu ne dois pas ». C’est exactement, comme on a si souvent dit, un juge intérieur qui juge avant, pour prévenir, et qui, du reste, juge aussi après. — Sans doute ; et les choses se présentent parfaitement ainsi dans la pratique journalière ; mais les mêmes objections viennent contre cette théorie et le même danger existe à l’admettre, et au fond elle est exactement la même que la précédente. A chaque acte à commettre intervient un jugement prémonitoire de la conscience ; oui, mais chacun de ces actes est comme marqué blanc ou noir d’avance par quelque chose qui peut n’être pas la conscience, qui peut n’être pas la loi morale. En présence d’un acte, la conscience dit : « fais-le », ou « ne le fais pas ». Ce n’est pas à dire qu’elle le juge, que ce soit elle qui le décrète blanc ou noir ; elle peut l’avoir reçu blanc ou noir de la tradition ou de la coutume. En face de ce fait : sa femme à venger, l’Australien recevait de sa conscience un oui très énergique, que sa conscience elle-même avait reçu de la coutume. Qu’on dise que la loi morale a sa liste d’actes permis et d’actes interdits, ou qu’on dise qu’à chaque acte elle met son visa de permis ou d’interdit, on dit la même chose, à savoir que la loi morale a un contenu matériel, et comme ce contenu est variable, on est amené à reconnaître que si la loi morale a un contenu matériel, elle n’est qu’un greffier de la coutume. Donc, pour que la loi morale soit morale, il faut qu’elle soit vide de matière, qu’elle soit toute formelle, qu’elle ne soit qu’une idée générale, applicable sans doute à une infinité de cas pratiques ; mais seulement une idée générale.
Or quelle idée générale trouvons-nous, pour ainsi parler, impliquée dans le fait moral universel, dans le je dois, dans le je suis obligé ? Pas d’autre au premier regard que le je dois, lui-même, que le je suis obligé lui-même ; et dès que, du je suis obligé, je veux passer au à quoi, il semble bien que c’est en face d’un fait que je vais me trouver ; or nous avons reconnu la nécessité d’écarter les faits de l’énoncé de la loi morale pour qu’elle fût morale et ne risquât pas d’être le contraire.
Cependant faites attention à ceci : du je dois lui-même, de l’essence même du je dois on peut tirer, ce nous semble, une idée générale, toute pure, non mêlée de faits, mais qui, peut-être, sera applicable aux faits. Qu’est-ce que c’est que le je dois ? C’est un fait de conscience qui se présente avec le caractère d’une loi. Qu’est-ce qu’une loi ? C’est une maxime universelle. Le je dois, dès qu’il est reconnu comme loi, et il se fait connaître comme tel dès qu’il existe ou dès qu’il parle, a donc un caractère d’universalité, est donc une maxime universelle. Eh bien, sans aller plus loin, voilà précisément l’idée générale que nous cherchons. La morale, par cela seul qu’elle est loi, nous commande d’agir universellement. — Qu’est-ce qu’agir universellement ? C’est agir de telle façon que l’on voudrait que la maxime qui nous fait agir fût une loi universelle. Et voilà justement ce que le Je dois nous commande par cela seul qu’il est une loi, et voilà ce qu’il nous commande sans nous commander aucun acte, et voilà cependant une formule trouvée qui peut s’appliquer à tous les actes du monde et nous éclairer sur eux tous. La définition de la morale en sa pureté absolue sera donc : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle soit une loi universelle. »
Remarquez que cette formule, d’abord élimine tout égoïsme, cela va sans dire, et devant chaque acte à faire nous commandera de ne nous traiter que comme nous voudrions que tous fussent traités, et nous commandera de traiter les autres comme nous voudrions être traités nous-mêmes, et par conséquent enveloppe en même temps et la charité et la justice, et le « ne fais à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te soit fait » et le « fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît », etc. ; — mais remarquez de plus que cette formule permet de rectifier la coutume, qui tout à l’heure pesait sur la loi morale de telle sorte qu’on se demandait avec inquiétude si elle n’était pas la morale elle-même. La formule kantienne est précisément le creuset de la coutume et qui n’en laisse subsister que ce qu’elle a, par aventure, de vraiment moral.
A l’homme qui aura fait de la vengeance un des articles de son credo moral et chez qui, en vérité, la vendetta sera une partie de la conscience et la partie la plus sensible de la conscience, il suffirait de dire : « Voudriez-vous que l’humanité tout entière vécût éternellement d’après cette règle ? » pour que, non pas il fût converti tout de suite ; car soyez sûr que d’abord il répondra : « oui ! » ; mais pour que la suite des réflexions et la méditation prolongée de cette seule maxime l’amène, en un temps donné, à répondre : « non ! »
A l’homme qui aura pris pour règle, consciemment ou inconsciemment, la recherche du bonheur, la chasse au bonheur, comme dit Stendhal, ce qui, certes, est la « coutume » la plus répandue dans l’humanité, il suffira de dire : « Voudriez-vous que tous les hommes sans exception s’appliquassent uniquement et exclusivement à la recherche du bonheur ? » pour que, tout au moins, il hésite sur la réponse et se demande si la recherche exclusive du bonheur personnel pratiquée par tous, si intelligemment pratiquée qu’elle pût être, ne serait pas la ruine de l’humanité.
Ainsi de suite. La formule kantienne rectifie la coutume et par conséquent elle constitue une morale qui semble bien, elle, ne rien recevoir de la coutume, ou du moins ne pas recevoir tout d’elle, puisqu’elle est au-dessus et puisqu’elle permet de la corriger.
Remarquez encore que la formule kantienne, non seulement rectifie la coutume, mais en quelque manière rectifie la nature, ce qui veut dire, comme on pense bien, qu’elle rectifie en nous les sentiments et tendances que le spectacle de la nature nous pourrait inspirer. Quand nous trouvons la nature immorale, nous pouvons nous laisser aller à l’imiter pour raison d’acquiescement à l’ordre universel, ou sous ombre d’acquiescement à l’ordre universel. La formule kantienne, avec une modification qui n’est qu’une légère généralisation, nous arrêtera. Voudriez-vous agir comme agit trop souvent la nature et que sa règle, ou une de ses règles, et non pas la moindre, fût la règle de l’humanité ? Votre conscience dit « non ». En disant, « non », ce qu’elle commande c’est ceci : « agis comme si la maxime de ton action devait, par ta volonté, être érigée en loi universelle de la nature ». Cette nouvelle formule n’est pas autre chose que la première très peu modifiée, et même non modifiée, mais tournée, pour ainsi parler, du côté de la nature, comme la première était tournée du côté du genre humain.
Par la formule kantienne, donc, l’homme se donne en quelque sorte des armes contre lui-même, contre la coutume humaine en ce qu’elle a de mauvais, et contre la nature en ce qu’elle a de non exemplaire. Comme cette formule est l’expression d’une morale absolument indépendante, de même aussi elle a en elle comme une vertu d’indépendance et elle rend l’homme indépendant de la nature, indépendant de la coutume, s’il se peut indépendant de soi-même, pour ne le faire dépendre que de la morale seule.
Telle est, en ses grandes lignes, la morale kantienne. Elle est certainement la nouveauté la plus extraordinaire en doctrines morales et même en doctrines religieuses que le monde ait connue. Elle dépasse la révolution socratique elle-même ; car la révolution socratique ramenait tout à la morale, et en lui subordonnant tout, et en faisant tout aboutir à elle ; mais la révolution kantienne ramène tout à la morale, et en faisant tout aboutir à elle, et en faisant tout sortir d’elle. Elle est chez Kant cause active et cause finale. C’est elle qui crée toute la métaphysique ; c’est elle qui crée le monde. C’est parce qu’il y a une morale qu’il faut qu’il y ait un libre arbitre, et qu’il faut que l’âme humaine soit immortelle, et qu’il faut qu’il y ait un Dieu rémunérateur et vengeur, et qu’il faut qu’il y ait une nature contre laquelle l’homme lutte et contre les suggestions de laquelle il se dresse comme être autonome et indépendant.
Le monde entier, matériel et spirituel, est créé par la morale, en ce sens qu’il est ce qu’il est parce que la morale existe et qu’il n’est ce qu’il est que parce que la morale existe avec le caractère que l’on voit qu’elle a.
Je dis même que c’est une révolution religieuse incomparable à toute autre, même au Christianisme, puisqu’elle fait un Dieu qui dépend de la morale ; qui existe parce que la morale existe ; qui n’existerait pas, qui n’aurait pas lieu d’exister si la morale n’avait pas besoin de lui. Dieu, dans Kant, est postulé par la morale comme le libre arbitre ; et, par un renversement de méthodes très intéressant, comme Descartes prouvait tout parce que Dieu existe et ne peut pas nous tromper, Kant prouve tout et Dieu lui-même et Dieu surtout, parce que la morale existe et ne peut pas nous mettre en erreur.
Il est assez clair, par conséquent, que pour Kant, qu’il l’ait vu distinctement ou non, la morale est une religion et le Devoir un Dieu. Le Devoir est un Dieu. Il en a tous les caractères : il est infaillible, il est indiscutable, il commande sans avoir de raison à donner de ses commandements, il est absolu — et il a tout créé. Le Devoir est le dernier des Dieux et il n’a plus dans l’Infini qu’un double de lui-même qui le confirme.
On a voulu fonder la morale sur la religion ; on a voulu la fonder sur une science ou sur les sciences ; on la fonde maintenant sur elle-même ; mais en la fondant sur elle-même on fait de sa loi une divinité et d’elle-même une religion.
Inutile de dire que si elle est une religion, c’est qu’elle est, telle qu’on nous la présente et telle qu’on la sent, un reste des religions qui ont précédé, un résidu théologique, comme dirait Comte. La morale de Kant est un Christianisme retourné ou un Christianisme rectifié, selon la manière dont on considère le Christianisme lui-même. Si l’on considère le Christianisme comme fondé sur la religion, ainsi que nous le faisions au commencement de cette étude, le kantisme est un Christianisme retourné, faisant sortir la religion de la morale, au lieu de faire sortir la morale de la religion. Si l’on considère le Christianisme comme étant surtout une morale, comme étant en son fond une morale, qui seulement, s’est associé à la religion régnant dans le temps et dans les lieux où lui-même est né, alors le kantisme est un Christianisme rectifié, ou a voulu être tel, en ce sens que, étant en son fond une morale, il ne s’associe pas à la religion qu’il rencontre, mais fait sortir la religion de son propre sein.
En définitive il est un Christianisme philosophique, un monothéisme philosophique, dernier aboutissement de la Réforme ; mais il est une religion très précisément. Il a une base véritablement mystique. Il commande d’obéir sans démonstration des raisons d’obéir ; il fait donc appel au seul sentiment mystique de l’obéissance. Il fait de l’obéissance un dogme. Il dresse un Dieu dans le cœur de l’homme et il offre tout à ce Dieu qu’il n’ose discuter et qui s’appelle précisément l’Indiscutable.
Il est plus mystique même, j’oserai dire, que tout mysticisme connu ; car il fait adorer par simple adoration, non pas un Dieu concret dans une certaine mesure, non pas un Dieu qui a une histoire, qui a créé le monde, qui a parlé aux hommes, qui s’est montré à eux ou à quelques-uns d’entre eux ; mais un Dieu abstrait, un Dieu caché, un Dieu dont on ne connaît que les oracles, comme dans l’antre de Trophonius ; Dieu redoutable du reste, qui a des ordres absolus et terribles et qui approuve et félicite ; mais aussi qui tourmente, qui torture et qui ravage et qui nous demande le sacrifice humain, le sacrifice sanglant de notre propre vie.
Le kantisme est la religion la plus religieuse, la religion la plus religion qui me soit connue ; je veux dire la religion où il n’y a que l’essence même de la religion, la religion où il n’y a que de la religion. Il ne pouvait naître qu’après un très long stade de religion de plus en plus concentrée et aussi de religion de plus en plus individualisée, de religion que l’individu se fait à lui-même (luthéranisme) et qui place l’individu en face de lui-même en lui faisant remarquer — et qu’il en tremble ! — qu’il y a en lui un Dieu. Kant a fondé la foi morale.