← Retour

La démission de la morale

16px
100%

CHAPITRE VII
LA MORALE DE L’HONNEUR

Telles sont, depuis Kant, les principales philosophies morales qui se sont proposées aux hommes pour leur apprendre en quel sens ils doivent diriger leur activité ou en quel sens il est bon qu’ils la dirigent. Elles sont toutes en réaction plus ou moins vive, plus ou moins respectueuse ou irrespectueuse contre la doctrine de Kant. Toutes elles ont trouvé cette doctrine ou trop dure ou trop mystique.

Les néo-kantiens, pour commencer par ceux qui sont le moins réacteurs, ont voulu adoucir la rigidité de l’impératif kantien en faisant entrer en lui ou en y ajoutant des mobiles de sensibilité.

Les pragmatistes ont fait appel aux faits pour juger de la doctrine et par conséquent ont réduit la doctrine, l’ont circonscrite, lui ont ôté sa vertu indéfiniment productrice et féconde.

Les penseurs de l’école de Guyau, en confondant la morale avec toute la vie, l’ont diluée et comme noyée ; pour avoir trouvé que Kant l’isolait trop, ils l’ont étendue et dispersée de manière à la rendre indistincte et insaisissable, et c’est pour eux probablement que M. Delbos a écrit : « Il y a un élément proprement moral des actions humaines qui doit être défini pour lui-même ; faute de cette définition rigoureuse, on risque d’élargir confusément et d’altérer le sens de la moralité, de prendre pour elle ce qui n’en est que l’accompagnement plus ou moins accidentel, la suite extérieure, de mal représenter la direction de la volonté dans laquelle elle consiste. »

Nietzsche a poursuivi impitoyablement dans Kant l’esprit religieux, l’esprit mystique, l’esprit de commandement pour rien, l’esprit de prescription absolue et sacrée ; et aussi ce qui lui a semblé un stoïcisme sec, condamnant l’expansion de la vie ardente et fière ; digne pourtant, lui, de comprendre Kant et qui plutôt n’a pas voulu l’entendre qu’il ne l’a pas entendu ; digne de comprendre que « tu dois te surmonter » est une formule aussi mystique que l’impératif kantien et contient au fond le même sens qui est celui-ci : il y a un idéal où tu dois te hausser coûte que coûte. — Et pourquoi ? — Parce qu’il y a un idéal.

Les penseurs qui ont conçu ou renouvelé la doctrine de la morale science-des-mœurs ont été encore plus blessés du mysticisme kantien et, pour avoir une morale « positive », ont cherché à la tirer des faits eux-mêmes sans théorie préalable, se réservant d’améliorer les faits et par conséquent de donner eux aussi une règle de conduite, mais par des idées tirées elles-mêmes, ce qu’ils croient possible, des faits eux-mêmes.

J’ai fait la critique aussi vigoureuse que j’ai pu la faire, aussi impartiale aussi qu’il m’a été donné de la faire, de ces différentes conceptions. Il me reste à dire brièvement comment j’essaye d’entendre moi-même la position du problème moral.

Il est incontestable, et exactement tous les philosophes modernes le reconnaissent, même Nietzsche confusément, que, comme fait, l’impératif, le Δεῖ, est une vérité. C’est un fait psychologique vrai. En nous quelque chose nous dit : « Il y a une façon d’agir qui est bonne, et tu dois agir de cette façon-là. »

Que, pour affaiblir l’autorité singulière de ce commandement intérieur, on, nous dise qu’il n’est qu’une habitude que nous avons prise, qu’il résulte de l’éducation qu’on nous a donnée et, avant l’éducation, qu’il résulte d’une lointaine hérédité, on n’a rien dit ; car il faut bien que ce commandement ait commencé, et à supposer que tous ses ordres actuels et tous ses ordres depuis vingt mille ans soient les résultats de l’éducation et de l’hérédité, il faut bien qu’un premier ordre n’ait été le résultat ni de l’une ni de l’autre et qu’il ait été spontané. Et ce sera quelque chose comme ce que dit Gœthe quelque part : « le premier acte est libre ; mais le second est déjà conditionné par le premier ». Oui, mais le premier est libre. De même le premier commandement du devoir est spontané, tous les autres peuvent être la suite du premier transmis par l’éducation et l’hérédité. Oui, mais le premier était spontané. Or, pour que toutes les éducations et toutes les hérédités aient accepté la suite des affaires du premier commandement, il fallait bien que l’humanité tout entière fût faite pour être sensible à ce commandement et pour lui obéir ; et cela revient à dire que par une disposition naturelle, par constitution naturelle, elle est toujours sous ce commandement, comme si ce commandement se faisait entendre pour la première fois.

Que l’éducation, l’hérédité et en un mot l’habitude ajoutent beaucoup, labentibus annis, à la force de ce commandement, c’est à quoi nous ne contredirons point ; mais sous cette forme ajoutée il existe nécessairement en soi.

Disons donc simplement que le commandement intérieur est un élément constitutif de l’humanité.

Maintenant quel est précisément, si nous pouvons arriver à quelque précision en pareil sujet, le caractère de ce commandement ? Est-il catégorique, c’est-à-dire est-il le commandement qui ne donne pas de raison, aucune raison, de l’ordre qu’il donne ; est-il immotivé, im-mobile, et, sinon paradoxal, du moins métalogique ? Tout à fait, je ne crois pas. Il se présente bien, à vrai dire, à très peu près, au moins, avec ce caractère. Quand le devoir nous parle, il semble affecter de ne pas donner de motifs ; il écarte tous les motifs et il semble mettre son point d’honneur à n’en pas donner. Vous lui dites :

« J’ai toutes sortes de raisons de ne pas faire ce que tu me commandes ; mon intérêt…

— Je sais bien ; mais tu dois.

— Mon repos…

— Je sais bien ; mais tu dois.

— Ma considération…

— Je sais bien ; mais tu dois.

— L’intérêt même de mes concitoyens, de mon pays…

— Je sais bien ; mais tu dois.

— Je te donne mes raisons ; donne-moi les tiennes.

— Je suis celui qui ne les donne pas ; qui peut-être n’en a pas. Tu dois, coûte que coûte. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas à demander pourquoi. »

C’est bien, véritablement, comme cela qu’il parle. On dirait qu’il ne veut pas descendre à plaider. Nous plaidons contre lui ; il n’admet pas qu’il puisse plaider contre nous. Plaider contre nous, ce serait nous faire juge de la valeur de sa plaidoirie. Or c’est lui qui est le juge et qui veut rester juge ; et un juge, même, qui ne veut pas donner de considérants, les considérants étant encore un plaidoyer, parfaitement destiné à démontrer qu’on a raison.

On me dira : « Si ! Le devoir donne ses raisons, il donne sa raison. Il nous dit, — n’est-ce pas vrai, n’est-ce pas très net ? — il nous dit : « Fais ceci ; si tu ne le fais pas, tu auras des remords, et déjà, parce que tu hésites, ton remords commence. »

— Très exact ; mais ceci n’est pas une raison. C’est le fait même du commandement impératif. Le remords, c’est l’impératif rétroactif. Le remords, c’est le devoir commandant en arrière et disant non plus : fais cela ; mais : tu aurais dû faire cela ; et qui le dit rétroactivement, sans donner plus de raisons et motifs que quand il le disait actuellement. Et si, actuellement, au moment où vous hésitez à faire quelque chose que le devoir commande, vous entendez le devoir vous dire : « Tu auras des remords », ceci n’est qu’un souvenir des remords que vous avez eus autrefois pour un ordre semblable non exécuté. Par conséquent, en paraissant vous dire : « Tu auras des remords », le devoir ne vous donne pas de raison. Il vous enjoint d’agir, simplement, et c’est vous qui vous dites : « Je sais bien ce qui m’attend ; il me commandera cela rétroactivement, comme il me le commande actuellement, et cela me sera pénible comme un ordre qu’on ne peut pas exécuter. »

Donc dans aucun cas le devoir ne donne de raison.

Il semble bien, en effet, qu’il en soit ainsi ; et ceci même que le devoir, selon toutes les apparences et selon toutes nos sensations intérieures, nous commande ainsi d’ordinaire, le caractérise très nettement et lui donne un caractère véritablement à part, de quoi il faudra que nous nous souvenions toujours avec grand soin dans tout ce que nous écrirons ci-dessous.

Toutefois il faut faire attention à ceci. Le devoir proprement dit, le devoir d’action, le « agis de telle ou telle façon » n’est pas le seul impératif dont nous entendions la voix. Il n’est — peut-être, encore — enfin il n’est, selon les apparences les plus sensibles, que le plus fort, que le plus impérieux ; mais il est très certain, selon moi, qu’il y a au moins trois impératifs dont l’homme entend le commandement et qui ne donnent pas plus de raisons, pas sensiblement plus de raisons l’un que l’autre ; et donc ceux dont nous allons parler pas sensiblement plus que l’impératif d’action.

Il y a l’impératif du bien ; il y a l’impératif du vrai ; il y a l’impératif du beau.

Il y a l’impératif du bien qui est proprement l’impératif d’action et dont nous venons de parler.

Il y a l’impératif du vrai qui nous commande très rigoureusement de chercher le vrai et de le dire, coûte que coûte, dût-il nous en arriver malheur. Cet impératif est très impérieux et, ce me semble, ne donne guère plus ses raisons que l’impératif d’action. Il nous dit que le vrai est sacré, comme l’impératif d’action nous dit que le bien est sacré. D’où vient que l’on trouve cynique le mot de Fontenelle : « Si j’avais la main pleine de vérités, je la tiendrais soigneusement fermée » ? D’où vient qu’un certain discrédit s’est toujours attaché à l’œuvre du poète et du romancier ? D’où vient que Platon veut exiler les poètes de la République ? D’où vient l’horreur de Kant pour le mensonge ? D’où vient l’animadversion au moins de la société pour le mensonge sans lequel pourtant — et elle le sait — elle ne pourrait pas vivre ? Tout cela vient d’un commandement, très abstrait : Il faut être vrai ; il faut chercher le vrai ; il faut dire le vrai.

— Oh ! cependant ! Il y a des raisons pour dire le vrai ; il y a cette raison que l’association des hommes, sinon la société mondaine, a besoin de vérité, d’exactitude, en politique, en administration, en commerce, en sciences, en sciences appliquées, en statistique, en histoire, en géographie, en une foule de choses, sans quoi elle serait à chaque instant en grand danger, en plus de dangers qu’elle n’y est naturellement et par la seule force des choses.

— Oui, oui ; mais la vérité philosophique, à quoi sert-elle ? La vérité qui détruit un préjugé salutaire, la vérité qui détruit une religion salutaire, à quoi sert-elle ? Plutôt elle nuit. Or celui-là même qui sent qu’elle ne sert de rien et qui sent qu’elle nuit, celui-là même, non pas Fontenelle, mais un autre et plus d’un autre, a conscience du devoir de chercher la vérité et de la dire. Renan a passé toute sa vie à détruire, à regretter ce qu’il détruisait et à se féliciter d’avoir obéi à la nécessité intellectuelle qui l’avait forcé à détruire ce qu’il regrettait d’avoir détruit. Il y a là une impulsion invincible. « Et pourtant elle tourne. » Et pourtant il faut dire la vérité et, puisque la terre tourne, dire qu’elle tourne.

On a vu que Nietzsche a essayé de ramener l’impératif du vrai à l’impératif du bien, l’impératif intellectuel à l’impératif moral. Quand nous nous croyons obligés de dire vérité, ne serait-ce pas, se demande-t-il, que nous sentons le besoin de ne pas nous tromper, devoir envers nous-mêmes, et de ne pas tromper les autres, devoir altruiste ? « D’où la science prendrait-elle sa foi absolue [en elle], cette conviction qui lui sert de base que la vérité est plus importante que toute autre chose et aussi plus importante que toute autre conviction ? Cette conviction n’a pas pu se former pour raison d’utilité, la vérité et aussi la non-vérité affirmant toutes deux sans cesse leur utilité. Donc la foi en la science, cette foi qui est incontestable, ne peut avoir tiré son origine d’un pareil calcul d’utilité ; au contraire, elle s’est formée malgré la démonstration constante de l’inutilité et du danger qui réside dans la volonté de vérité et dans la vérité à tout prix. Et, à tout prix, hélas, nous savons trop bien ce que cela veut dire lorsque nous avons offert et sacrifié sur cet autel une croyance après l’autre. Par conséquent, volonté de vérité signifie : « Je ne veux pas tromper ni moi ni autre, et nous voici sur le terrain de la morale. »

Cela est très ingénieux et du reste, quoi que j’en puisse dire ci-dessous, retiendra toujours quelque chose de vrai ; mais cependant je ne crois pas que nous soyons précisément sur le terrain de la morale. Si nous étions sur le terrain de la morale, il y aurait simplement un conflit de devoirs moraux, un conflit entre le devoir de ne pas tromper, ni soi ni autre, et le devoir d’être utile à ses semblables et de ne pas leur nuire ; et le second de ces devoirs étant incomparablement supérieur au premier, ce serait au premier, comme auprès d’un malade à qui l’on ment, que l’on obéirait.

Objectera-t-on que quelque chose nous dit que la vérité, tout compte fait, en définitive, plus tard, sinon aujourd’hui, est salutaire ? Quelle pure hypothèse ! Quelle vanité ! C’est Nietzsche encore qui le dit : « Pourquoi ne veux-tu pas tromper, surtout lorsqu’il pourrait y avoir apparence, et il y a apparence, que la vie est disposée en vue de l’apparence, en vue de l’erreur, de la duperie, de la dissimulation, de l’éblouissement, de l’aveuglement. » — Donc rien, en vérité, ne persuade au savant, au philosophe, que le vrai soit salutaire ; donc, en croyant qu’il faut chercher le vrai, il n’est pas sur le terrain de la morale, et l’impulsion qui le précipite à connaître la vérité n’est pas une impulsion morale.

C’est… Quoi donc ? C’est une impulsion. C’est une impulsion sui generis, c’est une impulsion du même genre que celle du bien ; Nietzsche, quoique confusément, arrive à le dire lui-même, c’est une « croyance métaphysique » ; c’est une foi. « Sommes-nous donc, nous aussi, encore pieux ? »

Certes ! Vous êtes pieux envers la vérité, vous êtes les croyants de la vérité ; vous en êtes même quelquefois les fanatiques. Il y a tout simplement un impératif du vrai.

Il a tous les caractères de l’impératif du bien. Il est formel, il est rigoureux, il est inflexible, il est superbe. Il a horreur de l’intérêt personnel ; il a horreur des plaisirs bas ; il a horreur des transactions et des compromissions ; il fait des prêtres laïques, des saints, des héros, des martyrs. Il est absolument un devoir.

Cependant il est un peu moins impérieux, il faut le reconnaître, que l’impératif du bien. Qui que l’on soit, ou à bien peu près, on a moins de remords — et le remords c’est le critérium — pour avoir mis quelque négligence à chercher la vérité que l’on n’en a pour avoir manqué de parole ou pour n’avoir pas secouru un malheureux qu’on pouvait secourir. L’impératif du vrai n’est pas en sous-ordre et il n’obéit à rien ; mais il est en second rang. Il semble n’intimer que des ordres qui, déjà, ont un peu l’apparence de conseils ; il ne dit pas tout à fait : « il faut », il dit plutôt : « il est beau de… » ou mieux, c’est entre ces deux formules que se place son commandement ; c’est intermédiaire. Il est une impulsion forte, non une impulsion absolument contraignante. Il donne l’anxiété, non pas l’angoisse : il fait plier, il n’écrase pas.

D’autre part, il n’est pas universel. Oh ! je confesse qu’il l’est presque ! Il n’y a guère d’homme qui ne sente confusément que la vérité est un devoir, qu’il faut s’instruire, connaître, savoir les choses, et quand on les sait les dire aux autres ; mais c’est confus et c’est faible comme impulsion chez la plupart des hommes.

En prenant les choses à l’inverse, on comprendra mieux. La délectation de faire le mal et la délectation d’être dans le faux sont toutes les deux mala gaudia mentis ; mais la délectation de faire le mal est assez rare et, quoi qu’en ait dit Mérimée, il n’est pas vrai qu’il n’y a rien de si commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire ; il y a infiniment de faibles, il y a, relativement, peu de méchants ; le plaisir de faire le mal est trop âpre pour la moyenne de l’humanité. — Le plaisir d’être dans le faux, de mentir, de dissimuler même sans intérêt est plus répandu, il est léger, frivole, presque gracieux ; il ne retourne pas l’âme tout entière, il lui donne seulement un faux pli, qui l’amuse, qui l’amuse sottement, malignement, mais qui ne la pervertit pas absolument ; il n’est pas une contorsion diabolique et voilà pourquoi plus de gens s’y laissent aller. L’impératif du vrai n’exerce fortement son action que sur un petit nombre d’hommes, très élevés, à la vérité, supérieurs, mais, et à cause de cela, minorité.

Il l’exerce sur des hommes qui se sentent élus ; qui sentent ou croient sentir la vocation de la vérité, de la science ; qui sentent ou croient sentir qu’il y va de la vérité s’ils donnent leur démission de chercheurs.

Aussi l’obéissance à l’impératif du vrai donne-t-elle plus d’orgueil que l’obéissance à l’impératif du bien, beaucoup plus, encore que les risques ne soient, en général, que les mêmes. On croit même quelquefois que c’est justement de cet orgueil que l’impératif du vrai prend sa source. C’est une erreur de généalogie ; car il y a des chercheurs du vrai qui sont très modestes ; mais enfin, assez souvent, l’orgueil est tellement le fils démesuré de l’impératif du vrai qu’il paraît en être le père ; — mettons qu’ils soient consubstantiels.

Quant aux satisfactions (orgueil à part) de l’obéissance à l’impératif du vrai, elles sont aussi vives, mais moins tendres, que celles de l’obéissance à l’impératif du bien. Le grand inventeur, le grand découvreur, a, je crois, un plaisir aussi intense que le grand bienfaiteur ou l’homme qui a sauvé son pays. Tous deux sentent et avec une parfaite plénitude de conviction qu’ils ont bien fait leur métier d’homme et qu’à le faire ils ont bien mérité de l’humanité ; mais le bienfaiteur ou le sauveur a, de plus, ce sentiment que des êtres vivent parce qu’il a vécu, et ce sentiment est celui d’une paternité et, l’unissant comme par des liens de chair à un certain nombre de ses semblables, l’inonde d’une joie presque physique qu’il ne me paraît pas possible que l’inventeur ressente, du moins au même degré.

En résumé, l’impératif du vrai est moins fort et moins universellement répandu que l’impératif du bien mais il a presque tous les mêmes caractères et surtout il a celui-ci que, non plus que l’autre, il ne donne pas ses motifs et n’a pas besoin de les donner.


L’impératif du beau est encore assez fort et assez répandu. Il a deux formes : impulsion à s’abstenir de faire du laid ; impulsion à créer de la beauté.

Sous forme d’impulsion à s’abstenir de faire du laid, il est aussi répandu, ce me semble, que l’impératif du vrai, peut-être plus. Presque tous les hommes et femmes sentent le devoir de ne pas se rendre hideux, même quand ils se rendent tels ; mais en ce cas c’est qu’ils se trompent. La plupart des hommes et femmes sentent le devoir de ne pas mettre du désordre, c’est-à-dire de la laideur, autour d’eux, dans leur maison, dans les rues de leur ville, dans les endroits par où ils passent. Le désordre n’est signe que de paresse ; l’amour du désordre est signe de folie ; il est la projection au dehors du désordre des idées. L’amour du désordre est une « mauvaise joie de l’âme » qui indique la méchanceté en général, mais tout particulièrement la méchanceté antisociale, d’où l’on a induit, non sans raison, que l’amour du beau ne laisse pas d’être une vertu sociale ou du moins de ressortir à la sociabilité.

Le désir de ne pas faire du laid n’est pas un impératif aussi net, aussi pur, que l’impératif du vrai. Il y a tant de raisons, de mobiles sensibles pour ne pas faire de la laideur : désir de plaire à son entourage, désir d’hygiène, désir de ne pas être mis au poste… Cependant ce désir semble bien avoir aussi quelque chose de spontané. Le désordre, la laideur choque les yeux, comme on dit, c’est-à-dire un besoin intérieur de rectitude et de symétrie, une disposition intérieure à la symétrie et à la rectitude. L’enfant souvent fait du désordre, par besoin d’activité et naissante volonté de puissance ; mais que souvent aussi il range méthodiquement, et non sans grâce de correction, ses jouets, les petits objets à son usage, ce qui lui appartient ! Il y a là le besoin de ne pas faire de la laideur et même un peu celui de créer du beau ou du joli.

Sous sa forme d’impulsion à faire du beau, l’impératif du beau est beaucoup moins répandu ; car je n’y range pas la coquetterie du sauvage se parant de plumes d’oiseaux ou du commis de nouveautés s’ornant de savantes cravates ; il n’y a guère là que le désir de plaire, et l’on voit que chez les vieillards peu s’en faut qu’il n’existe plus du tout. Mais la vraie impulsion artistique, ciseler des figures sur des cornes d’animaux, tailler des statuettes, etc., existe depuis les temps les plus reculés chez un certain nombre d’hommes ; et il devient la passion artistique chez un certain nombre d’hommes au temps de civilisation.

Toujours chez un certain nombre d’hommes et non pas très grand. Le besoin de créer du beau ne travaille jamais qu’une minorité. A l’impératif du beau sous cette forme la majorité est insensible. Elle favorise ceux qui y sont sensibles ; mais elle ne se sent pas appelée à faire comme eux.

Remarquez cependant que cette faveur même où elle les tient est une marque qu’elle sent que l’humanité est appelée à faire de la beauté, tout entière réellement, non, mais tout entière dans la personne de ceux qui en sont capables et qu’on devra honorer à cause de cela. « Je ne fais pas de beau, n’ayant pas de talent… Si ! J’en fais, je contribue à ce que le beau soit réalisé, en honorant, protégeant, encourageant, couronnant ceux qui le réalisent. » Il y a là un quasi-impératif assez net.

Les satisfactions d’avoir obéi à l’impératif du beau sont extraordinaires. Inutile de s’étendre sur les plaisirs de l’artiste et sur son orgueil, analogues à ceux du savant. Mais ces satisfactions, il faut le dire comme quand il s’agissait du savant et le dire encore plus, ne sont pas marques d’un impératif très net et très pur. Le grand artiste est tellement glorifié, encensé, divinisé, qu’il lui serait bien difficile de dire s’il est heureux d’avoir réalisé de la beauté ou s’il l’est de goûter et savourer la gloire. Il est vrai qu’il y a l’artiste qui n’a pas réussi et qui est heureux devant son œuvre et évidemment de son œuvre seule. Mais celui-ci compte toujours sur un retour de l’opinion publique, et quand même, ce qui du reste n’est jamais vrai, il ne l’espérerait que pour le temps qui suivra sa mort, il goûte la gloire par prélibation, ce qui ne laisse pas d’être une jouissance réelle.

Les satisfactions qui viennent de l’obéissance à l’impératif du beau sont donc, moins que celles qui viennent de l’obéissance à l’impératif du vrai, beaucoup moins que celles qui viennent de l’obéissance à l’impératif du bien, preuves qu’il y a réellement un impératif. Elles sont toujours de nature mixte, étant toujours d’origine double.

Cependant la joie de l’enfant à faire très solitairement quelque chose de beau ou qu’il trouve tel, la joie de l’artiste à se satisfaire lui-même, indépendamment du succès, à ce point que le succès d’une œuvre de lui, jugée par lui médiocre, l’irrite ; à ce point que même le succès d’une œuvre de lui, jugée par lui bonne, l’inquiète en jetant quelque doute dans son esprit sur la valeur vraie de cette œuvre ; tout cela indique d’une façon, selon moi, très suffisante l’existence d’un impératif.

La différence de l’importance du succès aux yeux de l’artiste et aux yeux de l’homme d’affaires est très significative en effet. Personne ne méprise le succès ; mais l’homme d’affaires s’en contente et l’artiste ne s’en contente pas. Pour l’homme d’affaires, si l’affaire a réussi il est pleinement satisfait ; pour l’artiste, si l’œuvre a réussi auprès du public il n’est pas mécontent ; mais il n’est pleinement heureux que si elle a réussi auprès de lui. Je n’ai pas besoin de dire qu’il y a des hommes d’affaires aussi qui ne sont pleinement satisfaits que si l’affaire, outre qu’elle a réussi, leur apparaît comme ayant été menée savamment et qu’il y a des artistes qui sont pleinement satisfaits quand ils ont gagné de l’argent ; et cela tient à ce qu’il y a des hommes d’affaires qui sont des artistes et des artistes qui ne sont que des hommes d’affaires ; mais il est évident que le fond de ma remarque subsiste.

Les satisfactions qui viennent de l’obéissance à la vocation artistique prouvent donc un peu qu’il y a un impératif du beau.

Les remords qui viennent de la désobéissance à l’impératif du beau ne sont pas affreux ; mais ils ne laissent pas d’être à considérer encore. L’artiste qui a perdu son temps, qui s’est trop attardé à la brasserie, qui a trop aimé une femme, qui a sacrifié à l’art industriel, a des remords assez vifs, quelquefois violents. Et remarquez qu’il n’y entre pas, ou très peu, le souci du service à rendre qu’il n’a pas rendu, ce qui ressortirait à l’impératif du bien. Non, la beauté qui est en lui voulait sortir et à cause de lui, par sa faute, n’est pas sortie. Voilà surtout, voilà presque uniquement, ce qu’il sent et ce qui l’afflige. N’est-ce pas là une marque de l’existence d’un impératif ? « Je suis né pour faire le bien, dit le bienfaiteur ; le bien veut être par moi. — Je suis né pour chercher le vrai, dit le savant ; le vrai veut éclater par ceux qui peuvent le démêler, et je suis de ceux-là. — Je suis né pour faire du beau, dit l’artiste ; le beau veut être réalisé par moi et souffre en moi quand je ne le réalise pas. »

Oui ; il y a un impératif du beau, moins impérieux que les deux autres, mais qu’il me semble difficile de nier.

Hiérarchie des impératifs : le bien, le vrai, le beau, tous trois ayant comme un noyau, disons mieux, comme une âme « catégorique », absolue, métalogique, qui commande et qui ne donne pas ses raisons ; les deux derniers, au moins, ayant un mélange de persuasions motivées, une périphérie de mobiles, une « peau d’intentionnel », comme dit Nietzsche, et commandant, partie parce qu’ils commandent, partie parce qu’ils ont des raisons de commander et les donnent.

Or ces trois impératifs, quelquefois sont d’accord, souvent sont en lutte ou au moins en discordance.

Quelquefois dans un même homme et celui-ci est très grand, et il s’appelle Platon, Newton, Pascal, Bossuet, Montesquieu, Gœthe, Lamartine, les désirs de faire du bien, de chercher le vrai, de faire du beau sont d’accord, égaux ou presque égaux, et toujours présents ; l’activité, ardente ou paisible ; plus souvent paisible, car la paix de l’âme vient de l’équilibre des parties de l’âme ; est triple. Ces hommes ne sont pas heureux, c’est-à-dire n’obéissent pas à leur nature, quand, dans le même temps, ils ne sont pas utiles à leurs semblables, chercheurs de vérités et créateurs de valeurs artistiques.

Et ceux-ci font servir leurs trois vocations les unes aux autres. Pour faire du bien, et convaincus, ce qui est peut-être vrai, que les vérités sont toujours bienfaisantes, ils cherchent le vrai et ils mettent le vrai en beauté, dans toute la beauté dont ils puissent le revêtir pour qu’il fasse le plus d’impression possible sur les âmes. Ils ne sont pas fâchés d’être sagaces investigateurs de la connaissance, parce qu’ils espèrent de la connaissance quelque bien pour l’humanité ; et ils ne sont pas fâchés d’avoir du génie littéraire pour que la connaissance passe plus facilement et plus séductrice d’eux aux autres.

Selon que telle ou telle des trois vocations domine en eux, ils lui sacrifient davantage, et par exemple celui-ci sera plus chercheur, celui-ci plus artiste et celui-ci plus apôtre ; mais toujours ils auront présentes à l’esprit leurs trois vocations, et leur désir secret, cela se voit chez tous, serait qu’elles fussent égales et que leurs actions diverses fissent faisceau.

On peut mesurer les hommes à cet étiage, au nombre des impératifs qu’ils ont connus et auxquels ils ont obéi. Un Schopenhauer, un Nietzsche, admirables et vénérables, sont déjà au second rang, parce qu’ils n’ont guère songé qu’à être des héros de la connaissance et de merveilleux artistes, et que le sort de leurs semblables, sans leur être indifférent, ne les préoccupait pas outre mesure.

Souvent les trois impératifs sont en désaccord, se gênent mutuellement et se plaignent d’être gênés les uns par les autres. L’impératif du bien, reconnaissons-le, se défie un peu, d’ordinaire, de l’impératif du vrai. Une vérité relative et provisoire existe, qu’il juge suffisante pour le bonheur des hommes. Ceux-là, toujours à la recherche et au pourchas, qui poursuivent la vérité après l’avoir trouvée, lui paraissent dangereux pour le repos des esprits et pour la sécurité des âmes et il les respecte avec quelque appréhension et avec une sourde hostilité. « Sans doute, les vérités… me disait un très honnête homme ; je suis un bon citoyen, j’ai un peu peur des vérités. » Il ne savait pas qu’il disait, à sa manière, exactement comme Nietzsche : « La vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance. »

Du côté de l’impératif du beau, l’impératif du bien n’a guère moins de timidités ; il en a peut-être plus. Il sait que l’artiste, dominé par l’amour du beau, n’a pas de raisons suffisantes pour désirer passionnément le règne du bien, qu’il y a un beau, c’est-à-dire un pathétique et un tragique, dans le désordre moral, dont l’artiste fait son profit ; qu’il y a un beau, c’est-à-dire un comique et un burlesque, dans le désordre moral, dont l’artiste fait son profit également ; que l’artiste, par conséquent, a un intérêt qui n’est pas douteux à ce que le désordre moral, sinon règne, du moins continue d’être assez fréquent pour qu’il le trouve aisément et s’étale assez pour qu’il s’en inspire ; que « l’homme curieux de spectacles s’en est fait un de la peinture de ses erreurs » et que c’est précisément l’artiste qui organise ce spectacle-là ; que l’artiste, même très honnête homme et même moraliste, comme un La Bruyère, à la fois déteste les folies des hommes et probablement serait assez fâchés que, disparaissant, elles emportassent avec elles toute la meilleure matière de son art.

Ainsi l’homme dominé par l’impératif du bien n’est pas très éloigné de souhaiter vaguement qu’il n’y ait pas de philosophes et qu’il n’y ait pas d’artistes. Voyez Marc-Aurèle. La préoccupation artistique est aussi absolument absente de son ouvrage que si l’art ici-bas n’existait pas ; et pour ce qui est de la vérité philosophique, il la juge trouvée, acquise, définitive, susceptible tout au plus de nouvelles formules, définitions et ornements utiles ; mais il ne songe pas qu’on puisse encore la chercher, et la conscience pure et étroite de ce sage sur le trône, rêvé par Platon, montre, par les chrétiens égorgés, qu’en un autre temps il aurait tendu la ciguë à Socrate.

L’impératif du vrai, pour les raisons que nous venons de voir et qui nous dispenseront d’être long, se défie réciproquement de l’impératif du bien. Il sent toujours en celui-ci une sourde résistance et une résistance de souverain à sujet, de quelqu’un qui a la prétention d’être maître à quelqu’un qui en se manifestant est un révolté. — Et l’impératif du vrai de son côté a aussi la prétention d’être un maître et même d’être tout : le vrai, c’est ce qui est ; ce qui n’est pas vrai n’est pas ; donc le bien est dans le vrai ou n’est qu’une apparence trompeuse, qu’une ombre séductrice, qu’un néant habillé. Au fond, c’est là sa conviction absolue.

Dans la pratique, dans le cours des choses, ce n’est pas tout à fait cela. Le vrai reconnaît qu’il peut être dangereux, soit brusquement révélé et quand sa révélation n’a pas été assez préparée, soit même peut-être en soi ; et c’est pour cela même et parce qu’on affirme surtout quand on doute — puisque c’est alors que l’on comprend à quel point les autres peuvent douter — c’est pour cela qu’il tente de persuader au bien que le vrai finit toujours par tourner au profit du bien, qu’il n’est pas possible que ce qui est vrai ne soit pas bon au moins en puissance et par conséquent dans un certain avenir. Par cette attitude le vrai se subordonne diplomatiquement au bien et lui fait sa cour. C’est son attitude la plus fréquente.

Enfin quelquefois, assez souvent, le vrai relève la tête et dit quelque chose comme ceci : « Je n’en sais rien ; mais ce m’est égal. Je ne sais pas si le vrai contient le bien ; je ne sais pas si la substance du bien n’est rien devant moi ; je ne sais pas si je puis, ou tout de suite ou dans la suite de l’évolution humaine, contribuer au bien ; je sais que j’ai mon droit, supérieur ou inférieur à un autre il n’importe, mais mon droit, intangible, et je sais qu’aucune considération ne doit porter l’homme à me sacrifier. Le vrai est ce qu’il peut ; conséquences bonnes ou mauvaises de lui ne le regardent pas et l’on s’en arrangera comme on pourra. Il est ; il veut paraître et le devoir de l’homme est de le trouver et de le manifester. » C’est quand il tient ce langage en coupant les rapports qui existent ou peuvent exister entre lui et les autres attractions qui s’exercent sur l’homme, que le vrai se déclare le plus nettement comme impératif.

L’impératif du beau se défie de l’impératif du bien par les raisons pour lesquelles nous avons vu que l’impératif du bien se défie de l’impératif du beau, ce qui nous permet encore d’abréger. Il sent que le bien n’a guère à compter sur le beau pour faire le bien et il sent que le bien a parfaitement raison, en général, de penser ainsi. Une chose surtout refroidit singulièrement le beau à l’égard du bien, c’est la parfaite impuissance qu’aurait sa bonne volonté à l’endroit du bien, si elle existait. Quand l’artiste est dirigé par une pensée morale, il est sûr d’échouer comme artiste. La préoccupation qu’il a de prouver refroidit son imagination. Celle-ci ne s’échauffe que dans la volonté conforme à sa nature, à savoir dans la volonté de réaliser du beau. L’œuvre d’art conçue dans le dessein de mettre une vérité morale en lumière a toujours quelque chose de tendu et aussi quelque chose de terne. Elle ne plaît qu’à M. Tolstoï. Elle plaît aussi — à l’autre extrémité — aux très simples, qui n’ont aucune idée de beauté et qui, dans un livre, ne cherchent qu’un sujet d’édification. A l’immense majorité des lecteurs, spectateurs, regardeurs ou auditeurs, elle ne plaît pas. La raison en est, je crois, qu’elle est hybride et que par conséquent elle manque d’unité. Elle n’est ni assez complètement œuvre d’art pour que nos facultés esthétiques s’y appliquent, ni assez entièrement leçon pour que nos facultés et notre bonne volonté de catéchumènes y adhèrent. De l’œuvre d’art nous voulons que la vérité morale, s’il y a lieu, se dégage d’elle-même, sans que l’auteur à cela mette la main ; nous voulons surtout la dégager nous-mêmes, et à cet égard nous sommes comme Louis XIV un peu trop directement visé par un prédicateur et disant : « J’aime à prendre ma leçon au pied de la chaire ; je n’aime pas qu’on me la fasse. » L’artiste sait très bien tout cela et dit : « Dévouez-vous donc au bien ! Quand un artiste fait une bonne action, c’est une mauvaise œuvre. » L’artiste a quelque raison de ne pas se laisser séduire à l’impératif catégorique du bien.

Du côté de l’impératif du vrai l’artiste est très sensiblement embarrassé. Il ne doute point que le vrai ne soit sa matière première ; que, s’il est dessinateur, peintre, sculpteur, le réel ne soit le fond même sur lequel il travaille et d’où il y a péril pour lui à s’écarter ; que, s’il est poète, novelliste, romancier, la vérité des caractères et des mœurs ne soit de même son « modèle » ; mais aussi il sait que tout cela n’est rien sans goût qui choisit et sans imagination qui repense, refait et complète. Il sait que le vrai joue d’aussi mauvais tours à l’artiste que le bien ; qu’il le refroidit, lui aussi, l’alourdit et le vulgarise ; qu’à s’en faire l’esclave on perd la moitié de son âme d’artiste ; que l’amour du vrai est la probité de l’art ; mais que l’imagination en est la magnificence ; et qu’aussi l’imagination a sa probité, est une probité ; car l’artiste doit au public et se doit à lui-même d’exprimer, non seulement ce qu’il a vu, mais la manière dont il a vu, la déformation même, ou malheureuse ou heureuse, que la vérité a subie en traversant un tempérament.

Sachant tout cela, l’artiste voit dans le vrai son ami et son ennemi indissolublement unis et mêlés, son ami très dangereux s’il prend tant d’empire qu’il s’installe, qu’il s’impose, qu’il ne vous quitte pas et qu’on n’oserait le quitter d’un pas ; son ennemi utile, mais gênant, en ce qu’il vous surveille jalousement et vous arrête dans vos élans et est toujours prêt à pousser les hauts cris et les pousse sitôt que vous faites mine de prendre ou de ressaisir votre indépendance.

Et ainsi, perplexe et irrité de sa perplexité, l’artiste répète le célèbre « vers corrigé » :

Rien n’est beau que le vrai ; mais il n’est pas aimable.

Et même il se demande si le vrai est beau, ce qui n’est pas certain, le vrai pouvant bien n’être beau que senti par quelqu’un et par conséquent déjà déformé, et il se dit peut-être :

Rien n’est sûr que le vrai ; le beau commence au faux,

ou, au moins, à ce qui n’est plus vrai qu’à demi.

On conçoit qu’avec un pareil ami les relations ne peuvent être que mêlées de cordialité et de prudence. « Que le beau soit toujours camarade du vrai », il est indéniable ; mais il l’est aussi que « le divorce entre eux n’est pas nouveau » et qu’il est toujours imminent.

Tels sont, selon moi, en lignes générales, les rapports des trois impératifs entre eux. Ils peuvent être très bons ; ils peuvent être tendus. Ils font voir la complexité de l’âme humaine et que ses meilleurs instincts, si bons qu’ils sont des vocations quasi universelles, les vocations de l’homme ; si bons qu’ils commandent, ce qui veut dire qu’ils sont des formes profondes de la personnalité elle-même qui veut s’affirmer et de la vie qui veut être ; si conformes à notre nature et tellement notre nature elle-même qu’ils suscitent des remords quand ils ne sont pas obéis, ce qui signifie qu’en les contrariant c’est notre nature même que nous refoulons et meurtrissons ; entrent pourtant en contradiction les uns avec les autres, se gênent et se heurtent, cherchent à s’accorder, y réussissent quelquefois et y échouent le plus souvent ; cherchent à se prêter de la force les uns aux autres et à emprunter de la force les uns aux autres ; n’y réussissent qu’à demi ; sont évidemment appelés à former un concert et ne font souvent qu’une cacophonie ; sont obligés enfin, d’ordinaire, à se sacrifier les uns aux autres, le plus fort, dans telle complexion d’homme, réduisant les deux autres à l’abdication, à la langueur ou au silence ; — exception faite pour les âmes d’où il serait difficile de dire lequel est le plus absent et qui par conséquent se maintiennent dans une honorable sérénité.


Or après cette digression sur les trois impératifs, sorte de reconnaissance que l’on verra peut-être qui n’est pas inutile, le plus impérieux des impératifs et le plus pur, celui qui semble bien, seul, ne pas donner de raison du tout, être éminemment métalogique, est-il absolument pur en effet, est-il absolument immotivé, im-mobile, non-intentionnel, ou mêle-t-il lui-même quelque persuasion à son absolutisme ?

Je crois que l’impératif du bien se présente comme absolu, très nettement, indiscutablement — et devient persuasif dès qu’on l’analyse.

Il dit : « Il faut » et c’est tout, — comme du reste les deux autres ; c’est l’impulsion ; mais plus énergiquement et comme avec une étreinte plus rude que les deux autres — et puis quand on l’analyse, quand on l’ouvre, quand on regarde ce qu’il contient, quand on l’interroge, il donne une raison.

Seulement il n’en donne qu’une.

Les deux autres impératifs d’abord commandent, tout comme l’impératif du bien, puis, quand on les interroge, donnent plusieurs raisons, ou, si vous préférez, ont plusieurs raisons à donner. Le vrai donne pour ses motifs l’utilité sociale, le progrès, le plaisir aussi, la jouissance de la conquête, la jouissance de la supériorité sur les autres, la satisfaction de la volonté de puissance, etc., enfin beaucoup de raisons.

L’impératif du beau donne pour mobiles l’utilité sociale, la glorification de la patrie, le plaisir aussi, la jouissance de la supériorité sur les autres, la jouissance de la création, de la paternité intellectuelle, de l’élargissement et de l’épanouissement de la personnalité, etc., enfin beaucoup de raisons.

De plus, les deux impératifs du vrai et du beau ont une tendance que nous avons notée — ce n’est qu’une tendance et contrariée, mais c’est une tendance très nette — à se réclamer chacun des deux autres pour se justifier. L’Impératif du vrai se plaît à dire, quoiqu’il n’en sache rien, qu’il est probable que la vérité sert toujours au bien, que la vérité se réalise toujours en un bienfait pour l’humanité. Au fond, malgré les grands airs d’indépendance qu’il prend quelquefois, malgré ses bravades, c’est à quoi il tient le plus, ou l’une des choses auxquelles il tient davantage. Il craint infiniment la condamnation du pragmatisme, le mot décisionnaire du pragmatisme : Une vérité qui ne fait pas de bien n’a pas le droit d’être vraie. Aussi le vrai conjure-t-il le bien de lui faire crédit : « Si la vérité n’est pas bonne aujourd’hui, soyez certain qu’elle le sera un jour. Il n’est que d’attendre. » En résumé, le vrai se réclame du bien comme de sa cause finale, les jours où il n’est pas trop arrogant.

Il se réclame aussi du beau. La vérité est belle ; quand elle éclate, elle frappe les yeux, les esprits, les âmes, d’un éclat soudain qui est essentiellement esthétique. Il y a une beauté du vrai qui peut dispenser de la beauté proprement dite. Montesquieu disait que le sens du vrai est le plus exquis de tous les sens. M. Henri Poincaré a une page admirable sur la beauté souveraine des vérités mathématiques. La beauté du vrai est la beauté par excellence, toute pure, toute dégagée des réalités contingentes. Elle met l’esprit en pleine atmosphère lumineuse. Elle le délivre de ces demi-affirmations qui sont des demi-erreurs et de ces imperfections intellectuelles qui, étant des imperfections, sont des laideurs.

De même l’impératif du beau se réclame de l’impératif du bien et de l’impératif du vrai. Il se vante d’être « la splendeur du vrai », formule qu’il a inventée et que, pour l’autoriser, il a attribuée à Platon. Il se flatte d’être le vrai ramené à ses lignes générales et délivré de l’accidentel et d’être par conséquent plus vrai que le vrai lui-même ; et d’autre part il se réclame du bien sur cette idée, assez raisonnable, que, s’il est vrai qu’il n’a d’autre office que de donner des plaisirs, il donne du moins des plaisirs désintéressés, les plus désintéressés de tous les plaisirs, et qu’ainsi il apprend aux hommes le désintéressement, lequel est l’essence même du bien.

Ainsi l’impératif du vrai et l’impératif du beau ne laissent pas, en quelque sorte, de sentir le besoin d’être soutenus par le concours des autres vocations humaines et de donner, outre leurs commandements, des raisons tirées des autres vocations elles-mêmes par lesquelles l’homme se sent entraîné.

L’impératif du bien, seul, ce me semble, ne se réclame que de lui et paraît avoir pour devise : « Moi seul et c’est assez. » Il ne se donne pas comme vrai. Je veux dire ce n’est pas à la vérité qu’il fait appel. Il ne fait appel qu’à lui-même. Il dit : « Tu dois » et non pas : « Interroge ta raison, ton sens du vrai, pour savoir si ce n’est pas cela qui est à faire. » Ses chemins sont plus courts et pour ainsi parler il n’a pas de chemins : il ne passe pas par quelque chose pour arriver à sa décision. Il est directement et immédiatement décisionnaire. Il ne se donne pas comme vrai ; il se donne comme obligatoire. Il ne fait pas entendre que son contraire est l’erreur ; il fait entendre que son contraire est la ruine, la mort de l’âme. Il ne menace pas d’un obscurcissement ; il menace d’un anéantissement, d’une sorte de perdition : « Je ne te dis pas que tu te trompes ; je te dis que tu es perdu. »

Il ne se réclame pas, non plus, de l’idée du beau, ou il ne fait pas appel, comme à un auxiliaire, à l’idée du beau. Plutôt même il s’en défierait. Toute l’argumentation de Nietzsche, contre la morale, quand il est ou se croit immoraliste, revient à cette accusation, à ce grief qu’elle est laide et enlaidissante, qu’elle persuade à l’homme de chercher peut-être les actions droites, mais non pas les actions fortes et partant belles, qu’elle déprime l’homme et peut-être le rectifie, mais le rétrécit, qu’au moins de tout ce qui porte le caractère du beau, expansion, audace, magnificence, énergie déployée, elle le détourne. Il reste de ce réquisitoire du moins ceci que le bien ne tient pas à ce que l’homme soit un modèle pour artiste et un héros de poème épique ; qu’il n’a pas du côté des ateliers de sculpteurs et des cabinets de poètes un regard de désir ou d’espérance, qu’il ne pousse pas l’homme à être un candidat à la beauté. Aucunement. Il ne le pousse qu’à être satisfait de lui-même, fier de lui-même, peut-être et tout au plus ; orgueilleux de lui-même, jamais. Toute ambition de beauté, même celle qui paraîtrait la plus naturelle et légitime, lui paraîtrait un cabotinage. Au fond, l’instinct moral ne connaît ni vérité ni beauté. Il ne connaît que le bien lui-même. Il ne connaît que la parfaite concordance entre la conception de l’acte bon et l’acte bon.

Donc l’impératif du bien a cela de bien particulier qu’il n’emprunte rien, ne songe à emprunter rien aux deux autres impératifs ; et ceci de bien particulier encore, que, tandis que les deux autres impératifs, quand on les interroge, à leur commandement ajoutent quelques raisons, lui, à son commandement quand on l’analyse et quand on l’interroge, n’en n’ajoute qu’une.


Mais laquelle donc ? — Il ajoute la considération de l’honneur. Il commande et il s’en tient là, d’ordinaire. C’est en quoi il consiste, ou c’est son caractère plus proprement distinctif. Mais quand on lui adresse un pourquoi ? ou simplement quand on le considère, quand on réfléchit sur lui, quand on se retourne vers lui, il ajoute ceci ou plutôt il se traduit par ceci ; mais s’expliquer c’est encore donner une raison ; il ajoute donc ceci : « Fais cela, ou tu seras infâme. » Ceci c’est le devoir qui a fait parler l’honneur.

Je dis que c’est la seule raison qu’il ajoute, la seule absolument et qu’il a une répugnance invincible et absolue à aller plus loin. Car enfin les autres impératifs, encore qu’ils commandent, ne répugnent point du tout, nous l’avons vu, à s’adjoindre des motifs divers de persuasion, et multiples. L’impératif du bien les proscrit tous, sauf le sien, unique, par une fin de non-recevoir qui s’applique à tous. Il dit : « Si tu as un motif, tu n’as plus de mérite », et voilà bien tous les motifs proscrits, toutes les intentions éliminées. « Si tu es fier de faire le bien, tu fais le bien pour en être fier ; et ton mérite disparaît, et ce n’est pas le bien que tu as fait. Si tu prends plaisir à être honoré pour avoir fait le bien, tu fais le bien pour être honoré de l’avoir fait ; et ton mérite s’écroule, et ce n’est pas le bien que tu as fait. Si tu fais le bien par sympathie, par sensibilité, tu fais le bien pour éprouver une émotion ; et ton mérite s’évanouit, et ce n’est pas le bien que tu as fait. Si tu prends plaisir, simplement dans le fait même de faire le bien, ton mérite est douteux et ce n’est peut-être pas le bien que tu as fait. »

Du moment que le devoir dit cela, et nous entendons bien qu’il le dit, non seulement il répugne à toute raison à donner, sauf à la sienne, mais il les exclut radicalement par une sorte de question préalable. Mais quand on l’interroge, à mon avis, il donne bien la sienne, l’honneur ; il dit bien : « Ne fais pas cela à ton aise ; tu seras infâme. » Il dit bien :

L’honneur parle ; il suffit ; ce sont là mes oracles.

Cela, il me paraît incontestable qu’il le dit.

— Mais c’est comme s’il ne disait rien ! C’est comme si, simplement, il s’affirmait. C’est comme si, après s’être affirmé une première fois, dans le commandement, il s’affirmait une seconde fois. Honneur, devoir, c’est même chose. Qu’il dise « Le devoir est de… » ou « L’honneur est à… », c’est même chose. Il se traduit, il s’explique, moins que cela, il se nomme, et il n’ajoute aucune raison, aucun motif à son imperium ; il continue à être métalogique ; il n’est que lui-même sous un autre nom. Revenez tout simplement au kantisme pur et dites que l’impératif moral n’est point persuasif du tout et qu’il est catégorique, et réintégrez la foi morale.

— J’ai déjà dit, par provision, que si se traduire n’est pas donner une raison, s’expliquer est déjà en donner une. Il y a une différence entre le simple commandement, sec et hautain, et la considération proposée de l’honneur ; il y a une différence entre le devoir lui-même et l’honneur ; et le devoir ne se propose plus tout à fait lui-même quand il présente l’honneur comme « équivalent du devoir », ainsi qu’aurait dit Guyau. Précisément il propose un équivalent, non plus lui ; et, disons mieux, il propose un de ses caractères comme une raison d’accepter lui ; mais c’est bien une raison qu’il donne. Le devoir est l’hypostase de l’honneur, soit ; mais quand il se présente sous la personne de l’honneur, par ce seul fait qu’il a changé de personne, il s’est fait persuasif et c’est bien une raison qu’il donne. « Faites cela pour moi. » Je ne donne pas de raison. « Faites cela pour moi qui suis votre ami. » J’en donne une. — « Faites cela pour moi. » Il ne donne pas de raison. « Faites cela pour moi qui suis l’honneur. » Il en donne une.

Et la preuve c’est que maintenant vous pouvez répondre ; vous pouvez discuter. Quand il disait : « Fais ceci », vous ne pouviez que dire : « Oui », ou : « non ». Quand il vous parle d’honneur, vous pouvez dire : « Je ne sais pas si l’honneur est à cela ou à son contraire ; car… » Oui, il y a bien une différence entre le devoir et l’honneur, et quand le devoir se présente comme étant l’honneur, il donne bien déjà un motif, il vous suggère bien déjà une intention, il est bien déjà persuasif ; il ne fait pas de la métamorale ; il est un moraliste humain ; il n’est plus tout à fait Dieu. C’est cette légère déchéance que je voulais marquer. « Il n’y a pas de contrat social ; il y a un quasi-contrat, terme très juridique », disait M. Léon Bourgeois. Il n’y a pas d’impératif catégorique, dirai-je ; il y a, si l’on veut, un impératif « quasi-catégorique », ce qui, malheureusement, n’est pas un terme juridique, ni usité ; mais il suffit de se faire entendre.

D’autre part, on me dira : « Si le devoir présente comme sa raison, sa raison unique, mais enfin sa raison, la considération de l’honneur, il ne présente pas une raison sui generis ; il fait ce que vous prétendiez plus haut qu’il ne fait jamais ; il emprunte une raison à un autre impératif, ou plutôt il prend un autre impératif pour sa raison. Ne voyez-vous pas que l’honneur c’est le beau et que le devoir, en vous conseillant l’honneur, vous conseille simplement d’être une belle chose et d’être digne d’admiration ou de faire des actes beaux et dignes qu’on les admire ; et par votre souci de vous distinguer du kantisme vous faites simplement rentrer la morale dans l’esthétique. »

Je ne crois pas ; cela ne me déplairait pas horriblement ; mais enfin je ne crois pas. Il y a une différence sensible entre le beau et l’honneur. Le beau excite l’admiration, l’honneur excite le respect et Kant ne s’y est pas trompé quand il a montré le respect comme le sentiment qui accompagne la réalisation du devoir. L’admiration s’attache à des choses où est l’honneur, mais par cela seul qu’elle s’attache à des choses aussi où l’honneur n’est pas, elle n’est pas le criterium de l’honneur et l’honneur n’est pas le beau.

— Il peut en être une partie, et pour prouver que ce n’est pas le beau que le devoir invoque en recommandant l’honneur, vous devriez démontrer, non pas que l’admiration s’applique à autres choses qu’à lui, mais qu’à lui elle ne s’applique pas.

— Mais non ; j’ai seulement besoin de montrer que le beau moral est une chose tellement différente du beau proprement dit qu’il est visible que dans le beau moral s’ajoute un élément tout nouveau, et cela suffit pour que la distinction soit très nettement établie. L’admiration qui s’applique au beau moral est une admiration à laquelle s’ajoute le respect et une manière de culte, choses qui n’entrent pas du tout dans l’admiration pour le beau proprement dit ; et pour dire, je crois, beaucoup mieux, ce n’est pas le respect qui s’ajoute à l’admiration dans le sentiment qu’on a pour le beau moral, c’est l’admiration qui s’ajoute au respect ; et le respect est le fond même.

Ajoutez que l’admiration ne s’ajoute que quelquefois au respect. Il est des choses d’honneur que l’on respecte et que l’on n’admire pas. Des choses d’honneur, on n’admire que celles où il y a de l’inattendu, de l’extraordinaire, un grand effort, un grand sacrifice, de la continuité aussi et une suite sans fléchissement, qui impose ; mais pour toutes les choses d’honneur et tous les actes d’honneur, quels qu’ils soient, on a du respect.

L’homme qui obéit au devoir, ou obéit purement et simplement ; ou, s’il cède à la voix du devoir en tant que voix de l’honneur, est un homme qui cherche quelque chose à respecter et qui veut le trouver en lui.

Il ne faut donc pas faire rentrer la morale dans l’esthétique. Elle pourrait, non pas s’y perdre, mais s’y altérer, s’y compromettre avec beaucoup de choses admirables, mais qui, pour admirables qu’elles sont, ne sont pas elle. Les grands crimes sont admirables. Ce qui fait que Guyau a tort, c’est que, donnant pour l’instinct moral toute la vie, il donne malgré lui pour morales des choses qui n’ont aucun caractère de moralité. Je vais trop loin ? Mettons que, donnant pour l’instinct moral toute la vie belle, toute la vie susceptible d’exciter l’admiration, il donne malgré lui pour morales des choses qui n’ont aucun caractère de moralité, parce qu’elles ne sont pas dignes de respect.

Le tort de Nietzsche cherchant sa morale, car on sait qu’il la cherche, est très analogue. Il consiste précisément à juger des choses selon le criterium de l’admiration, et par conséquent à donner comme règle de vie l’imitation de choses qui, quoique excitant l’admiration, ne sont pas moralement belles le moins du monde ; et c’est bien obéissant, en même temps qu’à sa fougue de poète, à une secrète logique, qu’il en arrive de temps en temps à faire l’éloge de la violence et du crime. Le tort de Renan quand il a dit, sans y attacher du reste la moindre importance : « La beauté vaut la vertu », ce qui paraissait à M. Tolstoï « une effroyable stupidité » et ce qui n’est qu’un paradoxe un peu saugrenu, c’est d’avoir, un instant, pris l’admiration pour criterium, ce qui tout de suite l’amenait penser : « Un saint et une belle femme ; ils sont beaux tous deux ; ils se valent. »

Il faut donc se garder de croire qu’en proposant l’honneur comme mobile, le devoir propose de poursuivre une beauté ; il propose, ce qui est bien différent, de chercher quelque chose que l’on puisse respecter et qui peut-être, de plus, sera admirable, mais qu’il serait immoral de rechercher pour l’admiration qui pourrait vous en revenir. Remarquez en effet ce caractère très particulier du respect. C’est un sentiment, on ne peut guère lui donner d’autre nom, qui semble en dehors de la sensibilité, sur les limites, si l’on préfère, de la sensibilité ; c’est un sentiment qui n’apporte avec lui ni jouissance ni souffrance ; c’est un sentiment qui laisse sérieux, grave et froid ; c’est un sentiment qui ressemble le plus qu’il soit possible à une idée, sans en être une ; c’est un sentiment qui ne déprime ni n’exalte ; car il n’est pas l’humiliation et, même quand il s’adresse à vous-même, il n’a rien qui ressemble à l’orgueil ; c’est quelque chose comme un sentiment sans sensibilité.

A cause de cela, ni il n’apporte ni il ne promet à l’âme une jouissance de sensibilité, et par conséquent il est précisément ce que le devoir peut accepter comme auxiliaire sans crainte qu’il ne soit un mobile de sensibilité, un attrait de plaisir. L’honneur accompagné du respect des autres pour vous et du respect de vous pour vous-même, laisse le devoir intact comme impératif, quasi intact, aussi intact qu’il est possible, aussi intact qu’un impératif à qui l’on a demandé ses raisons et qui en a donné une peut rester pur lui-même, aussi intact qu’une impulsion non intentionnelle qu’on a réussi à transformer en intention peut rester encore non intentionnelle.

Le devoir qui donne pour raison l’honneur n’est plus lui-même, il faut l’accorder ; mais, en vérité, il n’est pas encore autre chose.

Or, l’honneur étant considéré comme devenant le principe de la morale, qu’est-ce bien que l’honneur ? L’honneur est un sentiment qui, sans envisager l’utilité personnelle et même en la méprisant, sans envisager l’utilité sociale quoique ne la méprisant pas, mais ne s’y arrêtant point, nous persuade que nous sommes les esclaves de notre dignité, de notre noblesse, de ce qui nous distingue d’êtres jugées par nous inférieurs à nous ; et qui nous assure fermement qu’à cette dignité, qu’à cette noblesse, qu’au soin de ne pas déchoir nous devons sacrifier tout, même la vie.

Ce principe de morale ne peut pas se confondre avec ceux que nous avons plus haut considérés. Il n’est pas l’intérêt personnel général, l’intérêt bien compris d’une vie bien réglée sacrifiant le point à l’ensemble et le moment présent à la suite des moments futurs ; puisque nous sentons qu’à cette partie que l’honneur nous convie à jouer nous risquons la suppression de notre être tout entier.

Il n’est pas l’utilité sociale, puisque nous sentons qu’en dehors même de toute utilité sociale nous devons faire des actes pénibles qui ne satisferont que nous, qui sans doute pourront avoir, à titre d’exemples, une utilité sociale, mais lointaine et dans la considération de laquelle nous n’entrons pas, qui ne pèse pas sur les décisions que l’honneur nous conseille.

Il n’est pas le stoïcisme précisément, il s’en accommode, il s’y associe ; mais il n’est pas lui ; car maintenant la lutte contre les passions n’est pas notre but, mais un moyen et une condition de notre obéissance à notre principe et notre but étant placé plus loin, consistant à être satisfaits de nous, non point négativement par la distinction faite en nous d’éléments mauvais, mais positivement, par la puissance en nous de réaliser des choses jugées par nous belles et nobles ou au moins respectables.

Il n’est point le sentiment de la vie belle et féconde, quoique moins loin de ceci que de ce qui précède ; car ce ne sont pas des choses grandes, larges et magnifiques qu’il conseille précisément, mais des choses respectables, et il n’exclut pas ou il ne risque pas, et tant s’en faut, d’exclure les humbles, qui se sentiraient bien un peu exclus ou mis au second rang par une morale se confondant, ou à peu près, avec la magnificence de la vie.

Il n’est point le sentiment et la volonté de la vie intense et ultra-énergique ; car il conseillera, certes, de se surmonter, de devenir ce qu’on est, c’est-à-dire de mettre en valeur ses facultés et de vivre dangereusement, très dangereusement, pour lui ; mais tout cela pour lui et non pas par volonté de puissance ou pour réaliser de la beauté.

Il n’est pas, enfin, l’impératif catégorique lui-même ; il n’est pas sec et dur, quoiqu’il soit très impérieux ; il n’est pas muet pour ainsi dire et commandant du geste et du sourcil plutôt que de la parole, et il est au contraire très éloquent ; il est clair comme une idée, il est fort comme une impulsion, il est riche comme un sentiment.

Il est donc très particulier, très spécial, tout à fait sui generis. Il est — ce que ne sont pas, comme nous l’avons vu, quelques autres principes de moralité — tout à fait étranger aux animaux (quelques semblants d’émulation à la course chez certaines bêtes étant faits rares dont on ne saurait tirer grande conclusion et paraissant plutôt imitation réciproque qu’émulation véritable). Il est proprement humain, et quand les philosophes disent que la moralité commence à l’homme, je ne les entends pas et je proteste ; mais s’ils veulent dire par là que l’honneur commence à l’homme, je les comprends et je leur dis oui.

Il n’est point du tout étranger aux hommes du peuple, et bien au contraire ; il est en eux extrêmement net. L’homme du peuple dit, au moins, à ses enfants : « Il ne faut pas faire cela. Est-ce qu’on est des animaux ? » Cela veut dire qu’il se sent obligé par quelque chose qui le distingue d’êtres jugés par lui inférieurs à lui, par une dignité, par une noblesse, ici par sa dignité d’homme, par sa noblesse d’homme. Les animaux ont été inventés pour que le plus humble des hommes eût quelque chose au-dessous de lui, et au-dessus de quoi il se sentît obligé à se maintenir, et au niveau de quoi il se sentît obligé ne pas descendre. L’homme est un suranimal et se sent tenu d’être au moins un suranimal. Par quoi ? Non point par la raison ; il sait bien que les animaux en ont et il faut être philosophe pour douter de cela. Non point par la morale sociale ; car les animaux ont une morale sociale et, souvent, extrêmement élevée ; mais par le sentiment de l’honneur personnel et de l’honneur de l’espèce.

C’est un sentiment essentiellement aristocratique ; aussi existe-t-il dans le peuple, qui est tout plein de sentiments aristocratiques ; c’est un sentiment aristocratique en ce sens qu’il est inséparable du désir de se distinguer de quelqu’un estimé inférieur. L’homme du peuple met son honneur à se distinguer des animaux, d’abord ; ensuite de tels et tels, de sa classe, qui se conduisent bestialement et à qui il dit : « Tu n’as pas honte », ce qui est le mot même de l’honneur ; enfin de tels et tels autres, placés plus haut que lui dans l’échelle sociale et qu’il prend plaisir à constater inférieurs à lui, moins utiles, moins probes, moins vaillants. L’honneur est toujours un sentiment aristocratique.

Une des raisons de l’esclavage antique a été une idée morale, très mal comprise, je le reconnais. L’homme, même très pauvre, voulait avoir au-dessous de lui des hommes qui fussent des animaux, pour n’être pas comme eux, pour se dire que commettre tels ou tels actes était descendre au niveau des esclaves, pour appeler serviles les idées basses, les sentiments bas et les actions basses. L’homme ancien voulait qu’il y eût des esclaves, comme Flaubert voulait qu’il y eût des bourgeois, pour n’en pas être un, les méprisant, mais en ayant évidemment besoin, puisqu’il eût été désespéré qu’il n’y en eût plus. Et de fait il définissait le bourgeois comme l’ancien définissait l’esclave : « tout être ayant des façons basses de penser et de sentir ». — Ce fut une parole vraiment nouvelle que celle de Sénèque : Servi sunt, immo homines : « ce sont des esclaves ; non, ce sont des hommes ». Il y avait dans cette parole ceci : « L’honneur vrai consiste, non pas à ce qu’il y ait des esclaves pour que nous puissions toujours nous considérer comme supérieurs à quelqu’un ; mais à ce qu’il n’y en ait point, pour que nous soyons forcés de nous supérioriser nous-mêmes et de ne plus mépriser les esclaves, mais ceux qui seraient dignes de l’être. »

A ce propos, on a dit que l’honneur est un sentiment moderne que les anciens n’ont pas connu. C’est une erreur. L’honneur chez les anciens s’appelait Aidôs et Pudor : « Ἀνέρες ἔστε, καὶ ἀιδῶ θέσθ’ ἐνὶ θυμῷ » — « Soyez hommes et mettez l’honneur dans vos âmes » (Homère). « Ἀιδὼς σωφροσύνης πλεϊστον μετέχει » — « L’honneur tient beaucoup de la sagesse » (Thucydide). De soldats vaincus Tite-Live dit : Accendit animos pudor, verecundia, indignitas » — « L’honneur, la honte, le sentiment de leur indignité, enflamment leurs âmes ». Juvénal dit :

Summum crede nefas vitam præferre pudori,

ce qui est la formule même de l’honneur : « Le dernier des crimes est de préférer à l’honneur la vie. »

Quelquefois, le plus souvent même, et c’est ce qui le purifie, car l’honneur lui-même a besoin d’être purifié, l’être inférieur dont l’honneur veut que vous vous distinguiez n’est pas réel, n’est pas connu de vous, est supposé. Le père d’Horace fut un honnête homme, mais c’était le père d’un satirique. Pour enseigner la morale à son fils il lui disait : « Regarde un tel ; il a dissipé son patrimoine ; il est très méprisé ; regarde un tel, il a été surpris en adultère ; il a une mauvaise réputation. » C’était de la médisance morale ou de la morale médisante. Nous avons en nous un Horace le père, qui souvent ne fait pas intervenir de noms propres dans sa leçon. Nous nous disons : « Je ne sais pas s’il y en a qui font ainsi, mais, moi, je ne suis pas de ceux-là. » Ici le sentiment de l’honneur est en quelque sorte idéal. Il sort du domaine du réel pour entrer dans celui du possible. Il suppose un certain nombre de possibles parmi lesquels il y en a de méprisables dont il décide qu’à tout hasard il faut se distinguer et se séparer soigneusement, énergiquement et coûte que coûte.

Et c’est ainsi que l’honneur, tout en restant toujours un sentiment aristocratique, ne comporte pas toujours quelqu’un à mépriser, ne comporte pas toujours le mépris de quelqu’un de réel et par conséquent pourrait être le sentiment de tous les citoyens, de tout un peuple, le sentiment commun de tous les membres de l’humanité, sans qu’il en manquât un : ils mépriseraient les possibles méprisables.

L’honneur ne doit pas être confondu avec l’honorabilité qui, sans être le contraire, est tout autre chose et qui rentre entièrement, selon moi, dans la morale sociale. Nietzsche a fait remarquer, avec quelque confusion, qu’au-dessus du premier progrès, qui consiste à agir, non en considération du bien-être immédiat et momentané, mais en considération des choses durables (morale des animaux supérieurs), l’homme a atteint un degré plus élevé quand il agit selon le principe de l’honorabilité (je traduis Ehre par honorabilité et non par honneur, parce que c’est bien le sens, comme tout le contexte l’indique). Nietzsche entend par honorabilité le fait d’être estimé des autres et aussi d’estimer les autres : « Il honore et il veut être honoré ; il conçoit l’utile comme dépendant de son opinion sur autrui et de l’opinion d’autrui sur lui-même. » Or ceci n’est pas proprement, ni même, quelquefois, pas du tout, l’honneur ; c’est les honneurs, les marques de considération sociale et de respect social, et cela ressortit à la morale sociale. C’est exactement dans ce sens que Montaigne emploie le mot honneur. Quand il dit que « l’honneur est le principe des monarchies », il veut dire, comme c’est prouvé par tous ses textes, que les distinctions honorifiques accordées par le roi, ratifiées par l’opinion publique, sont le grand mobile des vertus sociales dans une monarchie aristocratique. Or ceci n’est pas l’honneur ; c’est l’honorable.

— Et par conséquent c’est déjà de l’honneur, si les mots ont un sens.

— Oui, c’est le premier degré, si l’on veut, de l’honneur proprement dit. C’est déjà de l’honneur, puisque c’est avoir des raisons de se préférer à d’autres et se satisfaire, en dehors de toute jouissance matérielle, dans cette préférence. Ce n’est pas l’honneur proprement dit, puisque les raisons de se préférer ainsi nous viennent des autres, non de nous-mêmes.

— De nous-mêmes aussi, Nietzsche le dit.

— Je veux bien. Alors trois degrés : 1o à son bien-être matériel préférer l’estime qui nous vient des autres ; 2o à son bien-être matériel préférer l’estime qui nous vient d’autres, mais de ceux-là seulement que nous estimons nous-mêmes, de sorte que c’est une estime contrôlée par nous, ou, pour mieux dire, notre propre estime de nous, réfléchie avec renforcement par celle de ceux qui sont estimés de nous ; 3o à son bien-être matériel préférer sa propre estime, quand bien même il ne se trouverait personne pour nous estimer, ce qui devrait, certes, nous faire réfléchir, mais ce qui ne devrait pas nous arrêter, si, tout compte fait, nous nous sentions sûrs de l’honneur contenu dans notre acte.

Dans le premier cas, il y a un peu de sentiment de l’honneur ; dans le second, il y en a beaucoup plus ; dans le troisième, il y a honneur pur.

Le véritable honneur consiste à sentir par soi-même que l’on est « une âme peu commune », comme dit le héros de Corneille, et qu’il est indifférent, pour que cela soit, que cela soit constaté, que quelqu’un au monde s’en aperçoive et le marque au tableau. On se sent alors, en obéissant à sa loi, le législateur.

Aristote avait très bien vu cela, j’entends que l’homme supérieur est sa loi à lui-même à ce point même qu’il ne peut pas être soumis aux lois : « Si un citoyen ou plusieurs sont tellement supérieurs qu’on ne puisse les comparer aux autres, il ne faudra plus les regarder comme faisant partie de la cité… Les lois ne sont nécessaires que pour les hommes égaux par leur naissance et par leurs facultés ; quant à ceux qui s’élèvent à ce point au-dessus des autres, il n’y a pas de loi pour eux ; ils sont eux-mêmes leur propre loi ; celui qui prétendrait leur imposer des règles se rendrait ridicule et eux seraient peut-être en droit de lui dire ce que les lions d’Antisthène répondirent aux lièvres plaidant la cause de l’égalité entre les animaux… »

Et il arrive ceci qu’au plus haut degré l’on devient le concurrent de soi-même. On veut se distinguer non seulement des animaux, c’est trop facile quoique ce soit déjà très appréciable ; non seulement des hommes que l’on voit inférieurs à ce qu’on est, c’est trop facile encore ; non seulement de ces êtres supposés, dont nous parlions, qu’on ne voudrait pas être ; mais encore de soi-même tel qu’on se voit. L’honneur est alors une estime de ce que l’on serait si l’on était meilleur. L’honneur consiste à vouloir mériter l’estime de celui qu’on pourrait devenir. L’être inférieur de qui, maintenant, vous voulez vous distinguer, c’est vous-même et ce sera toujours vous-même, quelque progrès sur vous-même que vous puissiez accomplir.

Nous rejoignons ici les formules de Nietzsche, si loin que nous fussions de lui par notre principe, parce que tout ce qu’il veut pour satisfaire la volonté de puissance on peut le vouloir, et il est naturel qu’on le veuille pour satisfaire le sentiment de l’honneur et conquérir — car là aussi il y a une conquête — l’estime, toujours fuyant devant nous, de nous-mêmes. Faut-il se surmonter ? Évidemment, pour se distinguer de l’homme qu’on est et mériter l’approbation de l’homme qu’on aspire à être, et cela indéfiniment. — Faut-il vivre dangereusement ? Sans doute, sinon tout à fait comme l’entend Nietzsche, du moins par ce fait seul qu’on trouvera toujours des occasions où ce ne sera pas sans risques qu’on pourra pleinement satisfaire ce qu’un honneur rigoureux appelle le devoir. — Faut-il devenir celui qu’on est ? Assurément, sinon tout à fait comme Nietzsche le comprend, du moins en ce sens qu’on est un homme d’honneur et qu’on ne le sera, relativement encore et toujours relativement, qu’après des efforts persévérants pour le devenir.

C’est dans cette morale de l’honneur, et je veux dire chez ceux qui ont leur morale sous cette forme, que le devoir devient une passion. On sait assez que dans la morale sociale le devoir devient quelquefois et même assez souvent une passion. (Dévouement à ses semblables : le soldat qui meurt pour sa patrie, le capitaine de vaisseau qui meurt pour sauver ses passagers, le mécanicien « qui meurt après avoir renversé la vapeur », etc.) Mais le devoir devient une passion surtout chez ceux, peut-être uniquement chez ceux, qui ont la morale de l’honneur. L’art de l’être moral ou, sans art, le mouvement même de sa nature, consiste à faire une passion de la lutte même contre les passions, de sorte qu’il ne reste plus chez l’homme qu’une passion forte, celle qui combat et dompte toutes les autres. Voilà l’art de l’être moral, et c’est le mérite des stoïciens d’avoir bien connu cet art-là.

Mais l’art ne suffirait pas, évidemment, à produire cet effet. Il faut qu’une idée devenue idée fixe et cette idée fixe devenue idée-force, mène ce combat contre les passions humaines. Mais encore comment une idée fixe devient-elle idée force ? En se pénétrant, en s’imprégnant de passion. Ici de quelle passion l’idée fixe se pénètre-t-elle ? De la passion de l’honneur.

« Je ferai cela, parce que c’est mon idée.

— Oui ; mais alors c’est une simple gageure.

— Non, parce que je mets mon honneur à faire cela.

— Votre honneur ?

— Oui… enfin, tout le monde n’en ferait pas autant et je le fais. »

C’est cela ; il faut que le désir de se distinguer, que l’idée de perfection, et en langage humain cela veut dire l’idée d’élite, nous soutienne dans cette lutte. Elle nous a inspiré l’idée de cette lutte, et dans cette lutte elle nous encourage et nous appuie. Alors « l’honneur nous enflamme ». Il est une passion et une passion ardente, invincible. La passion contre-passions a détruit ou refoulé toutes les passions et reste la passion maîtresse. L’idée seule y aurait-elle réussi ? Évidemment non. Il a fallu que le devoir, ennemi des passions, devînt, sous forme d’honneur, passion lui-même.

Et, dès lors, ne vous étonnez plus que le devoir pousse un homme à affronter les plus grands dangers et même à accepter la mort certaine ; il y pousse exactement comme la première venue des passions, comme l’amour, la jalousie, l’ivrognerie ou le libertinage. Le devoir est devenu une passion enivrante et même une passion mortelle. Et ce n’est qu’ainsi qu’il est puissant. Le devoir n’est vraiment le devoir, le devoir n’est pleinement le devoir que quand il est la passion du devoir.

Et il s’est produit, ce me semble, ce phénomène psychologique assez curieux. Le devoir était une impulsion impérative. On ne l’a pas accepté comme impulsion. On lui a demandé ses raisons. Il n’en a donné qu’une seule, mais il en a donné une, l’honneur ; il est devenu persuasif. Mais l’honneur devenu passion est redevenu impulsif et impératif, et c’est lui maintenant qui ne donne plus ses raisons. C’est un détour, c’est une randonnée.

Et donc il n’y a rien de plus naturel que ceci que Kant ait jugé le devoir impératif.

— Comme si une idée pouvait être impérative ! dit Schopenhauer.

— Mais c’est que Kant voit cette idée alors qu’elle s’est pénétrée d’un sentiment et alors que ce sentiment est devenu une passion, laquelle, comme toutes les passions, est devenue impérieuse.

Cette passion contre-passions est souvent d’une extrême violence. En tant que passion, elle a besoin à son tour d’être réprimée. Elle devient le point d’honneur, c’est-à-dire le défaut de l’homme qui se pique d’honneur là où il n’est ni nécessaire ni utile, soit par habitude, soit par jactance, soit par obéissance à un préjugé qui est né de l’honneur mal compris ou compris étroitement. Car il y a de « faux jours d’honneur », et il ne faut pas dire, comme Sertorius : « Je ne sais si l’honneur a jamais un faux jour. » Le point d’honneur peut devenir cette démangeaison de grandeur d’âme dont certains héros de Corneille sont atteints, ou cette obstination à montrer de la volonté sans objet, de la volonté pour l’exercice même de la volonté, travers que certains héros de Corneille montrent aussi. C’est que, du moment qu’une idée devient une passion, quelque « passion noble », comme dit Vauvenargues, qu’elle puisse être, elle devient elle-même une excitation nerveuse qui altère la santé de l’âme et contre laquelle la santé de l’âme doit réagir ; la santé de l’âme, c’est-à-dire ce que nous appelons bon sens, sens du réel, discernement, mesure, raison.

Mais où sera le criterium ? Il sera l’utilité ou l’inutilité de cette exaltation de l’honneur pour nous, considérés comme pouvant être utiles, inutiles ou funestes à nos semblables. Si cette exaltation de l’honneur 1o n’est utile en rien, ou pourrait être funeste aux autres actuellement ; 2o comme exercice de notre volonté, dépasse vraisemblablement la mesure où notre volonté pourra jamais être utile aux autres et même atteint un point où elle pourrait leur être nuisible ; — alors il y a chose pour rien ou chose pour un mal, et c’est en deçà que nous devons nous tenir. — De même que l’ascétisme exagéré, qu’il soit pratique indienne, pratique stoïcienne ou pratique chrétienne, est une vanité quand il pousse jusqu’à ce degré où l’endurance qu’il nous donne cesse de pouvoir être utile à qui que ce soit, de même le point d’honneur est une enfance quand l’intrépidité ou la magnanimité qu’il nous donne sont disproportionnées avec les services que nous pouvons rendre et quand les actes mêmes qu’il nous inspire ne servent à rien qu’à nous montrer forts. La limite est flottante, mais elle n’est pas insaisissable aux yeux de la raison.


La morale de l’honneur a ceci de particulier qu’elle semble bien être antinomique, être en contradiction logique avec toutes les morales connues.

La morale de l’honneur contrarie la morale utilitaire individuelle, celle qui nous est commune avec les animaux ; car enfin si je dois me conduire conformément à ce qui me distingue des autres, c’est avant tout, non seulement mon intérêt immédiat, mais mon intérêt général que je dois mépriser. Me conduire de telle manière qu’il doive en résulter pour moi un bien et un bien prolongé et permanent, c’est agir conformément, non à l’égoïsme spontané, mais à l’égoïsme réfléchi, qui est plutôt un égoïsme redoublé qu’il n’est le contraire de l’égoïsme ; c’est agir non seulement comme un animal, mais comme un végétal qui, encore qu’il ne soit pas capable de réflexion, agit comme s’il réfléchissait, en fendant péniblement la terre pour arriver au complet développement de son être et à sa plénitude, dans les caresses de l’air et sous la bienfaisante influence du soleil. L’honneur, l’aspiration à me satisfaire moi-même par la supériorité sur les autres, me commande de mépriser cette aspiration commune à tous les êtres, la persévérance dans l’être. Il y a plus d’honneur, d’honneur élémentaire, si l’on veut, à suivre son instinct immédiat et instantané, qu’à calculer, d’une manière mercantile, ce qui, ménagé, économisé et bien placé en ce moment, me rapportera dans un temps donné de bons et agréables bénéfices. La morale de l’honneur me commande de mépriser la morale bassement utilitaire de la fourmi ou de l’abeille. Quel honneur voyez-vous à prévoir l’hiver et le moment de l’indigence ? C’est l’imprévoyance de la cigale, qui ressemble, tout au moins, à de l’honneur. Elle est le sacrifice du moi prévu ou qu’on pourrait prévoir, à l’expansion de l’être et à la prodigalité joyeuse de l’être. L’étourderie est de l’honneur, en ce qu’elle est l’opposé de l’égoïsme cauteleux, craintif et avare. Ce qu’il y a de bon dans l’étourdi, c’est qu’il ne pense pas à lui-même.

— Comment donc ! Il ne pense qu’à lui !

— Peut-être ; mais le rangé y songe deux fois, trois fois, dix fois, ce qui fait que relativement à celui-ci, l’étourdi n’y songe point. Il est bien plus noble. La morale de l’honneur est contraire à une morale qui, en son fond et de quelque nom qu’on l’appelle, est une sollicitude raffinée, ingénieuse, réfléchie et profondément calculatrice à l’égard de soi-même.


La morale de l’honneur paraît de même très opposée à ce qu’on appelle la morale sociale. La morale sociale est le fait de se conformer aux mœurs ambiantes et le fait de se consacrer au bonheur des autres. Or la morale de l’honneur d’abord me commande surtout de ne pas me conformer aux mœurs ambiantes, ensuite de ne pas me consacrer au bonheur des autres.

De ne pas me conformer aux mœurs ambiantes ; car l’honneur me commande précisément de m’en distinguer, d’être quelqu’un de supérieur, de tendre indéfiniment à l’ἄριστον τι. La méthode, qui serait sans doute un peu grossière, mais la méthode qui se présenterait d’abord aux yeux et dont il resterait toujours quelque chose dans une méthode plus méditée, la méthode de la morale de l’honneur consisterait en ceci : connaître les mœurs des hommes pour savoir ce qu’on ne doit pas imiter :

Tous les hommes me sont à tel point odieux
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux ;

ou, tout au moins, tous les hommes sont tellement dignes… d’indulgence que celui qui précisément a pour morale de ne pas être indulgent envers soi-même, doit commencer par se conformer, non à leurs mœurs, mais à quelque chose, sinon de contraire, du moins de très différent. Aux yeux de la morale de l’honneur, les mœurs des hommes ne sont pas, sans doute, le modèle dont il faut suivre le contraire ; mais ils sont le modèle à ne pas suivre.

Et le second article de la morale sociale est qu’il faut se consacrer au bonheur de ses semblables. Cela a très bon air. Mais, s’il vous plaît, qu’est-ce que c’est que le bonheur de mes semblables ? C’est ce qu’ils désignent comme tel, pour que je m’y consacre. Or ce qu’ils comprennent comme étant leur bonheur est une misère incomparable pour quelqu’un qui a la morale de l’honneur pour guide. C’est leur prospérité matérielle, c’est le succès de leurs affaires, c’est l’avancement de leurs enfants, toutes choses qui, à un homme qui suit la morale de l’honneur, sont complètement indifférentes. Si je me consacrais au bonheur de mes semblables tel qu’ils l’entendent, je passerais la plus grande partie de ma vie à recommander les fils de mes semblables à leurs examinateurs pour qu’ils fussent reçus sans le mériter. La morale de l’honneur fait difficulté à me le permettre.

Remarquez ceci : ou mes semblables sont assujettis à leurs intérêts matériels, et la morale sociale m’ordonne de m’asservir, non à mes intérêts matériels, il est vrai, mais aux leurs ; cependant, malgré cette différence, c’est encore m’appliquer à des intérêts matériels, ce qui est contraire à la morale de l’honneur ; — ou ils sont comme moi les servants de la morale de l’honneur, et dès lors ils n’ont aucun besoin que je me consacre à leurs intérêts. Donc, à tous les égards, la morale de l’honneur paraît parfaitement en contradiction avec la morale sociale.


La morale de l’honneur ne paraît pas moins en contradiction avec la morale sentimentale. La morale sentimentale, qui, du reste, n’est que la morale sociale un peu ennoblie de Gemuth, comme Matthieu Arnold disait que la religion est la morale adoucie de sentiment, consiste à suivre le mouvement de sympathie qui nous pousse vers nos semblables et à tenir compte de la sympathie que nos semblables nous montrent jusqu’à la prendre pour juge de notre moralité. C’est quelque chose comme le « aimez-vous les uns les autres », avec cette addition : « et estimez-vous bon si vous êtes aimé ». Cette morale, qui est excellente en ce qu’elle commande, mais qui risque de se tromper en son criterium, car on peut être aimé en dehors du bien, n’est probablement pas proche parente de la morale de l’honneur. Celle-ci ne vous recommande point d’être aimé et de vous faire aimer, car ce serait un motif très sensiblement taché d’intérêt, très sensiblement égoïste ; et surtout elle ne vous dit point que la sympathie des autres soit la pierre de touche au témoignage de quoi vous devez vous croire bon et louable.

L’honneur est plus haut que cela et plus hautain. Il vous dira que bien souvent, que le plus souvent peut-être, de quoi les hommes vous savent gré, c’est de vous montrer favorables, non pas sans doute à leurs vices, mais du moins à leurs faiblesses ; que la sympathie universelle est acquise à l’être inoffensif et conciliant, non à l’être véritablement bienfaisant ; qu’au contraire la plupart des grands bienfaiteurs de l’humanité ont été plus tard bénis par elle, mais, pour commencer, lapidés par elle, écartelés et crucifiés ; et il ajoutera que c’est précisément pour cela qu’il faut suivre la voie de l’honneur comme plus difficile, plus dangereuse et plus belle. « Le sort qui de l’honneur nous ouvre la carrière » n’est pas un sort agréable et ne jette point sur nos pas les fleurs doux-odorantes de la sympathie. Il n’y a rien de commun entre la morale de l’honneur et la morale sentimentale. « Morale sentimentale, disait Nietzsche, morale de brebis. » La morale, et Dieu merci, n’est pas une idylle.


La morale de l’honneur ne paraît pas non plus bien d’accord avec la morale stoïcienne, et peu s’en faut qu’elle ne la méprise un peu. Certes, le stoïcisme a son honneur. Son honneur consiste à lutter contre les passions et à les étrangler ; et à se sentir, dans cette lutte, supérieur, d’abord à elles, et ensuite à ceux qu’elles dominent. Mais le stoïcisme se borne là ; et, à bien considérer qu’il se borne là, il se confond avec la morale utilitaire, ou au moins il rejoint cette morale utilitaire, commune à nous et aux animaux, par laquelle nous nous mettons simplement en garde, en bons calculateurs, contre ce qui pourrait nous jouer de mauvais tours.

Au fait, il n’y a rien de plus intéressé et il n’y a rien de moins hasardeux que la morale stoïcienne. Elle consiste à ne rien mettre au jeu, pour ne rien perdre. Il n’y a aucun déshonneur à cela, mais il n’y a aucun honneur non plus. La vie est une lutte, dit l’expérience. Il y a un moyen de ne pas se battre, dit le stoïcisme, c’est de ne se battre que contre soi-même. La vie est un danger, dit l’expérience. Il y a un moyen de ne courir aucun danger, dit le stoïcisme, c’est de ne pas se mettre en route, c’est de ne pas s’embarquer et de se retenir des deux mains, de toutes ses forces, au rivage.

Il est vrai, mais nous n’aurons la sensation de nous distinguer que dans l’action dangereuse, tentatrice, pleine de risques et pleine de pièges ; la lutte contre nos passions sans que nous les présentions aux tentations n’est que la lutte contre nos désirs et nos rêves ; en quoi l’honneur est médiocre ; mais ce qui est vraiment capable de nous donner la récompense de l’honneur satisfait et de l’exciter encore à vouloir être satisfait davantage, c’est la lutte contre nos passions à travers tout ce qui est de nature à les tenter, à les séduire, à les caresser, à les exciter, à les aviver et à les assouvir.

La morale stoïcienne est une morale de timidité en même temps que de courage ; c’est une morale de courage au service de la timidité ; c’est une morale de patience énergique, et ce que nous demandons c’est une morale d’énergie patiente ; c’est une morale qui consiste à se soumettre et à se démettre ; ce que nous demandons c’est une morale qui consiste à s’affermir pour s’affirmer ; c’est une morale d’où l’honneur se tire sain et sauf ; nous demandons une morale d’où l’on puisse tirer de l’honneur ; Horace dit :

Et mihi res non me rebus subjungere conor.

Le stoïcisme dit plutôt :

Non mihi res, sed me rebus subjungere disco.

Et c’est ce qu’Horace a dit, ce jour-là du moins, que nous répétons. Le stoïcisme est honorable plutôt qu’il n’honore.


La morale de l’honneur n’est point d’accord non plus, ce semble, avec la morale-science-des-mœurs qui, après tout, n’est que la morale sociale un peu rectifiée. Un progrès constant réalisé par le bon sens sur les mœurs bien étudiées et bien connues, voilà la morale-science-des-mœurs-et-art-des-mœurs. Cela est louable ; mais ce progrès ne peut que suivre les mœurs pas à pas et leur obéir en leur faisant quelques discrètes observations. Il nous semble voir un Sganarelle qui, seulement, aurait quelque influence sur Don Juan, ou un Don Quichotte qui irait où Sancho voudrait aller, mais qui lui verserait de temps en temps, à dose supportable, un peu d’idéal. Qu’il n’y ait morale qui puisse faire beaucoup plus sur la masse des hommes, nous l’accordons ; mais nous en voulons une cependant qui, tout en faisant cela sur la masse des hommes, suscite des héros, ou plutôt — car les héros n’ont pas besoin d’être suscités et ne se suscitent point — donne aux héros leur formule, de quoi ils ne laissent pas d’avoir besoin ou d’avoir cure pour s’entretenir.

La morale-science-et-art-des-mœurs ne déprime pas l’instinct moral, mais elle le stimule vraiment peu et se contente plus facilement qu’il ne se contente. Elle est trop modeste. Elle n’est pas tout à fait démocratique ; mais elle n’est pas du tout aristocratique ; elle ne dit pas que la vérité morale soit dans le suffrage universel, mais elle la met dans le suffrage universel légèrement retouché par des sages très respectueux du suffrage universel. Nous ne sommes pas dans le marécage, comme dirait Nietzsche ; mais nous ne sommes pas sur l’Atlas, non pas même sur la colline Callichore.


La colline Callichore, c’est peut-être la morale-expansion-de-la-vie, la morale de Guyau ; c’est bien le développement en beauté qu’elle recommande et qu’elle souhaite ; mais nous demandons : en quelle beauté ? parce qu’il y a des beautés de différents degrés et qu’il est peut-être dangereux que l’homme, parce qu’il se sentira en beauté, en pleine vie belle, croie être dans la morale. La morale-expansion-de-la-vie est trop facile, ou du moins, ce qui offre le même danger, elle semble l’être. N’est-elle point en son fond la morale de Montaigne, ou n’a-t-elle pas au moins avec la morale de ce stoïcien des jardins d’Épicure un assez étroit parentage ? Certes, il ne faut pas camper la sagesse sur un mont escarpé et sourcilleux ; mais il ne faut pas non plus trop assurer aux hommes qu’on aille droit à elle par des routes unies, fleuries, gazonnies et doux-fleurantes.


La morale de l’honneur, quoique plus rapprochée des idées ou plutôt de l’état d’âme de Nietzsche que de toute autre chose, n’est point d’accord non plus avec Nietzsche. D’une part, si elle accepte et prend pour elle ses formules les plus éclatantes et les plus habituelles (se surmonter, vivre dangereusement, devenir celui qu’on est), elle repousse ou elle écarte son principe même : agir par volonté de puissance. Ce n’est pas par volonté de puissance qu’agit l’homme d’honneur, c’est par volonté de respect de soi ; et quand Nietzsche s’amuse à dire que la propreté est la première des vertus et que la psychologie est une dérivation du goût de propreté et que le progrès humain n’est pas autre chose que le progrès de la propreté, c’est, plus ou moins confusément, de la morale de l’honneur qu’il a l’idée, et ce n’est plus de la sienne.

D’autre part, les deux morales de Nietzsche, quoique dérivant d’une idée très juste, sont éliminées par la morale de l’honneur, qui n’en a pas besoin, la morale de l’honneur s’appliquant aussi bien au plus humble des animaux de troupeau qu’au plus glorieux des animaux d’élite. La morale de l’honneur enseigne au plus humble qu’il a son honneur et des devoirs qui en découlent ; elle reconnaît seulement que ces devoirs augmentent en nombre et en grandeur et en rigueur à mesure que l’homme est placé plus haut dans l’échelle sociale, dans l’échelle intellectuelle et dans l’échelle des forces ; que par conséquent il y a plusieurs morales différemment dures, différemment lourdes et aussi prescrivant des devoirs en vérité très différents ; mais aussi que toutes ces morales ont un principe commun et une maxime commune : se respecter, se faire respectable à ses propres yeux ; et que par conséquent ces différentes morales, au point de vue de leur principe, n’en font qu’une, ce qui rétablit l’unité, quoique variété, du genre humain.


Et enfin la morale de l’honneur, sur quoi nous nous sommes assez étendu dans la partie discussive de cet essai pour n’y revenir que pour mémoire, se sépare de la morale kantienne en ce qu’elle abandonne l’impératif catégorique pour un impératif qui sans aucun doute est persuasif et conditionnel. Elle croit et ici elle approuve Schopenhauer donnant assaut à Kant, que jamais, sauf en religion, en état mystique, l’homme n’obéit à un pur commandement, à un commandement im-mobile, à un commandement métalogique, mais toujours à un commandement qui raisonne, à un commandement qui se justifie, et elle croit que la raison que donne l’impératif quand on l’interroge est un sentiment et que ce sentiment est le sentiment de l’honneur ; — ou elle croit, ce qui me paraît revenir au même, que l’impératif se présente sous forme d’impératif à celui qui croit et sous forme persuasive d’honneur à celui qui veut qu’on raisonne ; sous forme d’impératif à celui qui est en état mystique et sous forme persuasive d’honneur à celui qui est en état rationnel.


La morale de l’honneur paraît donc bien en contradiction avec toutes les morales connues ; et de fait il y a entre elle et toutes ces morales des différences qui sont très nettes ; mais aussi j’affirme qu’elle rejoint toutes ces morales et qu’elle va même jusqu’à les absorber par la raison qu’elle les contient. Toutes les morales, après avoir disparu, par hypothèse, reparaissent quand on les considère au point de vue de l’honneur, et elles reparaissent, à mon avis, plus pleines, plus consistantes et plus vivantes.

La morale élémentaire, commune aux hommes et aux animaux supérieurs : sacrifier l’intérêt immédiat à l’intérêt, personnel encore, mais général et s’étendant sur toute une vie, est contenue déjà dans la morale de l’honneur, ou contient un principe d’honneur, mais en tout cas ressortit à la morale de l’honneur. Que ce soit par sentiment ou par notion de l’utile que l’animal ou l’homme sacrifie ainsi son intérêt immédiat, ce n’est pas douteux ; mais il y a déjà chez l’homme un sentiment d’honneur à faire ainsi. La preuve, bien frappante selon moi, c’est que ce sacrifice, ceux d’entre les hommes qui sont inférieurs aux animaux ne le font pas et se livrent à la jouissance immédiate malgré la sollicitation de leur intérêt personnel général. Ceux-là donc, très nombreux, bien entendu, qui font ce sacrifice sont guidés partie par le sentiment de leur intérêt, partie par le sentiment de l’honneur, par cette pensée : il n’est pas digne de moi — et que serais-je ? pire qu’un animal — de me tuer pour satisfaire mon goût pour le manger, le boire ou le stupre. C’est de l’honneur, de la dignité, une dignité élémentaire, mais c’est bien un commencement, en deçà duquel quelques-uns restent. Et c’est précisément en remontant d’ici, à travers toutes les morales, à la morale la plus élevée, que nous saisirons bien et les différents devoirs qu’imposent les différentes morales et ceci que toutes, de plus en plus, se rattachent à l’honneur comme à leur principe, ou, et cela m’est égal, sont plus elles-mêmes quand elles s’y rattachent.


La morale sociale, commune à l’homme et à quelques-uns des animaux supérieurs, est ennoblie et renforcée par la morale de l’honneur, de telle sorte qu’on se demande presque ce qu’est la morale sociale quand elle n’est pas la morale de l’honneur elle-même et si, quand elle ne l’est point, elle n’est pas immorale. J’ai touché plus haut ce point. Mais s’il est parfaitement vrai qu’il est immoral d’être sociable, parce que les mœurs des hommes sont plutôt mauvaises qu’elles ne sont bonnes, il n’est pas moins vrai, et il l’est davantage, qu’il faut fréquenter les hommes pour ne pas leur montrer une hostilité qui est contraire à la charité, à la bonté, à la bienveillance et qui évidemment dessèche le cœur. Or comment à la fois fréquenter les hommes, c’est-à-dire, en somme, prendre leurs mœurs, et rester pur ? Il n’y a qu’un moyen, c’est de les fréquenter en leur donnant de bons exemples et pour leur donner de bons exemples. Et il n’y a rien qui à la fois soit plus conforme à l’honneur et qui le confirme et le fortifie davantage. La nécessité même de fréquenter les hommes vous rengage donc dans l’honneur, ou plutôt de cette double nécessité de fréquenter les hommes et de ne pas prendre leurs mœurs résulte cette nécessité aussi d’être plus ferme dans l’honneur qu’on ne le serait restant solitaire.

Et aussi la morale sociale nous commande d’aider nos pareils, de nous consacrer à eux. Et c’est une chose qui serait épouvantable si elle était ce qu’elle est, telle qu’elle est et toute seule, puisqu’elle consisterait à aider nos semblables dans toutes les infamies, ou au moins malpropretés, où ils ont besoin d’être aidés et demandent à l’être. Mais dès que, dans cette morale sociale, vous faites entrer comme un grain de morale de l’honneur, tout aussitôt elle change complètement. Vous vous mettez, et largement, au service de vos semblables dans les limites de ce que l’honneur vous permet et vous conseille. Dès lors vos semblables, forcés de ne vous demander que ce qui est honorable, sont obligés à pratiquer l’honneur eux-mêmes et dirigent leur activité du côté des régions où ils savent que vous pouvez et voulez les aider ; de sorte que, non seulement vous n’êtes associés à vos semblables que pour le bien, mais qu’encore, à cause du concours qu’ils espèrent de vous, vous êtes excitateurs de vos semblables dans le sens du bien.

Et de tout cela il faut conclure que la morale sociale est abominablement immorale quand elle est la morale sociale, et qu’elle ne devient morale que quand elle est sociabilité où intervient le sentiment de l’honneur. Et comme, en dernière analyse, ce dont la société a le plus besoin, non pour pouvoir vivre, mais pour pouvoir vivre longtemps, non chaque jour, mais pour tous les jours, c’est un certain degré d’honnêteté, le véritable homme insocial, antisocial, c’est l’homme trop sociable et qui ne songe qu’à plaire à la société ; le véritable homme social, c’est l’antisociable, c’est l’insociable, à condition qu’il se mêle cependant un peu à ses semblables pour leur donner l’exemple de l’honneur et pour les aider, ce qu’ils remarqueront et ce qui les fera réfléchir, strictement dans les limites de l’honneur pur.

Comme dans la morale élémentaire, la moralité consiste à préférer son bien personnel général à sa jouissance immédiate, de même, dans la moralité sociale, la morale consiste à préférer le bien social général et permanent au bien-être social immédiat ; et cette distinction c’est l’homme d’honneur qui la fait, et cette préférence c’est l’homme d’honneur qui l’enseigne. Il en résulte que la morale sociale sera subordonnée à la morale de l’honneur ou qu’elle ne sera pas. Donc il en résulte que quand elle existe, ou elle est étroitement enveloppée de la morale de l’honneur, ou elle est la morale de l’honneur elle-même.


La fade morale sentimentale semble bien, comme nous l’avons assez marqué, n’avoir aucun rapport avec l’âpre et virile morale de l’honneur. Cependant, non seulement on peut concilier celle-ci avec celle-là ; mais encore on peut dire que celle-là n’a agréé à quelques philosophes que vue à travers celle-ci et que, si ce milieu avait disparu, la morale sentimentale serait apparue dans une nudité honteuse qui eût fait reculer ses partisans les plus passionnés.

Faire de la sympathie que nous montrent nos semblables le criterium du bien, le criterium de notre moralité, le criterium de ceci que nous sommes dans la bonne voie, ce serait un pur cas d’aliénation mentale, si nous ne nous persuadions qu’en nous aimant c’est le sentiment de l’honneur que suivent ceux qui nous aiment. Être aimé ne prouve rien, non pas même qu’on soit aimable, encore moins qu’on soit digne d’être aimé, encore bien moins qu’on soit digne d’être aimé pour ses vertus. Il ne prouve absolument rien du tout. L’amour souffle où il veut. Et cette comparaison de l’amour avec un souffle venu des régions du hasard est si juste que les Romains appelaient la popularité aura popularis. Or l’amour de nos semblables pour nous c’est la popularité. Et la popularité est la fille même du hasard. Elle naît exactement, non pas même d’un je ne sais quoi, ce qui est encore quelque chose, quelque chose qu’on n’a pas encore défini, mais elle naît littéralement d’on ne sait quoi et d’on ne saura jamais quoi. Elle est un des scandales de la raison. Avec elle on n’a pas même la règle de la négative et l’on ne peut pas dire, ce qui serait une certitude, que son existence est signe qu’elle est imméritée. Elle est méritée quelquefois, elle est imméritée souvent. Elle porte avec elle-même son incertitude touchant ses mérites. Elle est ce qui n’est signe de rien.

Et il en faut dire autant de la popularité restreinte, de ce que j’appellerai, si l’on veut, la popularité domestique. Un homme — rien de plus fréquent — est adoré de sa femme, de ses enfants, de sa belle-mère (j’ai vu cela), de quelques amis. C’est le dernier des bohèmes, des fous, des égoïstes et des apaches. Rien n’irrite davantage l’honnête homme dévoué aux siens et dont toutes les vertus sont méconnues et, qui plus est, attribuées à son voisin, le bohème et l’apache. Il en est ainsi, s’il y a une providence, précisément pour que l’honnête homme ne tienne pas compte de la sympathie de ses semblables et pour qu’il ne donne pas dans la morale sentimentale.

Tant y a que la morale sentimentale porte en elle un terrible germe d’erreur.

Mais, si l’on fait intervenir dans la morale sentimentale le sentiment de l’honneur et du respect, comme font évidemment tous ceux qui ont tenu compte de cette morale, alors elle se transforme immédiatement. Si l’on suppose que l’on ne sera aimé qu’en proportion de sa vertu et de son honneur, qu’en proportion de ce qui devrait en effet vous faire aimer, alors il n’y a rien de plus raisonnable que la morale sentimentale. La morale sentimentale est fondée par des moralistes naïfs sur la sympathie humaine, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être ; non telle qu’elle est, mais telle qu’elle serait si elle avait honte de ce qu’elle est. Et comme, malgré tout, il arrive que la sympathie humaine ne se trompe pas et va en effet là où elle devrait aller toujours ; comme, surtout, elle se trompe sur l’application de ses sentiments et souvent aime bien par amour de la vertu et de l’honneur, mais des gens qui en sont absolument dépourvus et à qui elle les attribue, le moraliste a été un peu autorisé, pourvu qu’il fût un peu myope, à dire : soyez sûrs que la sympathie humaine tend toujours à la vertu et à l’honneur (ce qui est à peu près vrai), et si vous vous sentez l’objet de la sympathie, concluez (c’est ici qu’est l’erreur) que vous êtes vertueux, et donc recherchez la sympathie de vos semblables.

C’est ainsi que la morale de l’honneur rejoint la morale de la sympathie, à la condition que la sympathie soit bien placée. On peut dire que tout le théâtre de Corneille est fondé sur la morale de la sympathie, car ce que les héros et héroïnes recherchent, c’est bien d’être aimés ; seulement ils ont le culte de l’honneur et sont persuadés, et avec raison, que ceux qu’ils aiment l’ont aussi et qu’ils ne seront aimés qu’en raison de leur culte pour l’honneur, qu’ils ne seront aimés qu’en l’honneur comme d’autres ne sont aimés qu’en Dieu. Dans ces conditions, morale d’honneur et morale de sympathie se confondent. La morale de l’honneur est la morale de sympathie elle-même, à supposer que les sympathies sont morales et à ne vouloir que de celles qui le sont.

La morale de l’honneur peut encore bien s’accorder avec le stoïcisme. Elle le complète. Elle en accepte complètement le principe : lutte contre toi-même ; car il est bien évident que la première distinction que nous devions et aussi que nous puissions chercher, c’est celle qui consiste à ne point s’aimer et à n’être point désarmé contre soi-même par le sentiment de ses mérites. De plus, nous avons vu que la morale de l’honneur, dans ce désir qu’elle inspire à l’homme de se distinguer d’êtres inférieurs à lui, ou d’êtres supposés inférieurs à lui, ne laisse pas de lui indiquer un être particulièrement dont il doit se distinguer, à savoir lui-même, qu’il doit dépasser, à savoir lui-même, qu’il doit surmonter, à savoir lui-même et, jusqu’à ce point, la morale de l’honneur, non seulement donne la main au stoïcisme, mais elle est le stoïcisme. — Passé ce point, elle le complète et lui donne son sens. Car enfin pourquoi lutter contre ses passions et se surmonter soi-même ?

— Pour cela même, pour dompter ses passions.

— Mais, c’est un sport !

— C’est un beau sport.

— C’est donc de la beauté que vous voulez faire ? Il y a d’autres manières, peut-être moins sombres et moins tristes de faire de la beauté.

— Pour dompter les passions qui sont laides.

— C’est donc de la beauté que vous voulez faire. Il y a d’autres manières, et moins sombres, et moins tristes, de faire de la beauté, et peut-être même avec ces passions que vous méprisez.

— Pour ne pas être dévoré par les passions, ce qui rend malheureux.

— C’est donc le bonheur que vous recherchez ? Vous êtes des épicuriens.

Ils ont pourtant raison ; seulement ils ne songent pas à introduire dans la loi du devoir le vrai sentiment qui la vivifie. Ils connaissent très bien ce sentiment, mais ils ne le reconnaissent pas ; je veux dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils ne le démêlent point. C’est bien par honneur que vous agissez ; c’est bien pour vous distinguer d’autres êtres jugés par vous inférieurs à vous et de vous-même jugé par vous inférieur à ce que vous pourriez devenir ; de telle sorte que, de victoire en victoire, d’homme surmonté en homme surmonté, se réalise ce sage parfait qui est un Dieu ; c’est bien pour cela que vous agissez, certainement ; mais vous ne l’avez pas suffisamment démêlé et, manque de cela, votre morale paraît quelque chose comme un jeu sublime.

Elle se comprend elle-même dès qu’elle sait qu’elle est le nisus éternel de l’humanité voulant toujours laisser quelque chose derrière elle.

Et remarquez que le reproche, qu’on fait avec quelque apparence de raison à votre morale, à savoir d’être trop individualiste et de ne guère pousser l’homme au dévouement envers ses semblables, disparaît aussitôt quand c’est d’honneur que l’on parle et non plus seulement de vertu stoïque. L’homme d’honneur comprend, il me semble, de soi-même, de par le sentiment qui le remplit, qu’il ne se distinguera et qu’il ne méritera son propre respect, que quand, non content d’étrangler ses passions dans sa cave et de s’abstenir et de supporter et de s’isoler, il agira sur les autres dans le sens de l’amélioration morale. Vous le faites, certes, par votre prédication ; mais il est évidemment honorable de le faire par l’action, par l’élaboration des législations meilleures, par la répression et la correction et le relèvement des peuples qui entraveraient le progrès de la civilisation morale, etc.

Et… vous le faites par la prédication ! Pourquoi le faites-vous ? Je ne sais pas trop. La prédication suppose qu’on veut une humanité tout entière pénétrée des préceptes qu’on lui présente. Voudriez-vous que toute l’humanité s’abstînt et supportât, c’est-à-dire fût composée d’individus isolés les uns des autres, et c’est-à-dire ne fût plus l’humanité ? Votre morale, si excellente, conduit à faire un genre humain d’ascètes anachorètes. Aussi ne visez-vous point l’humanité en prêchant. Vous visez le petit nombre de ceux qui sont capables de vivre comme vous, mais qui n’y ont pas encore songé, laissant volontairement de côté la majorité du genre humain. Je rêve mieux pour vous et je dis qu’il y a au fond de vos principes mêmes un principe de vie qui pourrait être proposé à l’humanité tout entière : guerre aux passions, non pour se faire invincibles, mais pour vaincre le mal sous toutes ses formes. Quel mal ? Le mal de déchoir.

Ainsi la morale de l’honneur replacée dans le stoïcisme, et je dis replacée parce qu’elle y est chez elle, fait un stoïcisme élargi, agrandi, plus actif et plus vivant.


La morale de l’honneur peut rectifier et compléter de même la morale-science-et-art-des-mœurs. Il est dans votre nature, car vous êtes surtout un savant, un studieux, de considérer la « réalité morale », les mœurs des hommes, principalement pour les étudier, car vous êtes un savant, un studieux, mais aussi pour en tirer une leçon à l’usage des hommes et même au vôtre. Fort bien. Or vous n’en tirerez aucune leçon, du moins j’ai cru le démontrer, si vous ne les rapportez pas, comme à une pierre de touche, comme à un instrument de contrôle, comme à un instrument de jugement, à un idéal de mœurs que vous vous serez formé. Bon gré mal gré, vous ferez intervenir cet idéal dans tout projet, si modeste soit-il, « d’amélioration » de vos semblables ou de vous-même, que vous aurez fait. Or, cet idéal, quel sera-t-il ? Un des idéals, assurément, que les diverses morales que nous avons examinées ont inventés et proposés aux hommes. Or j’ai cru montrer qu’ils ont tous quelque chose d’insuffisant ; nous voilà ramenés à l’idéal honneur comme étant celui qu’inconsciemment peut-être vous consulterez à chaque amélioration de détail, que vous, très modeste et ne voulant procéder que par progrès insensibles, vous proposerez.

Mais je dis que, particulièrement vous, c’est à l’idéal honneur que vous vous adresserez instinctivement, et peut-être sans le savoir, dès que vous ferez de « l’art moral ». Car vous, peut-être avec raison, vous n’êtes pas un sentimental, et vous n’êtes pas un eudémoniste et ne croyez guère au bonheur ; et vous n’êtes pas un poète et vous n’êtes guère partisan de la vie expansive ou de la vie intense et violente ; vous êtes un sage très modéré dans ses ambitions pour l’humanité et un peu sceptique sur les puissances de l’humanité. Soyez sûr qu’à quoi vous songerez, qu’à quoi vous songez plus ou moins consciemment toutes les fois que vous envisagez une amélioration possible, c’est à ceci : plus d’humanité entre les hommes, moins de violences, moins de meurtrissures, moins de cruautés. Comme vous êtes surtout instruit des mœurs des hommes, vous êtes ennemi de ce que vous voyez bien qui leur fait faire le plus de sottises, à savoir de leurs passions basses et leurs passions hautes, et c’est assurément à un certain milieu et entre-deux que vous voudriez les arrêter, avec un progrès lent dans ce sens. Or c’est à l’instinct de l’honneur que, dans ce dessein, vous faites appel. Toutes vos améliorations se ramèneront à ceci : soyez corrects, soyez dignes, n’admettez pas des institutions qui sentent la vengeance, c’est-à-dire l’animalité, qui sentent l’ambition désordonnée, c’est-à-dire la sauvagerie, qui sentent la torpeur et l’inertie, c’est-à-dire la végétalité et même la végétalité inférieure. Tout cela c’est de l’honneur d’homme et de l’honneur que peuvent comprendre les hommes de toutes classes et de tout rang, ce qui est précisément ce qu’il vous faut.

Et voyez comme aussitôt que ce principe est, je ne dirai pas introduit auprès de vous, car vous l’avez, mais mieux connu, mieux saisi, votre préoccupation principale prend tout son sens. Certes, on n’a jamais assez connu les mœurs des hommes pour adapter et ajuster à chacune de leurs tendances, dans la mesure juste, comme correctif, le principe de l’honneur : « Il est digne de vous, qui êtes ambitieux, de l’être d’une façon qui vous distingue de l’ambitieux vulgaire ; il est digne de vous, qui êtes colérique, de ne l’être que contre ce qui est bas et vil, pour vous distinguer de ceux qui le sont d’une façon puérile et infantile ; etc. » La science des mœurs devient alors le diagnostic, qui n’est jamais assez informé, et l’art moral devient une médication employant une panacée, mot qui fera sourire, mais une panacée a formes multiples et toujours appropriée au tempérament du malade. L’art des mœurs est l’art d’introduire dans les mœurs autant de sentiment de l’honneur qu’elles en pourront comporter dans telle situation donnée, ce qui comporte les connaître à fond et avoir mesuré toutes leurs faiblesses et toutes leurs forces.


La morale de l’honneur s’accommode encore de la morale de Guyau, de la morale expansion de la vie, et elle la complète heureusement. La morale c’est la vie en beauté. Je le veux bien ; mais à quoi reconnaîtrons-nous la beauté ? Quel sera le criterium de la beauté ? C’est ce que Guyau n’a jamais dit, et c’est pour cela que sa morale reste flottante, parce que ce qui semble beau est partout et par conséquent tout est moral. Mais si nous arrivons à savoir ce qui est humainement beau et si nous démêlons que ce qui est humainement beau c’est tout ce qui nous élève au-dessus de quelque chose jugé par nous indigent ; comme le sens de la beauté et le sens de la vie et le sens de la vie belle se fait lumineux et presque précis ! Et comme alors, oui, je puis dire : être moral c’est vivre ; vivre véritablement étant augmenter en moi la valeur de la vie. Car maintenant, j’ai en mains une valeur, ce que je n’avais pas tout à l’heure. Il a suffi de cela, mais c’était tout, pour que le système, sans changer en soi, eût toute sa vertu. Il me dirigeait vraiment de tous les côtés ; il me dirige maintenant de tous les côtés encore, mais avec une boussole très exacte qui me fait éviter les écueils de chaque région et dans chaque région me fait voguer par une mer sûre vers des terres fécondes.


Puisque Nietzsche, comme M. Fouillée a raison de le dire, a un point de départ qui n’est pas très différent de celui de Guyau, si tant est qu’il ne soit pas le même, de la morale de l’honneur appliquée au nietzschéisme, nous dirons à peu près la même chose. La morale de Guyau devient la morale de l’honneur dès que par la beauté de la vie on entend l’honneur, et la morale de Nietzsche est la morale de l’honneur elle-même si, ce qui n’est pas certain, mais ce qui est probable, par héroïsme il a entendu la joie de l’honneur qui se satisfait. Si nous rencontrions toujours les formules favorites de Nietzsche quand nous exposions la doctrine de l’honneur comme principe de la morale, c’est que tout ce qui est signe de force est signe de force morale, et tout ce qui est exercice de force est exercice de force morale, à une certaine condition, et qu’il ne reste plus à savoir que pour quelle cause et dans quel dessein la force se met en action, pour savoir si elle est morale ou si elle ne l’est pas ; et le seul tort de Nietzsche, considérable il est vrai, est d’avoir cru que la force est morale en soi, ou, puisqu’il récuse le mot moral, d’avoir cru que la force est, en soi, la bonne règle de notre développement.

Il a dit, en bon Allemand négateur du droit : « Vous dites que c’est la bonne cause qui justifie la guerre ? Je vous dis que c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » Voilà ce qui nous sépare ; mais s’il avait compris une fois pleinement ce qu’à chaque instant il est tout près de comprendre, que la force se trompe sur elle-même comme la faiblesse, et qu’il faut à la force un criterium de son bon ou mauvais emploi, toutes ses directions générales le menaient à préconiser et à introniser la force noble, et c’est-à-dire celle qui se méprise elle-même quand elle n’est pas conforme à l’honneur. Et c’est ce qu’il dit lui-même le jour où à sa formule : « L’homme est quelque chose qui doit se surmonter », laquelle toute seule n’est encore rien, il ajoute : « Que votre amour de la vie soit l’amour de vos plus hautes espérances et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie », équation entre l’amour de la vie élevée et l’amour de ce qu’on espère de la vie, c’est-à-dire un progrès sur soi-même.

Tous les « signes de noblesse » de Nietzsche sont des signes du désir chez l’homme de se distinguer de ceux qui sont contents d’eux-mêmes, et aussi de soi-même trop facilement content de soi. Et comme son stoïcisme est un stoïcisme d’action, que ce stoïcisme d’action soit dominé et dirigé par ce sentiment que l’homme doit se dominer et dominer les autres pour l’honneur de l’humanité, toute sa philosophie devient celle du courage au service du bien.

Elle devient celle de Montaigne en un jour de stoïcisme chrétien : « O la vile chose et abjecte que l’homme s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! — Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde ; car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux, ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité ; car il ne peut voir que de ses yeux et saisir que de ses prises. Il s’élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main ; il s’élèvera, abondamment et renonçant à ses propres moyens et se laissant hausser et soulever par des moyens purement célestes. C’est à notre foi chrétienne, non à la vertu stoïque de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose. » — Il est vrai, dirai-je ; mais, même sans avoir recours à la foi, en langage philosophique, cela veut dire : l’homme doit se surmonter et ne peut pas se surmonter ; c’est donc d’accomplir sur lui un miracle qu’on lui demande quand on lui dit : « Surmonte-toi », et il est étrange qu’un incrédule comme Nietzsche l’y convie ; mais ce miracle, si l’homme y croit, il commence à être accompli ; s’il s’y applique avec une énergie qui sera en raison de l’intensité de sa foi, il sera à demi accompli ; et c’est-à-dire que, sans se surmonter, l’homme aura atteint ses limites, surmontant tout ce qu’il paraissait être et tout ce que lui-même croyait qu’il était. Or cet acte de foi, point de départ de toutes ces nobles démarches et de cette métamorphose quasi divine, c’est un acte de foi en l’honneur, en l’honneur, reste peut-être et peut-être signe de notre céleste origine.


Et enfin que la morale de l’honneur soit la morale même de Kant avec une sorte d’addition qui ne fait que la modifier, qui ne fait que la ramener à être persuasive comme toutes les morales non religieuses, qui ne fait que la laïciser, si l’on me permet ce badinage, c’est ce que tout cet essai aura déjà suffisamment mis en lumière. La morale de Kant commande, la morale de l’honneur persuade impérativement par la bouche d’un personnage qui commande par un conseil, mais qui très rapidement revient lui-même à commander sans phrases. La morale de l’honneur explique la morale de Kant, ou plutôt fait qu’elle s’explique ; elle fait parler la grande muette ; elle desserre les lèvres scellées de l’Impératif.

Du reste, elle lui laisse tout son caractère. Il est vrai encore que toute action inspirée par des mobiles intéressés n’est pas morale et que ne s’achemine à être morale qu’une action inspirée par des mobiles intéressés et par un « commencement d’amour de Dieu », c’est-à-dire du bien pour lui-même. Il est vrai encore que l’échelle des valeurs des actions est établie par cette considération que plus une action s’écarte de l’intérêt de l’agent et se rapproche d’une idée pure, plus elle est morale. Mais il n’est plus vrai qu’elle doit se rapprocher d’un pur rien ou d’un quelque chose qui ne dit rien. Elle doit se rapprocher de l’idée à la fois la plus élevée et la plus capable de s’élever sans cesse et la plus universelle et la plus capable d’être universelle.

Il est vrai encore qu’une action inspirée par la seule sensibilité n’est pas morale ; mais il n’est plus vrai que « le sentiment même de la pitié et de la compassion tendre est à charge à l’homme bien intentionné quand il intervient avant l’examen de cette question : où est le devoir ? et qu’il est le principe de la détermination qu’on prend, parce qu’il vient troubler l’action de ses sereines maximes ; et qu’aussi lui faut-il souhaiter d’y échapper pour n’être plus soumis qu’a cette législatrice, la Raison ». Non, cela n’est pas vrai ; et Schiller a raison en son épigramme : « Je sers volontiers mes amis, mais, hélas je le fais avec plaisir ; j’ai un remords. — Eh bien, efforce-toi de le faire avec répugnance, et ce sera le devoir. » Ce qui est vrai, c’est que l’accord entre la sensibilité et la raison est le signe du vrai et qu’il faut souhaiter, non pas d’échapper à la sensibilité, mais qu’elle se rencontre avec la raison. Or cet accord ne peut être indiqué par un commandement sec, froid et silencieux, mais par une instigation chaleureuse et éloquente qui tienne déjà un peu de la sensibilité. C’est celle de l’honneur. L’honneur est le médiateur entre la sensibilité et la raison ; il est l’interprète de la raison auprès de la sensibilité.

Au fond, Kant établit bien la morale sur l’honneur quand il observe que le sentiment qui reçoit, pour ainsi parler, la loi morale dans le cœur de l’homme, c’est le respect. Le respect, c’est ce que la sensibilité a pour le commandement moral. Or respecte-t-on un commandement pur et simple ? Non ; on lui obéit quand on ne peut pas faire autrement. Ce qu’on respecte, depuis la simple déférence jusqu’à la vénération et jusqu’au culte, c’est la raison du commandement ou le caractère de celui qui commande. Ce qu’on respecte dans le commandement moral, c’est l’honneur qu’il nous donne pour sa raison ou le personnage de l’honneur sous lequel il nous apparaît. C’est cela qu’on peut respecter et que l’on respecte. En trouvant, et très bien, le lien entre la loi morale et la sensibilité, le levier entre la loi morale et la sensibilité, Kant a trouvé ce à quoi, vraiment et réellement, in actu, nous obéissons quand nous sommes moraux. Quand nous sommes moraux nous nous respectons, quand nous nous respectons nous sommes moraux ; quand nous avons trouvé ce qui en nous est non aimable — pour nous c’est nous tout entier — mais respectable, et quand c’est à cela que nous nous attachons, nous sommes moraux. Et donc Kant, je ne dirai peut-être pas a fondé la morale sur l’honneur, mais il l’a vue fondée sur lui.

Son criterium même est plein de cette idée ; car agir de telle manière que nous puissions vouloir que la maxime d’après laquelle nous agissons soit une loi universelle, prenez garde, il y a de la sensibilité là-dedans ; il y a un commencement de sensibilité ; c’est vouloir avoir l’honneur d’être le législateur du genre humain ; je dis trop ? oui ; eh bien, c’est vouloir avoir l’honneur de pouvoir se considérer comme législateur du genre humain ; c’est dire : « J’agis bien ; si tout le monde faisait ainsi… » ; et ce n’est pas forcément de l’orgueil ; ce n’est pas nécessairement de la fierté ; mais c’est un sentiment d’honneur très vif, c’est le sentiment de s’être distingué de beaucoup d’autres jugés inférieurs à nous. Kant est tout plein de l’idée d’honneur. La morale de l’honneur ne fait que prendre Kant par un certain biais et le rendre plus accessible. Elle ne fait que mettre un pont entre son escarpement et nous.


La morale de l’honneur, j’ai cru le prouver, s’adresse à tous, à tous elle fait appel et tous peuvent la recevoir. Mais à tous elle propose de se distinguer, de s’élever au-dessus de quelqu’un, fût-il supposé, de se faire préférables. Elle est tout entière, grâce peut-être à une interprétation particulière, mais enfin elle est tout entière dans le fier mot de Nietzsche que j’ai déjà cité, mais que je veux comme saluer en finissant : « Gardons-nous de rabaisser nos privilèges à être les privilèges de tout le monde » ; car il s’agit d’être privilégiés, d’être plus haut, d’être les élus. Or nos privilèges, ce sont nos devoirs. Nietzsche le dit encore : « Compter nos privilèges et leurs exercices au nombre de nos devoirs. » Nos privilèges, c’est d’être en quelque chose plus forts, en quelque chose plus intelligents, en quelque chose plus vertueux que d’autres. Or autant de privilèges, autant de devoirs ; et plus nous avons de privilèges, plus nous avons d’obligations, et c’est ce que l’honneur commande. Nous devons nous considérer, tous tant que nous sommes, puisque chacun de nous a son petit côté de supériorité, nous devons nous considérer comme des privilégiés du devoir.

Remarquez que, comme il arrive souvent, la formule de Nietzsche peut se retourner et rester vraie. Nous ne devons pas rabaisser nos privilèges à être les privilèges de tout le monde. Nous devons aussi rabaisser nos privilèges à être les privilèges de tout le monde ; c’est-à-dire vouloir que tout le monde pratique nos vertus et faire tous nos efforts pour qu’ils les pratiquent ; et c’est en effet ce que les plus saints d’entre nous veulent de tout leur cœur. Mais pourquoi vouloir cette égalité ? Pour en sortir. Pourquoi vouloir que nos privilèges soient rendus communs ? Pour en chercher d’autres. Pourquoi vouloir que les devoirs pratiqués par nous soient pratiqués par tout le monde ? Pour nous créer d’autres devoirs, plus grands, plus lourds, plus impérieux et plus nobles, ou les mêmes poussés plus loin. Et ainsi de suite et toujours, et voilà la formule de Nietzsche réintégrée : nous aurons toujours des devoirs dont nous serons toujours jaloux comme de privilèges.

Et l’humanité, d’échelons en échelons, se surmontera toujours, les plus élevés tendant la main à ceux qui seront restés plus bas, ayant un double désir, une double volonté, qui n’a rien de contradictoire, d’être toujours rejoints, et d’être toujours supérieurs.

Ainsi le veut l’Honneur, qui est le Devoir à l’état dynamique, qui fut le roi des combats sanglants, qui peut devenir le roi des combats pacifiques, le roi des rivalités salutaires, le roi des émulations sacrées, à la conquête, toujours à faire, jamais faite, toujours essayée, toujours commencée, toujours espérée, de la souveraine vertu, qui est le souverain bien.


J’aurais peut-être dû — et aussi bien c’est peut-être ce que je devrais toujours faire — ne pas écrire ce volume ; et me contenter de transcrire cette ligne d’Alfred de Vigny : « L’honneur, c’est la poésie du devoir. »

Chargement de la publicité...