La démission de la morale
CHAPITRE IV
LA MORALE SANS OBLIGATION NI SANCTION
Et maintenant réaction contre Kant. Elle s’est marquée par beaucoup de manifestations intellectuelles en Angleterre, en France et en Allemagne, depuis 1850 environ. La plus forte et la plus intéressante pour le penseur est celle que l’on trouve dans le livre de Guyau (1785) La morale sans obligation ni sanction, une des plus grandes œuvres philosophiques que l’humanité ait produites et qui fait date et qui serait complètement satisfaisante, si l’auteur, ayant le beau défaut d’être un poète, ne mettait pas toujours une image à côté d’une idée et un mythe à côté d’un raisonnement, au risque, et l’on dirait avec le dessein, d’affaiblir ou de compromettre l’une par le voisinage de l’autre.
Voici, dépouillées de leurs splendeurs, les idées principales de Guyau, mêlées de celles qu’il me donne.
D’abord, comme relativement moins important, ce qu’il faut penser de la sanction de la morale, peines et récompenses d’outre-tombe.
La sanction de la morale a pour grave inconvénient qu’elle la détruit. Si vous comptez être récompensé de votre bonne action, elle n’est plus bonne ; elle n’est plus qu’utile ; elle n’est plus qu’une chose qui vous est utile. Vous faites, et voilà tout, un bon placement. Le poète a dit : « Qui donne au pauvre prête à Dieu. » Il ne pouvait pas mieux, par la netteté même et la crudité concise de sa formule, montrer que la bonne action est le comble même de l’égoïsme. L’idée de mérite est destructrice du mérite même. Vous n’avez aucun mérite si vous agissez pour mériter et avec la pleine certitude que vous méritez et que vous méritez à l’égard d’un être qui paye toujours ses dettes. Il n’y a de mérite que si le mérite est méconnu. Et il faut qu’il le soit partout, aussi bien dans le ciel que sur la terre. La suprême immoralité est de croire que la moralité est profitable. On peut dire du croyant qui en même temps est satisfait de sa bonne action et sûr qu’un bienfait n’est jamais perdu :
Cet homme est prêt à dire et il le dit dans son for intérieur : « Quel intérêt aurais-je à être un juste s’il ne m’en revenait rien ? » et donc il n’a pas l’ombre de désintéressement.
L’idée du mérite et du démérite consiste à faire remonter son égoïsme à sa source la plus élevée et à lui donner aussi sa fin la plus élevée, et ce n’est pas autre chose que l’étendre jusqu’à l’infini. Plaisante morale que celle d’un prêteur qui prête un jour pour être remboursé éternellement !
On peut répondre que ceci serait très vrai si l’on était absolument sûr des peines et des récompenses d’outre-tombe. Mais on n’en est jamais absolument sûr et la distance qu’il y a entre l’absolue certitude du sacrifice que l’on fait pour le bien et la certitude relative des récompenses qui nous attendent, c’est ce qui constitue le mérite, c’est là où il se place et où il a une place encore très large.
— Réplique : mais le croyant, soit qu’il soit chrétien, soit qu’il soit kantiste, est absolument sûr.
— Je l’admets ; mais la distance entre l’actuel et le lointain équivaut parfaitement à la distance entre le certain et l’hypothétique. Ce qui est actuel, le sacrifice à faire, agit sur la sensibilité avec une force qui est incomparablement plus grande que la force avec laquelle agit l’espérance, cette espérance fût-elle certaine. Tout ce qui est futur est flottant, fût-il certain ; tout ce qui est lointain est indécis, fût-il réel. Et, pour la sensibilité, indécis égale douteux. La distance qu’il y a, je ne dis plus entre le certain et l’hypothétique, mais entre l’actuel et le lointain, et au point de vue de la sensibilité, je dis la même chose, c’est ce qui constitue le mérite, c’est où il se place et où il a une place encore très large.
Le croyant reste moral, quelque croyant qu’il soit et fait un acte moral, quelque certain qu’il soit qu’il en aura récompense. Son mérite diminue seulement à mesure qu’il croit davantage ; mais sa croyance, si forte qu’elle soit, ne peut jamais épuiser la distance qu’il y a entre l’actuel et le lointain, entre le tangible et l’indécis, et ne peut jamais même diminuer cette distance que d’une manière insensible.
Ajoutez que dans l’imprécision inévitable, salutaire, du reste, des pensées métaphysiques dans l’esprit de l’homme simple, de l’homme moyen, de l’homme qui n’analyse pas, la pensée du mérite et du démérite se confond avec l’idée même du bien, avec l’idée pure du bien. Elle se ramène à ceci : le bien est divin ; le bien est approuvé de Dieu ; le bien fait corps avec Dieu ; le bien est consubstantiel avec Dieu et je suis avec Dieu en le faisant et c’est ce qu’il ferait à ma place.
Et, dans cette imprécision, cette pensée est absolument morale.
Il en est de ceci comme de l’amour de Dieu, et au fond c’est exactement la même question. Les uns disent comme François de Sales (confusément) et comme Fénelon : il faut aimer Dieu pour lui-même, sinon vous ne l’aimez pas ; si vous l’aimez par crainte ou par espérance, c’est vous, non lui, que vous aimez. Les autres répondent : l’aimer uniquement par crainte ou espérance, c’est un effet du paganisme ; mais l’aimer avec un mélange d’amour de lui, c’est-à-dire d’amour de la perfection, et d’espérance et de crainte, c’est l’aimer encore et c’est l’aimer autant sans doute que la faiblesse humaine peut le permettre et que les forces humaines peuvent le soutenir ; d’autant plus que mon espérance et ma crainte elles-mêmes sont une forme de ma croyance en Dieu, en sa justice, en sa bonté, en son excellence, en sa divinité, et que cette croyance, étant adhésion à lui, est encore amour de lui, est mêlée au moins d’amour de lui.
Celui qui a donné la formule la plus solide de ces justes tempéraments, c’est Fénelon lui-même quand il écrit : « Le désintéressement du pur amour ne peut jamais exclure la volonté d’aimer Dieu sans bornes ni pour le degré ni pour la durée de l’amour ; [mais] il ne peut jamais exclure la conformité au bon plaisir de Dieu qui veut notre salut et qui veut que nous le voulions avec lui pour sa gloire. » — En langage philosophique : Il faut aimer le bien d’une manière désintéressée, sans bornes ni de degré ni de temps ; mais il entre dans l’idée du bien qu’il soit un mérite ; et la volonté du bien, pour ainsi parler, est que nous ne souffrions pas à cause de lui et que nous soyons heureux tôt ou tard à cause de lui ; et accepter l’idée du bien avec cette considération, ce n’est pas cesser de l’aimer pour lui-même et c’est l’aimer en tout lui-même.
— Contre-réplique : En tout cas l’idée de sanction détruit l’impératif catégorique. L’impératif catégorique c’est : « fais le bien, je le commande ; je ne donne pas de raisons de cet ordre ». Or, si à l’impératif catégorique vous ajoutez, à quelque moment que vous l’ajoutiez : « du reste, vous serez récompensé d’avoir fait le bien », l’impératif n’est plus catégorique ; il est conditionné ; et l’impératif n’est plus impératif ; il est persuasif ; il se ramène à dire : « si vous faites le bien, vous serez récompensés ; donc faites le bien ; — faites le bien, autrement vous serez punis ; donc faites le bien ; — faites le bien, moyennant quoi vous serez heureux ; — voulez-vous être heureux ? faites le bien. » L’impératif n’est plus celui qui ne donne pas de raisons ; il prodigue les raisons et les motifs et les mobiles ; il est aussi persuasif que la morale épicurienne disant : voulez-vous être heureux ? soyez vertueux ; il est beaucoup plus persuasif que la morale épicurienne, qui, comme récompense de la vertu, ne promettait qu’un bonheur éphémère, tandis que lui promet un bonheur éternel.
— Contre ceci je ne m’élèverai pas ; je le tiens pour incontestable. Toute morale qui parle de sanction est persuasive et n’est impérative qu’en apparence. Elle aura beau — ce sera son adresse — écarter, éloigner, tant qu’elle pourra, son impératif de son persuasif, se bien donner de garde de mettre dans la même page ou dans le même volume le texte où, hautaine, elle commande, et le texte où, câline, elle vous dit que dans votre intérêt vous ferez mieux de faire comme ceci, il n’en sera pas moins qu’elle dit les deux et que, disant le second, elle détruit radicalement le premier.
Cela, je l’accorde absolument. Il n’y a pas d’impératif catégorique dans Kant, du moment qu’il admet la sanction de la morale ; il n’y a pas d’impératif catégorique dans Kant, du moment que l’idée des peines et récompenses y est.
De sorte que l’homme qu’on s’attendrait à voir le plus enragé contre l’idée de sanction ce serait un homme qui serait fanatique de l’impératif, ce serait un kantiste intransigeant, un kantiste enthousiaste, un ultra-kantiste, un kantiste plus kantiste que Kant.
Guyau n’était pas du tout cet homme-là ; et si, d’une part il repoussait l’idée de sanction, d’autre part il repoussait l’idée d’impératif, l’idée d’obligation. L’idée d’obligation, l’idée de devoir, l’idée « tu dois » lui paraissent un « préjugé ». Il recueillait avec complaisance ce mot, très pénétrant du reste, de Vinet : « le but de l’éducation est de donner à l’homme le préjugé du bien », et, se rebellant, il disait : Eh bien, non ! « il ne doit pas y avoir dans la conduite un seul élément dont la pensée ne cherche à se rendre compte, une obligation qui ne s’explique pas, un devoir qui ne donne pas ses raisons ». Par question préalable l’impératif était éliminé. Contre ce miracle psychologique Guyau commençait par protester, d’entrée en matière protestait, comme les philosophes contre les miracles proprement dits, interventions du surnaturel à travers la nature ; et son effort fut de dissoudre l’impératif en l’analysant, de montrer ce qu’il y a dans l’impératif apparent et de faire voir que ce qu’il y a en lui quand on l’ouvre, ce sont précisément des raisons.
Il reconnaît d’abord que l’impératif catégorique est vrai psychologiquement, c’est-à-dire est vrai comme donnée immédiate de la conscience, tout de même que le libre arbitre. Il est incontestable que nous entendons une voix intérieure qui nous dit : « tu dois », et qui ne donne pas ses raisons. « La théorie de l’impératif catégorique est psychologiquement exacte et profonde comme expression d’un fait de conscience », comme le libre arbitre est incontestablement exact comme affirmation énergique et permanente du sens intérieur.
Seulement, n’y a-t-il que l’impératif — et le libre arbitre — qui soient des proclamations du sens intime ? Point du tout ! J’ai fait remarquer moi-même plus haut que le vrai a son impératif catégorique très net, que chercher le vrai et le dire est commandé par le moi au moi. J’ai fait remarquer, ici ou dans un autre essai, que le Beau a son impératif encore fort net et que réaliser le beau, tout au moins ne pas faire du laid par négligence, par désordre, par paresse, sur soi, chez soi, dans la rue, est commandé par le moi au moi, faire du beau étant commandé à l’artiste, ne pas faire du laid étant commandé à tout le monde.
Guyau va plus loin, un peu trop loin à mon gré. Selon lui, « les penchants naturels et la loi et la coutume » ont leurs impératifs catégoriques. Ils commandent sans donner de raisons. La coutume, comme le disait Pascal, est respectée et suivie « par cette seule raison qu’elle est reçue » ; l’autorité de la loi est parfois toute ramassée en soi, sans se rattacher à aucun principe, et la loi est loi et rien davantage ».
C’est aller trop loin, parce que ces impératifs sont des impulsions ou des contraintes. Les penchants naturels nous poussent et ne nous commandent pas ; ils ont de la force et non de l’autorité et nous sentons bien la différence.
La loi, la coutume sont des contraintes ; nous obéissons à la loi parce que nous ne pouvons pas faire autrement et à la coutume parce que nous ne pouvons guère faire autrement, sous peine de mille désagréments à souffrir parmi nos semblables. Le signe, très net, de la différence entre ces impulsions et contraintes d’une part et les impératifs d’autre part, c’est qu’à désobéir aux penchants naturels et aux contraintes nous éprouvons des regrets et non point des remords : nous n’avons aucun remords d’avoir désobéi au penchant sexuel ; nous n’éprouvons aucun remords, fussions-nous en prison, d’avoir désobéi à une loi que nous trouvions injuste, et au contraire ; nous n’éprouvons aucun remords, fussions-nous mis au ban de la société polie, d’être contrevenus à une coutume que nous jugions stupide[4]. Au contraire, le remords nous point si nous avons fait une faute morale ; encore si nous n’avons pas cherché la vérité ; même si nous n’avons pas réalisé le beau que nous pouvions créer ou point respecté le beau que nous pouvions respecter (hiérarchie des impératifs, question qu’il sera intéressant de creuser).
[4] C’est précisément ce que je viens de faire. La coutume veut que l’on dise « j’ai contrevenu » ; j’écris « je suis contrevenu » ; et je n’en éprouve aucun remords, parce que je tiens la coutume pour stupide.
Donc Guyau va trop loin ; mais on sent qu’il a parfaitement raison de prétendre que, de ce que l’impératif moral est un fait incontestable, Kant n’est pas autorisé « à considérer cet impératif comme transcendantal », c’est-à-dire à le tenir pour une chose au-dessus de toute discussion et impénétrable à toute analyse.
La vérité, selon moi, est, d’abord, il convient de le reconnaître, que l’impératif moral est de tous les impératifs vrais ou supposés le plus net et le plus énergique : « Convenez, me disait un ami, que c’est lui qui a la plus grosse voix. » Convenons-en, et que cela est certainement à considérer.
La vérité est ensuite que Kant, timide devant la morale, comme presque tous les philosophes, a, inconsciemment sans doute, eu peur d’analyser l’impératif et a voulu le laisser à l’état de mystère, pour que le culte qu’on aurait pour lui fût mystique, pour que le respect qu’on aurait à son égard fût une foi.
Il croyait savoir que tout instinct qu’on analyse tend à se détruire, ce qui veut dire que tout instinct qui devient conscient tend à se ruiner. On n’aime bien qu’aveuglément ; même on n’aime bien qu’en aimant sans savoir que l’on aime. « S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur et que nous ignorons nous-mêmes. » — Ainsi parlait La Rochefoucauld.
M. Gustave Le Bon, qui ne se plaindra pas du rapprochement, a une bonne formule sur l’éducation ; elle consiste, suivant lui, « à faire passer le conscient dans l’inconscient », à inspirer, par exemple, l’amour du travail et à y habituer de telle sorte que se jeter au travail et y rester devienne machinal et n’exige plus aucun effort ; à inspirer l’amour de la patrie et à y habituer de telle sorte qu’on finisse par l’aimer aveuglément et sans se faire de raisonnement à cet égard ; s’éduquer c’est devenir impulsif ; l’éducation achevée, c’est une impulsivité acquise, etc.
Or, si l’homme a une impulsivité naturelle qui est excellente, celle de faire le bien (et supposez, si vous voulez, que cette impulsivité dite naturelle soit une impulsivité acquise par l’hérédité, cela nous sera égal), il faut bien se garder d’analyser cette impulsion et de la faire passer de l’inconscient dans le conscient ; ce serait une éducation à rebours. Ce qui était force énorme parce qu’il était inconscient, nous l’énerverions peu à peu en le rendant conscient, et nous n’aurions réussi qu’à l’empêcher d’être impulsif.
Kant savait ou sentait cela. Seulement ce n’est peut-être pas vrai. C’est vrai et le contraire est vrai aussi. Nous affaiblissons un sentiment en l’analysant quand il est déjà faible ; nous le fortifions en l’analysant quand il est encore assez fort. L’amoureux qui n’est déjà plus amoureux se demande pourquoi il est amoureux, passe en revue les motifs et les trouve peu nombreux, pèse les motifs et les trouve légers. L’amoureux qui est encore assez amoureux fait de même et trouve les motifs nombreux et forts, et alors il ajoute à la force du sentiment la force de l’idée-force.
Une idée-force n’est jamais qu’une idée qui est devenue sentiment ou qui est née d’un sentiment ; mais à cette condition, elle est bien une force et une force qui pèse de plus en plus, parce qu’il est de sa nature d’insister sur elle-même, de se développer (sens de la langue de rhétorique et tous les sens) et de devenir idée fixe, de devenir entretien continuel de notre esprit.
Le patriote qui est encore patriote, s’il analyse l’idée de patrie, trouve toutes les raisons d’aimer son pays qui étaient contenues dans son sentiment, et parce qu’elles deviennent claires elles ne deviennent pas inconsistantes ; elles répondent, seulement, aux objections, aux attaques ; nos idées sont les gardes avancées de nos sentiments ; impuissantes sans eux, quand ils y sont, elles les rendent plus sûrs.
Éternellement les croyants se demanderont si mieux ne vaut pas la foi toute seule et croire sans raisons, ou si mieux vaut ajouter à la foi les « raisons de croire ». La question n’est pas susceptible d’une réponse catégorique ; car, selon le plus ou moins de foi, les raisons confirmeront la foi ou détruiront ce qui en reste. De celui qui commence à analyser sa foi on est toujours dans le doute s’il s’achemine à l’augmenter ou s’il prend le chemin de la perdre.
Toujours est-il que les plus grands croyants ont passé leur vie entière à analyser leur croyance et ne se sont pas contentés de crier : « Je crois, je crois, je crois, je crois éperdument. »
— Mais l’idée seule d’examiner un de ses instincts n’est-elle pas un signe que déjà il n’est plus en nous à l’état d’instinct ? Qui diantre s’est avisé de se donner à soi-même des raisons de respirer ? On ne se donne des raisons de vivre que quand on songe, au moins un peu, au suicide.
— N’ai-je pas répondu tout à l’heure par l’exemple des grands croyants qui analysent leur foi et qui la confirment par leur foi ?
— Oh ! pas le moins du monde ; car ce n’est pas eux que les grands croyants ont voulu convaincre, mais ceux qui ne croyaient pas. A eux, leur foi suffisait ; pour d’autres ils collectionnaient les raisons de croire.
— En êtes-vous bien sûrs et qu’ils n’eussent pas autant le désir de se confirmer dans leur foi que celui d’y attirer les autres ? Certainement l’homme « se raisonne », comme dit si bien le peuple, pour s’assurer dans un sentiment qu’il croit juste ou pour s’écarter d’un sentiment qu’il estime faux ; et il ne fait en cela que « céder au sentiment », comme dit Pascal, et par conséquent il faut que le sentiment existe ; mais encore, en cédant au sentiment, il l’excite et il l’avive.
La lecture, cette autre méditation, a exactement les mêmes effets. On cherche, par une lecture, à se confirmer dans un sentiment que l’on a ; et les idées que l’on trouve dans l’auteur, fussent-elles faibles, fortifient ce sentiment si on l’a en effet, fussent-elles fortes, achèvent de le détruire s’il était bien en train de s’en aller.
Faire passer de l’inconscient au conscient est donc dangereux si le mal était déjà plus qu’à moitié fait, avantageux si le mal n’existait pas ou était faible. Que l’idée de la foi morale fût née chez Kant de la conviction que de son temps l’instinct moral était très faible et par conséquent ne pouvait que perdre à être analysé, cela ne m’étonnerait point et je dirai même que moralement j’en suis sûr.
Guyau, lui, soit qu’il estime que l’instinct moral est assez fort pour ne pas courir de risques à être analysé, soit simplement, comme il le dit, parce qu’il est philosophe et que pour le philosophe il ne doit rien y avoir dont la pensée ne cherche à se rendre compte et que le philosophe ne doit pas avoir de foi, Guyau veut analyser l’instinct moral et c’est-à-dire lui demander ses raisons, lui dire : pourquoi ? et ne pas se contenter de la réponse célèbre : « le pourquoi, c’est qu’il n’y a pas de pourquoi ».
Un credo, comme Nietzsche le dit souvent, est toujours un credo quia absurdum, puisque, s’il n’était pas cela, il n’y aurait pas besoin de credo. Guyau ne veut pas d’absurdum, même implicite, et il fait l’analyse de ce qu’il croit voir dans l’idée du devoir.
Il y voit avant tout la vie elle-même, la vie s’affirmant comme puissante et féconde. Le devoir c’est le pouvoir. Pouvoir, vouloir et devoir c’est la même chose sous différents mots, parce que c’est même chose sous différents aspects. Quelque chose en nous, qui n’est pas autre chose que notre vie même sentie par nous, nous dit : tu peux, donc tu veux, donc tu dois.
Tu peux, donc tu veux : car si, pouvant, tu ne veux pas, tu sens que tu te diminues, que tu te rétrécis, que tu te refoules.
Tu veux, donc tu dois : car si, pouvant et voulant, tu n’agis pas, tu sens encore une diminution, un rétrécissement, une stérilisation de ton être ; et c’est ce sentiment que dans la langue courante on appelle le remords préalable ou le remords proprement dit, le remords de ne pas faire ou le remords de n’avoir pas fait ; et la voix du devoir n’est pas autre chose que le remords qui commence, devant l’acte à faire qu’on ne fait pas.
Ce qu’on appelle devoir c’est donc puissance, fécondité, expansion qui veut être, qui vous réjouit si elle est et qui vous gêne si elle n’est pas.
Le plaisir que vous éprouvez à faire ce qu’on appelle couramment le devoir, c’est le plaisir de la puissance en acte ; la peine que vous éprouvez quand vous vous dérobez à ce qu’on appelle le devoir, c’est votre moi diminué, c’est votre vie, que quelque chose que vous sentez qui dépendait de vous, restreint.
Pouvoir, vouloir et devoir, cela veut dire être porté par sa nature même à agir ; s’opposer à son pouvoir, vouloir et devoir, c’est commencer de se tuer. Qui dit je vis, dit je peux, je veux, je dois, et je ne contrarie ma vie sous aucun de ses aspects.
— Fort bien ; mais sans aller plus loin, cette analyse, qui du reste est plutôt une synthèse, doit être incomplète, puisque nous n’y trouvons pas un atome de ce qu’on appelle couramment le moral. La voix intérieure ne nous dit pas, ce nous semble : « tu peux, tu veux, agis » ; elle nous dit : « tu peux du bien, veux du bien, fais du bien. » Le devoir tel qu’il est défini par vous, expansion de la vie, est accompli aussi bien par le grand bandit que par le saint. Tous les deux peuvent, veulent, agissent, tous les deux font expansion.
Votre « équivalent du devoir » est simplement la morale courante de Nietzsche : soyez fort et agissez dans toute l’étendue de votre force. Et cette formule n’est pas immorale, mais elle est amorale ; elle est indifférente à ce que les hommes appellent le bien et le mal, elle se réalise indifféremment dans l’écrasement des faibles ou dans le fait de les aider.
— Première réponse de Guyau : En faisant ce que tout le monde appelle le mal, je ne m’étends pas, je me refoule, je m’appauvris. Je supprime « toute la partie sympathique et intellectuelle de mon être ». De plus, si je rencontre une résistance, il y a refoulement très sensible et douloureux ; si je n’en rencontre pas, il y a désorganisation de ma volonté, déséquilibrement, ataxie (cas des despotes), ce qui revient à une « impuissance subjective » qui est bien le contraire même du « pouvoir-vouloir ».
— Je réplique : On ne voit pas bien que le grand bandit supprime la partie intellectuelle de son être ; cela n’a pas de sens ; il ne supprime même pas sa partie sympathique ; car il peut avoir toutes les sympathies du monde par ses amis. D’autre part, s’il est refoulé par le monde extérieur, il ne l’est ni plus ni moins que le saint qui éprouve toujours, on le sait, tant de difficultés à faire le bien ; et enfin la désorganisation intérieure de celui qui ne rencontre pas de résistance extérieure n’est que le fait des imbéciles, n’existe pas chez les intelligents et n’a, en tout cas, aucun rapport avec la morale ni avec l’immoralité, c’est une simple maladie.
— Seconde réponse de Guyau, beaucoup meilleure : L’homme n’est pas un être isolé ; il est un être social. La vie dont je parle et dont il faut que tous nous parlions quand nous employons ce mot, c’est la vie sociale vécue par un et qu’il ne peut pas s’empêcher de vivre. Donc quand je dis expansion de la vie, j’entends et je ne puis pas ne pas entendre expansion, hors d’un homme, de la vie sociale qu’il contient en lui, et ce que j’entends par équivalent de devoir c’est cette impulsion qui nous porte à agir pour faire de la vie sociale.
Le tempérament humain, remarquez-le, simple tempérament, tend, de personnel, à devenir collectif et, de solitaire, à devenir solidaire. Le voleur souvent cité qui trouvait du plaisir à voler gratuitement et qui, millionnaire, aurait volé, est un phénomène d’atavisme. Nous nous acheminons tellement à vivre d’une vie qui dans un reflète tous, que nous tendons à réaliser en nous le type de l’homme normal, le type de l’homme qui sera reconnu par tous comme incontestablement un homme, qui n’étonnera pas les autres.
Or ce que je disais tout à l’heure, pour commencer par le plus simple, de la vie en nous, de la vie sans épithète, entendez-le de la vie sociale en nous et voyez bien que les exigences et les impulsions de la vie sociale en nous, ce qu’elle sollicite de notre pouvoir et de notre vouloir, c’est bien précisément ce que l’impératif de Kant commande : faire des choses que l’on voudrait qui fussent érigées en loi universelle de vie. Voilà la loi morale réintégrée.
— Je dis : oui bien ; avec cette réserve pourtant que la vie sociale en nous ne nous conseille guère, ce me semble, que de vivre comme tout le monde, normalement, comme vous dites très bien, et non pas mieux que tout le monde, non pas d’une façon supérieure, non pas d’une façon héroïque. Or une morale doit contenir l’héroïsme en la partie d’elle-même la plus élevée ; l’héroïsme doit y entrer, ressortir à elle, être indiqué par elle, non seulement comme ce qu’elle admet, mais, tout compte fait, comme ce à quoi, en définitive, elle tend. Je ne vois pas encore cela dans vos équivalents de devoir. Il est possible que nous y venions.
Poursuivant cette analyse de ce que l’instinct profond de la vie nous conseille et presque nous commande de faire, Guyau remarque que l’instinct de la vie nous pousse (indépendamment des suggestions de la vie sociale) à lutter et à risquer. L’homme a vécu longtemps dans une telle nécessité de lutte contre mille ennemis qu’il lui est resté un besoin de lutter toujours (comme je l’ai fait remarquer bien des fois, parce qu’il a fallu qu’il inventât pour pouvoir vivre, il lui est resté le besoin de changer sans cesse, même quand le changement ne comportait plus nécessairement progrès). Donc l’homme lutte encore, et par exemple il lutte contre ses passions, instinctivement ; partie, il est bien vrai, parce qu’il sent que ses passions sont aussi des fauves ou reptiles dangereux ; partie, et c’est cela qui est instinctif, parce que simplement elles sont fortes.
Ceci c’est le courage. Il a l’air ici de combattre contre la vie, puisque les passions aussi sont la vie, mais il est bien, au moins lui aussi, la vie, puisqu’il est un pouvoir qui se sent devenir vouloir et qui se donne le nom de devoir ; et l’on sait que la sensation de vivre est intense dans tous les cas où le courage a à se déployer et se déploie, ne fût-ce que contre nous-mêmes.
Guyau aurait pu citer le joli mot de Doudan : « L’homme ne se sent vivre que quand il se contrarie. »
Cette idée est si connue que je n’y insisterai pas. Je n’avais qu’à montrer comment Guyau l’avait rattachée à son système et à son principe, à l’idée d’expansion de la vie, à l’idée de la vie voulant s’étendre.
L’instinct de la vie nous pousse, de plus, et ce n’est guère qu’un autre aspect de la même idée, à risquer. Il y a plaisir à risquer. Pascal, dit Guyau, dans son pari, n’a envisagé que la crainte du risque, il n’a pas considéré le plaisir de risquer[5]. Il y a plaisir à risquer, tout le monde le sent à cette sorte d’élargissement qui se fait en nous quand nous risquons ; et aussi, pour ainsi dire, hors de nous (phénomène de projection du moi sur le non-moi), le monde nous paraissant plus vaste quand nous risquons quelque chose.
[5] Si ; ailleurs, et très bien : « Travailler pour l’incertain » — « Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain, sur mer, en batailles ; il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le doit. » — « S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion ; car elle n’est pas certaine ; mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles… Quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on agit avec raison. Car on doit travailler pour l’incertain, par la règle des partis, qui est démontrée. » — Il n’a pas parlé précisément du plaisir du risque, mais il n’a pas parlé uniquement de la peur du risque et il a parlé de la raison de risquer, qui est un plaisir intellectuel.
La raison de ce sentiment, qui est presque une sensation, c’est que nous nous sentons plus grands, nous mettant nous-mêmes aux prises avec plus de choses. Ce plaisir du risque est une des suggestions de la puissance de la vie en nous, de la fécondité de la vie en nous, de la surabondance de la vie et de l’avidité qu’a la vie d’être surabondante.
Par parenthèse — et cette parenthèse est chez Guyau un chapitre qui est digne de Platon — c’est ce même amour du risque qui est toute la métaphysique. La métaphysique est toujours une hypothèse hardie où nous risquons l’erreur et la confusion. Personne plus que le métaphysicien ne travaille pour l’incertain. Il y travaille cependant de tout son cœur et il sent que son œuvre est bonne et qu’elle est noble. Erreur peut-être, mais l’erreur eût été plus grande (erreur morale) à estimer puérile la recherche de cette erreur. De même que la vie proprement dite conseille le risque comme une condition d’élargissement de notre être, de même la vie intellectuelle conseille le risque métaphysique comme condition d’agrandissement de notre être intellectuel.
Notez que le brave homme qui consacre sa vie à la réalisation d’un idéal est un métaphysicien pratique aussi vénérable et plus encore que le métaphysicien proprement dit de tout à l’heure. Au fond, savez-vous ce qu’il fait ? Il travaille pour l’incertain, afin de le faire certain dans son cœur. Son besoin de certitude le porte, lui homme d’action, à accumuler les actions conformes à l’idéal, comme son besoin de certitude porte le philosophe à accumuler les arguments qui le démontrent. C’est sa manière de le prouver. Il le prouve en le créant. La vie lui dit par la bouche de Guyau, qui est très éloquente : « Je ne vous demande pas de croire aveuglément à un idéal, mais de travailler à le réaliser. — Sans y croire ? — Pour y croire ! Vous y croirez quand vous aurez travaillé à le produire. »
Tel saint prouve Dieu sans argument, mieux qu’un argument. Il remplit d’une réalité qui est lui ce qui n’était qu’une idée. Dieu se construit avec du divin.
Telle est la théorie de la lutte et du risque dans la doctrine morale de Guyau. Ici Guyau rejoint Nietzsche qu’il ne connaissait pas, mais qui le connaissait et qui a pu profiter de lui dans une certaine mesure[6]. Ce que nous venons de voir est le « vivre dangereusement », qui est le point capital de la morale nietzschéenne. Vivre dangereusement c’est lutter et risquer, en vue précisément de la lutte et du risque et pour la beauté de l’une et de l’autre ; et c’est la marque même des âmes nobles.
[6] Voir Fouillée, Nietzsche et l’Immoralisme.
Mais encore on voit bien, à la rigueur, comment la vie intense et extensive, « la vie féconde » peut conduire jusqu’à l’amour de la lutte et du risque. Ceci est travailler pour l’incertain, pour le très incertain ; mais ce n’est travailler que pour l’incertain. Comment cet « équivalent du devoir » que vous avez trouvé peut-il conduire au sacrifice absolu, à l’acceptation de la mort certaine ? Car ici, selon vos données, c’est la vie se tournant contre la vie ; c’est la vie se détruisant pour s’étendre, c’est la vie poussant la passion de la vie jusqu’au suicide ; c’est une collection d’absurdités.
C’est ici, ce semble, que, pour commander le sacrifice et non pas moins pour l’expliquer, pour expliquer qu’il ait lieu, il faut bien une foi, soit la foi religieuse, soit la foi morale, la foi kantienne.
Guyau répond à cela d’abord, loyalement et modestement, qu’il ne s’est pas engagé à répondre à tout et que ce problème-ci « n’a peut-être pas de solution rationnelle et scientifique ». — Il répond ensuite que ce sacrifice est encore amour de la vie en ce sens que c’est préférer une minute de vie intense, supérieure et magnifique à une vie plate, morne et triste. « Il y a des heures où il est possible de dire à la fois : je vis, j’ai vécu… On peut concentrer une vie dans un moment d’amour et de sacrifice. »
Voilà qui est bien ; mais la raison qui fait que la vie se sacrifie ainsi, la raison qui persuade à la vie de se préférer infiniment courte et infiniment intense à elle-même longue et médiocre, voilà ce qui n’est pas indiqué clairement.
— Je le dis, c’est « l’amour » de quelque chose.
— Donc, ce n’est pas la vie elle-même, et vous abandonnez votre principe.
— C’est la vie transformée en vie sociale, transformée en vie sentimentale, transformée en vie passionnée, transformée en vie dangereuse et qui s’aime dangereuse ; c’est tout cela poussé à un tel degré que, non pas la mort, mais la vie magnifique en une minute mortelle est acceptée.
— Oui, en somme c’est l’égoïsme transformé en altruisme absolu. C’est cette transformation, quelque longue qu’en soit la préparation et l’évolution (héréditaire, séculaire, millénaire), qui sera toujours très difficile à comprendre. Dans le système de Guyau, les actes d’héroïsme restent toujours ce que Schopenhauer, d’un mot admirable, disait qu’ils sont, « des miracles, c’est-à-dire des choses impossibles et pourtant réelles. » J’ajoute que dans tous les systèmes, plus ou moins précisément, ils restent cela ; mais dans celui de Guyau ils restent cela d’une manière en quelque sorte plus paradoxale et plus provocante.
A la considérer en sa généralité, la morale de Guyau a, sans doute, ce beau mérite d’être un grand effort pour substituer une réalité à quelque chose qui pourrait bien être une illusion, une illusion salutaire, une illusion, même, nécessaire pour un temps, mais qui pourrait se dissiper, auquel cas il ne resterait plus rien pour diriger l’homme. Qui sait, en effet, si la morale telle que les hommes l’ont envisagée jusqu’à présent n’est pas un art, un art subtil — de qui ? on ne sait : du Dieu intérieur, ou de la nature poursuivant ses fins, ou de la société poursuivant ses fins aussi — mais un art qui nous séduit, qui nous trompe en nous charmant, qui nous fascine par sa beauté pour nous faire faire quelque chose que nous ne ferions pas de nous-mêmes ?
N’est-il pas vrai, en effet, que nous sommes trompés de tous les côtés ? L’art nous trompe, la société est artificielle, la nature se joue de nous, les yeux nous trompent, les oreilles nous trompent…
Ainsi parlait Guyau en 1884. Vers 1868 Richard Wagner, dans un petit traité de métaphysique qu’il fit lire à Nietzsche et qui sans doute eut sur celui-ci une grande influence, et que Guyau ne connaissait pas, disait, rajeunissant Schopenhauer : « La nature trompe ses créatures. Elle met en elles l’espérance d’un bonheur immuable et toujours différé. Elle leur donne des instincts qui obligent les plus humbles bêtes aux longs sacrifices, aux peines volontaires. Elle crée le dévouement de la mère à l’enfant, de l’individu au troupeau. Elle enveloppe d’illusions tous les vivants et leur persuade ainsi de lutter et de souffrir. La société doit être entretenue par des artifices tout semblables… »
La morale, envisagée comme les hommes l’ont envisagée jusqu’à présent, pourrait donc être un art séduisant et fascinateur, une subtile et imposante duperie.
Or, si les hommes s’apercevaient un jour de cette tromperie dont ils sont l’objet, ils pourraient se révolter et secouer l’illusion, comme Diderot le leur conseillait, comme Nietzsche va le leur conseiller demain.
Mais si à cette illusion je substitue une réalité, et quelle réalité ! la vie elle-même ; si je montre que la morale, c’est la vie elle-même, que la vie c’est la morale, que c’est la vie qui nous pousse de toutes les façons, en tant que vie proprement dite, individuelle, en tant que vie sociale, en tant que vie intellectuelle, en tant que vie métaphysique, si l’on peut dire ainsi, précisément à cela que l’on a appelé jusqu’à présent le devoir ; si je montre que désobéir à la morale c’est renoncer sa vie elle-même et commettre une espèce de suicide plus ou moins court, plus ou moins lent ; alors j’ai rattaché l’homme à la morale par des liens non seulement d’airain, mais de chair et qui sont indestructibles et qui seront éternels.
Ainsi raisonnait Guyau et cette idée au moins contenait un livre admirable. Seulement elle était trop vaste pour être très pertinente. Considérer l’instinct même de la vie comme étant la morale, c’est étendre tellement la morale qu’elle devient indistincte à force d’être compréhensive. Que me conseille l’instinct de la vie ? Il me conseille tout. Il me conseille d’être exubérant, d’être surabondant, de m’étendre, de me répandre.
Il me conseille de mettre en liberté et en jeu toutes mes passions ; car en toutes je me sens vivre et très énergiquement.
Il me conseille l’amour, l’ambition, l’avidité, la conquête, le vol, le meurtre, ceci peut-être surtout ; car c’est là qu’il y a le plus de danger et le plus de risque, et vous me montrez fort bien que c’est surtout dans le danger et le risque qu’on se sent vivre.
Il me conseille la pitié, la miséricorde, la charité, le dévouement, le sacrifice ; car là aussi je me sens vivre et là aussi il y a danger et risque.
Il me conseille la prudence, l’abnégation, le retour à soi et en soi, le « abstine, sustine », l’égoïsme médiocre et mesquin, les vertus de troupeau et de bête battue ; car là aussi je me sens vivre, puisque là sont les moyens de conserver la vie.
Il me conseille la recherche des plaisirs modérés, délicats et gracieux, sans danger, non sans charme ; l’Épicurisme intelligent, l’Eudémonisme bien compris ; car cela aussi c’est vivre, goûter la vie, la savourer, la prolonger, et « carpe diem » ; et voilà que nunc et Aristippi docte præcepta relabor.
Tout compte fait, l’instinct de la vie a une morale qui consiste à conseiller toutes les façons de vivre. Ce n’est pas une morale précise. C’est une morale qui a du talent et qui trouve la formule d’elle-même où elle aura tout son talent et pourra le déployer tout entier ; ce n’est pas une morale qui ait la précision qu’on demande à une morale ; ce qu’on demande à une morale étant généralement quelle raison de vivre on doit choisir entre les innombrables raisons de vivre.
L’effort de Guyau, souvent dissimulé par son génie, apparent quelquefois, cependant, et sensible, a été précisément de montrer que, parmi les innombrables raisons de vivre, celle surtout que l’instinct de la vie conseille, c’est celle qu’a toujours conseillée la morale traditionnelle ; et je le veux bien ; mais il ne le prouve pas beaucoup ; et particulièrement il ne prouve point du tout, il ne peut pas prouver, qu’elle ne conseille que celle-là.
Aussi facile qu’il a été à Guyau de prouver que l’instinct de la vie se confond avec la morale ; aussi facile il serait, plus peut-être, de montrer que la morale est contre la vie et que, sinon tout ce que la vie conseille, la morale en dissuade, du moins la plupart des choses que la vie conseille, la morale supplie de ne pas les faire.
L’éternel cri des femmes dans le théâtre français de 1880-1910 : « Je veux vivre ! » c’est-à-dire : « Je veux avoir des amants », est certainement une des aspirations de la vie intense et extensive.
— Elle en a d’autres !
— Je n’en doute point ; mais la différence entre celle-ci et les autres et la raison de préférer les autres à celle-ci, c’est ce qui ne ressort pas expressément de l’admirable livre de Guyau et ce qui ne pouvait pas en sortir.
Se rendant compte, comme du reste c’est son dessein, qu’il efface l’impératif catégorique, la foi morale, de l’esprit de l’homme, et qu’il le remplace par toute la vie et qu’il met ainsi à la place d’un riqidum quid, quelque chose de souple et de multiforme, Guyau déclare avec fermeté : « Nous acceptons, pour notre compte, cette disparition, et au lieu de regretter [de déplorer] la variabilité morale qui en résulte dans certaines limites [et l’on ne voit pas ces limites], nous la considérons au contraire comme la caractéristique de la morale future ; celle-ci, sur certains points [et l’on ne voit pas ces points particuliers, et il semble bien que ce soit sur tous], ne sera pas seulement autonomos, mais anomos. »
Il me paraît bien que c’est cela même. Elle sera anarchique. Selon les natures d’hommes, selon les caractères, elle conseillera ceci, cela et autre chose, ce qu’on a appelé jusqu’ici le bien, ce qu’on a appelé jusqu’ici le mal et l’intermédiaire et tous les intermédiaires. Anomos, c’est bien cela. Dans la morale les hommes cherchaient une loi ; la morale naturiste n’enlève à la morale que son caractère de loi ; le gouvernement des hommes reste tout ce qu’il était excepté un gouvernement. Cette fois la morale, de l’aveu et de l’avis même de l’auteur, a bien donné sa démission.