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La démission de la morale

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CHAPITRE VI
LA MORALE SCIENCE-DES-MŒURS

D’autres moralistes, parmi lesquels comme précurseurs on peut et l’on doit compter Hobbes, Saint-Simon et aussi Auguste Comte, en ce sens qu’il a voulu faire rentrer la morale dans la sociologie, à la tête desquels on doit mettre M. Lévy-Bruhl, pour son livre, d’un incomparable talent, intitulé la Morale et la science des mœurs, se sont demandé ceci : la morale ne serait-elle pas, comme la physique, tout simplement une science ?

Qu’est-ce qu’une science ? C’est : 1o la connaissance d’un certain nombre de faits ; 2o le ramènement de ces faits à un petit nombre de lois ou à une seule loi. La morale ne serait-elle pas la science des faits moraux à telle date, dans telle civilisation, et la réduction de ces faits à un certain nombre de lois générales ou à une seule loi ?

Est-ce que, la morale, ce ne serait pas les mœurs, les mœurs étudiées avec précision et avec plénitude, et puis ramenées à quelques formules indiquant leur état général et le sens dans lequel elles se dirigent ?

Ce serait étudier la « réalité morale ». Remarquez qu’il n’y a que cela de scientifique, et c’est à dire qu’il n’y a que cela qui soit sûr. Remarquez que toute formule de morale théorique et normative est une imagination, une construction idéale, une œuvre, si l’on veut, de la raison spontanée ; et raison spontanée ne veut rien dire que raison intuitive, donc une révélation dans une extase ; et il n’y a rien là de scientifique, la science ne s’appuyant que sur des faits et ne voulant et ne devant partir que des faits.

Les « révélateurs » nous diront : « Mais nous aussi nous partons au moins d’un fait ; nous partons du fait moral, du « tu dois » que la conscience dit à chaque homme ; et cela est bien un fait.

— Oui ; mais un fait qui ne contient rien, un fait qui ne contient pas de faits, un fait qui ne contient que lui, et que, en tant que fait, nous ne pouvons enregistrer que comme une impulsion. Nous en tiendrons compte ; mais nous disons qu’il n’est pas scientifique de fonder quoi que ce soit sur un seul fait, fût-il universel, qui n’est qu’une tendance de l’âme humaine et qui ne renseigne pas sur la morale, qui ne donne d’autre renseignement sur la morale que ceci que l’âme humaine tend à ce qu’il y en ait une.

Remarquez de plus que ce qui vient d’être dit n’est pas vrai ; que les morales théoriques, normatives, qui révèlent et qui commandent, au fond ne font pas autre chose que ce que nous voulons qu’on fasse, ne font pas autre chose que rationaliser la pratique morale existante, que mettre en une loi ce qu’elles observent comme faits moraux autour d’elles.

D’où vient, en effet, que ces morales théoriques divergent par leurs théories et convergent admirablement par les préceptes qu’elles enseignent, une fois qu’elles en arrivent à ces préceptes ? Le fait n’est pas niable. Épicure et Zénon sont aux antipodes pour ce qui est des théories ; ils s’accordent si bien pour ce qui est des préceptes que Sénèque emprunte indifféremment ses formules à Épicure et à Zénon. Leibniz montrait sans difficulté que sa morale, toute rationnelle, était parfaitement d’accord en ses conclusions avec la morale religieuse. John Stuart Mill fait remarquer que sa morale, tout utilitaire, finit parfaitement par se confondre avec le fond même de l’Évangile : « Aime ton prochain comme toi-même ». Et c’est ce qui faisait dire, très spirituellement, à Schopenhauer : « Il est difficile de fonder la morale, il est aisé de la prêcher. »

Que conclure de cette coïncidence qui ne peut pas être fortuite ? Que les théoriciens de la morale ont, quoi qu’ils en aient, les yeux fixés sur la moralité commune et y conforment leurs préceptes ; qu’ils ne peuvent pas « s’écarter de la conscience commune de leur temps » ; qu’ils ne déduisent pas, quoi qu’ils en puissent croire, leur pratique de la théorie, mais qu’ils déduisent leur théorie de la pratique. Bon gré, mal gré, la théorie est « assujettie à rationaliser la pratique existante ». Seulement ce qu’ils font là, ils le font inconsciemment, machinalement, subissant la pression des entours, et avec cette erreur qu’ils croient tirer de leurs principes leurs préceptes, alors qu’ils accommodent leurs préceptes, inspirés par la morale courante, aux principes d’où ils sont partis, ce qui, pour des hommes ingénieux, et du reste en toute bonne foi, est toujours possible.

Or, ce qu’ils font inconsciemment, faisons-le en nous en rendant compte, méthodiquement, scientifiquement, réellement. Étudions la réalité morale, c’est-à-dire les mœurs qui nous entourent, et les classant, les ramassant, les formulant, ramenons-les à des lois générales.

Ces lois générales seront la morale, la morale réelle, de notre temps. C’est tout ce qu’un esprit scientifique peut faire et doit faire.

Sans doute, la morale a toujours eu pour caractère d’être idéalisatrice, de s’éloigner des faits, et même nous ne la sentons comme quelque chose à quoi nous sommes forcés de donner un nom qu’en tant qu’elle s’éloigne des faits et veut énergiquement les dépasser ; sans cela elle s’appellerait la réalité ou la nature. Rien de plus certain ; mais la morale, quand on y regarde de près, ne s’éloigne pas des faits ambiants ; elle semble s’en éloigner. En fait cet « idéal » n’est que « la projection » de la réalité sociale d’à présent, soit dans un passé lointain, soit dans un avenir lointain aussi. C’est l’âge d’or de derrière nous ou de devant nous. Mais il n’en reste pas moins que la plus belle morale théorique est inspirée par les mœurs ambiantes, que, seulement, elle transfigure. Les « Paradis » sont très instructifs à cet égard. Ils sont la projection brillante des mœurs mêmes du peuple à qui appartiennent ceux qui les rêvent. Le paradis de Virgile est un cap Sunium ou un Tibur, un lieu où des sages conversent éternellement de choses élevées et belles ; le paradis de Dante est une église catholique où les élus se repaissent de la connaissance de Dieu ; le paradis de Mahomet est un jardin d’Armide et le paradis d’Odin un merveilleux pays de chasse. Voyez-vous Virgile décrivant un paradis où tous les élus travailleraient dans la plus stricte égalité et, dans une égalité pareille, recevraient chacun leur part des fruits recueillis ? Non, ce paradis-là n’aurait pu être peint que par un Jésuite du Paraguay ou ne pourrait l’être que par M. Jaurès.

La morale la plus théorique n’est donc que le reflet en beau, mais un reflet très exact, des mœurs qui environnent le théoricien.

Revenons et reprenons : ce que font inconsciemment les morales théoriques, nous devons le faire méthodiquement et scientifiquement ; et elles-mêmes nous enseignent que nous n’avons pas autre chose à faire.

Ceci est-il — car nous voyons bien qu’on va nous en accuser — détruire la morale courante, la morale qui nous entoure ; les aspirations morales de nos contemporains ?

— Non, puisque c’est s’en inspirer, puisque c’est les consulter constamment ; non seulement les consulter, mais les prendre en mains tout entières pour opérer sur elle une sorte de clivage méthodique, scrupuleux, donc le plus respectueux du monde.

— Pardon ! Ce n’est pas la morale de vos contemporains que vous clivez ; ce sont leurs mœurs, et cela fait une différence.

— Les mœurs oui ; mais la morale aussi ; la morale pour nous fait partie des mœurs ; les aspirations morales les plus élevées font essentiellement partie des mœurs ; la foi morale d’un Kant, le monde comme volonté d’un Schopenhauer, la volonté de puissance d’un Nietzsche, sont des faits moraux d’une extrême importance et que nous mettons sur nos fiches ; la métamorale fait partie des mœurs comme fait éthique ; mais notre métier de savant n’est que d’étudier toutes les mœurs et de les ramener à leurs lois générales ou à leur loi générale. Quelles sont les mœurs du monde civilisé, y compris ses rêveries éthologiques, au XXe siècle, voilà ce que nous avons à savoir ; à quelle pensée générale ou à quel groupe de pensées générales peuvent-elles raisonnablement se ramener ; voilà ce que nous avons à chercher.

Cette morale science-des-mœurs a soulevé et soulève de nombreuses et fortes objections. Prévue par Renouvier, elle lui faisait dire, dans sa Science de la morale : « L’inévitable considération de l’état de moralité des autres pour décider de la possibilité des actes moraux de chaque homme, supposé moral en principe, est une espèce de solidarité humaine [rappel de la solidarité du mal que nous avons exposée plus haut]… C’est pour cette raison que les moralistes les plus rigides sont réduits à distinguer les devoirs en larges et stricts, parfaits et imparfaits [d’où toute une casuistique]… Kant lui-même, concession et faiblesse trop peu remarquées, admet des devoirs larges et ne sait comment marquer la limite des devoirs stricts… [De là] une sorte de coexistence de deux morales dans l’esprit de la plupart des hommes de notre temps [et de tous les temps]. L’une de ces morales s’attache à un idéal de bonté, de pardon et de sacrifice à réaliser en chaque personne… et prend la raison et la liberté pour les coefficients uniques des actes moraux. Mais, à côté de celle-ci, on trouve une autre morale qui parle de justice matériellement obligatoire, de devoirs imposés par contrainte… On s’explique cela sans peine, une fois remarqué, par l’influence d’une passion de l’homme qui veut à la fois envisager son idéal dans les faits, se flatter de l’y retrouver et porter dans l’idéal, afin de le rendre mieux applicable, des maximes des notions nées des faits mêmes où l’idéal se trouve renversé. »

Réduire la morale à être le résumé, le ramassé et l’extrait des mœurs contemporaines et environnantes, c’est se faire un idéal des notions nées des faits mêmes où l’idéal est renversé ; c’est, des deux morales, l’une qui se fait un idéal elle-même et l’autre qui en cherche un dans les faits qui le renversent, écarter la première et conserver précieusement la seconde, écarter l’excellente et garder la médiocre.

Car enfin que m’apprendront les mœurs des hommes ? Elles sont surtout mauvaises. A être mauvais.

— Non, elles sont surtout médiocres.

— A être médiocre. On ne se trompera guère, dit Nietzsche, en attribuant les petites actions à la peur, les moyennes à l’habitude et les grandes à la vanité. Que m’enseignera le clivage ? A vivre moitié selon la peur, moitié selon la coutume ; car les grandes actions, étant rares, n’entreront pour ainsi dire point comme coefficient de la moyenne.

La morale science-des-mœurs est analogue à ce qu’on a dit de la morale de La Fontaine : « La Fontaine est moral comme l’expérience. » Or ceci est une sottise. Est-ce que l’expérience est morale ? Elle est surtout démoralisante.

La morale science-des-mœurs est analogue encore à la religion de l’humanité de Comte : « Adorez l’humanité », dit Comte.

— Mais elle n’est pas adorable du tout. Elle est surtout méprisable. Comment voulez-vous que je l’adore ?

— Que faites-vous donc ?

— J’adore Dieu.

— Mais ne voyez-vous pas que Dieu, c’est l’humanité projetée dans l’infini, avec une transfiguration plus ou moins adroite ?

— Il est possible ; mais Dieu, c’est un idéal que je puis adorer, et comme il me commande d’aimer les hommes, je les aime par ce détour qui, je l’avoue, m’est nécessaire ; Dieu me disant : « Aime les hommes », moi répondant : « Ah ! bien ! oui ! » Dieu me répliquant : « Je les aime bien, moi ! » et moi n’ayant plus rien à dire.

Oui il y a analogie entre une morale se passant d’idéal et tirant le devoir de l’étude des hommes qui ne le pratiquent pas, et une religion se passant de Dieu et commandant d’aimer les hommes qui ne le méritent point.

Morale résultant de la science des mœurs ! Je vis au XVIIe et je lis La Bruyère. Voilà bien, avec de l’esprit tout autour, la science des mœurs. Remarquez que La Bruyère peint très souvent les bonnes mœurs et ne se borne pas à peindre les mauvaises. C’est un tableau complet du temps. Eh bien ! C’est d’après le résumé ou la moyenne de ces mœurs que je vais me conduire ? Je suis damné.

Comme je l’ai fait remarquer, dans ce traité ou dans un autre, la morale science-des-mœurs a pour maxime fondamentale le critérium de Kant, altéré, adultéré, tel qu’il serait s’il était mal compris. Kant dit : « Agis toujours comme si tu voulais que ton action fût érigée en règle universelle de conduite. » La morale science-des-mœurs dit, ou semble bien dire : « Agis toujours selon ce qui est érigé en règle universelle de conduite. » C’est le critérium de Kant, moins l’idéal, l’idéalisme, l’élan vers le mieux, qui est contenu dans le conditionnel : « ce que tu voudrais qui fût ». Un ancien, d’après Kant, aurait pu affranchir ses esclaves ; d’après la morale science-des-mœurs il n’aurait pas cru pouvoir le faire. Un patron, d’après Kant, peut admettre ses ouvriers à la participation aux bénéfices ; suivant la morale science-des-mœurs il ne croira pas pouvoir le faire.

L’étude des mœurs, tendances, inclination des hommes, même non seulement de notre temps, mais de tous les temps, ne peut, selon l’expression de M. Delbos, qui me paraît excellente, que « décrire une volonté voulue, non expliquer une volonté voulante » ni, à plus forte raison, « faire vouloir ». Je puis considérer toutes les actions des hommes, les connaître toutes, et certes j’en serai plus éclairé ; mais, quand il s’agira de me décider, ce sera par un mouvement intérieur qui, soit approuvera, soit désapprouvera la moyenne de ces actions, et dans les deux cas ce n’est pas cette moyenne elle-même qui m’aura décidé.

— A moins que vous n’agissiez selon la coutume !

— Mais non pas même ! Quand on agit sans réflexion, on agit par imitation de la coutume, oui ; mais muni de la science des mœurs et ayant réfléchi sur elle, quand on agit par coutume on n’agit pas par coutume ; on agit par approbation de la coutume ; et ceci même est un mouvement intérieur. Donc, dans tous les cas, ce n’est pas la science des mœurs qui me fera agir, mais quelque chose de moi qui s’y sera ajouté. Ce quelque chose de moi, c’est mon idéal, et nous voilà ramenés à la morale théorique.

« La science objective des mœurs ne peut produire, dit encore M. Delbos, aucune règle définie qui prescrive à la volonté des fins à choisir — sinon par addition arbitraire. » Cette addition arbitraire, c’est l’inspiration de mon idéal particulier. Je l’ajoute au donné que j’ai tiré de ma science des hommes ; mais, sans cette addition, il n’y aurait rien du tout de déterminant. Ma volonté s’appuie sur toute la science éthique que je puis avoir, pour y trouver « le moment » où mon action est opportune, « la matière » dont mon action sera remplie, la manière aussi (je puis imiter un homme que j’approuve) dont mon action sera faite, les « moyens » aussi de mon action ; mais « de toute ma science éthique ma volonté ne saurait tirer sa loi propre ».

Singulier renversement des valeurs. Avec la science des mœurs c’est l’homme libre, ce me semble, qui est immoral. Supposons forme actuelle de la morale ce que Nietzsche assure avoir été la première forme de la morale : « La moralité n’est pas autre chose que l’obéissance aux mœurs ; mais les mœurs c’est la façon traditionnelle d’agir… [Donc] l’homme libre est immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de lui-même et non d’un usage établi. Mal est équivalent d’intellectuel, de libre, d’arbitraire, d’imprévu… Si une action est exécutée, non parce que la tradition le commande, mais pour d’autres raisons et même pour les raisons mêmes qui ont autrefois établi la coutume, elle est qualifiée d’immorale et considérée comme telle. »

Notez que, même de nos jours, il en est à peu près ainsi, à cause de cette sous-morale dont nous parlait si bien Renouvier. Mais enfin les choses sont telles. En morale science-des-mœurs l’homme original est immoral, l’homme individuel est immoral ; la liberté est une immoralité. La seule moralité est la moralité animale, et encore la moralité animale élémentaire : se conformer au milieu. Pour une fourmi ou une abeille, la moralité telle qu’elle apparaît dans la science des mœurs est — non pas absolue ; car encore un individu fourmi ou un individu abeille a de l’initiative — mais tout près d’être absolue. Or, malgré tout le respect que l’on doit à ces animaux prodigieusement doués de l’instinct social, ne sent-on pas que l’homme tout au moins est constitué autrement et né… pour beaucoup de choses, mais en particulier pour chercher individuellement ses motifs d’agir.

Nietzsche semble avoir souvent rencontré sur le chemin de sa pensée la morale science-des-mœurs ou quelque chose de bien approchant. Il dit un jour : « Digne de réflexion — accepter une croyance simplement parce qu’il est d’usage de l’accepter, ne serait-ce pas être de mauvaise foi [envers soi-même], être lâche, être paresseux ? Et donc la mauvaise foi, la lâcheté, la paresse, seraient-elles donc la condition première de la moralité ? »

— Oui, ce semble, si la moralité, c’est connaître les mœurs et y adhérer. Et ici revient le mot, que je ferai revenir encore, le mot maître de la morale de Nietzsche : « Ne jamais songer à rabaisser nos devoirs à être les devoirs de tout le monde. »

Remarquez : même les devoirs. Les devoirs ne sont pas la moyenne des mœurs ; ils en sont le meilleur ; ils sont ce que nous avons tiré de la science des mœurs en y ajoutant (« addition arbitraire » de M. Delbos) en y ajoutant de notre grâce, une préférence à l’égard de telle ou telle coutume parmi les cent mille ; les devoirs sont telle action que nous avons vu faire, érigée par nous en exemple, en modèle, en type de loi. Or, même ces actions d’élite, même ces devoirs, quand nous songeons aux nôtres, nous ne devons pas vouloir qu’ils soient des devoirs suffisants ; nous devons les dépasser, les surmonter, les laisser loin derrière nous et nous privilégier dans le devoir.

Or ces devoirs supérieurs, ces surdevoirs, où en prendrons-nous l’idée ? Dans la science des mœurs, je le veux bien, mais — toujours — en y ajoutant quelque chose. Quoi ? Quelque chose qui, sans doute, ne nous serait jamais venu à l’idée si nous ne connaissions pas les mœurs, mais qui nous est inspiré, comme désir, comme aspiration, comme élan vers un mieux, par un mouvement intérieur.


En tout cas, comme on l’a fait remarquer à M. Lévy-Bruhl, cette morale tirée de la science des mœurs serait terriblement conservatrice. Elle empêcherait, elle interdirait tout progrès. Si la moralité consiste à connaître les mœurs de ses contemporains et à s’y conformer, on n’inventera jamais une manière meilleure d’être moral ; on piétinera toujours ; on tournera toujours dans le même cercle.

Mon Dieu, a répondu spirituellement M. Lévy-Bruhl, je ne sais à qui entendre. Les uns me reprochent de détruire la morale, les autres me reprochent de la trop conserver !

On peut lui répliquer : mais, précisément ! Conserver la morale c’est la détruire, puisqu’elle est en son essence un désir d’amélioration ; puisqu’elle est une aspiration vers un mieux ; puisqu’elle contient essentiellement non un être, mais un devenir. Je suis moral, surtout, presque exclusivement, en ceci que je veux être plus moral. M’assigner pour tâche seulement de ressembler à tout le monde, c’est me prescrire d’être ce que je suis et non pas, comme Nietzsche, de devenir celui que je suis ; et non pas, comme la plupart des philosophes, de devenir autre que je ne suis. On peut donc indifféremment vous reprocher de « démolir » la morale et de la conserver ; car, si ce n’est pas la même chose, ce sont choses très analogues.

Votre doctrine conduit à une sorte d’obéissance apathique à la coutume, à l’impossibilité « de procurer ou même de concevoir aucun progrès social, à moins que l’on ne compte sur la « vis medicatrix naturæ », sur la nature faisant toute seule le progrès et l’amélioration, ce qui n’est pas chose démontrée, ni très probable. Il ne peut pas ne pas y avoir un certain fatalisme dans l’homme dominé par la science des mœurs. Il sera toujours l’homme, assez répandu dans le monde, du reste, qui, quand on lui dit : « Que faut-il faire ? » répond : « Il y en a qui font ainsi, d’autres de telle sorte. »

— Mais que faut-il faire ?

— La plupart font comme ceci.

— Mais encore ?

— Il y en a presque autant, du reste, qui font autrement.

— Ah ! quel homme ! » C’est l’homme de la science des mœurs.


On pense bien, si l’on connaît M. Lévy-Bruhl, qu’il a prévu toutes les objections que soulevait son système et qu’il y a répondu très spécieusement. Il a commencé par répondre, même par avance : Remarquez bien que je laisse intacte toute la morale. Cette morale telle que vous la suivez, soit chrétienne, soit stoïcienne, soit kantienne, soit sentimentale, elle reste tout entière ; je serais du reste bien empêché à la vouloir détruire ; et elle continue à vous inspirer. Seulement, à côté d’elle, loin d’elle, même, si vous voulez, j’institue une science des mœurs (et non pas une morale) comme il existe une physique pour étudier la nature. Il n’y a pas substitution d’une chose à une autre, il y a une chose nouvelle et qui manquait, qui est créée et qui en elle-même est éminemment intéressante et qui pourra peut-être, un jour, être utile à la première. La Bruyère ne se substitue pas à Bourdaloue, ni n’en a la prétention. Il fait de la science des mœurs, pendant que Bourdaloue fait de la morale.

M. Lévy-Bruhl a dit cela très souvent au cours de son volume ; mais ici il y a chez lui un peu de flottement. S’il dit cela et vingt fois, il dit aussi : « La science des mœurs ne détruit pas les systèmes de morale… mais elle les remplace » ; il dit aussi : « Une science des mœurs substituée à la morale théorique… » — Et si la science des mœurs, sans détruire la morale théorique, s’y substitue et la remplace, je ne vois pas trop comment elle ne la détruit pas ; elle ne la détruit peut-être pas ; mais ou elle l’élimine, ou elle l’absorbe, et l’on conviendra que c’est à peu près détruire. Non, M. Lévy-Bruhl et ses disciples ont bien dans l’idée que la science des mœurs jouera — au moins un jour — le rôle que jusqu’ici la morale a joué et ils devraient tout simplement en convenir. Un procureur de la République à Dijon, concluant dans une affaire de publications pornographiques, disait, en 1907 : « Les bonnes mœurs sont les mœurs de l’époque où l’on vit. » (Voir La Gangrène pornographique, 1908.) Voilà la morale science-des-mœurs. — Dans une composition de candidate à un brevet pédagogique on a relevé la ligne suivante : « La morale est ce qu’enseignent les mœurs générales d’une époque. » Voilà la morale science-des-mœurs.

M. Lévy-Bruhl a si bien et l’intention de fonder une morale, mettons si vous voulez une règle des mœurs, sur la science des mœurs, et de répondre à l’objection qu’avec cette morale il n’y a pas d’amélioration morale possible, que tout ce que nous venons d’exposer n’est que la moitié de son système et qu’il y a une seconde partie de sa tâche, comme on dit, où il n’est pas moins brillant que dans la première et où nous allons le suivre.

A la science des mœurs il y aura à ajouter, quand le temps en sera venu, quand la science des mœurs sera assez sûre et assez riche, un art de la moralité, et c’est cet art, fondé sur la science, éclairé par elle, qui permettra et qui donnera les améliorations, le progrès dont on nous parle tant et que l’on nous accuse si fort de ne pouvoir ni procurer ni concevoir.

Cet art qui sera un art rationnel, se servant des données de la science des mœurs, comparera les mœurs entre elles, verra celles qui sont bonnes et celles qui sont meilleures, « modifiera, par des procédés rationnels, la réalité morale donnée, comme la mécanique et la médecine interviennent, en vue de ces mêmes intérêts, dans les phénomènes physiques et biologiques » ; suscitera et imposera, au nom de la science sûre où elle s’appuiera, des améliorations diverses et constituera ainsi le progrès moral. « Un art rationnel sera substitué à des pratiques plus ou moins empiriques et illusoires. » Peut-on douter que si nous avions une connaissance scientifique de notre société, c’est-à-dire, d’une part des lois qui régissent les rapports entre les phénomènes, et d’autre part des conditions antérieures dont chacune des séries de phénomènes est le résultat, si nous en possédions en un mot les lois statiques et dynamiques ; peut-on douter que cette science ne nous permît de résoudre la plupart des conflits de conscience et d’agir, de la façon la plus économique à la fois et la plus efficace sur la réalité sociale où nous serons plongés ?… Et grâce à cet art rationnel, la réalité morale pourra être améliorée entre des limites qu’il est impossible de fixer d’avance. »

Par cet « art de la moralité » ajouté à la « science des mœurs », M. Lévy-Bruhl remplit toute la place occupée autrefois par la morale théorique. Il a inventé d’abord une science morale qui par elle-même ne donnait rien, qui ne donnait rien qu’elle-même, c’est-à-dire une chose intéressante, mais sans aucune utilité pratique. Mais dès qu’il y ajoute l’art de la moralité, voilà que la morale théorique, avec tous les préceptes qu’elle tirait de ses axiomes, est remplacée, cette fois elle l’est ; et aussi la science sociale se trouve utilisable et utilisée par les données certaines, par les matériaux sûrs et riches qu’elle donnera à l’art de la moralité. La morale théorique n’a plus à arguer de son utilité pour vouloir rester dans la place. Elle est éliminée parce qu’elle est dûment remplacée ; elle est éliminée parce que deux personnages prennent son office, le remplissent tout entier et le remplissent mieux. Grâce à cet auxiliaire qui s’appelle l’art de la moralité, la morale science-des-mœurs a bataille gagnée. Blücher apparaissant, de vaincu Wellington passe vainqueur.

A cela deux objections, la première de peu d’importance : Vous reconnaissez vous-même que la science des mœurs est encore à faire et qu’il se passera beaucoup de temps avant qu’elle soit à moitié faite. Vous reconnaissez d’autre part que l’art de la moralité ne peut entrer en fonctions que quand la science des mœurs sera faite, ou à très peu près. D’ici ce temps éloigné, quelle sera la règle des mœurs ou quelles seront les règles des mœurs ? Nous voilà immobilisés en l’attente d’un Messie. Heureux seront nos neveux : ils sauront ce qu’ils doivent faire ; malheureux nous sommes, qui savons seulement que d’autres sauront ce qu’ils doivent faire.

Réponse : Ce serait déjà très beau, peut dire M. Lévy-Bruhl, de savoir qu’en nous appliquant à la science des mœurs nous travaillons à permettre à l’art moral de naître, qu’en nous appliquant à la science des mœurs nous travaillons aux soubassements du « majestueux édifice moral », comme dit Kant. Ensuite vous avez pour vous conduire la morale telle qu’elle existe en ce moment et que l’on doit considérer comme une morale provisoire : « Là où la science ne peut pas encore diriger notre action et où la nécessité d’agir s’impose, il faut s’arrêter à la décision qui paraît aujourd’hui la plus raisonnable d’après l’expérience passée et l’ensemble de ce que nous savons… Nous ne vous disons pas : « Abstenez-vous tant que la science ne sera pas faite », nous vous disons : « Le mieux serait, ici comme ailleurs, de posséder la science de la nature pour intervenir dans les phénomènes à coup sûr, quand il le faut et dans la mesure où il faut ; mais, jusqu’à ce que cet idéal soit atteint, s’il doit jamais l’être, que chacun agisse selon les règles provisoires les plus raisonnables possibles. » — Accordé.

Seconde objection : Nous sommes au XXXIIIe siècle. La science morale est constituée, l’art moral a commencé à fonctionner. La science des mœurs constate les mœurs, l’art moral les juge, les dirige et les améliore. Mais comment les juge-t-il pour les diriger et les améliorer ? Dans quel esprit ? Avec quel critérium ? Sur quel principe ? Car la science des mœurs ne lui fournit ni principe, ni critérium, ni esprit. Elle ne connaît que des faits et des rapports entre les faits, et elle ne fournit à l’art de la moralité que des faits et des rapports entre des faits, absolument rien de plus. Avec quoi l’art moral va-t-il juger les mœurs pour les diriger et les faire meilleures ? Même, comment saura-t-il ce que c’est que le meilleur ? Quel sens ce mot aura-t-il pour lui ? Ce mot n’aura un sens que si l’art moral a en lui-même, puisée en lui-même, une notion du bon, du mauvais, du meilleur, du pire. Mais alors il a lui-même un esprit, un critérium, un principe ! Mais alors il est une morale théorique, tout simplement ! Du moment que vous instituez un art de la moralité, c’est une morale théorique que vous instituez. Du moment que vous instituez quelque chose qui estime, qui juge, qui préfère, qui décide de la valeur des actes, qui couronne les uns, qui condamne les autres, qui élimine les uns, qui conserve les autres et qui, par cet ensemble d’opérations, améliore l’état général des mœurs ou prétend l’améliorer, ce quelque chose, quelque nom que vous lui donniez, et vous avez beau l’appeler art et non dogme, est une morale théorique comme celle de Zénon ou d’Épicure, ou de Kant.

Et, comme la morale la plus authentiquement du monde morale théorique, ce quelque chose est forcé d’avoir son principe, son idée générale d’après laquelle il établit tous ses jugements particuliers, toutes ses leçons, tous ses préceptes.

— Il ne donnera ni leçons, ni préceptes !

— La belle affaire ! Qu’importe ? Il ne prescrira pas, mais il proscrira. Or proscrire c’est prescrire. Il ne dira pas : « il faut faire cela », mais il décidera que telle coutume est mauvaise ; c’est prescrire l’autre, celle qui remplacera celle-là.

— Il y a pourtant une différence entre un art et un dogme, sans cela il n’y aurait pas deux mots. Notre art ne commandera pas ; il n’intimera pas des ordres ; il n’organisera pas autour de lui une religion ou quasi-religion, comme font toutes les morales qui réussissent, et même les autres ; il procédera par lentes pressions sur l’opinion publique, par propagande, par exhortations et conseils…

— Autrement dit ce sera une morale persuasive et non une morale impérative, je le reconnais parfaitement ; effaçons l’assimilation que j’en faisais à la morale de Kant ; maintenons l’assimilation que j’en faisais à la morale de Zénon ou d’Épicure. Ce sera une morale persuasive ; mais ce sera une morale théorique et elle ne pourra pas ne pas être une morale théorique. Art tant que l’on voudra ; mais est-ce que les arts n’ont pas et ne sont pas obligés d’avoir leur théorie et leurs idées générales et leurs principes ? Est-ce que la médecine, à laquelle vous comparez très souvent, et avec raison, votre art de la moralité, n’a pas ses théories et ses idées générales et ses principes ? L’art moral sera une morale persuasive comme toutes les morales de l’antiquité, mais ce sera très bien et forcément une morale, toute une morale, avec son principe qu’elle aura tiré d’elle-même, tout comme le stoïcisme, sa voisine, la science des mœurs, étant absolument incapable de lui en fournir aucun.

Je dirai même que, quoique persuasive et ne pouvant pas être plus, cette morale sera amenée à, du moins, se donner des airs très normatifs, à cause de ce voisinage de la science des mœurs. La science des mœurs ne lui fournira point ses principes et ne pourra lui en fournir aucun ; mais elle l’instruira, elle lui donnera des faits et des statistiques et, à cause de cela, l’art moral se déclarera scientifique, prétendra avoir reçu de la science son principe, ses idées directrices — le croira, du reste, très naturellement — et se déclarera scientifique elle-même, se nommera art-moral-scientifique et se donnera toute l’autorité un peu insolente que se donne tout ce qui est scientifique ou qui croit l’être. L’art moral ne sera pas impératif ; mais pour rébarbatif, je gagerais qu’il le sera.

En tout cas, en appelant un art de moralité à la suite — et au secours — de la science des mœurs, c’est nécessairement une morale théorique que vous provoquez à naître.

M. Lévy-Bruhl a prévu cette objection, comme il les a prévues toutes, et y répond très fortement, comme toujours : « Améliorer les mœurs, me dira-t-on ? Quel sens peut avoir ce terme dans une doctrine telle que la vôtre ? Vous jugez donc de la valeur des règles d’action au nom d’un principe qui leur est extérieur et supérieur ? Vous revenez donc au point de vue de ceux qui, au nom de la morale, distinguent de ce qui est ce qui doit être ? — Point du tout… On conçoit très bien que la réalité donnée puisse être améliorée sans qu’il soit nécessaire d’invoquer un idéal absolu… Le sociologue peut constater dans la réalité sociale actuelle telle ou telle « imperfection » sans recourir pour cela à aucun principe indépendant de l’expérience. Il lui suffit de montrer que telle croyance par exemple ou telle institution sont surannées, hors d’usage et de véritables impedimenta pour la vie sociale… Prenons, par exemple, la répression des actes criminels. Il y a cinquante ans, la théorie la plus répandue voyait dans la peine surtout une réparation du dommage apporté à l’ordre social. Aujourd’hui les théories utilitaires prédominent. Mais supposons que les sciences de la réalité sociale aient fait des progrès suffisants et que nous connaissions d’une façon positive les conditions physiologiques, psychologiques et sociales des différentes sortes de délits et crimes : cette connaissance ne fournira-t-elle pas des moyens rationnels et qui ne seront plus en discussion, non pas, sans doute, de faire disparaître les crimes, mais de prendre les mesures, soit répressives, soit préventives, les plus propres à les réduire à leur minimum ?… »

Voilà qui est raisonné, si bien que j’apporterai un autre exemple à l’appui de ce raisonnement. L’esclavage aurait pu être aboli sans aucune considération morale. Il aurait suffi qu’un économiste démontrât aux propriétaires d’esclaves, ou que les propriétaires d’esclaves comprissent d’eux-mêmes, que le travail libre rapporte plus et coûte moins que le travail esclave, ce qui est la vérité même et ce qui est chose où n’entre pas un atome de moralité et ce qui est chose qui, même, contient une immoralité de premier ordre. Et par parenthèse un historien me montrerait que c’est précisément sur des considérations de ce genre qu’en réalité l’esclavage a été aboli, que je n’en serais pas autrement surpris. L’intelligence d’un mieux matériel, amenée par des statistiques et par une interprétation sensée des statistiques, suffit donc pour réaliser une amélioration matérielle, je le reconnais, et une amélioration matérielle qui peut coïncider et se confondre avec une amélioration morale, je le reconnais encore.

Mais une amélioration purement morale, celle-ci par exemple : se sacrifier pour son pays ; celle-ci par exemple, moins ambitieuse : préférer sa dignité à son bénéfice ; celle-ci par exemple : dire, avec risques, ce qu’on croit vrai ; celle-ci par exemple : préférer n’avoir pas une place que la devoir à l’intrigue ; je voudrais bien savoir quelles statistiques très bien faites et très intelligemment interprétées pourront l’inspirer à l’art de la moralité. Absolument aucune. Les statistiques intelligemment interprétées inspireront à l’art moral rationnel des vérités sociologiques et des améliorations sociologiques, des vérités de bonne police et des améliorations de bonne police ; des vérités morales jamais, des améliorations morales, jamais ; ou du moins elles lui inspireront les vérités morales déjà pratiquées ; mais des vérités morales nouvelles, jamais, et par conséquent des améliorations morales, jamais.

Par exemple elles lui enseigneront très bien qu’il ne faut pas tuer son père et sa mère ; car le nombre des gens qui tuent leur père et leur mère est sensiblement moins grand que celui des gens qui ne les tuent pas, et voilà de la statistique qui, intelligemment interprétée, peut amener à ce précepte : ne tuez ni votre père ni votre mère.

Mais les statistiques de la science des mœurs n’enseigneront jamais à l’art moral rationnel de recommander de se sacrifier pour la vérité ou pour l’honneur ; car le nombre des gens qui ne se sacrifient point pour telles choses est un peu supérieur à celui des gens qui se sacrifient pour elles.

L’erreur de M. Lévy-Bruhl, qu’il a parfaitement aperçue, n’en doutez pas, est d’avoir confondu les améliorations sociologiques, lesquelles peuvent être parfaitement réalisées par science et intelligence, par savoir et comprendre, avec les améliorations morales qui ne peuvent pas être dictées par les faits, qui ne peuvent être qu’éclairées par les faits et l’intelligence des faits.

Voilà pourquoi il a raison dans ses exemples qu’il choisit dans l’ordre des faits sociologiques, et même dans le mien que je choisis dans l’ordre des faits économiques, et tort cependant dans ses raisonnements. Il dit : « la réalité donnée peut être améliorée sans qu’il soit nécessaire d’invoquer un idéal absolu… » Un idéal absolu, non ; mais un idéal, si, et absolument ; car la réalité donnée ne porte pas en soi son amélioration et de rien on ne tire rien. Il faut bien, quand il s’agit, non de la valeur économique de quelque chose, mais de sa valeur morale, le comparer, non à lui, qui ne donne rien, mais à un autre quelque chose qui le dépasse ou que nous trouvons qui le dépasse : idéal, non pas idéal absolu, mais idéal ; pensée qui est pensée à propos des faits, mais par delà les faits.

« Le sociologue peut constater dans la réalité sociale actuelle telle ou telle imperfection, sans recourir pour cela à aucun principe indépendant de l’expérience. » — « Imperfection. » Alors votre sociologue reconnaîtra une imperfection sans avoir idée du parfait ? Comment fera-t-il ? Sans avoir l’idée du meilleur, qui ne lui est pas, sans doute, suggéré par la chose à améliorer ? Comment fera-t-il ? — « Aucun principe indépendant de l’expérience. » Comment prendra-t-il dans l’expérience un principe destiné à surmonter l’expérience et capable de la surmonter ? En vérité, je ne comprends plus du tout. — « Il lui suffira de montrer que telle coutume est surannée… » A quoi voit-on qu’une coutume est surannée ? En voilà un critérium ! A ce qu’elle est antique ? L’habitude de nourrir ses enfants est tellement antique qu’elle doit être surannée. — Eh ! non ! A ce qu’elle est en désaccord avec les autres coutumes, incohérentes avec elles et par conséquent faisant impedimentum. A la bonne heure ; mais entre deux coutumes incohérentes et impedimenta l’une de l’autre, laquelle est l’impedimentum à supprimer ? Il y a de nos jours le suffrage universel ; sens du suffrage universel : les chefs doivent être choisis par les inférieurs ; et il y a l’administration, la magistrature, l’armée, toutes les hiérarchies ; sens des hiérarchies : les chefs sont nommés par les chefs supérieurs. Ces deux institutions sont incohérentes, sont impedimenta l’une de l’autre. Lequel des deux impedimenta est à supprimer ?

Non, la réalité sociologique elle-même n’a pas en elle de quoi indiquer toutes les améliorations dont elle est susceptible ; et la réalité morale n’a rien en elle qui puisse indiquer les améliorations dont elle est susceptible ; et il est nécessaire, si l’on se fait fort d’améliorer, d’avoir recours à quelque principe, que je ne dis nullement qui doive être absolu, que je ne dis nullement qui doive être séparé et coupé de l’expérience, mais qui doit en être « indépendant » pour qu’il la dépasse.

L’art moral rationnel aura son principe à lui, ou il ne sera pas ; l’art moral rationnel sera autonome ou il ne sera pas ; l’art moral rationnel sera rationnel, précisément, ou il ne sera pas. Et s’il a son principe il lui, s’il est autonome, s’il est rationnel et non uniquement expérimental, il sera une morale théorique comme toutes celles auxquelles nous sommes habitués.

M. Lévy-Bruhl a si bien compris cela lui-même, subconsciemment, qu’il assimile quelque part « la conscience commune » à son « art moral rationnel », ce qui équivaut à assimiler son « art moral rationnel » à la conscience commune. Il dit : « La conscience commune de chaque époque ne considère pas la morale pratique comme une réalité donnée, mais comme une expression de ce qui doit être. Le fait même qu’elle se manifeste sous la forme de commandements et de devoirs prouve assez qu’elle ne croit pas simplement traduire la réalité naturelle ; mais qu’elle prétend la modifier. Par cette prétention elle semble vraiment tenir la place de l’art moral que nous cherchons. Et ce n’est pas une pure illusion ; elle en tient en effet quelque peu la place, dans la mesure où elle exerce sur cette réalité une action qui la modifie. »

Donc votre art moral, c’est reconnu, ne sera pas autre chose que la conscience commune telle que nous la voyons fonctionner dans son double rôle de greffier des mœurs et de juge des mœurs, de personnage qui connaît les mœurs et qui aussi prétend les juger pour les faire plus belles.

— Certainement, répond M. Lévy-Bruhl ; seulement mon art moral sera un greffier informé et un juge éclairé. La conscience commune actuelle est un art préscientique et mon art moral sera un art postscientifique.

— J’entends bien ; mais croyez-vous que la conscience morale actuelle ne s’éclaire aucunement, sinon de la science des mœurs qui n’est pas encore constituée, du moins de la connaissance des mœurs ? Elle s’en sert tout autant qu’elle peut et par conséquent elle est juste, en son temps, ce que votre art moral sera au sien. — Et d’autre part, croyez-vous qu’à votre art moral il suffira d’être plus éclairé que n’est la conscience commune actuelle pour n’avoir besoin que d’être éclairée en effet, par la réalité ? Il sera, proportions gardées, à un degré supérieur de connaissances, exactement dans la position de la conscience commune d’à présent par rapport à la science des mœurs d’à présent. La commune conscience d’à présent connaît et, pour dépasser ce qu’elle connaît, elle a besoin d’inventer. L’art moral connaîtra davantage ; mais pour dépasser ce qu’il connaîtra il aura besoin d’inventer lui aussi. Votre assimilation, très fine et très juste, de la conscience commune à l’art moral, assimilant l’art moral à la conscience commune, ne sert qu’à éclairer d’une vive lumière ce que sera l’art moral futur. Il sera une morale théorique, ayant plus ou moins le caractère et la couleur théorique, selon le tour d’esprit de ceux qui le formuleront, mais il sera une morale théorique se renseignant auprès de la science des mœurs pour savoir, y ajoutant quelque chose qu’elle inventera, pour juger, pour préférer, pour améliorer.

C’est qu’il y a une lacune dans la conception très belle et très large déjà de M. Lévy-Bruhl. C’est que la morale est une science, et un art, et un sentiment. Elle est une science. Elle doit connaître ; elle doit connaître le plus grand nombre possible de faits moraux, et c’est dire de faits humains. Si elle ne connaissait rien, elle ne serait pas. Je ne développerais pas ce truisme.

Elle doit être un art ; elle doit guérir l’humanité ; elle doit la faire plus saine, plus forte, plus grande et plus belle ; elle doit la sculpter dans le sens du beau :

Et dans l’informe bloc des sombres multitudes
La pensée en rêvant sculpte des nations.

Mais avec quoi sculptera-t-elle ? Qu’est-ce qui dirigera son ciseau, ses mains ? Ce qu’elle sait ? Mais ce qu’elle sait, c’est le bloc informe lui-même ; elle ne sait que cela ; elle n’a que cela devant elle ; comment le bloc lui mettra-t-il dans la pensée la forme de ce qu’il doit devenir, la forme de la statue ? D’aucune manière. La voilà impuissante. La morale-science est impuissante ; elle n’est que la réalité sue ; elle ne peut rien, qu’être satisfaite de savoir. La morale-art est impuissante ; elle n’est qu’un désir que la réalité soit autre. La morale-science et la morale-art peuvent rester éternellement l’une en face de l’autre à se regarder. Pour qu’elles aient prise l’une sur l’autre, il faut qu’un sentiment intervienne qui mette dans la pensée de la morale-art ce qu’elle veut faire du bloc, l’idée de l’amélioration qu’elle veut poursuivre, la forme de la statue.

Je dis pour qu’elles aient prise l’une sur l’autre. Car non seulement la morale-art n’aura aucune prise sur la morale-science si un sentiment n’intervient pas dans la morale-art ; mais, même, dans ce même cas, la morale-science n’aura aucune prise sur la morale-art. Je veux dire que la morale-art ne s’intéressera aucunement à la morale-science, à la réalité morale. Supposez — car cela ne s’est jamais vu — que la morale-art soit en face de la réalité morale, avec un désir qu’elle soit autre, mais sans aucun sentiment la poussant à vouloir que la réalité morale soit autre de telle façon ou de telle autre. La morale-art ne s’occupera pas le moins du monde de la réalité morale ; elle la constatera laide et voilà tout. La morale-art ne s’intéresse à la réalité morale qu’autant qu’elle est poussée, par tel ou tel sentiment, à la transformer. Le sculpteur qui n’aurait pas l’idée de faire une Vénus, à cause de son sentiment du beau, ne s’occuperait jamais de la terre glaise. Pour mieux dire, sans un sentiment que la réalité ne peut pas lui donner, qu’elle ne peut qu’exciter en elle, la morale-art n’existerait pas du tout. Donc sans un certain sentiment, très puissant, très énergique, très suggestif et très impérieux, s’interposant en quelque sorte entre la morale-science et la morale-art, la morale-science ne sert à rien et la morale-art n’existe pas.

Ce sentiment peut être celui-ci ou celui-là. Ce peut être le sentiment de la dignité humaine comme chez les stoïciens, le sentiment de l’ordre et de la modération comme chez les académistes, le sentiment du bonheur, du souverain bonheur, comme chez les épicuriens, le sentiment de la charité, de l’amour comme chez les chrétiens, le sentiment de quelque chose à respecter comme chez les kantistes mais il faut qu’il y en ait un.

Dès lors tout se tient. La science morale sert à quelque chose de plus qu’à la satisfaction de la curiosité ; elle devient utilisable ; l’art moral s’intéresse à la réalité morale et même en est furieusement avide, car il veut savoir tout ce qu’il a à réparer et l’art moral a une œuvre à faire, modifier la réalité morale dans le sens du sentiment qui le possède ; la morale est science, art et sentiment, c’est-à-dire tout ce qu’il faut qu’elle soit pour qu’elle soit.

Mon avis sur l’art moral, c’est qu’il est à faire, presque tout entier, je le reconnais, n’étant qu’ébauché ou esquissé soit dans la conscience commune, soit dans les morales théoriques, qui ne sont guère que des systématisations, à un point de vue ou à un autre, de la conscience commune elle-même. Mon avis est donc qu’il est à faire, comme M. Lévy-Bruhl le dit ; mais il se fera sur la science des mœurs constituée et sur un sentiment qui sera venu dans le cœur de l’homme, non pas du spectacle, mais au spectacle de la réalité morale, et sur une théorie nette que les penseurs auront tirée de ce sentiment, autrement dit sur ce sentiment traduit en formules précises.

Superposer l’art moral à une théorie, qui se sera superposée à un sentiment, lequel travaillera sur les données de la science des mœurs, voilà la pyramide.

L’art, qui est habileté, adresse, inventions de détail, a besoin d’une théorie très nette qui le guide ; c’est sa ligne ; c’est son axe ; la théorie, en choses morales, n’est que la réduction d’un sentiment à son essentiel précis (abstine, sustine) ; la science n’est que le donné des faits à élaborer, la présentation des matériaux.

Telle est mon opinion sur cette morale science-des-mœurs. Cette morale est volontairement incomplète. Elle élimine de l’éthique un élément si essentiel qu’il me paraît en être le cœur ; elle élimine de l’éthique ce qui fait de l’éthique une morale et c’est-à-dire ce qui la fait vivante.

Je lis dans le Traité d’éducation de Schwartz cette remarque très terre à terre, mais très juste à mon avis : « Pour l’homme peu éclairé, ce qui convient est la mesure de ce qui est bon. Il distingue le bien et le mal d’après les mœurs et l’opinion d’autrui ; un sentiment confus lui rend cette habitude sacrée, et quand il l’a une fois contractée, la vertu consiste pour lui dans la soumission aux règles établies. C’est lorsqu’il commence à réfléchir lui-même sur la morale qu’il ramène ses idées de vertu à des principes immuables et qu’il rectifie peu à peu les décisions de ce sentiment intérieur [le respect des règles établies par autrui] et il ne laisse pas d’éprouver toujours une certaine répugnance quand il faut en venir à une action extraordinaire et désapprouvée du public. »

C’est pour cela que, malgré toutes les précautions prises par M. Lévy-Bruhl ; et ne disons pas précautions, ce qui serait injurieux et une injure bien injuste ; c’est pour cela que malgré le complément, jugé par lui indispensable, que M. Lévy-Bruhl, par son art de la moralité, donne à la morale science-des-mœurs, cette morale a semblé à tous, partisans et adversaires, un simple retour à Hobbes, dont pourtant elle diffère très fort. Cela tient à ce que l’insuffisance radicale de l’art moral pour remplacer les morales théoriques a éclaté si évidente que de l’art moral on n’a point tenu compte et qu’on a réduit la doctrine à n’être que l’intronisation pure et simple de la science des mœurs pure et seule. Le livre de M. Lévy-Bruhl est intitulé la Morale ET la science des mœurs ; et ce et est bien important ; tout le monde a traduit par la morale-science-des-mœurs ou par morale = science des mœurs. C’est un contresens ; mais le contresens était facile. Il était même plus facile après avoir lu le livre qu’après avoir lu le titre. Le livre par l’importance, je ne dis pas exagérée, mais prédominante, qu’il donne à la science des mœurs et surtout par son impuissance à montrer l’art moral comme capable de remplacer, même dans un avenir éloigné, les morales théoriques, menait le lecteur à cette conclusion à accepter ou à rejeter : il n’y a que la science des mœurs ; et par conséquent la morale réelle c’est la morale tirée de la réalité, connaître les mœurs, en noter la moyenne et se conformer à cette moyenne.

C’est aussi peu que possible l’opinion de l’auteur ; mais son livre mal compris y mène et il ne pouvait guère être que mal compris.

Et c’est ainsi qu’une doctrine pleine de respect pour la morale telle qu’elle existe sous ses différentes formes, et pleine d’aspirations à une morale plus élevée et plus parfaite, a paru généralement une démission de la morale. Elle n’est qu’une façon de comprendre la morale qui prête à douter qu’il soit possible de la constituer solide, vivace, efficace et féconde.

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