La démission de la morale
CHAPITRE III
LE NÉO-KANTISME
Le kantisme, surtout comme religion morale, a eu un succès merveilleux en Europe et particulièrement en France pendant un siècle. Il flattait deux sentiments qui ne sont contraires qu’en apparence : le désir d’une morale indépendante des religions, le besoin d’une religion ; ces deux désirs étaient dans le kantisme, conciliés par l’apparition d’une morale qui était une religion elle-même.
Les néo-kantistes français, qu’on aurait dû appeler simplement les kantistes, car ils n’ont vraiment point renouvelé Kant, s’appliquèrent surtout à deux choses : 1o élargir et attendrir un peu la doctrine kantienne ; 2o lui donner un caractère plus pratique, en lui trouvant un criterium nouveau, ou plutôt en démêlant plus précisément et en affirmant plus énergiquement le criterium qu’elle contenait.
Ils ont élargi et attendri un peu la doctrine morale de Kant. Celle-ci se réduisait et se restreignait strictement à l’affirmation de l’obligation morale. Les néo-kantiens ont affirmé de tout leur cœur cette obligation ; ils ont eu « la foi morale » et ils ont affirmé le plus chaudement du monde qu’il fallait l’avoir ; mais ils n’ont pas repoussé les appuis et les apports que pouvaient donner à cette foi les considérations sentimentales et les considérations esthétiques.
Renouvier fait comme des concessions à la morale sentimentale, disons mieux, il la prend comme une alliée ou comme une servante précieuse de la morale du devoir. Elle sera comme Marthe autour de Jésus : « C’est un fait psychologique véritable que la présence de la sympathie au nombre des éléments qui portent l’homme à des actes favorables au bonheur d’autrui… [La sympathie] fournit un mobile du bien commun et vient à l’appui de la loi morale, de quelque façon qu’on la définisse. Pour nier cela, il faut, ou mutiler la nature sensible, ou admettre que certains éléments fondamentaux de cette nature n’interviennent pas ou devraient ne pas intervenir là précisément où la place en est marquée dans l’ordre mental. Devraient ne pas intervenir dans l’acte vraiment moral, c’est la thèse de Kant, qui… juge que les passions même les plus nobles, en se joignant au mobile rationnel, abaisseraient la vertu. Rien n’était mieux fait pour nuire à la diffusion des principes de Kant que de demander, si inutilement pour le fond de sa théorie, si vainement vis-à-vis de l’homme comme il est… que l’action moralement bonne fût absolument exempte de passion… Dès qu’un acte est fait par raison et par devoir, si la bienveillance et la sympathie existent aussi, il doit se faire aussi par bienveillance et sympathie… Et dès qu’un acte est fait par bienveillance et sympathie, la raison et le devoir étant présents… il ne doit se faire aussi que si la raison et le devoir l’autorisent… En ce sens l’action moralement bonne se fait certainement par devoir et au fond on pourrait aller jusqu’à dire, avec Kant, qu’elle se fait uniquement par devoir, s’il était permis d’entendre par là que, se faisant aussi par passion, elle ne se ferait pourtant pas dans le cas où il y aurait devoir contraire. »
Donc agissez par devoir ou par passion bonne ; mais, quand vous agissez par devoir soyez tranquilles et assurés de ne point errer ; quand vous agissez par passion bonne, assurez-vous bien que le devoir approuve. Le Devoir sera tantôt agent de votre acte, tantôt contrôleur de votre acte et toujours il sera présent, et il est nécessaire, mais il suffit, que toujours il soit présent.
C’est ce que j’appelle un élargissement et un adoucissement de la morale de Kant, qui emprisonne dans le devoir. Dans la prison kantienne Renouvier ouvre une fenêtre qui au moins laisse entrer les brises tièdes qui viennent du cœur.
C’est de quoi Renouvier se croit autorisé pour définir le sens moral : « une combinaison naturelle de la sympathie et du penchant social, qui en est la suite, avec la raison. »
Mais — et c’est ici la pensée la plus neuve que je rencontre dans cette Science de la morale, qui serait du reste un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain si le manque de composition n’en faisait un fourré exaspérant — mais la sympathie a pour triste contre-partie la nécessité, pour vivre avec nos semblables, ce que la sympathie commande, d’être méchants, ce que la sympathie déplore avec désespoir. Il y a une « solidarité du mal ». Elle apparaît dès que l’homme sort de sa caverne et même, souvent, quand il y reste, dès qu’il est en contact avec les animaux. En effet, « les animaux, par le fait qu’établit entre eux la loi naturelle, ne tendent pas seulement à nous faire perdre le respect de la nature ; la fatalité de leur lutte pour la vie, cette loi de la dévoration mutuelle des vivants, la douleur prodiguée, les fins multipliées, contraires, en apparence manquées, ne sont pas seulement pour nous l’exemple du désordre, l’incitation au mal et le scandale de la raison ; mais notre propre conservation matérielle et par suite nos fins les plus élevées se trouvent en jeu dans la guerre universelle. Attenter à la vie des animaux, ce n’est que faire ce qu’ils se font et qu’ils nous font, et c’est souvent une nécessité de défense. »
Cette solidarité du mal, nous la retrouvons dans la société humaine. Nous sommes très vite convaincus par des exemples indiscutables qu’être bons, non seulement c’est être dupes, mais c’est créer le mal en l’encourageant et que par suite nous devons faire le mal en nous défendant et quelquefois même nous défendre d’avance, pour n’être pas attaqués au moment de notre plus faible possibilité de défense. Nous sommes donc méchants parce qu’il y a des méchants et nous devons l’être.
Nous sommes solidaires ; et, parce que nous sommes solidaires, nous devons faire le bien et, parce que nous sommes solidaires, nous devons faire aussi le mal ; et il y a une solidarité inévitable du mal, comme il y a une solidarité obligatoire du bien, et nous ne pouvons pas agir selon la formule kantienne : « agir toujours de telle sorte que notre acte pût être érigé en règle universelle de conduite » ; car si nous agissions ainsi nous serions écrasés, même par une minorité, et par conséquent non seulement agir ainsi serait un suicide, mais encore ce serait détruire, en nous détruisant, les agents du bien et supprimer le bien lui-même, acte de suprême immoralité.
Agissez donc maintenant selon la morale sentimentale et même selon le criterium de la morale du devoir !
Mais ici la morale du devoir intervient en son fond même, quitte à modifier son criterium, et nous dit qu’il faut pratiquer la bonté jusqu’au point où « la nécessité manifeste » de notre existence et de notre établissement sur la terre et dans la société ne nous force pas d’y déroger. Le devoir d’être méchant s’impose dans les limites où la méchanceté n’est que contre-méchanceté indispensable ; et le criterium célèbre se modifie ainsi : « Agis toujours de telle façon que ton acte pût être érigé en règle universelle de la société telle qu’elle est organisée autour de toi. » Et il est certain qu’il faudrait que dans la société où nous sommes placés il n’y eût de mal que contre le mal, moyennant quoi le mal n’existerait pas du tout.
Les néo-kantiens n’ont pas repoussé non plus les appuis et les apports que peuvent donner à la foi morale les considérations esthétiques. Ils ne vont point, comme ont fait certains, jusqu’à penser que l’attrait du devoir est sa beauté même, que l’impératif est une séduction, que la morale nous impose par le beau qu’elle contient et que la morale rentre en définitive dans l’esthétique ; mais ils considèrent que le beau moralise, selon la théorie d’Aristote, qu’il « purge de leurs parties peccantes » les passions qu’il représente, qu’en un mot il épure la sensibilité en même temps qu’il l’excite et qu’il la satisfait.
Par exemple, les passions de l’amour, non éprouvées réellement par nous, mais vues par nous sur le théâtre, éprouvées artistiquement par nous, ne nous laisseront que la pitié pour ceux qui les éprouvent devant nos yeux, ne nous laisseront que la sensibilité sympathique, laquelle peut être et doit être un bon auxiliaire de la loi morale.
Ainsi la sensibilité aide la loi morale ; et l’art, en purifiant la sensibilité, fait la sensibilité plus propre à aider la loi morale, aide la sensibilité à aider le devoir.
Si parfaitement convaincu que je sois de l’erreur de cette doctrine, il ne m’était guère permis de ne pas la noter comme une partie importante de l’enseignement néo-kantien, comme une marque de la tendance de cette école à adoucir l’austérité de la religion d’où elle dérive.
Plus essentiel à mes yeux et aux siens sans doute est le tour — car ce n’est que cela — que l’école néo-kantienne a donné à la pensée du maître. Il consiste, comme Guyau l’a très bien démêlé, en trois affirmations, comme il est naturel quand il s’agit d’une foi :
Affirmation du devoir, comme d’une chose qui n’est pas à démontrer, qui ne peut pas être démontrée et qui ne doit pas être démontrée, ce qui prétendrait la démontrer ne pouvant que l’affaiblir et elle-même étant ce qui démontre tout et par conséquent ce qui n’est démontré par rien. Et ceci est le pur kantisme et nous n’y reviendrons pas.
Affirmation qu’il est moralement meilleur de croire cette chose que de croire autre chose ou de ne rien croire, et que d’une façon générale, le vrai est ce qu’il est bon de croire pour notre développement moral.
Affirmation que cette foi morale est au-dessus de toute discussion, puisqu’il y aurait immoralité à discuter ce qui nous sert précisément à distinguer le vrai du faux, puisque c’est le bon qui est criterium du vrai et puisque, par conséquent, ce n’est pas l’évidence de vérité qui va être juge de l’évidence de moralité, alors qu’il est posé en principe que c’est l’évidence de moralité qui est juge de l’évidence du vrai.
Ces deux dernières affirmations ont fondé ce qu’on a appelé depuis le pragmatisme. Le pragmatisme consiste à assurer énergiquement qu’une idée est vraie si elle est bonne et qu’on voit si elle bonne par ses résultats ; — qu’une idée vraie, si elle n’est pas bonne, n’a pas le droit d’être vraie, et pour parler mieux, n’est pas vraie, ne contient qu’une apparence de vérité.
Car enfin qu’est-ce que le vrai ? C’est ce qui est évident. Qu’est-ce qui est évident pour l’homme, si ce n’est que ce qui lui est funeste doit être repoussé par lui ? Le vrai et le bien se confondent donc absolument pour l’homme. Le vrai sera ce qu’il vaudra hors de l’humanité ; mais le vrai humain c’est le bien et ce ne peut pas être autre chose.
Remarquez-vous une habitude du parler populaire ? Il dit, par exemple : « L’honnêteté, il n’y a que cela de vrai. » Il dit : « que cela de vrai ». Il confond vérité et excellence morale ; ou il confond vérité avec bonheur individuel et bonheur social et bonheur humain. Il a parfaitement raison : la vérité humaine c’est ce qui comporte le bonheur de l’homme.
Voyez encore comme nous agissons. Nous agissons avec une pleine conviction de notre libre arbitre. Est-ce une vérité ? Rien n’est plus douteux. Rationnellement bien des choses démontreraient plutôt que c’est une erreur. Nous agissons pourtant comme sous la contrainte d’une vérité indiscutable, puisque nous nous croirions fous si nous ne croyions pas agir comme nous voulons.
Qu’est-ce à dire ? Que le libre arbitre est une vérité humaine. Partout ailleurs que chez nous il peut être une erreur, chez nous il est une vérité ; il est notre vérité. Le philosophe qui n’y croit pas, y croit dès qu’il délibère. Cela veut dire que comme philosophe il n’y croit pas ; mais que comme homme il y croit absolument. Vérité humaine. Erreur si l’on veut, mais disons comme Nietzsche : « Quelles sont en dernière analyse les vérités de l’homme ? Ce sont ses erreurs irréfutables. »
Nous appellerons vérités humaines les erreurs par lesquelles l’homme vit et sans lesquelles il ne peut vivre, et à parler sans raffinement, ce sont bien là des vérités, puisque c’est non seulement ce qu’on ne réfute pas, mais ce qui ne trompe pas, tandis que le reste trompe.
— Ne cherchera-t-on donc pas la vérité en soi ? — On la cherchera tant qu’on voudra si l’on veut se donner le plaisir tout esthétique d’idées qui se tiennent, qui font corps et dont les unes ne détruisent pas et ne combattent pas les autres. C’est plaisir d’artiste. Mais quand on voudra une philosophie pratique (d’où le mot pragmatisme), on partira de notre principe qui est en même temps un criterium : le vrai c’est le bien, et ce qui indique la vérité d’une idée c’est le bien qu’elle contient.
Du reste, nous ne savons pas — et vous, savez-vous bien ? — ce que c’est qu’une vérité en soi. Une vérité n’est vérité que quand, d’abord s’imposant par l’évidence qu’elle porte en elle, de plus elle n’est contredite victorieusement ou gravement par rien.
Or votre vérité, que vous avez trouvée par l’instrument de votre raison, de deux choses l’une : ou son évidence rationnelle est d’accord avec l’évidence morale, et alors est-elle vôtre, ou est-elle nôtre ? Elle est à nous deux, et ni ce n’est son évidence rationnelle qui la constitue à l’état de vérité, ni ce n’est son évidence morale ; c’est toutes les deux ; c’est l’accord même entre ces deux évidences. — Ou, évidente rationnellement, elle est contredite par l’évidence morale, et alors elle est une vérité contredite ; elle est une vérité contre laquelle il y a quelque chose de vrai ; et elle n’est plus une vérité.
Nous sommes donc autorisés à chercher le criterium du vrai dans le bien ; tout au moins le criterium du vrai humain, et c’est tout ce qui importe à des hommes.
— Autrement dit, vous biffez net toute philosophie et, comme l’a dit l’un des vôtres, le « pragmatisme n’est pas une philosophie, il est une preuve qu’il ne faut pas philosopher » ; ou vous pouvez vous appliquer le mot de Pascal : « se moquer de la philosophie c’est vraiment philosopher ».
— En quoi cela ? Nous bâtissons une philosophie autour d’autre chose que ce autour de quoi les philosophes depuis Platon bâtissaient les leurs, et voilà tout ce que nous faisons. Ils cherchaient ce qui ne se trompe pas et ils croyaient que c’est la raison, et autour de ce qu’elle donnait ils construisaient un système. Nous cherchons ce qui ne se trompe pas et nous voyons que c’est le sens du bien ; et autour de ce qu’il donne nous bâtissons très rationnellement toute une philosophie : liberté, immortalité de l’âme, peines et récompenses d’outre-tombe, Dieu.
Il n’y a là qu’un renversement des valeurs et un renversement des plans.
Renversement des valeurs : notre première valeur c’est le sens moral, et la seconde c’est la raison venant travailler sur les données du sens moral.
Renversement des plans : on commençait par des axiomes rationnels, le cogito par exemple ; et l’on aboutissait à la morale ; nous commençons par des axiomes moraux : « il doit y avoir un bien pour l’homme », par exemple ; et nous aboutissons à tout le reste. Nous n’avons que remplacé une première lumière, jugée par nous tremblante, par une autre première lumière, jugée par nous sûre, et une méthode jugée par nous décevante par une autre méthode jugée par nous certaine.
Peut-être même dirions-nous, si on nous poussait, que la supériorité de notre philosophie sur toutes les autres est que toutes les autres devraient s’arrêter à la morale et n’y pas entrer. Elles y aboutissent toutes, nous le savons, et tiennent à y aboutir, la morale les séduisant et étant « la Circé des philosophes », et aussi la morale étant estimée par eux Celle qui les juge et dont ils craignent le jugement et de qui ils veulent prouver que le jugement leur est favorable.
Ils y aboutissent donc tous, nous le savons ; mais nous savons aussi par quelles terribles contorsions, souvent et détours et retours de régions lointaines. C’est qu’en vérité rien n’aboutit à la morale, ni la contemplation de l’histoire humaine où nous voyons l’immoralité triompher si souvent, ni la contemplation de la nature où il n’y a pas un atome de moralité, ni la contemplation de Dieu, du Dieu rationnel, du Dieu cause qui a créé l’humanité immorale, partiellement au moins, et la nature immorale totalement.
Comment donc veut-on aboutir à la morale en partant de telles choses ?
Tout au moins on y aboutit mal. Nous, nous partons de la morale, pour plus de sûreté, si vous voulez, d’y aboutir. Persuadés que tout est immoral excepté la morale elle-même, nous nous installons dans la morale, avant tout, sûrs d’y revenir et décidés à y revenir comme le soldat qui se replie sur le soutien ; puis nous nous aventurons au dehors et nous cherchons à prouver que l’histoire humaine ne contient pas beaucoup de moralité, il est vrai, mais qu’elle contient cette leçon qu’elle eût été incomparablement meilleure si elle eût été guidée par le sens moral, ce qui est contenir de la moralité en puissance ; — que la nature (ou plutôt, et seule, la biologie) est foncièrement immorale, mais qu’elle est peut-être un effort sourd vers la moralité, nulle moralité perceptible n’existant chez les végétaux ni les animaux inférieurs, des traces de moralité existant chez les animaux supérieurs, la moralité s’épanouissant enfin, péniblement, mais enfin cherchant à s’épanouir dans l’homme ; — que Dieu enfin, qui a voulu ou permis l’immoralité de l’Univers, ne peut pas être immoral, puisque la moralité existe en nous et demande quelque part quelqu’un qui la confirme et sanctionne comme loi bonne et qui la récompense d’être ou d’avoir été ; puisque la moralité humaine postule et exige la moralité divine.
— Oui… l’humanité oblige Dieu !
— Pourquoi non ? Du moins elle exige rationnellement que Dieu soit moral.
Voilà ce que nous faisons comme expéditions aventureuses en dehors de notre principe.
Et qu’on ne dise point que ce renversement des valeurs n’est qu’un renversement d’argumentations d’école et par conséquent peu de chose de plus qu’une tautologie ; que si, partis de la morale, nous trouvons de la morale dans l’histoire, dans la nature et en Dieu, c’est que tout aussi bien on pourrait trouver une intention morale dans l’histoire, dans la nature et en Dieu et aboutir à la morale en disant à l’homme : « fais ce qui est indiqué comme la loi par ton histoire, par l’histoire naturelle et par l’histoire divine. » Qu’on ne dise pas cela ; car, ce sens moral, jamais je ne l’aurais trouvé nulle part si je ne l’avais trouvé d’abord en moi ; c’est parce qu’il était en moi que je l’ai cherché ailleurs et que je l’y ai cru trouver ; je l’ai projeté du moi au non-moi, loin que je l’aie attiré du non-moi au moi-même, et le bien peut me dire, conformément au mot de Pascal : « Tu ne m’aurais pas cherché si tu ne m’avais pas d’abord trouvé, trouvé en toi. »
Voilà comment le seul moyen d’aboutir à la morale c’est d’en partir pour y revenir ensuite. Et voilà la randonnée que nous faisons à travers la connaissance ; voilà notre expédition au dehors de nous.
Mais, cela fait, si nous ne réussissons pas, si nous n’avons pas réussi dans cette expédition au dehors, voulez-vous que je dise : Cela nous est égal ; et nous nous ramenons à la philosophie de la vérité humaine, c’est-à-dire à la pure et simple philosophie morale comme nécessaire et suffisante à l’homme.
Ce qu’il y a d’indécis dans l’analyse que je viens de faire du pragmatisme est une fidélité ; car il est bien figuratif de cette doctrine, les pragmatistes hésitant toujours entre déclarer que leur doctrine est exclusive de philosophie et déclarer qu’elle en est une. C’est une de leurs faiblesses.
Il y en a une autre, un peu plus grave : c’est que leur dogmatisme, qu’ils croient à l’abri du scepticisme bien autrement, bien plus que le dogmatisme des rationalistes, n’est pas moins à découvert que celui-ci. Ils pensent : du vrai on peut toujours douter ; du bien on ne peut pas douter ; il s’impose avec une évidence autrement contraignante que celle du vrai, et c’est pour cela que nous remplaçons l’évidence du vrai par l’évidence du bien.
Je crois que c’est une erreur. L’évidence du bien consiste en ceci que quelque chose en nous nous dit de le faire ; oui, il faut accorder cela ; mais l’évidence du bien s’arrête précisément là, et sur chaque chose bonne nous pouvons hésiter et nous demander précisément si elle est bonne, et sur chaque idée « vraie parce qu’elle est bonne », c’est-à-dire féconde en résultats bons, nous pouvons hésiter et nous demander si elle est en effet féconde en résultats bons, si sont bons les résultats dont elle est grosse.
Quand les pragmatistes nous disent que l’immortalité de l’âme est une idée vraie parce qu’elle est bonne, bonne parce qu’elle fait bien agir, je ne dis pas qu’ils se trompent ; je dis qu’ils n’en savent rien, qu’ils prennent sur eux de le dire et qu’il n’est aucunement certain que les actes bons de l’humanité aient cette cause, aucunement certain qu’ils n’en aient pas une autre.
Quand ils nous disent que l’idée du libre arbitre est une idée vraie parce qu’elle est bonne, je ne dis pas qu’ils se trompent ; je dis qu’ils n’en savent rien et que des fatalistes et des prédestinataires ont été très honnêtes gens, probablement parce qu’il était dans leur fatalité d’être tels.
Cela, c’est l’hésitation très rationnellement permise sur les idées ; mais sur les actes mêmes, on sait assez qu’on peut hésiter sans cesse et qu’on hésite et que l’humanité a hésité de tout temps ; que tel acte bon de l’avis général en tel temps est mauvais de l’avis universel en tel autre, que tel acte bon de l’avis général en tel lieu est mauvais de l’avis universel en tel autre ; que par conséquent ce n’est pas de la bonté, toujours douteuse, du fait que l’on peut conclure à la bonté-vérité de l’idée qui le contient ou qui est censée le contenir. En un mot, nous avons ce malheur que nous ne savons rien du bien excepté qu’il faut le faire.
Et à cet égard, et c’est à quoi je voulais venir, le vrai et le bien sont égaux. Nous ne savons rien du bien excepté qu’il faut le faire, nous ne savons rien du vrai excepté qu’il faut le chercher.
— Différence, me dira-t-on : l’impératif catégorique, le bien, nous crie qu’il est le devoir ; le vrai ne nous crie pas qu’il est le devoir.
— Mais, en vérité, si bien ! Il y a un impératif catégorique du vrai. J’assure, et combien d’autres plus grands que moi ont affirmé, qu’ils sentent le devoir de dire le vrai et de le chercher ou plutôt de chercher et de le dire. Tranchons le mot, nous le sentons tous, du plus grand au plus petit.
Peut-être, comme Nietzsche, bien finement, se l’est demandé et l’a examiné, cet impératif catégorique du vrai se ramène-t-il encore à l’impératif catégorique du bien ; peut-être sentons-nous qu’il faut chercher le vrai pour ne pas nous tromper, ce qui serait une mauvaise action envers nous-mêmes, et pour ne pas tromper les autres, ce qui serait une mauvaise action envers autrui.
Je le veux bien et je le crois assez ; mais qu’à une certaine profondeur l’impératif du bien et l’impératif du vrai se confondent, cela n’empêche point qu’ils n’existent tous les deux et qu’ils ne soient aussi impérieux l’un que l’autre et qu’ils ne se présentent l’un autant que l’autre avec figure sacrée. Donc égalité ou quasi-égalité.
Donc, si sont égaux ou quasi-égaux le vrai et le bien, et par le caractère impératif qu’ils ont tous les deux, (c’est leur force), et par ceci qu’ils sont tous deux formels et non réels et nous disent qu’ils sont, non ce qu’ils sont (c’est leur faiblesse) ; de quel droit et pour quelle raison préférez-vous l’un à l’autre, sacrifiez-vous l’autre à l’un ?
La vérité est probablement qu’il faut les chercher tous les deux, et non pas s’acharner à faire sortir celui-ci de celui-là ou celui-là de celui-ci ; mais voir, essayer de voir en quoi c’est qu’il les faut l’un à l’autre accorder.
— Et s’ils ne s’accordent pas ? Resterai-je dans l’abstention ? Je ne puis pas ; il faut que j’agisse.
— S’ils ne s’accordent pas, agissez, certainement, dans le sens de celui des deux qui préside évidemment à l’action, dans le sens du bien, de ce que vous considérez comme le bien, je n’hésite pas à vous le dire ; mais ne croyez pas être dans le vrai, croyez simplement être d’accord avec votre nature, comme disaient les stoïciens, ce qui du reste est peut-être ce qu’on a trouvé de mieux pour se conduire.
Je reconnais très bien que pour un lieu donné et un temps donné, cette méthode d’évidence morale peut donner des résultats très satisfaisants. Le pragmatisme est sécularisme. J’entends par là ceci : nous sommes d’accord, au XXe siècle, pour trouver bons, pour juger bons un certain nombre de faits ; nous prenons pour philosophie les idées générales qui, selon notre tournure d’esprit, s’accordent vraisemblablement avec ces faits. Pour mieux dire, nous enveloppons ces faits dans un système d’idées générales qui, parce que nous les y enveloppons, semblent les contenir et les produire. Cela est « commode », comme dit M. Poincaré des « vérités » mathématiques ; cela est plus que commode, cela nous aide ; car nous sommes ainsi faits que nous aimons l’accord entre nos idées et nos actes et que dans cet accord nous sommes plus décidés, peut-être plus forts. Ainsi pour un temps, nous aurons une conduite qui aura au moins ceci pour elle qu’elle sera suivie, cohérente et ordonnée.
Mais ne prenons pas cette philosophie pour vraie parce qu’elle est bonne, et c’est-à-dire parce qu’elle s’accorde à des faits jugés bons pour le moment. N’éliminons pas le vrai, la recherche du vrai pour le vrai. Il y aurait à cela un très grand inconvénient, c’est que tout progrès serait enrayé. Quand les faits dictent les idées — et n’est-ce pas le cas ? — quand les faits approuvés dictent les idées à croire, on tourne indéfiniment dans le même cercle ; car on approuve les faits habituels, on se fait sur eux les idées qui les confirment, on n’en approuve les faits que davantage et ainsi de suite.
Pour tous les philosophes de l’antiquité l’esclavage était un fait bon. Une philosophie qui n’aurait jamais cherché que les idées approbatrices des faits jugés bons et qui n’aurait pris pour criterium de sa vérité et pour mesure de sa vérité que son aptitude à conduire aux faits jugés bons — n’est-ce pas le cas du pragmatisme ? — aurait indéfiniment consacré l’esclavage et aurait donné à l’esclavagisme l’autorité émanant d’une philosophie respectée.
Par parenthèse, cet exemple montre combien il y a de pragmatisme dans toute philosophie morale, puisque les plus grands sages de l’antiquité ont été esclavagistes ; mais il montre encore mieux le danger d’une philosophie qui, en se jugeant elle-même d’après les faits où elle conduit, au fond se soumet aux faits existants qui peuvent être des préjugés.
Qu’a-t-il fallu pour que l’esclavage disparût ? Il a fallu qu’une philosophie — ou religion — s’élevant au-dessus des faits approuvés et ne se jugeant pas d’après sa puissance à y pousser les hommes, mais d’après une vérité supérieure, trouvât ceci : tous les hommes sont frères, ce qu’aucun fait de l’antiquité ne donnait.
Excellente méthode pour ajuster les hommes à la civilisation qui les entoure — ce qui du reste est bon — le pragmatisme ne la perfectionnerait pas.
Il était intéressant de montrer comment de l’admirable doctrine kantienne, par une série de dérivations assez logiques, avait pu sortir une doctrine très respectable, mais un peu terre à terre et fermée, ou qui peut assez facilement se fermer du côté du progrès humain.
Suite des dérivations : il y a dans le bien une vérité plus contraignante que dans le vrai. — C’est le bien qui fonde le vrai. — La vérité d’une doctrine est dans les conséquences bonnes qu’elle contient. — La plus vraie sera celle qui rendra compte du plus grand nombre de faits jugés bons et qui y conduira. — Les faits seront donc juges de la doctrine. — C’est donc eux qui produiront la doctrine et il n’y aura pas de doctrine pour en produire.
La morale la plus intransigeante a abouti à une demi-démission de la morale.