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La démission de la morale

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CHAPITRE V
LA MORALE DE NIETZSCHE

On sait qu’il est difficile de ramener à un système soit Nietzsche tout entier, soit une partie importante, quelle qu’elle soit, de la pensée de Nietzsche, puisqu’il fut le penseur le plus indépendant, même de lui-même. On sait comment il travaillait, tout au moins à partir de la trentième année. Exactement comme un journaliste qui aurait du génie. Il lisait, réfléchissait, se promenait et chaque matin écrivait un article bref ou long, c’est-à-dire rédigeait la pensée qui l’avait le plus intéressé la veille. Quand il y en avait de trois cents à six cents, mais la valeur d’un volume, il ramassait les feuillets, les relisait, leur donnait un titre général qui, quelquefois, répondait à l’objet le plus souvent visé dans ces écritures, faisait un court avant-propos pour justifier approximativement le titre ; et publiait. Il a fait ses livres comme Montaigne a fait le sien.

Il en résulte qu’il s’est souvent contredit et Dieu merci, car s’il avait tenu à éviter de se contredire, il aurait retranché ou n’aurait pas rédigé une foule de pensées admirables ou intéressantes ; qu’il s’est souvent promené loin de lui-même ; qu’il s’est souvent fui ; qu’il s’est souvent dépassé et que ce qu’il était précisément n’est pas aisé à savoir, et que ce qu’il a pensé précisément n’est pas facile à saisir.

Toutefois, étant donné qu’on n’est jamais uniquement ce qu’on est surtout, mais qu’on est surtout ce qu’on est d’ordinaire, et qu’il n’y a pas de faculté maîtresse, excepté chez les bornés, mais qu’il y a le plus souvent une faculté prédominante ; et qu’il n’y a pas d’idée souveraine, excepté quand il y a idée fixe, mais qu’il y a le plus souvent une idée « soutien », une idée port d’attache, à laquelle on se ramène toujours après les explorations, les reconnaissances et les algarades ; on peut très bien, pour Nietzsche, comme pour Montaigne ou Renan, chercher, non à déterminer le système, mais à démêler le groupe des principales pensées habituelles et par conséquent dirigeantes.

Le fond de Nietzsche, comme de Guyau, et voici une première rencontre, mais avec beaucoup plus de passion que chez Guyau, c’est l’amour de la vie intense, abondante, féconde, déployée, magnifique et de la beauté qui réside dans cette magnificence et qui en résulte.

Le premier mot que Nietzsche eût écrit s’il avait eu accoutumé de mettre un mot avant les autres, eût été sa parodie du texte évangélique : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie, pour qu’ils l’aient plus abondante. » De là son amour effréné pour la Grèce antique, pour une Grèce antique qu’il se forge du reste de toutes pièces et qui était Dionysiaque, c’est-à-dire éperdue du désir de vivre et de manifester la vie magnifique, ivre d’énergie créatrice et de beauté.

Or, ce qui constitue la vie et ce qui fait de la beauté, ce sont les instincts puissants : volonté de puissance, de conquête et de domination, volonté de force physique, volonté de santé, volonté d’allégresse, volonté de travail, volonté de prodigalité, volonté d’audace contre le malheur, résistance à la faiblesse, à la sensiblerie, à la pitié, à l’esprit d’égalité et de justice, à tout ce qui arrête l’élan, amollit, réprime ou déprime.

Or, de tous ces instincts puissants, depuis Socrate, si l’on veut une date très éloignée, depuis Jésus si l’on en veut une plus rapprochée, la morale traditionnelle est l’ennemie ; elle s’oppose à eux, elle les arrête, elle les refoule, elle en médit, elle les maudit et elle les condamne comme des vices, ou comme des tendances criminelles.

Elle a fait un premier renversement des valeurs, condamnant et humiliant tout ce qui élève, intronisant tout ce qui déprime, « debellare superbos et exaltare humiles ».

La morale n’est pas autre chose et donc c’est un crime de lèse-vie, de lèse-beauté et de lèse-humanité. Elle est essentiellement contre-nature. L’histoire naturelle et l’histoire humaine la démontrent fausse : l’histoire naturelle où domine et triomphe la force, l’histoire humaine où la force triomphe et domine ; si bien, comme vous l’avez remarqué, que les moralistes ne manquent pas, parce qu’ils y sont bien forcés, de dire que la beauté de la morale est précisément de distinguer et séparer l’homme de la nature et de changer le cours de l’histoire.

Cela étant donné, « il faut d’abord pendre tous les moralistes », car la morale rend l’homme préjudiciable à lui-même et elle ment, elle est « la forme la plus maligne de la volonté de mentir, la Circé de l’humanité », elle est, comme fait, ce fait épouvantable « que la contre-nature elle-même a été vénérée, avec les plus grands honneurs, sous le nom de morale et qu’elle est restée suspendue, comme une loi, au-dessus de l’humanité ».

Il n’est pas très difficile (et en effet cela est chose faite depuis les propos des contradicteurs de Socrate dans Platon) de démontrer, pour ainsi parler, le mécanisme intérieur de cette machine de guerre contre la plus grande humanité, comme diraient les Anglais. Ceux qui ont exposé la morale l’ont montrée comme ce à quoi toutes les puissances de l’homme doivent tendre comme à leur dernière fin ; ils l’ont montrée comme juge suprême de la connaissance, des arts, de l’action, politique, administrative, belliqueuse et autre ; et c’est-à-dire qu’ils ont subordonné, asservi à la morale toutes les puissances de l’homme.

Ceux qui ont inventé la morale, qui est-ce ? Ceux qui avaient intérêt à ce que toutes les puissances de l’homme fussent subordonnées et asservies à la morale.

Qui est-ce ? Le médiocre, que gênent ceux qui sont supérieurs et exceptionnels ; le souffrant, le déshérité, le disgracié que gênent et irritent ceux qui sont heureux ; la bête de troupeau que gênent, irritent et exaspèrent ceux qui sont indépendants, autonomes, forts et glorieux.

La morale c’est donc la révolte du plébeianisme contre l’aristocratie ; mais contre l’aristocratie naturelle, celle de la force, de l’intelligence, de la volonté, de l’énergie, de la persévérance, des talents. C’est la révolte de la plèbe végétative contre la vie puissante, féconde et riche ; c’est la révolte de la plèbe contre l’humanité qui a été organisée aristocratiquement par la nature et contre la nature, laquelle a organisé aristocratiquement l’humanité.

Est-ce assez dire, encore une fois, que la morale est contre humanité et contre nature ? Et est-ce assez montrer (si l’on prend moralité dans le sens de conservation de ce qui est vrai, bon et beau) que « la lutte de la morale contre les instincts fondamentaux de l’humanité est la plus grande immoralité qu’il y ait eue jusqu’à présent sur la terre ? »

A le prendre ainsi, et c’est le bien prendre, on s’écrierait : « Je prie la morale qu’elle me fasse quitter la morale », comme maître Eckardt s’écriait : « Je prie Dieu qu’il me fasse quitte de Dieu. »

Du reste, cette morale immorale a ses séductions ; elle a su se donner des séductions. D’abord elle a su intimider les résistances ou les critiques ; on n’a pas osé discuter cette autorité qui se faisait elle-même et de sa grâce autorité suprême et même unique ; ensuite elle a su enthousiasmer certains esprits et même un très grand nombre d’esprits. Elle est devenue la « Circé des philosophes », de telle sorte qu’ils ont construit leurs systèmes sous sa fascination, les uns pour aboutir à elle, les autres, comme Kant, en partant d’elle et en organisant tout selon ce qu’elle demandait, « postulait » et exigeait ; tous ayant au moins, de son côté, une préoccupation incessante et obsédante.

C’est que, aurait pu dire Nietzsche, et c’est la vraie raison, le vrai, le beau et le bien que la morale combat, elle a su adroitement les mettre apparemment en elle, les faire voir en elle. — Elle a introduit cette idée ou ce sentiment que le vrai est ce que pensent la plupart des hommes, et nous avons vu que la plupart des hommes, médiocres, souffrants, déshérités, disgraciés, bêtes de troupeau, croient à la morale parce qu’ils l’ont inventée et l’ont inventée parce qu’elle leur sert. — Elle a introduit cette idée ou ce sentiment que le bien ce n’est pas la vie abondante et surabondante, mais la vie réglée, disciplinée, contenue, réprimée, qui n’empiète pas, qui ne conquiert pas, qui ne fait pas de bruit et qui marche à petits pas tranquilles. « Vertu, c’est se tenir tranquilles dans le marécage. »

Elle a introduit cette idée ou ce sentiment, et ce fut sa plus grande adresse, que cela même, qui semble à Nietzsche d’une laideur ineffable, est d’une très grande beauté, que la lutte de l’homme contre ses « instincts fondamentaux » pour les réprimer et les dompter, demande une très grande énergie, et que cette énergie est tout ce qu’il y a de plus beau au monde, que c’est un héroïsme aussi ou plutôt que là seulement est l’héroïsme ; que c’est une sainteté et que cette vaillance a autour du front une auréole.

Ce sont les stoïciens qui ont inventé cela et les chrétiens qui l’ont perfectionné ; et écoutez le poète par excellence de la morale traditionnelle, le sublime poète des idées communes ; il s’écrie :

Eh bien, non ! Le sublime est en bas. Le grand choix
Est de choisir l’affront. De même que parfois
La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La laideur de l’épreuve en devient la beauté.
C’est Samson à Gaza, c’est Épictète à Rome.
L’abjection du sort fait la grandeur de l’homme.
Plus de brume ne fait que couvrir plus d’azur.
Ce que l’homme ici-bas peut avoir de plus pur,
De plus beau, de plus noble, en ce monde où l’on pleure,
C’est chute, abaissement, misère extérieure
Acceptés pour garder la grandeur du dedans.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis
Pour faire le fumier plus haut que le Caucase.

Et du moment que la morale a su attirer à elle, mettre en elle ce qui, avant elle, si l’on peut ainsi parler, était les grandes raisons de vivre ; du moment qu’elle a pipé l’homme en se donnant toutes les apparences des nobles buts et des grandes fins de l’humanité, elle avait partie gagnée.

Elle séduisait l’homme de tous côtés ; elle flattait ses penchants à la modération, à la médiocrité, à la paresse, ses instincts de bête de troupeau, en donnant à tout cela de favorables noms ; elle flattait ses instincts de vaillance et de grandeur, ses sentiments du vrai, du beau et du bien en lui persuadant que tous ces instincts d’animal d’élite étaient en elle et susceptibles d’être satisfaits par l’obéissance qu’on aurait pour elle ; enfin elle tendait la main à l’hypocrisie, si fréquente chez l’homme, et qui consiste à se donner toutes les apparences de l’héroïsme quand on est un pleutre.

Sur ce dernier point remarquez ceci. La morale a pour principal office et pour but principal de réprimer l’homme de vie intense et surabondante et en même temps de le travestir aux yeux des hommes en le faisant passer, quelques restes d’héroïsme qui restent en lui, pour un homme de vie modérée et médiocre. Mais — et voyez comme elle rend des services, de honteux services, à tout le monde — elle travestit aussi les croquants et leur donne figure d’honnêtes gens, voire même, comme cela apparaissait plus haut, de demi-héros et de demi-surhommes : « L’homme nu est généralement un honteux spectacle, je veux parler de nous autres, Européens. Supposons que les plus joyeux convives, par le tour de malice d’un magicien, se voient soudain dévoilés et déshabillés, je crois que, du coup, non seulement leur bonne humeur disparaîtrait, mais encore l’appétit le plus féroce en serait découragé. Il paraît que nous autres Européens nous ne pouvons pas absolument nous passer de cette mascarade qui s’appelle l’habillement. Mais n’y aurait-il pas les mêmes bonnes raisons à préconiser le déguisement des hommes moraux, à demander qu’ils fussent enveloppés de formules morales et de notions de convenance et que nos actes fussent favorablement cachés sous les idées du devoir, de la vertu, du civisme, du désintéressement ? »

Ce n’est pas la bête de proie qui se maroufle ainsi : « c’est en tant que bêtes domestiques que nous sommes un spectacle honteux et que nous avons besoin d’un travestissement moral. L’homme intérieur en Europe n’est pas assez inquiétant pour pouvoir, à dessein d’être beau, se dévêtir. Tout au contraire l’Européen se travestit avec la morale, parce qu’il est devenu un animal infirme, malade, atrophié, estropié, un quasi-avorton. Ce n’est pas la férocité de la bête de proie qui éprouve le besoin d’un travestissement moral ; mais la bête de troupeau avec sa médiocrité profonde, et la peur et l’ennui qu’elle se cause à elle-même. »

Donc, dans tous les sens et quel qu’il soit, la morale séduit l’homme et le séduit pour l’abâtardir et le caresse en le dégradant. « L’homme qui pense est un animal dépravé », disait Rousseau ; non ; c’est l’homme moral qui est un animal dégénéré.

Il y a cinq points saillants dans l’évolution historique de cette morale. Socrate, qui, en donnant à toutes les choses humaines la morale comme leur dernière fin, subordonne toutes choses humaines à la morale et par conséquent les dégrade toutes ; — Jésus, qui, en disant : « Aimez votre prochain comme vous-même ; aimez vos ennemis », ne veut qu’une chose, détruire la volonté de puissance, déviriliser l’homme, supprimer le héros ; — le Stoïcisme, qui fait de l’homme un être qui s’abstient et qui supporte, donc un être passif, un quasi-mort ; lâcheté ; car c’est mourir par peur de la mort, accepter la mort pour ne pas mourir (« Tu t’éloignes toujours plus vite des vivants ; bientôt ils vont te rayer de leur liste ! — C’est le seul moyen de participer aux prérogatives des morts. — Quelles prérogatives ? — Ne plus mourir. ») ; — la Réforme, qui fut une révolte de la plèbe « en faveur des gens candides, intègres et superficiels », contre les hommes graves, profonds, contemplatifs, à fond pessimiste ; — la Révolution française avec son Rousseau, cette « tarentule morale », avec son Kant, disciple de Rousseau, et son « fanatisme moral », avec son Robespierre, disciple de Rousseau, et son dessein (discours du 7 juin 1794) « de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » ; la Révolution française qui plaça définitivement et solennellement le sceptre dans la main de « l’homme bon id est de la brebis, de l’âne, de l’oie, et de tout ce qui est incurablement plat et braillard, mûr pour la maison d’idiots des « idées modernes ».

Cette séduction de la morale sur l’homme, en tous les sens et quel qu’il soit, Nietzsche lui-même, peut-être sans s’en douter, ce que du reste je ne crois point, car il se doutait de tout, en offre un exemple. Il s’est demandé un jour pourquoi nous cherchons la vérité, la vérité, cette erreur, je veux dire cette chose qui est une erreur pratique, cette chose qui le plus souvent, dans la pratique, nous détourne de l’action ; la vérité, « cette forme la moins efficace de la connaissance ». Il s’est demandé pourquoi nous cherchions la vérité, et il s’est répondu que ce pourrait bien être par moralité.

Nous cherchons le vrai. Pourquoi ? Sans doute pour ne pas nous tromper nous-même ou pour ne pas tromper les autres. Dans le premier cas, qu’est-ce bien ? C’est la connaissance et la reconnaissance d’un devoir envers nous-même : il y va de ma dignité de ne pas être dupe, de ne pas me tromper moi-même ; cela est essentiellement sentiment moral.

Dans le second cas, qu’est-ce bien ? la connaissance et la reconnaissance d’un devoir envers les autres : je ne dois pas mentir ; quand j’ai trouvé la vérité, je dois la dire ; et c’est déjà mentir que de ne pas chercher la vérité, de peur, quand on l’aura trouvée, d’être obligé de la publier : il n’y a que des devoirs dans toutes ces idées et rien n’est plus nettement sentiment moral.

Voyez-vous cela, qui est du reste une merveilleuse page psychologique, voyez-vous cette réduction, ce ramènement du vrai au bien, de l’instinct du vrai à l’instinct du bien ? Nietzsche a subi, volontairement sans doute et en se jouant, mais enfin il a subi, si vous préférez il s’est permis à lui-même de subir un quart d’heure la séduction de la morale, la fascination de la morale, les prestiges de la morale. Il s’est dit : « quand je cherche le vrai, moi immoraliste, je suis un être moral. » La morale lui a persuadé, l’espace d’un matin, qu’il faisait acte de moralité en cherchant le vrai, ce qu’il faisait toute sa vie.

Or ce n’est pas démontré. La recherche du vrai ne semble pas dépendre d’un sentiment moral. La recherche du vrai se propose à l’homme comme un plaisir et s’impose à lui comme un impératif.

Elle se propose à lui comme un plaisir, et ici je ne me donnerai pas beaucoup de peine, puisque Nietzsche a dit lui-même que c’est une forme de la volonté de puissance. « Qu’est-ce qui fait que la connaissance est liée à du plaisir ? D’abord avant tout c’est qu’on y prend conscience de sa force, pour la même raison pour quoi les exercices gymnastiques, même sans spectateurs, donnent du plaisir. Secondement, c’est qu’au cours de la recherche on dépasse d’anciennes conceptions et leurs représentants et l’on est vainqueur, ou au moins on croit l’être ; troisièmement, c’est que par une connaissance nouvelle, si petite qu’elle soit, nous nous élevons au-dessus de tous et nous nous sentons les seuls qui sachions la vérité sur ce point… »

D’autre part, la recherche du vrai s’impose à l’homme comme un impératif dans le sens atténué, un peu atténué, que je donne à ce mot. Elle lui dit un : « tu dois », un : « Δεῖ ». Elle lui dit : « N’y trouverais-tu pas de plaisir, et n’y trouverais-tu que de la peine, que des coups, il faut chercher le vrai et le dire quand tu l’as trouvé. »

La preuve, c’est qu’on trouve le contraire honteux, la preuve c’est qu’on trouve cynique le propos de Fontenelle : « Si j’avais la main pleine de vérités, je la tiendrais fermée » ; la preuve et celle-ci me semble assez forte, c’est qu’on éprouve le besoin de mourir pour la vérité, comme pour le devoir, tout aussi bien que pour le devoir.

Quelle est cette folie de mourir pour ce que l’on croit la vérité ? Nietzsche lui-même l’explique quelque part : « Nous ne nous ferions pas brûler pour nos opinions, tant nous sommes peu sûrs d’elles ; mais peut-être pour le droit d’avoir nos opinions. » Et c’est à dire que nous mourrions pour l’erreur, ou du moins pour affirmer le droit que nous avons de nous tromper. Or ceci c’est l’affirmation de notre droit de chercher la vérité, cette erreur qu’on nous reproche pouvant être la vérité et ayant été atteinte quand c’était la vérité que nous cherchions ; et c’est aussi l’affirmation de notre devoir de chercher la vérité, puisque nous acceptons la mort plutôt que d’avouer que nous avons eu tort de chercher le vrai. Le sacrifice est le criterium de l’Impératif.

On voit donc bien que c’est à un impératif qu’ici nous avons affaire. Et cela est si vrai, et sur ce qui suit Guyau et Nietzsche se rencontreraient, que Nietzsche, ailleurs, proclame que la recherche de la vérité, c’est tout simplement le sens de la vie, ce n’est rien de moins que ce qui fait que la vie a un sens : « J’ai bondi de joie quand j’ai découvert que la vie est un instrument de la connaissance, est l’instrument de la connaissance » ; et c’est alors qu’il a reconnu que la vie est intelligible.

Devant cette double affirmation, qui semble bien être une double vérité, que le vrai est le sens de la vie et que le vrai nous commande la mort, Guyau serait bien contraint d’avouer, ce qui ne lui déplairait du reste nullement, que l’appel du vrai est un « équivalent du devoir ».

J’ai fait cette longue digression, du reste intéressante en soi, peut-être, pour montrer que Nietzsche lui-même est très capable de subir la fascination de la morale jusqu’à lui attribuer, dont elle doit être tout heureuse, telle chose qui ne lui appartient vraiment pas, qui ne ressortit pas à elle et qui est contenue dans un autre impératif que le sien. Reprenons.

La morale en soi n’est donc qu’une méprisable adresse qu’ont inventée les faibles pour paralyser les forts ; c’est la tête de Méduse aux mains des impuissants contre les bien doués et aux mains des quasi-morts contre les vivants.

Nietzsche, contre la morale, cette dernière religion, use de la même tactique que les philosophes du XVIIIe siècle (qu’il méprise tant) contre la religion. Pour ceux-ci la religion a été inventée par des puissants qui voulaient asservir les faibles, les rendre plus faibles encore ; pour Nietzsche, la morale a été inventée par les faibles contre les puissants pour leur enlever leur force en leur ôtant la confiance dans la légitimité de leur force. « Quand Zeus, dit Homère, fait d’un homme un esclave, il lui enlève la moitié de son âme. » En faisant les forts esclaves de la morale, les faibles leur ont enlevé leur âme tout entière.


Au cours de son évolution, la morale s’est donné comme des organes de sustentation et d’alimentation ; elle a postulé le libre arbitre et elle a postulé la sanction d’outre-tombe. Ce sont là des inventions logiques et du reste, étant donnée la situation, des inventions nécessaires ; mais ce ne sont que des inventions ingénieuses. Le libre arbitre n’existe pas. Il est, comme Spinoza l’a bien vu, l’illusion d’un être qui se saisit comme cause et qui ne saisit pas comme effet.

Creusons ceci : ceci veut dire l’illusion d’un être qui ne saisit pas dans ce qui le précède et qui se saisit dans ce qui le suit, qui ne saisit pas dans ce qu’il était avant le moment actuel et qui se saisit dans le passage de lui au moment présent à lui au moment d’après. Je me saisis voulant éteindre la lampe et l’éteignant ; non, ou très peu, comme amené par un certain nombre de faits à vouloir éteindre ma lampe.

Mais pourquoi ? Parce que nous sommes nés pour l’action et toujours jetés en avant, tournés du côté d’en avant et non retournés du côté d’en arrière. Nous vivons en avançant, non en rétrogradant, et c’est ainsi que l’illusion de la liberté n’est au fond que le sentiment de la vie et c’est pour cela qu’il est si naturel. Nous nous saisissons, à la vérité, dans ce qui précède, mais par effort de mémoire et de réflexion, ou plutôt de mémoire réfléchissante ; mais c’est un effort. L’homme qui croit, sans une hésitation, à tous les moments de sa vie, à son libre arbitre est un étourdi ; mais l’homme qui croirait sans cesse à lui comme déterminé, serait un être qui ne vivrait que de réflexion et ce serait proprement un monstre.

Le libre arbitre est tellement bien une illusion que, remarquez bien, nous n’y croyons pas du tout. Mais, non ! nous n’y croyons pas ! Nous n’y croyons que chacun pour nous et pas du tout pour les autres. Nous disons sans cesse : « un tel, étant donné son caractère, fera cela. » Et il le fait ; et quand il ne le fait pas, nous nous disons que : ou nous ne connaissions pas tout son caractère, ou nous ne connaissions pas telle ou telle circonstance qui ont dû peser sur sa détermination. Et c’est très probable et en tout cas nous ne croyons pas à son libre arbitre. La prétendue « preuve », tirée par les partisans du libre arbitre de la croyance même, indéracinable, indiscussible, que nous aurions au libre arbitre, s’évanouit.

Cela se voit bien par nos tractations avec les criminels en jugement. Pour trouver un coupable innocent l’avocat n’a qu’à connaître sa vie : il arrivera, par cette connaissance détaillée, à se convaincre absolument lui-même que l’acte criminel était complètement nécessité par tous ses antécédents et que toute culpabilité disparaît. Inversement le ministère public n’a qu’à ne rien connaître de la vie du criminel et, se plaçant devant le crime isolé, coupé de ses causes, il le trouvera ce qu’il est exactement considéré ainsi, une monstruosité dont la nature n’offre pas d’exemple.

Mais, même quand il s’agit des autres, à plus forte raison, ce que nous avons expliqué, quand il s’agit de soi, il faut pour dissiper l’illusion du libre arbitre être réfléchi. C’est ce qui faisait dire à Schopenhauer, si bien : « La connaissance de la sévère nécessité des actes humains est ce qui distingue les cerveaux philosophiques des autres ».

Pour tout cerveau vraiment philosophique « nous sommes en prison », nous ne pouvons que nous « rêver libres », et c’est ce que nous faisons tout le temps ; nous ne pouvons pas « nous faire libres ». — Cela est dur à prendre ; mais il faut le prendre.

Cela est si dur que quelques-uns se retournent ; et par une contorsion étrange, un « geste horrible », et une affreuse « grimace logique », pensent ainsi : « le mal est partout et personne n’est responsable ; donc c’est tout qui est coupable et responsable ; c’est Dieu qui est le pécheur ». Renversement des responsabilités ; « Christianisme la tête en bas ». Mais pourquoi penser cela ? Ni il n’est vrai que vous soyez responsables, ni il n’est vrai qu’il faille pour cela que ce soit quelqu’un. Il n’y a pas de responsabilité ; il n’y a que de la nécessité, et la dernière différence entre les cerveaux philosophiques et les autres c’est que ceux-là ne veulent pas juger et disent comme le Christ : « Vous ne jugerez pas ! »

Et il n’y a pas plus de « sanction » qu’il n’y a de libre arbitre. Singulière prétention des hommes, la récompense ! « C’est de vous, vertueux, que je riais aujourd’hui. Ils veulent encore être payés ! Vous voulez encore être payés, ô vertueux ! Et maintenant vous m’en voulez de ce que j’enseigne qu’il n’y a ni comptable ni rétributeur. Et en vérité je n’enseigne pas même que la vertu soit sa propre récompense. Que votre vertu soit identique à votre moi et non quelque chose d’étranger, de surajouté, un épiderme ou un vêtement. Vous aimez votre vertu comme une mère aime son enfant, soit ; mais quand donc a-t-on entendu dire qu’une mère voulût être payée de son amour ? »

La morale ne demande rien ; donc, aussi, ne postule rien. Différence encore des cerveaux philosophiques et des autres : « l’incrédulité de ceux-là pour ce qui est de la signification métaphysique de la morale ».

Voilà donc la morale détruite de fond en comble et rasée à pied-d’œuvre. Nietzsche est bien ce qu’il a dit si souvent qu’il était, un pur et simple immoraliste.


Non ! Il n’est pas immoraliste : 1o parce qu’il s’occupe sans cesse à analyser les différentes morales, marque qu’au moins il y voit autre chose qu’un effronté mensonge dont il suffirait d’avoir montré qu’il est mensonge ; — 2o parce qu’il s’occupe souvent, plus ou moins formellement, mais il s’y occupe, à établir une hiérarchie des différentes morales selon leur degré de noblesse, et c’est peut-être ici la clef de Nietzsche ; — 3o parce qu’enfin il admet comme pratique et nécessaire une certaine morale ; et en trace une autre que, personnellement, il admire, qu’il vénère et dont il est enthousiaste.

Il s’occupe sans cesse à analyser les différentes morales ; c’est la partie critique et non plus seulement discriminatrice de son œuvre, et à cela il a une curiosité infatigable. — Il s’aperçoit que tous les hommes « croient avoir quelque part à la vertu » et que pour le moins « tous veulent se connaître en bien et en mal ».

Il y a la morale des enfants et par conséquent des temps primitifs de l’humanité ; elle est toute dans l’idée de punition et de récompense. Ils veulent être payés et ils veulent que ceux qui n’exécutent pas le commandement ne soient pas payés et payent.

Il y a la morale des paresseux, des nonchalants, des « âmes en bouillie », comme dit le président Roosevelt. Ils appellent vertu « l’indolence de leur vice » trop faible pour agir ; « quand leur haine et leur jalousie s’étirent les membres [ont une velléité d’agir], leur justice se réveille [pour les arrêter] et se frotte les yeux pleins de sommeil ». C’est la morale des « bêtes de marécage ». Au fond c’est la morale générale, telle que, depuis Socrate, les faibles la prêchent aux forts et l’attachent aux forts comme un remords. La Rochefoucauld a fait de la paresse une analyse à ce point de vue, si juste qu’une « bête de troupeau » trouvera certainement que cette paresse-là est toute une morale, et excellente.

Il y a une morale qui est coutume, habitude. « Il en est qui sont semblables à des pendules qu’on remonte : ils font leur tic-tac et ils veulent qu’on appelle le tic-tac vertu. » — Au fond ceci est la morale sociale : l’individu reçoit le mouvement de la société qui l’environne, il est remonté tous les jours par l’exemple, les conversations et les convenances ; « en toutes choses il est de l’avis qu’on lui donne » ; et il est très régulier. C’est une bonne montre.

Il est d’autres hommes pour qui la vertu est une « contrainte prolongée », une répression continuelle. « Il en est qui s’avancent lourdement et en grinçant comme des chariots qui portent des pierres vers la vallée… ils disent : nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; ils parlent beaucoup de dignité et de vertu. C’est leur frein qu’ils appellent vertu. » — Ceux-ci, je pense ne point me tromper, sont les stoïciens. Abstine, sustine. Dignité humaine, le moins d’action possible.

Il y a une morale de peur et de tremblement, d’humilité mêlée de terreur : « Il en est de qui la vertu s’appelle un spasme sous le coup de fouet… Ils disent : « Tout ce que je ne suis pas est pour moi Dieu et vertu. » — C’est la morale des religions étroites et de toutes les religions entendues étroitement. L’être humain y est comme écrasé sous son indignité et sous la terreur, et sa vertu est la conviction où il est qu’il lui est impossible d’avoir une vertu.

A l’inverse il y a une morale d’orgueil : « D’autres sont fiers d’une parcelle de justice ; et à cause de cette parcelle ils blasphèment toutes choses. Quand ils disent : je suis juste, cela sonne toujours comme : je suis vengé. Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres. » — Morale des Pharisiens de tous les temps, dont la vertu se ravive de la contemplation et du mépris du vice des autres, si bien que sans ce vice elle ne serait point, qu’elle se nourrit du vice même et qu’elle a besoin de la criminalité générale et qu’elle postule la perversité universelle. Un humoriste dirait : « Il faut bien que je sois vicieux ; quel plaisir auraient les vertueux sur la terre, et quelle récompense, si je ne l’étais pas ? »

Il y a une morale, non pas même sociale, mais politique, la morale sociale s’inspirant au moins du bien ou du correct qu’elle voit autour d’elle, la morale politique ne voyant dans la morale qu’une mesure générale de bonne administration et de bon ordre : « Il en est encore qui croient qu’il est vertueux de dire : « la vertu est nécessaire » ; mais au fond ils ne croient qu’une chose, c’est que la police est nécessaire. » — Ceci est la morale de Voltaire et des Voltairiens, qui savent bien qu’il n’y a jamais assez de gendarmes ici-bas et qui postulent un Dieu vertueux, rémunérateur et vengeur pour compléter la maréchaussée.


Ailleurs, considérant les morales en face des passions, Nietzsche caractérise chacune selon sa manière propre de combattre les passions ou de composer avec elles. Les morales ne sont alors que des « conseils », mêlés de « sagacité et de bêtise », donnés à l’individu « par rapport au degré de péril où l’individu vit avec lui-même ».

Et voici la morale stoïcienne, qui « inocule comme un remède » une « froideur de marbre opposée à l’impétuosité des appétits ». Sorte de suggestion procurant une raideur cataleptique.

Voici la morale spinoziste, qui veut procurer « un état sans rire et sans larmes », une sorte d’ataraxie « en détruisant les passions par l’analyse et la vivisection » qu’on en fait. Grande « naïveté », dit Nietzsche, qui ne laisse pas d’avoir tort partiellement ; car c’est du moins quelque chose, pour émousser les passions, que de les manier, pour les domestiquer que de les regarder en face et, sans tant de métaphores, que de les analyser pour se donner du sang-froid. Le sang-froid acquis, il y aurait bataille gagnée. Incliner au sang-froid en donnant le goût de l’analyse est très adroit. On sait que celui qui s’observe au moment même où il cède à la passion n’a pas à en redouter les grands désastres. Le mot populaire : « observez-vous », est d’une psychologie excellente.

Voici la morale aristotélique — à vrai dire je ne reconnais pas très bien Aristote dans cette morale-là ; c’est ma faute sans doute — qui consiste à « abaisser les passions à un niveau inoffensif où elles pourront être satisfaites sans inconvénient. »

Voici la morale — bien plus aristotélique celle-ci, ce me semble, mais peu importe — qui consiste à jouir des passions en les transposant, en les « spiritualisant », en jouissant, par exemple, de l’amour dans « la musique », de la pitié et de la crainte dans la tragédie, de l’amour dans « l’amour de Dieu » ou dans « l’amour des hommes par amour de Dieu ».

Voici la morale plus qu’épicurienne, aristippique peut-être, celle de d’« Hafiz », d’Horace et de « Gœthe » qui veut qu’on jouisse vraiment, « spirituellement et corporellement des passions » — à l’usage seulement de ces « vieux originaux », ivres et sages, chez qui les dangers ne sont plus guère dangereux ».

Tout cela du reste ne « vaut pas grand’chose », ne vaut que par le talent qu’on met à en discourir et n’est guère, avec différents aspects, que « la morale sous forme de timidité. »


La morale chrétienne est bien autre chose. Sans doute elle est en son fond, comme la morale socratique, la révolte insidieuse des faibles contre les forts, le désarmement des forts par les faibles persuadant aux forts d’être comme les faibles, tant, devenus tels, ils seront beaux ; et comme vous voudrez selon votre humeur, c’est « eritis sicut Dii », ou c’est, mais qui réussirait, le renard ayant la queue coupée. Ceci est ce qu’il y a de commun à toutes les morales ; mais, par un « affinement du regard psychologique », le Christianisme a bien compris la vanité des instincts bons que la morale jusqu’à lui, et autour de lui, attribuait à l’homme. La morale niait la bonté des instincts égoïstes, empiétants, conquérants, dominateurs ; elle proclamait et clamait la bonté des instincts altruistes, doux, modérés, modestes et charitables. Le Christianisme a déclaré que, depuis la chute, l’homme est mauvais tout entier, que ses instincts égoïstes sont mauvais, mais que ses instincts altruistes sont faux ; que l’acte désintéressé n’est pas possible ; que par conséquent, en dernière analyse, tout se vaut. « Le Christianisme a compris l’identité complète des actions humaines et leur égalité de valeur dans les grandes lignes : elles sont toutes immorales. »

Nietzsche ici voit juste ; mais incomplètement ; il aurait fallu qu’il ajoutât : et, à cause de cela, le Christianisme a senti la nécessité de la grâce ; il a senti que l’homme, étant tout mauvais, ne pouvait avoir de bon que le désir d’être bon, qu’à ce désir répond le secours de Dieu, qu’avec ce secours l’homme échappe au mal ; et que ceci, bien plus que l’impératif catégorique postulant Dieu, établit entre Dieu et l’homme le lien étroit, toujours cherché. La signification métaphysique de la morale pour le chrétien, c’est ceci : incapable de bien et désirant le bien, je conclus de cela même que quelqu’un, qui m’a donné le désir du bien, m’aidera à en être capable, et quand j’en suis capable, parce que c’est un miracle, je sais bien à qui je dois d’en être capable.


Quand il se place en face du sens moral considéré comme morale sociale, Nietzsche le considère comme un apparent désintéressement, dont la genèse doit être celle-ci : deux peuplades sont en guerre perpétuelle ; une tierce puissance qui semble n’avoir rien à craindre des deux premières, en laissant à entendre à chacune de celles-ci qu’elle se mettra du côté de la première qui romprait la paix, les fait vivre en paix toutes les deux ; les deux peuplades autrefois belliqueuses retirent de la paix des avantages immenses ; elles en sont reconnaissantes à la tierce puissance et l’admirent de ce qu’elle a fait du bien sans intérêt ; elle avait un très grand intérêt à la chose, mais inapparent, parce qu’il était éloigné ; et c’est cet intérêt inapparent qui est un désintéressement apparent. Or ce qu’on suppose comme s’étant passé entre trois peuplades, peut être supposé comme s’étant passé entre trois parties d’une cité. La morale sociale c’est la pratique d’un égoïsme élargi et d’un égoïsme à long terme, qui, parce qu’il est élargi et à long terme, ne paraît pas et s’appelle désintéressement. Je suis bon citoyen, c’est-à-dire je sacrifie tous les jours quelque chose de mon intérêt actuel en vue d’un très grand intérêt futur qu’on ne voit pas parce qu’il est loin ; mais que je vois parce que je suis intelligent.

Autre genèse, très analogue à la précédente et qui s’est toujours confondue avec elle : la morale est d’abord et uniquement le moyen de conserver la communauté et de la conserver à un certain degré de cohésion et de force qu’elle a atteint. Pour cela espérance et crainte, espérance du ciel, crainte de l’enfer ; plus tard surélévation du gouvernement de la cité, superposition, au gouvernement de la cité, d’un gouvernement céleste, Dieu ou Dieux, qui commande ou qui commandent ceci et cela. — Plus tard (simple transposition) commandements d’un Dieu intérieur qui est la conscience (« tu dois ») avec accord, si l’on y tient, de ce Dieu intérieur avec le Dieu céleste. — Peuvent venir ensuite, affinements et probablement aussi alanguissements des conceptions précédentes, une morale de penchant et de goût, d’où l’idée de commandement a disparu ; et enfin « parfum du vase vide », dirait Renan, une morale d’intelligence, c’est-à-dire l’état d’un homme qui « est au dessus » [ou qui est dégagé] « des motifs illusionnaires de la morale, mais qui s’est rendu compte que longtemps il n’a pas été possible à l’humanité d’en avoir d’autres » ; et qui, par respect de la portion de l’humanité qui les a encore, fait comme s’il les avait et se conduit exactement comme s’ils l’inspiraient, ce qui est une manière, dans la pratique, de leur obéir.

Tout cela, sous des formes si diverses et des aspects si différents, c’est toujours le désintéressement apparent, l’intérêt de la cité s’imposant à l’individu et lui montrant plus ou moins brutalement, plus ou moins délicatement, qu’il est le sien ; l’intérêt de la cité senti par l’individu comme intérêt personnel.


Voilà ce que j’appelais Nietzsche analysant objectivement les différentes morales. Il est déjà évidemment moins objectif quand il hiérarchise les morales et c’est ce qu’il fait très souvent ; c’est déjà ce qu’il s’acheminait à faire dans la dernière analyse que nous avons rapportée de lui ; c’est ce que nous allons le voir faire très nettement.

Tout au bas il y a la morale des animaux. Les animaux ont une morale très nette et assez complexe. En quoi consiste la morale élémentaire ? Se connaître pour se conduire. Se conduire, qu’est-ce ? Ne pas vivre dans le moment présent ; calculer ce que l’acte ou le non-acte d’à présent aura de conséquences pour tout à l’heure et moments suivants, pour demain et jours suivants. « Gouverner c’est prévoir », disent les hommes d’État ; se gouverner c’est prévoir, dit le moraliste. Or les animaux se connaissent pour se conduire et se conduisent avec calcul. « L’animal observe les effets qu’il exerce sur l’imagination des autres animaux et apprend ainsi à faire un retour sur lui-même, à se considérer objectivement, à posséder en une certaine mesure la connaissance du moi. » — Qu’est-ce (par suite) que la morale élémentaire ? C’est ne pas se laisser tromper par soi-même, c’est lutter contre soi-même en vue de la sécurité, c’est se dominer. L’animal connaît cela : « ne pas se laisser égarer par soi-même, écouter avec méfiance les incitations de ses appétits, demeurer méfiant à l’égard de soi, [comme un stoïcien], tirer la domination de soi du sens de la réalité, ce qui est la sagesse même, tout cela l’animal l’entend à l’égal de l’homme ».

Qu’est-ce que la morale sociale élémentaire et même plus qu’élémentaire ? S’ajuster, s’accommoder au milieu, s’assimiler aux entours. Pourquoi ? Pour ne pas heurter et c’est-à-dire pour ne pas se heurter. L’animal le fait : « ils apprennent à se dominer et à se déguiser, au point que certains d’entre eux parviennent à assimiler leur couleur à la couleur de leur entourage, à simuler la mort, à adopter les formes et les couleurs d’autres animaux, ou encore l’aspect du sable, des feuilles, des lichens ou des éponges… » Morale sociale, et poussée très loin.

Et Nietzsche ne parle que des animaux qui ne vivent pas en sociétés animales. Chez ceux qui vivent en société, on trouve non seulement des instincts moraux, mais des vertus. Et il ne parle pas des animaux domestiques qui, non seulement s’adaptent à une société qui n’est pas la leur, mais encore acquièrent, et à l’égard d’une espèce qui n’est pas la leur, des vertus extraordinaires.

Donc au bas la morale des animaux, esquisse déjà précise de toute une grande partie de la morale de l’homme.

Plus haut est cette morale humaine, qui consiste — la remarque est très fine — simplement à se considérer comme supérieur aux animaux. Elle est vague, elle est flottante ; elle est forte cependant et est peut-être l’origine et le germe de toute morale humaine. « La bête qui est en nous » a besoin d’être trompée ; la morale est un mensonge nécessaire pour que nous ne soyons pas déchirés par elle. Sans les erreurs qui résident dans les données de la morale, l’homme serait resté animal [ou plutôt s’il n’y avait pas d’animaux l’homme serait un animal]. Mais de cette façon il s’est pris pour quelque chose de supérieur et s’est imposé des lois plus sévères. » En un mot, l’animalité est une condition de la moralité humaine.

Il est regrettable que Nietzsche n’ait nulle part, à ma connaissance, déployé toute cette idée qui est d’une importance incomparable.

Sont représentants parmi nous de cette première moralité élémentaire qu’on pourrait appeler l’extra-bestialité, les hommes violents, cruels, mais susceptibles d’avoir honte quelquefois de leur violence et de leur cruauté, ceux dont Nietzsche dit qu’ils sont « des gradins des civilisations antérieures qui ont subsisté, des arriérés, qui nous montrent ce que nous fûmes tous » et de quoi nous sommes partis.

Au-dessus de la morale qui n’est qu’extra-bestialité, vient la morale qui consiste à sacrifier le moment présent au moment futur et prévu et à se gouverner en conséquence : « Le premier signe que l’animal est devenu homme est quand ses actes ne se rapportent plus au bien-être momentané, mais à des choses durables, lorsque par conséquent l’homme recherche l’utilité [générale], l’appropriation à une fin ; c’est la première éclosion du libre gouvernement de la raison[7]. »

[7] Nietzsche écrit ceci en 1877 (Humain, trop humain). Quelques années plus tard, en 1880 (Aurore), il écrit ce que nous avons cité plus haut, que les animaux eux-mêmes ont cette morale ; et il est bien plus dans le vrai. Mais sa gradation reste d’ailleurs la même : il suffit de lire ici : « le premier signe que l’animal tend vers l’homme… »

A un degré supérieur nous trouvons la morale qui consiste à agir selon les séductions de l’honorabilité : « L’homme veut être honoré, et il honore et c’est-à-dire qu’il conçoit l’utile [d’autrui] comme dépendant de son opinion sur autrui et [l’utile sien comme dépendant] de l’opinion d’autrui sur lui. » Dans cette pensée « il se discipline » ; il « se soumet à des sentiments communs », non seulement il s’adapte au milieu, mais il le considère comme un juge dont il veut être estimé et il se considère comme juge qui doit être tel que les autres tiennent à être estimés par lui. Il y a une sorte de mutualité de recherche de l’estime. En cet état commence ce que les hommes appellent désintéressement, c’est-à-dire l’acte par lequel l’homme fait remonter son intérêt à une source très élevée, l’acte par lequel l’homme voit son intérêt en retour : je sacrifie mon plaisir au plaisir qui me reviendra de l’estime que me montreront les hommes pour avoir sacrifié mon plaisir.

Au-dessus encore il y a, par certitude acquise de l’honnête, suppression de la considération de l’estime publique. L’homme moral « agit d’après sa propre mesure des choses » ; c’est lui qui « décide ce qui est honorable et ce qui est utile » ; il est une sorte de « législateur » moral[8]. Au fond il s’est substitué à la cité et il la sent et il la porte en lui. Ce que la société posait en maxime, c’est lui qui le pose. Il vit et agit « en individu collectif ». Son degré de désintéressement (n’y ayant pas de désintéressement absolu) est très haut. Lui aussi voit son intérêt en retour ; mais par un court circuit : je sacrifie mon plaisir au plaisir de sacrifier mon plaisir.

[8] Nietzsche a-t-il su que ceci est de l’Aristote ? « Si un citoyen a une telle supériorité de mérite qu’on ne le puisse comparer à personne il ne faudra plus le regarder comme faisant partie de la cité… On voit bien que les lois ne sont nécessaires que pour les hommes égaux par leur naissance et leurs facultés ; pour ceux qui s’élèvent à ce point au-dessus des autres, il n’y a point de loi ; ils sont eux-mêmes leur propre loi » (Politique, III, 8).

Enfin plus haut encore se placerait une morale sans intention, qui ne se raisonnerait pas et qui n’aurait pas conscience d’elle-même.

Trois stades dans l’évolution de la morale : Il y a eu une morale qui jugeait les actes par leurs conséquences. Était bien ce qui avait eu un bon résultat, quelle qu’eût été l’intention de cet acte ; effet rétroactif du succès ou de l’insuccès sur le jugement à porter et porté sur l’action.

Il y a — « renversement de la perspective » — une morale qui juge des actes, non en eux-mêmes, non par leur effet, mais par leur origine, par l’intention d’où il paraît qu’ils sont sortis.

Il y aura peut-être une morale qui ne tiendra compte ni de l’effet ni de l’intention, considérant l’intention comme un signe qui ne signifie rien.

Qui ne signifie rien, parce qu’il a un trop grand nombre de sens, et différents, tous susceptibles d’interprétations multiples et douteuses.

Qui ne signifie rien, aussi, peut-être, parce que dans intention il y a toujours espérance et que ce qui est intentionnel ne peut pas être désintéressé.

On s’apercevra peut-être que l’acte intentionnel est un acte essentiellement conscient et que l’acte conscient n’est pas d’une moralité pure. Tout ce qui est intentionnel, tout ce qui est « prémédité, tout ce qui dans l’acte est sensible, vu, su, tout ce qui en vient à la conscience, fait encore partie de la surface, de sa peau, qui, comme toute peau, cache bien plus de choses qu’elle n’en révèle ». On soupçonnera que « c’est justement ce qu’il y a de non intentionnel », de naïf, d’ingénu, de spontané dans l’acte « qui lui prête une valeur décisive », qui lui laisse sa valeur pure. Ce par-delà la morale, cette morale dépassée et surmontée va peut-être être demain la vraie morale, celle où s’adonneront « les consciences les plus loyales et les plus délicates ».

Il est très curieux que Nietzsche ici, dans une des plus belles pages qu’il ait écrites et des plus profondes, rejoint Kant, à moins que je n’entende rien du tout, ce qui est possible, à ce passage. Car enfin l’acte moral spontané, naïf, ingénu, non intentionnel, l’acte moral impulsif, l’impulsivité morale, qu’est-ce autre chose que la morale qui ne donne pas ses raisons et qui n’en demande pas, qu’est-ce autre chose que le « Tu dois » ? L’acte moral inspiré par le « Tu dois » est conscient, je le reconnais ; mais il n’est conscient qu’à se reconnaître naïf, ingénu et impulsif. Il n’est conscient qu’à se reconnaître spontané. Il n’est conscient qu’à se voir jaillir de l’inconscient. Il ne sait pas et il ne veut pas savoir ses pourquoi, ses de quoi, ses comment et ses en vue de quoi. Il est parce qu’il est et parce qu’il doit être. C’est bien l’acte à qui précisément son non intentionnel et son non délibéré prêtent, donnent sa valeur. C’est bien l’acte surmoral de Nietzsche. L’impératif en lui-même (sans tenir compte de la sanction que Kant a dit plus tard qu’il postule) est exactement, ou, l’on en conviendra, à bien peu près, le surmoral de Nietzsche. Celui-ci en conviendrait sans doute et que c’est ce qui fait que l’invention éthique de Kant est à une très grande hauteur et le commencement au moins du troisième stade. Il y a eu, il y a, il y aura… Kant tout au moins a inauguré le Il y aura.

Toujours est-il que Nietzsche, à le considérer seulement quand il esquisse, ici ou là, une hiérarchie des morales, semble rêver une morale sans obligation, sans sanction et sans intention.


Et enfin Nietzsche, d’une façon malheureusement très incomplète, a tracé le plan d’une morale à deux étages en quelque sorte, il a indiqué deux morales, dont il abandonne l’une à ceux qui ne peuvent pas se hausser jusqu’à l’autre, celle-ci restant évidemment la sienne.

La morale du rez-de-chaussée, c’est précisément cette morale traditionnelle depuis Socrate, qu’il a criblée de tant d’épigrammes et qu’il a écrasée de tant de mépris ; c’est la morale des « esclaves », la morale des « bêtes de troupeau », la morale des « tarentules » ; c’est la morale de la modération dans les désirs, de la patience, de la douceur, de la résignation, de l’acceptation, de la tranquillité, du labeur régulier et mou ; c’est la morale de l’engourdissement de toutes les passions vives ; c’est la morale du « marécage », moins la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf.

Cette morale pour Nietzsche est nauséabonde ; mais, non seulement il convient qu’elle sied à la majorité des hommes, mais il affirme qu’ils doivent la pratiquer. L’impératif de la plupart des hommes c’est la volonté d’impuissance. L’impératif de la plupart des hommes c’est un stoïcisme passif. Écoutez le « pédant moraliste » que Nietzsche met en scène et qui n’est autre, révérence parler, que lui-même. Il vous enseignera qu’il est moral qu’il ait plusieurs morales et tout au moins qu’il y en ait deux ; que les morales, en quelque nombre qu’elles soient, doivent s’accommoder de la hiérarchie, et c’est-à-dire non pas de la hiérarchie sociale, mais de la hiérarchie naturelle ; que, puisqu’il y a plusieurs natures humaines, contrairement à l’opinion de ces philosophes qui ont connu l’homme au singulier, ce qui faisait rire de Maistre, lequel avait connu des hommes, mais l’homme jamais, il faut aussi qu’il y ait plusieurs morales, c’est-à-dire plusieurs règles de conduite appropriées à la pluralité des natures ; que, puisque, malheureusement peut-être, la nature a organisé l’humanité aristocratiquement, faisant des hommes forts et des hommes faibles et des intelligents et des imbéciles, il est expédient qu’il y ait une règle pour les uns, très respectable, et une règle pour les autres, respectable également :

« En un mot, disait un pédant moraliste, marchand de futilités… il s’agit toujours de savoir qui est celui-ci et qui est celui-là. Pour celui, par exemple, qui aurait été destiné et créé en vue du commandement, l’humble effacement et l’abnégation ne seraient pas des vertus, mais seraient, à ce qu’il me sembla, le gaspillage d’une vertu. Toute morale exterminatrice de l’égoïsme qui se croit absolue et s’applique à tout le monde ne pèche pas seulement contre le bon goût ; elle est une excitation aux péchés d’omission et un dommage à l’égard des hommes supérieurs, rares et privilégiés. Il faut contraindre les morales à s’incliner tout d’abord devant la hiérarchie, il faut les faire réfléchir sur leur impertinence jusqu’à ce qu’elles comprennent enfin qu’il est immoral de dire : Ce qui est juste pour l’un l’est aussi pour l’autre. Ainsi parlait mon bonhomme de pédant moraliste. Méritait-il qu’on se moquât de lui lorsqu’ainsi il rappelait les morales à la moralité ? »

Ainsi une morale pour le « servum pecus » et une autre pour les animaux supérieurs de l’humanité.

— Cela ressemble bien au mot de Voltaire, si souvent répété depuis : « Il faut une religion pour le peuple. »

— Point du tout, s’il vous plaît ; car, par son : « Il faut une religion pour le peuple », Voltaire entend qu’il faut une contrainte métaphysique pour brider les volontés de puissance du peuple. Au contraire, ou presque au contraire, Nietzsche veut que le peuple, en obéissant à la morale qu’il lui assigne, obéisse à sa nature même, se conforme à l’idéal de ses désirs, et, seulement, ne prétende pas y asservir ceux qui sont d’une autre nature que lui.

Cette part faite aux petits et aux médiocres, Nietzsche institue pour les autres une morale qui n’est point du tout celle d’un immoraliste, quelque sotte affectation qu’il ait toujours mise à se donner ce titre, qui n’est point du tout le contraire de la morale qu’il assigne aux petits, qui est autre chose, qui est d’un autre degré, d’une autre nature, et d’une autre destination. C’est la morale des forts, c’est la morale de ceux qui, à cause de leur force, ont plus de droits, mais beaucoup plus de devoirs que les faibles et des devoirs proportionnés à leurs forces.

Cette morale, il est curieux de voir Nietzsche d’abord l’élaborant pour lui-même exactement comme un Marc-Aurèle. Il y a un eis eauton de Nietzsche, qu’il est extrêmement intéressant de reconstituer d’après ses notes et carnets[9], quoiqu’il ne soit aucunement cohérent et encore moins systématique, mais parce qu’il indique les tendances profondes et aussi parce qu’il montre que Nietzsche, tout en posant toujours deux morales, en voyait certainement toujours d’autres, intermédiaires entre les deux qu’il posait. En 1876 (trente-deux ans) il écrivait pour lui : « Tu ne dois aimer ni haïr le peuple. — Tu ne dois point t’occuper de politique. — Tu ne dois être ni riche ni indigent. — Tu dois éviter le chemin de ceux qui sont illustres et puissants. — Tu dois prendre femme en dehors de ton peuple. — Tu dois laisser à tes amis le soin d’élever tes enfants. — Tu dois n’accepter aucune des cérémonies de l’Église. » — Morale (on plutôt quelques traits de morale parmi une foule d’autres non consignés ce jour-là) s’appliquant, non aux grands, non aux petits, plutôt aux petits qu’aux grands, mais surtout à un homme de moyen état qui serait philosophe. Abstention à l’égard de la puissance, de la richesse, de l’ambition (morale des petits) ; libre pensée (morale de supérieur indépendant et de philosophe), mariage avec une étrangère (morale de supérieur qui veut assurer par le mélange du sang la force et la distinction de sa race) ; enfants élevés par autres que soi, mais par d’autres dont on est sûr (morale de supérieur, qui, se défiant de la faiblesse paternelle, veut greffer sa race sur des intelligences et des volontés étrangères, mais du reste amies).

[9] Voir surtout la Vie de Frédéric Nietzsche, par Daniel Halévy.

En 1880 il écrivait pour lui : « Une indépendance qui n’offusque personne ; un orgueil doux, voilé, qui ne gêne pas les autres, n’enviant pas les hommes ni leurs bonheurs et s’abstenant de moquerie ; un sommeil léger, une allure libre et paisible, pas d’alcool, pas d’amitiés illustres ni princières, pas de femmes ni de journaux, pas d’honneurs, pas de société, si ce n’est avec les esprits supérieurs ; à leur défaut le petit peuple, dont on ne peut se passer non plus que de contempler une végétation puissante et saine ; les mets les plus aisément prêts, autant que possible les préparer soi-même. » — Morale (ou plutôt quelques traits de morale) s’appliquant, non aux grands, non aux petits, mais à un homme supérieur de moyen état social. Abstention à l’égard de la puissance, de la vanité, de la gourmandise, de la curiosité, de la sensualité, de la causticité (morale de petits) ; indépendance, fierté, solitude, commerce seulement avec l’élite intellectuelle et morale dont on est ; et — d’étude et de contemplation — avec cette autre force, mais physique et physiologique, le peuple (morale des forts).

Complétez ceci par cette confidence philosophique qu’il a imprimée (Vol. de puiss. II) : « Se faire objectif. Indifférence à l’égard de soi-même, [indifférence à l’égard des conséquences favorables ou fatales de ses pensées], une profonde indifférence à l’égard de moi-même ; je ne veux pas tirer avantage de mes recherches de la connaissance ni échapper aux préjudices qu’elles me peuvent causer. Parmi ceux-ci, il y a ce que l’on pourrait appeler l’altération du caractère ; j’envisage froidement cette perspective ; je me tire hors de mon caractère, mais je ne songe pas à le comprendre ni à le changer… On se ferme les portes de la connaissance dès que l’on s’intéresse à son cas particulier, ou même au salut de son âme… » (Morale des forts, le philosophe étant placé parmi les forts et ayant pour devoir d’obéir à l’Impératif du vrai, et avec désintéressement, et en sacrifiant au vrai ses intérêts matériels et même moraux.)

Enfin, sans songer plus à lui, même pour s’avertir qu’il se faut oublier, Nietzsche trace la morale des forts, des supérieurs, des êtres d’élite.

D’abord (quoi qu’il en ait dit) cette morale, sa morale, la morale, il affirme qu’elle existe : « Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi, en admettant que je ne suis pas fou, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales, de même qu’il faut faire et qu’il faut encourager beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de sentir. » — Donc il a une morale, autre seulement que la traditionnelle. Voyons-la ; nous sommes autorisés à la chercher chez lui. Voyons sa nouvelle façon de voir et sa nouvelle façon de sentir.

Cette nouvelle morale, bien entendu applicable seulement aux forts, a trois maximes fondamentales, trois impératifs, si l’on veut : Il faut se surmonter ; il faut devenir ce que nous sommes ; il faut vivre dangereusement.

Il faut se surmonter. On a remarqué partout « qu’on ne risque guère de se tromper en attribuant les petites actions à la peur, les moyennes à l’habitude et les grandes à la vanité. » Voilà une indication. Qu’est-ce que la vanité ? Une tendance à surmonter la peur, condition primitive de l’homme, et l’habitude, sa condition sociale, en les sacrifiant à une certaine soif de considération. L’homme, dans la vanité, surmonte déjà son bas étage et sa moyenne. Qu’il poursuive. Il en viendra à surmonter peur, habitude et vanité aussi, en les sacrifiant à une certaine soif de considération de soi-même.

En 1885, à Venise, Nietzsche a démêlé l’essence des sentiments aristocratiques : maîtrise de soi-même, dissimulation des sentiments intimes, politesse, gaîté, exactitude dans l’obéissance et le commandement, déférence et exigence du respect, goût des responsabilités, et des périls. » — Maîtrise de soi, pudeur, respectabilité, non-familiarité — nous verrons le reste plus tard — voilà des pratiques qui en leur fond consistent à se résister, à réprimer la tendance à l’abandon, à ne pas se livrer ; c’est surmonter le moi impulsif, le moi confiant, le moi mou, c’est se surmonter, c’est se dépasser déjà.

Mais, quand nous essayons de nous surpasser ainsi, qui nous retient ? Un certain nombre de passions que nous connaissons bien, amour, ambition, avidité des biens appréciés par la foule, gourmandise, sensualité, paresse, goût du confort… Se surmonter c’est dompter tout cela. C’est ici que la fameuse « lutte contre les passions » reprend ses droits et reprend place avec un nouveau sens. La morale est, en sa partie réprimante, qui est nécessaire, une « contrainte prolongée », par opposition au laisser-aller et par conséquent « une sorte de tyrannie contre la nature et aussi [partiellement] contre la raison. Mais ceci n’est pas une objection contre elle, à moins que l’on ne veuille décréter, de par une autre morale, que toute espèce de tyrannie et de déraison est interdite. »

Cette contrainte, ce obéir longtemps, vous le trouvez partout, en art, en discipline sociale, pour aboutir à quelque chose qui vaille la peine de vivre sur la terre. En morale c’est la première condition.

La souffrance « volontaire » est la même chose à un degré de plus. C’est un exercice de la volonté et un exercice du sacrifice, c’est un exercice de la volonté de se surmonter. Voici Dühring qui, dans sa « Valeur de la vie », écrit : « L’ascétisme est maladif et la suite d’une erreur. » — « Mais non, écrit Nietzsche sur son carnet en 1875, l’ascétisme est un instinct que les plus nobles, les plus forts d’entre les hommes ont senti ; c’est un fait, il faut en tenir compte si on veut apprécier la valeur de la vie… » C’est le fait de l’homme qui sent le besoin de se dompter pour…; mais qui peut-être ne sait pour quelle fin, comme quelquefois les héros de Corneille broient leurs passions pour le plaisir de les broyer, et alors c’est une erreur ; mais cette erreur même est un signe, a un sens, révèle une tendance dont, seulement, certains, qui l’ont, ne comprennent pas le but.

« Il y a une bravade de soi-même aux manifestations les plus sublimes de laquelle appartiennent nombre des formes de l’ascétisme. Certains hommes ont en effet un besoin si grand d’exercer leur force et leur tendance à la domination, qu’à défaut d’autres objets ils tombent enfin à tyranniser certaines parties de leur être propre… Plus d’un penseur [il songe sans doute à lui] professe des doctrines qui visiblement ne servent pas à accroître ou améliorer sa réputation ; plus d’un évoque expressément la déconsidération des autres sur lui, tandis qu’il lui serait aisé de rester par le silence un homme honoré ; d’autres rappellent des opinions antérieures et ne s’effraient pas d’être convaincus de contradiction ; au contraire ils s’y efforcent. Cette torture de soi-même est proprement un très haut degré de vanité… L’homme éprouve une véritable volupté à se faire violence par des exigences excessives et à déifier ensuite ce quelque chose qui commande tyranniquement dans son âme… »

Sans aller jusqu’à l’ascétisme, ou plutôt en allant jusqu’à lui, mais en sachant pourquoi, en sachant que c’est pour développer en soi la volonté de puissance, on devra livrer aux passions une guerre à la fois rude et habile. Nietzsche, comme aurait fait un philosophe grec, se plaît à tracer une méthode pour combattre les passions. Il ne « trouve pas moins » — et je crois qu’il aurait pu en trouver davantage — de six procédés sensiblement différents pour lutter contre la violence d’un instinct.

Premièrement « on peut se faire une loi d’un ordre sévère et régulier dans l’asservissement de ses appétits ; on les soumet ainsi à une règle, on circonscrit leur flux dans des limites stables, pour gagner sur eux les intervalles pendant lesquels ils vous laissent tranquilles. »

Deuxièmement — ce qui peut venir à la suite de ce qui précède — on peut comme « dessécher cet instinct en s’abstenant de le satisfaire pendant des périodes de plus en plus longues. »

Troisièmement « on peut s’abandonner avec intention à la satisfaction d’un instinct sauvage et effréné jusqu’à en avoir le dégoût pour obtenir, par ce dégoût, domination sur cet instinct », procédé que Nietzsche a considéré comme pouvant réussir quelquefois puisqu’il l’a inscrit, mais où il n’a pas grande confiance puisqu’il ajoute : « en admettant que l’on ne fasse pas comme le cavalier qui, en voulant éreinter son cheval, se casse le cou, ce qui est malheureusement la règle en pareilles tentatives. »

Quatrièmement : « associer à l’idée de satisfaction une idée pénible (le chrétien qui, caressant une femme, songe au ricanement du diable ; songer au mépris des gens dont on aime à être estimé quand on est sur le point de commettre un vol ; songer à ceci qu’en satisfaisant un appétit on lui obéit, chose humiliante : « Je ne veux pas, disait Byron, être l’esclave d’un appétit quelconque ».)

Cinquièmement : « entreprendre une sorte de dislocation de ses puissances instinctives » en les combattant, soit par le travail (s’imposer une tâche), soit les unes par les autres, celle qui est lésée par la triomphante obtenant de vous encouragement et faveur.

Ici il aurait fallu des exemples. J’en connais surtout un : favoriser la paresse, à qui toutes les passions font tort. La paresse a été donnée à l’homme comme un auxiliaire contre les passions, lequel, bien dirigé, les énerve toutes.

Sixièmement : affaiblir et déprimer toute son organisation physique et psychique, pour affaiblir un ou plusieurs instincts violents, et c’est l’ascétisme, moyen dangereux, dont il faut être sûr de bien savoir user.

Ne vous dissimulez pas du reste que quand vous combattez un instinct c’est toujours un autre instinct qui en vous combat celui-là. Seulement cet instinct peut être un instinct très différent de ce qui s’appelle instincts dans la langue de toute l’humanité. Ce peut être la volonté de puissance sous forme de volonté de puissance sur soi-même. Les hommes qui combattent leurs passions sont des hommes chez qui la volonté de puissance se plaint des autres instincts et vous sollicite à les combattre ou plutôt les combat elle-même. Comme je le dis si souvent, l’art de la morale consiste à faire de la volonté une passion, s’il est vrai que cela nous soit donné, et de ne conserver de passion que la passion qui a horreur des passions. — Telle est la loi de se surmonter et tel est l’art de se surmonter.

Mais il y a sagesse, intelligence, bon goût aussi, comme aime à dire Nietzsche, qui, sans faire rentrer la morale dans l’esthétique, se plaît à faire entrer de l’esthétique dans la morale ; il y a bon goût, intelligence et sagesse à ne pas dompter complètement les passions et à n’être pas tout à fait maître de soi. La maîtrise de soi, prenez garde, c’est l’emprisonnement de soi par soi-même, et un prisonnier est un être bien morose, surtout quand il est à la fois prisonnier et geôlier. « Ces professeurs de morale qui recommandent d’abord et avant tout à l’homme de se posséder soi-même, le gratifient ainsi d’une maladie bien singulière, je veux dire une irritabilité constante devant toutes les impulsions et les penchants naturels et en quelque sorte une espèce de démangeaison. Quoi qu’il leur advienne du dedans ou du dehors, une pensée, une attraction, une incitation, toujours cet homme irritable s’imagine que maintenant son empire sur soi-même peut être en danger… Il fait sans cesse un geste contre lui-même, l’œil perçant et méfiant, lui qui s’est institué l’éternel gardien de sa tour. Oui, avec cela il peut être grand. Mais combien il est devenu insupportable pour les autres, difficile à supporter ; et par lui-même, comme il s’est appauvri et éliminé des plus beaux hasards de l’âme ! Car il faut savoir se perdre pour un temps, si l’on veut apprendre quelque chose des êtres qui ne sont pas nous-mêmes. » — « Je voudrais être ce monsieur qui passe », dit Fantasio. L’absolu geôlier de soi-même ne sera jamais ce monsieur qui passe et n’aura même jamais la moindre communication avec lui.

Que faire donc ? « Ne pas extirper les passions, ne pas même les affaiblir à proprement parler ; les dominer. » Ce que l’ascète ou le stoïcien doit chercher en domptant ses passions, ce n’est pas leur affaiblissement, c’est sa force. Elles ne doivent pas être affaiblies en elles-mêmes, elles doivent être affaiblies par rapport à lui ; ce n’est pas elles qui doivent être brisées, c’est lui qui doit devenir assez fort pour pouvoir les briser. Mais précisément parce qu’il le peut, il n’a plus besoin de le faire, et il ne le fera pas. Au contraire. « Plus est grande la maîtrise de la volonté, plus on peut accorder de liberté aux passions. Un grand homme est grand par le jeu qu’il laisse à ses désirs » et par sa puissance à les arrêter juste où il lui plaît. Un ambitieux ne doit pas tuer en lui l’ambition ; il doit être sûr de pouvoir la tuer, de telle manière qu’il la laisse agir de tout son élan tant qu’elle lui paraît bonne ou pour ce qui est des fins poursuivies, ou même comme jeu ; et qu’il l’arrête net, soit comme mauvaise en ses fins, soit comme fastidieuse. Les puissances du désir doivent être conservées, non respectées ; gardées intactes, mais subalternisées. « Possédez-les, seigneur, sans qu’elles vous possèdent », et l’exercice du dompteur des passions doit être seulement l’effort pour qu’elles soient dessous et lui dessus.

Voilà, ce me semble, ce que Nietzsche entend par sa maxime fameuse, tant de fois répétée : « l’homme est un être qui est fait pour se surmonter. »

Jusqu’ici il n’est qu’un stoïcien à peu près pur et simple, avec cette différence assez légère qu’il veut que les passions subsistent, mais seulement que l’on en soit maître. Or, comme elles subsistent toujours et que le stoïcien ne songe guère à autre chose qu’à les dominer, Nietzsche jusqu’ici n’est guère qu’un stoïcien pur et simple.

Mais il ajoute : « Nous voulons devenir ce que nous sommes. — Sais-tu ce que te dit ta conscience ? Elle te dit : deviens celui que tu es. » Ceci c’est proprement l’Impératif de Nietzsche et il a trouvé, du même coup, l’impératif de l’individualiste. Il faut se surmonter ; mais pourquoi ? Non pas pour se quitter, non pas pour donner sa démission de soi-même, mais pour être davantage, pour être au maximum ce que l’on est.

Par parenthèse, il est étrange qu’ayant cette idée, Nietzsche ait quelque part déclaré absurde la maxime : « Connais-toi toi-même », qui est absolument impliquée dans celle-ci : « Deviens ce que tu es » ; car pour se faire ce qu’on est, il faut d’abord se bien connaître. — Quoi qu’il en soit, voilà l’Impératif : se développer dans le sens de sa nature, se faire en réalisation tout ce qu’on est en puissance. Il convient de remarquer que c’est encore ici du stoïcisme avec une nuance. C’est le « vivre conformément à sa nature », avec cette correction : non pas simplement vivre conformément à sa nature ; mais se développer conformément à sa nature ; mais s’agrandir conformément à sa nature ; vivre sa vie, mais la vivre d’une vie plus abondante. — On a exagéré quand on a dit du stoïcisme que son idéal était de rapprocher autant que possible le vivant d’un mort, quand on a dit — Nietzsche lui-même —  : ils se tuent pour avoir cette prérogative des morts qui est de ne plus mourir. Il faut reconnaître qu’ils veulent qu’on vive ; mais enfin ils veulent seulement qu’on vive, non pas qu’on vive abondamment, non pas qu’on vive de façon intense. Or c’est précisément cela qui est le devoir : se connaître, se mesurer, voir de quelle nature on est et quelles sont les puissances de cette nature et se développer dans ce sens.

— Mais alors c’est dans le sens de nos passions !

— Certainement, mais bien comprises. Pourquoi ne comprendrait-on pas bien ses passions ? Pourquoi n’aurait-on pas l’intelligence de ses passions comme on a l’intelligence de ses muscles, de leur destination et de la mesure dans laquelle on peut les développer ? Comprendre ses passions ; et parce qu’on les comprend les diriger ; c’est là tout l’homme qui commence à être supérieur.

Or toutes les passions sont des forces qui sont des faiblesses. Elles sont des forces, puisqu’elles sont des impulsions vigoureuses qui nous poussent en avant, au dehors, à une possession, à une conquête. Elles sont des faiblesses en ce sens qu’elles rompent et font basculer notre équilibre ; en ce sens aussi qu’elles ont toutes une manière lâche de se satisfaire : l’amour peut se repaître de rêveries énervantes et amollissantes ; l’ambition, de petites victoires de clocher et de conseil municipal ; le jeu (cette passion si belle puisqu’elle est l’amour du risque), des émotions de baccara ou du bridge ; l’orgueil, des satisfactions ridicules de la vanité, etc. Se développer, s’agrandir dans le sens de ce qu’on est, c’est, d’après ce qui précède : 1o dominer ses passions de manière qu’elles ne rompent jamais notre équilibre : 2o les considérer, les prendre, les saisir en tant que forces et non en tant que faiblesses et en quelque sorte ne pas les reconnaître quand elles se présentent à nous sous leur aspect de faiblesse.

Nous nous sommes connus comme ambitieux : il faut nous développer dans ce sens en nous disant que, parce que nous sommes ambitieux, rien n’est plus indigne de nous, rien n’est plus contre nous-mêmes qu’une ambition de sous-préfecture. Nous nous sommes connus comme amoureux ; il faut nous développer dans ce sens en nous disant que, parce que nous sommes amoureux, rien n’est plus indigne de nous, rien n’est plus contre nous-mêmes que les frêles amours élégiaques et que nous devons sentir ces « belles passions » généreuses qui font « l’honnête homme » et qui inspirent une foule de sentiments nobles et magnanimes. Ainsi de suite.

Vouloir devenir ce que l’on est, formule essentiellement optimiste, c’est croire la nature humaine très bonne en son fond, ce qui est possible ; et croire qu’en allant au fond de nous-mêmes nous trouverons quelque chose d’excellent ; et croire enfin qu’en développant chacun ce fond de nous-mêmes nous ne pouvons arriver qu’à un état qui tend au parfait.

Mais si ce fond de moi était mauvais, comme, aussi, il est possible ? Je ne crois pas mal interpréter Nietzsche en lui faisant répondre : « Encore vaudrait-il mieux, étant mauvais, devenir ce que vous êtes, c’est-à-dire devenir plus mauvais. » Le fond — sentimental, non intellectuel — de Nietzsche, c’est l’horreur de la médiocrité, de l’état moyen, de l’état neutre, de l’état petit bourgeois, du « marais » ou du « marécage », de sorte qu’il n’est pas loin de sa pensée, ou plutôt de ses sentiments, d’estimer que mieux vaut se développer en mauvais, en méchant, en malfaisant, que ne point se développer du tout. L’humanité est peut-être faite pour lui de ceux qui deviennent ce qu’ils sont et de ceux qui sont sans jamais rien devenir. Et parmi ceux qui deviennent ce qu’ils sont il y a ceux qui se développent en beauté et en grandeur, et il y a ceux qui se développent en laideur et en atrocité ; mais ceux-ci pouvaient se développer autrement ; ils ont bien fait, en tout cas et à tout risque, de se développer ; et il n’y a de méprisables que ceux du milieu, que ceux qui n’ont pas fait un pas, que les stagnants.

Quoi qu’il en soit, devenir celui qu’on est, c’est-à-dire se connaître, prendre conscience de soi, prendre direction de soi et se promouvoir dans le sens de sa nature, voilà la seconde maxime.


Vivre dangereusement est la troisième. Vivre dangereusement est le grand, le vrai, l’essentiel et définitif signe de noblesse. C’est d’abord n’avoir pas peur, et la peur est un rétrécissement au lieu d’un agrandissement de la personnalité : elle est donc exactement le contraire du « devenir ce que nous sommes » ; elle est ensuite une « tristesse, comme dit Spinoza, née de l’image d’une chose douteuse ». Or l’image d’une chose douteuse, le risque, exalte l’âme généreuse et la rend joyeuse au lieu de la rendre triste. « Je me rappelle toujours, dit Charlemagne à un de ses compagnons :

L’air joyeux qui parut dans ton œil hasardeux,
Un jour que nous étions en marche, seuls tous deux,
Et que nous entendions dans les plaines voisines
Le cliquetis confus des lances sarrasines.

Vivre dangereusement c’est ensuite être noble, parce que c’est s’offrir à la sélection : c’est la vie dangereuse qui sépare les forts des faibles en écrasant ceux-ci et en mettant à part ceux-là ; c’est donc s’offrir à la sélection que d’adopter la vie dangereuse ; or, s’offrir à la sélection c’est montrer qu’au moins on est digne d’être choisi. Celui-là seul tente le sort qui mérite que le sort le favorise. Si je ne suis pas le plus fort, du moins j’ai été fort en tentant d’être le plus fort ; et le respect du vainqueur pour le vaincu héroïque n’est pas autre chose, chez le vainqueur, que le sentiment que, quoi qu’il soit arrivé, il se trouve devant un égal.

Et enfin dans la vie dangereuse il y a cette autre égalité ou quasi-égalité, que le chagrin d’échouer est un plaisir qui égale à peu près le plaisir de réussir. Celui qui a dit « qu’au jeu il y a deux plaisirs, dont le premier est de gagner et le second de perdre », était un fin psychologue. Nietzsche dit exactement la même chose : « Vraiment cet homme s’entend à l’improvisation de la vie et étonne même les observateurs les plus experts ; car il semble qu’il ne se méprenne jamais, quoiqu’il joue toujours aux jeux dangereux… Voici un tout autre homme : il fait manquer en somme tout ce qu’il entreprend… Croyez-vous qu’il soit malheureux ? Il y a longtemps qu’il a décidé à part soi de ne pas prendre autrement au sérieux des désirs et des projets personnels : « Si ceci ne me réussit pas, se dit-il à lui-même, cela me réussira peut-être et au fond je ne sais pas si je dois avoir plus de reconnaissance à l’égard de mes insuccès ou à l’égard de mes réussites. Ce qui fait pour moi la valeur et le résultat de la vie se trouve ailleurs : ma fierté, ainsi que ma misère, se trouvent ailleurs. Je connais davantage la vie parce que j’ai été si souvent sur le point de la perdre ; voilà pourquoi la vie me procure plus de joie qu’à vous tous. »

Se surmonter, se développer en beauté — dernière beauté, le danger — voilà toute la morale de Nietzsche. C’est un stoïcisme qui commence par être le stoïcisme connu, à très peu près, et qui finit par être un stoïcisme supérieur. Du stoïcisme surtout passif, tel qu’il était chez les anciens, Nietzsche fait un stoïcisme actif. Le stoïcisme nous exhortait à nous dompter et à être maîtres de nous-mêmes. Pourquoi ? Pour cela. Nietzsche nous exhorte à nous dominer et à être maîtres de nous-mêmes pour nous jeter dans l’action énergique, hardie et aventureuse et pour en goûter les âpres et violentes jouissances. C’est un stoïcisme héroïque, c’est un stoïcisme dionysiaque. C’est un stoïcisme qui ferait l’homme si fort, s’il était possible, que l’homme ne dirait pas : « J’ai dompté mes passions » ; mais : « je les ai laissées vivre pour le plaisir de les dominer toujours et de les faire servir à leurs plus belles fins » ; et que l’homme ne dirait pas au malheur : « Tu n’es pas un mal » ; mais : « Tu es un bien, puisque tu me donnes l’occasion de déployer mon énergie ; et vive le malheur où j’ai tout l’emploi de ma force ! »

Et c’est ainsi que se trace d’elle-même dans l’esprit de Nietzsche l’image du héros ou du « surhomme » ou du candidat à la surhumanité. Signes de noblesse : maîtrise de soi-même, pudeur relativement à la révélation de ses sentiments intimes ; politesse ; ne pas vouloir renoncer à sa propre responsabilité et ne pas vouloir la partager ; compter ses privilèges et leurs exercices au nombre de ses devoirs (je suis plus fort qu’un autre ; c’est un devoir de plus) ; ne jamais songer à rabaisser ses devoir à être les devoirs de tout le monde ; respect des vieillards, ce qui est respect de la tradition, goût du péril.


Ces vertus pourraient être pratiquées par un petit nombre d’hommes qui se sentiraient la force de les pratiquer et qui voudraient devenir de plus en plus ce qu’ils seraient. Ils les cultiveraient chez leurs enfants par une éducation qui serait juste à l’inverse de l’éducation ordinaire. L’éducation ordinaire se donne pour but « d’étouffer l’exceptionnel en faveur de la règle », de diriger les esprits « loin de l’exception, du côté de la moyenne ». L’éducation des supérieurs, « tenant à son service un excédent de forces », serait une « serre chaude pour la culture du luxe, de l’exception, de la nuance, de la tentative, du danger ».

Ils seraient très durs pour eux-mêmes, comme ces « prêtres », ces « jésuites » même, que Nietzsche n’aime point, mais dont il fait remarquer que, si indulgente que puisse être leur morale pour les autres, elle est terrible pour eux-mêmes : « Aucune puissance ne peut se soutenir si elle n’a pour représentants que des hypocrites ; l’Église catholique a beau posséder encore bien des éléments séculiers, sa force réside dans ces natures de prêtres, encore nombreuses aujourd’hui, qui se font une vie pénible et de portée profonde et dont l’aspect et le corps miné parlent de veilles, de jeûnes, de prières ardentes, peut-être même de flagellations ; ce sont ces natures qui ébranlent les hommes et leur causent une inquiétude : « Eh ! quoi ? S’il était nécessaire de vivre de la sorte ! » telle est l’affreuse question que leur vue met sur la langue. En répandant ce doute, ils ne cessent d’établir de nouveaux appuis de leur puissance. Même les libres penseurs n’osent pas répliquer à un de ces détachés d’eux-mêmes avec un rude sens de la vérité et lui dire : « Pauvre dupe, ne cherche pas à duper. » Seule la différence des points de vue les sépare de lui, nullement une différence morale, de bonté ou de méchanceté ; mais ce que l’on n’aime pas, on a coutume aussi de le traiter sans justice. C’est ainsi qu’on parle de la malice et de l’art exécrable des Jésuites, sans considérer quelle violence contre soi-même s’impose individuellement chaque jésuite et que la pratique de vie aisée, prêchée par les manuels jésuitiques, doit être considérée comme s’appliquant, non à eux, mais à la société laïque ».

Ces surhommes peuvent être au moins « préparés » par des hommes qui mettent au-dessus de tout la vaillance, l’intrépidité : « Je salue tous les indices [ne lui demandez pas trop où il les voit] de la venue d’une époque plus virile et plus grossière, qui mettra de nouveau en honneur la bravoure avant tout… Pour cela il faut, dès maintenant, des hommes vaillants qui préparent le terrain, hommes qui ne pourront certainement pas sortir du sable et de l’écume de la civilisation d’aujourd’hui et de l’éducation des grandes villes ; des hommes qui, silencieux et solitaires et décidés, s’entendent à se contenter de l’activité invisible qu’ils poursuivent ; des hommes qui, avec une disposition à la vie intérieure, cherchent, pour toutes choses, ce qu’il y a à surmonter en elles ; des hommes qui aient en propre la sérénité, la patience, la simplicité et la mépris des grandes vanités, tout aussi bien que la générosité dans la victoire et l’indulgence à l’égard des petites vanités de tous les vaincus ; des hommes qui aient un jugement précis et libre sur toutes les victoires et sur la part de hasard qu’il y a dans toute victoire et dans toute gloire ; des hommes qui aient leurs propres fêtes, leurs propres jours de travail et de deuil, habitués à commander avec la sûreté du commandement, également prêts à obéir lorsque cela est nécessaire, également fiers dans l’un comme dans l’autre cas, comme s’ils suivaient leur propre cause ; des hommes plus exposés, plus terribles, plus heureux. Car, croyez-m’en, le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement. Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Construisez vos villes auprès du Vésuve !… »

Et nous voilà bien au point : Nietzsche a toujours l’idée d’une société où une élite ; un peu dans son intérêt, un peu et beaucoup parce que telle est la nature des choses, à laquelle il faut bien se conformer, laisserait aux bêtes de troupeau leur morale, une morale douce, facile, point mauvaise, mais point vigoureuse, prendrait même quelque soin d’encourager cette morale ; aurait pour elle-même une morale virile, stoïque, ascétique, héroïque, décuplant l’énergie naturelle.

« Même on peut se demander, si nous, les amis des lumières, dans une tactique et une organisation toute semblable [celle qu’il rêve], nous ferions d’aussi bons instruments, aussi admirables, de victoire sur nous-mêmes, d’infatigabilité, de dévouement » [que les prêtres et les jésuites cités plus haut].

Les hommes de la haute morale seraient donc très impérieux pour les autres, quoique beaucoup moins que pour eux, et ils en auraient le droit, ne se ménageant point eux-mêmes, et on leur en reconnaîtrait le droit, en voyant bien qu’ils aiment le prochain comme ils s’aiment et même avec plus de condescendance ; ils seraient d’une loyauté absolue et d’une solidarité absolue entre eux, et grâce à cette cohésion, ils gouverneraient l’humanité, reconnaissante ou soumise, et c’est un souvenir, chez un antiplatonicien, de la République de Platon.


Cette morale que Nietzsche n’a pas achevée ; car il se cherchait encore au moment où il a sombré (voir sa Vie par M. Daniel Halévy) et il se préparait à se contredire une fois de plus ; cette morale est bien une morale. C’est humeur batailleuse et paradoxale et désir de scandaliser qui ont fait si souvent dire à Nietzsche qu’il était un immoraliste. Il l’a bien senti quand il a écrit sur son carnet : « J’ai dit que je me place au delà du bien et du mal. Est-ce à dire que je veuille m’affranchir de toute catégorie morale ? Non pas ! Je repousse ceux qui exaltent la douceur en l’appelant le bien et ceux qui diffament l’énergie en l’appelant le mal [c’est bien son fond] ; mais l’histoire de la conscience humaine nous découvre une multitude d’autres valeurs morales, d’autres manières d’être bons, d’autres manières d’être mauvais. »

Nietzsche est donc bien un moraliste, et qui a voulu l’être, et sa morale, quoique inachevée, comme il le reconnaît, est bien une morale. Elle est même très haute, puisque j’ai cru montrer qu’elle est un stoïcisme dépassé. Mais elle est sombre, désespérante et, si éloigné que je sois, en morale, d’approuver la manière douce, elle est trop rude pour le commun et même pour la moyenne honorable des hommes. On voit trop qu’elle est inspirée constamment par une pensée violemment aristocratique, et si je crois qu’une morale doit tendre à l’aristocratisme, je ne crois pas qu’il soit très bon qu’elle en vienne. Il est trop certain que Nietzsche n’espère rien des bêtes de troupeau et leur laisse leur morale médiocre et tenue par lui pour une immoralité, au lieu de chercher une morale qui conviendrait aux forts et aussi aux faibles, aux supérieurs et aussi aux humbles.

Et je n’entends point par là une morale moyenne et à mi-côte et d’entre-sol, de quoi précisément j’ai horreur, mais une morale assez embrassante, au contraire, et compréhensive, pour susciter et encourager toute la force des forts et le peu de force des faibles ; et j’entends non pas qu’on trouve l’entre-deux, mais que l’on comble l’entre-deux.

Il était bien sur la voie, puisque, quand, pour un moment, il n’est plus féru de son antithèse des deux morales aux antipodes l’une de l’autre, il en indique sept ou huit qui vont du plus bas au plus haut. Ceci est, non seulement très pratique, mais fondé en bonne raison, et il y aura toujours nécessairement une demi-douzaine de morales parmi les hommes ; mais restait à trouver un principe général inspirant plus ou moins, mais inspirant toutes, ces morales différentes, plus intense chez l’une, moins chez l’autre, présent dans toutes et qui ferait en somme de toutes ces morales une seule à différents degrés.

Et cela aurait répondu à ces deux idées contradictoires et très vraies toutes deux, qu’il y a plusieurs morales et qu’il n’y en a qu’une ; qu’on ne peut exiger de l’un ce qu’on exige de l’autre et qu’on doit exiger du plus bas un peu de ce qu’on exige du plus haut ; et cela aurait respecté et affirmé, au lieu de la briser ou de la nier, l’unité, relative, mais réelle, de l’humanité.

Et ce principe commun était-il si difficile à trouver ? Je ne crois pas.

Quant aux questions d’école, cette morale est-elle normative ou hypothétique, impérative ou persuasive ? Il est évident qu’elle est persuasive seulement, puisqu’elle n’est pas une religion et puisqu’elle ne fait pas du devoir une religion. Elle dit à l’homme : sois tel et tel ; fais ceci et cela ; autrement tu seras une bête de troupeau, tu seras très vil. Par ce seul « autrement » — Nietzsche a raisonné ainsi quelque part — tout impératif est détruit. Mais, comme la morale de Guyau du reste, cette morale est bien dans le sens de la vie. Elle prend pour mobile, elle prend pour levier, non pas, comme Guyau, le goût de vivre lui-même, mais une des raisons de vivre les plus fortes, la volonté de puissance sur les autres et sur soi-même ; et si la vie n’est pas seulement volonté de puissance, il faut convenir qu’elle est cela plus que tout autre chose.

La morale de Nietzsche dit à l’homme : veux-tu être fort ? Si tu n’y tiens pas, je n’ai rien à te dire et il y a pour toi d’autres guides. Si tu veux l’être, sois tel et tel ; fais ceci et cela. Or la volonté de puissance est partout dans la nature et elle existe chez l’homme à un degré extraordinaire en raison même de sa faiblesse primitive qui a exigé de lui un déploiement formidable d’énergie. Nietzsche lui-même a bien senti cela par lui-même : faible, chétif, toujours malade, il a dit que sa philosophie lui avait été inspirée par son état et que plus il a été terrassé, plus l’énergie « surhumaine » lui est apparue et comme le remède et comme la vérité ; et l’optimisme-bravade comme la solution. La morale de Nietzsche est une sombre leçon d’énergie donnée par un débile et d’optimisme donnée par un malheureux. Ne fût-elle que cela, elle est d’abord un beau spectacle et ensuite elle est un cordial, un tonique et un viatique.

Sa racine profonde et aussi le but où elle tend toujours, à travers tant de détours et aussi d’erreurs, c’est le sentiment du beau. C’est parce que Nietzsche est un artiste dilettante, dans le sens le plus élevé du mot, qu’il a admiré avec frénésie la beauté dans tous les arts et dans tous les aspects de la nature et qu’il a admiré avec fanatisme cette beauté humaine, la force ; c’est parce qu’il est un artiste dilettante qu’il a détesté tout ce qui fait l’homme laid, tout ce qui le déprime et le refoule, tout ce qui le rapetisse, la timidité, la crainte, le scrupule, la modération, l’abstinence, la tempérance et la morale des petits et des moyens, qui recommande toutes ces vertus des moyens et des petits. C’est pour cela qu’élevé dans le pessimisme et pessimiste en son fond par son tempérament et son caractère, il a fait comme un « rétablissement », de tous ses muscles, pour se jeter à corps perdu dans un ultra-optimisme, dans un optimisme par delà la confiance et l’espoir, par delà l’acceptation, en pleine affirmation du bien, même dans le mal, et du bonheur, même dans le malheur. Pourquoi ? Parce que le pessimisme fait l’homme petit, faible, mince, ramassé et rétréci en lui-même, laid ; et parce que l’attitude dionysiaque en face du monde accepté tout entier, du bonheur accueilli, du malheur bravé, est très belle, très imposante, très radieuse, et met l’homme, comme dit son cher Corneille, « en posture d’un Dieu ».

Et c’est parce que Nietzsche est un artiste actif, parce qu’il veut sculpter l’humanité en beauté, qu’il a dit à l’homme : sois fort, fort de tout ton courage, de toute ta résistance, de toute ton endurance, de toute ton audace ; sois véritablement audax Iapeti genus ; dépasse-toi, surmonte-toi, vis dangereusement, pour arriver au mépris du danger, c’est-à-dire de toute faiblesse ; tire de toi tous les éléments de force que tu contiens pour devenir tout ce que tu es et pour ainsi dire plus encore ; car, comme a dit La Rochefoucauld : « Nous avons plus de force que de volonté et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles », et comme il a dit encore : « Rien n’est impossible ; il y a des voies qui conduisent à toutes choses, et si nous avions assez de volonté nous aurions toujours assez de moyens » ; et comme il a dit encore : Il s’en faut bien que nous connaissions toutes nos volontés. » Agis d’après ces maximes et tu seras beau, ce qui est le souverain bien, tant cherché. C’est ainsi que tu comprendras toi-même et que tu comprendras le monde ; car le « monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés », n’ont un sens, ne cessent d’être incriminables « qu’en tant que phénomène esthétique » et dessein esthétique, volonté de beau. — Ceci est le fond et presque le tout de Nietzsche. Il y a trois impératifs : du bien, du vrai et du beau. Nietzsche a senti fortement l’impératif du vrai, profondément celui du beau ; et la conception du bien où il est arrivé a été postulée en son esprit par l’impératif du vrai et surtout par l’impératif du beau.

Mais, par suite de sotte démangeaison de scandaliser, par suite d’humeur provocatrice, par suite de lourd antiphilistinisme et c’est-à-dire de philistinisme à rebours, il a tant affecté l’immoralisme, tant répété, lui le très grand moraliste et très pur, l’éloge du « crime », du « vice », de la « méchanceté », de la « cruauté », comme s’il eût été un vulgaire Stendhal, qu’il s’est ruiné comme moraliste, qu’il n’aura aucune autorité parmi les hommes, et que sa haute morale ne sera accessible et profitable qu’à ceux, évidemment rares, qui sauront la dégager patiemment de toutes ses scories, qui sont propos querelleurs, boutades, incartades et paradoxes.

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