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La doctrine de l'Islam

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CHAPITRE VIII
L'ENFANT ET L'ÉDUCATION

L'ancien islamisme a porté peu d'intérêt à l'éducation.—Une enfance arabe;—fêtes de famille;—circoncision; respect des parents.—Ecole musulmane populaire.

L'enseignement supérieur ancien;—les universités;—les savants voyageurs.

Progrès de l'enseignement à l'époque contemporaine en Turquie, en Egypte et en Algérie.—Comment la doctrine musulmane envisage la science.

L'éducation est un sujet fort à la mode aujourd'hui parmi nous. On aime à en traiter, à le discuter; on y consacre des études et des observations; on propose des systèmes, on en expérimente. L'enfant n'en devient pas toujours plus fort, plus savant, ni meilleur; mais ces recherches intéressent les parents et les psychologues. Le principal défaut de nos systèmes est qu'ils manquent de simplicité; il en est ainsi par la force des choses, à cause du caractère de notre civilisation qui est très compliquée.

Dans l'Orient musulman, on ne trouverait pas ce goût inné pour l'éducation, cet attrait pour la recherche des méthodes, ce désir du progrès dans les questions de cet ordre; du moins ne les aurait-on pas trouvés jusqu'à ces derniers temps, car de nos jours les Musulmans commencent à s'intéresser davantage à ce sujet.

L'islamisme ne s'est pas occupé de l'enfant autant que le christianisme. L'enfance, en terre mahométane, est simple, et, semble-t-il, assez heureuse. On a sur ce chapitre fort peu de citations à tirer du Coran; le livre sacré contient seulement quelques versets relatifs aux droits et à la protection des orphelins [97]. Les anecdotes historiques concernant l'enfance sont aussi assez rares dans la littérature musulmane. D'excellents traités d'éducation ont été écrits en arabe au moyen âge; mais ils ont pour auteurs des arabes chrétiens. Les penseurs mahométans ont un peu négligé ce sujet, ou ils n'y ont apporté qu'une faible originalité. Ils ont connu les œuvres écrites par les chrétiens ou étudiées par eux, par exemple un livre sur l'éducation attribué à Platon, mais qui est probablement de l'école de Plutarque, et dont un Arabe chrétien a donné une traduction [98].

Les R. Pères Jésuites de Beyrouth ont publié des extraits de la littérature arabe relatifs au sujet qui nous occupe. Le plus grand nombre de ces morceaux, et les plus beaux, sont chrétiens [99].

Une idée presque dogmatique, qui se trouve opposée à la doctrine chrétienne et à nos façons de sentir, diminue dans l'islam l'importance de l'éducation: l'enfant y est censé naître bon: «Tout enfant, selon une tradition, apporte en naissant une disposition naturelle pour les dogmes sacrés de l'islam.»

Cette pensée est contraire à la théorie chrétienne du péché originel; elle est opposée aussi au sentiment de certains sociologues modernes, tels que Le Play, qui enseignent que le mal rentre continuellement dans le monde par les enfants; d'où, selon eux, nécessité de travailler le caractère de l'enfant, de le corriger, de le réformer, c'est-à-dire d'éduquer.

L'idée et l'expression de «correction des caractères» sont d'origine chrétienne. Elles sont entrées dans la morale musulmane où on les rencontre souvent; mais les écrivains musulmans les appliquent en général aux adultes; il est rare qu'ils en fassent une application expresse aux enfants. Ces écrivains ne paraissent pas croire que l'enfance soit plus propre qu'une autre période de la vie, au travail moral de correction et de réforme que l'homme doit, en tout temps, accomplir sur lui-même.

Puis donc que, sur ce chapitre, la doctrine et la théorie ne fournissent qu'assez peu de chose, plaçons-nous plutôt au point de vue de la pratique, et étudions les mœurs de l'islam relatives à l'enfance. Les exemples que nous allons proposer, donneront lieu peut-être à quelques remarques utiles.

I

On trouve de jolis détails sur l'enfance arabe dans un ouvrage intitulé Mémoires d'une princesse arabe, ouvrage écrit par une princesse d'Oman et de Zanzibar qui épousa un européen [100]. Le récit est de l'époque contemporaine. L'auteur nous transporte dans un grand château, rempli de serviteurs, de femmes, d'esclaves. C'est un château qui est à lui seul, tout un village, et qui rappelle ce qu'étaient chez nous au moyen âge les grandes demeures féodales. Les principaux chefs ou kâid du Maroc ont aussi des résidences de ce genre.

La polygamie y est pratiquée. Comme le maître est riche, il a beaucoup de femmes, et il lui naît souvent des enfants. Quatre ou cinq fois par an, un nouvel être voit le jour. Ces naissances, et divers moments de l'enfance sont célébrés par de jolies fêtes. La vie, dans cette vaste résidence, est assez patriarcale. En dehors des périodes de troubles ou de guerre, elle est douce, facile et amicale.

L'enfant qui vient de naître est lavé à l'eau chaude et poudré. On l'enferme dans un bandage qui retient les bras et les jambes; il restera ainsi captif quarante jours; deux fois par jour on le baigne. Il est déposé dans un beau berceau, sous une moustiquaire, et bercé par des esclaves.

Le soin de l'allaiter est confié à des nourrices; dans ce pays, ce sont des nourrices noires.

A sept jours, on perce les oreilles des filles; on fait six trous à chaque oreille pour y passer les anneaux d'or.

A quarante jours, on rase les premiers cheveux, tant des filles que des garçons. On célèbre à cette occasion une petite fête; les cheveux sont jetés à la mer ou cachés dans un vieux mur; on accompagne ce rite de divers encensements. Cette cérémonie relative aux cheveux rappelle des superstitions répandues chez les Arabes [101] et chez beaucoup de peuples, mais qui ne dépendent pas de l'islam. L'enfant arabe est à ce moment-là débarrassé de ses bandelettes. On lui met des bijoux, de belles chemises de soie chamarrée et on le laisse voir: jusqu'alors il avait été tenu caché. On lui pend aussi au cou des amulettes destinées à le protéger contre tous les maux.

Quand l'enfant fait ses premiers pas, ce progrès est célébré par de nouvelles réjouissances; on fait cuire en son honneur des gâteaux spéciaux, et l'on répand sur lui des boulettes de maïs mêlées à des pièces d'argent. L'usage de jeter ainsi des friandises et de la monnaie à l'occasion d'une fête, est aussi pratiqué dans les noces par les Arabes [102] et par les Turcs; on observe chez nous une coutume analogue en jetant des dragées et des sous aux baptêmes.

L'enfant mâle reste jusqu'à sept ans entre les mains des femmes; il est alors soumis à la circoncision. C'était aussi à l'âge de sept ans que, dans notre moyen âge, les jeunes garçons sortaient de la tutelle des femmes pour être remis aux mains des hommes [103].

Le rite de la circoncision, très important dans l'islam, y est comme on sait, emprunté au judaïsme. Abraham l'institua, ainsi qu'on le lit dans la Genèse (chap. XVII, vt 10). Mahomet, qui paraît avoir cru sincèrement que sa religion reproduisait celle de ce patriarche, adopta cette coutume; il n'en est pas question cependant dans le Coran.

La circoncision des jeunes enfants est, en pays musulman, l'occasion de fêtes importantes. Elle est la cérémonie qui signifie leur entrée dans la vie; c'est elle qui les fait membres de la communauté nationale et religieuse. Dans la maison de l'un des jeunes circoncis, on réunit des parents et des amis, d'autres enfants de familles voisines sur lesquels doit être accompli le même rite, et quelquefois même des enfants pauvres. On avance ou on retarde l'âge pour certains d'entre eux, afin qu'un plus grand nombre se trouvent ensemble. Ces enfants sont richement habillés; ils portent des turbans ornés de fils d'or et d'argent et surmontés d'aigrettes. Ils endurent courageusement la douleur causée par l'opération; on s'ingénie à la leur faire oublier en les distrayant et en les promenant dans les bazars et dans les rues.

Les familles riches distribuent des bienfaits à cette occasion. Il y en a qui font immoler des agneaux ou des boucs, comme au jour de la fête des sacrifices; ces animaux sont parés de banderoles, de colliers et de plumes de hérons.

Les fêtes de la circoncision prennent chez les sultans un éclat tout particulier; des invitations en style pompeux sont adressées aux plus grands personnages [104].

A la même époque de sa vie, l'enfant, dans les grandes familles arabes, reçoit un cadeau qui correspond à ce qu'est chez nous la montre de première communion: on lui donne un cheval; à partir de ce jour, on l'instruit avec soin et sévérité dans l'art de l'équitation, et il devient vite un excellent écuyer.

Les jeunes garçons, dans les vieux pays arabes, ne font pas, comme chez nous, des exercices méthodiques de gymnastique. Mais on les entraîne à sauter, et ils deviennent très habiles dans cet exercice. Beaucoup d'entre eux, âgés de dix ou douze ans, sautent sans peine deux chevaux de front. En Turquie, à notre époque, la gymnastique est à la mode; des sociétés de gymnastique existent dans les villes; les exercices de force sont particulièrement en honneur.

Les combats simulés et le tir sont les divertissements favoris des jeunes Arabes; leur vie rappelle beaucoup celle de nos jeunes nobles au moyen âge; ils ne demandent pourtant pas des lances ou des arbalètes, mais bien des fusils et des balles. De très jeunes gens en pays arabe, sont armés comme des hommes, et cette habitude ne cause guère d'accidents.

Vers l'âge de dix-huit ou vingt ans, les jeunes princes arabes reçoivent du père de famille une maison personnelle. Le respect de l'enfant pour le père, dans cette civilisation, est très grand; il est d'ailleurs maintenu par la sévérité du chef de famille. Ce respect est expressément recommandé dans le Coran, en des termes assez doux qui rappellent plutôt certaines exhortations de la morale chrétienne, que le commandement bref du décalogue:

«Dieu vous ordonne... de tenir une belle conduite envers vos père et mère, soit que l'un d'eux ait atteint la vieillesse, ou qu'ils y soient parvenus tous les deux et qu'ils restent avec vous. Gardez-vous de leur témoigner du mépris, de leur faire des reproches, parlez-leur avec respect.

«Soyez humbles avec eux et pleins de tendresse et adressez cette prière à Dieu: Seigneur aie pitié d'eux, comme ils ont eu pitié de moi, en m'élevant quand j'étais tout petit.» (C. XVII, 24-25.)

Les mœurs relatives au mariage, dont nous avons parlé, contribuent à grandir l'autorité des parents, puisque les jeunes gens ne fixent pas leur sort eux-mêmes, et qu'ils sont unis par le choix et presque par l'ordre de leurs père et mère, la première fois qu'ils se marient.


L'école primaire dans les formes de l'ancienne vie arabe, est réduite à bien peu de chose; elle n'est d'ailleurs destinée qu'aux enfants du peuple; les enfants de grande famille sont élevés chez leurs parents par des institutrices.

C'est vers l'âge de six ou sept ans que commence cette éducation primaire, très simple et qui ne comprend guère que la lecture, l'écriture et la numération jusqu'à mille. Tous les Français ont vu des écoles musulmanes dans nos expositions coloniales. Les enfants accroupis sur une grande natte, rangés en cercle devant le maître, portent un encrier, une plume de roseau, et quelque morceau de papier ou, selon une ancienne coutume, une omoplate de chameau qui leur tient lieu d'ardoise. Le maître écrit sur un tableau un verset du Coran; de sa férule, il indique les lettres tour à tour; les enfants prononcent aussitôt après lui les noms des lettres ou les syllabes, d'un ton chantant et nasillard. De temps à autre, la férule vient frapper les doigts d'un élève inattentif.

Dans ce système, les jeunes enfants apprennent à lire en même temps qu'à écrire. Les filles apprennent, en dehors de l'école, la couture et la broderie; beaucoup d'entre elles y excellent.


Voilà la vieille éducation rudimentaire, celle qui forme depuis des siècles la masse du peuple arabe. Cependant, à toute époque de l'histoire de ce peuple, il y a eu des éducations d'exception; on en trouve des exemples dans les anecdotes concernant les jeunes filles. Les jeunes personnes bien douées que l'on pouvait destiner aux harems des grands seigneurs, recevaient une éducation extrêmement soignée. On cite l'histoire d'un khalife qui, près d'un puits, rencontra une jeune campagnarde et lui demanda de l'eau; la rencontre avait été ménagée peut-être par quelque courtisan: la jeune fille répondit au prince avec grâce et causa avec lui d'une façon si spirituelle qu'il l'épousa.—La «belle persane» des Mille et une Nuits fournit le type de ce que pouvait produire l'éducation des femmes formées pour les grands harems: celle-là réunit tout ce qui peut charmer: la beauté du physique, les attraits de l'esprit. Les frais de son éducation ont été très élevés; il en est tenu compte par ses maîtres, qui demandent d'elle dix mille pièces d'or. C'est une femme savante: «elle chante, elle danse, elle écrit mieux que les écrivains les plus habiles, elle fait des vers; il n'y a pas de livres qu'elle n'ait lus. On n'a pas entendu dire que jamais esclave ait su autant de choses qu'elle en sait [105]


L'enseignement supérieur, s'adressant à une minorité d'esprits d'élite, a toujours intéressé les Orientaux plus que l'enseignement primaire. Sur ce chapitre les Musulmans ont continué les Alexandrins, les Persans, les Syriens; ils eurent, on le sait, de grands penseurs, des érudits, des médecins, des savants de divers genres; mais la science propre à l'islam fut toujours celle du Coran et de son interprétation faite à l'aide des traditions: ce fut, en d'autres termes, la théologie, et la jurisprudence qui en découle. Donnons quelques détails sur ce sujet.

Avant la conquête musulmane, la culture classique s'était conservée dans les couvents chrétiens. L'Université syrienne d'Edesse, en Perse, fut un centre florissant d'études sous les Sassanides.

Après l'islam, un autre centre subsista quelque temps en Mésopotanie, chez les Sabéens de Harran. Les grands khalifes Abbassides s'intéressèrent aux sciences, et ils favorisèrent l'étude des ouvrages grecs; un bureau de traductions fut organisé, dans lequel travaillèrent des chrétiens. Sous les Mongols, des universités furent fondées à Bagdad, à Nîsâbour et à Basrah; on installa un observatoire à Marâgah. Le père du khalife fatimide Hakem fonda, en Egypte, l'université d'el-Azhar. De nombreux centres d'études se formèrent en Espagne. De tous côtés dans le monde musulman, des princes intelligents attirèrent à eux et patronnèrent les savants.

Dans ces anciennes universités musulmanes on enseignait l'ensemble des sciences. Celles-ci étaient divisées et groupées selon les habitudes de la scolastique, à peu près comme dans notre moyen âge; la théologie les dominait toutes. On peut comparer, pour l'esprit et les mœurs, ces grands foyers de science musulmane à une université telle que celle de Paris, au temps d'Abélard ou d'Albert le Grand.

Avant la fondation des universités, des cours de religion islamique avaient été organisés dans les mosquées. Beaucoup de princes s'honorèrent de fonder des écoles dépendantes des mosquées; les particuliers léguaient pour leur entretien des biens appelés wakouf. On enseignait dans ces écoles, le Coran; on apprenait à le prononcer, à le psalmodier en quelque sorte, à l'expliquer. Des cours de tradition alternaient avec des cours de commentaires; il s'y joignait aussi des leçons de droit, dans lesquelles se formaient les juges ou kâdis. Le droit musulman dérive, comme on sait, tout entier du Coran. Pour les futurs docteurs, il y avait des cours de dogme; les maîtres qui enseignaient le dogme, disputaient comme nos scolastiques et se divisaient en écoles.

Cette sorte d'enseignement subsiste encore aujourd'hui. Les professeurs parlent dans les mosquées mêmes, ou quelquefois dans des salles qui leur sont annexées; ils siègent sur des estrades basses, adossées à des piliers ou disposées sous le milieu des arcades; plusieurs maîtres parlent à la fois dans la même mosquée. Les étudiants, jeunes gens venus de contrées diverses et souvent de fort loin, ayant le visage diversement coloré, et portant les habits de leurs nations respectives, se tiennent accroupis en cercle sur les tapis, écoutent et prennent des notes. La gloire professorale est connue en Orient et elle y est prisée très haut.

De tout temps dans l'islam ces cours fondamentaux de religion ont été organisés d'une façon régulière. Pour les autres sciences ou arts tels que les mathématiques, l'astronomie, la mécanique, la médecine, la musique, l'enseignement était plus capricieux. Dans une éducation comme celle d'Avicenne, qui se vantait d'avoir, à dix-neuf ans, parcouru tout le cycle des connaissances humaines, on voit des maîtres qui sont des passants; ce sont des savants voyageurs, colporteurs de diverses sciences. Le père d'Avicenne reçoit l'un de ces hommes dans sa maison, sans autrement le connaître; un autre maître du jeune philosophe est un marchand de légumes qui demeure dans son voisinage. Quelques années plus tard les rôles sont renversés: c'est Avicenne, devenu savant, qui est logé par des personnages avides de recevoir ses leçons. On trouverait des pratiques un peu analogues dans la vie de certains savants d'Occident, par exemple dans celle de Galilée. Dans les deux mondes, musulman et chrétien, le savant isolé et errant qu'attirent et que reçoivent des amis et des grands seigneurs, existe à côté du savant fixé dans les Universités. Les élèves aussi aiment parfois à voyager; ils passent de maître en maître, d'université en université, comme le font volontiers encore les jeunes Allemands modernes. L'historien arabe Makrizi entendit, paraît-il, plus de six cents maîtres.

Tombeaux Tamerlan

IX.—Tombeaux de la famille de Tamerlan, à Samarcande.

Mais n'insistons pas outre mesure sur cette éducation de la période médiévale; venons-en à l'époque moderne, qui est la plus intéressante pour nous. On voit en approchant de l'âge contemporain, les principaux pays islamiques suivre avec lenteur les transformations qui se produisent chez nous. Voici quelques indications à ce sujet, pour la Turquie et pour l'Egypte:

II

Les Turcs sont un peuple essentiellement militaire; l'éducation militaire les intéressa de tout temps. Sous ce rapport, un des faits les plus connus est la formation du corps des Janissaires. Il fut créé sous Orkhan, l'ancêtre esclaves de guerre; c'étaient de jeunes adolescents, pris dans les provinces grecques et dans les îles; on en faisait des bergers ou des pages, tandis qu'on destinait les filles à être esclaves ou épouses. Ils abjuraient le christianisme, et ils devenaient des Musulmans très fanatiques.

Leur milice avait pour symboles une pièce d'étoffe flottant derrière le turban, et une cuillère de bois qui tenait lieu d'aigrette; une marmite leur servait de tambour; sur leur étendard étaient un croissant et un sabre à deux pointes.

Les Janissaires peuvent être comparés aux pages ou gardes turcs, dont s'entouraient, avant l'époque des Osmanlis, les khalifes arabes de Bagdad.

L'éducation des pages particuliers du sultan à Constantinople était très soignée. Les historiens en donnent de jolies descriptions. Les pages étaient élevés au vieux sérail, dans un pavillon richement sculpté; ils avaient pour chambres des sortes de niches en bois, travaillées comme les stalles de nos cathédrales, disposées autour d'une salle pavée de mosaïque, qu'abritait un plafond somptueux. On leur affectait des esclaves; leurs récréations se passaient dans un kiosque, entre des fontaines; étendus sur des divans, ils fumaient, buvaient des sorbets ou jouaient aux échecs [106].

L'imprimerie ne fut introduite en Turquie qu'au XVIIIe siècle, sous Ahmed III. Un renégat, Basmadji Ibrahim, fit un projet où il exposait tous les avantages de l'imprimerie. On consulta les Ulémas (les docteurs); d'après leur avis le mufti rendit une décision, selon laquelle l'imprimerie devait être permise et même encouragée, sauf pour le Coran: celui-ci ayant été donné aux Arabes dans la forme manuscrite, devait être transmis tel à la postérité. A la suite de ce jugement, le sultan accorda un Khatti chérîf contenant de fort belles considérations, par lequel il autorisait l'établissement de l'imprimerie en l'année 1727. Quelques années après, le promoteur de ce progrès étant mort, ainsi que son associé, l'établissement fut supprimé. Abd ul-Hamid le rétablit en 1784, en lui accordant des privilèges, et il ne cessa pas d'exister depuis lors [107].

La transformation de l'enseignement est plus récente dans l'empire que l'adoption de l'imprimerie. Elle date du règne d'Abd ul-Medjid. En 1845, ce sultan rendit un Khatti chérîf, par lequel il se proposait de réorganiser l'enseignement d'après des méthodes modernes [108]. Lamartine a parlé d'une façon intéressante des efforts de ce prince [109]. Il assista à une visite que fit Ab ul-Medjid dans une école militaire. Les élèves, âgés de quatorze à vingt ans étaient debout, en uniforme. Le sultan prit place sous un dai, ayant à ses côtés le cheïkh ul-islam et le pacha directeur de l'école. Un professeur monta sur l'estrade, appela un élève au tableau, l'interrogea; le sultan intervint quelquefois dans l'examen, et posa lui-même plusieurs questions. L'enseignement était très moderne; il portait sur la physique et la chimie, sur la théorie des armes et la fortification. Ces jeunes gens avaient étudié aussi les campagnes de Frédéric et de Napoléon; ils parlaient le français qui était alors très en honneur en Turquie; beaucoup d'entre eux traduisaient du turc en français à livre ouvert. Au moment où il tentait cette expérience, le sultan Abd ul-Medjid n'était âgé que de vingt-sept ans.

La France a joué un grand rôle dans l'organisation de l'enseignement en Turquie. C'est sur un programme de Duruy que Abd el-Áziz fonda en 1868, à Constantinople, le beau lycée de Galata Séraï; il mit à sa tête un Français, M. d'Hollys, et il lui donna des maîtres qui avaient pris leurs grades en France.

L'empire ottoman possédait, dans ces dernières années, des écoles militaires dans plusieurs villes, notamment à Constantinople, Andrinople, Salonique, Damas et Beyrouth; une école de marine très bien tenue est installée sur la rive de la Corne d'or. La capitale de l'empire possède encore une institution remarquable pour l'enseignement des langues et des sciences, appelée Dâr el-malumât, la maison des connaissances. Pour ces différentes écoles, des ouvrages classiques sont rédigés en turc, à l'imitation des ouvrages allemands ou français. Un maître d'école dans un bourg d'Asie-Mineure, me montra un jour le volume d'après lequel il enseignait la géographie à ses élèves; j'y cherchai la place de la France; il y avait: «La France, capitale Paris; villes principales: Lyon, Marseille et Bordeaux.» C'était peu; mais les livres à l'usage des grandes institutions secondaires donnent de notre pays une idée plus complète.

Les écoles primaires n'ont cessé de se multiplier dans l'empire. On sait d'ailleurs que des enfants musulmans des deux sexes sont souvent confiés aux maîtres étrangers et en particulier aux missionnaires catholiques des divers ordres [110]: Frères de la Doctrine chrétienne, Lazaristes, Assomptionnistes, etc.

En janvier 1908, un supérieur de mission à Tauris, en Perse, montrait l'utilité qu'il y aurait à ouvrir, à côté d'une école déjà existante pour les Arméniens, une école spéciale pour les Musulmans. Les missionnaires n'obtiennent sans doute pas ainsi de conversions; les familles musulmanes ne le permettraient pas; mais ils consolident les liens entre les peuples de l'islam et la France; les élèves conçoivent de l'affection pour leurs maîtres et la reportent sur notre pays. Il est triste que, par suite de l'affaiblissement de notre politique en Orient, le drapeau français soit quelquefois ôté de la porte des écoles européennes et remplacé par quelque autre non hostile peut-être, mais différent, changement que suivent bientôt la désaffection à l'égard de notre patrie et l'oubli de notre langue.


En Egypte, la grande université d'el-Azhar, au Caire, que nous avons déjà citée, existe depuis plusieurs siècles; elle continue à être un centre florissant d'études islamiques.

L'instruction a été largement répandue dans cette contrée au moyen âge; il s'y trouvait de nombreuses bibliothèques. On raconte que des Bédouins en ayant un jour pillé une, prirent les reliures pour s'en faire des souliers; puis ils abandonnèrent les livres dans le désert; il y en avait une telle quantité qu'il s'en forma une butte, à laquelle on donna le nom de Tell el-Kotoub, la colline des livres. Léon l'Africain qui visita l'Egypte au XVIe siècle, remarque «l'infinité de collèges d'excellente structure et de merveilleuse grandeur, qui signalaient tous les quartiers du Caire». On rencontrait en outre une multitude de petites écoles dans les villes et dans les bourgades.

Les ulémas jouirent d'une grande influence en Egypte, jusqu'à l'époque de l'expédition française. Lorsque Bonaparte entra au Caire en 1798, c'est au cheïkh de l'université d'el-Azhar qu'il s'adressa, comme au représentant naturel de la population. Mais le contact avec la civilisation occidentale qu'eut l'Egypte à cette occasion, y amena un peu de scepticisme et porta atteinte à quelques traditions. Il faut pourtant descendre jusqu'à nos jours pour rencontrer dans ce pays un premier essai d'organisation de l'enseignement, selon les notions modernes.

C'est de 1895 à 1900 que le khédive tenta cette réforme. Il institua à el-Azhar une autorité centrale, de laquelle devaient dépendre toutes les mosquées; il réglementa les études, les examens, la nomination des professeurs, toute la vie sociale et intellectuelle de l'université.

Un professeur du Caire, M. Arminjon [111], nous donne l'idée de ce qu'est la vie d'un étudiant dans cette grande école supérieure musulmane, par une monographie rédigée à la manière de Le Play.

Il nous présente un enfant né dans un village d'Egypte, plein de force et de santé. Quand cet enfant a atteint l'âge de six ans, qui est celui où doit commencer l'éducation, selon les mœurs de l'islam, son père décide qu'il sera docteur. Il réunit les membres de la famille, leur fait part de sa volonté; des protestations s'élèvent du côté des hommes qui trouvent que ce garçon robuste est né pour être un bon agriculteur; la mère, prévoyant un long éloignement, se met à pleurer. Mais peu importe; on obéit.

L'enfant entre d'abord à l'école du village; il y étudie pendant neuf ans; il y apprend à lire, à écrire, à compter un peu; il arrive à savoir tout le Coran par cœur. Il est alors envoyé à l'Université; un oncle qu'il avait au Caire, le reçoit. Il commence par apprendre à psalmodier le Coran; à ses moments perdus, il étudie la grammaire et le droit; puis, un beau jour, il se marie. Cet événement n'interrompt pas le cours de ses travaux; sa femme continue à demeurer chez ses propres parents, où il va la voir une fois par mois. Quant à lui, il habite, avec deux camarades, une modeste chambre, qu'il loue dans un immeuble très pauvre, tout rempli d'étudiants. Sa vie est bien réglée: Levé avant l'aube, il fait ses ablutions, récite la première prière, et se rend à l'université pour assister au cours de tradition. Ce cours commence à quatre heures du matin; il finit au lever du soleil. Notre étudiant assiste ensuite à un cours de droit, rentre chez lui, et déjeune. Vers 11 heures, il va prendre une leçon de calligraphie, que suit une leçon de grammaire. Il a récréation vers midi. A 4 heures, il étudie l'arithmétique. Il fait la prière du coucher du soleil, et va suivre un cours de logique. Enfin ses camarades et lui font la dernière prière; ils rentrent pour dîner, s'amusent un peu et se couchent.

Le jeudi les étudiants ont congé; ils en profitent pour aller au bain, et pour se promener dans la campagne ou dans les foires.

D'après ce tableau, on voit que l'enseignement, dans la grande université musulmane, a gardé le cachet scolastique. La théologie, accompagnée de près par le droit, la grammaire et la logique, remplissent presque tout le temps des études; l'arithmétique et l'algèbre n'y tiennent qu'une place infime; on n'y entend presque point parler de physique, non plus que de géographie ni d'histoire. Le caractère et la fin de cet enseignement sont tout religieux; cette université, au fond, est un séminaire.

La réforme de l'instruction a donc, jusqu'aujourd'hui progressé beaucoup moins vite en Egypte qu'en Turquie; mais il est possible que ce progrès s'accélère: le parti national égyptien s'occupe en ce moment de fonder une véritable université, au sens moderne du mot, où toutes les branches soient représentées, et dans laquelle, la religion étant d'ailleurs respectée, le but immédiat des études soit la culture même des sciences.


Il peut être intéressant d'ajouter à ces notes sur deux pays musulmans, quelques indications sur l'histoire de l'enseignement dans une contrée islamique depuis longtemps soumise à la domination européenne, l'Algérie.

Avant l'occupation française, l'Algérie comptait quelques «savants», selon le sens oriental de ce titre. C'étaient des personnalités isolées; un enseignement religieux et scolastique était aussi donné dans les monastères; mais la masse du peuple était livrée à l'ignorance. Dès le début de la conquête, la France s'occupa de développer l'instruction chez les Musulmans, dans les villes, dans les campagnes et jusque dans les montagnes.

Déjà en 1836, 1837 et 1841, il existait à Alger, à Bône et à Oran, des écoles où l'on apprenait le français aux Israélites et aux Mahométans. En 1847, on fit une tentative plus importante: on fonda deux collèges arabes français, dans chacun desquels on fit entrer cent boursiers indigènes internes. Ces collèges étaient mixtes: ils recevaient des externes européens et musulmans. On fonda aussi des bourses pour indigènes, à l'école de médecine et de pharmacie d'Alger.

Les résultats obtenus furent médiocres; l'intention de la France fut mal comprise par les familles arabes. Celles-ci croyaient leurs enfants retenus comme otages,—c'étaient pour la plupart des fils de notables ou de kaïds,—et elles les réclamaient dès qu'elles pouvaient. Néanmoins un certain nombre de jeunes gens formés dans ces écoles entrèrent ensuite à Saint-Cyr et à Saumur.

Cet échec relatif fit naître des préjugés hostiles à l'instruction des indigènes. Les essais en ce genre furent à peu près arrêtés jusqu'en 1870.

Après cette date, on s'occupa de nouveau de répandre l'instruction chez les Musulmans, surtout dans les classes populaires. On essaya alors de mêler dans les écoles primaires les enfants des cultivateurs européens et musulmans. Un résultat clair fut obtenu: la diffusion de la langue française et la pénétration de beaucoup de mots français dans l'arabe; mais la fusion des deux races, même purement intellectuelle, rencontra bien des obstacles.

Il y a deux points de vue dans cette question de l'instruction des indigènes: on doit en juger diversement selon qu'on envisage l'enseignement primaire ou l'enseignement secondaire. Certes, au degré secondaire, on a vu se former beaucoup d'indigènes, devenus des hommes distingués dans les divers emplois, qui ont servi ou servent encore très loyalement la France, et qui manifestent pour elle une affection dont nul n'a le droit de douter. Jusqu'à quel point l'influence atavique de la race et l'influence toujours actuelle de la religion leur permettent-elles de se confondre avec nous? Cela est difficile à préciser; certaines personnes ne croient pas l'assimilation très profonde; c'est là un problème de psychologie un peu obscur.

Au point de vue de l'enseignement primaire, des administrateurs et des politiciens sont d'avis qu'il est dangereux d'instruire les enfants indigènes, qu'ils font mauvais usage de leur instruction, que l'école prépare des déclassés, et ouvre la porte aux vices de notre civilisation plutôt qu'à ses bienfaits. D'autres hommes politiques, au contraire, font une propagande active en faveur de l'instruction des indigènes, et ils cherchent, par l'école, à répandre l'amour de la France et à promouvoir la civilisation.

Nous n'avons pas à prendre parti entre ces deux manières de voir; la question nous semble être d'ailleurs moins de théorie que de tact. Il paraît impossible de soutenir, en principe, que l'extension de l'instruction puisse être autre chose qu'un bienfait. Cependant encore faut-il que l'instruction soit réglée avec sagesse, qu'elle soit adaptée à quelque fin pratique telle que la vie agricole ou des métiers déterminés, et surtout qu'elle soit accompagnée et complétée par l'éducation [112].


Dans ce chapitre, nous avons surtout étudié des faits; la résultante de cette étude est qu'il s'est produit à l'époque contemporaine une pénétration assez lente de nos sciences et de nos procédés d'instruction dans le monde musulman; la pénétration a été plus rapide en Turquie qu'ailleurs. Mais quelle idée devons-nous garder de la doctrine musulmane sur ce chapitre; c'est-à-dire quelle est l'attitude de l'islam à l'égard de la science et du progrès scientifique?

Le Coran ne fournit rien à ce sujet. La science, au sens où nous entendons ce mot, n'est pas son but, et elle n'existait pas dans le milieu où il a été promulgué.

Dans l'histoire musulmane, on voit que lorsque la science grecque fut introduite dans le monde arabe, on ne fit pas à son étude d'objection de principe; elle ne fut pas mal vue des théologiens en tant que science; quelquefois seulement les docteurs exprimèrent la crainte que l'importance donnée par la science à la raison n'amenât une diminution du rôle de la foi; ils la blâmèrent aussi un peu comme une curiosité vaine.

Le Coran parle quelque part des mystères «que Dieu s'est réservés»; Proclus pensait de même que la Physique terrestre est accessible à l'homme, mais que les secrets de la Physique céleste sont réservés à l'intelligence divine [113]. Quoique tant de secrets aient été aujourd'hui découverts, la nature ou Dieu s'en réserveront toujours; l'idée coranique est qu'il faut mettre une certaine discrétion à les sonder.

La notion de progrès scientifique est pour nous-même assez moderne; elle n'est devenue bien nette qu'à l'époque de la Renaissance; la phrase où Pascal compare l'humanité à un seul homme qui étudie sans cesse et avance continuellement, était encore assez originale de son temps. Cette notion ne saurait donc se trouver dans la théologie musulmane, qui était achevée longtemps avant le XVIe siècle, et déjà engourdie à ce moment-là. Aussi ne peut-on pas dire que la doctrine de l'islam loue ou blâme le progrès.

La thèse d'après laquelle la culture scientifique et le goût du progrès seraient incompatibles avec cette doctrine, est impossible à soutenir. Il peut être vrai de dire qu'il s'est formé une psychologie musulmane dans laquelle la science est fort dédaignée; mais cette psychologie n'a pas de consécration religieuse authentique; c'est elle que l'on trouve exprimée, par exemple, dans ce passage des Mémoires d'une princesse arabe (p. 77):

«Je suis persuadée que c'est une grande erreur de croire qu'il est de l'intérêt d'un peuple de l'instruire et de l'éclairer... Il y a dans les sciences cultivées en Europe des éléments incompatibles avec les croyances religieuses mahométanes... On blessera profondément le pieux arabe si l'on commence son éducation par les sciences naturelles... Tout son être se révoltera au simple énoncé des lois de la nature; il ne les comprendra pas et ne les acceptera pas, lui qui, jusque dans les plus petits détails de la vie universelle, voit la toute-puissance de Dieu présidant à tout et gouvernant tout.»

De telles lignes, quoique assez joliment écrites, n'expriment qu'une dévotion musulmane fort mal entendue. Non, l'islamisme ne proscrit pas la science, et la physique n'est pas contraire au sentiment que nous devons avoir de la toute-puissance de Dieu; mais l'islam reconnaît certains dangers de la science, qui sont de développer à l'excès chez ceux qui la cultivent les passions intellectuelles d'orgueil et de curiosité, ou de les pousser à une recherche trop âpre de progrès matériels; et les docteurs musulmans placent au-dessus des sciences techniques, qui ont pour objet la matière, la science véritable qui a pour objet l'âme et pour but sa félicité. Cette conception reproduit absolument la conception chrétienne; et, là encore, l'islam ne fait que refléter, sans en avoir conscience apparemment, la pensée du christianisme.

Femmes en barque

X.—Femmes en barque, à Batoum.

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