La doctrine de l'Islam
CHAPITRE PREMIER
L'UNITÉ DIVINE ET LES RITES DE LA PRIÈRE
L'acte de foi musulman;—origine d'Allah;—le prétendu monothéisme des Sémites;—influence du désert et de la montagne sur la pensée religieuse;—intuition et preuves de Dieu.
Les cinq prières quotidiennes;—l'appel à la prière—les ablutions;—la kiblah;—rites de la prière;—la prière solennelle et le prône du vendredi;—prières spéciales à divers cas.
I
L'UNITÉ DIVINE
L'acte de foi de l'islam est: «Il n'y a de Dieu qu'Allah; Mahomet est le Prophète d'Allah.—Lâ ilâh illâ'llah; Mohammed resoul Allah.»
Ces deux paroles sont celles que les Musulmans appellent «les deux témoignages». On voit qu'elles marquent doublement la croyance en l'unité divine: la première en affirmant un seul Dieu; la seconde en rejetant implicitement tout système soit d'émanation, soit d'incarnation par lequel on voudrait expliquer comment la divinité se révèle à l'homme, et en n'exprimant que le pur prophétisme.
Ces idées apparaissent de prime abord judaïques. Le christianisme sans doute professe aussi l'unité divine; mais on sait comment il rapproche Dieu de l'homme par l'Incarnation, et quelles conséquences il tire de ce mystère, considéré comme un effet de l'amour de Dieu à l'égard de sa créature, Mahomet est rebelle à ce dogme; il refuse d'admettre dans le Très-Haut la génération, même mystérieuse, l'incarnation, même par amour. Il s'arrête à la conception du Dieu unique, révélé aux prophètes par l'intermédiaire des anges; l'incarnation, qu'il ne comprend pas, est taxée par lui de polythéisme: «Infidèle est celui qui dit: Dieu, c'est le Messie fils de Marie... Quiconque associe à Dieu d'autres Dieux, Allah lui interdira l'entrée du paradis et sa demeure sera le feu... Infidèle est celui qui dit: Dieu est un troisième de la Trinité, car il n'y a point de Dieu, si ce n'est le Dieu unique.» (Coran, V, 76-77.)
Cet Allah choisi pour Dieu unique, qui est-ce précisément? On aurait pu croire que c'est un des nombreux dieux du polythéisme arabe primitif, tiré d'entre ses pairs, et élevé au rang de Dieu suprême. Il n'en est rien pourtant. C'était bien certainement le Dieu des Juifs et des Chrétiens, que voulait reconnaître Mahomet; plus exactement encore, c'était le Dieu des Judéo-Chrétiens: Allah était le nom donné à Dieu par les sectes judéo-chrétiennes.
Il existait de telles sectes sur les confins de l'Arabie; elles avaient de l'influence et des adhérents dans la péninsule même. Mahomet les connaissait mieux que les Juifs et les Chrétiens. L'une de ces sectes se recommandait surtout d'Abraham; c'est ce que fit aussi Mahomet, qui prétendit n'avoir d'autre intention que de restaurer la religion de ce patriarche.
Le dogme de l'unité divine eut un grand succès parmi les Arabes; il produisit une impression profonde sur l'esprit de l'islam. Le monothéisme musulman a une simplicité saisissante; c'est une conception un peu dure et sèche, mais d'une indéniable grandeur.
Des écrivains ont émis des considérations intéressantes sur le monothéisme sémitique en général, plus particulièrement applicables au monothéisme arabe. Renan voyait dans la croyance au Dieu unique le résultat de dispositions naturelles des races sémitiques. On se rappelle ce passage bien connu, mais bien contestable où, au début de son Histoire des Langues Sémitiques, il essaie de définir le caractère des Sémites. Il faudrait en discuter presque chaque phrase, et ne retenir peut-être de chacune que la moitié de l'idée. Ces analyses psychologiques portant sur l'âme ou le caractère des peuples en général, sont fort dangereuses. L'auteur pourrait souvent dire le contraire de ce qu'il dit; et l'histoire ne le peut pas seulement, mais quelquefois le fait.
Cependant ce trait du monothéisme est bien devenu fondamental dans le caractère d'une partie au moins de la race sémitique; et ceci d'ailleurs est en conformité avec notre tradition religieuse, du moins en ce qui concerne la branche hébraïque. La Bible enseigne qu'Israël est peuple élu, parce qu'il a la connaissance du Dieu un. Le Coran reconnaît cette élection: «O enfants d'Israël! Souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés; souvenez-vous que je vous ai élevés au-dessus de tous les humains.» (Coran, II, 44.)
Renan traduit «élection» par «disposition naturelle»; il n'y a pas là de contradiction absolue, car Dieu a dû «disposer» d'abord le peuple qu'il voulait «élire».—«C'est par excellence, dit Renan parlant des Sémites, le peuple de Dieu...»
«La conscience sémitique est claire, mais peu étendue; elle comprend merveilleusement l'unité, elle ne sait pas atteindre la multiplicité. Le monothéisme en résume et en explique tous les caractères.—C'est la gloire de la race sémitique d'avoir atteint, dès ses premiers jours, la notion de la divinité que tous les autres peuples devaient adopter à son exemple et sur la foi de sa prédication...
«On n'invente pas le monothéisme;... on peut affirmer que ceux-ci (les Sémites) n'eussent jamais conquis le dogme de l'unité divine, s'ils ne l'avaient trouvé dans les instincts les plus impérieux de leur esprit et de leur cœur [1].»
Ce ne sont là que des demi-vérités. Les Sémites n'ont pas toujours manifesté un besoin bien impérieux de monothéisme, témoin leur conduite autour du veau d'or, la colère de Moïse, la lutte des prophètes contre le paganisme toujours renaissant du peuple; témoin aussi la mythologie touffue, pleine de monstres des Assyriens; mythologie empruntée, il est vrai, à des peuples d'une autre race, mais que des Sémites ont acceptée pourtant: témoin encore les petits panthéons des Phéniciens, des Carthaginois, des Nabatéens, des Thamoudéens, des Himyarites, et des anciens Arabes eux-mêmes.
Non, les peuples sémites n'étaient pas, en tant que peuples, antipathiques au polythéisme; tant s'en faut. Mais c'est bien chez eux que naquirent les principaux représentants du monothéisme, et surtout les deux qui demeurèrent les plus grands aux yeux de l'islam: Abraham et Moïse: Abraham qui tira la race élue du paganisme de la Chaldée, Moïse qui la tira du paganisme de l'Egypte. Ce sont deux grandes figures dans le Coran, ce furent pour Mahomet deux grands modèles. Moïse terrassé par Dieu devant le buisson ardent, l'a frappé. Plus tard, Moïse reparaît dans les chants du mystique persan Roumi [2]; il y est le prophète qui conçoit l'unité et la puissance divines, dont l'âme est incendiée par cette conception, qui en est à la fois écrasé et surhumanisé. Mahomet et Roumi joignent ici Buonarotti; le génie biblique se réincarne en tous les trois.
On a spéculé aussi sur le rôle et l'effet de la nature, du paysage, dans la formation des concepts religieux. Il peut y avoir du vrai dans ces observations; quelle part de vérité au juste? Je ne saurais le dire.
C'est encore Renan qui a écrit: «Le désert est monothéiste; sublime dans son immense uniformité, il révéla tout d'abord à l'homme l'idée de l'infini [3].»
Cette fois, Renan est moins isolé que dans la thèse précédente. Nombreux sont les passages contenant la même idée, qu'on rencontre dans la littérature universelle. On en pourrait tirer beaucoup d'un seul auteur, un grand intuitif qui a bien compris l'Orient, Lamartine. Ecoutons cette sorte d'hymne qu'il intitule le Désert [4]:
L'espace ouvre l'esprit à l'immatériel...
Ah! c'est que le désert est vide des cités;
C'est qu'en voguant au large, au gré des solitudes,
On y respire un air vierge des multitudes!
C'est que l'esprit y plane indépendant du lieu;
C'est que l'homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.
Comme Mahomet retiré sur le mont Hira, le poète a l'impression que le désert lui parle et lui enseigne la religion essentielle.
Ainsi dans son silence et dans sa solitude,
Le désert me parlait mieux que la multitude.
Et de la solitude du désert, il passe, comme fit le prophète, à la «solitude» de Dieu:
O désert! ô grand vide où l'écho vient du ciel!
Parle à l'esprit humain, cet immense Israël!
Puissé-je... fermant l'oreille à tous verbes humains,
Dans ce morne désert converser face à face
Avec l'éternité, la puissance et l'espace:
Trois prophètes muets, silences pleins de foi,
Qui ne sont pas tes noms, Seigneur, mais qui sont toi,
Evidences d'esprit qui parle sans paroles,
Qui ne te taillent pas dans le bloc des idoles,
Mais qui font luire au fond de nos obscurités
Ta substance elle-même en trois vives clartés...
Et puissé-je, semblable à l'homme plein d'audace
Qui parlas devant toi, mais à qui tu fis grâce [5],
De ton ombre couvert comme de mon linceul,
Mourir seul au désert sur la foi du grand seul!
Il faut pourtant reconnaître que la poésie arabe ne vérifie pas cette influence élargissante du désert sur la pensée. La poésie arabe est au contraire toute faite de finesses, de très menus détails, de descriptions qui supposent une observation extrêmement attentive; ce n'est pas Dieu que le poète y voit; ce sont des traces de pas, des marques de pluie, des flaques d'eau, des ondulations produites par le vent, presque des grains de sable.
D'ailleurs, si l'on admet un peu cette influence de la nature, il faut rendre sa part d'inspiration à la montagne, plus suggestive encore que le désert de hautes pensées religieuses. Et ici nous rencontrons un fait bien connu dans l'histoire des religions: le culte des hauts-lieux, ou, si l'on veut, la tendance des personnages méditatifs à monter sur les hauts lieux. En insistant sur cette observation nous verrions reparaître encore Moïse, le Moïse du Sinaï et celui du Nébo; et cette fois c'est Vigny qui nous dirait [6]:
Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Et, avec moins d'hésitation que le Coran, le poète nous montrerait Moïse et Dieu se parlant l'un à l'autre.
Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
L'art du paysage n'était pas développé à l'époque de Mahomet, comme il l'est dans notre littérature du siècle dernier. Le Prophète arabe ne pouvait pas écrire comme un Lamartine ou un Vigny. Mais, quoiqu'il les ait imparfaitement rendus, ce sont bien ces sentiments et ces spectacles qui ont hanté son âme et subjugué son imagination; c'est bien la même sensation presque immédiate de l'unité divine, qu'il a éprouvée; et la grande autorité qui domine son œuvre, l'exemple qui le guidait, le fortifiait, excitait son émulation, c'était la figure majestueuse, puissante, extraordinaire, du législateur hébreu.
Plus tard, lorsque cet instant d'éblouissement fut passé, après avoir connu Dieu dans cette sorte de vision directe, Mahomet essaya de se le prouver à lui-même, et de le prouver à ses adeptes. Il groupa quelques preuves imitées de celles de la Bible; la théologie musulmane, après lui, en établit de nouvelles empruntées à la philosophie grecque, au péripatétisme, au néoplatonisme, et elle les développa avec toute la subtilité et la complexité de l'argumentation scolastique [7]. Mais quand même, au fond, pour l'esprit de l'islam, pour l'âme du vrai Musulman, il n'y a pas de preuve de Dieu; il n'y en a qu'une évidence immédiate. Dieu se voit dans son unité; il se sent, il se touche presque; et la preuve est faite dans le même instant où le sentiment s'exprime, par ces simples paroles, témoignage de certitude et de foi: «Il n'y a de Dieu que Dieu.»
II
LES RITES DE LA PRIÈRE
Ce Dieu, ainsi senti et affirmé par l'islam, est honoré par des prières. Il y en a cinq par jour. Cela semble beaucoup; mais c'est tout le culte islamique. Cette religion n'a rien qui corresponde à la messe chrétienne; elle connaît le sacrifice, mais en un sens grossier, comme nous le verrons à l'article du pèlerinage, et qui n'a point de rapport avec l'idée de la messe.
Ces cinq prières de l'islam ont un air monastique; elles rappellent les heures canoniques du christianisme. Il n'est pas nécessaire, en effet, d'avoir recours aux légendes, pour se rendre compte que ce précepte dérive d'influences monastiques chrétiennes. L'islam a eu conscience de cet emprunt, comme on le voit par des légendes et par quelques faits à peu près historiques.
Si ce précepte était bien observé, l'ensemble du monde musulman ressemblerait à un grand couvent. Or cette similitude existe bien un peu. La vie monastique est originairement orientale; et la vie orientale, où la méditation, la religion, le rêve ont tant de place, est assez proche de la vie monastique. Chez nous domine l'action, qui parfois dégénère en agitation; l'Orient est plutôt le pays du calme, de la sérénité, de la résignation; on serait tenté de dire, en prenant ces termes en mauvaise part, qu'il est celui de la paresse. Mais ce jugement serait injuste. Mieux vaut reconnaître que, les Orientaux et nous, nous avons des conceptions différentes de la vie.
Les cinq prières islamiques, appelées en arabe ou en turc salât ou namâz, sont: celle de l'aube, qui se dit depuis le point du jour jusqu'au lever du soleil; celle du midi; celle de l'après-midi, que l'on récite vers quatre heures; celle du soir, vers le coucher du soleil; et celle de la nuit, que l'on peut dire depuis l'instant de la complète obscurité jusqu'à l'aurore. La prière du midi des vendredi se fait dans les mosquées cathédrales, avec une solennité particulière. Voilà en quoi consiste tout le culte de l'islam, hormis le pèlerinage.
Les prières sont annoncées par les muezzin du haut des minarets. Ce rite a une incontestable poésie. Le chantre fait lentement le tour du minaret, dans la galerie extérieure située vers son sommet; les mains ouvertes de chaque côté de la figure, un doigt bouchant l'oreille, il chante les paroles de l'Ezân [8] et les envoie à tous les points de l'horizon; son chant haut, nasillard et modulé lentement, porte très loin; d'une mosquée à l'autre les muezzins semblent se répondre; leurs voix mêlées produisent comme un bourdonnement qui passe sur les villes, ou s'étend dans les campagnes.
Les minarets eux-mêmes sont un très joli motif architectural; ces sveltes phares blancs, surmontés d'ordinaire d'un cône de plomb et d'un croissant d'or, se marient et s'opposent aux flèches sombres des cyprès. Les artistes musulmans, qui sont des décorateurs très fins, donnent tous leurs soins au profil des minarets et aux galeries sculptées qui les couronnent; on cite comme des chefs-d'œuvre en ce genre les minarets de Koniah et celui de la mosquée des Toulonides au Caire. Le nombre de ces sortes de flèches varie selon l'importance des édifices. Les mosquées de villages et les petites mosquées de quartier dans les villes n'en ont qu'une; les mosquées importantes en ont deux ou quatre. Par exception l'Ahmédieh de Constantinople en a six.
Voici les paroles de l'appel à la prière:
«Dieu est le plus grand! (4 fois). J'atteste qu'il n'y a de Dieu qu'Allah (2 fois). J'atteste que Mahomet est le prophète d'Allah (2 fois). Venez à la prière (2 fois); venez au salut (2 fois). Et Dieu est le plus grand! Il n'y a de Dieu qu'Allah!»
La prière musulmane est précédée d'ablutions. Elle doit en effet être faite en état de pureté. L'idée de pureté et d'impureté légale est ici ce qu'elle est dans le judaïsme: une idée très physique. Les docteurs expliquent bien que cette pureté physique doit être accompagnée de celle du cœur; néanmoins étant donnée la façon dont la loi insiste sur le précepte de la purification et en précise les détails, il est impossible de considérer cette pratique comme un simple symbole. Nous voyons dans le christianisme que l'idée de pureté s'est faite toute morale: quelques rites à peine subsistent pour l'exprimer: l'usage de l'eau bénite; les ablutions dans les cérémonies de la messe.
Le judaïsme n'est pas d'ailleurs la seule religion de laquelle on peut, sous ce rapport, rapprocher l'islamisme. La secte sabéenne dite secte des Mandéens ou des Chrétiens de Saint-Jean, donne aux ablutions une importance primordiale; l'on sait quelle est aussi chez certains ascètes hindous la fréquence de cette pratique, quelle vertu sacramentelle ont dans l'hindouïsme la visite des fleuves ou l'immersion dans les lacs sacrés.
Ce rite un peu primitif des ablutions est encore, dans les pays musulmans, un élément de poésie, un prétexte à décoration. Dans aucune autre région les fontaines ne sont plus charmantes. L'islam les multiplie, les orne de colonnettes, de rinceaux et de paroles sculptées; leurs fenêtres par où quelquefois est distribuée l'eau, sont grillées et dorées; les toits plombés se courbent avec grâce et se prolongent en auvents. Les cours de mosquée ont leurs bassins, parfois ombragés de vieux platanes, découpés dans les dalles de marbre, et recouverts de toits légers que supportent de minces colonnes. Autour de ces bassins les fidèles passent le temps à prendre le café ou à égrener leurs chapelets; des étudiants ou de pieux derviches vont gravement à leurs cours ou à leurs dévotions; quelques-uns font les lavages rituels; le long des murs de la cour, des scribes ou des marchands se livrent à leur menu commerce; et, à l'heure fixée par la loi, le muezzin fait d'en haut résonner, dans cette existence monotone et un peu rêveuse, l'appel périodique de Dieu.
Il y a, dans l'islam, deux espèces d'ablution appelées ghosl et wodhou. La première est la plus complète. C'est celle que le prophète instituait par ces mots: «O vous qui croyez! quand vous vous disposez à la prière, lavez vos visages et vos mains jusqu'aux coudes, et lavez-vous la tête, et les pieds jusqu'aux chevilles.» (C. V, 8.)
Le rite, réglé par les théologiens, se décompose ainsi: On se lave le visage du front jusqu'à la gorge, en faisant arriver l'eau jusque derrière les oreilles; on trempe la main dans l'eau, et on la porte sur la tête, puis à la barbe; on se lave alors les mains et les bras jusqu'au coude, enfin les pieds jusqu'à la cheville.
Lorsque l'eau manque, par exemple dans le désert, le fidèle peut se servir de sable: «Si vous ne trouvez pas d'eau, dit Mahomet, frottez-vous le visage et les mains avec du sable fin et pur.» (C. IV, 46, V, 9.)
La pureté doit s'étendre aux habits et aux tapis. Il ne faut pas qu'il y ait de souillures sur les habits que l'on porte en priant, ni sur les tapis où l'on se prosterne. De là, l'usage bien connu d'ôter ses souliers lorsqu'on entre à la mosquée, ou au contraire de mettre des babouches. Cet usage a un caractère religieux depuis une haute antiquité. Dans la Bible, Dieu dit à Moïse lorsqu'il lui apparaît dans le buisson ardent: «N'approche pas; ôte tes souliers.» Le Coran reproduit ce passage (XX, 12). Les Orientaux ôtent aussi leurs souliers par politesse; cette pratique a pour but d'entretenir la propreté des tapis qui sont le principal ornement des demeures orientales, et sur lesquels, jadis, on s'asseyait. Aujourd'hui, dans la partie de la société musulmane où pénètrent les mœurs modernes, on n'ôte plus ses souliers; on met en sortant, des soques qui protègent les bottines, et ce sont ces soques que l'on ôte lorsqu'on fait des visites.
I.—Brousse: Mosquée dans la campagne.
Pour être plus sûrs de la pureté des tapis servant à la prière, les Mahométans ont des tapis spéciaux, de petite dimension, que l'on appelle sedjâdeh, c'est-à-dire, «pour la prosternation». On les étend, quand on prie, dans les appartements et même dehors. Nous connaissons bien ces petits tapis, que nous trouvons aisément dans nos grands magasins; mais nous n'en faisons pas toujours le pieux usage auxquels ils étaient destinés. Ils portent ordinairement quelques symboles brodés: une lampe et un texte du Coran.
Le Musulman, pour prier, doit se tourner vers La Mecque. La ville sainte est sa kiblah, c'est-à-dire sa direction. Cette idée qu'une certaine direction doit être choisie pour la prière est ancienne en Orient. Elle a du rapport avec le culte des lieux saints, et plus encore avec le culte solaire; il était naturel pour les peuples primitifs qui adoraient le soleil, de se tourner vers le levant. On sait que la pratique, sinon le précepte de l'orientation, existe aussi dans le christianisme; la plupart de nos églises remontant au moyen âge ont le chœur tourné dans la direction de Jérusalem.
Le précepte de la kiblah est important aux yeux des Musulmans; Mahomet y a insisté: «Nous t'avons vu, dit Allah, tourner ton visage de tous les côtés du ciel; nous voulons que tu te tournes dorénavant vers une région dans laquelle tu te complairas. Tourne-le donc vers la plage de l'oratoire sacré [9]. En quelque lieu que vous soyez, tournez-vous vers cette plage [10].» (C. II, 139.)
La recherche de la direction de la Mecque est un petit problème cosmographique qui a été conciencieusement étudié par les savants de l'islam et par ses docteurs.
Dans les mosquées, le mihrâb qui est le panneau devant lequel se place l'imam présidant à la prière, marque la direction de La Mecque. Ce mihrab est décoré de quelques symboles qui sont les mêmes que ceux qu'on place sur les tapis de prière. On y écrit la parole du Coran: «Toutes les fois que Zacharie allait visiter Marie dans son mihrâb» (C. III, 32) [11]; on y met aussi un petit plan de la Mecque.
Dans les mosquées qui sont d'anciennes églises chrétiennes désaffectées, le fond de l'abside ne se trouve pas dirigé vers la ville sainte de l'islam; le mihrâb est alors placé en dehors de l'axe de l'édifice, et tous les tapis de la mosquée, ainsi que les rangs des Musulmans qui prient, se trouvent disposés obliquement par rapport aux grandes lignes de l'église; il résulte de là un effet assez bizarre, ainsi qu'on peut le constater quand on visite Sainte-Sophie; mais cette dissymétrie rappelle aux Musulmans que le monument où ils prient est une dépouille du christianisme.
Quant à la prière elle-même, elle est assez courte dans la loi de l'islam. Elle se compose d'invocations brèves, de quelques versets du Coran, de génuflexions ou rikah. Les attitudes du corps y sont exactement déterminées.
Les Musulmans peuvent prier seuls ou par groupes, au lieu où ils se trouvent, pourvu qu'il soit décent, ou dans la mosquée. Lorsqu'ils prient en groupes, ils se rangent; devant eux se tient un président, imam. Ce n'est pas précisément un prêtre, car il n'y en a pas dans l'islam; c'est quelque personnage recommandable ou le chef de la mosquée.
Le vendredi, la prière se fait sous la présidence du sultan, chef ou imam de tout l'islam, ou de son délégué, nâib. La prière du vendredi à midi est solennelle dans les cités; elle se fait dans les mosquées djâmi (cathédrales); elle est obligatoire en tant que prière publique. Les personnes qui ont visité Constantinople ont pour la plupart assisté à la cérémonie du Sélamlik, qui consiste en ce que le sultan se rend le vendredi à une mosquée voisine de son palais, au milieu d'un grand déploiement de troupe. A cette prière solennelle, on fait le prône, la khotbah; elle a une importance politique très grande, car, dans la seconde partie de la khotbah, on prie pour le chef politique reconnu. Une révolution est faite ou consacrée par le changement du nom cité dans la khotbah. La première partie de ce prône est toute théologique; on y parle de Dieu, de son unité, de ses qualités, du prophète et de ses premiers successeurs. Le docteur chargé de ce discours monte dans le minbar, la chaire, qui est en forme d'escalier, et qui est à peu près le seul meuble de la mosquée. Pendant le temps de cette prière solennelle du vendredi, les Musulmans doivent chômer.
Voici quelles sont les attitudes et les paroles de la prière mahométane. Le fidèle se tient d'abord debout, les mains élevées de chaque côté de la figure, les doigts entr'ouverts, le pouce placé sur le lobe inférieur de l'oreille; dans cette situation, il récite le tekbîr, c'est-à-dire l'invocation qui exalte la «grandeur» du Très-Haut: «Dieu est le plus grand; Dieu est le plus grand. Il n'y a de Dieu qu'Allah. Dieu est le plus grand; Dieu est le plus grand; et gloire à Dieu!»
Le Musulman laisse retomber ses mains devant lui; il place la main droite sur la gauche, et il récite quelques versets du Coran, parmi lesquels la fâtihah. La fâtihah ou «l'ouvrante» est la «sourate» (le chapitre) par laquelle s'ouvre le Coran; elle est aussi populaire chez les Musulmans que le pater chez les Chrétiens. Le texte en est fort court:
«Gloire à Dieu, seigneur des mondes! le clément, le miséricordieux; maître du jour du jugement. C'est toi que nous servons, et c'est à toi que nous demandons secours. Conduis-nous dans le sentier droit, le sentier de ceux à qui tu es favorable, contre qui tu n'es pas irrité et qui ne s'égarent pas.»
Après cette récitation, le fidèle fait une inclinaison profonde, en plaçant les mains sur les genoux, les doigts ouverts; il se redresse lentement, tout en récitant des invocations brèves. Puis il fait une prosternation complète; à ce moment, le nez et le front doivent toucher la terre. Dans cette position, il récite de nouveau le tekbîr. On se redresse alors du haut du corps; et l'on reste assis sur les talons, les mains allongées sur les cuisses. Cette position, assez seyante avec les anciens costumes orientaux, a été représentée dans un beau tableau de Gérôme. On y reste peu de temps, et l'on fait une seconde prosternation, après laquelle on se relève en s'aidant des mains placées sur les genoux. L'ensemble de ces mouvements constitue ce qu'on appelle un rikah. Toute la prière se compose de plusieurs rikah; le nombre en varie selon les heures canoniques.
A la fin de l'oraison, le Musulman, assis sur ses talons, récite les deux paroles de la profession de foi: «Il n'y a de Dieu qu'Allah; Mahomet est son prophète»; et il termine, d'après une très gracieuse idée qui est compatible avec la tradition chrétienne, en adressant un salut à droite et à gauche aux deux anges gardiens qu'il suppose placés à ses côtés.
Voilà la prière essentielle et normale du Mahométan. Il y a, dans le rituel de l'islam, d'autres formes de prières qui conviennent à des cas spéciaux. Nous dirons quelques mots dans la suite de celles que l'on récite dans les fêtes et au pèlerinage, de celles aussi qui ont rapport à la mort et aux funérailles. Quelques prières sont particulières aux femmes. Chez les religieux, chaque confrérie a des invocations qui lui sont propres. Il y a aussi des oraisons pour les cas de disette d'eau et pour les éclipses.
La plus intéressante de ces prières spéciales, est celle que récitent les soldats au moment du combat. Elle est réglée par le Coran; on l'appelle en arabe salât-el-khauf, ce que l'on traduit assez mal par «prière de la crainte»; il vaut mieux entendre «prière du danger»; car elle est récitée par des hommes qui sont déjà braves, et qu'elle est destinée à rendre plus courageux encore.
Le passage dans lequel Mahomet commande et règle la prière à la guerre est assez beau (Coran, IV, 102-104): «Lorsque tu seras au milieu de tes troupes et que tu feras accomplir la prière, qu'une partie des hommes prenne les armes et prie; quand ceux-ci auront fait les génuflexions, qu'ils se retirent, et que d'autres qui n'auront pas encore prié, leur succèdent. Qu'ils prennent leurs sûretés et soient sous les armes... La prière terminée, pensez toujours à Dieu, debout, assis ou couchés. Aussitôt que vous vous voyez en sûreté, accomplissez la prière.»
Cette noble pratique de l'oraison sur le champ de bataille, qui honore l'islam et rappelle la communion des chevaliers dans nos chansons de gestes, a été retracée par beaucoup d'artistes et d'historiens. L'histoire fournit quelques exemples remarquables de chefs d'armée musulmans, qui, près d'engager le combat, ne se sont pas contentés des oraisons rituelles, mais ont eux-mêmes appelé le secours du Dieu des armées par des invocations spontanées et éloquentes. Ainsi fit Amurat, lorsqu'il rencontra dans la plaine de Kossovo, les forces de Lazare, Kral ou roi de Servie, qui menaçaient l'empire des Turcs (1389).
«Grand Dieu, dit-il,—selon ce que rapportent les historiens,—auteur et conservateur de l'univers, l'appui des humbles et le soutien des faibles, assistez-nous dans cette importante rencontre. Ne permettez pas l'opprobre de mon nom, l'avilissement de votre serviteur. Ne souffrez pas que les drapeaux musulmans tombent au pouvoir des infidèles: que votre sainte grâce soit notre guide et notre bouclier: protégez-nous, défendez-nous, assistez-nous. Grand Dieu! je vous en conjure par tout ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré, par la splendeur de votre prophète, par la gloire de l'islamisme... Soyez le défenseur du peuple musulman; arrêtez le bras de nos ennemis; émoussez leurs armes; terrassez leurs généraux et leurs soldats: oubliez nos péchés, nos crimes, nos iniquités pour ne faire attention qu'à nos larmes et à nos gémissements. Ne permettez pas, ô Dieu des armées, la défaite des Musulmans, la ruine des combattants de votre sainte religion... Ne souffrez pas que les Etats musulmans soient foulés aux pieds des infidèles... Si une victime vous est nécessaire, frappez ma personne, tranchez le fil de mes jours, et que mon sang soit un sacrifice agréable pour le salut du peuple musulman [12]...»
Amurat, vainqueur dans la bataille, fut assassiné par le héros serbe Miloch. Une telle prière est fort belle; elle est profondément religieuse. Elle prouve combien est forte l'empreinte laissée sur l'esprit de l'islam par les religions plus anciennes et surtout par le christianisme. En rétablissant dans cette oraison le mot «chrétien» au lieu du mot «musulman», elle paraîtrait convenable et même belle dans la bouche de n'importe quel héros défenseur de la Croix.