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La doctrine de l'Islam

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CHAPITRE IV
L'AUMONE.—LÉGENDES MUSULMANES
SUR JÉSUS ET MARIE

Le précepte de l'aumône; sa signification religieuse et politique.—La dîme.—Défense du prêt à intérêt.—L'hospitalité.—Œuvres d'hospitalisation.

Jésus et Marie dans le Coran et les commentaires.—L'annonciation;—miracles de Jésus;—sa passion niée;—respect des Musulmans pour l'Evangile.

I
L'AUMONE

L'aumône est une des grandes lois de l'islam; c'est une loi aussi importante que celle de la prière. Gazali écrit [46]: «Dieu a fait de l'aumône un des fondements de l'islam», et encore: «la religion de l'islam se manifeste par cinq témoignages: l'affirmation qu'il n'y a de Dieu qu'Allah, que Mahomet est son serviteur et son prophète, l'assiduité à la prière et la pratique de l'aumône».

Cette loi peut être envisagée de deux manières: car elle a une double portée, dans l'ordre moral et dans l'ordre politique.

Au point de vue moral elle suppose et tend à développer les vertus de bonté, de générosité; elle provoque les œuvres de bienfaisance, et elle habitue le croyant à venir en aide à son prochain. Elle s'élargit en outre et se transforme en mystique, où nous voyons la vertu de l'aumône se confondre avec l'esprit de détachement des biens de ce monde. Ces vertus et ces sentiments sont d'origine principalement chrétienne.

Dans l'ordre politique, l'aumône, aux premiers temps de l'islam, a pour but de subvenir aux nécessités de la guerre sainte; elle sert aussi à payer ce qui est dû en particulier au prophète et à ses successeurs, à indemniser les personnes pauvres qui rendent des services publics, et à pourvoir aux charges générales de la communauté. En raison de ces divers emplois, l'aumône devient «légale», et elle se confond avec l'impôt. En ce sens, elle est une loi, et son origine est judaïque.

L'aumône considérée comme vertu a inspiré à Mahomet d'assez belles paroles; ce sont les plus délicates que l'on trouve dans le Coran; il y a là diverses recommandations sur la manière de donner, qui sont tout à fait conformes à l'esprit chrétien.

«O croyants! ne rendez point vaines vos aumônes par les reproches et les mauvais procédés, comme agit celui qui fait des largesses par ostentation, qui ne croit point en Dieu et au dernier jour.» (C. II, 266.)

«O croyants! faites l'aumône des meilleures choses que vous avez acquises, des fruits que nous avons fait sortir pour vous de la terre. Ne distribuez pas en largesses la partie la plus vile de vos biens.» (C. II, 269.)

«Quelle que soit l'aumône que vous ferez,... Dieu la connaîtra... Faites-vous l'aumône au grand jour, c'est louable; la faites-vous secrètement, cela vous profitera encore davantage.» (C. II, 273.)

La récompense promise à celui qui donne ainsi de bon cœur, avec loyauté, discrétion et délicatesse, est très grande, comme elle l'est dans le christianisme. Mahomet ne dit pas expressément que Dieu rendra le bienfait au «centuple»; mais son idée est à peu près celle-là, quoiqu'elle soit énoncée plus faiblement: Dieu, dit-il, vous rendra au double ce que vous aurez donné pour lui, et il ajoutera encore quelque autre récompense.

cimetière Scutari

III.—Le cimetière de Scutari.

Combien doit-on donner? Le principe est de donner la dîme. C'est la règle judaïque. Abraham ayant vaincu quatre rois qui avaient attaqué Lot, son neveu, rencontra Melchisédek, le roi-prêtre, reçut sa bénédiction, et lui offrit en échange la dîme de son butin (Genèse, XIV). Jacob, après avoir eu le songe de l'échelle, dans lequel Dieu lui avait promis la terre pour sa race, répondit à Dieu après son réveil: «De tout ce que tu me donneras, je t'offrirai la dîme.» Et l'on voit encore dans la Bible diverses dîmes réglées par la loi mosaïque.

C'est donc cet ancien principe qui a subsisté dans l'islam. Mais il faut observer qu'on n'est pas toujours tenu à payer la dîme; il y a de nombreux cas où l'on ne doit que le quart de la dîme. En réalité le précepte de la dîme s'applique aux revenus, à ceux que pouvaient connaître des peuples de civilisation très primitive, c'est-à-dire aux fruits et à l'accru des troupeaux; mais pour les capitaux ou les valeurs qui y sont assimilés, on n'est tenu qu'au quart de la dîme.

Les docteurs de l'islam réglementent minutieusement l'application de la loi à la vie pastorale. L'aumône est due sur les troupeaux de chameaux, de bœufs et de moutons. Pour les chameaux, rien n'est dû tant qu'on en possède moins de cinq; lorsqu'on en a ce nombre, on doit un jeune mouton dans sa deuxième année; pour dix chameaux, on doit deux brebis; pour quinze chameaux, trois; pour vingt chameaux, quatre. A partir de vingt-cinq chameaux, on paye en animaux de cette espèce: on donne pour ce chiffre une jeune chamelle dans sa deuxième année, ou un jeune mâle dans sa troisième année, et ainsi en augmentant d'une façon sensiblement proportionnelle. Au-dessus de 130 têtes, on doit une chamelle de trois ans, pour chaque groupe de cinquante individus, ou une de deux ans pour chaque groupe de quarante.

Les troupeaux de bœufs sont imposés selon un procédé analogue. On doit l'aumône à partir de trente bœufs. Pour chaque groupe de quarante, on donne alors une vache de deux ans, ou pour chaque groupe de trente un veau d'un an. Sur les brebis, l'aumône est due à partir de quarante têtes; à ce chiffre on en paye une. Les chevaux sont imposés lorsque l'on en possède cinq; le cheval que l'on se réserve pour son usage personnel ne comptant pas.

Le principe de la dîme s'applique d'une façon immédiate au produit des plantations, lorsque ce produit a une valeur alimentaire, c'est-à-dire lorsqu'il consiste en fruits comme celui des palmiers. Il faut que ce produit atteigne 800 mann [47], pour que la dîme soit due; on paie alors 80 mann. L'aumône, due pour les dattes et pour les raisins secs, ne l'est pas pour le coton ni pour les légumes.

L'impôt sur l'argent en espèce est obligatoire à partir de 200 drachmes au titre de la Mecque; on doit alors le quart de la dîme, soit cinq drachmes. Cette proportion s'applique, quelle que soit la somme possédée. Il en est de même pour les ornements et bijoux, bracelets, colliers, vases, coupes, ramenés à leur valeur en espèces.

De même les marchandises en général sont taxées au quart de la dîme, d'après leur valeur estimée en argent. Lorsqu'on trouve un trésor, on en donne une fois pour toute comme aumône la cinquième partie. En ce qui concernent les mines, les mines d'or et d'argent sont seules soumises au précepte: on doit le quart de la dîme, après broyage du minerai et séparation du métal.

Il n'était pas inutile de rapporter ces exemples précis [48]; ils caractérisent assez bien une civilisation, et ils donnent lieu à deux remarques importantes:

On voit d'abord que cette législation ménage beaucoup les petites fortunes. L'aumône légale n'est due que pour une quantité de biens assez élevée. Une propriété de quatre chevaux ou de vingt-neuf bœufs n'est pas grevée; ces chiffres représentent pourtant déjà un avoir appréciable.

L'autre remarque est que le principe très net qui préside à ces réglementations est celui de la proportionnalité; celle-ci n'est pas toujours absolument rigoureuse, à cause des conditions de la pratique; dans cette situation économique très primitive où l'impôt se paye en animaux, on ne peut pas diviser les valeurs comme on le fait avec la monnaie. Mais toutes les fois que l'on s'écarte de la proportionnalité arithmétique, on s'en écarte dans le sens de la régression, non dans celui de la progression. La loi est plutôt en deçà qu'au delà de la règle arithmétique; et cela, quelle que soit la grandeur de la fortune.

C'est donc, aux yeux des théologiens musulmans, le principe de la proportionnalité simple qui est juste en matière d'impôt; il en était de même aux yeux des théologiens chrétiens du moyen âge, notamment de Suarez [49].

Ces docteurs n'auraient pas admis une loi de progression géométrique; ils n'auraient pas consenti à ce que l'on ajoutât à l'impôt simplement proportionnel une sorte de poids destiné à faire fléchir la richesse à mesure qu'elle tend à monter, et capable d'entraver son développement. On ne trouve chez eux aucun principe opposé à la grande richesse. Il n'y a pas de procédé systématique de limitation des fortunes dans la doctrine de l'islam.

Mais, il faut l'ajouter, ce qui ne se trouve pas dans la théorie peut se découvrir dans la pratique; l'homme est partout le même; et, dans toutes les contrées, on voit les richesses éveiller l'envie, soit des démocraties, soit des despotes. De là, en Orient, ces brusques disgrâces qui atteignent fréquemment les hommes qui ont su accumuler de grands biens; elles s'expliquent trop souvent par les confiscations qui les suivent.


L'aumône, disons-nous, a été, dans l'islam, la forme primitive de l'impôt. Tant que la communauté musulmane est restée assez petite, l'aumône, accrue du butin de guerre, suffisait à ses besoins généraux. Ce n'était pas tout-à-fait un impôt proprement dit; mais c'était une obligation morale assez forte, et l'on voit par certains textes que beaucoup d'Arabes la confondaient avec une contribution: «Il en est, dit Allah, parmi les Arabes du désert, qui regardent l'aumône comme une contribution; ils guettent les vicissitudes du sort à votre égard» (Coran, IX, 28); ces derniers mots signifient que cette sorte d'impôts leur paraissaient lourds et qu'ils allaient jusqu'à souhaiter la défaite du prophète pour en être déchargés.

D'après la tradition, le précepte de la dîme aumônière fut établi par Mahomet un peu après la kiblah et le jeûne du Ramadan. Le produit de cette dîme n'allait pas aux pauvres seuls; Mahomet s'en servait pour faire des présents à certains Arabes qu'il voulait attirer à l'Islam, et pour payer un peu ceux qui combattaient «dans le sentier de Dieu». Il y avait d'ailleurs quelquefois des plaintes sur la façon dont ces fonds étaient distribués:

«Il en est parmi eux qui te calomnient touchant la distribution des aumônes. Si on leur en donne, ils sont contents; si on les leur refuse, ils s'irritent.» (C. IX, 58.)

Dans la première période de l'islam, les Arabes ne furent pas propriétaires des terres qu'ils conquéraient. Quand la Perse fut prise sous le khalife Omar, la terre fut laissée aux mains des cultivateurs; le gouvernement de l'islam maintint l'impôt foncier qui existait auparavant, le kharâdj, et qui avait été organisé par Anochirwân le Juste. Le même système fut appliqué à l'Egypte. Les khalifes défendirent d'abord aux Arabes conquérants d'y devenir propriétaires; les anciens habitants continuèrent de cultiver le sol et d'y payer l'impôt.

Lorsque ces premières prohibitions furent levées, et que les Musulmans commencèrent à posséder des terres dans les pays de conquête, on substitua pour eux la dîme ochr à l'ancien impôt foncier; celui-ci resta en vigueur pour les indigènes non-croyants; en outre les non-Musulmans furent assujettis, dès l'origine de l'islam, à une capitation, djizieh.

A l'époque moderne, ces différences entre croyants et non-croyants ont commencé à s'effacer. Le principe de l'égalité de l'impôt, bien que contraire à l'esprit et à la tradition de l'islam, a été proclamé dans la législation ottomane.


Quelques considérations intéressantes sont à faire à propos du prêt à intérêt. Ce prêt est appelé l'usure; le mot d'usure désignait au moyen âge, tant en Orient qu'en Occident, l'intérêt de l'argent, d'une façon générale, et non pas seulement l'intérêt excessif. Les docteurs du moyen âge ont eu beaucoup de peine à comprendre que l'argent pût légitimement porter intérêt; il paraissait être une matière inerte; on ne le voyait pas produire comme les terres, les arbres, les vergers, les troupeaux. La notion d'un capital qui travaille et s'augmente n'était pas habituelle alors comme elle l'est devenue dans l'âge moderne.

Le Coran défend certainement le prêt à intérêt. Il y avait des Arabes qui le pratiquaient en disant: il est légitime comme la vente. Mahomet, qui avait sans doute l'intelligence moins ouverte aux questions économiques, leur répond: Dieu permet la vente; mais il défend l'usure (C. II, 276).

Le prophète recommande d'abandonner ce qui reste au-dessus du capital, après que l'emprunteur s'en est servi, en donnant cette mauvaise raison: votre capital n'est pas endommagé (II, 278). Il invoque à ce sujet des arguments d'ordre mystique; il annonce que le capital qu'on cherche à augmenter par l'intérêt dépérira par l'effet de la malédiction divine; au contraire l'aumône donnée pour Dieu doublera les fortunes.

Ces prohibitions témoignaient d'un grand sentiment de loyauté, mais d'une ignorance non moins grande des affaires. Les théologiens de l'islam, plus intelligents que son prophète, ont feint de ne pas les apercevoir, et ont interprété le Coran d'une façon assez large, relativement à leur époque. Gazali, représentant la généralité des docteurs, admet certaines sortes de prêts à intérêt, et s'occupe seulement de fixer les conditions dans lesquelles ils sont licites. Il proscrit la plupart des opérations longues et compliquées; mais il admet les sociétés formées en vue d'achats et de ventes presque immédiats, avec participation au bénéfice; il consent à ce que le prêteur demande un tiers ou un quart du bénéfice, mais non pas le bénéfice en sus d'un chiffre fixe. Le sentiment qu'il a de ce qui est licite ou non en affaires n'est pas toujours très aisé à saisir pour nous. Aujourd'hui encore, les Musulmans pieux se sentent gênés par leur loi dans l'emploi de leur fortune. On disait dernièrement que les indigènes d'Egypte se refusaient à employer les sommes thésaurisées par eux selon les méthodes européennes, et l'on annonçait qu'une banque devait être fondée pour leur permettre de faire fructifier leurs fonds conformément aux règles de l'islam.

II
L'HOSPITALITÉ

L'hospitalité a été une vertu fort répandue dans les anciennes civilisations où la vie était plus large, la fortune plus indéterminée que dans les sociétés mieux policées. On ne comptait pas alors au-dessus d'un certain chiffre; le nombre des bêtes que l'on possédait était «mille», c'est-à-dire un grand nombre quelconque, et leur reproduction était rapide; c'était peu de chose que d'en sacrifier quelques-unes en l'honneur d'un hôte, dont la venue apportait une diversion à la monotonie de la vie pastorale.

La tradition d'hospitalité conservée par les Arabes est surtout celle de la Bible; l'exemple classique en est l'épisode d'Abraham recevant les anges. Mahomet a connu ce récit, et il le rapporte, mais selon son habitude en le défigurant un peu:

«Nos envoyés allèrent vers Abraham, porteurs d'une heureuse nouvelle. Ils lui dirent: Paix!—Paix! répondit-il, et il ne fut pas longtemps à apporter un veau rôti.» (C. XI, 72.)

Il est bien charmant ce passage de la Bible, et il exprime l'un des plus jolis aspects de la vie des Bédouins:

Abraham étant assis, durant la chaleur du jour, à l'entrée de sa tente, voici que trois personnes se présentent à quelque distance de lui. C'était trois anges. Comme le patriarche était très hospitalier, il va au-devant d'eux, il les salue avec un profond respect et les invite à se reposer. Il les mène à sa tente, leur lave les pieds; puis il dit à Sara de préparer trois pains cuits sous la cendre. Lui-même, il court à ses troupeaux, prend un jeune veau fort gras et fort tendre, et le fait cuire pour ses hôtes. C'est à ce moment que les anges lui font la promesse de la naissance d'Isaac.

Il faut remarquer ce détail très oriental, presque musulman:

Sara n'était pas avec Abraham lorsqu'il recevait ses hôtes; elle était dans sa tente particulière; cette expression doit être un peu inexacte, et l'on doit entendre probablement qu'elle était dans une partie séparée, au fond de la tente, hors de la vue des anges; mais elle pouvait entendre la conversation, et elle rit quand les anges dirent qu'elle allait avoir un fils.

L'hospitalité n'est pas dans l'islam une obligation stricte comme l'aumône; c'est seulement une coutume fort louée et très bien observée. C'est une des formes que peut prendre l'aumône, lorsqu'elle est offerte à des voyageurs peu fortunés. L'idée de voyageur va souvent avec celle de pauvre dans l'esprit des Musulmans: le voyage est ordinairement à leurs yeux un travail pénible, et on ne l'entreprend que lorsqu'on y est contraint par la nécessité. Mahomet dit:

«Rends à tes proches ce qui leur est dû, ainsi qu'au pauvre et au voyageur, et ne sois point prodigue.» (C. XVII, 28.)

De nos jours, l'hospitalité est bien pratiquée dans les villages musulmans. Des localités très pauvres ont des maisons où sont logés les passants; ceux-ci, s'ils sont un peu distingués, reçoivent à leur arrivée la visite des notables.

Ces coutumes sont très belles en principe; dans l'application, il est possible qu'il s'y mêle parfois des intentions moins pures. Chateaubriand a fait en ce sens une remarque méchante dans son itinéraire [50]: A son arrivée à Jaffa, l'aga l'avait envoyé complimenter selon l'usage; il veut lui rendre sa visite; le Père directeur de l'hospice où il était descendu l'en détourne:

«Vous ne connaissez pas ces gens-ci, me dit-il: ce que vous prenez pour une politesse est un espionnage. On n'est venu vous saluer que pour savoir qui vous êtes, si vous êtes riche, si on peut vous dépouiller.

«Voulez-vous voir l'aga? Il faudra d'abord lui porter des présents: il ne manquera pas de vous donner malgré vous une escorte pour Jérusalem; l'aga de Rama augmentera cette escorte», etc. Et le Père conclut ou qu'on lui fera payer une somme énorme pour ce magnifique appareil, ou qu'on l'attaquera.

Un assez curieux proverbe relatif à l'hospitalité, comprise un peu à la manière de Chateaubriand, a été recueilli par M. J. de Baye chez les Tartares du Nord du Caucase [51]:

«Les hôtes sont des brebis; les maîtres de la maison sont des loups.»

L'hospitalité de ces Tartares est cependant très belle et très pittoresque; ils exécutent en l'honneur de leur hôte des danses et des fantasias, lui servent de splendides repas; ils s'astreignent à rester debout devant lui, et ils le saluent par des invocations telles que celle-ci: «Dieu nous rend heureux en nous envoyant un hôte; qu'il lui accorde un voyage favorable!»

On comprend que, ceux qui reçoivent se donnant toute cette peine, accomplissant tous ces rites,—car ces coutumes ont un caractère presque religieux,—l'hôte qui est reçu ait aussi des devoirs; et certes il en a. Il doit se montrer aimable, observer une grande discrétion, faire preuve parfois d'un peu d'humilité; il faut surtout qu'il se plie aux usages locaux, aux formes même de la réception dont on l'honore; et cette obligation, en ce qui concerne notamment la nourriture, ne laisse pas d'être assez pénible.

Ce sont ces devoirs de l'hôte que Charles XII, le roi de Suède, avait trop méconnus, quand il fut reçu à Bender chez le Grand Turc, après sa défaite de Pultava.

Voltaire qui comprenait fort bien l'islamisme de son temps,—quoi qu'il n'ait pas compris Mahomet,—a très sainement jugé que la hauteur et la bizarrerie du caractère de Charles XII s'accordaient mal avec les coutumes orientales [52].

Fugitif, ce prince avait été très bien accueilli:

«Le commandant de Bender qui était en même temps séraskier... et pacha de la province... envoya en hâte un aga complimenter le roi, et lui offrit une tente magnifique, avec les provisions, le bagage, les chariots, les commodités, les officiers, toute la suite nécessaire pour le conduire avec splendeur jusqu'à Bender: car tel est l'usage des Turcs, non seulement de défrayer les ambassadeurs jusqu'au lieu de leur résidence, mais de fournir tout abondamment aux princes réfugiés chez eux pendant le temps de leur séjour.»

Et l'historien donne d'autres détails encore sur les escortes dont on l'entourait, les chevaux qu'on lui offrait, l'abondance où il se trouvait, par la libéralité du Grand Seigneur. Mais Charles traitait les pachas en sujets, leur déchirait leurs robes de ses éperons, refusait fièrement certains cadeaux, si bien qu'après l'avoir reçu comme hôte, on finit par le garder comme prisonnier.


En se développant la vertu d'hospitalité produit les œuvres d'hospitalisation. Il y en a eu de tout temps dans l'islam; elles sont faites au moyen des aumônes.

Ce sont:

Les hôtelleries (imâret), construites pour les écoliers et les pauvres, où l'on distribue des vivres et même un peu d'argent aux plus nécessiteux.

Les hôpitaux, dépendant des mosquées, ordinairement réservés aux seuls Musulmans; d'Ohsson [53] blâme la négligence de leurs administrateurs et le manque de science de leurs médecins; ces reproches tendent à devenir injustes aujourd'hui. On peut voir, en se promenant le long des vieux murs de Stamboul, des hôpitaux clairs, bien aérés, dans des sites tranquilles et nobles, favorables aux convalescences.

Les hôpitaux pour fous; j'en ai vu d'atroces, il y a peu d'années encore; l'imagination la plus romantique voulant figurer l'horreur d'une destinée comme celle du Tasse, n'inventerait pas de tableau plus affreux.

Orkhan Ier, à l'origine de la dynastie ottomane, fonda à Nicée le premier imâret, et distribua de sa main la soupe populaire; mais nous sommes, avec lui, au XIVe siècle; le lecteur n'aura sans doute pas de peine à trouver des antécédents dans le christianisme.

III
LÉGENDES MUSULMANES SUR JÉSUS ET MARIE

Après avoir déjà beaucoup parlé de l'influence chrétienne dans l'islam, après avoir vu l'esprit ou la tradition du christianisme se manifester par de nombreux traits dans cette religion, disons quelque chose de la façon dont Jésus lui-même y apparaît, ainsi que sa mère.

La figure du Messie a subi dans l'islam, et à un degré plus grand encore, cette sorte de réduction, de diminution, que nous avons constatée à propos de plusieurs figures de l'Ancien Testament, telles que celles de Moïse ou d'Ezéchiel. Sa vie y est très légendaire; et ces légendes ont été, selon toute vraisemblance, travaillées, non par Mahomet lui-même, mais par des Judéo-Chrétiens. L'islam n'a pas rendu justice au Christ; il ne l'a pas remercié, comme il eût convenu, de tout ce qu'il lui devait; et il ne paraît pas d'ailleurs en avoir eu conscience [54].

Marie, mère de Jésus, est appelée dans le Coran «Mariam»; ce nom est donné comme signifiant «la servante». Il faut voir dans cette explication, assez surprenante au point de vue philologique, une allusion à la réponse de la Vierge au moment de l'Annonciation: «Je suis la servante du Seigneur.»

Marie est fille d'Imrân fils de Mathan, et d'Anne fille de Fâqoud. Sainte Anne est appelée dans le Coran «la femme d'Imrân». Le Coran établit un parallèle, qui ressemble à une confusion, entre la famille de Jésus et la famille de Moïse. Moïse et Aaron sont aussi fils d'un Imrân, et ils ont une sœur aînée appelée Marie. Le Coran (III, 30) admet que la famille d'Imrân, aussi bien celle du père de Moïse que celle du grand-père de Jésus, est de la race d'Abraham.

Marie est enfant posthume; sa mère était dans un âge avancé quand elle l'a enfantée. Anne a fait vœu, avant la naissance de Marie, de la consacrer au temple. Mais ce vœu, selon les commentateurs, n'engageait pas l'enfant. On rencontre, à propos de cette naissance, un vague souvenir de la croyance chrétienne à l'Immaculée Conception: Tout enfant en naissant, dit une tradition, est touché par le démon, et, à ce contact, il jette son premier cri; Marie et Jésus furent seuls exempts de cette espèce de souillure.

La Vierge, toute jeune encore, est présentée au Temple. Les docteurs se disputent à qui la gardera. Pour trancher la question ils se décident à tirer au sort. Ils jettent leurs kalams [55] dans un cours d'eau; celui de Zacharie surnage; c'est à lui qu'est confiée l'enfant. Les Arabes avaient l'habitude, à La Mecque, de consulter le sort au moyen de flèches qu'ils jetaient à terre; le procédé de divination au moyen des plumes de roseau est une variante de celui-là.

Zacharie se trouvait beau-frère de la Vierge, il avait épousé une de ses sœurs; il était, comme dans la tradition chrétienne, père de Jean-Baptiste.

Au temple, la Vierge est placée dans le mihrâb, que l'on interprète comme une chambre haute, un appartement réservé. Zacharie seul y visitait la jeune fille; celle-ci y recevait sa nourriture du ciel.

Un jour les anges,—il y en a plusieurs dans le texte coranique,—vinrent visiter Marie. Cette visite est l'Annonciation:

«Les anges dirent à Marie: Dieu t'a choisie, il t'a rendue exempte de toute souillure; il t'a élue parmi toutes les femmes de l'univers.» (C. III, 37.)

Les messagers célestes revinrent plusieurs fois; puis ils annoncèrent formellement à la Vierge la naissance de Jésus, en lui disant:

«O Mariam, Dieu te donne la bonne nouvelle d'un Verbe venant de lui, dont le nom sera le Messie Isa fils de Mariam, illustre dans ce monde et dans l'autre, et l'un des familiers de Dieu.» (C. III, 40.)

Les titres de Verbe et de Messie sont expliqués par les commentateurs; mais le sens en est réduit presque à rien: Messie est un titre honorifique signifiant «béni»; Verbe est un surnom qu'on donna à Jésus, parce qu'il n'exista que par la «parole» créatrice de Dieu: «Sois.»

La conception miraculeuse de Jésus est admise dans l'islam. Marie met son fils au monde sous un tronc de palmier; elle est ensuite en butte aux calomnies, et l'enfant au berceau prend la parole pour le défendre (C. XIX, 22 et suiv.). Mahomet compare la naissance de Jésus à celle d'Adam:

«Jésus est devant Dieu comme Adam. Dieu le forma de terre, et il lui dit: Sois, et il fut.» (C. III, 52.)

Il n'est pas une de ces citations qui ne contienne une négation de la divinité du Christ. Mahomet voit dans Jésus seulement un envoyé de Dieu, un prophète. Il est envoyé avec des «signes», c'est-à-dire des miracles comme preuves de sa mission. Ainsi il promet celui-ci:

«Je formerai de limon la figure d'un oiseau; je soufflerai sur lui et par la permission de Dieu, l'oiseau sera vivant.» (C. III, 43.)

C'est là un des miracles attribués à Jésus enfant dans les apocryphes. Les autres miracles promis par le Messie dans le même passage sont en partie conformes à ceux de l'Evangile; Jésus annonce qu'il guérira des aveugles-nés et des lépreux, qu'il ressuscitera des morts; il dit aussi qu'il verra les choses cachées dans les maisons, ce qui est une merveille d'un genre moins relevé.

L'islam admet que Jésus eut, comme guérisseur, une puissance extraordinaire. Un commentateur dit: quelquefois cinquante mille malades l'entouraient.

Le même auteur lui attribue la résurrection de quatre morts; mais il prétend ensuite qu'Ezéchiel en ressuscita huit mille.

La mission de Jésus n'a rien de bien particulier aux yeux des Musulmans. Ce n'est pour eux qu'une mission prophétique ordinaire; ils ne cherchent pas à en définir le caractère propre, et ils ne sentent pas la nouveauté de la prédication du Christ.

On ne trouve guère à ce sujet dans le Coran et les commentateurs que l'écho d'une parole de l'Evangile: «Je viens, fait dire Mahomet à Jésus, pour confirmer le Pentateuque que vous avez reçu avant moi.» (C. III, 44.) Le Christ ne modifie la loi mosaïque que dans quelques détails infimes; il permet, d'après le Coran, l'usage de plusieurs choses que la Bible avait défendues. Les commentateurs expliquent que ces choses sont certaines graisses, la viande de chameau, diverses espèces de poissons et d'oiseaux.

La légende coranique du Messie se termine brusquement, par une idée un peu singulière en elle-même, mais que l'islam n'a pas inventée, et qui lui vient de la secte assez obscure des Docètes: Jésus n'a pas subi la passion; cette mort cruelle et humiliante eût été indigne de lui; il a été enlevé au ciel, au moment où il devait être mis à mort, et quelqu'un d'autre,—on dit parfois Judas,—fut crucifié à sa place. Cette substitution se fit secrètement. L'islam admet donc une ascension du Messie, qui tient lieu de passion, et il rejette la résurrection. Cette fin écourtée de la vie du Christ, selon Mahomet, marque une inintelligence complète, ou peut-être constitue une négation voulue des principaux mystères du christianisme.

Mahomet s'élève avec énergie en plusieurs passages du Coran contre la croyance à la divinité de Jésus et à sa filiation divine; il prétend que Jésus ne s'est pas dit Dieu; il reproche en outre aux Chrétiens d'avoir divinisé sa mère avec lui:

«Dieu dit alors à Jésus: As-tu jamais dit aux hommes: Prenez pour dieux moi et ma mère à côté du dieu unique?—Par ta gloire! non. Comment aurais-je pu dire ce qui n'est pas vrai?» (C. V, 116.)


La personne de Jésus est en général plus respectée par les populations musulmanes qu'elle ne l'est par le Coran. Jésus est populaire dans l'islam sous le nom de Sidnâ Aïssa [56]; d'après les légendes eschatologiques, il doit reparaître à la fin des temps.

L'Evangile a été mieux connu de plusieurs auteurs musulmans qu'il n'a pu l'être de Mahomet; quelques-uns s'en inspirent en s'abstenant de le citer; d'autres, il est vrai, citent parfois comme appartenant à l'Evangile des textes qui ne s'y trouvent pas.

Tout en rabaissant Jésus, Mahomet a bien reconnu l'Evangile comme révélation divine; c'est pour lui un des «Livres», comme la Bible, c'est-à-dire un des livres prophétiques et révélés; et les Chrétiens, aussi bien que les Juifs, sont «gens du Livre». A ce titre ils se distinguent des païens et des incrédules; ils sont relativement estimés des Musulmans, et ils jouissent en principe de certaines prérogatives. Le prophète arabe lui-même a daigné les louer parfois: «Il en est, dit-il, parmi ceux qui ont reçu les Ecritures, qui ont le cœur droit. Ils croient en Dieu et au jour dernier; ils ordonnent le bien et défendent le mal; ils courent vers les bonnes œuvres à l'envi les uns des autres, et ils sont vertueux.» (C. III, 109-110.)

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