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La doctrine de l'Islam

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CHAPITRE VI
LE PRÉCEPTE DE LA GUERRE SAINTE

La conception religieuse de l'islam est guerrière;—elle est même conquérante.—Apostolat par la conquête; droit d'attaque.

Le service militaire conçu comme devoir religieux;—haute situation des guerriers dans l'islam;—les martyrs;—le devoir d'étudier l'art militaire.

Opinions sur la tolérance musulmane;—selon la plus pure doctrine, cette tolérance ne peut être que précaire.—Danger de vouloir prouver Dieu par les armes.

La religion de l'islam a ceci de particulier qu'elle commande la guerre: «Armés pesamment ou à la légère, dit le prophète, combattez dans le sentier de Dieu.» (C. IX, 41.)

La guerre est pour l'islam un précepte religieux comme le pèlerinage, comme le jeûne, l'aumône et la prière. Frapper l'infidèle est un acte pie; le tuer est une œuvre méritoire; mourir dans la guerre sainte, c'est mourir martyr.

Le fondateur de cette religion est un guerrier; il commande des expéditions, porte la cotte de mailles, attaque des châteaux, construit des fortifications semi-permanentes, dispose des embuscades, excite ses adhérents au combat; dans ses exhortations, il leur promet le butin; il le conquiert, le partage, en retient pour lui la plus belle part; il fait en un mot tout ce qui concerne le métier de chef de petite armée.

Après lui, ses successeurs, les khalifes et les sultans, qui sont chefs religieux comme lui et n'ont en religion personne au-dessus d'eux, sont en même temps chefs militaires; il tiennent pour leur plus grand honneur et leur plus grand devoir de commander en personne les armées, et nous les voyons lancer leurs peuples à des conquêtes de plus en plus étendues, toutes les fois que la fortune leur en offre l'occasion.

Les autres religions ne nous présentent rien de tout-à-fait comparable. Elles ne commandent point la guerre; ni le bouddhisme, notamment, ni le christianisme ne la commandent; elles la tolèrent seulement, comme une nécessité tenant à l'imperfection de la nature humaine, et elles la bénissent dans certains cas où elle est particulièrement utile au maintien de la religion; le clergé bouddhiste a pu glorifier un Açoka, et le clergé catholique un Charlemagne, parce que ces conquérants se sont servis de leur force à l'avantage de leurs religions respectives; mais les représentants de ces religions eux-mêmes n'avaient pas organisé ces conquêtes et n'y avaient pas coopéré: ils étaient demeurés pacifiques et distincts des guerriers.

Sans doute nous voyons quelquefois dans notre civilisation le pouvoir militaire confondu dans une même personne avec le pouvoir religieux; il en est ainsi dans les pays schismatiques et protestants, en Russie, en Angleterre, en Allemagne; mais là, la fonction religieuse de l'empereur n'est guère que celle d'un président; elle est surtout honorifique, et elle est accompagnée d'un pouvoir beaucoup moins réel que celui du sultan dans l'islam. La puissance religieuse demeure aux mains du clergé, qui a une réalité, une importance qu'il n'a pas dans la religion de Mahomet. Dans cette dernière, les docteurs, les théologiens, les cheïkh el-islâm, ne sauraient être comparés aux prêtres catholiques; ils ne constituent pas un clergé à proprement parler; le prêtre n'est pas utile dans l'islam, parce que la liturgie y est pauvre, que les grandes cérémonies y sont rares, et surtout parce que la doctrine n'y comporte pas de sacrements, ni, au sens mystique du mot, de sacrifices.

Il n'y a donc pas, dans la nation mahométane comme dans la plupart des autres, une grande classe pacifique à la tête de la religion.

Dans l'histoire du judaïsme certes, on trouve la guerre, et bien un peu la guerre sainte: les guerres entreprises pour la conquête de la Terre promise étaient bien saintes, voulues par Jéhovah, et certains chefs tels que Gédéon, Josué, incarnaient la force militaire du peuple hébreu en même temps que ses sentiments religieux; pourtant, à côté de ces personnages, il existait dans ce peuple une caste sacerdotale, vouée au culte et pacifique. Moïse lui-même, quoique dirigeant l'émigration, se contentait de prier sur la montagne, les bras levés au ciel, tandis que son peuple combattait les Amalécites.

On peut donc conclure que la conception religieuse est pacifiste, partout ailleurs que dans l'islam; là, elle est guerrière.


Et elle n'est pas seulement guerrière; elle est conquérante. On remarque, il est vrai, dans le Coran, aux endroits où il est question de la guerre sainte, quelques versets qui paraissent signifier le contraire, et ne commander que la guerre défensive.

«Combattez dans la voie de Dieu contre ceux qui vous feront la guerre. Mais ne commettez point d'injustice en les attaquant les premiers, car Dieu n'aime point les injustes.

«Tuez-les partout où vous les trouverez, et chassez-les d'où ils vous auront chassé. L'idolâtrie est pire que le carnage.

«Combattez-les jusqu'à ce que vous n'ayez plus à craindre la tentation, et que tout culte soit celui du Dieu unique:

«Si quelqu'un vous opprime, opprimez-le comme il vous a opprimé.» (C. II, 186-190.)

Mais un tel passage doit être interprété. Kasimirski a fort bien compris qu'il y a là des restrictions s'appliquant à des circonstances spéciales; Mahomet, alors aux prises avec les Mecquois, attendait d'être le plus fort pour les attaquer; cependant la fin des versets marque assez son idée dernière, son idée de fond, qui était celle de la conquête: quand l'occasion favorable sera venue de les attaquer, alors combattez-les, «jusqu'à ce que tout culte soit celui du Dieu unique»; ou, selon un autre passage: «qu'il n'y ait plus d'hostilité si ce n'est contre les méchants».

L'intention de ces paroles n'est pas limitée à une simple parade. Ce que Mahomet demande n'est pas uniquement une réponse à l'offensive; c'est une extension presque indéfinie de l'action défensive, une continuation allant jusqu'à la conquête et à la conquête universelle. Ne dit-il pas encore: «O croyants, combattez les infidèles qui vous avoisinent; qu'ils trouvent toujours en vous un rude accueil.» (C. IX, 124.)—«Ne vous ralentissez point dans la poursuite de vos ennemis.» (C. IV, 105.)—«Ne montrez point de lâcheté, et n'appelez pas les infidèles à la paix quand vous êtes les plus forts et que Dieu est avec vous.» (C. XLVII, 37.)

Tous ces passages prouvent assez que la restriction que nous remarquions tout à l'heure était due à une faiblesse momentanée de l'armée musulmane; elle équivaudrait à cette phrase: «dans les circonstances présentes, restez sur la défensive»; le devoir général des croyants à l'égard des infidèles, n'en est pas moins, aux yeux du prophète, l'offensive et la conquête; et c'est là la forme d'apostolat qui a été, jusqu'à nos jours, inhérente à l'islam:

«Nous vous appellerons, dit Allah, à marcher contre un peuple doué d'une puissance terrible; vous combattrez ces hommes jusqu'à ce qu'ils se fassent musulmans.» (C. XLVIII, 16.)

Combien ces conceptions sont différentes des nôtres! Pensons ici au mot de Jésus-Christ: Remettez votre épée dans le fourreau; celui qui se servira de l'épée périra par l'épée. Cet apostolat par la guerre nous ne le connaissons pas dans le christianisme; la Bible même n'en a pas la notion. La conquête de la Terre promise, cas à peu près unique où l'on voit les Juifs faire une guerre offensive, n'est pas un acte d'apostolat. Les Juifs sont merveilleusement courageux, tenaces et endurants dans la guerre défensive; le siège de Jérusalem en est une preuve; mais ils ne connaissent presque pas l'offensive; lorsqu'ils ont rêvé de faire de Jérusalem le centre religieux du monde, ce désir avait un sens moral, et il devait être réalisé de façon pacifique; ce qu'ils voulaient était la domination des âmes, non la conquête des corps.

Dans le christianisme, on peut trouver quelque exemple de conquête religieuse opérée par les armes; nous en citions un plus haut: la conversion des Saxons au temps de Charlemagne. Cet empereur, dans les campagnes de 778 à 780, ayant battu les Saxons et porté son camp jusqu'au bord de l'Elbe, reçut leur soumission, qui fut à la fois religieuse et politique; il envoya dans tout le pays et jusque dans les cantons les plus reculés, des missionnaires, pour la plupart moines de Fulda; il partagea le pays en diocèses, et les vaincus durent payer la dîme aux évêchés [71]. Cependant ce fait est bien lointain,—Charlemagne paraît encore plus éloigné de nous que Mahomet des Musulmans modernes,—et il se passe dans un milieu un peu barbare; on n'en saurait tirer grande conséquence.

Les guerres religieuses les plus importantes qu'ait soutenues la chrétienté, les Croisades, sont des guerres défensives; elles sont le revers de l'offensive musulmane, et, comme telles, elles sont vraiment saintes; des papes les bénissent, les encouragent, y exhortent les chevaliers chrétiens; des mystiques influents, comme saint Bernard, sortent de leur retraite et appellent le peuple aux armes; des prêtres, des évêques, comme le Turpin de la Chanson de Roland, se mêlent aux guerriers, les animent au combat et ne dédaignent pas de frapper eux-mêmes. Mais tout cet effort est dirigé contre des ennemis assaillants, des ennemis dont la prodigieuse activité presse de toutes parts le monde chrétien, et dont le nombre et l'énergie vont submerger la chrétienté si celle-ci ne se défend pas de toute sa vigueur. Voilà le cas où la guerre est sainte pour les chrétiens: c'est celui de la défensive; pour les Musulmans, elle est sainte aussi, et presque surtout, dans le cas de l'offensive.

La même remarque est applicable aux grands ordres militaires qui ont défendu soit la Terre-Sainte, soit l'Espagne, soit les îles et les «marches» ou provinces frontières de la chrétienté. On a dit quelquefois que l'idée de ces ordres avait été empruntée aux Musulmans. Je ne crois pourtant pas que cela constitue un fait précis, ni qu'on ait d'exemples bien déterminés d'ordres militaires musulmans pareils aux nôtres; c'est l'islam dans son ensemble qui peut être considéré, à l'époque de son développement, comme un grand ordre militaire.

L'idée de ces organisations à la fois religieuses et guerrières a été reprise, il y a quelques années, par des hommes hardis et actifs, lors de la campagne antiesclavagiste du Cardinal Lavigerie [72]. On projetait de disposer des postes de refuge de distance en distance dans le Soudan, où l'on recueillerait les esclaves fugitifs; la ligne des postes serait ensuite portée de plus en plus avant dans le désert. Il y avait bien là un plan de «pénétration»; néanmoins la forme de l'action devait demeurer défensive.


Dans l'islam le principe de l'apostolat par la conquête, posé instinctivement par Mahomet, porta ses fruits aussitôt après lui. Le prophète lui-même n'avait conquis que l'Arabie; après sa mort les croyants appliquèrent surtout leur zèle à ce précepte de la guerre sainte: ils se jetèrent sur la Perse, la Syrie et l'Egypte qu'ils submergèrent; continuant pendant plusieurs siècles cet effort et cette pression, ils parvinrent à faire tomber l'empire de Byzance; on les vit aux portes de Vienne; ils menacèrent l'Italie et s'installèrent en Espagne. Le droit d'attaquer, selon leur conscience, ne leur manqua jamais; ils n'avaient même pas besoin de chercher un prétexte: avancez quand vous pouvez, leur disait en somme le Coran; partez en guerre «quand vous êtes les plus forts».

C'est là une solution brutale, mais claire, de la question, assez délicate en morale, du droit d'attaque. Un peuple qui se sent le plus fort peut-il, sans iniquité, attaquer des voisins plus faibles? Cette question s'est posée pour la France, sous le règne de Louis XIV. Des philosophes ou des moralistes comme Leibniz, Fénelon, ont reproché à ce prince l'injustice de ses guerres: il n'a de motif, disait-on, que son bon plaisir, de raison que le sentiment de sa force.

A un tel reproche on pourrait tenter de répondre: un peuple qui par ses efforts, son travail, ses sacrifices pécuniaires, son économie, son esprit de conduite, son intelligence, a acquis une grande force, n'a-t-il pas le droit de s'en servir?

Dans ce débat l'islam n'hésiterait pas: la

autour de la fosse.

V.—Enterrement arabe à Tlemcen; les assistants autour de la fosse.

force ne crée pas seulement le droit, elle crée le devoir; la guerre «dans le sentier de Dieu» n'est pas seulement légitime; elle est obligatoire. Et comme, pour l'islam, le sentiment national se confond avec le sentiment religieux, toute guerre intéressant soit la nation, soit le gouvernement, est toujours «dans le sentier de Dieu»; elle est donc toujours juste, licite et même commandée par la loi coranique.

C'est ainsi qu'en ont jugé les grands conquérants de l'islam, ces apôtres en cotte de mailles et en cuirasse, qui prétendaient prêcher la parole de Dieu en entraînant sur le monde des milliers de barbares, personnages non moins habitués à piller qu'à prier, à construire des pyramides de têtes humaines, qu'à édifier des mosquées et des oratoires: Tamerlan, par exemple, qui, au comble de la puissance, voulait encore attaquer la Chine pour utiliser sa force au service de Dieu.

Ces hommes à l'esprit simple, et honnêtes dans leur barbarie, qu'emportait un destin gigantesque, rêvaient l'empire universel: Comme il ne doit y avoir qu'une religion, il ne doit y avoir qu'un empire sur la terre, pensait Tamerlan; et des philosophes tels que Farabi, pensaient comme lui [73]. Ils traçaient le tableau d'une république universelle et idéale, dont les chefs seraient naturellement bons croyants, et d'où les mécréants seraient exclus; c'est bien le but indiqué par Mahomet: qu'il n'y ait plus sur la terre que la religion d'Allah.

En fait ce beau rêve ne se réalisa guère que pour l'Arabie, d'où Omar expulsa les Juifs et les Chrétiens. Pour le reste du monde, il fallut s'en tenir à une conception plus pratique des choses, admettre la coexistence de croyants et de non-croyants, leur permettre de vivre côte à côte, avec une sécurité relative et dans un état de mutuel support. De là sont nées, pour les périodes où la guerre repose, une série de conceptions relatives à la tolérance.

Mais, avant de parler de la tolérance dans l'islam, notons encore quelques conséquences ou quelques aspects du précepte de la guerre sainte.


Une importante remarque à faire d'abord est que l'obligation de la guerre sainte a pour corollaire immédiat l'obligation du service militaire pour les croyants: Tout Musulman est un soldat; la raison en est nationale sans doute; mais elle est religieuse tout d'abord; elle est nationale seulement parce que l'idée de nation tient à celle de religion.

L'origine de la liaison de ces deux idées, religieuse et militaire, doit être cherchée dans les conditions de l'état nomade. Comment concevoir dans une tribu un homme qui ne se bat pas? Dans les petits groupements auxquels donne lieu la vie nomade, chaque individu sent trop directement le danger commun pour ne pas prendre part à la défense. On ne se représente pas que, dans une tribu attaquée, quelques hommes se battent, les autres restant en paix. Le service obligatoire, dans ce système social primitif, s'impose naturellement, au moins dans le cas de la défensive.

Cette nécessité du service, évidente dans l'hypothèse de très petits groupements, a été ensuite étendue à toute la vaste communauté musulmane. De bons esprits ont trouvé cette extension exagérée. Montesquieu s'est plaint qu'en France on formait trop de soldats, et il a fait remarquer qu'on finirait par tomber dans le travers des Tartares, chez qui il n'y a «que des soldats»:

«Une maladie nouvelle s'est répandue en Europe; elle a saisi nos princes et leur fait entretenir un nombre désordonné de troupes... Sitôt qu'un Etat augmente ce qu'il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs: de façon qu'on ne gagne rien par là que la ruine commune... On nomme paix cet état d'effort de tous contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n'auraient pas de quoi vivre... Bientôt, à force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares [74]

Il est positif que, chez les Musulmans, au début de la conquête arabe, il n'y avait que des guerriers. L'islam était une communauté armée qui se partageait le butin; le socialisme y régnait; le militarisme aussi.

Le soldat musulman, turc, arabe ou berbère, est resté un excellent soldat. Il n'est pas douteux que le sentiment religieux ne soit pour lui un excitant. Ce sentiment, il le tient déjà de son atavisme et de son éducation; des prédicateurs l'exaltent ensuite: ils suivent les armées, les lèvent même parfois et encouragent les combattants. La disposition à la patience et à la résignation est très importante aussi dans la psychologie du soldat musulman. Les récompenses qui lui sont promises par sa religion, sont fort belles; nous les connaissons par ce que nous avons dit de l'autre vie. Il est curieux de voir, à l'époque des Croisades, l'ardeur religieuse excitée des deux parts, et dans les deux camps, musulman et chrétien, des aspirations analogues quoiqu'inégalement pures, vers des paradis. L'auteur français de la chanson d'Antioche imagine comme il suit les exhortations adressées par un émir sarrasin à ses hommes, avant le combat; c'est le khalife de «Bauda» qui parle:

«Quiconque requerra le pardon de Mahomet, et pour l'amour de lui ira en la bataille, s'il advient qu'il meurt, portera dans le poing senestre deux besants, et dans la main destre tiendra une pierre... Tout droit au paradis ce payen ira... les deux besants à l'huissier pour entrer offrira, et si l'huissier le lui défend, il haussera sa pierre et l'en frappera au milieu du front;—bon gré mal gré il entrera; c'est ainsi que Dieu vous sauvera tous [75]

Outre les récompenses célestes, qui lui sont offertes comme dans le christianisme, le soldat tué dans la guerre sainte a droit, selon l'islam, au titre de martyre, chehîd. Ceci n'est pas conforme à l'idée chrétienne; le martyr selon la conception du christianisme, est celui qui pâtit seulement, et ne se bat pas. Il doit réaliser un idéal plus pur que celui de l'héroïsme guerrier, l'idéal du sacrifice tout entier consenti, comportant le renoncement au droit de défense physique. Le martyr chrétien donne son sang, sans jamais verser celui de ses bourreaux. L'islam n'est pas monté si haut; il s'en est tenu à la glorification et à la sanctification du courage militaire. Le bon soldat, aux yeux de l'islam primitif, vaut le bon docteur, le religieux, le mystique; il semble même qu'il les dépasse. J'ai assez dit comment les mystiques ont su ultérieurement reconquérir la première place.

Un type de martyr populaire chez les Musulmans est Eyoub. Son vrai nom est Abou Eyoub; c'était un croyant honnête et courageux qui reçut Mahomet dans sa maison, au moment de sa fuite. Sous Moawiah, il prit part à une expédition prématurément dirigée contre Constantinople, et il périt dans un assaut, en portant l'étendard vert du prophète. Lorsque Mahomet II prit la ville, il bâtit une mosquée en mémoire de ce fait, et en l'honneur de ce martyr. Cette mosquée est située au fond de la Corne d'Or dans un site ravissant; elle est l'objet, de la part des Musulmans, d'une vénération exceptionnelle: c'est la seule des mosquées de Stamboul qui n'ait jamais été ouverte aux Européens.


On pourrait croire que le sentiment religieux ne donne aux soldats que le zèle, qu'il en fait des hommes très braves, résolus à l'attaque et méprisant la mort, mais à qui l'enthousiasme tient lieu de science. Il n'en est rien, du moins chez les races les mieux douées de l'islam. Une race aussi apte que celle des Turcs au métier militaire, a parfaitement compris combien la science y est nécessaire; et les souverains ottomans ont invoqué le motif religieux lui-même pour demander aux officiers et aux hommes non seulement l'élan dans le combat, mais aussi l'étude régulière et quotidienne de leur art. En ce sens le rapport des Ulémas, des docteurs, que le sultan Mahmoud consulta avant la suppression des Janissaires, est un document très curieux. Le sultan en tira les motifs que voici, concluant à la nécessité d'une réforme militaire; il est impossible d'avoir à la fois plus de bon sens et plus d'habileté [76]:

«Les éléments de force ne peuvent se puiser aujourd'hui que dans l'étude et la pratique des arts militaires, dont la connaissance est indispensable pour combattre avec avantage un ennemi discipliné. C'est une vérité incontestable. Le Coran lui-même nous trace notre devoir à cet égard. Il a dit: «Employez pour vaincre les infidèles tous les moyens qui sont en votre pouvoir.» Ce texte sacré, le sens que lui donnent les plus doctes interprètes de la loi, plusieurs paroles du Prophète recueillies par la tradition, nous démontrent jusqu'à l'évidence la nécessité d'acquérir la science militaire. C'est donc avec la conscience d'accomplir une obligation religieuse que le gouvernement s'est décidé...» à opérer dans l'armée d'importantes réformes.


Telle étant la rigueur du précepte de la guerre sainte que faut-il penser de la tolérance musulmane? La question doit être posée: Certains sociologues ont en effet prétendu que l'islamisme est tolérant en pratique; de nombreux voyageurs ont constaté cette disposition chez les populations musulmanes, les Chrétiens et les missionnaires des diverses confessions en bénéficient; et les Musulmans de l'école moderne vont jusqu'à admettre en théorie que leur religion doit être tolérante. Ces idées et ces faits ne sont-ils pas en contradiction avec la doctrine du Coran?

Il paraît difficile en effet de ne pas avouer qu'il y a là une certaine contradiction résultant de la différence des époques et des tempéraments, ainsi que des conditions de la pratique. Il est possible néanmoins d'atténuer ce que cette opposition a de trop violent, et de l'expliquer dans une certaine mesure.

Tout d'abord remarquons que l'on ne peut pas, en pratique, guerroyer tout le temps; il faut bien quelquefois demeurer en paix, et alors force est bien d'admettre, comme nous le disions, quelque modus vivendi duquel résulte une tolérance au moins temporaire.

On a d'ailleurs varié en Occident sur l'appréciation du caractère musulman. Voltaire a cru qu'il était tolérant; il raille quelque part «les déclamateurs ignorants» qui reprochent aux Turcs la persécution [77]. Carlyle, en Angleterre, a vivement admiré Mahomet. L'opinion publique s'est ensuite retournée contre la Turquie à propos de la guerre de l'indépendance de la Grèce; c'est alors le temps de Byron; puis, les premiers essais du gouvernement grec ayant donné peu de satisfaction, il y eut un renouveau de sympathie en faveur des Turcs; chez Lamartine, cette sympathie est même, à notre sens, exagérée. A l'époque contemporaine, les atrocités de Bulgarie, puis les massacres d'Arménie sont de nouveau venus jeter le trouble dans la conception que nous avions de la tolérance musulmane [78].

Cette tolérance se montre précaire, intermittente, sujette à des accès qui en interrompent de façon tragique le régulier exercice.

Elle n'est vraiment pas obligatoire au point de vue de la doctrine de l'islam; si elle pouvait l'être, cela contredirait trop ouvertement toute la thèse que nous venons d'exposer sur le devoir de l'apostolat par la guerre; elle est seulement admissible en pratique; mais le gouvernement musulman qui l'exerce n'est pas tenu très fortement à la continuer.

Mahomet fut un homme assez loyal, d'ailleurs un homme de bon sens et quelque peu diplomate: il jugea parfois utile de passer des conventions avec des non-musulmans, et, lorsqu'il les eut passées, il tint à les observer. On a un exemple de son respect pour les traités dans les versets suivants qui s'appliquent aux Mecquois non encore conquis; on y voit aussi les ménagements qu'il prend vis-à-vis de ceux qu'il croit pouvoir gagner:

«...Annonce le châtiment douloureux à ceux qui ne croient pas.

«Cela toutefois ne concerne pas les idolâtres avec qui vous avez fait la paix et qui ne l'ont pas violée... Gardez fidèlement envers eux les engagements contractés pendant toute la durée de leur traité. Dieu aime ceux qui le craignent.» (C. IX, 3-4).

«Si quelque idolâtre te demande un asile, accorde-le-lui afin qu'il puisse entendre la parole de Dieu... Tant qu'ils agissent loyalement avec vous, agissez loyalement avec eux.» (C. IX, 6-7.)

Ces paroles sont tolérantes; elles n'expriment aucun principe religieux, mais seulement un certain tact naturel, et un sentiment très réel de l'honneur. A propos des «gens du livre», une idée religieuse se mêle à une considération d'ordre pratique, et produit aussi la tolérance: on sait que «les gens du livre» sont ceux qui possèdent un livre saint reconnu par l'islam, comme les Chrétiens et les Sabéens. Mahomet a pour eux, en raison de cette circonstance, un commencement d'estime; il les connaît d'ailleurs, et il sait qu'ils peuvent rendre des services dans les métiers et dans les arts; aussi lui arrive-t-il de tempérer en leur faveur la rigueur du précepte:

«Faites la guerre... aux hommes des Ecritures qui ne professent pas la croyance de la vérité. Faites-leur la guerre jusqu'à ce qu'ils payent le tribut et qu'ils soient humiliés.» (C. IX, 29.)

Les successeurs de Mahomet suivirent heureusement ce conseil plus souvent que celui du meurtre et de l'extermination. Ayant conquis les empires chrétiens, eux pasteurs et guerriers, ils trouvèrent avantageux de laisser les Chrétiens à leurs travaux d'agriculteurs, d'artisans, et même de les maintenir dans les emplois administratifs. Des habitudes de tolérance s'établirent ainsi: c'était là une tolérance de fait; elle était fondée sur la convenance et sur le bon sens; elle n'était pas née d'une pensée religieuse.

Au point de vue spécialement religieux, on peut noter seulement que Mahomet a recommandé le respect des moines, et qu'il a eu des ménagements pour la religion chrétienne. On attribue au quatrième khalife Ali un certain nombre de chartes octroyées à des couvents chrétiens. Sur l'entrée d'Omar à Jérusalem, il existe une tradition connue et significative: Après la prise de la Palestine, ce khalife, visitant Jérusalem, fut conduit dans les lieux saints par le patriarche Sophronius. Il s'assit dans l'église de la Résurrection. Quand vint l'heure de la prière musulmane, il demanda où il pouvait prier.—Ici même, lui répondit le patriarche.—Mais il ne voulut pas. On le conduisit à l'église de Constantin; il refusa encore de prier à l'intérieur; et il sortit sous le portique situé du côté qui regardait La Mecque; alors, il accomplit le devoir de la prière. Comme on lui demandait l'explication de sa conduite, il répondit que l'édifice à l'intérieur duquel il aurait prié serait devenu musulman, et qu'il voulait laisser aux chrétiens leurs églises.

Cela n'empêche pas que le même Omar imposa aux chrétiens des conditions assez humiliantes: ils durent porter sur leurs vêtements des signes distinctifs, des ceintures à raies jaunes; il leur fut interdit de monter à cheval; ils ne pouvaient se servir que d'ânes ou de mulets; ils ne devaient pas bâtir de nouvelles églises, et permission fut donnée aux Musulmans d'entrer dans les lieux saints. Sous le khalife égyptien Hakem, qui persécuta les chrétiens, le signe distinctif devint une énorme croix de bois qu'ils étaient tenus de porter au cou. Ces conditions d'Omar, appliquées parfois avec exagération dans certaines périodes de crise, sont restées, en principe, légales jusqu'à nos jours. Outre celles-là, il en existe une autre qui humilie beaucoup, en Turquie, les rayas, c'est-à-dire les chrétiens sujets de l'empire: c'est la dispense du service militaire. Le devoir militaire étant conçu comme devoir religieux, n'incombe pas aux non-musulmans. Le gouvernement ottoman admet cependant des Chrétiens dans le corps des officiers.

En définitive le bon sens naturel des Orientaux, le calme de leur caractère, leur sagesse, amènent chez eux, pendant de longues périodes, la pratique d'une tolérance dont il ne faut pas faire honneur au Coran et aux traditions proprement religieuses. Tout au plus peut-on dire que le Coran et la tradition ne sont pas, de tout point, opposés à ces pratiques. Mais la situation des chrétiens reste précaire dans les Etats de l'islam; le droit de massacre y est trop réel, et peut être exercé pour des motifs trop peu certains. «Lorsque vous rencontrez des infidèles, combattez-les au point d'en faire un grand carnage.» (C. XLVII, 4.) Les premiers conquérants arabes massacrèrent peu; le goût du massacre varie avec les races. Les Mongols d'Houlagou, les Tartares de Tamerlan furent abominablement sanguinaires. Les Turcs ne répugnent pas tous au massacre comme procédé de gouvernement; et les hommes de nos jours ont pu voir la beauté du Bosphore souillée par le lugubre défilé des barques pleines de cadavres, que des exécuteurs officiels allaient jeter dans la mer Noire.

Pour échapper au massacre, à toutes les époques, beaucoup de Chrétiens ont embrassé l'islam; il leur suffit pour cela de prononcer les deux courtes phrases de l'acte de foi musulman; ils sont saufs alors; mais il y va de leur vie s'ils reviennent à la foi chrétienne. Sous le règne du fantasque Hakem, quelques retours au christianisme furent autorisés; ce sont là des cas d'exception.


Pour terminer ce chapitre, il est intéressant de se demander, quel peut être l'effet du précepte de la guerre sainte sur l'esprit des Musulmans, dans les périodes de dépression politique et d'affaiblissement de leur pouvoir militaire. Que peut-il advenir de l'islam si ce précepte fondamental cesse d'être applicable, si toute conquête lui devient impossible, si toute guerre entreprise par lui est vouée à un échec?

Evidemment il doit se produire peu à peu un recul de l'énergie générale des peuples mahométans, et une baisse progressive de la confiance en Dieu et de la foi. Car la guerre sainte est une sorte de preuve; Dieu l'ordonnant, il faut qu'elle réussisse; Dieu bénissant la force, il faut qu'il la donne à ses peuples. Le succès des armes doit manifester le pouvoir et la véracité d'Allah; il est implicitement posé au début comme attestation future et permanente de la vérité religieuse.

Cette preuve paraissant désormais devoir lui manquer, l'islam aura sans doute à regretter d'avoir fait fond sur la force physique, et d'avoir étayé le sentiment religieux sur des soutiens trop matériels. Les Musulmans les plus délicats devront sentir que l'idée religieuse doit être quelque chose de plus indépendant des circonstances physiques, de plus intérieur et de plus haut à la fois, et que si le geste d'un fondateur de religion lançant ses adhérents à la conquête du monde est entraînant et grandiose, le véritable sens religieux est du côté de celui qui a dit: «Remettez l'épée au fourreau... Mon royaume n'est pas de ce monde.»

Mosquée Tirana.

VI.—Mosquée de Tirana (Albanie).

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