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La doctrine de l'Islam

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CHAPITRE V
LE PÈLERINAGE

Caractère obligatoire du pèlerinage musulman;—Lieux saints, centres de nations;—pas de grand culte à La Mecque;—légendes bibliques.

Description du pèlerinage: dates; costume; routes; la mosquée sainte; le Kaabah;—le puits de Zemzem;—la visite au mont Arafat;—les sacrifices à Mina.

Impression générale.—Le chemin de fer de La Mecque.

Jusqu'à présent l'islam nous a paru assez rapproché du christianisme. En étudiant les grands dogmes musulmans de l'unité divine et de la vie future, le précepte de l'aumône, le problème du libre arbitre, nous avons trouvé entre les doctrines des deux religions des comparaisons nombreuses et faciles. On aurait pu croire, en s'en tenant à ces chapitres, que le fondateur de l'islam a eu surtout en vue d'imiter notre religion, et qu'il l'a fait avec maladresse certes, et en témoignant d'une instruction insuffisante, mais tout de même avec assez de bonne volonté.

Maintenant l'impression va changer. Dans ce qui va suivre, dans ces chapitres qui vont être consacrés aux préceptes du pèlerinage et de la guerre sainte, et aux règles relatives à la situation de la femme, nous allons trouver un islam beaucoup plus original, beaucoup plus indépendant, fort éloigné du christianisme et du judaïsme même, plus âpre aussi, plus sauvage et plus étrange; sur ces points, la religion de Mahomet nous paraîtra s'inspirer d'une psychologie religieuse assez difficile à comprendre pour nous, apparemment très antique et qui nous reporte, quand nous essayons de la pénétrer jusqu'à des époques fort reculées où l'imagination se perd dans la barbarie et dans le mystère.

I

Le prophète de l'islam a donné ce précepte: «Accomplissez le pèlerinage» (C. II, 192); la tradition ajoute: au moins une fois dans votre vie.

Le pèlerinage islamique n'est donc pas seulement un acte de piété; il est une obligation stricte, une loi absolue et censée divine. Le docteur Gazali rapporte cette parole énergique attribuée au prophète: «Celui qui meurt sans avoir accompli le pèlerinage, pourrait aussi bien mourir juif ou chrétien [57]

Le caractère obligatoire de ce précepte est justement ce qui est étrange pour nous, et ce qui l'éloigne de tout ce que nous connaissons. Car nous trouvons naturel que des croyants aient de la dévotion aux lieux saints, qu'ils aiment à visiter les endroits où ont vécu les principaux apôtres de leur religion, où ils sont morts, où peut-être ils ont subi le martyre, où ils ont prié, enseigné et accompli des prodiges; mais ces visites sont seulement, à nos yeux, des actes de piété; elles constituent, selon notre sentiment, des œuvres surérogatoires; elles ne sauraient être imposées par une loi fondamentale. Notre idée religieuse est, en principe, indépendante des conditions de lieu. Au contraire, dans l'islam, la loi du lieu est constitutive et essentielle.

Il existe dans le monde musulman une place, un «territoire» qui a un caractère saint. Une visite, une sorte de démarche destinée à rattacher le croyant à ce lieu, complète la foi, qui, sans cela, demeure imparfaite. Il faut s'y présenter au moins une fois dans sa vie; autrement on ne fait pas partie du peuple des croyants; on n'est pas de la nation, de la communauté, de la famille.

Sous un semblable précepte, il est aisé de discerner un sentiment qui est beaucoup moins d'ordre religieux que d'ordre national. Représentons-nous un peuple nomade, dont les tribus et les membres dispersés circulent dans les campagnes, errent dans les déserts, ou se répandent au loin pour faire des expéditions ou du commerce; ce peuple a néanmoins un centre, par lequel son unité se maintient; il faut que ses membres reviennent de temps en temps à ce centre, autrement la nation se dissoudrait. C'est la patrie, ce n'est pas la religion, qui a besoin pour subsister de s'appuyer sur un lieu.

Lorsqu'on remonte aux époques primitives où l'humanité était encore en partie nomade ou venait seulement de cesser de l'être, on trouve des exemples qui font comprendre cette thèse: Ainsi, au début de l'histoire grecque, les Ioniens dispersés, après avoir accompli des migrations, des navigations, et colonisé diverses contrées, se réunissaient en un lieu où ils célébraient, en l'honneur d'une divinité principale, des fêtes, des «panionies», et ils se retrouvaient par là frères et membres d'une même famille. De même, les Etrusques, après avoir fondé des villes nombreuses, et s'être divisés en douze peuples ou davantage, venaient périodiquement au «fanum» de Voltumne, leur place sainte, et ils y célébraient les mystères qui symbolisaient leur unité nationale.

C'est à cet ordre de conceptions qu'appartient celle du «territoire sacré» ou «défendu» de La Mecque. Deux traits particuliers fortifient encore cette comparaison:

La chasse est défendue dans le territoire réservé de l'islam (C. V, 95, 96); il en était de même dans les bois sacrés des Grecs et des Romains. Dans ces bois voués à des Mercure ou à des Diane d'un caractère très sombre et très sauvage à l'origine, la cognée ne touchait jamais les arbres séculaires, et les fauves erraient comme dans un asile; on se souvient, en ce genre, de la belle description de la forêt de Marseille par Lucain [58]. Le droit d'asile existe dans la mosquée de La Mecque pour les criminels, comme pour les bêtes sur l'ensemble du territoire sacré.

L'autre trait est l'exclusion des étrangers. Le territoire saint de l'islam est interdit aux non-musulmans. Ces bois sacrés, ces «fanum» de l'antiquité, étaient de même interdits aux étrangers, non pas parce qu'on y gardait quelque mystère ou quelque secret, mais parce que l'étranger ne pouvait pas accomplir l'acte qui symbolisait l'unité nationale.

Un non-musulman à La Mecque doit être reçu de la manière dont naguère Iphigénie reçut Oreste dans son temple de Tauride. Il paraît certain qu'avant l'islam on célébrait, non pas peut-être à La Mecque, mais dans d'autres sanctuaires d'Arabie, des sacrifices humains [59]. Cependant les écrivains musulmans nous donnent des descriptions très détaillées de leurs lieux saints. Cela prouve bien que l'exclusion des non-musulmans ne provient pas du désir de garder des secrets.


Qu'est-ce que les croyants vont honorer à La Mecque? La réponse à cette question confirme encore ce que nous venons d'expliquer. Il n'y a jamais eu à La Mecque aucun dieu exceptionnellement important ou puissant. Peu de temps avant l'islam on avait introduit dans cette ville une idole du nom de Hobal; c'était une grossière statue de bois, un fétiche quelconque sans caractère bien défini; ce n'était pas un dieu national, capable de devenir un objet essentiel de culte.

D'après une légende, Mahomet trouva dans le sanctuaire trois cent soixante idoles, qu'il jeta à terre de son bâton [60]. L'historien Maçoudi nous apprend [61] que les murs du sanctuaire étaient décorés de fresques d'un très beau coloris, représentant des personnages à cheval, en adoration, et dans d'autres positions. Ces fresques n'étaient déjà plus comprises avant le temps de Mahomet; elles avaient été recouvertes; elles furent remises à jour à l'époque de la jeunesse du prophète, quand on décida de reconstruire le sanctuaire qui avait été détérioré par les inondations et dépouillé par les voleurs.

En somme, il n'existait à La Mecque aucun grand culte de divinité, au moment de l'apparition de l'islam; c'était le lieu lui-même qui était saint, ce n'était pas principalement les idoles et les fétiches qu'on y honorait. Dès ce temps-là, avant que la nation arabe fût unifiée, le lieu avait le caractère de centre national.

L'islam n'introduisit à La Mecque rien de beaucoup plus intéressant que ce qu'on y voyait auparavant. L'objet de culte le plus notable y est la pierre noire. C'est un ancien fétiche qui est resté dans la religion de Mahomet, comme une épave du passé, sans que rien le relie au reste de la doctrine.

Le tombeau du prophète n'est pas à La Mecque; il est à Médine. Médine, la «ville du prophète», a été la première capitale islamique; pourtant elle n'a pas dépassé La Mecque. Le pèlerinage à Médine n'est pas obligatoire; il n'est pas inclus dans le précepte; ce n'est qu'un simple acte de piété, comme le sont les pèlerinages du christianisme. Après ces deux villes de l'Arabie, l'islam place au troisième rang en sainteté, Jérusalem.

Mahomet a cependant cherché à donner un peu d'intérêt au lieu saint. Il était bon que quelque chose y parlât à l'imagination du visiteur. Comme il avait fondé sa religion en partie sur la Bible, il localisa dans le sanctuaire et dans ses environs des légendes bibliques. Cette adaptation fut faite gauchement et sans souci de vraisemblance. Si d'ailleurs nous attribuons à Mahomet l'application des légendes bibliques au territoire arabe, c'est peut-être par ignorance; il est probable que cette application avait été faite avant lui par les sectes judéo-chrétiennes fort mal connues, dans lesquelles il s'est formé.

On supposa que le tombeau d'Adam se trouvait sur le mont Abou Kobéïs; les Chiites ont une autre localisation pour ce tombeau, et l'on sait qu'une tradition chrétienne le place sur le Calvaire. Abraham qui est, pour Mahomet, le premier fondateur de la religion de l'islam, fut censé avoir habité le territoire de La Mecque; c'est dans le voisinage de ce lieu que se serait passée la scène du sacrifice d'Abraham. Agar chassée avec Ismaël serait tombée, mourant de soif, dans la même campagne, et le puits de Zemzem se serait ouvert pour elle; enfin le tombeau d'Ismaël, l'ancêtre présumé de la race arabe, se trouverait situé dans le sanctuaire de La Mecque, dans la Kaabah.

Mais au fond, peu importent ces arrangements et ces adaptations de souvenirs vénérés. Toutes ces réminiscences bibliques ont beaucoup moins d'intérêt que n'en a le caractère essentiel, fondamental et positivement connu de ce lieu, qui est d'être le centre d'un peuple. Or ce caractère et le culte qui en est la conséquence n'avaient rien d'extraordinaire, lorsque ce peuple était petit et composé de quelques tribus dispersées dans la péninsule arabique; mais quand ce peuple prodigieusement agrandi par un des mouvements de conquête les plus rapides et les plus larges qu'on ait vus dans l'histoire, embrassa maintes races différentes, engloba plusieurs vastes empires et s'étendit sur trois continents, il est vraiment extraordinaire que la loi du pèlerinage ait pu être promulguée, que la coutume ait continué à être suivie, que le lieu saint d'une race particulière ait attiré par milliers les habitants divers d'une portion énorme du monde.

Enterrement

IV.—Enterrement arabe à Tlemcen; le convoi.

II

Supposons que nous sommes à La Mecque dans les jours qui précèdent l'arrivée des pèlerins, et essayons de nous représenter le spectacle qui va s'offrir à nous, les cérémonies qui vont se dérouler sous nos yeux.

Nous sommes pour cela très bien renseignés. Des voyageurs musulmans à l'esprit très précis, et dont l'observation est parfois méticuleuse, tels qu'Ibn Batoutah [62] et Ibn Jobéïr [63], nous ont décrit le pèlerinage; des docteurs comme Gazali, nous en ont tracé les règles, le rituel, qui sont déjà en grande partie posées par le Coran, et ils nous ont expliqué les sentiments que doit avoir le croyant dans chaque phase du pèlerinage. En outre des voyageurs européens d'une grande hardiesse, admirablement familiarisés avec la langue arabe et la vie musulmane, se sont joints aux pèlerins, ont réussi, au péril de leur vie, à faire avec eux la visite de La Mecque, et nous ont laissé de leur voyage des récits saisissants. Les plus célèbres d'entre eux sont Burckhardt et Burton, et aussi le hollandais Snouck Hurgronje qui a rapporté de la ville sainte d'excellentes photographies [64].

Nous nous trouvons donc à La Mecque avant les pèlerins, soit vers la fin du mois de dou'l-kadeh; les mois consacrés au pèlerinage sont ceux de Chewâl, Dou'l-Kadeh, Dou'l-hiddjeh; on a coutume d'arriver pour la principale fête, qui est le dix de ce dernier mois. La «lune» de Ramadan qui précède celle de Chewâl a été, comme l'on sait, consacrée au jeûne.

Nous ne pouvons pas dire en quelle saison nous sommes, puisque l'année musulmane est une année lunaire qui n'a que 354 ou 355 jours. Ses mois se déplacent donc par rapport à l'année solaire et aux saisons, et ils occupent toutes les positions pendant un cycle de 33 ans, au bout duquel ils reviennent à leur situation primitive. Nous imaginerons que nous sommes en été, époque où le pèlerinage est le plus pénible.

Un jour, probablement le 1er de dou'l-hiddjeh, à l'heure de la prière, nous entendons battre le tambour et les timbales: ils annoncent l'arrivée des pèlerins. Ceux-ci viennent conduits par des chefs que l'on appelle émirs el-haddj, émirs du pèlerinage. Au moment de toucher aux limites du territoire sacré, ils ont quitté leurs vêtements ordinaires et se sont revêtus du costume rituel. Le territoire sacré s'étend à des distances inégales autour de La Mecque; les limites en sont indiquées par des bornes; celles-ci se trouvent placées à 3 milles dans la direction de Médine, à 10 dans celle de Djoddah, à 6 milles sur la route de l'Irâk et à 11 sur celle de Tâïf. Le costume spécial que prennent les pèlerins s'appelle l'ihrâm. Il est fort simple; il se compose de deux pièces de laine blanche posées à même sur le corps; il n'y a rien de plus. Il semble même que ce médiocre vêtement ait constitué à l'origine une sorte de concession, et que l'idée primitive antérieure à Mahomet était que l'on devait faire la visite des lieux saints en état de nudité complète. On entrevoit là une coutume tout à fait sauvage, dont on connaît des exemples ailleurs: les prêtres de Pan se mettaient nus dans les fêtes des Lupercales, ainsi que les sorciers du Chamanisme, pour leurs incantations. L'islam, qui a concédé à ses pèlerins un manteau rudimentaire, leur a aussi permis l'usage des sandales.

Ils viennent de tous les points du monde musulman, par dizaines de milliers; ils sont cent mille, cent cinquante mille, peut-être davantage. Les uns ont pris la route de Damas [65]; ce sont les Turcs; ils apportent les riches présents du sultan. D'autres viennent de Djeddah, port de La Mecque; ils ont franchi le détroit d'Aden: ce sont les Asiatiques habitant les contrées lointaines, les Malais, les Indo-Chinois, les Hindous, les Afghans; ou bien ils ont passé par Suez: ce sont les Egyptiens et autres Africains; la caravane d'Egypte porte le voile sacré destiné à la Kaabah. Des Yéménites viennent à La Mecque par terre et par le Sud; des Persans Chiites y arrivent par les routes de l'Est et du Nord-Est, ayant traversé le Nedjd et le Djebel Chamar.

Les sentiments des pèlerins à l'arrivée sont très intenses, dit-on; nous n'oserions cependant les comparer à ceux des Croisés apercevant Jérusalem; ces sentiments s'expliquent d'ailleurs non seulement par la piété, mais aussi par la grande fatigue qui résulte du voyage et dont on se réjouit de voir le terme. A la vue de la ville sainte, attendue depuis de longues semaines, les croyants se mettent à crier: «La Mecque, La Mecque! Le sanctuaire, le sanctuaire!» Ils se prosternent, baisent la poussière; quelque-uns fondent en larmes. Des messagers se sont auparavant détachés des caravanes pour courir à la ville sainte annoncer leur arrivée. Burckhardt raconte que celui qui annonça l'approche de la caravane de Syrie l'année où il fit le pèlerinage, avait couru si vite que son cheval tomba raide mort en entrant dans la ville.

A peine les pèlerins sont-ils entrés dans La Mecque, qu'ils commencent aussitôt les visites rituelles. Ils vont à la «Mosquée sainte». Celle-ci est une vaste enceinte sablée, située au milieu de la ville, entourée d'une colonnade de marbre blanc; il y a 491 colonnes disposées sur trois rangs. Six minarets s'élèvent aux angles et sur les milieux des côtés. L'enceinte a 400 coudées de long, du levant au couchant; et à peu près autant de large.

Là, la foule s'amasse; là sont des chaires pour les docteurs des quatre rites orthodoxes; près d'eux siègent les copistes. Les pèlerins viennent dans cette vaste cour pour prier ou passer le temps. Elle est toujours ouverte, à toute heure du jour et de la nuit. Le soir on illumine les arcades, avec des lampes, des bougies, des lanternes. En certains jours on illumine aussi les minarets et les mosquées des montagnes voisines; plus rarement l'éclairage s'étend à toute la ville.

Cette grande enceinte a été autrefois embellie par le khalife Mehdi; elle entoure le sanctuaire que vénère l'islam. Avant de parler du sanctuaire, représentons-nous les croyants entrés dans la cour de la mosquée:

«Les uns, dit Burton, marchaient d'un pas grave et les autres couraient avec agitation, tandis que le plus grand nombre stationnait et priait. Ici s'avançait avec fierté la femme du désert, couverte d'une longue robe noire, semblable à celle d'une religieuse, et de son voile rouge, dont les deux trous laissaient apercevoir des yeux flamboyants. Là, une vieille Indienne, avec ses traits à demi tartares, ses formes hideuses, ses jambes de squelette, marchait à pas précipités autour du sanctuaire. Des Turcs se promenaient silencieusement en affectant l'air froid et répulsif qui les distingue. Plus loin, c'était un Indien affamé de Calcutta, avec son turban disgracieux, ses bras difformes, sa marche incertaine. Enfin, collé contre la muraille du sanctuaire, qu'il pressait de tout son corps, un pèlerin pauvre s'accrochait convulsivement à la draperie noire de la Kaabah et poussait des soupirs si profonds qu'on aurait cru que son cœur allait se briser.»


Donc au milieu de cette cour est le sanctuaire proprement dit, la «maison sainte», la Kaabah, c'est-à-dire le cube; c'est l'édifice dont Mahomet a dit: «Dieu a fait de la Kaabah une maison sacrée destinée à être une station pour les hommes» (C. V, 98); ce sanctuaire, selon la tradition arabe, remonte à une très haute antiquité: «Le premier temple qui ait été fondé parmi les hommes est celui de Becca [66].» (C. III, 90.)

L'édifice qui jouit de cette vénération est petit; c'est une masse dont la forme générale est cubique et dont les dimensions sont: 24 coudées et un empan, sur 23 coudées et un empan; la hauteur varie de 28 à 29 coudées, parce que le toit, en terrasse, est légèrement incliné pour l'écoulement des eaux. Les angles sont à peu près orientés. Celui qui est tourné au Nord est l'angle de Syrie, celui du Sud est l'angle de l'Yémen; entre les deux est celui de l'Irak [67]. A l'angle oriental, à la hauteur d'un homme de taille moyenne, est fixée la pierre noire, le vieux fétiche. C'est pour lui sans doute que le temple a d'abord été bâti. On connaît d'autres points où le culte des pierres était autrefois en vigueur dans l'Arabie; la pierre noire, demeurée seule en honneur sous l'islam, est un bolide; elle a été cassée en quatre morceaux, restaurée avec soin et cerclée d'argent; elle est encastrée dans le mur, du côté extérieur.

Près d'elle, à une distance de dix empans sur la face Nord-Est, se trouve la porte du Sanctuaire; cette porte est élevée au-dessus du sol; elle est en argent incrusté d'or, travaillée avec beaucoup d'art, et munie de deux crampons et d'un loquet d'argent. Un rideau la recouvre, selon l'usage qui a cours pour les portes des mosquées.

Le sanctuaire tout entier est recouvert extérieurement d'un voile; il est comme habillé. Ce voile est de couleur noire, brodé de blanc; on reconnaît dans la broderie le verset que nous citions plus haut, en l'honneur de la Kaabah, et d'autres passages du Coran. Le voile retombe tout autour de l'édifice; on en relève un peu les pans. Il est muni d'une ceinture, kouchâk, qui entoure toute la Kaabah; cette ceinture est très riche, brodée en fils d'or. On change le voile chaque année le jour de la fête des sacrifices. Celui qu'on retire est découpé, et les morceaux en sont vendus par les gardiens du temple aux pèlerins qui les emportent comme reliques. Des pièces plus amples sont données aux mosquées, où elles servent pour les funérailles.

Le rite principal du pèlerinage consiste à tourner autour de la Kaabah, et à baiser la pierre noire; on tourne sept fois; on se presse contre l'angle où est le fétiche; on lutte pour arriver à le toucher.

Que ce rite semble sauvage, et que ces coutumes paraissent surannées dans une religion de par ailleurs renouvelée!

Il fallait que les Mecquois y fussent bien attachés pour que Mahomet ait cru devoir les conserver. Cette sorte de faiblesse causa pourtant, à ce qu'il semble, un peu d'étonnement. Ainsi Omar, faisant les tournées avec Mahomet et baisant après lui la pierre, fit entendre cette protestation timide: «Certes, je sais que tu n'es qu'une pierre qui ne peut nuire ni servir; si je n'avais pas vu le prophète te baiser, je ne te baiserais pas.»

Sur le toit du sanctuaire est une gouttière sacrée; elle avance de deux coudées, entre les angles d'Irak et de Syrie. Le khalife Wélid Ier la fit couvrir de lames d'or; depuis le sultan Ahmed Ier, elle est en or massif. Quand il pleut, les pèlerins vont se mettre dessous pour recevoir ses eaux.

Lorsqu'on veut ouvrir la porte de la Kaabah, on approche un petit escalier ressemblant à ceux des chaires, des minbars, et muni de roulettes. Le chef des gardiens qui sont choisis dans la tribu des Cheïbanites, monte sur ces degrés, ouvre la porte, baise le seuil et entre. Il referme ensuite la porte et fait une prière de deux rikah, après laquelle il ouvre de l'intérieur et fait entrer les gardiens; puis il ouvre une troisième fois pour le peuple. Celui-ci, pendant cette cérémonie, prononce cette invocation: «O Dieu, ouvre pour nous les portes de ta miséricorde et de ton pardon.» Il entre alors en foule, tourne dans le sanctuaire, baise les murs, prie et pousse des soupirs, et donne toutes sortes de marques de piété et de componction. La Kaabah est ouverte aux croyants tous les vendredis, après la prière solennelle.

L'intérieur de ce sanctuaire est divisé en trois nefs, séparées l'une de l'autre par trois hautes colonnes de bois de teck. Le sol est revêtu de marbre veiné de bleu et de rouge, ainsi que les murs; de riches rideaux retombent en outre sur les parois. Le voyageur Ibn Jobéir parle aussi d'un revêtement de plaques d'argent doré. Il a pu y avoir quelques changements de détail dans cette décoration, car la Kaabah a été ruinée et rebâtie plusieurs fois, mais toujours réédifiée sur le même plan. On y remarque aussi de beaux lustres et des pierres précieuses. Il existe des légendes sur l'éclat merveilleux de ce sanctuaire, qui donnerait une idée de celui du Paradis; on raconte que, bien que très petit, il peut contenir une foule énorme; cette dernière tradition rappelle celle qui a trait à la Portioncule d'Assise dans laquelle se pressait toute la cour des anges.

Les tombeaux supposés d'Ismaël et d'Agar se trouvent sur le pourtour extérieur de la Kaabah appelé le hidjr, non loin de la gouttière. Ils sont marqués par des dalles de marbre vert, l'une allongée et l'autre ronde.


Après que les croyants ont fait la procession autour de la Kaabah, ils vont visiter le «siège d'Abraham»; on l'aperçoit à quelques pas de la porte du sanctuaire, sous une petite coupole, à travers une grille. C'est un bloc de pierre; on peut passer les doigts à travers la grille et le toucher. Il est probable que cette pierre servait anciennement pour les sacrifices.

Ensuite les pèlerins se rendent au puits de Zemzem; il se trouve à 24 pas en face de la pierre noire; l'espace, surmonté d'une coupole, qui l'entoure, est pavé de marbre blanc. La source même est entourée de marbres divers réunis par des joints de marbre blanc. On boit de l'eau de Zemzem; ce rite est obligatoire au départ; mais beaucoup de pèlerins en boivent aussi à l'arrivée; elle est assez bonne. Les pèlerins s'en versent sur tout le corps; ils en emportent dans des fioles pour leurs parents et leurs amis. Pendant cette cérémonie, ils prononcent quelques prières, telles que celle-ci: «O mon Dieu, je te demande des sciences utiles, des biens abondants et des remèdes pour tous les maux.»

Ce n'est pas l'eau de Zemzem qui sert pour l'usage ordinaire du pèlerinage. On se sert des réservoirs construits par Zobéïdah, femme de Haroun el-Rachîd, dans la plaine de Mozdalifah. Cette princesse avait aussi construit des aqueducs amenant l'eau jusqu'à La Mecque, mais ils ne sont pas entretenus.


Telle est la visite de la Kaabah et de la mosquée sainte. Cette visite a occupé la première journée du pèlerinage; les croyants ont accompli par elle l'essentiel du précepte. Tout n'est pas fait cependant; d'autres rites encore sont obligatoires, dont le plus important est celui des sacrifices.

On peut remarquer ici comment la religion mahométane qui s'annonçait si simple et qui semblait si fière de sa simplicité, devient dans cette circonstance formaliste. Ces règles du pèlerinage sont toute une liturgie; et comme l'islam n'a pas de clergé pour accomplir les rites, c'est le peuple croyant lui-même qui en est chargé. Les docteurs font, au début des fêtes, des instructions aux pèlerins pour leur apprendre les cérémonies. Elles sont, en fait, encore un peu plus compliquées que je ne puis le dire ici.

Autour de La Mecque s'élèvent des collines, qui s'appellent Merwa, Safa, Abou Kobéïs, etc. A chacune d'elles quelque souvenir est attaché, et elles sont, en raison de ces légendes, des buts de visite pour les pèlerins. La plus importante de ces stations est au Mont Arafat. C'est là qu'Abraham reçut l'ordre d'immoler Isaac, et c'est sur cette montagne que Mahomet fit à son peuple son discours d'adieu.

Le jour consacré à la visite officielle de l'Arafat est le 9 de Dou'l-hiddjeh. Les pèlerins ont passé la nuit précédente dans la vallée de Mina, où ils ont fait de belles illuminations. Ils arrivent le matin à la montagne qui est à 5 milles de Mina; ils y passent la journée à prier, à psalmodier, à écouter des prônes; leurs yeux se tournent vers la plaine où ils aperçoivent la ville sainte et la Kaabah; leurs mains se lèvent souvent vers le ciel; il en est qui prient même sur leurs montures. Ecoutons Burckhardt nous décrire ce spectacle:

«Les pèlerins qui se tenaient près de moi offraient un spectacle très remarquable par sa diversité. Quelques-uns, presque tous étrangers, criaient et pleuraient, se frappaient la poitrine et confessaient qu'ils étaient de grands pécheurs devant le Seigneur. D'autres, en petit nombre, dans l'attitude de la réflexion et de l'adoration, gardaient le silence et avaient les yeux baignés de larmes. Beaucoup d'Arabes du Hedjaz et de soldats causaient et plaisantaient. Quand les autres pèlerins agitaient leurs ihrams, ceux-là gesticulaient avec frénésie, comme pour tourner la cérémonie en ridicule. Je remarquai, en arrière sur la montagne, plusieurs bandes d'Arabes et de soldats fumant tranquillement leurs narghilés. Dans une caverne voisine, une femme du commun vendait du café; ses chalands, par leurs éclats de rire et leur conduite turbulente, interrompaient souvent la dévotion fervente des pèlerins qui étaient auprès d'eux. Beaucoup de gens n'avaient pas même revêtu l'ihram. Vers la fin de la cérémonie, les spectateurs avaient pour la plupart, l'air fatigué, et beaucoup descendaient de la montagne avant que le prédicateur eût fini. La foule assemblée sur la montagne appartenait presque toute à la classe inférieure: les pèlerins de considération étaient restés à cheval dans la plaine ou montés sur leurs chameaux.»

Les pèlerins redescendent d'Arafat le soir en procession, et passent la nuit dans la plaine de Mozdalifah. Ils s'y munissent de petits cailloux pour le rite du jet des pierres qu'ils doivent accomplir le lendemain matin. Ce rite consiste à jeter des cailloux, sept par sept et jusqu'au nombre de 49, en un endroit où l'on prétend que le démon tenta Abraham. C'est en réalité une survivance du fétichisme. L'intention primitive, dans cette sorte de pratique, est de lapider les mauvais esprits d'un lieu, esprits de personnages morts ou autres. On a des exemples de cette coutume au Maroc et ailleurs [68].

Ce jour-là, 10 de Dou'l-hiddjeh, a lieu la fête des Sacrifices. Les pèlerins sont revenus à la vallée de Mina; ils y immolent les victimes. Il n'y a rien de haut dans ce sacrifice musulman. La religion du prophète ne paraît pas avoir sur ce point progressé par rapport au paganisme arabe. Le sacrifice est le meurtre des victimes, brutal, cruel, répété un nombre énorme de fois, trop simple, et dépourvu de la beauté des gestes et de la grâce des ornementations qui ennoblissaient les sacrifices du paganisme gréco-romain. Les bêtes sont là, amenées par des serviteurs; ce sont des chameaux, des bœufs, des moutons, des chèvres. On leur tourne la tête vers la Kaabah, et on leur fend la gorge en disant: «Au nom de Dieu miséricordieux!»

Le don des victimes est fait aux pauvres. Ceux-ci n'en offrent pas; mais les riches en font égorger par centaines. Les corps ou leurs débris restent sur place. La mauvaise odeur de cette boucherie se fait bientôt sentir dans la vallée et au delà.

Après la fête des sacrifices, les pèlerins restent généralement une dizaine de jours encore à La Mecque. Ils n'ont plus guère à accomplir qu'une nouvelle visite à la Kaabah, comportant les tournées rituelles autour du sanctuaire, et une visite à une chapelle située au nord de La Mecque et appelée l'Omrah. Ils se font alors raser la tête et ils reprennent les vêtements qu'il leur plaît. Des réjouissances populaires, feux d'artifice, danses, spectacles divers, occupent les dernières nuits de leur séjour.

En retournant, la plupart d'entre eux passent à Médine, où ils vont vénérer le tombeau du Prophète et celui de Fâtimah. Ils reprennent ensuite les routes qu'ils ont suivies pour venir.

Leur nombre est alors très diminué car la mortalité qui sévit durant le pèlerinage est effrayante; elle l'était surtout autrefois. Des mesures d'hygiène prises sous la pression européenne l'ont diminuée dans ces dernières années. D'après une évaluation de 1865, il périssait, avant cette époque, en temps ordinaire, environ un cinquième des pèlerins. Cette proportion augmentait dans les années de choléra.

Il n'entre pourtant pas, selon la conception musulmane, d'intention de pénitence dans le rite du pèlerinage. Il vaut comme manifestation, non pour les fatigues et les risques qu'il entraîne; ceux-ci comptent peu aux yeux de peuples encore primitifs, rudes et enclins au fatalisme, à côté de ce terrible voyage, que sont les pèlerinages dits «de pénitence» que les touristes catholiques aiment à faire à Jérusalem?

Les pèlerins, sur la route du retour, retrouvent dans des postes ou dans des châteaux des provisions qu'ils y ont laissées à leur premier passage. Ils vont rentrer chez eux, où ils jouiront d'une assez grande considération; ils auront acquis le droit de porter le turban vert, et le titre de Haddji (pèlerin).

A La Mecque la solitude s'est faite, mais l'air empesté et la saleté des rues rappelleront pendant de longs jours encore la visite du peuple croyant. Burckhardt décrit ainsi ces journées de lendemain:

«La Mecque ressemblait à une ville abandonnée. Dans les rues où, quelques semaines auparavant, il fallait se frayer péniblement un passage à travers la foule, on n'apercevait plus un seul pèlerin, excepté quelques mendiants isolés qui élevaient leurs voix plaintives vers les maisons qu'ils supposaient encore habitées. Les gravats et les ordures couvraient toutes les rues, et personne ne paraissait disposé à les enlever. Les environs de La Mecque étaient jonchés de cadavres de chameaux dont l'odeur empestait l'air, même au centre de la ville, et contribuait certainement aux nombreuses maladies qui régnaient. Plusieurs centaines de ces charognes étaient étendues près des réservoirs des pèlerins, et les Arabes qui habitaient ce quartier ne sortaient jamais sans se boucher les narines avec un morceau de coton qu'ils portaient suspendu à leur cou par un fil.»


Quelle impression ont gardée les pèlerins de cette visite aux lieux saints? Est-ce celle d'un Dieu plus immatériel, d'une religion plus pure, d'une morale plus sainte? On peut en douter. Il est même étonnant que cette impression ne soit pas plus souvent mauvaise. Elle le fut quelquefois. Tant de rites bizarres, d'invraisemblables traditions, de sang versé, de chairs déchirées, de morts dans le règne animal et dans le règne humain, tant de spectacles étranges, incohérents, barbares, ne sont pas faits pour élever le sentiment religieux ni affiner le sens moral. On connaît des esprits qui en furent choqués, tels que le fondateur de la religion du babisme [69].

Et pourtant une impression grande, forte et durable, sinon proprement religieuse, doit être le plus souvent rapportée du pèlerinage; et cette impression, justement à cause de cette barbarie des coutumes, de cette violence des images, doit être celle de quelque réalité très ancienne, très lointaine et permanente, exprimée par tous ces rites, par tous ces sacrifices, par cette ville, ces collines et ce petit sanctuaire: la réalité d'une nation gigantesque dont les membres s'étendent fort loin, mais dont le cœur bat en ce lieu-là. La conception qui se dégage du pèlerinage doit bien être la même qu'à l'âge primitif, à savoir la conception religieuse de la nation.

C'est pourquoi il est si important pour la puissance politique qui veut dominer l'islam, de posséder ces lieux; et pourquoi l'idée nationale, dans le monde islamique, ne peut être complètement séparée de l'idée religieuse.

En vain tel peuple, comme les Arabes, fait-il effort, de nos jours mêmes, pour revivifier en lui le sentiment national; d'après la doctrine islamique, il n'y pourra pas réussir tout-à-fait. L'esprit de cette doctrine étant respecté, il ne peut pas y avoir de nation arabe, de nation turque, de nation égyptienne, comme il y a des nations française, allemande, italienne; on ne peut pas faire l'unité de ces nations-là comme on a fait celle des nations occidentales. Car il n'y a dans l'islam qu'une seule véritable unité, celle de l'islam même; et celui-ci, justement à cause de la matérialité et de la localisation de son culte, a plus de réalité physique et politique que n'en a jamais eu la chrétienté. C'est lui qui sera la vraie nation, tant que subsistera le rite du pèlerinage, c'est-à-dire la foi musulmane.

On sait qu'en ce moment s'achève le chemin de fer de La Mecque [70]; il a été construit par souscription nationale. La première section va jusqu'à Maan; elle a été ouverte le premier septembre 1904. Au moment où nous écrivons, la ligne issue de Damas atteint Médine; elle a déjà servi pour envoyer des troupes dans le Hedjaz, lors des révoltes de 1905; elle a pour le gouvernement turc un puissant intérêt stratégique.

Au point de vue de la psychologie religieuse, on peut s'attendre à ce que cette œuvre civilisatrice adoucisse un peu, comme l'ont déjà fait les règlements d'hygiène, la barbarie de la coutume. Cela est à souhaiter pour l'honneur de l'islam.

Toutefois ce précepte fameux du pèlerinage sera sans doute, pendant longtemps encore, un des plus grands obstacles à l'œuvre des jeunes Musulmans qui cherchent à adapter leur religion aux conceptions européennes. On peut bien essayer de réduire le nombre des pèlerins, rendre honneur aux cités saintes en envoyant seulement des députations,—le pèlerinage par procuration est quelquefois permis,—améliorer les conditions sanitaires, sacrifier moins de bêtes, et les immoler avec un geste plus noble, traiter davantage le pèlerinage comme un symbole; mais il restera encore le costume barbare, les rites bizarres, les légendes incroyables, le formalisme, la localisation trop précise, le caractère matérialiste du précepte, le lien entre la religion et la politique trop étroit. Parviendra-t-on à amender toutes ces conditions, et à mettre le précepte en harmonie avec le désir moderne de politique indépendante et de religion franchement spiritualiste?

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