La femme au dix-huitième siècle
The Project Gutenberg eBook of La femme au dix-huitième siècle
Title: La femme au dix-huitième siècle
Author: Edmond de Goncourt
Jules de Goncourt
Release date: June 29, 2014 [eBook #46142]
                Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
        Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
        file was produced from images generously made available
        by The Internet Archive/American Libraries.)
Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
LA FEMME
AU
DIX-HUITIÈME SIÈCLE
BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
A 3 FR. 50 LE VOLUME
ŒUVRES DES GONCOURT
| GONCOURT (Edmond de) | |
|---|---|
| La Fille Élisa | 1 vol. | 
| Les Frères Zemganno | 1 vol. | 
| La Faustin | 1 vol. | 
| Chérie | 1 vol. | 
| La Maison d'un artiste au XIXe siècle | 1 vol. | 
| Les Actrices du XVIIIe siècle: Madame Saint-Huberty | 1 vol. | 
| GONCOURT (Jules de) | |
| Lettres précédées d'une préface de H. Ceard | 1 vol. | 
| GONCOURT (Edmond et Jules de) | |
| En 18** | 1 vol. | 
| Germinie Lacerteux | 1 vol. | 
| Madame Gervaisais | 1 vol. | 
| Renée Mauperin | 1 vol. | 
| Manette Salomon | 1 vol. | 
| Charles Demailly | 1 vol. | 
| Sœur Philomène | 1 vol. | 
| Quelques Créatures de ce temps | 1 vol. | 
| Idées et Sensations | 1 vol. | 
| La Femme au XVIIIe siècle | 1 vol. | 
| Histoire de Marie-Antoinette | 1 vol. | 
| Portraits intimes du XVIIIe siècle | 1 vol. | 
| La Du Barry | 1 vol. | 
| Madame Pompadour | 1 vol. | 
| La Duchesse de Châteauroux et ses Sœurs | 1 vol. | 
| Les Actrices du XVIIIe siècle: Sophie Arnould | 1 vol. | 
| Théâtre: Henriette Maréchal.—La Patrie en danger | 1 vol. | 
| Gavarni. L'Homme et l'Œuvre | 1 vol. | 
| Histoire de la Société française pendant la Révolution | 1 vol. | 
| Histoire de la Société française pendant le Directoire | 1 vol. | 
| L'Art du XVIIIe siècle. Trois séries; Watteau; Chardin; Boucher; Latour; Greuze; Les Saint-Aubin; Gravelot; Cochin; Eisen; Moreau-Debucourt; Fragonard; Prud'hon | 3 vol. | 
| Journal des Goncourt | 3 vol. | 
LA FEMME
AU
DIX-HUITIÈME SIÈCLE
PAR
EDMOND ET JULES DE GONCOURT
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11
1890
Tous droits réservés.
A
PAUL DE SAINT-VICTOR
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Un siècle est tout près de nous. Ce siècle a engendré le nôtre. Il l'a porté et l'a formé. Ses traditions circulent, ses idées vivent, ses aspirations s'agitent, son génie lutte dans le monde contemporain. Toutes nos origines et tous nos caractères sont en lui: l'âge moderne est sorti de lui et date de lui. Il est une ère humaine, il est le siècle français par excellence.
Ce siècle, chose étrange! a été jusqu'ici dédaigné par l'histoire. Les historiens s'en sont écartés comme d'une étude compromettante pour la considération et la dignité de leur œuvre historique. Ils semblent qu'ils aient craint d'être notés de légèreté en s'approchant de ce siècle dont la légèreté n'est que la surface et le masque.
Négligé par l'histoire, le dix-huitième siècle est devenu la proie du roman et du théâtre qui l'ont peint avec des couleurs de vaudeville, et ont fini par en faire comme le siècle légendaire de l'Opéra Comique.
C'est contre ces mépris de l'histoire, contre ces préjugés de la fiction et de la convention, que nous entreprenons l'œuvre dont ce volume est le commencement.
Nous voulons, s'il est possible, retrouver et dire la vérité sur ce siècle inconnu ou méconnu, montrer ce qu'il a été réellement, pénétrer de ses apparences jusqu'à ses secrets, de ses dehors jusqu'à ses pensées, de sa sécheresse jusqu'à son cœur, de sa corruption jusqu'à sa fécondité, de ses œuvres jusqu'à sa conscience. Nous voulons exposer les mœurs de ce temps qui n'a eu d'autres lois que ses mœurs. Nous voulons aller, au-dessous ou plutôt au-dessus des faits, étudier dans toutes les choses de cette époque les raisons de cette époque et les causes de l'humanité. Par l'analyse psychologique, par l'observation de la vie individuelle et de la vie collective, par l'appréciation des habitudes, des passions, des idées, des modes morales aussi bien que des modes matérielles, nous voulons reconstituer tout un monde disparu, de la base au sommet, du corps à l'âme.
Nous avons recouru, pour cette reconstitution, à tous les documents du temps, à tous ses témoignages, à ses moindres signes. Nous avons interrogé le livre et la brochure, le manuscrit et la lettre. Nous avons cherché le passé partout où le passé respire. Nous l'avons évoqué dans ces monuments peints et gravés, dans ces mille figurations qui rendent au regard et à la pensée la présence de ce qui n'est plus que souvenir et poussière. Nous l'avons poursuivi dans le papier des greffes, dans les échos des procès, dans les mémoires judiciaires, véritables archives des passions humaines qui sont la confession du foyer. Aux éléments usuels de l'histoire, nous avons ajouté tous les documents nouveaux, et jusqu'ici ignorés, de l'histoire morale et sociale.
Trois volumes, si nous vivons, suivront ce volume de la Femme au Dix-huitième siècle. Ces trois volumes seront: l'Homme, l'État, Paris; et notre œuvre ainsi complétée, nous aurons mené à fin une histoire qui peut-être méritera quelque indulgence de l'avenir: l'Histoire de la société française au dix-huitième siècle.
Edmond et Jules de Goncourt.
Paris, février 1862.
LA FEMME
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE
I
LA NAISSANCE—LE COUVENT—LE MARIAGE
Quand au dix-huitième siècle la femme naît, elle n'est pas reçue dans la vie par la joie d'une famille. Le foyer n'est pas en fête à sa venue; sa naissance ne donne point au cœur des parents l'ivresse d'un triomphe: elle est une bénédiction qu'ils acceptent comme une déception. Ce n'est point l'enfant désiré par l'orgueil, appelé par les espérances des pères et des mères dans cette société gouvernée par des lois saliques; ce n'est point l'héritier prédestiné à toutes les continuations et à toutes les survivances du nom, des charges, de la fortune d'une maison: le nouveau-né n'est rien qu'une fille, et devant ce berceau où il n'y a que l'avenir d'une femme, le père reste froid, la mère souffre comme une Reine qui attendait un Dauphin.
Bientôt une nourrice emportait au loin la petite fille, que la mère n'ira guère voir chez sa nourrice qu'au temps des tableaux de Greuze et d'Aubry. Lorsque la petite fille sortait de nourrice et revenait à la maison, elle était remise aux mains d'une gouvernante et logée avec elle dans les appartements du comble. La gouvernante travaillait à faire de l'enfant une petite personne, mais doucement, avec beaucoup de flatterie et de gâterie: dans cette petite fille qu'elle ne corrigeait guère, et à laquelle elle passait à peu près toutes ses volontés, elle ménageait déjà une maîtresse qui, lors de son mariage, devait lui assurer une petite fortune. Elle lui apprenait à lire et à écrire. Elle promenait ses yeux sur les figures de la Bible de Sacy. Elle lui montrait dans une jolie boîte d'optique la géographie en lui faisant voir le monde, l'intérieur de Saint-Pierre, la fontaine de Trévi, le dôme de Milan avec toutes ses petites figures, la nouvelle église de Sainte-Geneviève, patronne de Paris, l'église Saint-Paul, le nouveau palais Sans-Souci, l'Ermitage de l'Impératrice de Russie [1]. Elle lui mettait entre les mains quelque Avis d'un père ou d'une mère à sa fille, quelque Traité du vrai mérite. Elle lui recommandait encore de se tenir droite, de faire la révérence à tout le monde; et c'était à peu près tout ce que la gouvernante enseignait à l'enfant.
Les tableaux du dix-huitième siècle nous représenteront cette enfant, la petite fille, ce commencement de la femme du temps, la tête chargée d'un bourrelet tout empanaché de plumes ou couverte d'un petit bonnet orné d'un ruban, fleuri d'une fleur sur le côté. Les petites filles portent un de ces grands tabliers de tulle transparents, à bouquets brodés, que traverse le bleu ou le rose d'une robe de soie. Elles ont des hochets magnifiques, des grelots d'argent, d'or, en corail, en cristaux à facettes; elles sont entourées de joujoux fastueux, de poupées de bois aux joues furieusement fardées, souvent plus grandes qu'elles et qu'elles ont peine à tenir dans leurs petits bras [2]. Parfois, au milieu d'un parc à la française, on les aperçoit se traînant entre elles sur le sable d'une allée dans des petits chariots roulants, modelés sur la rocaille des conques de Vénus qui passent à travers les tableaux de Boucher [3]. Elles ne se font voir qu'enrubannées, pomponnées, toutes chargées de dentelles d'argent, de bouquets, de nœuds: leur toilette est la miniature du luxe et des robes superbes de leurs mères. A peine leur laisse-t-on, le matin, ce petit négligé appelé habit de marmotte ou de Savoyarde, ce joli juste de taffetas brun avec un jupon court de même étoffe, garni de deux ou trois rangs de rubans couleur de rose cousus à plat, et cette jolie coiffure si simple faite d'un fichu de gaze noué sous le menton [4]: charmante toilette où l'enfance est si à l'aise, où sa fraîcheur est si bien accompagnée, où sa grâce a tant de liberté. Mais ce n'est point ainsi que les petites filles plaisent aux parents: il les leur faut habillées et gracieusées au goût de ce siècle qui, sitôt qu'elles marchent, les enferme dans un corps de baleine, dans une robe d'apparat, et leur donne un maître à danser, un maître à marcher. Et voici, dans une gravure de Canot, la petite personne en position, qui arrondit les bras et pince du bout des doigts les deux côtés de sa jupe bouffante, d'un air sérieux, d'un air de dame, tandis que le maître répète: «Allez donc en mesure... Soutenez... Allez donc... Tournez-la... Trop tard... Les bras morts... La tête droite... Tournez donc, Mademoiselle... La tête un peu plus soutenue... Coulez le pas... Plus de hardiesse dans le regard [5].»
Faire jouer la dame à la petite fille, la première éducation du dix-huitième siècle ne tend qu'à cela. Elle corrige dans l'enfant tout ce qui est vivacité, mouvement naturel, enfance; elle réprime son caractère comme elle contient son corps. Elle la pousse de tous ses efforts en avant de son âge. Envoie-t-on la petite fille promener aux Tuileries, on lui recommande, comme si son panier ne devait pas empêcher ses enfantines folies, de ne pas sauter, de se promener d'un air grave. Est-elle marraine, a-t-elle ce bonheur, une des grandes ambitions de l'enfance du temps, le premier rôle qu'on lui fait jouer dans la société, on la voit monter en voiture comme une femme, des plumes dans les cheveux, le fil de perle au cou, le bouquet à l'épaule gauche. La mène-t-on à un bal d'enfants: car il faut presque dès le berceau habituer la femme au monde pour lequel elle vivra, au plaisir qui sera sa vie: on lui place sur la tête un énorme coussin appelé toqué, sur lequel s'échafaude à grand renfort d'épingles et de faux cheveux un monstrueux hérisson, couronné d'un lourd chapeau; on lui met un corps neuf, un lourd panier rempli de crin et cerclé de fer; on la pare d'un habit tout couvert de guirlandes, et on la conduit au bal en lui disant: «Prenez garde d'ôter votre rouge, de vous décoiffer, de chiffonner votre habit, et divertissez-vous bien [6].»
Ainsi se forment ces petites filles maniérées qui jugent d'une mode, décident d'un habit, se mêlent de bon air; enfants jolis à croquer et tout au parfait, ne pouvant souffrir une dame sans odeurs et sans mouches [7].
Des petits appartements où la gouvernante gardait la petite fille, la petite fille ne descendait guère chez sa mère qu'un moment, le matin à onze heures, quand entraient dans la chambre aux volets à demi fermés les familiers et les chiens. «Comme vous êtes mise!—disait la mère à sa fille qui lui souhaitait le bonjour.—Qu'avez-vous? Vous avez bien mauvais visage aujourd'hui. Allez mettre du rouge: non, n'en mettez pas, vous ne sortirez pas aujourd'hui.» Puis, se tournant vers une visite qui arrivait: «Comme je l'aime, cette enfant! Viens, baise-moi, ma petite. Mais tu es bien sale; vas te nettoyer les dents... Ne me fais donc pas tes questions, à l'ordinaire; tu es réellement insupportable.—Ah! Madame, quelle tendre mère! disait la personne en visite.—Que voulez-vous! répondait la mère, je suis folle de cette enfant [8]...»
Point d'autre société, d'autre communion entre la mère et la petite fille que cette entrevue banale et de convenance, commencée et finie le plus souvent par un baiser de la petite fille embrassant sa mère sous le menton pour ne pas déranger son rouge. L'on ne trouve point trace, pendant de longues années, d'une éducation maternelle, de ce premier enseignement où les baisers se mêlent aux leçons, où les réponses rient aux demandes qui bégayent. L'âme des enfants ne croît pas sur les genoux des mères. Les mères ignorent ces liens de caresse qui renouent une seconde fois l'enfant à celle qui l'a porté, et font grandir pour la vieillesse d'une mère l'amitié d'une fille. La maternité d'alors ne connaît point les douceurs familières qui donnent aux enfants une tendresse confiante. Elle garde une physionomie sévère, dure, grondeuse, dont elle se montre jalouse; elle croit de son rôle et de son devoir de conserver avec l'enfant la dignité d'une sorte d'indifférence. Aussi la mère apparaît-elle à la petite fille comme l'image d'un pouvoir presque redoutable, d'une autorité qu'elle craint d'approcher. La timidité prend l'enfant; ses tendresses effarouchées rentrent en elle-même, son cœur se ferme. La peur vient où ne doit être que le respect. Et les symptômes de cette peur apparaissent, à mesure que l'enfant avance en âge, si forts et si marqués, que les parents finissent par s'en apercevoir, par en souffrir, par s'en effrayer. Il arrive que la mère, le père lui-même, étonnés et troublés de recueillir ce qu'ils ont semé, mandent à leur fille de travailler à effacer le tremblement qu'elle met dans son amour filial. «Le tremblement», je trouve ce mot terrible sur l'attitude des filles dans une lettre d'un père à sa fille [9].
La petite fille avait à peu près appris le peu que lui avait montré sa gouvernante. Elle savait bien lire et le catéchisme. Elle avait reçu les leçons du maître à danser. Un maître à chanter lui avait enseigné quelques rondeaux. Dès sept ans on lui avait mis les mains sur le clavecin [10]. L'éducation de la maison était finie: la petite fille était envoyée au couvent.
Le couvent,—il ne faut point s'arrêter à ce mot, ni à l'idée de ce mot, si l'on veut avoir, de ce que le couvent était réellement au dix-huitième siècle, la notion juste et le sentiment historique. Essayons donc, au moment où la jeune fille franchit sa porte, de peindre cette école et cette patrie de la jeunesse de la femme du temps. Retrouvons-en, s'il se peut, le caractère, les habitudes, l'atmosphère, cet air de cloître traversé à tout moment par le vent du monde, le souffle des choses du temps. Cherchons-en l'âme, comme on cherche le génie d'un lieu, dans ces murs sévères où l'on ouvre des fenêtres, où l'on pose des balcons, où l'on construit des cheminées, où l'on fait des plafonds pour cacher les grosses poutres, où l'on place des corniches, des chambranles, des portes à deux battants, des lambris bronzés [11]; où la sculpture, la dorure et la serrurerie la plus fine jettent sur le passé le luxe et le goût du siècle: image du couvent même, de ces retraites religieuses auxquelles l'abbaye de Chelles semble avoir laissé l'héritage de plaisirs, de musique, de modes et d'arts futiles, de mondanités bruyantes et charmantes dont l'abbesse avait rempli son couvent [12].
Le couvent alors est d'un grand usage. Il répond à toutes sortes de besoins sociaux. Il garantit les convenances en beaucoup de cas. Il n'est pas seulement la maison du salut: il a mille utilités d'un ordre plus humain. Il est, dans un grand nombre de situations l'hôtel garni et l'asile décent de la femme. La veuve qui veut acquitter les dettes de son mari s'y retire, comme la duchesse de Choiseul [13]; la mère qui veut refaire la fortune de ses enfants y vient économiser, comme la marquise de Créqui [14]. Le couvent est refuge et lieu de dépôt. Il tient cloîtrée la petite Émilie que la jalousie de Fimarcon enlève de l'Opéra [15]; il tient renfermées les maîtresses des princes qui vont se marier [16]. Les femmes séparées de leurs maris viennent y vivre. Le couvent reçoit les femmes qui veulent, comme Mme du Deffand et Mme Doublet, un grand appartement, du bon marché et du calme. Il a encore des logements pour des retraites, pour des séjours de dévotion, où s'établissent, à certaines époques de l'année, des grandes dames, des princesses élevées dans la maison; retour d'habitude et de recueillement aux lieux, aux souvenirs, au Dieu de leur jeunesse, qui inspireront à Laclos la belle scène de Mme de Tourvel mourant dans cette chambre qui fut la chambre de son enfance.
Tout ce monde, toute cette vie du monde, envahissant le couvent, avaient apporté bien du changement à l'austérité de ses mœurs. La parole inscrite au fronton des Nouvelles Catholiques, Vincit mundum fides nostra, n'était plus guère qu'une lettre morte: le monde avait pris pied dans le cloître. Il est vrai que toutes ces locataires, qui étaient comme un abrégé de la société et de ses aventures, habitaient d'ordinaire des corps de bâtiment séparés du couvent. Mais de leur logis au couvent même il y avait trop peu de distance pour qu'il n'y eût point d'écho et de communication. Les sœurs converses, chargées des travaux à l'intérieur et à l'extérieur de la maison apportaient les choses du dehors au couvent pénétré par les bruits du siècle et les entendant jusque dans cette voix de Sophie Arnould chantant aux ténèbres de Panthémont. Les sorties fréquentes des pensionnaires ramenaient comme des lueurs et des éclairs de la société. Le monde entrait encore au couvent par ces jeunes pensionnaires mariées à douze ou treize ans, et qu'on y remettait pour les y retenir jusqu'à l'âge de la nubilité [17]. Le parloir même, où le poëte Fuzelier était admis à réciter ses vers [18], avait perdu de sa difficulté d'abord; il n'était plus rigoureusement, religieusement fermé: les nouvelles de la cour et de la ville y trouvaient accès. Ce qui se faisait à Versailles, ce qui se passait à Paris y avaient un contre-coup. Tout y frappait, tout s'y glissait. La clôture n'arrêtait rien des pensées du monde, ni les ambitions, ni les insomnies, ni les rêves, ni les fièvres d'avenir; il en empêchait à peine l'expérience: qu'on se rappelle ces projets de Mlle de Nesle, devenue Mme de Vintimille, ce plan médité, dessiné, résolu, d'enlever le Roi à Mme de Mailly, toute cette grande intrigue imaginée, raisonnée, calculée par une petite fille dans une cour de couvent d'où elle jugeait la cour, pesait Louis XV, montrait Versailles à sa fortune [19]! Quelle preuve encore du peu d'isolement moral et spirituel de cette vie cloîtrée? Une preuve bien singulière: un livre, les Confidences d'une jolie femme, qu'une jeune fille pourra écrire au sortir de Panthémont. Prise en amitié par cette Mlle de Rohan qui fut plus tard la belle comtesse de Brionne, Mlle d'Albert puisera dans les nouvelles apportées à la jeune Rohan, dans les confidences de sa protectrice, dans tout ce qu'elle entendra autour d'elle au couvent, une connaissance si vraie, si particulière des mœurs de la société, de Versailles et de Paris, que son livre aura l'air d'avoir été décrit d'après nature; et les gens qu'elle aura peints ne se trouveront-ils point assez ressemblants pour la faire enfermer quelques mois à la Bastille [20]?
N'y a-t-il point pourtant tout au fond des couvents une lamentation sourde de cœurs brisés, un gémissement d'âmes prisonnières, la torture et le désespoir des «vœux forcés»? Les romans ont appelé la pitié sur ces jeunes filles sacrifiées par une famille à la fortune de leurs frères, entourées, circonvenues, assiégées par les sœurs dès l'âge de quatorze ans, et contraintes d'entrer en religion à l'accomplissement de leurs seize ans. Mais les romans ne sont pas l'histoire, et il faut essayer de mettre la vérité où l'on a mis la passion. Sans doute la constitution de l'ancienne société, pareille à la loi de nature, uniquement intéressée à la conservation de la famille, à la continuation de la race, peu soucieuse de l'individu, autorisait de grands abus et de grandes injustices contre les droits, contre la personne même de la femme. Il y eut, on ne peut le nier, des cas d'oppression et des exemples de sacrifice. Des jeunes filles nées pour une autre vie que la vie de couvent, appelées hors du cloître par l'élan de tous leurs goûts et de toute leur âme, des jeunes filles dont le cœur aurait voulu battre dans le cœur d'un mari, dans le cœur d'un enfant, refoulées, rejetées au cloître par une famille sans pitié, par une mère sans entrailles, vécurent, pleurant dans une cellule sur leur rêve évanoui. Mais ces vœux forcés sont singulièrement exceptionnels: ils sont en contradiction avec les habitudes générales, la conscience et les mœurs du dix-huitième siècle. Ne voyons-nous pas dans les Mémoires du temps des jeunes filles résister très-nettement à l'ordre formel de leurs parents qui veulent imposer le voile, et triompher de leur volonté? D'ailleurs la dureté de la paternité et de la maternité, dureté d'habitude et de rôle plutôt que de fond et d'âme, diminue à chaque jour du siècle. Et quand la Harpe lit dans tous les salons de Paris sa Mélanie, inspirée, disent ses amis, par le suicide d'une pensionnaire de l'Assomption [21], la religieuse par force n'est plus qu'un personnage de théâtre; les vœux forcés ne sont plus qu'un thème dramatique.
Lorsqu'on écarte les déclamations philosophiques et les traditions romanesques, le couvent apparaît bien plutôt comme un asile que comme une prison. Il est avant tout le refuge de toutes les existences brisées, le refuge presque obligé des femmes maltraitées par la petite vérole, une maladie à peu près oubliée aujourd'hui, mais qui défigurait alors le quart des femmes. La société par tous ses conseils, la famille par toutes ses exhortations, poussait vers l'ombre d'un couvent la jeune personne à laquelle arrivait ce malheur. La mère même, par dévouement, consentait à se détacher de cette malheureuse enfant que la laideur retranchait de la société et qui finissait par baisser la tête sans révolte sous l'impitoyable principe du temps: «Une femme laide est un être qui n'a point de rang dans la nature, ni de place dans le monde [22].» Deux cent mille laiderons, comme dit le prince de Ligne, mettaient ainsi leur amour-propre à couvert, et consolaient leur orgueil avec les ambitions de la vie de couvent, avec les honneurs et les prérogatives d'une abbaye.
Il est d'autres vœux plus propres au siècle et que l'on y rencontre plus souvent, engagements légers, presque de mode, et qui semblent seulement mettre dans la toilette d'une femme les couleurs de la vie religieuse. Un certain nombre de jeunes personnes de la noblesse se rattachaient à des ordres qui, sans exiger d'elles la prononciation d'aucuns vœux solennels ou simples, leur permettaient de vivre dans le monde et d'en porter l'habit, leur donnaient quelquefois un titre, toujours quelque attribut honorifique. C'étaient les chanoinesses, dont le chapitre le plus fameux, celui de Remiremont en Alsace, avait pour destination de recevoir le sang le plus pur des maisons souveraines, les noms les plus illustres du monde chrétien. Dans cette association des chanoinesses, divisées en dames nièces et en dames tantes, qui avaient prononcé leurs vœux et qui étaient forcées de résider au chapitre deux ans sur trois, la jeune personne, une fois admise, gagnait des relations, des protections, des amitiés, un patronage; et comme l'usage de chaque tante était de s'apprébender ou de s'anniécer une nièce, chaque nièce pouvait espérer l'héritage des meubles d'une tante, de ses bijoux, de sa petite maison, de sa prébende [23]. Mme de Genlis nous a raconté sa réception au chapitre noble d'Alix de Lyon, lorsqu'elle était toute enfant. Elle se peint en habit blanc, au milieu de toutes les chanoinesses, habillées à la façon du monde, avec des robes de soie noire sur des paniers, et de grandes manches d'hermine. Son Credo récité aux pieds du prêtre, le prêtre lui coupe une mèche de cheveux, et lui attache un petit morceau d'étoffe blanc et noir, long comme le doigt, et qu'on appelait un mari. Puis il lui passe au cou et à la taille une croix émaillée pendue à un cordon rouge et une ceinture faite d'un large ruban noir moiré. Et la voilà ainsi parée, toute fière, gonflée dans sa vanité de petite fille de sept ans quand on l'appelle du titre des chanoinesses: Madame ou Comtesse [24].
On le voit: il faut qu'à chaque pas l'historien dégage des préjugés, redemande aux faits, restitue à l'histoire l'aspect véritable, le caractère, la destination, les habitudes, les mœurs des communautés religieuses. Le roman a tout dénaturé, tout travesti: après avoir peuplé par des vœux forcés le couvent du dix-huitième siècle, ce couvent dont les transfuges sont accueillies et gardées par l'archevêque de Paris lui-même, le roman le remplit de scandales. Ce ne sont qu'histoires, ce ne sont qu'estampes où l'on voit une chaise de poste en arrêt la nuit au pied d'un jardin de couvent, ou bien une pensionnaire descendant une échelle au bas de laquelle l'attend l'amant, tandis que la femme de chambre est encore là-haut, à cheval sur la crête du mur. Intrigues filées au parloir, amoureux déguisés en commissionnaires, remises de lettres en cachette, corruptions de sœurs converses qui ouvrent la grille, enlèvements de jeunes filles au milieu d'une prise d'habit à travers une foule tenue en respect par des pistolets,—ce sont les coups de théâtre ordinaires, les scènes qui se pressent dans ces pages à la Casanova. Il semble voir mise en action la morale de Bussy disant «qu'il fallait toujours enlever; qu'on avait d'abord la fille, puis l'amitié des parents, et qu'après leur mort on avait encore leurs biens.»
Rien de plus faux, rien de plus contraire à la réalité des choses que ce point de vue: on compte au dix-huitième siècle les scandales des pensionnaires de couvent, et la liste n'a que quelques noms. Dans ce temps, où la femme mariée a si peu de défense, la faute d'une jeune fille, et surtout d'une jeune fille bien née, est d'une rareté extraordinaire: elle n'est pas dans les mœurs; Rousseau en fait la remarque, et il n'est pas seul à la faire. Puis l'enlèvement n'était pas un jeu: loin de là; et ses conséquences avaient de quoi faire pâlir et faiblir les plus amoureux, les plus fous, les plus braves. N'était-ce pas un épouvantail pour les agréables les plus décidés que le terrible exemple de M. de la Roche-Courbon, condamné à avoir la tête tranchée après avoir enlevé en 1737 Mlle de Moras du couvent de Notre-Dame de la Consolation? Sa mère mourait de chagrin, et lui-même en fuite, chassé de Sardaigne où il s'était réfugié près de son parent, M. de Sennecterre, ambassadeur de France, finissait misérablement [25].
Le grand couvent du dix-huitième siècle, après le couvent de Fontevrault [26], la maison d'éducation ordinaire des Filles de France, est le couvent de Panthémont, le couvent princier de la rue de Grenelle où s'élèvent les princesses, où la plus haute noblesse met ses filles, espérant pour elles, de la camaraderie, de l'amitié commencée au couvent avec une altesse, quelque faveur, quelque grâce, quelque place de dame auprès de la princesse future. C'est ainsi que Mme de Barbantane plaçait sa fille auprès de Mme la duchesse de Bourbon pour qu'au sortir du couvent elle devînt dame d'honneur de la duchesse [27]. Après ce couvent, qui est le monde, la cour elle-même en raccourci, et où la jeune fille, avec sa gouvernante et sa femme de chambre, mène une vie et reçoit une éducation particulières, vient un autre couvent affectionné par la noblesse, et peuplé de pensionnaires à grand nom: le couvent de la Présentation [28]. Autour et au-dessous de ces deux grandes maisons se rangent toutes les autres maisons religieuses recevant des pensionnaires, abbayes, communautés, couvents, répandus dans tout Paris, et dont chacun semble avoir sa spécialité et sa clientèle, l'habitude de recevoir les filles d'un quartier de la capitale ou d'un ordre de l'État [29]. Prenons l'exemple des dames de Sainte-Marie de la rue Saint-Jacques: la haute magistrature et la grande finance semblent avoir fait choix pour leurs enfants de cette maison, moins relevée que Panthémont ou la Présentation, mais tenue pourtant par le public en grande considération et renommée pour la supériorité de ses études [30].
Discipline, formes d'éducation, régime intérieur, toute la règle de ces couvents n'est qu'une imitation, parfois un relâchement de la règle de Saint-Cyr. Partout se retrouve l'inspiration, l'esprit de cette maison modèle, la trace de ses divisions en quatre classes distinguées, selon les âges, par des rubans bleus, jaunes, verts et rouges. Partout c'est une éducation flottant entre la mondanité et le renoncement, entre la retraite et les talents du siècle, une éducation qui va de Dieu à un maître d'agrément, de la méditation à une leçon de révérence; et ne la dirait-on pas figurée par ce costume des pensionnaires montrant à moitié une religieuse, à moitié une femme? La jupe et le manteau sont d'étamine brune du Mans, mais la robe a un corps de baleine; sur la tête, c'est une toile blanche, mais cette toile a de la dentelle. Il est bien commandé à la coiffure d'avoir un air de simplicité et de modestie: mais il n'est pas défendu de l'arranger à la mode du temps [31].
Douces et heureuses éducations, que ces éducations de couvent, sans cesse égayées, affranchies de jour en jour des sévérités et des tristesses du cloître, tournées peu à peu presque uniquement vers le monde et vers tout ce qui forme les grâces et les charmes de la femme pour la société! On voit souvent, dans le dix-huitième siècle, des femmes se retourner vers ce commencement de leur vie, comme vers un souvenir où l'on respire un bonheur d'enfance. La continuation des études commencées à la maison, la venue des maîtres, les leçons de danse, de chant, de musique, c'était l'occupation et le travail de ces journées de couvent, dont tant de fêtes interrompaient la monotonie, dont tant d'espiègleries abrégeaient la longueur. L'on brodait, l'on tricotait même; ou bien l'on jouait à quelque ouvrage de ménage, l'on mettait les mains à une friandise, l'on s'amusait à faire quelque gâteau de couvent pareil à ces pains de citron que les enfants envoyaient de certains jours à leurs parents [32]. De temps en temps arrivaient de belles récompenses, comme la permission d'aller à la messe de minuit, accordée aux petites filles bien sages, et leur donnant rang parmi les grandes. Et s'il fallait punir, les sœurs inventaient quelqu'une de ces grandes punitions avec lesquelles elles ôtaient si bien à Mlle de Raffeteau, lorsqu'elle tombait en faute, l'envie d'y retomber. Il s'agissait d'une paralytique que la mère de cette jeune personne avait recueillie, et dont elle avait à sa mort laissé le soin à sa fille; cette pauvre femme était amenée une fois par semaine, en chaise à porteur, au parloir extérieur, et la jeune fille se faisait une joie de la peigner, de la laver, de lui couper les ongles. Les jours où l'on était mécontent de Mlle de Raffeteau au couvent, on ne lui permettait pas le plaisir de cet acte de charité [33]: on mettait son cœur en pénitence.
Cette éducation des filles dans les couvents a été, au dix-huitième siècle même, l'objet de bien des attaques. Qu'était-elle pourtant en deux mots? L'éducation même ainsi résumée par le bon sens d'une femme du temps: «De l'instruction religieuse, des talents analogues à l'état de femme qui doit être dans le monde, y tenir un état, fût-ce même un ménage [34];» tels sont les moyens indiqués par Mme de Créqui pour bien élever une fille, et c'est la justification même de l'éducation du couvent de cette école d'où sortiront tant de femmes dont le siècle dira «qu'elles savaient tout sans avoir rien appris».
Le vice de ces éducations conventuelles n'était point dans les leçons du couvent. Il n'était point, comme on l'a tant de fois répété, dans l'insuffisance de l'instruction ou dans l'inaptitude des sœurs à former la femme aux devoirs sociaux. Il était dans la séparation de la fille et de la mère, dans cette retraite loin du monde où les bruits du monde apportaient leurs tentations. La jeune fille, enlevée toute jeune à cette vie brillante de la maison paternelle aperçue comme dans un rêve d'enfance, emportait au couvent l'image de ce salon, de ces fêtes dont l'éclat lui revenait dans un songe. Du calme et du silence qui l'entouraient, elle s'échappait, elle s'élançait vers ses souvenirs et ses désirs. Son imagination travaillait et prenait feu sur tout ce qu'elle saisissait du dehors, sur tout ce qu'elle devinait. Les choses entrevues dans une sortie, les plaisirs, les hommages des hommes aux femmes, passaient et repassaient dans sa tête, grandissaient dans sa pensée, irritaient ses impatiences, agitaient ses nuits. Élevée dans la maison de ses parents, la facilité de ces plaisirs, la vue journalière et l'habitude du monde, eussent bien vite apaisé ces curiosités et ces ardeurs que parmi les jeunes femmes du dix-huitième siècle celles-là faisaient éclater le plus follement qui sortaient du couvent [35].
Généralement le mariage de la jeune fille se faisait presque immédiatement au sortir du couvent, avec un mari accepté et agréé par la famille. Car le mariage était avant tout une affaire de famille, un arrangement au gré des parents, que décidaient des considérations de position et d'argent, des convenances de rang et de fortune. Le choix était fait d'avance pour la jeune personne, qui n'était pas consultée, qui apprenait seulement qu'on allait la marier très-prochainement par l'occupation où toute la maison était d'elle, par le mouvement des marchandes, des tailleurs, par l'encombrement des pièces d'étoffe, des fleurs, des dentelles apportées, par le travail des couturières à son trousseau. De la cour qui lui était faite, de l'amabilité que dépensait un jeune mari pour sa fiancée, nous avons, dans les comédies, le ton léger, l'impertinence cavalière et pressée d'en finir. «Ah! remerciez-moi,—dit-il,—vous êtes charmante, et je n'en dis presque rien... La parure la mieux entendue... Vous avez là de la dentelle d'un goût qui, ce me semble... Passez-moi l'éloge de la dentelle... Quand nous marie-t-on [36]?» Et encore Mercier accuse-t-il d'une grosse illusion ou plutôt d'un impudent mensonge historique les auteurs comiques du temps pour montrer sur le théâtre une cour, si peu filée qu'elle soit, faite par l'homme à la jeune fille qu'il doit épouser, quand chacun sait que les filles de la noblesse et même celles de la haute bourgeoisie restent au couvent jusqu'au mariage et n'en sortent que pour épouser [37]. Au reste, sur le train expéditif des unions du temps, sur leur mode d'arrangement et de conclusion entre les grands parents, sur le peu de part qu'y avaient les goûts ou les répugnances de la jeune fille, il existe un curieux document, parlant comme une scène, vif comme un tableau, et qui va nous donner une idée complète de la façon dont le mari était présenté à sa future femme, et du temps qu'on laissait à celle-ci pour le connaître, l'aimer et se faire aimer: c'est le récit du mariage de Mme d'Houdetot.
M. de Rinville est venu proposer à M. de Bellegarde un mari pour sa fille Mimi, dans la personne d'un de ses arrière-cousins que l'on dit être un très-bon sujet. Comme M. de Bellegarde est un excellent père et qu'il veut avant tout que le jeune homme «plaise à sa fille»,—c'était une phrase qui se disait,—on prend jour; et Mimi ayant été bien prévenue, parce qu'elle a l'habitude de ne jamais faire attention à personne, l'on va dîner chez Mme de Rinville, où l'on trouve tous les Rinville et tous les d'Houdetot du monde. Tout d'abord la marquise d'Houdetot embrasse toute la famille Bellegarde. On se met à table, Mimi est à côté du jeune d'Houdetot, M. de Rinville et la marquise d'Houdetot s'emparent de M. de Bellegarde; et au dessert on cause tout haut mariage. Le café pris, les domestiques sortis: «Tenez!—dit bravement le vieux M. de Rinville,—nous sommes ici en famille, ne traitons pas cela avec tant de mystère. Il ne s'agit que d'un oui ou d'un non. Mon fils vous convient-il? Oui ou non; et à votre fille oui ou non de même, voilà l'item. Notre jeune comte est déjà amoureux; votre fille n'a qu'à voir s'il ne lui déplaît pas, qu'elle le dise... Prononcez, ma filleule.» Là-dessus, Mimi rougit. Et Mme d'Esclavelles cherchant à arrêter les choses, demandant qu'on laisse le temps de respirer: «Oui, reprend M. de Rinville, il vaut mieux traiter d'abord les articles; et les jeunes gens pendant ce temps causeront ensemble.—C'est bien dit, c'est bien dit.» L'on passe, sur ce mot, dans un coin du salon. Et voilà M. de Rinville annonçant que le marquis d'Houdetot donne à son fils 18,000 livres de rentes en Normandie, et la compagnie de cavalerie qu'il lui a achetée l'année d'avant; voilà la marquise d'Houdetot qui donne «ses diamants qui sont beaux et tant qu'il y en aura». M. de Bellegarde riposte en promettant 300,000 livres pour dot, et sa part de succession. Et l'on se lève en disant: «Nous voilà tous d'accord. Signons le contrat ce soir. Nous ferons publier les bans dimanche; nous aurons dispense des autres, et nous ferons la noce lundi.» Chose dite, chose faite. En passant, l'on disait au notaire le projet de contrat, on allait faire part du mariage à toute la famille, et l'on retombait chez M. de Bellegarde, où le soir même, au milieu du froid et de la gêne de ces deux familles entièrement inconnues l'une à l'autre, l'on signait les articles. Pendant la lecture, la marquise d'Houdetot remettait à Mlle de Bellegarde comme présent de noces deux écrins de diamants dont la valeur restait en blanc dans le contrat, faute d'avoir eu le temps d'en faire l'estimation. Tout le monde signait; on se mettait à table, et le jour de la noce était fixé au lundi suivant [38].
A cette union improvisée qui nous représente si nettement le mariage du dix-huitième siècle, Mlle de Bellegarde n'opposait pas plus de résistance que les autres jeunes filles du temps. Elle s'y laissait aller, elle s'y prêtait complaisamment comme elles. La grande jeunesse, l'enfance presque, l'âge sans forces et sans volonté où l'on mariait les jeunes filles, l'affection sévère, la tendresse sans épanchement, sans familiarité, qu'elles trouvaient auprès de leurs mères, la crainte de rentrer au couvent, les pliaient à la docilité, les décidaient à un consentement de premier mouvement et qu'enlevait la présentation. D'ailleurs c'était le mariage, et non le mari, qui leur souriait, qui les séduisait, qui faisait leur désir et leur rêve. Elles acceptaient l'homme pour l'état qu'il allait leur donner, pour la vie qu'il devait leur ouvrir, pour le luxe et les coquetteries qu'il devait leur permettre. Et cette même Mme d'Houdetot l'avouera un jour, un jour qu'elle sera un peu grise du vin bu par son voisin de table Diderot; elle laissera échapper la pensée de la jeune fille et son secret dans cette confession naïve: «Je me mariai pour aller dans le monde, et voir le bal, la promenade, l'opéra et la comédie [39]...» Une autre femme, Mme de Puisieux, répétera cette confession de Mme d'Houdetot en convenant que devant la tentation d'une berline bien dorée, d'une belle livrée, de beaux diamants, de jolis chevaux, elle aurait épousé l'homme le moins aimable pour avoir la berline, les diamants, mettre du rouge et des mules [40].
A l'église retentissait une ou deux fois: «Il y a promesse de mariage entre Haut et Puissant Seigneur... et Haute et Puissante Demoiselle... fille mineure, de cette paroisse [41]....» tandis que la gravure du temps, appelée à encadrer d'un peu de poésie tous les actes de la vie, jetait en marge des lettres de faire part ses allégories mythologiques [42].
Arrivait la veille du mariage. La famille et les amis venaient visiter, admirer, critiquer la corbeille [43] à laquelle rien ne manquait que la bourse, remise à la fiancée, comme nous le voyons par une gravure d'Eisen, dans un joli sac, et de la main à la main, par le fiancé après la cérémonie du contrat [44]. Le jour de la célébration du mariage, la mariée, grandement décolletée, ayant des mouches, du rouge et de la fleur d'oranger, vêtue d'une robe d'étoffe d'argent garnie de nacre et de brillants, portant des souliers de même étoffe, avec des rosettes à diamants [45], était conduite par deux chevaliers de main. L'annonce du départ pour l'église l'avait arrachée à son miroir; «elle entrait dans le temple; elle perçait un amas de peuple qui retentissait de ses louanges et dont elle ne perdait pas une syllabe; elle prononçait un oui dont elle ne sentait ni la force ni les obligations [46].» Parfois, pour étaler plus de magnificence, on choisissait par vanité la nuit pour cette célébration. Le mariage avait lieu, comme celui de la fille de Samuel Bernard avec le président Molé dans l'église Saint-Eustache, à une messe de minuit, éclairée de lustres, de girandoles, de bras, de six cents bougies,—une messe qui faisait tenir cent hommes du guet au portail [47].
A l'issue de la messe de jour, les deux familles se réunissaient dans un grand repas, où la plaisanterie du temps assez vive, salée d'un reste de gaieté gauloise, jouait brutalement avec la pudeur de la mariée. Là aussi, la poésie se répandait en épithalames dont les meilleurs allaient prendre place dans les Mercures, les Nouvelles secrètes. Puis, d'ordinaire, les époux prenaient congé: car il était d'usage d'aller consommer le mariage dans une terre. La mariée, c'était encore une habitude assez suivie, embrassait chaque femme conviée à sa noce, lui donnait un sac et un éventail; et, cela fait, partait avec son mari [48].
Au-delà de ce moment, en tout autre temps, l'histoire et les documents s'arrêteraient. Mais l'art du dix-huitième siècle n'est-il pas un art indiscret par excellence qui ne respecte point de mystère dans la vie de la femme, et qui semble n'avoir jamais trouvé de porte fermée dans un appartement? Il ne nous fera pas grâce du coucher de la mariée [49]; et voici, dans une jolie gouache, la jeune femme en déshabillé de nuit, un genou sur la couche entr'ouverte, les yeux baignés de pleurs: son mari à ses genoux, à ses pieds, semble l'implorer; une suivante la soutient et l'encourage, pendant qu'une autre chambrière tient l'éteignoir levé sur les bougies des bras de la glace [50]. Qu'on se rassure pourtant: le peintre a un peu arrangé la scène pour le dramatique et l'effet. Diderot rendra la vérité au tableau en ne prêtant à l'innocence qu'une seule larme, en la montrant, lorsqu'elle va vers le lit nuptial, sans femmes de chambre, n'ayant point la honte de rougir devant son sexe, soutenue seulement par la Nuit [51].
Le séjour des époux à la campagne était court. La femme revenait vite à Paris. Mille choses l'y appelaient. Elle avait à rendre ses visites, à prendre possession de sa position, à jouir de ses nouveaux droits. Elle était impatiente de faire voir «son bouquet et son chapeau de nouvelle mariée» à l'Opéra. La coutume, à Paris, dans le grand monde, obligeait presque une jeune femme à ne pas laisser passer la semaine de son mariage sans se montrer à l'Opéra avec tous ses diamants [52]. Il y avait même un jour choisi pour y paraître, le vendredi, et une loge spéciale affectée aux mariés titrés et de condition, la première loge du côté de la reine. Puis, avant tout, l'impatience était vive chez la femme d'être présentée à la cour.
La présentation, quelle grande affaire! Elle avait pour la femme l'importance d'une consécration sociale. Elle lui donnait sa place, elle la faisait asseoir dans le monde, à son rang; elle la sortait de cette situation douteuse, équivoque même aux yeux de la cour, de cette demi-existence des femmes non présentées et n'ayant point eu ce rayon de Versailles qui semblait tirer la femme des limbes. Et quel jour solennel, le jour de la présentation! Mme de Genlis nous en a gardé toute l'histoire. Il faut voir Mme de Puisieux la faisant coiffer trois fois et à la troisième fois n'étant pas encore tout à fait contente, tant une coiffure de présentation demande de talent, de travail, de patience. Mme de Genlis coiffée, c'est la poudre, c'est le rouge; puis le grand corps avec lequel on veut qu'elle dîne pour en prendre l'habitude. A la collerette, une discussion sans fin s'engage entre la maréchale d'Estrées et Mme de Puisieux; quatre fois on la met, quatre fois on l'ôte, quatre fois on la remet. Les femmes de chambre de la maréchale sont appelées à décider: la maréchale triomphe; mais cela n'arrête point la discussion, qui dure encore tout le dîner. On passe à la fin de la toilette, à la mise du panier et du bas de la robe. Puis arrive une grande répétition des révérences que Gardel a apprises; et ce sont des conseils, des remarques, des critiques sur le coup de pied donné par Mme de Genlis dans la queue de sa robe, lorsqu'elle se retire à reculons, coup de pied que l'on trouve trop théâtral. Puis enfin, au moment du départ, c'est encore du rouge foncé que Mme de Puisieux tire de sa boîte à mouches et dont elle rougit tout le visage de Mme de Genlis [53].
Imaginez au lendemain de la présentation cette jeune femme s'avançant sur cette scène du grand monde dont la nouveauté l'éblouit, l'étourdit, effrayée par le public, étonnée par cette société qui la regarde, et au travers de laquelle elle marche d'un pas hésitant, comme en un pays plein de surprises. La voilà encore ignorante, ingénue, obéissant aux timidités de son sexe et de son éducation, aux instincts de son caractère, réservée, modeste, indulgente, douce aux autres, laissant échapper toutes les naïvetés naturelles de son âge, de son esprit, de son cœur; la voilà avec cette contenance un peu gauche, avec cet embarras qui ne se dissipe point aux premiers jours, avec cette mauvaise grâce de l'innocence qui fait sourire les vieilles femmes; la voilà avec ce petit air effarouché, l'air d'un petit oiseau qui n'a encore appris aucun des airs qu'on lui siffle [54]; la voilà faisant de petits sons qui n'aboutissent à rien, mettant un quart d'heure à revenir à elle après une révérence, ne sachant à peu près rien dire, rien jouer, ni rien cacher, pas même un commencement de tendresse conjugale, le dernier des ridicules! C'est alors que par toutes ses voix le siècle l'avertit, la reprend, la conseille, et lui fait la leçon avec son persiflage. Écoutons-le: «Comment! il y a six mois que le sacrement vous lie, et vous aimez encore votre mari! Votre marchande de modes a le même faible pour le sien; mais vous êtes marquise... Pourquoi cet oubli de vous-même lorsque votre mari est absent, et pourquoi vous parez-vous lorsqu'il revient?... Empruntez donc le code de la parure moderne; vous y lirez qu'on se pare pour un amant, pour le public ou pour soi-même... Dans quel travers alliez-vous donner l'autre jour? Les chevaux étaient mis pour vous mener au spectacle; vous comptiez sur votre mari, un mari français! Vouliez-vous donner la comédie à la comédie même?... Garderez-vous longtemps cet air de réserve si déplacé dans le mariage? Un cavalier vous trouve belle, vous rougissez; ouvrez les yeux. Ici les dames ne rougissent qu'au pinceau... En vérité, Madame, on vous perdrait de réputation. Eh quoi! d'abord une antichambre à faire pitié, des laquais qui se croient à Monsieur comme à Madame, qui imaginent qu'ils ne sont en maison que pour travailler, qui ont un air respectueux pour un honnête homme à pied qui arrive, qui tirent une montre d'argent si on demande l'heure, des laquais sans figure et qui sont de trois grands pouces au-dessous de la taille requise!... Vous, Madame, on vous trouve levée à huit heures: si vous sortiez du bal, vous seriez dans la règle. Et que faites-vous? vous êtes en conférence avec votre cuisinier et votre maître d'hôtel... Enfin il vous souvient que vous avez une toilette à faire. Mais que vous en connaissez peu l'importance, l'ordre et les devoirs! Vous n'avez que dix-huit ans et vous y êtes sans hommes; on y voit deux femmes que vous ne grondez jamais. La première garniture qu'on vous présente est précisément celle qui vous convient. La robe que vous avez demandée, vous la prenez effectivement... Le dîner sonne et vous voilà dans la salle de compagnie lorsque la cloche parle encore. N'y avait-il plus de rubans à placer? Mais quelle est la surprise de tout le monde? Votre maître d'hôtel vient annoncer à Monsieur qu'il est servi... Après la table vous voulûtes pousser la conversation. Songez que vous êtes à Paris. L'ennui appela bientôt le jeu; je vous vis bâiller, et c'était la comète! un jeu de la cour. A propos, il m'est revenu qu'on la jouait depuis quatre jours lorsque vous demandâtes ce que c'était. Une bourgeoise du Marais fit la même question le même jour... On étala pour intermède les sacs à ouvrage. Qu'est-ce qui sortit du vôtre? des manchettes pour votre mari. Sera-ce donc en vain que la France aura inventé les nœuds pour distinguer les mains de condition des mains roturières?... Vous vous placez sans avoir dit aux glaces que vous êtes à faire peur, que vous êtes faite comme une folle... Vous allez aux Tuileries les jours d'opéra et au Palais-Royal les autres jours. Vous faites pis, on vous y voit le matin... On croirait que vous ne cherchez la promenade que pour bien vous porter. Et lorsque vous y paraissez aux jours marqués et aux heures décentes, comment êtes-vous mise? l'aune de vos dentelles est à cinquante écus... Que faisiez-vous dimanche dernier dans votre paroisse, à dix heures du matin? Déjà habillée! Et qui le croira? sans sac! Est-ce ainsi? Est-ce à dix heures? Est-ce dans sa paroisse qu'une femme de condition entend la messe? Est-il bien vrai que vous assistez aux vêpres? Le marquis de *** vous en accuse, en disant que vous faites ridiculement votre salut. On pourrait vous passer quelques sermons, mais jamais ceux qui convertissent: une jolie femme est faite pour les jolis sermons: ils s'annoncent assez par l'affluence des équipages et le prix des chaises. Il est ignoble de s'édifier pour deux sols...» Et ainsi continue la raillerie, l'instruction sur tout ce qui manque à la jeune femme. Quoi? point de grâces à s'effrayer d'une souris, d'une araignée, d'une mouche! point de grâces à se plaindre du mal que l'on sent! point de grâces à se plaindre du mal que l'on ne sent pas! Point même de grâces d'ajustement: des robes de goût, il est vrai, mais les garnitures ne sont pas de la Duchapt. Puis un panier dont le diamètre est tronqué d'un pied, et qui n'est pas de la bonne faiseuse; de beaux diamants, mais ils ne sont pas montés par Lempereur. Et les grâces du langage, quelle pauvreté! La jeune femme ne parle-t-elle pas avec la dernière des simplicités? Pour les grâces de caprice, c'est encore pis: elle est là-dessus d'une misère! Si elle a demandé ses chevaux pour les six heures, on la voit en carrosse à six heures; le jeu qu'elle a proposé, elle le joue réellement; la personne qu'elle a reçue si bien hier, elle l'accueille encore aujourd'hui. Bref, elle est toujours la même, elle a de la suite, de la constance: cela est du dernier uni,—un mot qui dit tout en ce temps et qui condamne sans appel [55]!
Dans cette leçon ironique donnée aux ridicules de la jeune femme, il y a, caché sous la satire, le code des usages du temps, la constitution secrète de ses mœurs, l'idéal de ses modes sociales.
Au milieu du mensonge aimable de toutes choses, sous le ciel des salons et le firmament des plafonds peints, entre ces murs de soie aux couleurs célestes ou fleuries répétées par mille glaces, sur ces siéges où se dessinent les lacs d'amour, sur la marqueterie des parquets, au centre de ce petit musée de raretés, de fantaisies, de petits chefs-d'œuvre, de bijoux et de fantoches répandus dans les appartements, à la campagne même, dans ces jardins qui ne sont plus que terrasses, berceaux, escaliers, amphithéâtres, bosquets, la femme romprait toute harmonie si elle ne se défaisait de la simplicité et du naturel. Dans ce siècle de remaniement universel, d'enchantement général, pliant tout ce qui est matière à l'agrément factice d'un style à son image, refaisant jusqu'aux aspects de la terre et les arrangeant à son goût, mettant partout autour de l'homme et dans l'homme même, jusqu'au fond de sa pensée, la convention de l'art, la femme est appelée à être le modèle accompli de la convention, l'enfant de l'art par excellence. Il faut qu'elle prenne tous les accords de ce temps et de cette société, qu'elle atteigne à toutes ces grâces artificielles, «grâces de hasard formées après coup, que la vanité des parents a commencées, que l'exemple et le commerce des autres femmes avance, qu'une étude personnelle arrive à finir [56].» Des grâces de mode, le monde en demandera à toute sa personne, à son habillement, à sa marche, à son geste, à son attitude. Il exigera d'elle, dans les riens même, cette distinction, cette perfection de la manière que cherche et poursuit, sans pouvoir jamais l'atteindre, l'imitation de la bourgeoisie. Il lui imposera cette charmante comédie du corps, les penchements de tête, les sourires négligés, les rengorgements d'ostentation, les œillades, les morsures des lèvres, les grimaces, les minauderies, les airs mutins [57], et ce jeu de l'éventail sur lequel Carracioli a presque fait un traité: l'éventail, que l'on voit jouer sur la joue, sur la gorge, avec une si jolie prestesse, dont le cli cli annonce si bien la colère, dont l'allée et la venue, comme une aile de pigeon, marque si bien le plaisir et la satisfaction, dont le coup mignonnement donné avec un Finissez donc veut dire tant de choses! Et que d'autres coquetteries à apprendre: la façon de s'adoniser, de se moucheter, de se brillanter, de se présenter, de saluer, de manger, de boire en clignotant des yeux, de se moucher [58]!
Façons, physionomie, son de voix, regard des yeux, élégance de l'air, affectations, négligences, recherches, sa beauté, sa tournure, la femme doit tout acquérir et tout recevoir du monde. Elle doit lui demander ses expressions mêmes, ses mots, la langue nouvelle qui donne un éclat, une vivacité à la moindre des pensées d'une femme. Accoutumé à tout vouloir embellir, à tout peindre, à tout colorier, à prêter au moindre geste une impression d'agrément, au plus petit sourire une nuance d'enchantement, le siècle veut que les choses, sous la parole de la femme, se subtilisent, se spiritualisent, se divinisent. Étonnant! miraculeux! divin! ce sont les épithètes courantes de la causerie. Une langue d'extase et d'exclamations, une langue qui escalade les superlatifs, entre dans la langue française et apporte l'enflure à sa sobriété. On ne parle plus que de grâces sans nombre, de perfections sans fin. A la moindre fatigue, on est anéanti; au moindre contre-temps, on est désespéré, on est obsédé prodigieusement, on est suffoqué. Désire-t-on une chose? On en est folle à perdre le boire et le manger. Un homme déplaît-il? C'est un homme à jeter par les fenêtres. A-t-on la migraine? on est d'une sottise rebutante. On applaudit à tout rompre, on loue à outrance, on aime à miracle [59]. Et cette fièvre des expressions ne suffit pas: pour être une femme «parfaitement usagée», il est nécessaire de zézayer, de moduler, d'attendrir, d'efféminer sa voix, de prononcer, au lieu de pigeons et de choux, des pizons et des soux [60].
Mais ce n'est point seulement le personnage physique de la femme que la société change ainsi et modèle à son gré d'après un type conventionnel: elle fait dans son être moral une révolution plus grande encore. A sa voix, à ses leçons, la femme réforme son cœur et renouvelle son esprit. Ses sentiments natifs, son besoin de foi, d'appui, de plénitude, par une croyance, un dévouement, la règle dont l'éducation du couvent lui avait donné l'habitude, elle dépouille toutes ces faiblesses de son passé, comme elle dépouillerait l'enfance de son âme. Elle s'allége de toute idée sérieuse, pour s'élever à ce nouveau point de vue d'où le monde considère la vie de si haut, en ne mesurant ce qu'elle renferme qu'à ces deux mesures: l'ennui ou l'agrément. Repoussant ce qu'on appelle «des fantômes de modestie et de bienséance», renonçant à toutes les religions, à toutes les préoccupations dont son sexe avait eu en d'autres siècles les charges, les pratiques, les tristesses assombrissantes, la femme se met au niveau et au ton des nouvelles doctrines; et elle arrive à afficher la facilité de cette sagesse mondaine qui ne voit dans l'existence humaine, débarrassée de toute obligation sévère, qu'un grand droit, qu'un seul but providentiel: l'amusement; qui ne voit dans la femme, délivrée de la servitude du mariage, des habitudes du ménage, qu'un être dont le seul devoir est de mettre dans la société l'image du plaisir, de l'offrir et de la donner à tous.
Le mari auquel la famille jetait brusquement la jeune fille, cet homme aux bras duquel elle tombait n'était pas toujours le mari répugnant, gros financier ou vieux seigneur, le type convenu que l'imagination se figure et se dessine assez volontiers. Le plus souvent la jeune fille rencontrait le jeune homme charmant du temps, quelque joli homme frotté de façons et d'élégances, sans caractère, sans consistance, étourdi, volage, et comme plein de l'air léger du siècle, un être de frivolité tournant sur un fond de libertinage. Ce jeune homme, un homme après tout, ne pouvait se défendre aux premières heures d'une sorte de reconnaissance pour cette jeune femme, encore à demi vêtue de ses voiles de jeune fille, qui lui révélait dans le mariage la nouveauté d'un plaisir pudique, d'une volupté émue, fraîche, inconnue, délicieuse. Cependant des tendresses jusque-là refoulées s'agitaient et tressaillaient dans la jeune femme. Elle était troublée, touchée par je ne sais quoi de romanesque. Elle croyait entrer dans ce rêve d'une vie tout aimante, toute dévouée qui avait tenté et charmé au couvent son imagination enfantine. Le mari de son côté, flatté de tout ce travail d'une petite tête qui se montait, de cette fièvre charmante de sentiments dont il était l'objet, le mari se laissait aller à cette jeune adoration qui l'amusait; et il encourageait avec indulgence le roman de la jeune femme. Mais quand toutes les distractions des premières semaines du mariage, présentations, visites, petits voyages, arrangements de la vie, de l'habitation, de l'avenir, étaient à leur fin, quand le ménage revenait à lui-même et que le mari, retombant sur sa femme, se trouvait en face d'une espèce de passion, il arrivait qu'il se trouvait tout à coup fort effrayé. Il n'avait point pensé que sa femme irait si vite et si loin: c'était trop de zèle. Homme de son siècle, mari de son temps, il aimait avant tout «le petit et l'aimable des choses». Que venait faire la passion dans son ménage? Il n'y avait point compté. Elle ne convenait ni à son caractère, ni à ses goûts. Elle n'était point faite d'ailleurs pour les gens nés et élevés comme lui. Puis quelle terreur, quelle gêne, quelle atteinte à sa liberté, à son plaisir, l'attachement exalté, jaloux, inquiet, les mines, les bouderies, les exigences, les interrogations, les espionnages, l'inquisition à toute heure, les scènes, les larmes, les déclamations! L'ennui de la découverte était grand chez un homme marié déjà depuis quelques mois et sollicité au plus tard, à la fin du premier, par la vie de garçon qu'il avait enterrée à un souper de filles, tiraillé par ses vices de jeune homme, par les souvenirs, l'appétit des vieilles habitudes, la monotonie d'un bonheur qui n'était pas relevé de coquinerie!
Un peu honteux, et tout cela l'échauffant, il tâchait cependant d'être poli avec ce grand amour de sa petite femme, et à ses plaintes il répondait avec une ironie câline et une indifférence apitoyée, prenant le ton dont on use avec les enfants pour leur faire entendre qu'ils ne sont pas raisonnables. Puis il se faisait plus rare auprès d'elle; il disparaissait un peu plus apparemment chaque jour de la maison conjugale. La femme alors, la nuit, à quatre heures du matin, brisée d'insomnie et écoutant sur son lit, entendait rentrer le carrosse de Monsieur; et le pas du mari ne venait plus à sa chambre: il montait à une petite chambre, auprès de là, qui lui donnait la liberté de ses nuits et de ses rentrées au jour, parfois, comme il arrivait alors, à la sonnerie de l'Angelus. Le matin, la femme attendait. Enfin, à onze heures, Monsieur faisait demander cérémonieusement s'il pouvait se présenter. Reproches, emportements, attendrissements, il essuyait tout avec un persiflage de sang-froid, l'aisance de la plus parfaite compagnie. La femme au sortir de pareilles scènes se tournait-elle vers ses grands parents? Elle était tout étonnée de les voir prendre en pitié sa petitesse d'esprit, et traiter ses grands chagrins de misères. Sur la figure, dans les paroles de sa mère, il lui semblait lire qu'il y avait une sorte d'indécence à aimer son mari de cette façon. Et au bout de ses larmes, elle trouvait le sourire d'un beau-frère lui disant: «Eh bien! prenons les choses au pis: quand il aurait une maîtresse, une passade, que cela signifie-t-il? Vous aimera-t-il moins au fond?» A ce mot, c'étaient de grands cris, un déchirement de jalousie. Le mari survenait alors et glissait en ami ces paroles à sa femme: «Il faut vous dissiper. Voyez le monde, entretenez des liaisons, enfin vivez comme toutes les femmes de votre âge.» Et il ajoutait doucement: «C'est le seul moyen de me plaire, ma bonne amie [61].»
II
LA SOCIÉTÉ—LES SALONS
Trois époques apparaissent dans la société du dix-huitième siècle. Trois évolutions de son histoire attribuent trois formes à son esprit social et lui imposent trois modes. Le commencement du règne de Louis XV, la fin de ce règne, le règne de Louis XVI apportent au monde qu'ils transforment et renouvellent successivement le changement de trois âges. Et c'est la physionomie de ces trois âges qu'il faut étudier d'abord. Mais où la saisir? où la prendre? Le livre nous donnera-t-il le dessin, la nuance, le ton général qui peint un monde et le fait revivre? Trouverons-nous dans les Mémoires cette âme extérieure d'une société, son expression animée, sa représentation vivante? Non. Il sera temps tout à l'heure de leur demander des souvenirs, des portraits, tout ce qu'une réunion d'hommes et de femmes laisse de bruits éphémères et de fugitives images. Mais pour entrer dans la société du dix-huitième siècle, pour la toucher du regard, ouvrons un carton de gravures, et nous verrons ce monde, comme sur ses trois théâtres, dans le salon de 1730, dans le salon de 1760, dans le salon de 1780.
Ici, dans le premier salon, le monde est encore en famille. C'est une assemblée intime, un plaisir qui a l'apaisement et l'heureuse tranquillité d'un lendemain de bal. Dans la pièce large et haute, entre ces murs où les tableaux montrent des baigneuses nues, sur les ramages des panneaux de soie, sur les lourds fauteuils aux bras, aux pieds tordus, près de cette cheminée où flambe un feu clair et d'où monte la glace sortant d'une dépouille de lion et couronnée de sirènes, il semble que l'œil s'arrête sur un Décaméron au repos. Ces femmes qui se chauffent, un bichon sur les genoux, celles-là qui penchées feuillettent d'un doigt volant, d'un regard errant, un cahier de musique, celles-là qui font une reprise d'hombre, indolentes au jeu et à demi rieuses, jusqu'à la jeune personne qui retournée sur sa chaise s'amuse à agacer un chat avec un peloton de fil, tout ce tableau fait songer à ces paradis de Watteau qui n'étaient que l'idéal d'un salon français: même douceur, même paix, même coquetterie du maintien, même sourire de l'heure présente. La noblesse vient seulement de «s'enversailler»; et l'on trouverait encore dans ce salon bien clos et dans ces passe-temps d'hiver un souvenir de la vie de château. Et pourtant la vie du dix-huitième siècle est déjà commencée: voilà le caprice de ses modes, les galants négligés des femmes piqués de fleur sur fond blanc, les toques, les plumes, les colliers de fourrure. Sur les livres on croirait entendre voltiger un esprit qui vient de Boccace et qui va à Marivaux. Puis çà et là, près de cet homme enveloppé d'un manteau qui semble un domino, au coin d'un fauteuil, sur le tapis d'Orient on pose la bourse de velours du jeu, un masque pend ou repose, le masque de la Régence, noir aux joues, blanc à la bouche, comme le masque d'Arlequin,—le masque du Bal et de la Folie que vont prendre aux nuits de Venise les nuits de Paris [62].
Le second salon du siècle, le voici tout brillant, tout bruyant. Le brocart se retrousse en portières aux portes du fond. Les amours jouent et folâtrent au-dessus des portes. Des médaillons de femmes sourient dans les trumeaux. Des rosaces du plafond descendent les lustres de cristal de Bohême, rayonnant de bougies. Les feux des bras se reflètent dans les glaces. La vaisselle de Germain et les pyramides de fruits apparaissent sur le buffet, par une porte ouverte. C'est le plaisir dans sa vivacité, c'est le Bal. Le tambourin, la flûte, la basse et le violon jettent leurs notes mariées du haut d'une estrade. Les souliers de satin glissent sur le parquet losangé, les colliers sautent sur les gorges, les bouquets fleurissent les robes, les montres battent à la ceinture, les diamants étincellent dans les cheveux. Au milieu du salon, la danse noue les couples, noue les mains dégantées: les sveltes cavaliers font volter contre eux les danseuses légères; les dentelles se chiffonnent contre les manchettes de fourrure que Lauzun se taillera dans le manteau des princesses polonaises. La causerie voltige et sourit. Les femmes s'éventent et se parlent à l'oreille. Les cordons bleus, les chevaliers de l'Ordre, penchés sur les fauteuils, font leur cour aux jeunes mariées. Près du feu, la vieillesse se retrouve et s'amuse de ses souvenirs en tendant à la flamme la semelle de ses mules, et en laissant tomber des oranges dans la main des enfants. Joie voluptueuse! Fête enivrante et délicate! Le peintre qui nous en a laissé cette image délicieuse semble avoir fait tenir dans un coin de papier la danse, l'amour, la jeunesse du temps, ses nobles élégances, la fleur de toutes ses aristocraties, à leur moment de plein épanouissement, à leur heure de triomphe [63].
Entre ce salon du temps de Louis XV et un salon du temps de Louis XVI, il y a la différence des deux règnes. Le salon du temps de Louis XV paraissait ouvrir sur le présent, le salon du temps de Louis XVI ouvre sur l'avenir. Ses murs, son architecture, s'attristent comme la cour et comme la société, par la réforme, le sérieux, la roideur. Des amours jouent bien encore au plafond, mais ils paraissent laissés là, oubliés comme des génies du passé; et déjà les pilastres se profilent droits à côté du cintre nu des glaces. Et dans ce grand salon où deux chiens seulement mettent du bruit, ce n'est plus la danse, ce n'est plus un étourdissement. Vous ne verrez plus de couples, mais des groupes, formés çà et là: à une table de jeu, deux femmes jouent contre un homme, et se retournent pour consulter en montrant leurs cartes; à une table de trictrac, une femme tenant le cornet joue avec un abbé. Contre la cheminée, une femme cause. Auprès de la fenêtre, une jeune femme lit un livre [64]. C'est encore la société, mais ce n'est plus le plaisir. Il y a déjà, dans ce salon, l'air de 1788 et de 1789; la causerie y prend des attitudes de dissertation, le jeu y semble du temps gagné contre l'ennui, la lecture met sa gravité sur le front de la femme. On attend, on se prépare, on écoute, et si l'on rit, c'est de Turgot. Jeux, lectures, groupes détachés, froideur, sécheresse, tout me montre dans ce salon, peint par Lavreince, une société disgraciée et qui s'assombrit, un salon de Chanteloup, par exemple, mais où Mme Necker aurait pris la place de Mme de Choiseul.
Les deux plus grands salons de Paris au dix-huitième siècle étaient deux petites cours; le Palais-Royal et le Temple.
Le Palais-Royal était ouvert à toutes les personnes présentées, qui pouvaient y venir souper sans invitation tous les jours de représentation d'Opéra. Ce jour-là, toute la bonne compagnie y passait et s'y succédait. Les petits jours une société intime entourait la table. Cette société se composait à peu près de vingt personnes qui, invitées une fois pour toutes, pouvaient venir quand il leur plaisait, et qui le soir, allant et venant dans le salon, promenaient d'un bout du salon à l'autre la gaieté, la vivacité d'une conversation piquante. A ces réunions libres et charmantes, l'on voyait le plus souvent Mme de Beauvau, Mme de Boufflers, Mme de Luxembourg, Mmes de Ségur, mère et belle-fille, la baronne de Talleyrand, avec son joli visage vieillot, et la marquise de Fleury. Le haut du salon était tenu par une dame d'honneur de la duchesse de Chartres, Mme de Blot qui devait sa grande place au Palais-Royal à une passion du duc d'Orléans que sa victorieuse résistance avait changée en amitié tendre et respectueuse. Des traits charmants, la fraîcheur du teint, la légèreté de la taille, des dents un peu longues, mais éclatantes de blancheur, la nuance de cheveux la plus agréable, un art de parure remarquable [65], toutes sortes de grâces, de celles qui survivent à la première jeunesse et en donnent comme le dernier parfum, valaient à Mme de Blot les hommages de tous. Sage dans une cour qui ne s'était point piquée de retenue, elle se faisait pardonner la sagesse par la gaieté, la vertu par l'amabilité. Elle rachetait sa bonne réputation par un naturel et un enjouement qui s'effacèrent du jour, dit-on, où elle lut Clarisse, pour faire place à un fond de sentimentalité jusque-là cachée, à de grandes affiches, à de longues thèses de sensibilité, au plus fin galimatias de la pruderie. Elle imagina de porter à son cou en miniature la façade de l'église où son frère avait été enterré: elle eut le bel esprit du cœur, et elle devint une précieuse de vertu. Auprès de Mme de Blot, la vicomtesse de Clermont-Gallerande s'abandonnait à tout ce qu'elle pensait, s'échappait en saillies, en plaisanteries, amusait, déridait, emportait le rire, non par l'esprit qu'elle avait, mais par celui qu'elle rencontrait, par la fantaisie de l'humeur, les changements de caractère, la vivacité des impressions, le mouvement des idées, le jet imprévu et l'heureux hasard des paroles. Puis venait cette femme à talents, la fée de la Pédanterie: Mme de Genlis.
A ces femmes se joignaient d'autres femmes, moins jeunes en général, et qui avaient été attachées à la feue duchesse: Mme de Barbantane, qui, au dire de son intime ennemie, ne possédait plus de ses charmes passés qu'un nez rouge, une tournure commune, et une réputation assez bien établie de sagesse et d'esprit; Mme la comtesse de Rochambeau, agréable vieille femme qui se rajeunissait rien qu'en souriant, et dont la mémoire était toute pleine d'amusantes anecdotes; la vieille comtesse de Montauban, qui donnait à la société le spectacle comique de sa gourmandise, de ses étourderies et de son amour effréné du jeu. Mais une femme faisait surtout l'amusement et la distraction du Palais-Royal: c'était la marquise de Polignac, qui devait à sa laideur, à sa figure de vieux singe, à la brusquerie de ses manières et de ses plaisanteries, à l'audace de sa langue, une réputation d'originalité qu'elle semblait prendre à tâche de justifier. Recherchée pour le plaisir qu'elle donnait, cajolée pour son esprit, que l'on craignait un peu, quoiqu'il eût plus de malice que de méchanceté, elle avait habitué les salons à ses grogneries, dont elle était la première à plaisanter, à son vieil amour pour le comte de Maillebois qu'elle avouait si vaillamment et dont elle proclamait si haut le ridicule. Elle avait imposé à ses amis ses brutalités de mauvaise humeur, ses boutades, ce ton qui tranchait si singulièrement sur la politesse générale et monotone, ce tour populaire, cette crudité des mots avec laquelle elle relevait ses pensées et qui lui faisait répondre à une personne s'extasiant sur la vivacité de Mme de Lutzelbourg, la femme de soixante-huit ans la plus active de France: «Oui, elle a toute la vivacité que donnent les puces [66].»
Au milieu de ce salon, Mme la marquise de Fleury, qui partageait avec la baronne de Talleyrand l'amitié intime de la duchesse de Chartres, paraissait comme une jeune Folie, avec son beau visage, ses yeux admirables, sa fureur d'enfantillages, cette fièvre d'imaginations extraordinaires et de soudaines extravagances qui tout à coup chez Mme de Guéménée au sortir de la cour lui faisait ôter son panier, sa robe, et ne lui lassait pour toute la soirée que son corps, sa palatine et un petit jupon de basin sur lequel ballottaient ses deux poches. Espiègle enragée qui faisait dire à Walpole: «Que fait-on de cela a logis?» la duchesse de Fleury avait, sauf l'esprit d'ordre, tous les esprits, de l'esprit de mots qui se moquait de tout et de l'esprit d'idées qui ne respectait rien. Lorsque d'Alembert à la retraite de Turgot parlait avec éloge du furieux abattis qu'avait fait le ministre dans la forêt des préjugés, elle ripostait à la grosse phrase du philosophe: «C'est donc pour cela qu'il nous a donné tant de fagots [67].» Une autre fois, soutenant contre Mme de Laval les droits de la noblesse attaqués par Turgot: «Vous m'étonnez,—disait-elle à Mme de Laval en défendant la noblesse française avec une parole d'un orgueil tout castillan,—quelque respect que j'aie pour le Roi, je n'ai jamais cru lui devoir ce que je suis. Je sais que les nobles ont fait quelquefois des souverains; mais quoique vous ayez autant d'esprit que de naissance, je vous défie, Madame, de me dire le roi qui nous a fait nobles [68].»
Il est au musée de Versailles un tableau où un petit maître à peu près inconnu nous a laissé comme une miniature de ce grand salon: le Temple. Voilà ce beau et clair salon, aux boiseries blanches, aux lignes droites; entre les hautes fenêtres aux rideaux de soie rose, on aperçoit des arbres et du ciel; des portraits de femmes sourient au-dessus des portes; dans un angle, une gaîne de bois doré se dresse où l'heure se balance; et c'est, avec des bras qui se tordent au bas des glaces, tout l'or qui paraît: nous sommes chez le prince de Conti, dans le salon des Quatre glaces. Et toutes ces petites figures, debout ou assises sur les fauteuils de tapisserie à fond blanc, passant, marchant, ou se reposant, ont un nom et font repasser devant nos yeux le souvenir d'une femme, son ombre, sa robe même. Ici c'est la princesse de Beauvau habillée de violet tendre, un fichu noir au cou. Celle-là, qui laisse traîner derrière elle la queue de son ample robe rouge, cette vieille grande dame de si belle mine sous son petit bonnet rabattu par devant, est la comtesse d'Egmont, la mère. Non loin de la maréchale de Luxembourg en robe de satin blanc garnie de fourrure, Mlle de Boufflers, les cheveux à peine poudrés, vêtue de rose, les épaules couvertes de gaze blanche, apparaît dans la vapeur d'un matin de printemps. La maréchale de Mirepoix en noir porte une fanchon sur la tête, et au cou un fichu blanc bouffant attaché à la ceinture. La dame en pelisse bleu de ciel à fourrures est Mme de Vierville. Cette charmante femme au bonnet blanc et rose, au fichu blanc, à la robe d'un rose vif, au tablier à bavette de tulle uni mettant sur le rose la trame blanche d'une rosée, cette jolie servante qui sert de ce plat posé sur ce réchaud, s'appelle la comtesse de Boufflers. N'oublions pas là-bas, auprès du guéridon, cette femme en robe de soie rayée de blanc et de cerise, Mlle Bagarotti, dont le prince de Conti payera les dettes. Mais au milieu de toutes il en est une qui appelle le regard: c'est cette petite personne qui passe, au premier plan du tableau, portant un plat, tenant une serviette. Avec son petit chapeau de paille aux bords relevés, ses rubans d'un violet pâle au chapeau, au cou, au corsage, aux bras, son fichu blanc, sa robe d'un gris tendre, son grand tablier de dentelle, elle semble une bergère d'opéra sur le chemin du petit Trianon: c'est la comtesse d'Egmont jeune, née Richelieu. Çà et là entre les femmes, au milieu d'elles, on voit aux tables ou la main sur le dossier d'une chaise, le bailli de Chabrillant et le mathématicien d'Ortous de Mairan, les comtes de Jarnac et de Chabot, le président Hénault, dont le vêtement noir se détache d'un paravent de soie rose à fleurs, Pont de Veyle, le prince d'Hénin, le chevalier de la Laurency, et le prince de Beauvau qui lit une brochure. Le maître de la maison lui-même, si connu pour sa répugnance à se laisser peindre, est là représenté: par grande faveur, il a permis au peintre, pour que le tableau fût complet, de montrer sa perruque et de le faire ressemblant de dos, tandis qu'il cause avec Trudaine. Du côté du prince de Conti un clavecin est ouvert que touche un enfant tout petit sur un grand fauteuil: cet enfant sera Mozart. Et près de l'enfant, Jélyotte chante en s'accompagnant de la guitare. Salon de plaisir, de liberté et d'intimité sans façon: de la musique, des chiens et point de domestiques, c'est l'habitude de ces fêtes familières du prince de Conti, dont les thés à l'anglaise sont si joliment servis par des femmes en tablier, coupant les gâteaux, allumant le feu des bouilloires, versant à boire, portant les plats, et dont les soupers même se passent de livrée, grâce aux servantes placées sous la main des convives aux quatre coins des tables.
De cette société du Temple, l'âme était la maîtresse du prince de Conti: la comtesse de Boufflers. Le prince de Conti avait commencé à la connaître auprès de sa sœur la duchesse d'Orléans, dont elle était dame d'honneur. Les années avaient resserré cette liaison, et le temps ajoutant à l'habitude ce qu'il ôtait à l'amour, le commerce du prince et de la comtesse était devenu, par l'intimité aussi bien que par l'aveu public, une sorte de ménage où la constance faisait oublier le scandale, et dont le bonheur était comme la décence.
Cette femme qui était la moitié de la vie du prince de Conti, à laquelle il consacrait toutes les heures qu'il ne donnait pas à la chasse, cette reine de l'Ile-Adam, l'Idole du Temple, madame de Boufflers passait pour être la personne la plus aimable du monde. Elle avait de l'esprit, beaucoup d'esprit, et un esprit à elle, neuf, vif, brouillé parfois avec le bon sens par horreur naturelle du lieu commun, mais toujours piquant et décisif, donnant dans la contradiction l'accent d'une âme rebelle à plier et d'une personnalité libre. Sa causerie était surtout charmante et brillante quand elle jouait avec des thèses déraisonnables: le paradoxe donnait alors à sa parole un feu, un caprice, un imprévu, toute l'heureuse audace des causes désespérées. Gaie de la gaieté qu'elle répandait, heureuse d'amuser, à l'aise et bienveillante, sachant rendre l'attention, elle donnait à l'esprit des autres un sourire si joli, si bien placé, que tous le recherchaient comme une approbation de la grâce, et qu'une cour de jeunes gens et de jeunes personnes entouraient cette femme de quarante ans conservant sur son visage sa jeunesse de vingt ans.
A l'agrément que la comtesse de Boufflers apportait au salon du prince de Conti se joignait le charme d'une jeune et jolie femme, sa belle-fille, la comtesse Amélie de Boufflers. Celle-ci avait dans toute sa personne un tel air de candeur, de douceur, d'ingénuité, d'enfance, que l'on retrouve ses traits dans ce portrait d'une femme appelée avec le petit style du temps «le modèle des grâces mignardes, de la démarche enfantine, de tout ce qui fait chérir une femme comme un bijou». Mais cette candeur cachait bien de la finesse; cette naïveté, ce rôle d'ingénue, dont s'enveloppait la jeune comtesse de Boufflers, couvraient une ruse savante, un raisonnement aiguisé, une intelligence prompte aux reparties déconcertantes. Souvent elle donnait à sa belle-mère de cruelles contrariétés; mais comme elle les rachetait, comme elle se les faisait vite pardonner avec ces mots délicieux et soudains, si profonds dans la délicatesse, qui lui sortaient de l'esprit et qu'on eût dit partis de son cœur! «Je crois toujours qu'il n'est que votre gendre,» répondait-elle un jour à la mère de son mari qui lui faisait reproche de la façon dont elle parlait du jeune comte de Boufflers. Une autre fois, pour désarmer sa belle-mère et rentrer de vive force dans ses tendresses, elle eut un mot, un cri presque sublime. On jouait à un jeu fort à la mode un moment, le jeu des Bateaux, dans lequel, vous supposant prêt à périr avec les deux personnes que vous aimiez ou que vous deviez aimer le mieux, sans pouvoir en sauver plus d'une, on avait la très-méchante indiscrétion de vous demander quel choix vous feriez. Le bateau rempli par sa belle-mère et par sa mère, qui ne l'avait point élevée et qu'elle avait à peine connue, on demandait à la comtesse Amélie qui elle sauverait: «Je sauverais ma mère, et je me noierais avec ma belle-mère!»—Et c'était encore une femme à talents. Elle avait la plus jolie voix, et sa harpe était un des enchantements des petits concerts que présidait le prince de Conti [69].
Aux hommes, aux femmes représentés par Olivier dans le tableau de Versailles, que l'on ajoute la duchesse de Lauzun, la princesse de Pons, madame d'Hunolstein, la comtesse de Vauban, le vicomte de Ségur, le prince de Pons, le duc de Guines, l'archevêque de Toulouse, l'on aura les noms et les figures de la société intime du prince de Conti. C'est le fond de ce petit monde, ce sont les habitués de tous les jours, les amis de la maison garnissant les deux tables de ce grand salon à alcôve, peint dans un autre tableau d'Olivier, où le style de la Renaissance rayonne sourdement sur fond d'or, où la nappe retombe sur les touches du clavecin résonnant [70].
Mais le Temple avait ses grandes réceptions. A ses soupers du lundi passaient tous les hommes et toutes les femmes de la cour. Un monde de cent cinquante personnes emplissait les salons; jours de foule. Un soir, devant la presse, la marquise de Coaslin faillit rebrousser chemin, et comme le prince de Conti se moquait de sa prétendue timidité: «Jugez-en, Monseigneur, lui dit-elle, j'avais tellement perdu la tête que j'ai fait la révérence à M***,»—et elle désignait un de ses ennemis [71].
Dans une autre maison princière qui semblait réserver toutes ses magnificences de réception pour Chantilly, à l'hôtel Condé, deux grands bals étaient donnés pendant l'hiver de 1749, l'un paré, dont les femmes de la finance étaient exclues pour ne pas nuire, dit un journaliste du temps, «aux beautés d'épée»; l'autre masqué, où l'on invitait une douzaine de filles de par le monde pour animer la fête et relever par le contraste la vertu des duchesses [72].
Que l'on remonte au commencement du siècle, les soupers du Régent au Palais-Royal, les nuits de la duchesse du Maine, les fêtes données à l'Ile-Adam, à Chantilly, à Berny, et qui n'approchent point de celles que le siècle verra aux mêmes lieux, c'est à peu près tout le bruit du plaisir, c'est presque tout le mouvement de la société. Dans le peu de documents qui nous restent sur ce temps, à peine si çà et là l'on retrouve la trace d'un endroit de réunion où le monde se rassemble, où les esprits s'appareillent, le souvenir d'une maison qui ait été un centre de rencontres, de conversations, le rendez-vous et le lien d'une famille d'intelligences ou de caractères. Les plaisirs, les fêtes, les grands dîners, les grands soupers, les hospitalités larges, les réceptions qui dépassent le cercle de l'intimité, semblent réservés à la cour et aux princes. Si parfois on les rencontre encore à Paris, ce n'est plus que dans des salons sans passé, sans histoire, sans goût, dans les hôtels de quelques financiers et de mississipiennes passées subitement de la grisette à l'étoffe d'or et des colliers d'ambre aux colliers de perles [73]. Et devant ce monde qui fait une débauche de la richesse, une orgie du luxe, il s'échappe, au milieu de la Régence, une grande plainte des femmes délicates sur la disparition de ces maisons où il était permis autrefois de penser et de parler: les regrets vont à l'hôtel de Rambouillet, à ces entretiens d'où l'on sortait, comme des repas de Platon, l'âme nourrie et fortifiée [74].
Ce que le dix-huitième siècle appellera «le monde» n'existe pas encore pour la société française. Le Versailles de Louis XIV absorbe encore tout; et il faut attendre jusqu'au milieu du règne de Louis XV pour que la vie sociale, se détachant de ce point unique et retombant sur elle-même, reflue à Paris, s'élance, se ramifie, batte partout, circule dans mille hôtels. Alors seulement apparaît dans son agrément et dans sa force, dans sa splendeur et dans son élégance, épanoui, multiple, ce grand pouvoir du temps qui devait finir par annihiler Versailles: le salon.
Les femmes célèbres de la Régence, les plus brillantes, les plus adorées, Mme de Prie, Mme de Parabère, Mme de Sabran, ne laissent point derrière elles la tradition d'un salon. Elles manquent de cette immortalité que donnera bientôt à la moindre des femmes la réunion d'une société, l'entour de quelques noms autour de son nom, l'accompagnement de sa mémoire par la mémoire de ses amis et de ses hôtes.—A cette première heure du dix-huitième siècle, où les mœurs du temps s'ébauchent dans la grossièreté, quels sont les salons?
C'est la misérable maison de la vieille marquise d'Alluys, maison d'affaires et de toutes sortes d'affaires, où le Paris galant, les gens gais, les amants, les ménages viennent déjeuner à midi de boudins, de saucisses, de pâtés de godiveau, de marrons arrosés de vin muscat, assaisonnés de toutes les nouvelles scandaleuses du jour [75]. Ce sont quelques autres pauvres maisons, gênées, ruinées par le système, presque affamées, pareilles à cette maison de la princesse de Léon, où la matinée se passe à obtenir des marchands, à force de diplomatie, le souper du soir. Et ce n'est point là un fait exceptionnel ou exagéré: chez la maréchale d'Estrées, à un souper maigre, le souper n'était pas servi, parce que la marchande de beurre avait refusé de faire crédit [76].
Si l'on excepte deux ou trois bureaux d'esprit, les livres, les anecdotes, les mémoires ne nomment guère dans la première moitié du siècle d'autres salons dignes de ce nom, d'autres maisons ouvertes que l'hôtel de Sully, où l'on voyait à côté de Voltaire Mme de Flamarens et sa touchante beauté, Mme de Gontaut et sa beauté piquante [77]; l'hôtel de Duras, qui mêlait habituellement les plaisirs de l'esprit aux plaisirs du bal et de la table [78]; et l'hôtel de Villars, rempli jusqu'à la mort de la maréchale en 1763 par toutes les personnes de la haute société, grand salon où Mme de Villars mettait le charme de son visage admirable, le charme de ce ton que la cour seule donnait et que le temps ne reconnaissait qu'à celles qui y avaient vécu [79]. Il ne faut pas oublier les soupers de Mme de Chauvelin, où les sept femmes assises à sa table une nuit de 1733 étaient représentées, dans un vaudeville qui courut Paris, sous la figure des sept péchés capitaux: Mme la vidame de Montfleury représentait l'Orgueil; Mme la marquise de Surgères, l'Avarice; Mme de Montboissier, la Luxure; Mme la duchesse d'Aiguillon, l'Envie; Mme de Courteille, la Colère, Mme Pinceau de Luce, la Paresse [80].
Vers les derniers mois de l'année 1750, se fondait à Paris un salon qui allait être pendant toute la seconde moitié du dix-huitième siècle, le premier salon de Paris, le salon de l'ancienne Mme de Boufflers, de la toute nouvelle maréchale de Luxembourg. Rien n'était épargné par la maréchale pour en faire le centre d'un siècle d'intelligence. Jalouse du bruit, de l'influence de l'hôtel Duras, de l'agrément que lui donnait Pont de Veyle, elle imaginait de décider la duchesse de la Vallière, son amie intime, à donner congé à Jélyotte pour s'attacher le comte de Bissy; et le comte de Bissy, qu'elle faisait entrer à l'Académie par le crédit de Mme de Pompadour, devenait ce personnage de première nécessité, ce meuble de fondation: l'homme d'esprit de la maison [81]. Pourtant le véritable homme d'esprit de ce salon, ce ne fut point Bissy, ce fut la maréchale elle-même, avec son ton si tranché, à la fois sévère et plaisant, ses épigrammes, l'originalité de ses jugements, son autorité sur l'usage, le génie de son goût. Elle appela chez elle le plaisir, l'intérêt, la nouveauté, les lettres, la Harpe, qui venait y lire les Barmécides, Gentil Bernard, qui y déclamait son manuscrit de l'Art d'aimer [82]. Et à ces distractions se joignaient, dernier agrément, la critique frondeuse, une critique qui ménageait si peu les ministres et la famille royale elle-même, qu'un moment il fut fait défense à Mme de Luxembourg de paraître à la cour [83].
Là, dans ce salon d'une femme, sous ses leçons, se formait et se constituait cette France si fière d'elle-même, d'une grâce si accomplie, d'une si rare élégance, la France polie du dix-huitième siècle,—un monde social qui jusqu'en 1789 allait apparaître au-dessus de toute l'Europe, comme la patrie du goût de tous les États, comme l'école des usages de toutes les nations, comme le modèle des mœurs humaines. Là se fondait la plus grande institution du temps, la seule qui resta forte jusqu'à la révolution, la seule qui garda, dans le discrédit de toutes les lois morales, l'autorité d'une règle: là se fondait ce qu'on appela la parfaitement bonne compagnie, c'est-à-dire une sorte d'association des deux sexes dont le but était de se distinguer de la mauvaise compagnie, des sociétés vulgaires, des sociétés provinciales, par la perfection des moyens de plaire, par la délicatesse de l'amabilité, par l'obligeance des procédés, par l'art des égards, des complaisances, du savoir-vivre, par toutes les recherches et les raffinements de cet esprit de société qu'un livre du temps compare et assimile à l'esprit de charité. Air et usages, façons, étiquette de l'extérieur, la bonne compagnie les fixait; elle donnait le ton à la conversation; elle apprenait à louer sans emphase et sans fadeur, à répondre à un éloge sans le dédaigner ni l'accepter, à faire valoir les autres sans paraître les protéger; elle entrait et faisait entrer ceux qu'elle s'agrégeait dans ces mille finesses de la parole, du tour, de la pensée, du cœur même, qui ne laissaient jamais une discussion aller jusqu'à la dispute, voilaient tout de légèreté, et, n'appuyant sur rien plus que n'y appuie l'esprit, empêchaient la médisance de dégénérer en méchanceté toute noire. Si elle ne donnait point la modestie, la réserve, la bonté, l'indulgence, la douceur et la noblesse de sentiments, l'oubli de l'égoïsme, elle en imposait du moins les formes, elle en exigeait les dehors, elle en montrait l'image, elle en rappelait les devoirs. Car la bonne compagnie ne fut pas seulement dans le dix-huitième siècle la gardienne de l'urbanité; elle fit plus que de maintenir toutes les lois qui dérivent du goût: elle exerça encore une influence morale en mettant en circulation de certaines vertus d'usage et de pratique, en faisant garder un orgueil aux âmes, en sauvant la noblesse dans les consciences. Que représente-t-elle en effet dans son principe le plus haut? La religion de l'honneur, la dernière et la plus désintéressée des religions d'une aristocratie. Tout ce qui est du ressort de l'honneur, c'est elle qui le juge; tout ce qui y manque, bassesses, vilenies, instincts ou vices qui dégradent, c'est elle qui le punit avec la rigueur et la puissance d'une opinion publique. Et que cette bonne compagnie repousse un homme, qu'elle fasse dire de lui: «On lui a fermé toutes les portes,» voilà une existence perdue.
Mme la maréchale de Luxembourg donnait d'ordinaire deux grands soupers par semaine. On citait après ses soupers les soupers de Mme de la Vallière, dont le visage céleste, la première fois qu'elle avait paru à la cour, avait arraché ce cri au duc de Gesvres: «Nous avons une Reine [84]!» Mme de la Vallière n'avait point d'esprit pour faire naître le plaisir, mais elle était agréable naturellement, par manière d'être. Indolente jusque dans ses passions, indifférente dans l'amour, et ne consultant pas même son cœur pour le choix de ses amants, elle dut à des qualités passives, à des vertus de société un peu froides, à la paix de son humeur, à la mollesse de ses affections, à la douceur de ses antipathies, un certain charme tranquille qui, joint à de grandes et excellentes façons de maîtresse de maison [85], remplit pendant tout le siècle son salon du plus beau monde. Venaient ensuite les soupers de Mme de Forcalquier, la Bellissima, «cette honnête bête obscure et entortillée» qui pourtant eut une fois l'esprit aussi vif que la main. Ce fut ce jour où, ne pouvant se faire séparer sur un soufflet reçu de son mari en tête-à-tête et sans témoin, elle alla trouver le brutal dans son cabinet et au moment de la restitution: «Tenez! Monsieur, voilà votre soufflet: je n'en peux rien faire [86].» Le monde qui se réunissait chez Mme de Forcalquier s'appelait la société du Cabinet vert, et c'est dans le Cabinet vert que Gresset trouva sa comédie du Méchant [87].
On soupait en compagnie de quelques hommes de lettres chez la princesse de Talmont, l'ancienne amie du Prétendant, la plus originale, la plus extravagante des femmes, qui marquait tout au coin de sa bizarrerie, ses actions, ses paroles, sa tenue, sa toilette et ses repas [88]. On soupait chez cette comtesse de Broglie qui ressemblait à une tempête, et dont la force, la vivacité, les éclats eussent animé, au dire de Mme du Deffand, douze corps comme le sien. On soupait chez Mme de Crussol. On soupait chez Mme de Cambis. On soupait chez Mme de Bussy. On soupait chez Mme de Caraman, la sœur aînée du prince de Chimay. On soupait chez la femme qui appelait, avec son temps, le souper «une des quatre fins de l'homme», on soupait chez Mme du Deffand.
Il y avait les fins soupers du président Hénault, cuisinés par le fameux Lagrange [89], dont les honneurs étaient faits par l'amabilité un peu intéressée de Mme de Jonsac, et par l'amabilité empressée, mais un peu commune, de Mme d'Aubeterre, la nièce du président [90]. Et l'on allait encore aux excellents soupers de cette marquise de Livry si jeune, si naturelle, si vive, qui d'un bout du salon à l'autre, dans le feu d'une discussion, envoyait à la tête du discuteur sa mule,—une vraie pantoufle de Cendrillon [91].
Pendant tout un hiver, l'hiver de 1767, Paris s'entretint d'une fête, de ce fameux bal chinois où l'on avait vu vingt-quatre danseurs et vingt-quatre danseuses en costumes du Céleste Empire, divisés en six bandes de quatre hommes et de quatre femmes dont la première était menée par le duc de Chartres et la comtesse d'Egmont. Ce bal, où le prix de la beauté fut accordé à Mme de Saint-Mégrin, avait été offert par la duchesse de Mirepoix à Mme d'Henin. Nulle femme n'était plus aimée, plus aimable que cette amusante duchesse de Mirepoix, toujours désordonnée, noyée d'embarras d'argent, ruinée par le jeu, perdue de contrariétés et de gêne au milieu de ses cent mille livres de rente [92]; et cependant, quand elle s'échappait de Versailles et tombait à Paris, toujours gaie, sans humeur, douce, complaisante, gracieuse à tous, empressée à plaire, ne demandant que des services à rendre, si bonne qu'elle réussissait à faire oublier ses lâchetés à la cour et à remplacer autour d'elle l'estime par la sympathie [93]. Mme de Mirepoix ne faisait pas seulement danser la cour, elle avait aussi des soupers auxquels Mme du Deffand reconnaissait un ton de gaieté et une légèreté de causerie qu'elle se plaignait de ne point retrouver chez elle. Un moment ces soupers avaient lieu chez Mme de Mirepoix tous les dimanches [94]; et la table n'était pas assez grande pour les neveux, nièces, cousins, cousines, parents, alliés de cette femme de cour qui avait la vocation de l'obligeance et dont le crédit semblait appartenir aux autres.
Un salon rivalisait avec le salon de la maréchale de Luxembourg: le salon de la maréchale de Beauvau. Mme de Beauvau était, comme Mme de Luxembourg, une maîtresse des élégances et des convenances, un conseil et un modèle des usages du monde. Mais des formes moins cassantes, moins brusques, une noblesse de manières peut-être supérieure, lui donnaient une politesse particulière, et faisaient d'elle une des femmes qui contribuaient le plus à faire regarder Paris comme la capitale de l'Europe par les gens bien nés de tous les pays. C'était une politesse douce, sans sarcasme, encourageant le trouble, rassurant la timidité, communiquant l'aisance par son aisance naturelle [95]. Sans être belle, Mme de Beauvau avait un visage plaisant par son air ouvert et franc. Mais un charme en elle effaçait tout le reste: son talent de conversation, cet art de causer [96] qui fut sa gloire et son enchantement. Et que de dons elle y apportait, au dire des contemporains: l'élévation de l'âme, une chaleur qui allait à l'enthousiasme, sans effort, sans affectation, la séduction de la caresse et la force du raisonnement, une logique d'homme maniée par l'esprit délicat d'une femme!
Il y avait encore dans ce salon comme un vieil et pur honneur, comme un éclat des vertus domestiques qui y attiraient le monde. Les sympathies, les respects allaient à cet heureux ménage qui donnait le grand exemple de l'amour conjugal. On aimait et on estimait les Beauvau pour leur noblesse d'âme, leur indépendance, leur dédain de la faveur malgré des alliances qui les mettaient si avant dans la cour, la constance et le dévouement qu'ils montraient en restant attachés à Choiseul disgracié, en soutenant Necker dans toutes les variations de son crédit, en adoucissant la chute à Loménie de Brienne. Le monde accourait donc dans ce salon où il trouvait à côté de Mme de Beauvau deux charmantes femmes: l'une, qui n'était pas jolie et qui boitait même un peu, la princesse de Poix, la belle-fille de Mme de Beauvau, avait un si beau teint et tant d'esprit sur le visage qu'on ne voyait que cela de sa personne; l'autre, la princesse d'Henin, fille de Mme de Mauconseil, mariée au jeune Beauvau, était l'enfant gâtée qu'elle fut toute sa vie, une diabolique petite personne, tournant à tout vent, volontaire, impérieuse, coquette, et se faisant tout pardonner avec un fond de bonté, de gaieté et d'esprit, un esprit d'observation, de finesse et de nuances, qui trouva de si jolis mots sur la politesse des hommes [97].
C'était une autre maison que celle de la maréchale d'Anville sur laquelle se reportaient la considération acquise par les la Rochefoucauld, l'estime des vertus et de la bienfaisance héréditaires dans ce noble sang, dans cette famille que les dignités, les places n'avaient pu corrompre [98]. Continuant ces traditions de charité généreuse, Mme d'Anville avait la passion du bien, ou plutôt du mieux public. Son cœur était à toutes les utopies, son esprit à tous les systèmes d'illusion. Amie des philosophes, amie de Mlle Lespinasse que l'on voit si souvent s'asseoir chez elle à ces dîners d'une heure d'où la société se levait pour aller à l'Académie [99], Mme d'Anville était la femme à laquelle Voltaire s'adressait pour obtenir un sauf-conduit [100], la femme de France qui se montrait la plus dévouée à la fortune de Turgot, à la gloire de ses idées. De ce dévouement, elle ne recueillit guère qu'une caricature la représentant, à la chute du ministre, en cabriolet avec l'ancien contrôleur général, culbutée sur un tas de blé, avec ce mot sur ses jupes: Liberté, liberté, liberté tout entière [101].
Les idées philosophiques, l'esprit de l'Encyclopédie trouvaient encore asile et protection chez une autre grande dame qui recueillait l'abbé de Prades et le sauvait de la persécution, chez la duchesse douairière d'Aiguillon [102]. Une bouche enfoncée, un nez de travers, un regard fou, ne l'avaient pas empêchée longtemps d'être belle par l'éclat du teint. Massive de corps, elle était lourde d'esprit: le goût lui manquait comme la grâce; mais dans cette femme qui se dessinait toute en force, la force sauvait tout. Avec une parole inspirée, presque égarée, elle étonnait, elle subjuguait. Son intelligence, sa conversation, ses idées, ses mouvements, sa personne, un signe les marquait: la puissance [103].
Au milieu de tous ces salons de la noblesse où les doctrines nouvelles trouvaient tant d'échos, tant d'applaudissements, la complicité de passions si vives, l'encouragement d'amitiés si chaudes, une femme faisait de son salon le point de ralliement des protestations, des résistances, des colères que les philosophes s'honoraient de soulever. Nous avons de cette ennemie personnelle de l'Encyclopédie, de cette héroïque adversaire du parti philosophique, de la princesse de Robecq, un portrait où l'agonie lui donne comme une canonisation: la gravure où Saint-Aubin l'a représentée la tête sur l'oreiller, à sa dernière heure, lui prête la sainteté de la mort. On la retrouve, on la voit encore dans une mauvaise brochure du temps, sous la figure de l'Humanité, avec la paix au front, de grands yeux bleus sous des sourcils noirs, des cheveux blonds, sereine et douce [104]. Pourtant que d'ardeur sous ce visage! C'est cette femme dont les blasphèmes de la philosophie blessent non point l'esprit, mais le cœur, qui excite la religion aux représailles, qui retourne la satire contre ses maîtres! La comédie des Philosophes s'élabore dans son salon, sous ses yeux: Palissot l'écrit, la main poussée, pressée par cette mourante de trente-six ans, qui, n'ayant que quelques mois à vivre, anime le pamphlétaire avec ses impatiences, l'échauffe, l'inspire, lui dicte la scène capitale de son œuvre. Et la pièce finie, l'ordre de la jouer obtenu, par un crédit singulier, du ministre des philosophes, de M. de Choiseul, la princesse de Robecq ne demandait plus à Dieu que la grâce de vivre jusqu'à la première représentation, la grâce de mourir en disant: «C'est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante; car mes yeux ont vu la vengeance [105]...»
Dans le salon d'une dévote plus accommodante, d'une bonne personne un peu précieuse, d'une sœur du duc de Noailles, qui n'avait rien de la hauteur de son rang, chez la comtesse de Lamarck, brillait et coquetait, montrant son petit pied, ses mains délicieuses, une femme de manége et de séduction, l'ancienne Mme Pater, toujours jolie sous son nouveau nom de Mme Newkerque, et qui le sera encore sous le nom de Mme de Champcenets.
Parmi les six ou sept grands salons du temps, il ne faut pas oublier le salon de Mme de Ségur mère, cette fille naturelle du Régent, qui malgré la vieillesse gardait encore une pointe d'esprit et de gaieté, se plaisait aux jeunes compagnies, et les amusait avec sa mémoire où le passé revenait en riant. Charmante de douceur et d'élégance, sa belle-fille, la femme du maréchal de Ségur, l'aidait à faire les honneurs de son salon [106].
Il existait un salon, le salon de la comtesse de Noisy, dont le grand amusement était la guerre acharnée et spirituelle que s'y faisaient un prince du sang et un lieutenant de police: le prince de Conti et M. de Marville. En sortant de ce salon pour aller patronner le fils de Mme de Noisy au bal de l'Opéra, M. de Marville trouvait au bal toutes les filles de Paris, auxquelles le prince de Conti avait fait donner le mot, et qui le saluaient de mille injures. Le lendemain d'une soirée passée chez Mme de Noisy, le prince partant de grand matin, incognito, pour une campagne où il était attendu à dîner de bonne heure, trouvait sur toute sa route, à tous les bourgs et villages, les officiers municipaux en grand costume, armés de si longues harangues qu'il n'arrivait qu'à sept heures du soir [107].
Dans un hôtel de la place du Carrousel, la société trouvait une femme aux traits réguliers et singulièrement belle, Mme de Brionne, une Vénus, comme l'appelait le temps, à laquelle manquait l'air de volupté pris par la comtesse d'Egmont [108], une Vénus qui ressemblait à Minerve. Princesse dans toute l'étendue du mot et avec tous les dehors de l'orgueil, elle était digne, imposante, haute dans son maintien, sévère dans ses manières; et, tenant les gens à distance, elle avait l'air de compter ses regards pour des grâces, ses paroles pour des services, sa familiarité pour des bienfaits. Elle avait l'âme de son visage: la chaleur, la vivacité lui manquaient: mais la sûreté de son jugement, la finesse de son tact, un sens rare acquis dans la pratique des affaires politiques, une facilité de parole qui se montait au ton le plus haut, la constance de son amitié, un mélange de roideur et de grandeur froides, lui valaient les respects du monde qui n'abordait son salon qu'avec une certaine gêne [109]. Quoiqu'elle refusât les dédicaces, et qu'elle affichât un dédain de grande dame pour le parfum des vers, si goûté par toute la société qui l'entourait, Mme de Brionne offrait souvent aux invités de ses dîners la distraction d'une lecture: c'était chez elle que Marmontel donnait pour la première fois connaissance de ces Contes moraux qui remplissaient de larmes tant de beaux yeux [110].
Les dîners, à l'imitation des dîners de Mme de Brionne, faisant dans quelques maisons concurrence aux soupers, la mode venait des bals d'après dîners [111]. Les plus courus de ces bals étaient donnés par la comtesse de Brienne qui avait apporté à son mari une si énorme fortune; par la marquise du Chastelet, une des femmes les plus estimables de la cour; et par Mme de Monaco, qui passait pour belle, en dépit de ses traits aplatis dans une figure trop large [112].
La société se pressait dans les salons d'une autre grande dame, galante à l'excès, et à laquelle le monde prêtait l'archevêque de Lyon, M. de Montazet, Radix de Sainte-Foix [113], et quelques autres [114]. C'était du reste la seule générosité du monde à l'égard de cette femme, Mme de Mazarin, qu'une mauvaise fée semblait avoir maudite. Belle, le monde qui allait chez elle ne la trouvait que grasse; fraîche, la maréchale de Luxembourg disait qu'elle avait la fraîcheur de la viande de boucherie; riche des plus beaux diamants du monde [115], on la comparait, lorsqu'elle en était chargée, à un lustre; obligeante et polie, elle passait pour méchante; spirituelle quand elle se trouvait à l'aise, elle avait la réputation d'être ridicule, et l'usage était de la trouver sotte; mangeant sa fortune, elle était réputée avare. Beauté, parure, esprit, prodigalité, rien chez cette femme ne trouvait grâce auprès du public, et «son guignon» s'étendait jusqu'à ses fêtes. On avait ri longtemps de cette singulière entrée dans le grand salon de danse, décoré de glaces du parquet au plafond, l'entrée d'un troupeau de moutons savonnés et enrubannés qui devaient défiler à travers un transparent sous la conduite d'une bergère d'Opéra; fourvoyés, débandés, ils s'étaient précipités dans le salon en troupe furieuse, et quel tumulte! que de glaces cassées! que de danseurs et de danseuses culbutés [116]! L'accident pourtant n'avait point arrêté les fêtes; et les salons de Mme de Mazarin continuaient à être la grande salle de bal de ce siècle dansant, qui suit avec les révolutions de sa danse les révolutions de ses mœurs. Au menuet grave, majestueux, monotone, succèdent les danses vives, animées, volantes. C'est le règne de la contredanse, et l'on danse la Nouvelle Badine, les Étrennes mignonnes, la Nouvelle Brunswick, la Petite Viennoise, la Belzamire, la Charmante, la Belle Amélie, la Belle Alliance, la Pauline [117]. Mais les figures, les noms même de toutes ces danses, une danse venue de l'étranger va les faire oublier. Toutes se perdent et disparaissent dans le triomphe de l'Allemande, notre seule conquête de la guerre de Sept ans, qui règne sans partage et qui a l'honneur d'être représentée dans le Bal paré de Saint-Aubin. Danse charmante, qui n'est qu'enlacement, passage des danseuses sous le pont d'amour formé par les bras des danseurs, dos à dos liés par les mains pressées. Arrivée en France «grossièrement gaie», l'Allemande est renouvelée par les grâces françaises, dès qu'elle touche les parquets de Paris. Débarrassée de la rudesse et de la pesanteur germaines, elle prend la flexibilité, la mollesse, le liant, et suit la légèreté d'une cadence vive. «Voluptueuse, passionnée, lente, précipitée, nonchalante, animée, douce et touchante, légère et folâtre», l'Allemande dessine toutes les coquetteries du corps de la femme; elle donne occasion à toutes les expressions de sa physionomie [118]. Et par l'abandon des attitudes, par l'entrelacement des bras, par le mariage des mains, par les regards qui se cherchent et semblent se jeter un sourire ou un baiser par-dessus l'épaule, elle unit si agréablement et si mollement les couples que le temps l'accuse d'être un des grands périls de la vertu de la femme [119].
Une femme qui eut le talent de mettre sa grâce dans ses défauts et dans ses faiblesses [120], la princesse de Bouillon, donnait dans son hôtel du quai Malaquais de gais soupers de femmes dont les familières étaient la duchesse de Lauzun, Mme de la Trémouille, la marquise de la Jamahique, la princesse d'Henin. Le dessert de ces soupers, au rapport des médisants, était la venue de M. de Coigny, fort occupé de la princesse d'Henin, et la venue de M. de Castries, fort assidu auprès de la princesse de Bouillon [121].
Une cousine de Mme de Pompadour, appelée familièrement par la favorite «mon torchon», Mme d'Amblimont, donnait à l'Arsenal ces fêtes où M. de Choiseul faisait solliciter M. de Jarente par deux actrices costumées en abbé, qui paraissaient sur le théâtre après avoir attendri le prélat sur leur sort, et rejouaient en face de la salle, dans les rires, la comédie qu'elles venaient de jouer [122].
Une personne sans méchanceté, mais impitoyablement curieuse et cruellement bavarde, jalouse d'ailleurs de la réputation de femme amusante et piquante, Mme d'Husson tenait un salon tout plein d'un bruit d'anecdotes et d'un sifflement de malices: la médisance y jouait avec le scandale. Le monde s'y pressait pourtant, sans se croire obligé d'accorder la moindre considération à la maîtresse de la maison [123].
Chez la comtesse de Sassenage avaient lieu des bals, des fêtes, courus par ce que Paris avait de plus jeune et de plus aimable. Pour s'y montrer, pour obtenir du maréchal de Biron une permission d'abord refusée, Létorière se faisait saigner trois fois en un jour [124].
De jolis soupers étaient les soupers de Mme Filleul, gais, animés, enchantés par la beauté naissante, l'enjouement de la jeune comtesse de Seran, et de cette spirituelle Julie devenue plus tard Mme de Marigny [125].
Du bruit, du mouvement, des joies délicates, des fêtes spirituelles, musiques, concerts, spectacles, tous les plaisirs qui vont à l'âme et à l'intelligence, un salon les réunit qui semble la salle de répétition des Menus, de l'opéra, de la comédie: c'est le salon de la duchesse de Villeroy, la sœur du duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre; et ce salon est la femme même, pleine d'affaires, toujours allante, parlante, agissante, le tintamarre personnifié, «un ouragan sous la forme d'un vent coulis [126]», une femme dont le théâtre est la passion, la vie, la fièvre. C'est chez elle qu'on essaye les pièces arrêtées; chez elle que l'on joue jusqu'à des opéras à machines. Elle fait rentrer Clairon au théâtre, elle monte les représentations de la cour, elle y préside, elle ramène Athalie à Versailles [127]. Au milieu de tout, elle a de l'esprit, un esprit qui prend feu dans la contradiction, des traits qui partent, des mots qui éclatent sur les visages des gens de la cour, toutes sortes de coups de lumière sur les hommes, les ouvrages d'esprit, les opérations des ministres. Il semble qu'elle passe à tout moment de sa mémoire à son intelligence, et de son intelligence à son imagination, sans arrêt, sans repos, toujours ardente, extrême, hurluberlue, étourdie sauf dans la haine et la vengeance, échappée d'elle-même à moins qu'elle ne joue la comédie, qu'elle ne parle sentiment, qu'elle ne promette un service, qu'elle n'offre son crédit: alors on lui croirait un cœur, on se jugerait déjà engagé par les liens de la reconnaissance, on penserait avoir affaire à une protectrice zélée, à une amie généreuse [128].
Quand la duchesse et le duc de Choiseul n'étaient point retenus à Versailles, du temps du ministère du duc, quand, au temps de la disgrâce, ils quittaient Chanteloup et venaient prendre pied à Paris, ils déployaient dans leur hôtel de Paris les magnificences d'une hospitalité princière, presque royale. Leur grande réception n'était point le dîner, qui se composait simplement tous les jours d'une table de douze couverts; c'était le souper. Dans l'immense galerie qu'une cheminée et deux grands poêles avaient peine à échauffer, sous la lumière de soixante-douze bougies, autour d'une grande table de jeu où l'on jouait à ce jeu du temps fait de toutes sortes de jeux, la Macédoine, près d'autres tables plus petites occupées par le whisk, le piquet, la comète, près d'autres où le trictrac faisait son bruit, dans les salons où les billes roulaient sur un billard, dans les salons où l'on s'amusait à lire, se réunissait toute la société du temps, les grands et les petits seigneurs, les plus hautes dames, les plus jeunes, les plus belles [129]; véritable cour rangée, pressée autour de cette adorable duchesse de Choiseul, la Raison animée par le feu du cœur, la femme d'esprit la plus tendre du temps, la femme de ministre à laquelle Mme de Pompadour reconnaissait le grand art de dire toujours la chose qui convient [130], admirable maîtresse de maison, qui sut rester naturelle en ne laissant jamais échapper un mot méchant ou piquant.—Un quart d'heure avant dix heures, Lesueur, le maître d'hôtel, venait jeter un coup d'œil dans les salons; et, au juger, il faisait mettre cinquante, soixante, quatre-vingts couverts. Ces soupers avaient lieu tous les jours à l'exception du vendredi et du dimanche, que le duc et la duchesse se réservaient pour aller chez Mme du Deffand ou dans quelque autre intime société [131]. L'exemple de cette splendeur superbe, de ce train de maison prodigieux, ruineux, absorbant et au delà les 800,000 livres de rente des Choiseul, apportait un grand changement dans les habitudes du monde: les soupers priés passaient de mode; toutes les riches maisons se faisaient gloire de tenir table ouverte à tout venant,—révolution fatale qui devait transformer peu à peu le salon en lieu banal, presque public, où la conversation allait s'éteindre sous le bruit, où la société n'allait plus se reconnaître [132].
A côté de ce salon, M. de Choiseul remplissait un autre salon, auquel présidait son nom, sa gloire, un salon tout occupé de sa personne, tout fier de sa fortune, et tenu par sa sœur, la duchesse de Grammont. Désirable, selon l'expression de Lauzun, malgré la dureté de ses traits et de sa voix, plaisante sans réputation d'esprit, sans mots à citer [133], Mme de Grammont s'attachait les gens par des qualités un peu masculines, et surtout par une étude de politesse, poussée jusqu'à l'infiniment petit du détail, jusqu'à la dernière nuance: jamais elle ne laissait entrer personne dans son salon sans se lever, entamer une conversation debout et la finir avant de se rasseoir [134]. Son salon était assiégé dès le matin; et la maîtresse à peine éveillée, sa porte était poussée par les princes, les plus grands seigneurs, les plus grandes dames. Toute la politique du temps y aboutissait; tous les secrets de Versailles, jusqu'aux secrets d'État, y tombaient d'heure en heure: ce salon avait le mouvement, l'autorité, les portes secrètes, les profondeurs voilées et redoutables d'un salon de maîtresse de roi. Tout le jour, les gens en place et postés au plus haut de la faveur s'y pressaient, accourant demander des conseils à cette intelligence de femme rompue à la pratique des affaires, soumettant leurs plans, confiant leurs projets à cette exilée volontaire de Versailles, qui, de Paris, touchait à tout ce qu'il y avait de grand à la cour et de caché dans le ministère. Toutefois, si grande que fût dans ce salon la préoccupation de la politique, les lettres n'y étaient pas oubliées, et elles faisaient comme un charmant intermède dans les soupers de vingt-cinq couverts [135].
Dans le salon Brancas, accusé par Grimm de trop rappeler l'hôtel Rambouillet [136], régnait paisiblement cette belle duchesse de Brancas qui à côté de la duchesse de Cossé semblait le repos de la terre à côté de son mouvement [137]. C'était la personne la plus sage et la plus paresseuse, la grâce recueillie dans un bon fauteuil au coin du feu.
Une femme spirituelle, mais tourmentée par le désir de montrer de l'esprit, prétentieuse, affectée, et qui faisait par le travail et l'effort de ses grâces le pendant de Mme d'Egmont,—on les appelait toutes deux les deux minaudières du siècle,—Mme la comtesse de Tessé recevait à Paris, et plus tard à Chaville, dans ce somptueux château dont son ridicule mari portait une vue sur sa tabatière, entourée de ce vers de Phèdre:
Je lui bâtis un temple et pris soin de l'orner [138].
Ce salon de Mme de Tessé ressemblait à sa maîtresse: un ton entortillé y régnait, une fausse délicatesse y mettait sa glace. Toutefois, bon nombre de prudes y venaient souper, moins pour la cuisine du cuisinier vanté par Sénac [139], que pour faire dire: «Elles vont là [140].»
L'exemple de ces réceptions à la campagne avait été donné par la marquise de Mauconseil dans sa maison de Bagatelle au bois de Boulogne, un joli palais champêtre tout rempli des fêtes, des amusements, des surprises et des changements à vue d'une féerie. Tout Paris avait parlé des fêtes offertes par elle au roi Stanislas en 1756; tout Paris s'entretenait des fêtes qu'elle montait chaque année en l'honneur du maréchal de Richelieu [141], fêtes que Favart imaginait le plus souvent, et dont le scénario remplit deux volumes manuscrits conservés à la bibliothèque de l'Arsenal.
Vers le temps où Mme de Tessé s'établissait à Chaville, Mme de Boufflers, quittant le Temple à la mort du prince de Conti, ralliait ses amis et son ancienne société dans cette jolie maison d'Auteuil qui faisait l'envie de la princesse de Lamballe. Trois fois par semaine, elle y donnait un grand souper; et, tous les jours, elle y recevait à dîner douze à quatorze personnes [142].
La mère de l'amant de Clairon, Mme la comtesse de Valbelle, avait à Courbevoie un salon où la compagnie était détestable [143], mais où le jeu faisait oublier la compagnie. On y faisait les plus furieux cavagnols; et toute la nuit, du cercle des femmes en arrêt sur leurs numéros et leurs avantages, tout occupées à arroser, l'on n'entendait partir que ces mots: «J'ai joué d'un guignon qui n'a point d'exemple... J'ai perdu la possibilité... J'avais douze tableaux, je ne crois pas qu'ils aient marqué trois fois [144].»
Trouvant qu'il n'y avait plus de gaieté dans les soupers, qu'on n'y buvait plus de champagne, qu'on y périssait d'ennui, que les femmes, au lieu d'y apporter de la gaieté, y mettaient de la gêne et de la contrainte, y répandaient du sérieux, Mme de Luxembourg avait imaginé d'organiser des soupers d'hommes [145]. En opposition à ces soupers d'hommes, et comme protestation, la comtesse de Custine improvisait des soupers de femmes, fixés aux jours où les maris allaient coucher à Versailles pour chasser le lendemain avec le Roi. Ces soupers se composaient presque exclusivement de la maîtresse de la maison, de Mme de Louvois, de Mme de Crenay, de Mme d'Harville, et de cette Mme de Vaubecourt si naïve, si charmante. Qui eût dit qu'elle serait enfermée pour la fin de ses jours dans un couvent, à la suite d'aventures d'éclat [146]?
Une société amusante, jeune et gaie, en tête de laquelle se remarque le cardinal de Rohan, entoure dans sa retraite de l'Abbaye au Bois la marquise de Marigny, la femme du frère de Mme de Pompadour, tout heureuse de sa séparation, et des 20,000 livres dont sa pension est augmentée [147]. Celle qui fut d'abord Julie Filleul est toujours une des plus jolies personnes de son temps; et, libre de la jalousie de son mari, débarrassée des ombrages de son amour, des taquineries de sa tendresse, elle semble renaître à la jeunesse, à la gaieté, à tous ces agréments de la raison, de l'esprit, du caractère, qui font grossir autour d'elle le monde de ses amis [148].
. Mme de Rochefort, «cette bégueule spirituelle», ainsi que l'appelait Baudeau [149], tenait au Luxembourg un salon où les grosses et petites nouvelles de la politique avaient la grande place. C'était une personne réfléchie, d'esprit délicat, d'amabilité douce, savante sans prétention, de grâces un peu effacées, et dont tout le rôle consistait à être l'amie décente du duc de Nivernois, «la grande prêtresse de ses admirateurs», disait une femme [150]. Pour garder cet hôte assidu de son salon, pour avoir tous les soirs cet esprit caressant et léger qui faisait si bon ménage avec le sien, elle faisait refuser le ministère à M. de Nivernois lors de la mort de Louis XV. Le salon de Mme de Rochefort, quand il n'était pas réduit à la petite coterie intime convoquée pour entendre une fable du fabuliste grand seigneur, contenait beaucoup de monde illustre. Aux habitués survivants de l'hôtel de Brancas, les Maurepas, les Flamarens, les Mirepoix, les d'Ussé, les Bernis, se joignaient les relations de la seconde moitié de la vie de l'élégante précieuse, les Belle-Isle, les Cossé-Brissac, le vieux duc, l'ancien gouverneur de Paris, l'antique chevalier que Walpole rencontrait là avec ses bas rouges, les Castellane, Mmes de Boisgelin et de Cambis, M. de Keralio qui habitait le Luxembourg. L'ami des hommes, le père de Mirabeau, était un familier du salon, un attentionné de la dame du lieu, s'intéressant à ses tortues et aux pannequets de sa table mal cuits. Il y avait beaucoup d'Anglais et d'Anglaises introduits par l'ancien ambassadeur de France en Angleterre, entre autres la sœur de lord Chatam, une Anglaise très-amoureuse de notre France du dix-huitième siècle, et encore des étrangers comme le baron de Gleichen, comme l'original et spirituel Gatti. On entendait dans ce salon l'impérieuse voix de Duclos et la verve endiablée de Diderot qui étonnait si fort le marquis de Mirabeau. Et bon nombre d'évêques et d'abbés étaient mêlés à des femmes comme Mme Lecomte vivant publiquement avec Watelet et des chanteuses comme la Billioni. Quelquefois un théâtre se dressait dans une salle, et les acteurs de la comédie italienne représentaient un proverbe du duc de Nivernois, un proverbe mêlé d'ariettes et entremêlé de couplets adressés aux grandes dames et aux prélats de l'assemblée [151].
Un lieu de réunion agréable était le concert de la comtesse d'Houdetot, où la voix de sa belle-sœur, sans grande étendue, mais menée avec goût, rendait avec succès les airs d'opéra d'Atys et de Roland chantés au clavecin [152].
Un moment les grandes maisons du dix-huitième siècle donnent ce qu'on appelle des journées de campagne où l'on héberge les invités pendant toute une journée, et où se rencontrent tous les plaisirs de la vie de château [153]. Un moment les salons s'amusent à jouer les cafés, les femmes à prendre l'habit, à faire le rôle de maîtresses de café. On les voit, dans une lettre de Mme d'Épinay, en robe à l'anglaise, en tablier de mousseline, en fichu pointu, en petit chapeau, assises à une espèce de comptoir où se trouvent des oranges, des biscuits, des brochures, et tous les papiers publics. Autour du comptoir, de petites tables simulant les tables de café sont garnies de cartes, de jetons, d'échecs, de damiers, de trictracs. Sur la tablette de la cheminée on a mis en rang les liqueurs. La salle à manger est pareillement toute pleine de petites tables garnies d'une entrée relevée d'un entremets, soutenue par une poule au riz et un rôti placés sur le buffet. Les domestiques, dépouillés de leur livrée, sont vêtus de vestes et de bonnets blancs; chacun les appelle: garçons, tandis qu'ils servent le souper de cette comédie de salon qui fait fureur [154], à laquelle on invite comme pour un bal, qu'on fait suivre de musique, de pantomimes, et le plus souvent de proverbes improvisés dont le public doit deviner le mot. Quelle fête alors se passerait de proverbes? C'est la mode, succédant à la mode des bouts-rimés, qui fait travailler les imaginations de femmes. Mais toutes sont dépassées par Mme de Genlis et obligées de lui céder, du jour où, dans le salon de cette Mme de Crenay qui, en dépit de sa grosseur et de sa grandeur, raffolait de danse, elle organise le merveilleux quadrille des proverbes. Gardel, qui a pour programme: Reculer pour mieux sauter, en fait la plus jolie figure de contredanse. Mme de Lauzun danse avec M. de Belzunce, dans le costume le plus simple, ce qui veut dire: Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Mme de Marigny figurant avec M. de Saint-Julien en nègre, et lui passant dans les figures son mouchoir sur le visage, est chargée de signifier: A laver la tête d'un More on perd sa lessive. Et les autres couples, la duchesse de Liancourt et le comte de Boulainvilliers, Mme de Genlis et le vicomte de Laval, sont aussi parlants [155].
De temps en temps dans tous les salons courait ainsi une mode nouvelle qui régnait, occupait les femmes, s'envolait. A la fureur de jouer des proverbes succédait dans les sociétés la passion des synonymes, passion qui devenait épidémique lors de l'apparition du livre de Roubaud [156], le manuel du genre, que Mme de Créqui annonce complaisamment dans ses lettres. Puis le succès de Nina, le succès du Roi Lear, représenté à la Comédie-Française, faisaient jeter de côté Roubaud et les synonymes; ce n'était plus dans les salons que compositions impromptues, noires histoires, petits romans lugubres, récits attendrissants débités par de jolies conteuses: le plaisir était de pleurer.
Un hiver, c'est une nouvelle distraction. On n'invite plus à des soupers dansants. On invite, quinze jours d'avance, à des soupers où l'on jouera à colin-maillard, à traîne-ballet; et le souper écourté par la hâte, les belles-mères établies à la table de whisk, commence ce jeu assez indigne de la femme et de la société du temps: le colin-maillard et les coups de mouchoir [157].—Puis vient le loto.
Au milieu des grands salons de noblesse qui restent ouverts à Paris pendant toute la fin du dix-huitième siècle, M. de Ségur cite le salon de Mme de Montesson, dont les ordonnateurs des fêtes étaient Dauberval et Carmontelle. Le désir de plaire de la maîtresse de maison, tous ses efforts pour s'attacher des amis et se faire pardonner une situation fausse, une magnificence à laquelle elle prenait soin d'ôter l'orgueil qui blesse et le faste qui écrase, un luxe qu'elle tempérait par les simplicités de l'élégance et du bon goût, de mauvaises pièces de sa façon très-bien jouées et suivies d'un très-bon souper,—ces séductions, ces plaisirs attiraient un monde énorme dans le salon où le duc d'Orléans n'était que M. de Montesson. Et le goût des réceptions s'éteignant peu à peu, les grandes maisons si largement hospitalières se fermant l'une après l'autre ou se restreignant, les ambassadeurs ne recevant plus, cette maison de Mme de Montesson était un moment, sous Louis XVI, la grande maison de la capitale qui n'avait plus que les dîners du maréchal de Biron et les vendredis de la duchesse de la Vallière [158].
Dans le monde des grandes dames, il en était une que l'on ne rencontrait presque jamais chez elle, mais que l'on trouvait partout où allait le grand monde. Chez cette femme qui semblait, comme Mme de Graffigny l'a dit de la France, s'être échappée des mains de la nature lorsqu'il n'était encore entré dans sa composition que l'air et le feu, chez madame la duchesse de Chaulnes, l'âme, le cœur, le caractère, les sens, tout était esprit. Tout en elle venait de l'esprit et retournait à l'esprit. Entretiens, causeries, dissertations, sa parole n'avait que la langue de l'esprit et le thème de l'esprit. Enfant gâtée, enfant terrible de ce siècle où il fallait tant d'esprit pour en avoir assez, elle en avait trop. Elle le jetait à toute volée, à l'étourdie, avec des boutades soudaines, des mots qui partaient ainsi qu'un coup de batte, des traits, des images, des portraits au vif, des facéties, un barbouillage effréné, du ridicule à draper le monde, des épithètes à tuer un homme, des comparaisons tirées on ne sait d'où, des caricatures qu'elle découpait comme au ciseau [159]; et sans y songer, sans viser au rôle qu'allait prendre la maréchale de Luxembourg, son ironie violente, pleine de verve, faisait, dans les plus grands salons de la noblesse, une police des sottises et des bassesses pareille à celle que la raison de Mme Geoffrin faisait, dans la société, des défauts d'ordre et de bon sens [160].
Elle osait tout avec une insolence de duchesse. «A quoi cela est-il bon, un génie?» dit-elle un jour. Quand elle eut commis sa mésalliance, quand elle fut «la femme à Giac», comme on parlait devant elle d'une femme de qualité qui avait épousé un bourgeois: «Je ne le crois pas, dit-elle; on ne fait qu'une de ces folies en un siècle, et je l'ai déguignonnée.» Elle avait aussi bien le mot fin que le mot vif. Étonnée de l'insuffisance d'une femme qui avait désiré ardemment la voir, insuffisance qu'une amie de cette femme expliquait par la crainte de se trouver devant une personne de son esprit: «Ah!—fit Mme de Chaulnes,—cette crainte-là est la conscience des sots [161].» A l'aventure, c'est la devise de sa pensée et de sa vie; sa conscience n'est qu'un premier mouvement, et Sénac de Meilhan l'a peinte tout entière en comparant sa tête au char du soleil abandonné à Phaéton. Intelligence à la dérive et pleine de flammes, elle étonne toujours par l'éclat et l'imprévu. Son génie fou, le caprice de sa bouffonnerie, ses éclairs de raison, le déréglement et la chaleur de ses idées, la fièvre de tout son être, le feu même de ses gestes et de son regard, animent la société; et tous s'empressent autour de la duchesse au teint de cire, aux yeux d'aigle [162].
Au-dessous des salons de la noblesse venaient les salons de la finance. C'était d'abord le salon de ce patriarche de l'argent, tout chargé d'or et d'années, le vieux Samuel Bernard,—maison de bonne chère et de gros jeu où passait tout Paris, où le président Hénault, entrant dans le monde, rencontrait le comte de Verdun, grand janséniste et entreteneur de filles d'Opéra, le prince de Rohan, Mme de Montbazon, Desforts, le futur contrôleur général, Mme Martel, la beauté de Paris d'alors, le maréchal de Villeroy attiré par les beaux yeux de Mme de Sagonne, la fille de Bernard, et que l'on ménageait pour qu'il fermât les yeux sur la banqueroute de 32 millions que Bernard faisait sur la place de Lyon, Brossoré, qui devint secrétaire des commandements de la Reine, Mme de Maisons, sœur de la maréchale de Villars, Haute-Roche, conseiller au parlement, Mme Fontaine, fille de la Dancourt et maîtresse de Bernard [163].
Un autre salon dont parlent les Mémoires d'un homme de qualité, c'était le salon de Law. On s'y réunissait autour d'un souper égayé par l'enjouement de la maîtresse de la maison, et l'on y entendait jusqu'à minuit, jusqu'à l'heure des affaires, mille charmantes folies sortir de la bouche de l'homme portant la fortune d'un peuple et sentant le crédit de la France crouler sous lui.
A côté de ce salon brillait le salon de Mme de Pléneuf, cette femme faite, selon l'expression de Saint-Simon, «pour fendre la nue à l'opéra et y faire admirer la déesse.» A cette beauté Mme de Pléneuf joignait l'esprit, l'intrigue, et comme une grâce de domination. Son salon avait encore l'agrément de sa fille, de cette fille qui sera Mme de Prie, et que d'Argenson appelle «la fleur des pois du siècle»: air de nymphe, visage délicat, de jolies joues, des cheveux cendrés, des yeux un peu chinois, mais vifs et gais, l'attrayante personne possédait tout ce qu'on appelait alors «des je ne sais quoi qui enlèvent». La musique était le grand plaisir de ce salon, et c'est de chez Mme de Pléneuf que sortira, patronnée par Mme de Prie, l'idée de ces concerts degli Paganti tenus chez Crozat et immortalisés par un des derniers coups de crayon de Watteau dans ce dessin, léger comme l'âme d'un air italien, qu'on voit au musée du Louvre [164]; premiers grands concerts du siècle auxquels devaient succéder les fameux concerts de l'hôtel Lubert présidés par la fille du président, et courus par les personnes les plus qualifiées de France [165].—Et quelquefois la bonne compagnie de ce temps poussait jusqu'à Plaisance, jusqu'au beau château des Paris-Montmartel, où, après le dîner, une loterie de bijoux magnifiques versait les diamants dans le cercle des femmes [166].
L'argent a toujours été glorieux en France, et la tradition de Bullion servant à ses convives des médailles d'or se continue dans les hommes d'argent qui lui succèdent. Mais les traitants se façonnent dans le dix-huitième siècle; ils se forment aux délicatesses et aux raffinements du temps. Leur générosité se dépouille de grossièreté et de brutalité: elle vise à être bien élevée, galante, à avoir le bon air, elle prend une coquetterie et une modestie. Leur opulence n'éclate plus; elle n'est plus un soufflet donné aux gens: l'esprit lui vient ainsi que l'invention. Elle se pare de recherches, d'imaginations, d'une grâce, où le goût d'un caprice de femme semble se mêler à la folie d'un grand seigneur. Elle s'élève aux charmantes attentions, aux prodigieuses fantaisies de ce Bouret qui, ne pouvant faire manger à une femme, condamnée au régime du lait, un litron de petits pois,—une primeur de cent écus!—les faisait donner à sa vache!
De ce côté du monde, la finance, dans cet ordre de l'argent, éclate, en se voilant à peine, le désir, l'ambition, la fureur d'attirer les gens de qualité. Maîtres et maîtresses de maison ne reculent devant aucun effort, devant aucune peine, devant aucune dépense pour avoir cet honneur si disputé, si envié, l'honneur de recevoir un peu de la cour et quelques femmes nobles. C'est l'idée fixe, la préoccupation constante, souvent la ruine du financier et de la financière. Et comme ils jettent largement de leur opulence dans leurs appartements, dans leur mobilier, dans leurs cuisines, dans leurs fêtes, pour donner à la noblesse la tentation d'entrer chez eux, de s'y asseoir un moment, et d'y laisser tomber le bruit de ses titres qu'on ramasse pour le faire sonner! Que ne fait-on pas pour se rendre dignes de telles visites, pour frotter contre un vieux nom son argent neuf? Ce sont des soumissions, mille ambassades, c'est la liste de sa société qu'on soumet à l'homme ou à la femme de Versailles; c'est le choix qu'on lui laisse, c'est la permission qu'on lui donne d'amener ceux et celles qu'il désire: c'est la porte de son salon dont on lui donne la clef.
Le plus grand salon de finance du dix-huitième siècle fut le salon de Grimod de la Reynière, «le premier souper de Paris», ainsi qu'on l'appelait [167]. Née de Jarente et tenant par sa famille à une grande maison, Mme de la Reynière était désolée de n'être pas mariée à un homme de qualité, désolée d'être une financière à laquelle était défendue la présentation à la cour. S'il faut en croire le portrait qu'en a tracé Mme de Genlis sous le nom de Mme d'Olcy dans Adèle et Théodore, elle ne pouvait entendre parler du Roi, de la Reine, de Versailles, d'un grand habit, de tout ce qui lui rappelait le monde où son or ne pouvait atteindre, sans éprouver des angoisses intérieures si violentes qu'elles échappaient au dehors: elle rompait aussitôt la conversation. Pour s'étourdir et se tromper, elle avait appelé Versailles chez elle. Une chère exquise, des fêtes merveilleuses, un luxe qui par l'excès touchait à la majesté, avaient amené dans son hôtel les hommes et les femmes du plus haut parage, et elle était arrivée à avoir pour amies intimes la comtesse de Melfort et la comtesse de Tessé, pour monde habituel ce qu'il y avait de mieux nommé. De là bien des colères et bien des ingratitudes autour d'elle, bien des jalousies encore excitées par sa beauté, par la magnificence de son train, par la suprême élégance de sa toilette, par la facilité si noble de son accueil. On exagéra les ridicules de cette financière délicate et vaporeuse qui se plaignait toujours de sa santé; et l'on oublia de voir la bonté, la charité, la bienfaisance qui rachetaient largement en elle les faiblesses et les petites vanités si durement humiliées par les sociétés, les soupers et les cochonailles de son fils [168].—Il semble qu'il y ait dans les richesses un degré qui les rend inexcusables, et où les vertus mêmes ne sont pas pardonnées.
En sortant du salon Grimod de la Reynière, l'on trouvait le salon Trudaine familièrement appelé «le salon du garçon philosophe», où deux grands dîners par semaine et un souper, tous les soirs, amenaient les ducs et les pairs, les ambassadeurs et les étrangers de distinction, la première noblesse, le simple gentilhomme, les gens de lettres, la robe, la finance, tout ce que Paris avait de nommé ou de connu. C'était l'endroit où se rassemblait en hommes la meilleure compagnie, et où l'on trouvait la conversation la plus solide aussi bien que la causerie la plus piquante. Cependant le complet agrément de ce monde était un peu empêché par la maîtresse de maison, Mme Trudaine, femme spirituelle, aimable, sensible, mais qui jouait avec affectation le mépris pour les préjugés du siècle, et dont l'attention silencieuse, un peu dédaigneuse, laissait tomber autour d'elle une certaine froideur.
Au contraire, il y avait de l'aisance et de la bonhomie dans une maison célèbre par sa table, la plus somptueuse peut-être de Paris, et par ses concerts si recherchés. Cette maison, la maison de M. Laborde, était tenue par une femme vertueuse et raisonnable, plus sage que les autres financières, moins engouée de noblesse, accueillant avec politesse, mais sans empressement, les avances et les caresses des grandes dames, et se réservant dans ce salon où le monde passait un petit coin d'intimité, un petit cercle d'amis choisis [169].
Que de vie, que de bruit dans un autre salon, dont il reste aujourd'hui à peine un nom, le salon de Mme Dumoley! un salon un peu à la façon de ces hôtels de la place Vendôme, de la place Royale, où l'on ajoutait sans le savoir des scènes si comiques à Turcaret, où l'on ne recevait pas les hommes sans dentelles arrivant à pied. Mme Dumoley était une personne occupée toute la semaine du nombre d'hommes qu'elle devait avoir à son lundi, et savourant d'avance les louanges sur la richesse de ses ameublements, le luxe de sa table, le goût de son opulence. Réglant son accueil sur la fortune et la noblesse des gens, affichant les gens titrés, montant au plus extrême des airs de la cour, elle voulait bien trouver dans l'esprit d'un homme un prétexte à le recevoir quelquefois. Cette complaisance la sauvait un peu du ridicule. Mme Dumoley avait encore pour elle les restes d'un aimable visage, un agréable vernis de politesse, un joli petit esprit de femme qui parfois lui mettait la plume en main et lui faisait tracer un amusant croquis de «la figure en zigzag de l'abbé Delille» [170]. Et le portrait de la financière sera fini quand nous aurons ajouté avec la méchanceté d'un contemporain: «Elle ne fait point entrer l'amour dans ses moyens de bonheur. Acceptant à la campagne, en voyage, aux eaux, de petits soins offerts sans aucuns frais de sentiment et payés par elle en sentiments presque purs, elle ne serait capable de descendre à des complaisances un peu marquées que pour un homme titré [171].»
Mais le salon de finance où le monde trouvait les plus vives distractions, les fêtes les plus animées, un spectacle continuel, était la maison de M. de la Popelinière à Passy, où Gossec et Gaïffre conduisaient les concerts, où Deshayes, le maître de ballets de la Comédie-Italienne, réglait les divertissements; maison pareille à un théâtre avec sa scène machinée comme un petit Opéra et ses corridors remplis d'artistes, d'hommes de lettres, de virtuoses, de danseuses qui y mangeaient, couchaient, logeaient comme dans un hôtel garni d'habitude; maison hospitalière à tous les arts, pleine du bruit de tous les talents, vestibule de l'Opéra, où descendaient tous les violons, les chanteurs et les chanteuses d'Italie, où les danses, les chants, les symphonies, le ramage des petits et des grands airs, ne cessaient pas du matin au soir! Ce n'était point assez que les jours de spectacle, et ces grandes réceptions du mardi où venaient d'Olivet, Rameau, Mme Riccoboni, Vaucanson, le poëte Bertin, Vanloo et sa femme, la chanteuse à la voix de rossignol; la maison avait encore ses dimanches où Paris arrivait dès le matin, pour la messe en musique de Gossec, arrivait plus tard pour le grand dîner, arrivait à cinq heures pour le couvert dans la grande galerie, arrivait à neuf heures pour le souper, arrivait après neuf heures pour la petite musique particulière où jouait Mondonville.
Une femme donnait le mouvement à toutes ces fêtes, une femme rare et charmante, Mme de la Popelinière. A la beauté et à la grâce de la beauté, elle joignait l'esprit, la verve d'imagination et de parole, la délicatesse, la finesse, un goût exquis des choses de l'art et de la littérature, le naturel du ton et la simplicité de l'âme. Fille d'une comédienne, la Dancourt, et d'abord maîtresse du financier qui lui avait promis le mariage et se dérobait tout doucement à sa promesse, elle avait été conter son chagrin à Mme de Tencin. «Il vous épousera, j'en fais mon affaire,» lui avait dit Mme de Tencin, et elle n'avait rien trouvé de mieux que de travailler sourdement les scrupules religieux du vieux Fleury; en sorte qu'au rembaillement des fermes, Fleury faisait à la Popelinière une condition d'épouser sa maîtresse. La petite Dancourt se trouva être, une fois mariée, une maîtresse de salon admirable. Elle racheta son passé en l'oubliant, sans mettre de l'orgueil sur cet oubli; elle chercha à plaire, et elle y parvint si bien, elle fut si bien adoptée par la mode, que peu à peu, sans y songer, elle fut portée naturellement dans un monde où le financier ne pouvait la suivre, dans des soupers où il n'était pas invité. Il voulut la retenir, la retirer de ces grandes relations qui le rendaient jaloux; car, en la voyant si courtisée, il avait repris de l'amour pour elle. Elle traita ces prétentions de tyrannie capricieuse, d'esclavage humiliant; et bientôt arrivait la découverte de la liaison avec Richelieu que suivait la séparation des époux. Mais déjà, elle était malade du mal qui devait la tuer, et sur lequel elle semble mettre la main pour le faire taire quand elle écrit à Richelieu. Un cancer emportait la pauvre femme.
Cette mort n'assombrissait qu'un moment la maison de la Popelinière, bientôt remarié avec la jolie Mlle de Mondran, qu'il épousait sur la réputation de ses talents. Mais ce n'était plus Mme de la Popelinière. Malgré tous ses talents, son esprit, son art de grande comédienne, la nouvelle maîtresse du salon de la Popelinière n'avait plus la grâce attachante, attirante de celle qui l'avait précédée. Le monde affluait toujours; mais il n'accourait plus que par curiosité pour les fêtes et la magnificence de l'hôte [172].