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La femme au dix-huitième siècle

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L'AME DE LA FEMME

Quand le dix-huitième siècle, ses conventions, ses exemples, le bon goût, le bon ton du monde, les leçons de la vie, ont renouvelé complétement l'éducation et presque la nature de la femme, quand ils l'ont dépouillée de tout naturel, de toute timidité, de toute simplicité, la femme devient ce type des mœurs sociales: la caillette.

Le croquis que Duclos en a tracé, d'un tour de plume et à main levée, dans les Confessions du comte de ***, n'est qu'une esquisse légère et superficielle. Il a seulement effleuré cette physionomie dans son apparence, et l'on ne voit guère se dessiner, sous sa touche vive mais banale, que la femme légère, étourdie et vide de tous les temps. C'est, dit-il à peu près, une espèce au cœur et à l'esprit froids et stériles, occupée sans cesse de petits objets, rapportant tout à une minutie dont elle sera frappée, aimant à paraître instruite, vivant dans la tracasserie comme dans son élément, faisant son occupation des décisions sur les modes et les ajustements, coupant la conversation pour dire que les taffetas de l'année sont effroyables, prenant un amant comme une robe parée, parce que c'est l'usage, incommode dans les affaires, ennuyeuse dans les plaisirs. Et Duclos s'en tient à ce portrait.

La caillette est au dix-huitième siècle une figure plus particulière, plus significative. Elle n'est point seulement la suprême expression de la femme, de ses sens généraux, de son humeur commune; avec les nerfs, la cervelle, les fièvres et les inconstances de son sexe, elle représente son temps et le particularise en ce qu'il a de plus propre et de plus délicat. Elle est avant tout le produit, le résultat, l'exemple le plus sensible, l'image la plus achevée des recherches et des caprices d'esprit de la France. Et peut-être ne saurait-on entrer plus avant dans la connaissance familière de ce siècle de la femme, le toucher de plus près, que par ce personnage où semblent se montrer à la fois comme une exagération de la femme et comme un excès du temps.

Ce qu'on pourrait appeler l'âme extérieure du dix-huitième siècle, la mobilité, la vivacité, tout ce mouvement de petites grâces, tout ce bruit de petits riens, c'est l'âme même de la caillette. La caillette représente en elle le dédain du monde qui l'entoure pour le sérieux de la vie, le sourire dont il couvre tout, sa peur des choses graves, des devoirs pesants, sa manie d'être toujours à voltiger sur ce qu'il dit, ce qu'il fait, ce qu'il pense. Idées courtes, réflexions qui sautent, folies volantes, passe-temps légers, l'étourderie de la tête et du cœur, elle a le fond, tous les dehors, l'affection de l'inconsistance et de la légèreté évaporée. Elle reflète, elle affiche la nouvelle philosophie de son sexe, son horreur de toute pensée commune, grossière, bourgeoise, gothique, son détachement de tous les préjugés dans lesquels les siècles précédents avaient fait tenir le bonheur, les devoirs, la considération de la femme. Son idéal en toutes choses et de tous les côtés est fait de petitesse, de brièveté, d'agrément: il le lui faut piquant, si l'on peut dire, et comme taillé sur la grandeur et la longueur d'une brochure à la mode. Une récréation courante qu'on prend, qu'on feuillette et qu'on rejette, il n'est que cela pour parler à son imagination. On croirait voir, dans cette créature factice, la poupée modèle des goûts de cette civilisation extrême. Ce ne sont que jacasseries, minauderies, gentillesses raffinées. Il y a dans toute sa personne comme une sorte de corruption exquise des sentiments et des expressions. A force de se travailler, elle arrive à personnifier en elle «cette quintessence du joli et de l'aimable», qui est alors dans les personnes la perfection de l'élégance, comme il est, dans les choses, l'absolu du beau. Elle dégage d'elle-même, ainsi que d'une grossière enveloppe, un nouvel être social auquel une sensibilité plus subtile révèle tout un ordre d'impressions, de plaisirs et de souffrances inconnu aux générations précédentes, à l'humanité d'avant 1700. Elle devient la femme aux nerfs grisés, enfiévrée par le monde, les paradoxes des soupers, les mots pétillants, le bruit des jours et des nuits, emportée dans ce tourbillon au bout duquel elle trouve cette folle et coquette ivresse des grâces du dix-huitième siècle: le papillotage,—un mot trouvé par le temps pour peindre le plus précieux de son amabilité et le plus fin de son génie féminin [582].


Sous cette fièvre des manières, sous toutes ces dissipations de l'imagination et de la vie, il reste quelque chose d'inapaisé, d'inassouvi et de vide au fond de la femme du dix-huitième siècle. Sa vivacité, son affectation, son empressement aux fantaisies, semblent une inquiétude; et l'impatience d'un malaise apparaît dans cette continuelle recherche de l'agrément, dans ce furieux appétit de plaisir. La femme se prodigue de tous côtés comme si elle voulait se répandre hors d'elle-même. Mais c'est vainement qu'elle s'agite, qu'elle cherche autour d'elle une sorte de délivrance; elle a beau se plonger, se noyer dans ce que le temps appelle «un océan de mondes», courir au-devant des distractions, des visages nouveaux, de ces liaisons passagères, de ces amis de rencontre, pour lesquels le siècle invente le mot connaissances; dîners, soupers, fêtes, voyages de plaisir, tables toujours remplies, salons toujours murmurants, défilé continu de personnages, variété des nouvelles, des visages, des masques, des toilettes, des ridicules, tout ce spectacle sans cesse changeant ne peut remplir entièrement la femme de son bruit. Que ses nuits se brûlent aux bougies, qu'elle appelle à mesure qu'elle vieillit plus de mouvement autour d'elle, elle finit toujours par retomber sur elle-même: elle se retrouve en voulant se fuir, et elle s'avoue tout bas la souffrance qui la ronge. Elle reconnaît en elle le mal secret, le mal incurable que ce siècle porte en lui et qu'il traîne partout en souriant: l'ennui.

Prenez garde en effet. Ne vous laissez pas tromper aux apparences de ce monde, à la réputation qu'il s'est faite par ses dehors; allez au-delà de ce qu'il montre, touchez à ce qu'il laisse échapper: que trouverez-vous comme mobile de ses agitations, comme excuse de ses scandales, comme expiation de ses fautes? L'ennui. Là est le fond du temps, le grand signe et le grand secret de cette société. Nous avons essayé de peindre ailleurs [583], dans ses caractères généraux, dans l'ensemble de ses influences, ce principe de mort qui se glisse partout sous le règne de Louis XV et apporte à l'âme de la France ces défaillances, tant de dégoût, un si singulier désenchantement de son courage et de son initiative. Du haut en bas de l'échelle sociale, nous avons montré le mal croissant d'ordre en ordre, en bas éclatant brutalement par le cynisme du suicide, en haut s'incarnant dans un maître qui promène des petits appartements au Parc aux cerfs l'ennui d'un peuple dans l'ennui d'un roi!

Mais cette peine d'un siècle d'esprit puni par son esprit même, par la mélancolie de l'esprit, cette punition providentielle d'une société qui ne vit que par l'agrément, qui ne peut trouver de satisfactions que par l'intelligence, qui est lâche devant le devoir et ne connaît plus le dévouement, la tristesse de cette humanité qui n'a plus de vertus que des vertus de sociabilité, le vide de ce monde dont les intérêts et la conscience s'étouffent dans l'air des salons, ce supplice raffiné et à la mesure de la délicatesse du dix-huitième siècle devait avoir son martyr dans la femme. Plus que l'homme, par l'exigence de ses instincts, par la finesse de ses sensibilités morales, par le caprice de tout son être, la femme devait souffrir de ce malaise du siècle. «Une débauchée d'esprit», Walpole, en appelant ainsi la femme du dix-huitième siècle, l'a définie et expliquée. «J'ai une admiration stupide pour tout ce qui est spirituel,» c'est l'aveu que fait une femme au nom de toutes. La femme est tout esprit, et c'est parce qu'elle est tout esprit qu'elle sent en elle comme un désert. Point de sentiment, point de force supérieure qui la soutienne, point de source de tendresse qui la désaltère: rien qu'une occupation de tête, une sorte de libertinage de pensées qui la laisse retomber à toute heure dans le désenchantement de la vie. Son cœur flotte sans point fixe où il puisse s'attacher. Ses facultés manquent en même temps d'un lien qui les assemble et d'un but qui les appelle en haut, d'une foi, d'un dévouement, d'un de ces grands courants qui enlèvent la femme aux faiblesses de sa volonté morale. De là cette aridité à laquelle elle ne peut remédier et dont elle se désole. De là cette prostration singulière, ce sentiment de lassitude qui émousse sa conscience, cet énervement dans le plaisir, ce goût de cendre qu'elle trouve à tout ce qu'elle goûte. Elle use de tout pour se réveiller, pour se donner une secousse, pour se sentir vivre, pour nourrir ou du moins agiter sa pensée. Elle se jette aux lectures, elle dévore l'histoire, les romans, les contes du jour, et l'ennui lui ferme le livre entre les doigts; à peine s'il lui reste le courage de se réfugier dans les Essais de Montaigne et de se faire bercer l'âme par ce bréviaire sans consolation, que la dernière âme de femme du dix-huitième siècle, Mme d'Albany, appellera «la patrie de son âme et de son esprit». Elle se livrera au monde, elle s'arrachera violemment, furieusement à la solitude; elle prendra la passion dominante de la duchesse du Maine, «la passion de la multitude»: mais le dégoût d'elle-même ne la sauvera pas du dégoût des autres. Les gens qui l'environneront ne seront bientôt plus qu'une manière de spectacle; la société lui semblera un commerce d'ennui qu'on donne et qu'on reçoit, et elle reconnaîtra que l'ennui vient de partout, de la solitude aussi bien que de la foule, cette autre solitude, «la plus absolue et la plus pesante de toutes», laissait échapper une grande dame de ce temps au milieu du plus beau salon de France [584].

Correspondances, mémoires, confessions, tous les documents, toutes les révélations familières du temps trahissent et attestent ce malaise intérieur des femmes. Il n'est pas d'épanchement, pas de lettre où la plainte de l'ennui ne revienne comme un refrain, comme un gémissement. C'est une lamentation continuelle sur cet état d'indifférence et de passivité, sur cet engourdissement de toute curiosité et de toute énergie vitale qui ôte à l'âme jusqu'au désir de la liberté et de l'activité, et ne lui laisse d'autre patience que la paresse et la lâcheté. L'ennui, pour les femmes d'alors, c'est le grand mal, c'est, comme elles disent, «l'ennemi»; et écoutez-les lorsqu'elles en parlent, lorsqu'elles le confessent: leur langage si net, si peu déclamatoire hors de là, prend des expressions énormes pour exprimer l'immensité de leur découragement. Le néant, tel est le mot qu'elles trouvent, sans le juger trop fort, pour peindre ce sommeil de mort auquel elles succombent: «Je suis tombée dans le néant... Je retombe dans le néant...», c'est une phrase que ces femmes de tant de goût et de tant de mesure écrivent couramment, naturellement, et qu'elles rencontrent sous leur main quand elles veulent parler de leur ennui, tant ce qu'elles souffrent leur semble être une chose qu'on ne peut mieux comparer qu'au rien qui suit la mort. Les plus courtisées, les plus entourées ont des cris pareils à des dégoûts de mourant qui retourne la tête contre le mur: «Tous les vivants m'ennuient!... La vie m'ennuie!» Il en est qui arrivent à envier les arbres, parce qu'ils ne sentent pas l'ennui [585]. Et la grande épistolaire du temps, Mme du Deffand, sera le grand écrivain de l'ennui.

Cet ennui du cœur et de l'esprit réagissait sur le corps de la femme. Il lui donnait une souffrance, une faiblesse, une langueur, une sorte de tristesse et d'atonie physiques, le malaise sourd que le temps appela de ce mot vague: les vapeurs. «Les vapeurs, c'est l'ennui,» dit Mme d'Épinay. De ce mal, le dix-huitième siècle n'apprécia guère que le ridicule. Fatigué de voir des femmes sans ressort, sans volonté, allongées sur des chaises longues, ayant pour toute force celle de faire des nœuds, se plaignant d'une façon si mourante d'être anéanties, le temps crut ou voulut croire qu'il n'y avait point de principe à une maladie devenue de bon ton et qui s'affichait comme une mode. Il essaya d'étouffer sous la raillerie, l'épigramme, la chanson, ces vapeurs qui ne lui semblaient que migraine, mal imaginaire, affectation, et qui pourtant cachaient, sous la comédie, sous l'exagération, la grande souffrance des siècles civilisés, la maladie du système nerveux, la secrète hypocondrie, la terrible et mystérieuse hystérie. Et lorsqu'à la fin du siècle les vapeurs deviendront de véritables crises de nerfs et que des femmes seront obligées de faire matelasser leurs chambres à coucher contre des attaques périodiques, lorsque le mal éclatera avec de si frappants caractères chez la princesse de Lamballe [586], le public continuera à se moquer, comme d'une manie, de ces évanouissements périodiques.

Il est besoin de rechercher ici les causes particulières au temps, personnelles à la femme d'alors, qui la prédisposaient dès l'enfance à cet état valétudinaire, à ce mal étrange de l'ennui passé des forces imaginatives aux forces vitales, devant lequel la médecine allait se perdre en tâtonnements et en perplexités. La femme, en sortant du maillot, était enfermée dans une sorte de cuirasse; toute petite, on commençait à lui dessiner et à lui façonner une taille artificielle au moyen d'un corps à baleine, sans laquelle les petites filles, laissées à la nature, n'auraient jamais fait, au sentiment du temps, que des êtres informes, «des femmes de campagne». C'est à cette première compression des organes, à l'usage du corps embarrassant la respiration et la digestion que Bonnaud attribue généralement les vapeurs dans son livre de la Dégradation de l'espèce humaine par l'usage des corps à baleine [587]. Puis vient l'habitude du blanc et du rouge qu'on ne portait autrefois qu'après le mariage, qu'on voit aujourd'hui aux joues des jeunes filles, et dont la femme abuse avec plus d'excès à mesure qu'elle vieillit; usage malsain de préparations plus malsaines encore: ce blanc n'est pas toujours du blanc de Candie, fait de coquilles d'œufs; il est souvent composé de magistères de bismuth, jupiter, saturne, de céruse; ce rouge ne se tire pas seulement de matières animales ou végétales comme la cochenille, le santal rouge, le bois de Fernambouc, mais aussi de minéraux comme le cinabre, le minium, de minéraux de plomb, de soufre et de mercure calcinés au feu de réverbère. Et que de maux venant de là, de ce blanc, et surtout de ce rouge, dont le plus inoffensif, le carmin même, le rouge végétal, le rouge de Portugal, si renommé comme le plus beau et le plus haut en couleur, est abandonné par les femmes à cause des douleurs de tête et des démangeaisons qu'il leur cause! Des boutons, des fluxions du visage ou des gencives, c'est le moindre inconvénient de cette enluminure et de ce plâtrage; le blanc et le rouge ne gâtent pas seulement les dents, ils font plus qu'abîmer les yeux jusqu'à menacer la vue, ils attaquent tout le système nerveux, et amènent dans tout le corps des désordres qui ne s'arrêtent qu'à la cessation de leur emploi [588]. A ces désordres s'en joignent d'autres, produits par l'abus des parfums entêtants, par l'usage immodéré de l'ambre, par une cuisine que la France de Louis XIV ne connaissait pas, une cuisine toute composée de jus, de coulis, d'épices, de brûlots [589], un sublimé de succulence donnant au jeu des organes une effervescence factice, brûlant au lieu de nourrir, et mettant dans le chyle, dans le sang, dans la lymphe, un élément corrosif. Et pour relever encore cette cuisine, voici que s'introduisent, au dessert qui les ignorait, les liqueurs de Lorraine [590]. Tout est contraire à l'hygiène naturelle de la femme, l'ordre et l'heure des repas, ces soupers qui s'enfoncent dans la nuit, qui forcent l'estomac dérangé, et qui mettent, dans les lettres de femmes du temps, tant de plaintes d'indigestions. Et pour irriter et ébranler les nerfs de la femme, il y a par-dessus cela le café, le chocolat et le thé, que la médecine d'alors considère comme un des plus grands excitants.

Quelles causes encore aux vapeurs? Les médecins en trouvent une dans la médecine, dans la médicamentation de leur temps, l'abus des saignées et des purgations pour la moindre indisposition traitée par la diète et l'eau. Ils en signalent une autre bien singulière: la lecture des romans. C'est là, pour certains d'entre eux, l'origine et comme l'âme du mal de la femme. Ils font dériver son malaise, le déréglement de sa santé, de cette manie de lecture romanesque qui remplit le siècle, et qui prend les filles dès la bavette. Et peignant l'état où les romans mettent la femme, cette vie suspendue dans l'attention, ces longues heures, ces nuits même consumées par la passion de lire, tout ce travail de tête sans exercice, tant d'émotions, tant de sensations qui la traversent, l'étourdissement qui lui monte au cerveau de ces pages magiques qu'elle respire, de ce papier enivrant, ils arrivent à conclure, par la plume de l'auteur des Affections vaporeuses, que toute petite fille qui lit à dix ans au lieu de courir fera une femme à vapeurs [591].

Au fond, toutes ces raisons des vapeurs du dix-huitième siècle ne sont que secondaires. Il en est une qui les domine toutes. Le monde, la vie du monde, c'est ce qui rend avant tout la femme vaporeuse. L'énervement lui vient de cette vie de veille qui fait donner aux femmes le nom de lampes, de cette vie toute nocturne qui se couche au jour [592]. Il lui vient de la fièvre succédant à cette vie, de ce tourment des nuits du siècle, l'insomnie, qui, déjà sous la Régence, retourne les femmes dans leur lit jusqu'à sept heures du matin, et qui fait plus tard, chez Mme du Deffand, chez Mlle de Lespinasse, ce grand désespoir de ne pouvoir dormir. Et qu'est-ce pourtant, contre la santé de la femme, que cette vie matérielle du monde, auprès de sa vie morale? Le jeu incessant de toutes les facultés, l'ambition, la jalousie, la guerre des rivalités, l'excitation de l'esprit, de l'amabilité, le travail de la grâce, les déceptions, les mortifications, les vanités qui saignent, les passions qui brûlent, quelle autre fièvre pour miner et ébranler le délicat organisme de la femme!

Devant le mal chaque jour plus général, la médecine demeura d'abord embarrassée, hésitante. Il se rencontra des médecins qui, l'attribuant à l'imagination seule, guérirent les vapeurs sans les traiter; ainsi fit le fameux Sylva qui, sans remède, exorcisa les vaporeuses de Bordeaux en épouvantant leur coquetterie: il se contenta de leur dire que ce qu'elles appelaient vapeurs était le mal caduc [593]. Forcée bientôt de prendre au sérieux de réelles souffrances, de reconnaître une maladie dans l'affection régnante, et de traiter les vapeurs avec des remèdes, la médecine employa des toniques, des excitants, les antispasmodiques, l'éther, le musc, l'assa-fœtida, l'eau de mélisse, l'eau de la Reine de Hongrie, les gouttes d'Hoffman, les pilules de Stahl et de Geoffroy. Ce traitement énergique et réconfortant réussissait assez mal, quand parut un homme qui eut pendant quelques années une vogue presque égale à celle de la maladie qu'il soignait. Rien ne lui manqua, ni les persécutions, ni l'engouement des malades, ni la clientèle des femmes les plus qualifiées, ni la confiance de Mme du Deffand, qui lui demanda de lui rendre le sommeil [594]. Ce médecin était le fameux Pomme. Comparant les nerfs dans leur état de santé à un parchemin trempé et mou, il attribuait les vapeurs à un desséchement, un racornissement du système nerveux. Toute la science de la médecine consistait, suivant son système, à rendre l'humidité à ce tissu: et il croyait y parvenir en ordonnant des délayants, des humectants, de l'eau de veau, de l'eau de poulet, du petit lait, et surtout des bains tièdes, des bains de cinq, six, huit heures même: dans l'espace de quatre mois, une de ses malades, Mme de Clugny, passa dans l'eau douze cents heures! Il guérissait, il réussissait surtout. Mais deux des grandes dames qu'il soignait, la marquise de Bezons et la comtesse de Belzunce, mouraient vers la fin de 1770, et leur mort faisait grand bruit. Il était poursuivi par les jalousies et les tracasseries de ses collègues, qui allaient jusqu'à faire verser par des domestiques gagnés, du sirop de Rabel sur les purées de concombre et de chicorée qu'il ordonnait à ses malades. Sa vogue commençait à passer: il quittait Paris, et regagnait Arles, sa ville natale. Ses ennemis répandaient qu'il était expatrié, qu'il était mort; et, profitant du retour de la mode, ils comparaient sa médecine à celle de Printemps, ce soldat aux gardes françaises qui avait fait une si belle fortune, quelques années auparavant, en prescrivant aux vaporeuses une décoction de foin. Mais Printemps ne s'était pas retiré comme Pomme: il était tombé. Il avait déjà, avec ses décoctions de foin, gagné de quoi donner du fourrage sec à deux chevaux qui le conduisaient à ses visites dans un bon carrosse, lorsqu'il fut arrêté net en si beau chemin: une requête présentée par la Faculté à M. le maréchal de Biron l'avait mis à bas de son équipage [595]. Cependant Pomme vivait malgré ses ennemis, et il avait encore des fidèles à Paris qui faisaient le voyage pour le consulter. Des dévotes entêtées et enthousiastes lui restaient, telles que la comtesse de Boufflers, qu'on voit presque aussitôt la mort du prince de Conti partir de Paris et aller s'établir à Arles dans une maison meublée pour elle où elle passe tout l'hiver à portée des soins de M. Pomme. C'était elle sans doute qui le rappelait sur son grand théâtre, le rétablissait dans la capitale et lui ramenait sa clientèle. Poussé par elle, le grand médecin des femmes arrivait à tout: il devenait médecin consultant du roi, et en 1782 une nouvelle édition de son Traité des affections vaporeuses paraissait, publié par ordre du gouvernement et imprimé à l'Imprimerie royale.

En face de Pomme, un médecin s'était levé, dont la popularité devait être plus durable, dont le nom est resté: Tronchin! Tronchin, dont les jolies femmes vont chercher «les oracles» à Genève, Tronchin qui voit toute la France se presser dans ses antichambres de Paris [596]. Imaginez le Rousseau de la médecine. La révolution que la Nouvelle Héloïse fait dans le cœur de la femme, les ordonnances de Tronchin l'accomplissent dans ses habitudes, dans sa vie journalière. Tronchin fait sortir la femme de sa paresse et de ses langueurs, presque de sa constitution. Il la force au mouvement, aux fatigues fortifiantes. Il lui impose de gros ouvrages, il la fait frotter des salons, bêcher un jardin, se promener en réalité, sur ses pieds, courir [597], s'exténuer: c'est un mot que sa doctrine fait entrer dans la langue de la femme. Il rend ses membres à l'exercice, son corps à la liberté avec ces robes nouvelles, baptisées de son nom, portées bientôt dans tout Paris par les promeneuses appuyées sur de longues cannes, tronchinant [598], comme dit le temps. Marcher devient une mode; et c'est le temps où la maréchale de Luxembourg, attaquée sur le plaisir qu'elle peut trouver dans la société de la Harpe, répond simplement pour la défense de la Harpe et pour la sienne: «Il donne si bien le bras!»

Occuper physiquement la femme, la distraire d'elle-même par l'activité et la lassitude corporelles, lui remuer le sang et les humeurs, lui rafraîchir la tête par l'exercice, le grand air, tels furent les moyens employés par Tronchin pour combattre les tristesses, les ennuis de la femme, la tirer d'un état de stagnation morale, remettre l'équilibre dans son organisme nerveux. Rien ne fut ajouté à ce système par les médecins en vogue qui vinrent après lui, par Lorry, si goutteux que les malades descendaient pour le consulter dans son carrosse [599], par Barthés, le type des jolis médecins de femmes du temps, qui saignait les dames avec une ligature à glands d'or [600], et qui pour avoir sauvé Mme de Montesson recevait du duc d'Orléans une pension de 2,000 livres [601].


Cependant, tout en demandant le soulagement de son malaise physique à la médecine et aux charlatans, la femme cherchait en elle-même le remède de son malaise moral. Remontant à la source de toutes ses souffrances, au principe de son mal, que trouvait-elle? L'inoccupation des idées dans l'étourdissement, cette dispersion de soi-même, cette espèce d'éparpillement de l'âme que fait la dissipation. D'où lui venait ce goût de néant que toutes choses, et le plaisir même, prenaient sous sa main? Du néant qui était en elle, du vide caché sous une frivolité inquiète, de cette activité froide répandant son esprit de tous les côtés sans l'intéresser à rien, lui donnant du mouvement sans lui donner de ressort. Son grand mal, l'empoisonnement de sa vie, la misère de son être était en un mot de manquer de ce qu'elle a appelé elle-même «un objet [602]».

Un objet,—voilà ce que la femme va poursuivre pendant tout le siècle. Et ce fond sérieux et solide de l'esprit, cet intérêt de la pensée, cette base, ce but, ce poids qui lui manque, elle ira les chercher, avec passion, avec la fureur de l'engouement, sans souci de la singularité ou du ridicule, non point dans les passe-temps d'intelligence à sa portée, mais à l'extrémité opposée des talents et des aptitudes de son sexe, dans des études qui sembleront l'attirer par le sérieux, l'immensité, la profondeur, l'horreur même, par ce qui absorbe et remplit l'intelligence de l'homme.

Les romans disparaissent de la toilette des femmes, et l'on ne voit plus que des traités de physique et de chimie sur les chiffonnières. Les plus grandes dames et les plus jeunes s'occupent des matières les plus abstraites et rivalisent avec Mme de Chaulnes embarrassant les académiciens et les savants qui viennent chez son mari. Dès 1750, Maupertuis est déjà la «coqueluche» des femmes; il est déjà de ton pour les petites-maîtresses d'aller s'extasier aux séances de l'abbé Nollet, et de voir sortir du feu, un feu qui fait du bruit, du menton d'un grand laquais qu'on gratte [603]. Dans les salons de la fin du siècle, on forme des sociétés de vingt, vingt-cinq personnes, pour suivre un cours de physique, un cours de chimie appliquée aux arts, un cours d'histoire naturelle [604] ou de myologie. On rougirait de ne pas assister aux leçons de M. Sigault de la Fond ou de M. Mittouart; ne nomme-t-on pas parmi celles qui s'y pressent Mmes d'Harville, de Jumilhac, de Chastenet, de Malette, d'Arcambal, de Meulan [605]? Une femme ne se fait plus peindre sur un nuage d'Olympe, mais assise dans un laboratoire [606]. Que Rouelle, le frère du fameux Rouelle, fasse des expériences sur la fusion et la volatilisation des diamants, il aura pour spectatrices la marquise de Nesle, la comtesse de Brancas, la marquise de Pons, la comtesse de Polignac, Mme Dupin, qui suivront d'un œil attentif et curieux le diamant brillant sous le feu de la moufle, étincelant une dernière fois, et suant la lumière [607]. Un journal va paraître répondant aux besoins du temps, aux goûts de la femme, qui, mêlant les sciences aux arts agréables, donnera, à côté de la poésie, des traits de bienfaisance, des variétés et des spectacles; les mémoires scientifiques, les descriptions de machines, les observations d'astronomie, des lettres sur la physique, des morceaux sur la chimie, des recherches de botanique et de physiologie, les mathématiques, l'économie domestique, l'économie rurale, l'agriculture, la navigation, l'architecture navale, l'histoire, la législation, et les comptes rendus de l'Académie [608]. Les Pilastre du Rozier, les la Blancherie vont exploiter la même idée, le même engouement. Les académies payantes, les musées vont naître, les musées dont le succès est fait par le public des femmes applaudissant tout ce qu'on leur débite, et jusqu'aux compilations de Gébelin sur le bœuf Apis [609]! Musées et lycées vont remplir Paris de science aimable, d'érudition attrayante. Et quel spectacle plus charmant que toutes ces jolies têtes tournées vers le docteur qui trône sur sa chaise curule, au bout d'une longue table garnie de cristallisations, de globes, d'insectes et de minéraux? Il grasseye, il nuance sa diction, au milieu du cercle des femmes formant la première enceinte de l'auditoire, les joues sans rouge, et comme pâlies par les veilles, la tête appuyée négligemment sur trois doigts en équerre, immobiles d'attention, ou bien du regard et de la main faisant l'application du discours aux objets étalés sur la table [610].

Mais les lycées ne suffisent pas. Le Collége royal lui-même, cette école de tous les arts et de toutes les sciences fréquentée jusque-là par l'étude seule, le Collége royal va voir en 1786 ses portes forcées par les femmes triomphant des répugnances de l'abbé Garnier, grâce à l'aide et aux intrigues de leur ami Lalande [611]. On est loin de la délicate maxime de Mme de Lambert: «Les femmes doivent avoir sur les sciences une pudeur presque aussi tendre que sur les vices.» Nulle science ne répugne à la femme, et les sciences les plus viriles semblent exercer sur elle une tentation, une fascination. La passion de la médecine est presque générale dans la société; la passion de la chirurgie est fréquente. Beaucoup de femmes apprennent à manier la lancette, le scalpel même. Beaucoup se montrent jalouses de la petite-fille de Mme Doublet, la comtesse de Voisenon, qui auprès des médecins reçus chez sa grand'mère a appris tant bien que mal l'art de guérir et médicamente dans ses terres, parmi ses amis, tout ce qui lui tombe sous la main; si bien que des plaisants, insérant un carton dans le Journal des Savants, lui font croire qu'elle est élue présidente du collége de médecine [612]. La marquise de Voyer raffole de leçons d'anatomie, et s'amuse à suivre le cours du chyle dans les viscères [613]. Car l'anatomie est alors un des grands goûts de la femme: peu s'en faut que les femmes à la mode n'aient dans un coin du jardin de leur hôtel, ce petit boudoir, ces délices de Mlle Biheron, la grande artiste en sujets anatomiques faits de cire et de chiffons, un cabinet vitré plein de cadavres! Et ne verra-t-on point une jeune femme de dix-huit ans, la jeune comtesse de Coigny, se passionner tellement pour cette horrible étude, qu'il ne lui arrivera point de voyager sans emporter dans le coffre de sa voiture un cadavre à disséquer, comme on emporte un livre à lire [614]?

L'universalité de toutes les connaissances, l'encyclopédie de tous les talents, tel fut ce rêve de la femme du dix-huitième siècle, inspiré par l'exemple de ce génie si vif et si léger qui, en touchant à tout, semblait embrasser tout, par ce Voltaire qui, pour se reposer de remuer le monde des passions, remuait par passe-temps le monde des sciences. Que devait-il en sortir? Rien qu'un joli monstre, une femme sachant saigner et pincer de la harpe, enseigner la géographie et jouer la comédie, dessiner des romans et des fleurs, herboriser, prêcher et rimer, le type parfait de ce que le temps appelait une virtuose: Mme de Genlis.


Une femme se trouva au dix-huitième siècle qui résista à ces deux mouvements opposés de l'âme de son sexe, à ces deux grands courants de la mode, dont l'un entraînait la femme à toutes les coquetteries raffinées du caprice, de l'étourderie précieuse, de la légèreté, de la mobilité, l'enlevait à la vie réelle, presque à la terre; dont l'autre l'emportait, à la suite de Mme du Châtelet, vers le bel esprit des sciences, dans cette sphère des amusements chimiques et physiques où Newton s'appelle Algarotti, vers la vanité et la superficie de toutes les connaissances. Mais, tout en combattant également ces deux grands travers, cette femme ne put avoir raison du dernier: la vogue des sciences et des lycées devait lui survivre, se répandre encore, résister même à la Révolution, et reparaître sous le Directoire avec tout l'éclat de ses ridicules. Il n'en fut pas de même de l'exagération, et, si l'on peut dire, de la fièvre de la grâce: elle la déconsidéra, elle la discrédita presque absolument. Du haut de l'influence de son salon, cette femme, une bourgeoise, fit tomber d'un coup d'épingle toute cette bouffissure, rendit à la vérité l'âme de son sexe, et remit sa coquetterie dans le chemin du naturel. A cette originalité, à cet agrément, cherchés par la femme d'alors dans le tour des sentiments travaillés et l'enflure de la langue forcée, cette femme opposait la simplicité, une simplicité de fondation, de vocation, de tradition et de nature, qu'elle tirait de sa naissance et de sa personne, de l'ordre dont elle sortait aussi bien que de la tendance de ses goûts, de son esprit, de sa raison froide, de son âme rassise, de son bon sens impitoyable. Et ce n'était point seulement son caractère que la simplicité, c'était encore son étude, sa préoccupation, sa vanité; elle la perfectionnait, elle la méditait, elle la polissait. Elle en faisait une arme contre les façons d'être et de paraître du monde d'alors. Tandis que tous autour d'elle cherchaient à briller, à éclater, que la mode était de tirer l'œil ou d'accrocher l'esprit des autres, au milieu de cette universelle manie de se jeter et de se témoigner au dehors, qui faisait en ce temps de l'épithète uni une condamnation absolue, une cruelle injure, elle prenait cette qualité négative, l'uni, pour sa règle; et la devise de sa personne était la devise de son appartement: Rien en relief. Elle affichait «le simple», elle le jouait contre son siècle, allant jusqu'à rechercher les images triviales, les comparaisons de ménage, les métaphores tirées de bas pour ôter toute prétention à ses idées les plus ingénieuses; et dans ce temps où l'âme semblait ne pouvoir se passer de manières, où la vie, la pensée, l'amour, tout se déréglait et se désordonnait, où la femme demandait une sorte de folie à ses sensations, cette femme demeurait droite et ferme, restant une âme toute faite de raison, affectant le terre à terre, se vantant d'ignorance, bornant au repos de l'être le système et le plan du bonheur. Au lieu de sortir d'elle-même, elle s'y tenait réfugiée. Fuyant tout effort, toute peine, toute secousse, elle poussait ses facultés vers une certaine nonchalance, elle inclinait ses désirs vers une sorte de paresse. Et cette paix, qui était en elle un renoncement philosophique, elle la gardait par une pratique de vie constante et régulière, affermie de maximes et d'axiomes. Modération, tempérament en toutes choses, c'était le secret de ce parfait et tranquille équilibre établi jusque dans les mouvements d'un cœur pondéré par cette femme qui se dérobait à l'émotion de la charité même, et dont la bouche un jour laissa échapper comme une bouffée de glace cette phrase froide: «Je ne me défie de personne, car c'est une action; mais je ne me fie pas, ce qui n'a pas d'inconvénient [615]

Le papillotage ne put longtemps résister à la protestation de cette figure sereine, nette, sèche, qui rattachait, dans toute sa personne, la femme à la réalité de la vie, à la nécessité du sens commun; et cette femme sans séduction, sans esprit, ironique seulement par son exemple et l'opposition de sa manière d'être, Mme Geoffrin eut l'honneur de changer un instant son sexe et de le refaire à son image. Elle imposa silence à ce cri de la femme du dix-huitième siècle: «Si jamais je pouvais devenir calme, c'est alors que je me croirais sur la roue [616]!» Elle apaisa son sexe; elle le rasséréna; elle le tira de cet état de convulsion et d'ivresse dans lequel Mme de Prie lui avait appris à vivre [617]. Et, avec le calme, elle ramena le vrai dans cette société qui en avait perdu le sentiment. Son autorité remit en honneur le vrai du sentiment, le vrai de la conversation. Et ce furent bientôt les charmes sociaux supérieurs à tous les autres. Se comparant avec des femmes de la société plus jolies qu'elle, douées d'un plus grand agrément, animées d'un plus vif désir de plaire, et se demandant d'où lui est venue sa supériorité sur ces femmes, moins recherchées, moins aimées qu'elle, moins entourées des flatteries du monde, de Mlle Lespinasse se répond à elle-même justement que son succès tient «à ce qu'elle a toujours eu le vrai de tout», et qu'à ce mérite elle a joint celui «d'être vraie en tout».


Mais à mesure que se faisait dans la femme ce débarras, ce dépouillement de toute exagération, à mesure que son langage, ses expressions, son esprit, son âme, revenaient au vrai, et que tout en elle se modelait sur la vérité, en prenait la mesure, l'empreinte et l'accent, la femme semblait rappeler à elle ce qu'elle était habituée à jeter hors d'elle-même et à répandre. Les choses et les personnes ne lui apparaissant plus que dans la réalité de leur être et de leur essence, le jugement se substituant en elle à la sensation, sa pensée ne s'ouvrant plus qu'aux idées de rapport, la femme perdait peu à peu l'instinct et l'illusion du premier mouvement. Il n'y avait plus rien de jaillissant dans son imagination, de spontané et d'abandonné dans ses sentiments. Elle se resserrait, elle se détachait des autres, et se retirait dans le cercle étroit de la personnalité. Elle s'affermissait contre l'effusion et l'expansion. Elle se garait de l'émotion, et, s'avançant dans la paix de l'égoïsme, elle faisait chaque jour à sa sensibilité la place moins grande. La froideur de sa tête descendait dans son cœur, et elle arrivait à pouvoir dire, en mettant la main sur ce cœur qu'elle empêchait de battre et qu'elle forçait à penser, le mot, le grand mot de Mme de Tencin à Fontenelle: «C'est de la cervelle qui est là [618]

C'est alors que la sécheresse, ce dernier caractère d'un siècle d'esprit, arrive à être chez la femme un caractère constant. Et que de paroles, que de cris échappés la révèlent! Il est des correspondances où le génie de la femme du dix-huitième siècle semble le génie de la sécheresse. C'est comme un sens, dominant tous les autres, qui triomphe des faiblesses et des tendresses de la femme, de sa nature, de son sexe. Cette sécheresse de la femme apparaît partout, sans voiles, crûment et ingénument, dans le cynisme ou dans la grâce, brutale ou polie, effrayante ou légère. Elle s'accuse dans des mots qui creusent un abîme dans l'humanité du temps. On la touche, on la respire, elle fait peur, elle fait froid dans ce retour qu'une femme du siècle fait sur elle-même, en regardant embrasser un enfant: «Je n'ai jamais rien pu aimer, moi.» Cette sécheresse effraye dans l'amour et dans toutes les passions de la jeunesse; elle épouvante dans les habitudes, les attachements, les amitiés même de la vieillesse. Écoutez son dernier mot dans ce dialogue de mort, dans cette scène d'une tristesse sinistre et que pouvait seul produire le siècle, où Montesquieu attribuait la grande amabilité d'une personne à ce qu'elle n'avait jamais rien aimé: Mme du Deffand, vieille, aveugle, est assise dans son tonneau, son vieil ami Pont de Veyle est couché dans une bergère au coin de la cheminée; ils causent: «Pont de Veyle?—Madame.—Où êtes-vous?—Au coin de votre cheminée.—Couché les pieds sur les chenets, comme on est chez ses amis?—Oui, madame.—Il faut convenir qu'il est peu de liaisons aussi anciennes que la nôtre.—Cela est vrai.—Il y a cinquante ans.—Oui, cinquante ans passés.—Et dans ce long intervalle, aucun nuage, pas même l'apparence d'une brouillerie.—C'est ce que j'ai toujours admiré.—Mais, Pont de Veyle, cela ne viendrait-il point de ce qu'au fond nous avons été toujours fort indifférents l'un à l'autre?—Cela se pourrait bien, madame [619]


Un soir après souper, au Palais-Royal, c'était un de ces petits jours qui rassemblaient la société intime, les dames travaillaient autour de la table ronde. La duchesse de Chartres, Mme de Montboissier, Mme de Blot, parfilaient; Mme de Genlis faisait une bourse entre M. de Thiars et le chevalier de Durfort; le duc de Chartres se promenait dans le salon avec trois ou quatre hommes, allant et venant. La causerie tomba sur la Nouvelle Héloïse. Mme de Blot, si mesurée, si compassée d'ordinaire, en commença un éloge si vif, si emphatique, que le duc de Chartres et les hommes qui se promenaient avec lui se rapprochèrent; et l'on fit cercle autour de la table. Mme de Blot continua intrépidement sa thèse, devant le cercle, sous le regard du duc de Chartres; et, s'animant à mesure qu'elle parlait, elle finit par s'écrier «qu'il n'existait pas une femme véritablement sensible qui n'eût besoin d'une vertu supérieure pour ne pas consacrer sa vie à Rousseau, si elle pouvait avoir la certitude d'en être aimée passionnément [620]

Ce cri d'une femme est le cri de la femme du dix-huitième siècle. Et c'est la grande voix de son temps et de son sexe que fait entendre cette bouche de prude. L'influence prodigieuse de Rousseau, la captation de son génie, l'enivrement de ses livres, son règne sur l'imagination féminine, l'enthousiasme, la reconnaissance, le culte amoureux et religieux dont cette imagination entoure jusqu'à sa personne, Mme de Blot les signifie avec la vivacité et la sincérité de l'opinion, avec la conscience de toutes ces femmes achetant comme une relique un bilboquet de Rousseau, baisant son écriture dans un petit cahier [621]!

Il était juste que Rousseau inspirât à la femme ce culte et cette adoration. Ce que Voltaire est à l'esprit de l'homme au dix-huitième siècle, Rousseau l'est à l'âme de la femme. Il l'émancipe et la renouvelle. Il lui donne la vie et l'illusion; il l'égare et l'élève; il l'appelle à la liberté et à la souffrance. Il la trouve vide, et il la laisse pleine d'ivresse. Révolution morale, immense en profondeur, en étendue, et qui engagera l'avenir! Rousseau paraît, c'est Moïse touchant le rocher: toutes les sources vives se rouvrent dans la femme.

A ce monde usé de plaisir, lassé d'esprit, et que dévorent toutes les sécheresses et tous les égoïsmes d'une société à son dernier point de raffinement et de corruption savante, il rend les forces et les vertus expansives. Et qu'a-t-il donc apporté, cet apôtre misanthrope, cet homme providentiel, attendu par la femme, invoqué par l'ennui de son cœur, appelé par ce temps qui souffre de ne pas aimer, qui meurt de ne pas se dévouer? Une flamme, une larme: la passion!—la passion, qui malgré l'opinion de celui-là même qui l'apportait au dix-huitième siècle, va devenir au dix-neuvième siècle si propre à l'intelligence même de la femme, qu'elle sera le génie des deux grands écrivains de son sexe et l'inspiration de leurs chefs-d'œuvre.

Au souffle de Rousseau, la femme se réveille. Un frémissement passe dans le plus secret de son être. Elle vibre à des sensations, à des émotions, à mille pensées qui la troublent. Elle renaît à des tendresses et à des voluptés qui pénètrent jusqu'à sa conscience: son imagination afflue à son cœur. Et l'amour lui apparaît comme un sentiment nouveau, ressuscité, sanctifié. A l'amour de galanterie, à l'amour léger et brillant du dix-huitième siècle, succède la possession, le ravissement de l'amour. Ce n'est plus un caprice s'amusant d'un goût, c'est un enthousiasme mêlé d'une folie presque religieuse. L'amour devient passion et n'est plus que passion. Il prend une langue de flamme, un accent qui touche au ton de l'hymne. Voyant son objet parfait, il en fait son idole, il le place dans le ciel. Il flotte dans mille images et dans mille idées divines: le paradis, les anges, les vertus des saints, les délices du céleste séjour. Il écrit à genoux sur un papier baigné de pleurs. Il s'exalte par le combat du remords, par l'enivrement de la faute. Il s'ennoblit par le sacrifice, il se purifie par l'expiation, il efface la faiblesse par le devoir. Il est son absolution à lui-même, une vertu dispensant de toutes les autres, qui sauve dans les plus grands entraînements l'âme de la femme de la dégradation de son corps, en lui laissant le goût, l'appétit ou le regret de l'Honnête et du Beau. Délire sacré! idéal plein de tentations, auquel la Nouvelle Héloïse convie tous les sens de l'âme de la femme, ses facultés, ses aspirations, dans des pages qui tremblent comme le premier baiser de Julie, et percent et brûlent, comme lui, jusqu'à la moelle!

Mais ce n'est pas assez de rendre à l'amour ce cœur de la femme «fondu et liquéfié [622]» au feu de ses romans: Rousseau le rend encore à la maternité. Il rapproche l'enfant du sein de la femme; il le lui fait nourrir du lait de son cœur; il le rattache une seconde fois à ses entrailles; et il apprend à la mère, comme a dit une femme, à retrouver dans cette petite créature serrée contre elle et qui lui réchauffait l'âme «une seconde jeunesse dont l'espérance recommence pour elle quand la première s'évanouit [623]». Rousseau fait plus: il révèle à la mère du dix-huitième siècle les devoirs et les douceurs de cette maternité morale qui est l'éducation. Il lui inspire l'idée de nourrir ses enfants de son esprit comme elle les a nourris de son corps, et de les voir grandir sous ses baisers. Du foyer, il fait une école.

Par lui, se fait le retour universel de la société vers l'ordre de sentiments exprimés par le mot qui semble monter de tous les cœurs à toutes les bouches, la sensibilité, la sensibilité à laquelle bientôt l'usage attache l'épithète d'expansive [624]. Il se crée une langue nouvelle, un nouveau code moral et sentimental qui n'a d'autre base, d'autre principe, que cette sensibilité partout exprimée, affichée, apportant un si grand changement à la physionomie de ce monde, à ses vocations et à ses modes, aux manifestations de ses dehors, aux coquetteries mêmes de la femme [625]. Sensible,—c'est cela seul que la femme veut être; c'est la seule louange qu'elle envie. Sentir et paraître sentir [626], voilà l'intérêt et l'occupation de sa vie; et elle ne s'extasie plus sur rien que sur le sentiment dont elle a, dit-elle, «plus besoin que de l'air qu'elle respire». Il devient presque d'usage pour une femme de passer la nuit dans les larmes, le jour dans des inquiétudes mortelles, à propos d'un rien. Lui arrive-t-il un chagrin? Elle montrera «le sublime de la douleur». Et que de sollicitudes pour les gens qu'elle adore! Découvre-t-elle un chagrin dans un cœur qui lui appartient? Elle s'en empare, elle en fait son bien, elle ne peut plus parler d'autre chose, et elle en parle les yeux humides. Un de ses amis est-il malade? Elle vole chez lui; elle s'y établit; elle consulte avec le médecin, elle fait les bulletins. Si le danger augmente, elle ne laisse plus dormir ses gens, qui vont d'heure en heure chercher des nouvelles [627]. La tendresse prend un air de fureur. L'exaltation enflamme toutes les affections, toutes les émotions féminines.

Dans ce grand mouvement de sensibilité, l'esprit même de la femme est entraîné aux goûts de son âme. Il ne veut plus que des romans attendrissants, des histoires qui s'appellent Ariste, ou les charmes de l'honnêteté, des livres qui montrent une vertu bien aimable et bien sublime, récompensée dans un dénoûment pareil à ce couronnement de la Rosière de Salency couru par toutes les femmes d'alors, par les filles même [628]. C'est le moment de vogue des Épreuves du sentiment, le petit instant de gloire de d'Arnaud, le peintre du sentiment, le conteur chéri des âmes tendres [629]. La femme veut être émue, émue jusqu'aux larmes. Elle est dans cette étrange situation morale qui a fait dire à Mme de Staël de sa mère: «Ce qui l'amusait était ce qui la faisait pleurer [630].» Elle court au théâtre pour pleurer [631]. Elle pleure à chaudes larmes lorsque dans le Cri de la nature paraît sur la scène un petit enfant au maillot [632]. Au Père de famille, de Diderot, on compte autant de mouchoirs que de spectatrices. Les femmes se pressent à toutes les pièces sombres et pathétiques, aux Roméo, aux Hamlet, aux Gabrielle de Vergy; elles accourent à cette pantomime des convulsions qui paraît mettre la cendre du diacre Pâris sous le théâtre français [633]. Et la plus grande partie de plaisir est pour elles d'aller s'évanouir à ces drames «où le cœur est délicieusement navré et pressé délicatement par des angoisses terribles qui sont le charme du sentiment [634]

Il semble que ce cœur de la femme, gros de larmes, dilaté par la sensibilité, ne puisse plus vivre en lui-même: il est pris de je ne sais quel irrésistible besoin, quel immense désir de se répandre, de participer à la solidarité humaine, de battre avec tout ce qui respire [635]. Il déborde, et le monde va devenir trop petit pour ses embrassements. Des individus qu'elle touche par les sens, la sympathie de la femme ira aux peuples, aux nations les plus lointaines, à tous les hommes, à l'humanité tout entière, dont elle conçoit pour la première fois la notion. Humanité! c'est à cette grande idée que s'élève, comme à son dernier terme, la sensibilité des femmes: c'est vers elle que se tournent toutes leurs études, allant des sciences exactes aux sciences sociales, politiques, économiques, philanthropiques; c'est à elle que les plus grandes dames rapportent leurs jugements; c'est en son nom qu'elles donnent leur admiration et qu'elles accordent la gloire, la véritable gloire, aux hommes qui sont des citoyens, des agriculteurs, des défricheurs, des bienfaiteurs de peuples [636]. Humanité! c'est cette belle chimère de l'œuvre de Rousseau qui entraînera la femme dans le rêve des vérités abstraites, et la fera arriver à la Révolution avec des trésors d'enthousiasme tout prêts pour l'Utopie!


Rousseau renouvelle encore l'âme de la femme en lui restituant un sens. A cette femme d'une si rare élévation spirituelle, si délicatement douée, possédant la faculté de perceptions si fines, si profondes, à la femme du dix-huitième siècle, une grâce de l'âme, un sentiment, un sens fait absolument défaut, le sens de la nature. En ce temps d'extrême civilisation, de sociabilité sans exemple, le monde est pour la femme, non-seulement le grand théâtre de la vie, mais l'unique raison d'intérêt, d'impressions, d'émotions. Seul, le monde agit sur elle et parle à ses facultés. C'est le milieu et la prison de tout son être. Au-delà de ce décor factice, on croirait que tout finit en elle: l'horizon cesse. Où le bruit de l'humanité se tait, où le silence de Dieu commence, la femme ne trouve ni un accord ni une harmonie. Son cœur reste sans s'ouvrir, sans s'éveiller à la nature: il ne passe sur ce cœur ni l'ombre de la feuille ni le souffle du vent. Ses yeux même semblent fermés aux tendresses de la verdure; et la campagne n'est autour d'elle que comme un grand vide qui se laisserait traverser.

Qu'une lettre, qu'une correspondance, qu'un journal échappe de là, de la campagne, à la plume d'une femme; qu'elle écrive, d'une chambre de château, la fenêtre ouverte au ciel et aux arbres, il ne tombera sur le papier rien de ce ciel ni de ces arbres. Vainement y chercherait-on un parfum, un reflet, un murmure venu des moissons, un battement tombé de l'aile d'un oiseau, cet air ambiant qui est, pour ainsi dire, l'air natal d'une lettre: le ton, la plume, l'encre, tout est de Paris; la femme y est restée, et ce ne sont que détails vifs, piquants, pensées libres et à l'aise sur les femmes et les hommes qui peuplent sa solitude et font une société de son désert. Son esprit, dans cette atmosphère de rosée, sous la caresse du matin, est pareil à ce qu'il serait au-dessus du pavé de la rue Saint-Dominique: il demeure tendu, armé, de sang-froid, ferme en toutes ses sécheresses.

Rien alors dans l'idée de la campagne qui sourie à l'imagination féminine. Enchantement mystérieux, détente de l'âme, expansion des sens, attendrissement des idées, sérénité pacifiante, épanouissement de l'être retrempé dans sa patrie première, ces promesses, ces images, ces séductions, que la vie des champs évoque aujourd'hui, sont non-avenues pour elle. Une odeur d'ennui, c'est tout ce qui se lève pour elle de la nature. Une femme d'esprit n'avoue-t-elle pas, ne proclame-t-elle pas le sentiment universel de son temps et de son sexe en disant «que les beaux jours donnés par le soleil ne sont que pour le peuple, et qu'il n'est de beaux jours pour les honnêtes gens que dans la présence de ce qu'on aime [637]?» C'est l'heure où pour la femme et pour l'homme le monde en est venu à cacher le soleil.

Et qu'est tout uniment la campagne pour la femme du règne de Louis XV? L'exil, et sinon l'exil dans le sens propre du mot, au moins dans le sens figuré. Elle représente l'éloignement de la cour, l'éloignement de Paris, un temps de réforme et d'économie où l'on expie et où l'on regagne les dépenses, les fêtes, les toilettes de l'hiver; un lieu de pénitence, sans ressources, sans nouvelles, où l'on ne trouve rien en fait de compagnie, et où il faut tout faire venir de Paris, les sujets de conversation, les gens aimables, et jusqu'à des amis. Emporter leur salon, leurs habitudes, c'est la grande préoccupation de toutes celles qui partent et vont, comme elle disent, «s'enterrer». Et il faudra que le siècle soit bien vieux et tout près de finir pour que la villégiature ne soit plus l'exil, mais une récréation, un repos, une retraite à la mode, et aussi le beau moment de la vie de famille: Young, traversant la France sous le règne de Louis XVI, trouvera les premiers symptômes d'une vie de château nouvelle, une véritable habitation des terres par de grandes dames et de grands seigneurs, des séjours prolongés, et comme une affectation à se passer de Paris, à l'oublier, à le bouder. Jusque-là, quelle vie mène-t-on à la campagne? la vie de Paris. Dans le salon aux grandes fenêtres, donnant sur les bois et les prés, le jeu dure toute la journée, retient les gens et dispense de la promenade; le petit jeu s'ouvre le matin, le grand jeu commence après le dîner, va jusqu'au souper, reprend après le souper jusqu'au-delà de minuit. Ou bien, si l'on ne se donne pas au jeu, l'on appartient à la conversation; et l'heure du sommeil ne sonne pas au château plus tôt qu'à l'hôtel. On ne se couche guère qu'au matin, tant on met de temps à se souhaiter des bonsoirs de chambre en chambre, à se conter des historiettes, à prolonger la soirée par des contestations, des observations, des répliques, des contes, un dernier feu, une dernière folie de causerie [638]. Au réveil, le lendemain, tout ce monde, une fois habillé, ne pense qu'aux courriers, aux nouvelles, attendus de Paris; et le grand événement du jour est l'arrivée du Mercure de France, peinte par Lavreince comme le seul moment d'intérêt de la campagne [639].

Il est un signe bien frappant de ce détachement de la femme du dix-huitième siècle pour la nature, de son indifférence, de son aveuglement. Elle ne la perçoit, elle ne la respire pas même dans l'amour. Jamais la femme amoureuse de ce temps n'associe le ciel, la terre, l'orage ou le rayon à sa passion. Jamais elle ne fait conspirer la création avec son cœur. Son bonheur est sourd au chant de l'alouette; le paysage qu'elle traverse ne met rien de sa gaieté ou de sa mélancolie, à ses tristesses ou à ses joies. Et les journées passées au grand air, les senteurs entêtantes, les midis irritants, les heures lourdes et chaudes donnent si peu d'exaltation à sa tête, à ses sens, que la séduction si habile, si savante du dix-huitième siècle ne les fait presque jamais entrer en ligne de compte dans ses chances et ses moyens de victoire. A peine si cette séduction songe à trouver, dans un cours d'eau qui passe dans un parc, une occasion de familiarité, un prétexte pour presser une main refusée, serrer une taille qui se dérobe; et c'est toute la complicité qu'elle demande à la nature contre la résistance de la femme.

Aussi tous les romans d'amour sont-ils marqués de ce caractère étrange, l'absence de la nature. De loin en loin seulement, les personnages y rentrent du dehors, d'un lieu non désigné, vague et secret, pareil à un enclos autour d'une petite maison. Point une perspective, point une bouffée d'air; toujours la même scène étroite, étouffante, le boudoir, le salon, le demi-jour du réduit, ou le jour des bougies, cette même lumière et ce même cadre factices de l'humanité. De livres en livres, on peut suivre ce divorce de la nature et de l'amour, cette suppression du paysage, cette disparition du soleil, de l'oiseau, de l'étoile. Au-delà des Liaisons dangereuses, à l'extrémité dernière du génie du siècle, à son paroxysme enragé, que l'on aille jusqu'à ces romans où le sang coule sur la boue: la nature est éteinte autour de la priapée, comme un cauchemar; c'est le désert, un désert où il n'y a plus un animal, plus un arbre, plus une fleur, plus un brin d'herbe!

Rousseau rouvre à la femme, dans l'Élysée de Clarens, le paradis perdu des champs et des bois. Les fleurs semées par le vent, les broussailles de roses, les fourrés de lilas, les allées tortueuses, les plantes grimpantes, les sources, l'eau courante, la solitude, l'ombre,—il lui montre toutes ces délices et les lui fait sentir. Il déploie devant ses yeux la plaine et la colline, le lac et la montagne. Il lui révèle celle poésie du paysage, du ciel, du nuage et de l'arbre, qui donne une âme aux sens et des sens à l'esprit. Comme au chant du rossignol qui chantait sur sa tête, dans cette nuit enchantée, au-dessus de ce jardin près de Lyon, le dix-huitième siècle, à sa voix, retrouve les harmonies de la nature. Il retrouve ce sentiment ignoré de la France, inconnu des lettres jusqu'à Rousseau,—M. Sainte-Beuve en a fait le premier la remarque délicate,—le sentiment du vert [640].

La femme devient «folle du champêtre». Elle se sent, à la campagne, heureuse d'être, et s'y écoute vivre. Il y a pour elle de doux et mystérieux accords qui montent du silence, caressent son cœur et sa pensée. Le bruit du vent, la joie du soleil, le murmure des champs, la pénètrent et s'associent à son âme de la même façon qu'ils s'associent à l'âme des personnages de Rousseau. Elle ne goûte pas seulement une volupté tranquille dans les spectacles de la nature: elle y ressent une émotion pleine d'ardeurs et d'élancements. L'air vif et libre, qui fait sa respiration légère et facile, donne à ses idées une sorte d'allégresse. Elle s'abandonne à un enthousiasme où l'attendrissement se mêle à l'émotion: l'élévation du Naturalisme va venir à son sexe; et par un beau soir, devant un ciel qui brille encore et n'éblouit plus, devant cette voûte où les étoiles s'allument une à une derrière le jour, une femme émue, ravie, détachée de la terre, cherchant quelque chose d'intelligent et de sensible qui puisse l'entendre et recevoir l'effusion de son âme, une femme, qui sera Mme Roland, trouvera le Dieu de Rousseau dans ce ciel qui va s'éteindre; et de sa fenêtre du quai, elle jettera cette prière au soleil disparu: «O toi, dont mon esprit raisonneur va jusqu'à rejeter l'existence, mais que mon cœur souhaite et brûle d'adorer, première intelligence, suprême ordonnateur, Dieu puissant et tout bon, que j'aime à croire l'auteur de tout ce qui m'est agréable, accepte mon hommage, et, si tu n'es qu'une chimère, sois la mienne pour jamais [641]

XI
LA VIEILLESSE DE LA FEMME.

Trois fins s'offrent à la femme du dix-huitième siècle qui n'est plus jeune: la dévotion, les bureaux d'esprit, les intrigues de cour [642].


Aux approches de la vieillesse un certain nombre de femmes se retiraient dans les pratiques de la vie religieuse: elles se vouaient au renoncement. Elles quittaient un soir le monde, un matin les mouches, visitaient les pauvres, fréquentaient les églises. On les voit passer allant aux sermons, courant les bénédictions, vêtues de couleurs sombres, dans quelque fourreau feuille morte, la coiffure basse et faite pour entrer dans un confessionnal. Un laquais les suit portant leurs Heures dans un sac de velours rouge. Mais que l'on cherche au-delà de cette image, de cette silhouette de la dévote, que l'on touche au fond de cette femme, à l'âme de cette dévotion, nul document du temps ne témoigne d'un de ces grands courants de religion, profonds et violents, qui arrachent et enlèvent les cœurs. La piété du siècle précédent, sévère, dure, ardente d'intolérance, toute chaude encore des guerres de foi, va s'adoucissant et s'éteignant dans ce siècle trop petit et trop amolli pour elle: elle était la flamme qui dévore, elle n'est plus qu'un petit feu qui se laisse entretenir. Cette piété douce et tiède n'a pas de quoi emporter à Dieu les passions de la femme; elle ne fait pas éclater en elle ces grands coups de la grâce brusques, suprêmes, et qui semblent les foudroiements de la vocation; elle ne ravit pas la femme, elle ne saurait la remplir et la posséder toute. Aussi le dix-huitième siècle ne vous offrira-t-il que bien peu de ces grandes immolations, de ces retraites austères et rigoureuses où la femme enferme le reste de sa vie. La dévotion dans cette société apparaît simplement comme une règle commode des pensées, un débarras des superfluités et des fatigues mondaines, un arrangement qui simplifie la vie matérielle, qui ordonne la vie morale. Elle semble encore une marque de délicatesse, presque d'élégance, un signe de personne bien née. Elle est de ton; et il est reçu, dans l'extrêmement bonne compagnie, qu'il n'est pas de façon mieux apprise, plus convenable, plus digne d'un certain rang, plus décente en un mot, pour vieillir et pour finir.

La bienséance, tel est le principe de la dévotion de la femme du dix-huitième siècle. Et quel autre fondement pouvait avoir la religion en ce siècle des esprits critiques et des âmes passionnées, dans ce temps où les petites filles au couvent ont déjà des doutes, et les expriment d'une façon si spirituelle qu'elles embarrassent Massillon et désarment la punition; temps rebelle au renoncement, où la femme même mourante se rattache à l'amour, et s'écrie, quand son confesseur lui reproche de permettre à la voiture de son amant de passer ses jours et ses nuits à sa porte: «Ah! mon père, que vous me rendez heureuse! Je m'en croyais oubliée [643].» Une mode, voilà la piété, piété morte, zèle mondain, âme des dehors. A sa paroisse, la femme a sa chaise où sont ses armes [644]; et elle va à la messe pour occuper sa place, par respect humain, pour elle-même, pour les autres et pour ses gens. Pendant quelque temps une messe en vogue attire toutes les femmes, la messe musquée qui se dit à deux heures, avant dîner, au Saint-Esprit. Une fois celle messe défendue, on ne va plus guère à la messe que le dimanche. Et la femme n'est ramenée aux offices, aux confessionnaux dont elle s'éloigne peu à peu, que par des paniques soudaines et passagères, les menaces d'un an mille tombées du haut d'une académie, l'apparition d'une comète et d'un mémoire de Lalande sur le rôle destructeur des comètes [645]. Cependant, au carême, beaucoup d'églises sont remplies; on s'étouffe aux prédications; mais c'est le spectacle de la chaire et le jeu du prédicateur qui attirent la foule. Que par hasard, et sans avoir prévenu d'avance, le prédicateur vanté qu'il faut avoir entendu, se trouve indisposé, qu'à sa place un capucin ignoré, innommé, monte en chaire, on laisse là sa chaise et la parole de Dieu. On sort de l'église comme d'un théâtre; on s'y rend comme à la comédie. Des femmes même y vont comme en petites loges, avec l'idée de s'amuser, de faire scandale, de déconcerter l'éloquence du prêtre de la même façon qu'elles gêneraient les effets d'un acteur sur la scène: n'en connaît-on point une qui a fait le pari d'ôter le sang-froid au père Renaud, le prédicateur mis à la mode par la conversion de Mme de Mailly, et qui, à force de coquetteries, d'œillades, et d'étalage impudique, a gagné son pari [646]?

La chaire d'ailleurs est-elle restée vénérable? A-t-elle gardé cette dignité des paroles simples et fortes qui l'enveloppe de sainteté et l'entoure de grandeur? N'est-elle pas une tribune où le bel esprit du prêtre semble, quand il parle de la religion, concourir pour l'éloge de Dieu? L'éloquence de la foi devient une éloquence d'académie, allusive, piquante, semée de pensées neuves, brodée d'anecdotes, réchauffée de traits et de demi-personnalités. Elle parle au monde le langage du monde, et revient toujours au siècle, qu'elle maudit avec complaisance, avec grâce, avec esprit, presque amoureusement. Tous les échos du dehors, les bruits de la cour et de la ville, la politique de l'État, résonnent et vibrent sous les citations des livres saints qui n'ont plus que l'accent d'un refrain banal dans la bouche des grands maîtres de la parole divine, dans la voix d'un abbé Maury.

Mais à côté de cette éloquence qui conserve encore par instants la hauteur de l'emphase et la virilité de la déclamation, une parole descend doucement de la chaire, pénètre la femme, et glisse de son esprit jusqu'à ses sens. Cette parole nouvelle n'est qu'agrément, raffinement, coquetterie. Elle est tout aimable et tout enjolivée. Elle ne va que de la gentillesse à l'épigramme, de l'épigramme à l'antithèse. Elle ne touche qu'à de jolis sujets, elle ne remue que les péchés qui ont le parfum de la femme. Elle ne roule que sur les tentations de la société, sur les jeux, les spectacles, la parure, les conversations, les promenades, l'amour des plaisirs; cadres charmants où le prédicateur peint les feux de l'enfer en rose, et fait tenir, en la déguisant sous une teinte légère de spiritualité, une morale tirée des poëtes et des romans. Lui-même a le débit moelleux, la voix argentine encore adoucie, au bout des périodes harmonieuses, par un morceau de pâte de guimauve; il n'a aux lèvres que des textes pris dans les versets les plus amoureux du Cantique des Cantiques, suivis de deux petites parties aussi chargées de grâces que bien tournées, où la charité la plus galante, la plus mignarde, joue avec les légendes de la Samaritaine, de la femme adultère, de la Madeleine, comme avec des miniatures de Charlier [647]. Cette corruption de la parole sacrée a laissé partout sa trace. On en retrouve les traits et le témoignage dans les brochures de mœurs, l'esprit dans les livres religieux du temps, dans les livres de l'abbé Berruyer [648], et dans cette Religion prouvée par les faits, où l'agrément et le piquant du style avaient jeté tant de douceur sur les amours des patriarches, qu'il fallut presque en arrêter le cours [649]. Que pouvait une telle éloquence contre les entraînements du siècle? Quelle force lui restait pour avertir les âmes, toucher le fond des croyances, remettre Dieu dans les cœurs? Elle était elle-même une des voix du siècle et non la moins voluptueuse. Elle n'avait rien qui touchât, qui commandât, rien pour jeter dans un auditoire ces idées qui se prolongent dans la solitude ainsi qu'un son sous une voûte. Ses plus grands mouvements ressemblaient à une musique d'opéra: ils n'en avaient que le chatouillement.

D'où venaient donc au dix-huitième siècle les accès de dévotion de la femme, les résolutions qui la traversaient, ses conversions soudaines et un moment brûlantes? De l'amour, du dépit ou du désespoir de l'amour. Un chagrin d'amour ramenait le plus souvent sa pensée à la religion et lui faisait appeler un prêtre. Le prêtre appelé, la scène se passait comme elle se passe en pareille circonstance entre l'abbé Martin et Mme d'Épinay. Mme d'Épinay lui parlant tout d'abord de son désir de se jeter dans un couvent, l'abbé Martin, qui avait le sang-froid de l'habitude, lui disait posément qu'une mère de famille n'était point faite pour devenir une carmélite; que ces retours à Dieu trop subits, trop emportés, ne lui inspiraient qu'une médiocre confiance; et quand il avait tiré de Mme d'Épinay le mot et la cause de cette grande fièvre de dévotion, il se retirait en prêtre avisé et en homme bien appris, doucement, et avec la persuasion que la pensée de Dieu ne durerait dans cette âme que jusqu'à la pensée d'un nouvel amant [650]. Ce moment de défaillance, où elle est abandonnée de ce qu'elle aime, est le seul moment dans la vie de la femme du dix-huitième siècle, où la religion semble lui manquer, où elle pense au prêtre comme à quelqu'un qui console: Dieu lui paraît, dans cet instant seul, quelque chose qu'elle veut essayer d'aimer.

Parfois pourtant, avant l'âge, avant la vieillesse, la dévotion est apportée à la femme par la fatigue du monde, la solitude du foyer, le train si libre, le lien si relâché du mariage. Il se rencontre dans ce temps des âmes douces et faibles, faciles aux lassitudes, blessées, étourdies par la lumière et le bruit, qui de bonne heure demandent à la religion la paix des habitudes, l'ombre discrète de la vie. Mais pour ces femmes délicates et paresseuses, jeunes encore au moins pour Dieu, pour ces dévotes qui n'ont que l'âge de la maturité appétissante, que d'écueils, que de tentations, que d'attaques sur le chemin du salut qu'elles font à petites journées! Une dévote, c'est le fruit défendu pour l'amour du siècle, pour les gens à bonnes fortunes. Le libertinage du siècle est trop raffiné, trop subtil, trop aiguisé, l'imagination de ses sens est trop tendue vers toutes les recherches du difficile, de l'extraordinaire, du nouveau, il est trop tenté par tout défi, pour ne pas faire de cette femme son ambition, son désir, sa proie désignée. Pour la débauche fine et si délicatement corrompue du temps, une dévote n'est rien moins que «le morceau de roi de la galanterie». Une sensualité délicieuse semble cachée dans cette femme si différente des autres avec ses paquets de fichus sur la gorge, son corps qui remonte à son menton, sans rouge, le teint blanc, portant en elle un charme de fraîcheur et de quiétude, le repos et comme le reflet de la retraite [651]. Mille séductions secrètes et tendres, une coquetterie pénétrante se dégage dans l'air autour d'elle avec la suavité et la douceur des parfums exquis rangés, dans le roman de Thémidore, sur le linge fin et la toilette de Mme de Doligny. Femmes uniques pour faire rêver aux hommes à femmes «le suprême du plaisir», pour leur promettre ce que le jargon des roués nomme «un ragoût, une succulence», ce qu'un livre du temps appelle «l'onction dans la volupté» [652]! N'oublions pas cet autre aiguillon du libertin dans ce temps où l'amour aime l'humiliation et la souffrance de la femme: la lutte de la dévote, les déchirements de son cœur, ses résistances au péché, ce spectacle nouveau d'une âme longue à être vaincue, se débattant avec elle-même, roulant du devoir au remords, se ressaisissant dans sa chute, et se reconnaissant dans sa honte, c'était de quoi décider bien des hommes à tenter cette aventure où ils prévoyaient tant de piquant, tant de saveur, l'amusement de leurs vanités les plus cruelles. Tout exposée pourtant qu'elle était de ce côté, ce n'était point le plus souvent sous l'attaque d'un libertin que la dévote succombait. Généralement cette femme peureuse du scandale redoutait les hommes notés de galanterie, les façons affichantes, «les plumets», les manières vives et étourdies; et, si elle arrivait à céder, elle cédait plus volontiers à quelque jeune homme, tout neuf dans le monde, heureux du silence, jaloux du mystère de son bonheur. Ou bien encore, quelquefois la dévote s'abandonnait à une espèce d'hommes glissés sans bruit dans sa familiarité, qui, par état, promettaient à sa faute ce pardon du péché: le secret.

Mais, si dangereux qu'il se montrât, qu'était l'amour contre la dévotion, qu'étaient les chutes des sens, les défaites du cœur, secrètes ou éclatantes, auprès de l'esprit du temps, du souffle d'incrédulité qui pénétrait peu à peu la femme et la remplissait de doutes, de soulèvements, de révoltes? C'était l'esprit encore plus que tout le reste qui se dérobait chaque jour plus résolûment chez la femme aux croyances de la foi. Il recevait le contre-coup de tout ce qui s'agitait dans la pensée des hommes, l'ébranlement des livres, des brochures, des idées. Et voulez-vous la mesure précise du dépérissement, de l'étouffement de la dévotion de la femme dans l'air du dix-huitième siècle? Il vous suffira de jeter les yeux sur le gouvernement de la femme par l'Église, sur la direction.

La direction n'est plus le grand pouvoir obscur, redoutable, absolu du dix-septième siècle. Le directeur n'est plus ce maître du foyer, ce maître de la maison, l'homme effrayant du Salut, qui sous une femme tenait tout sous sa main, réglait les consciences, les volontés, le service, la famille. Aujourd'hui qu'est-il? un homme de compagnie, un partner au wisk, un secrétaire, un lecteur, un économe, un sous-intendant des dépenses de la maison, qui met l'ordre dans la cuisine et la paix dans l'antichambre. On le prend moliniste, si le vent est au molinisme, quitte à le remplacer par un janséniste, si le vent tourne; car c'est un familier sans assises dans la maison. Voilà le personnage et le rôle; et, s'il vous faut la révélation de tout son abaissement, elle vous sera donnée par le directeur de Mme Allain dans le joli conte, si vivant, de M. Guillaume.

La direction véritable, toute-puissante, tyrannique, n'est plus là. Elle n'est plus dans l'Église humiliée, dans le prêtre discrédité; elle est dans la nouvelle religion qui triomphe. Ses bénéfices et ses pouvoirs, son exercice et sa domination, sont tout entiers aux mains de la philosophie, à la discrétion des philosophes. Voilà la nouvelle direction et les nouveaux directeurs de la femme. Ce sont les philosophes qui prennent la place chaude au foyer, à la table, aux conseils de famille, qui héritent de l'influence, du droit de sermonner et de décider, qui ouvrent et ferment la porte de madame, qui lui conseillent ses amants, qui lui imposent ses connaissances, qui font de son âme leur créature et de son mari leur ami. Partout, dans toutes les maisons un peu famées, à côté de toute femme assez éclairée pour vouloir faire son salut philosophique, il s'installe un de ces hommes, quelque saint de l'Encyclopédie que rien ne déloge plus: c'est d'Alembert qui conduit le ménage Geoffrin, c'est Grimm régnant chez le baron d'Holbach, ami dirigeant de la maison, qui défend à d'Holbach d'acheter une maison de campagne qui ne plaît pas à Diderot. C'est cet autre, le grand tyran des sociétés, Duclos, qui à la Chevrette, auprès de Mme d'Épinay, va révéler l'omnipotence et toute la profondeur de ce personnage de directeur laïque. Il s'interpose entre la femme et le mari, il prêche la femme, il lui apprend les infidélités de l'amant qu'elle a, il lui dit du mal de l'amant qu'elle aura, il entre de force dans toutes ses affaires, il pénètre ses sentiments, il prend en main sa réputation, il lui ordonne au nom de l'opinion du monde de quitter celui-ci pour celui-là, il la met en garde contre l'amour, contre l'amitié, contre la sévérité de morale des gens qu'elle estime, il l'empoisonne de soupçons, il la remplit et l'assombrit de défiances, de terreurs, de remords, il la gronde, il la morigène, il la domine par les tourments qu'il lui donne, les inquiétudes qu'il lui souffle au cœur, il s'établit dans sa famille, dans ses relations, partout autour d'elle, il lit ses lettres, il les refait, il jette au feu ses papiers, il s'empare de la confiance du mari, il commande au précepteur, il préside à l'éducation des enfants [653]. Il touche à tout, il se mêle à tout, il commande à tout. Son obsession de bourru malfaisant et insinuant prend la grandeur et la terreur d'une possession diabolique; et, tandis qu'il plane avec des sarcasmes sur cette femme frissonnante, l'ombre de Tartuffe passe au mur derrière lui.

Une seule chose empêcha les philosophes et la philosophie, les hommes et les idées du parti nouveau, de s'emparer absolument de la femme. Par le caractère de son sexe et la nature de ses facultés, la femme du dix-huitième siècle, comme la femme de tous les siècles, manquait de forces pour l'incrédulité. Manque de forces, besoin d'appui, c'est là, semble-t-il, toute la raison de sa dévotion, dévotion raisonnée comme pourrait l'être celle d'une du Deffand sous un petit coup de la grâce, retour à Dieu d'un esprit que le vide effraye. Un prêtre a éclairé à fond sur ce point le cœur de la femme et du temps: l'abbé Galiani a montré, pour ainsi dire, les dernières racines auxquelles se rattache la foi dans les décadences incrédules, lorsqu'il a écrit dans sa grande langue: «A fin de compte, l'incrédulité est le plus grand effort que l'esprit de l'homme puisse faire contre son propre instinct et son goût... Il s'agit de se priver à jamais de tous les plaisirs de l'imagination, de tout le goût du merveilleux; il s'agit de vider tout le sac du savoir, et l'homme voudrait savoir. De nier ou de douter toujours et de tout, et rester dans l'appauvrissement de toutes les idées, des connaissances, des sciences sublimes, etc.; quel vide affreux! quel rien! quel effort! Il est donc démontré que la très-grande partie des hommes et surtout des femmes, dont l'imagination est double..., ne saurait être incrédule, et celle qui peut l'être n'en saurait soutenir l'effort que dans la plus grande force et jeunesse de son âme. Si l'âme vieillit, quelque croyance reparaît [654]...»

Mais cette foi qui se sauve de l'incrédulité, qui s'en échappe et s'en retire, est elle-même un effort. Elle n'est point vivante par la facilité, l'abandon, par le dévouement, par l'amour. Laissons ce que Galiani appelle «des croyances qui reparaissent», et ne comptons point avec ces conversions à la Geoffrin et à la de Chaulnes, que l'âge semble amener avec l'affaiblissement; estimons, étudions la piété du siècle dans celles qui en donnent l'exemple constant et qui en fixent le caractère: la piété, chez les femmes les plus sincères, les plus croyantes, manque d'onction. Elle ne peut quitter un ton de sécheresse. Elle garde sur toutes choses un sens et un esprit critiques. Dans tout ce qu'ont légué ces personnes de haute dévotion, dans leur vie, dans leurs pensées, dans ce qu'elles ont laissé échapper de leur conscience, de leur bouche, de leur plume, on sent une froideur. L'amour de Dieu ne semble pas être autrement en elle qu'un principe dans un cerveau; et elles mettent tant de réflexion dans la prière, elles ont contre tout enthousiasme de si grandes réserves, elles font des vertus religieuses, auxquelles elles ôtent l'élancement, des vertus si raisonnables, si philosophiques, elles semblent si uniquement attachées à une sainteté purement morale, qu'elles rappellent la pensée de Rousseau ne trouvant pas à Mme de Créqui «l'âme assez tendre pour être jamais une dévote en extase [655]». Ces femmes ont cru de toutes leurs forces; elles n'ont pu croire de tout leur cœur.

C'est à cette piété desséchée que la mode va ouvrir dans ce siècle une nouvelle carrière. Elle va lui donner un nouveau but, presque un nouveau nom. La dévotion qui ne suffit plus, qui ne se nourrit plus d'elle-même, va retrouver d'autres aliments, une autre vie: elle sera la Charité. On la verra quitter son rôle passif, sortir de l'oratoire, de la retraite, du silence, des habitudes contemplatives, des élévations solitaires, des pratiques sous lesquelles l'ancienne dévotion tâchait d'éteindre le mouvement, l'action, l'initiative de la femme pieuse pour qu'elle s'abandonnât en Dieu et y restât tout enfoncée. Dans ce siècle, la philanthropie entre dans la religion: et la dévotion, suivant le cours du temps, descend de l'adoration du Créateur au soulagement de la créature. De ce jour, du jour où la femme trouve la charité pour ressusciter et occuper sa dévotion, l'activité la saisit; un souffle l'emporte hors d'elle-même: elle appartient aux autres. Un esprit égal en agitations à celui qui remuait chez Mme Louise de France, va la pousser dès le matin hors de chez elle. Seule, à pied, par la pluie, le froid, par tous les temps, elle ira de l'Arsenal aux Incurables, du Palais à l'île Saint-Louis, du lieutenant de police chez la supérieure de la Salpêtrière. Vingt commissaires recevront ses dépositions; tous les consultants de Paris la connaîtront. On la rencontrera sans cesse sur le chemin de Versailles; à Versailles, on la verra à tous les bureaux, à toutes les toilettes, au salut de la chapelle, aux cassettes [656]. Les hôpitaux, les prisons seront les lieux d'élection de cette dévotion nouvelle; par elle, la Conciergerie sera dotée d'une infirmerie; par elle l'Hôtel-Dieu sera réformé, par elle disparaîtront ces lits où étaient entassés huit hommes, où la maladie, l'agonie, la mort couchaient ensemble sous le même drap [657]! Et c'est cette vertu d'ordre humain, la bienfaisance, éclatant et se répandant vers la fin du siècle, qui sera la véritable et peut-être la seule religion d'instinct et de mouvement de la femme au dix-huitième siècle.

Une autre foi apparaît encore, mais secrète, cachée, et comme honteuse, tout au fond de la femme du dix-huitième siècle. Dans un repli de cette âme féminine du temps, si ferme, si libre, d'une personnalité si entière, dans un coin de cet esprit raisonnable qu'une philosophie naturelle semble affranchir du préjugé, de la tradition, du respect religieux, il reste une faiblesse populaire: la superstition. Il y a encore sur l'imagination du dix-huitième siècle l'ombre de terreur et de mystère des croyances du seizième siècle. Chez la plus grande dame, il existe encore le souvenir des vieilles recettes, une conscience vague de ces idées qui font, pour retrouver son enfant noyé, allumer à une pauvre femme du peuple une bougie sur une sébile lancée au courant de l'eau et s'en allant mettre le feu au petit pont de l'Hôtel-Dieu. Au milieu de ce siècle philosophique [658], la femme croit à la chance de la corde de pendu [659], au pronostic du sel renversé, des fourchettes en croix; elle a les peurs de cette Mme d'Esclignac, qui donne à ses soupers la comédie aux esprits forts de Paris [660]. Les horoscopes ne sont pas oubliés: sur des berceaux de petites filles, Boulainvilliers, Colonne et d'autres en tirent bon nombre qui tiennent les femmes sous le coup d'un avenir fatal dans une sorte de tremblement, et parfois, comme pour Mme de Nointel, amènent, par l'épouvante et l'idée fixe, la réalisation de la prédiction [661]. Des femmes ont la naïveté de la princesse de Conti promettant à un abbé Leroux un équipage et une livrée s'il lui trouve la pierre philosophale; d'autres ont l'illusion de la duchesse de Ruffec passant sa vie avec des espèces de sorcières qui lui ont promis le rajeunissement; malheureusement, les drogues, qui coûtent fort cher, mal choisies ou insuffisamment exposées au soleil, ont toujours un défaut qui fait manquer l'opération [662]. Crédulités inouïes, mais qui ne sont point en si grand désaccord avec les superstitions avouées, affichées par les intelligences de femme les plus viriles, les plus indépendantes. Qu'on écoute leur voix, leur cri sous la plume de Mlle de Lespinasse, lorsque, mourante, elle supplie M. de Guibert de ne pas passer de bail pour son nouvel appartement un vendredi; un vendredi! sa main tremble, lorsqu'elle parle de ce terrible jour dont elle rapproche les fatalités: «C'est le vendredi 7 août 1772 que M. de Mora est parti de Paris, c'est le vendredi 6 mai qu'il est parti de Madrid, c'est le vendredi 27 mai que je l'ai perdu pour jamais [663]

La foi aux diseuses de bonne aventure demeure vive, empressée, entêtée. Et du commencement à la fin du siècle, la tireuse de cartes fait faire antichambre aux grandes dames sur ses chaises boiteuses. Toutes se glissent chez elle la nuit, incognito, d'un pas furtif, voilées, parfois le visage déguisé; et Mme de Pompadour, s'échappant un soir du palais de Versailles, va consulter en grand secret cette fameuse Bontemps qui a lu dans le marc de café la fortune de Bernis et la fortune de Choiseul. Avant le règne de Louis XV, il s'était trouvé des femmes plus hardies qui avaient voulu se passer d'intermédiaire, avoir leur bonne aventure de première main, la tenir du diable personnellement. Une maîtresse du Régent, Mme de Séry, avait ouvert son salon à des séances d'évocation, où Boyer, le magicien produit par Mme de Sennecterre, voyait du vivant de Louis XIV la couronne royale sur le front du duc d'Orléans. Dans les assemblées tenues chez Mme la princesse de Conti douairière, il se formait une société divinatoire, où des bergers amenaient des lièvres possédés de l'esprit malin. Chez Mme de Charolais, au château de Madrid, il se faisait des sabbats que l'on accusait, il est vrai, de plus de volupté que de diablerie [664]. Au milieu même du siècle, en plein règne de Louis XV, en 1752, un M. de la Fosse faisait voir le diable, un diable qui parlait, à toute une société de femmes dans les carrières de Montmartre, et Mme de Montboissier était envoyée au couvent pour y expier sa participation à ces scènes magiques. La curiosité du diable travaillait sourdement les pensées de la femme; et tout le printemps de cette même année, on eut à rire de la mésaventure de deux dames, la marquise de l'Hospital et la marquise de la Force, qui avaient voulu voir le diable: averties par la sorcière qu'elles ne le verraient qu'une fois déshabillées, elles avaient été dépouillées par elle de leurs vêtements, de leur argent, de leur linge, et laissées dans un état de nudité qu'un commissaire constata [665].

Le diable! Étrange apparition dans le siècle de Voltaire! Étrange obsession qui montre le besoin furieux du surnaturel chez la femme du temps! Gagnée par le froid et la sécheresse de la science et de la logique du siècle, par son esprit pratique, net, incisif et positif, ne trouvant plus dans la religion des élans d'imagination, des visions de tête, la femme aspirait instinctivement à ce merveilleux qui est l'aliment et l'enivrement de son âme. Elle était disposée et d'avance attachée à ces faux prodiges qui enlèvent la pensée de son sexe à la vérité des choses, ses sens même à la réalité des faits. Aussi, pendant tout le siècle, la voit-on montrer comme une impatience de se livrer aux thaumaturges. Elle appelle la jonglerie, elle y aspire, elle s'y voue. Celles qui ne rêvent point au sabbat, celles qui n'invoquent pas le diable, on les trouve, quand le siècle commence, chez la vieille marquise de Deux-Ponts au couvent de Belle-Chasse [666], aux représentations extatiques des convulsionnaires. Puis, quand l'enthousiasme des convulsions est passé, l'idolâtrie court à Mesmer apportant le magnétisme et ses mystères, le somnambulisme et ses miracles, le merveilleux de la science, le surnaturel de la médecine. Et quel engouement, quel culte autour de l'initiateur! Quelle dévotion au fluide! Le Mesmérisme est confessé par Mme de Gléon, par Mme de Saint-Martin. Il est prêché aux incrédules par la marquise de Coaslin, l'adepte émérite sous la présidence de laquelle se font les expériences de M. de Puységur [667]. Il est vengé des persécutions, c'est-à-dire des parodies, par la duchesse de Villeroy qui chasse Radet de chez elle pour avoir fait jouer le Baquet de santé, et voulu «conduire, nouvel Aristophane, le nouveau Socrate Mesmer à la ciguë [668].» Et pour couronner toutes les magies du siècle, où il faut à la femme des charlatans qui lui remplacent Dieu, et des fantasmagories qui lui servent de foi, en même temps que Mesmer et le Mesmérisme, voici Cagliostro; voici le Martinisme, qui évoque les ombres et fait souper les vivants avec les morts [669].

La vieillesse de la femme avait en ce temps un autre refuge que la foi ou la crédulité. Elle avait cette grande ressource, cette occupation à la mode, cet emploi de la vie inventé par le dix-huitième siècle pour la maturité de l'âge, le Bureau d'esprit, c'est-à-dire une espèce de retraite du cœur dans les plaisirs de l'intelligence, dans la paix et l'aimable volupté des lettres; invention charmante qui devait donner aux dernières années, aux dernières passions de la femme, comme une grâce de spiritualité et de délicatesse, à son âme même une légèreté dernière, une élégance suprême.

Ce rôle, dans lequel la femme intelligente se réfugie au dix-huitième siècle, est d'ailleurs un grand rôle, le plus grand peut-être qu'une femme puisse jouer au milieu de cette société qui n'a d'autre dieu que l'esprit, d'autre amour ou du moins d'autre curiosité que les lettres. Les bureaux d'esprit sont les salons de l'opinion publique. Et qu'importe leur maîtresse, qu'elle soit de bourgeoisie ou de finance, ils écrasent, ils effacent les plus nobles salons de Paris. Ce sont les salons qui occupent l'attention de l'Europe, les salons où l'étranger brigue l'honneur d'être admis. Ils disposent du bruit, de la faveur, du succès. Ils promettent la gloire, et ils mènent à l'Académie. Ils donnent un public aux auteurs qui les fréquentent, un nom à ceux qui n'en ont pas, une immortalité aux femmes qui les président. Et c'est par eux que tant de femmes gouvernent le goût du moment, l'éclairent ou l'aveuglent, lui commandent l'idolâtrie ou l'injustice. Car cette puissance des bureaux d'esprit est trop grande, trop enivrante pour que la femme n'en fasse pas abus, et ne la compromette pas par la partialité, l'appréciation passionnée, le zèle, le défaut de mesure, l'esprit d'exclusion. Il arrive que chaque bureau d'esprit borne le cercle du génie, de l'imagination, du talent, à la table de ses soupers. Beaucoup commencent par être un parti, et finissent par être une coterie, une petite famille de petites vanités qui arrêtent le monde à leur ombre, le bruit à leurs noms, la littérature à la porte du salon qui les caresse. C'est alors qu'on voit naître et grandir, avec la coquetterie d'esprit, la fureur des réputations, l'usurpation de la popularité, l'intrigue et les ménagements, l'art de louer pour se faire louer, l'art d'intéresser la renommée, un peu par soi-même, beaucoup par les autres [670]; défauts et ridicules ordinaires de sociétés pareilles, pour lesquels la postérité aura sans doute plus d'indulgence que la comédie du temps.

Dorat lance contre les bureaux d'esprit sa comédie des Prôneurs, pleine de vers heureux, frappés à la Gresset, et qui font portrait. Le public reconnaît une des grandes maîtresses de la littérature et de la philosophie, Mlle de Lespinasse, tantôt sous le masque d'Églé dont le poëte dit:

Elle parle, elle pense, elle hait comme un homme;

tantôt sous les traits de Mme de Norville, l'héroïne de la pièce, que Dorat montre à l'œuvre, occupée à forger une de ces gloires à la Guibert, que le public, par nonchalance, consent à recevoir des mains d'une femme, une de ces gloires qu'on souffle comme le verre, et qui volent pendant trois mois au moins dans les cercles et les soupers. Et qui ne met le nom sur cette marraine de grands hommes, surprise et représentée au vif, en plein travail de protection, en plein embauchage de succès et de célébrité, surprenant l'opinion, l'étourdissant par des mots et des éloges jetés de sa maison à tous les échos, jurant que tout Paris s'arrachera le génie qu'elle couve, que la cour le trouvera divin, vouant à l'obscurité tous les gens qui n'ont pas encore soupé chez elle, et s'engageant à les faire haïr de ses amis les Électeurs, à les faire abhorrer de l'Angleterre? Mme Geoffrin n'était point oubliée dans la satire. Ses mercredis essuyaient l'ironie du vers:

Ce n'est que ce jour-là qu'à Paris l'on raisonne;

et la scène des étrangers attendant Mme de Norville à dîner pour décider l'Europe à adopter les mœurs de la maison, était à l'adresse du salon où presque toute l'Europe passa en visite, à l'adresse de la femme que l'Allemagne, l'Autriche, la Pologne, reçurent comme elles auraient reçu l'ambassade de l'esprit de la France. Mais un si grand salon méritait mieux, et bientôt il avait l'honneur d'une satire spéciale, le Bureau d'esprit, persiflage assez brutal, parfois grossier, de ce séminaire d'académiciens, de ce prytanée des encyclopédistes, où le chevalier de Rutlige faisait successivement défiler la Harpe sous le nom de du Luth, Marmontel en Faribole, Thomas en Thomassin, l'abbé Arnaud en Calcès, le marquis de Condorcet en marquis d'Osimon, d'Alembert en Rectiligne, le baron d'Holbach en Cucurbitin, Diderot en Cocus,—un carnaval de philosophes mené par Mme de Folincourt, une caricature de mardi gras dont on levait sans cesse le masque avec une allusion au voyage à Varsovie.

Laissons la satire, et entrons avec les Mémoires du temps, avec l'Histoire, dans les bureaux d'esprit du siècle. Le premier que l'on rencontre conservait les traditions du dix-septième siècle. Il était tenu par une femme qui continuait la doctrine morale du passé. Cette femme, qui avait présenté à son fils la gloire de «l'honnête homme» comme le but de l'ambition, Mme de Lambert était une personne de discipline et de règle, délicate et sévère, pensant et voulant qu'on pensât bien différemment du peuple sur ce qui se nomme morale et bonheur, appelant peuple tout ce qui pense bassement et communément, en sorte qu'elle voyait bien du peuple à la cour [671]. A cette rare élévation d'âme, elle joignait un esprit exercé, raffiné, menu, et la définition tout à la fois fine et haute qu'elle a laissée de la politique et de l'art de plaire, nous donne une suffisante indication de sa physionomie de maîtresse de maison, le ton et la manière de sa grâce. A Mme de Lambert, comme à son salon, on ne pouvait guère reprocher qu'un retour, un peu au-delà de Mme de Maintenon, vers l'hôtel de Rambouillet, et un trop grand respect de ce qu'un de ses amis appelait «les barrières du collet monté et du précieux [672]». Dans ce salon, qui ne vit jamais de cartes, tous les mercredis, après un dîner où figuraient Fontenelle, l'abbé de Montgaut, Sacy, le président Hénault, et les meilleurs des académiciens, on faisait lecture des ouvrages prêts à paraître, on ébauchait leur réussite dans le monde, on annonçait et on baptisait leur avenir. Et l'on ne faisait point seulement la fortune des livres: on faisait encore la fortune des gens. Au milieu de la causerie, on essayait les candidatures, on arrangeait les futures élections de l'Académie, dont Mme de Lambert ouvrit les portes à plus de vingt de ses protégés; car ce fut elle qui eut la première l'honneur et l'adresse de faire de son salon l'antichambre de l'Académie: Mme Geoffrin et Mlle de Lespinasse ne firent que lui succéder et redonner les fauteuils qu'elle avait déjà donnés. Ces conférences littéraires duraient toute l'après-midi du mercredi. L'après-midi passée, tout changeait, la scène et les acteurs: un nouveau monde, des jeunes gens, des jeunes femmes s'asseyaient à un brillant souper, et la gaieté d'une galanterie décente, faisant taire le souvenir des lectures, chassait le bruit du matin [673].

Cette pauvre Mme Fontaine-Martel, que Voltaire enterre si lestement dans une de ses lettres, recevait une société presque entièrement composée de beaux esprits à l'esprit desquels elle se prêtait sans trop l'entendre, et de femmes rares pour le temps, de femmes sans amant déclaré [674].

Mme Denis tenait un autre petit salon d'esprit, et donnait aux lettres de bons soupers bourgeois, sans façons et fort gais, où éclatait la folie de Cideville, le gros rire de l'abbé Mignot et de quelques abbés gascons. Voltaire venait s'y mettre à l'aise, lorsqu'il pouvait échapper à la marquise du Châtelet et aux soupers du grand monde [675].

Presque aussi éloigné du salon de Mme de Lambert que l'arbre de Cracovie de l'hôtel de Rambouillet, un autre salon était le bureau des nouvelles de Paris, le cabinet noir où l'on décachetait l'histoire au jour le jour, l'écho et la lanterne magique des choses et des faits, des hommes et des femmes, de la chaire, de l'académie, de la cour, de tous les bourdonnements et de toutes les silhouettes; salon envié, couru, redoutable, où l'admission comme paroissien était un grand honneur. Ce salon, Mme Doublet le tenait au couvent des Filles-Saint-Thomas, dans un appartement où elle passa quarante ans de suite sans sortir. Là présidait, du matin au soir, Bachaumont coiffé de la perruque à longue chevelure inventée par le duc de Nevers. Là siégeaient l'abbé Legendre, Voisenon, le courtisan de la maison, les deux Lacurne de Sainte-Palaye, les abbés Chauvelin et Xaupi, les Falconet, les Mairan, les Mirabaud, tous paroissiens arrivant à la même heure, s'asseyant dans le même fauteuil, chacun au-dessous de son portrait. Sur une table deux grands registres étaient ouverts, qui recevaient de chaque survenant l'un le positif et l'autre le douteux, l'un la vérité absolue et l'autre la vérité relative. Et voilà le berceau de ces Nouvelles à la main, qui par le tri et la discussion prirent tant de crédit, que l'on demandait d'une assertion: «Cela sort-il de chez Mme Doublet [676]?» Et comme ces Nouvelles copiées par les laquais de la maison couraient la ville et s'envoyaient en province par abonnement de 6, 9 et 12 livres par mois; comme elles étaient, sous le nom de la Feuille manuscrite, une sorte de petite presse libre qui ne ménageait point les critiques au gouvernement, le Lieutenant de police s'occupait fort dès 1753 d'arrêter les nouvelles de Mme Doublet et de modérer le ton de son salon. Il lui signifiait de la part du ministre d'Argenson de faire cesser les discours peu mesurés qui se tenaient chez elle, d'en empêcher la divulgation, d'éloigner de chez elle les personnes qui les tenaient. Mme Doublet promettait de s'amender; mais les registres, les nouvelles, le mauvais esprit des causeurs reprenaient si bien leur train, que le ministre, un ministre que Mme Doublet avait l'honneur d'avoir pour neveu, M. de Choiseul écrivait: «.... D'après les malheurs qui sortent de la boutique de Mme Doublet, je n'ai pas pu m'empêcher de rendre compte au Roi de ce fait, et de l'imprudence intolérable des nouvelles qui sortent de chez cette femme, ma très-chère tante; en conséquence Sa Majesté m'a ordonné de vous mander de vous rendre chez Mme Doublet, et de lui signifier que s'il sort derechef une nouvelle de sa maison, le Roi la renfermera dans un couvent, d'où elle ne distribuera plus des nouvelles aussi impertinentes que contraires au service du Roi.»

En dépit de la menace, Mme Doublet persévérait. Elle ralliait de nouveaux frondeurs, Foncemagne, Devaux, Mairobert, d'Argental, des frondeuses qui s'appelaient Mmes du Rondet, de Villeneuve, de Besenval, du Boccage. Et cette petite Fronde, qui allait devenir quelques années plus tard le journal de Bachaumont, recommençait dans son salon plus vive, animée, enhardie par son intime amie, Mme d'Argental, que l'on voyait bientôt organiser, avec la plume de son valet de chambre Gillet, un nouveau débit de nouvelles [677].

Dans le monde de la finance, un salon appartenait au bel esprit: c'était celui de Mme Dupin, qui eut un moment pour précepteur de son fils Rousseau auquel, au dire des méchants, elle donnait congé les jours où les académiciens venaient chez elle [678].

Mais le grand bureau d'esprit de cette première moitié du dix-huitième siècle fut un salon où l'esprit semblait être chez lui, où l'intelligence avait ses coudées franches, où l'homme de lettres trouvait l'accueil, la liberté, le conseil, l'applaudissement qui enhardit, le sourire qui encourage, l'inspiration et l'émulation que donne à l'imagination, à la parole, ce public charmant: une maîtresse de maison qui écoute et qui entend, qui saisit les grands traits et les nuances, qui sent comme une femme, qui juge comme un homme. Ce salon était celui de l'ancienne maîtresse de Dubois, de cette Mme de Tencin qui, rendant aux lettres la protection familière et maternelle de Mme de la Sablière, donnait au premier de l'an en étrenne à sa ménagerie, à ses bêtes, deux aunes de velours pour le renouvellement de leurs culottes. Dans ce salon, le premier en France où l'homme fût reçu pour ce qu'il valait spirituellement, l'homme de lettres commença le grand rôle qu'il allait faire dans le monde de ce temps; et ce fut de là, de chez Mme de Tencin, qu'il se répandit dans les salons, et s'éleva peu à peu à cette domination de la société qui devait lui donner à la fin du siècle une place si large dans l'État. Attentions, crédit, caresses, Mme de Tencin prodigue ses grâces et son pouvoir aux écrivains; elle les courtise, elle les attache par les services, elle les entoure d'affection: elle en a le besoin et le goût, un goût naturel, instinctif, désintéressé, pur de toute affectation, de tout calcul d'influence, de tout marché de reconnaissance. Au milieu des fièvres et des mille travaux de sa pensée, dévorée d'intrigues, brouillant l'amour et les affaires, cette femme brûlante sous son air d'indolence, court au-devant des gens de génie ou de talent, s'empresse aux amusements de l'esprit, jouit d'une comédie, d'un roman, d'une saillie, avec une âme, un cœur, une passion qui paraissent échapper à sa vie et se donner tout entiers à la joie de son esprit. Aussi que de vie spirituelle, que de mouvement, que de vivacité d'idées et de mots dans le salon animé par cette femme et composé pour ses plaisirs, exclusivement d'hommes de lettres! Ici Marivaux mettait de la profondeur dans la finesse; là, Montesquieu attendait un argument au passage pour le renvoyer d'une main leste ou puissante, Mairan lançait une idée dans un mot. Fontenelle faisait taire le bruit avec un de ces jolis contes qu'on croirait trouvés entre ciel et terre, entre Paris et Badinopolis. Les trois salons de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse, rappelleront cette conversation du salon de Mme de Tencin: ils ne la feront pas oublier à ceux qui l'auront entendue [679].

Une femme qui avait renoncé au projet d'être heureuse, mais qui poursuivait l'illusion d'être amusée, une femme rassasiée des autres, mais dégoûtée d'elle-même, et qui eût mieux aimé, comme elle disait, «le sacristain des Minimes pour compagnie que de passer ses soirées toute seule;» une aveugle qui n'avait plus d'autre sens, d'autre tact, d'autre lumière et d'autre chaleur dans ses ténèbres et ses sécheresses que l'esprit, Mme du Deffand, appelait continuellement auprès d'elle, pour s'aider à vivre, la suprême distraction du temps, le bruit de la conversation et du monde, des personnes et des idées. A peine si l'écho avait le temps de reposer dans ce salon [680] tendu de moire aux nœuds couleurs de feu, dans cet appartement de la rue Saint-Dominique, au couvent de Saint-Joseph, habitué au silence des retraites de Mme de Montespan. Ce n'était point assez que les soupers de tous les jours à trois ou quatre personnes, les soupers si fréquents où la table était ouverte à douze ou treize personnes; Mme du Deffand donnait chaque semaine, d'abord le dimanche, puis le samedi, un grand souper où passaient les plus grands noms et les plus grandes dames, où se rencontraient, «sans se combattre et sans se fuir» les plus grandes inimitiés: Mme d'Aiguillon, Mme de Mirepoix, la marquise de Boufflers, Mme de Crussol, Mme de Bauffremont, Mme de Pont de Veyle, Mme de Grammont, les Choiseul, les duchesses de Villeroi, d'Aiguillon, de Chabrillant, de la Vallière, de Forcalquier, de Luxembourg, de Lauzun, le président Hénault, M. de Gontaut, M. de Stainville, M. de Guines, le prince de Bauffremont. Et dans l'année, Mme du Deffand avait encore un plus grand jour de réception, le souper du réveillon, où elle donnait à tous ses amis, dans une tribune ouvrant d'une de ses chambres sur l'église de Saint-Joseph, le plaisir d'entendre la messe de minuit et la musique de Balbatre [681].

Ce salon de Mme du Deffand, où Clairon venait réciter les rôles d'Agrippine et de Phèdre, était tout plein, tout occupé des nouvelles et des questions littéraires. Il avait le ton et les goûts de sa maîtresse: le livre du jour, la pièce nouvelle, le pamphlet ou le traité philosophique y étaient jugés au courant de la causerie, feuilletés pour ainsi dire du bout du doigt par ce grand monde du dix-huitième siècle qui savait toucher à tout. Le grand monde venait y causer, y rimer ou y entendre une chanson, donner son mot, un mot toujours vif et personnel, sur le succès et le grand homme du moment. Car c'était là le caractère particulier du salon de Mme du Deffand: il était le bureau d'esprit de la noblesse. Fermé aux artistes, n'accueillant que les hommes de lettres appartenant ou du moins s'imposant à la plus haute société, il réunissait presque exclusivement tout cet intelligent et charmant public des lettres, les hommes et les femmes de cour, échappant à Mme Geoffrin, résistant aux avances de son hospitalité, aux commodités même des petits soupers, des quadrilles d'hommes et de femmes qu'elle imaginait pour attirer chez elle, par les charmes et les facilités d'une partie carrée, les grands noms qu'elle ne pouvait avoir [682].

Tout ce que la société des gens de lettres pouvait attribuer en ce temps de considération sociale, et même de pouvoir sur l'opinion publique, se révéla par un grand et prodigieux exemple, dans cet autre salon, le salon de l'Encyclopédie, le salon de Mme Geoffrin. On vit, par son accueil à toute la littérature, un salon bourgeois s'élever au premier rang des salons de Paris, devenir un centre d'intelligence, un tribunal de goût où l'Europe venait prendre le mot d'ordre et dont le monde entier reçut la mode des lettres françaises. On vit une femme sans naissance, sans titre, la femme d'un entrepreneur d'une manufacture de glaces, riche à peine de quarante mille livres de rentes, faire de ses invitations une faveur, presque une grâce, faire d'une présentation chez elle un honneur qui troublait les gens les moins timides, et jusqu'à Piron lui-même,—et cela pour souper le plus souvent, dit Marmontel, avec une omelette, un poulet, un plat d'épinards. Une figure de vieille femme fort avenante; un esprit naturel, juste, fin, dont la malice avait un tour rustique; un art de jouer de l'esprit de ses hôtes, et d'en tirer tous les sons; un égoïsme bien appris, plein de discrétion; une préoccupation de procurer le plaisir, de le faire naître, qui la poursuivit jusqu'au lit de mort; une tête bien garnie de réflexions et de comparaisons dont elle avait, disait-elle, «un magasin pour le reste de ses jours»; une grande gaieté lorsqu'elle contait; une vanité tournée à être sans prétention; une connaissance du monde tirée de l'observation, et non de la lecture; une ignorance aimable et sans sottise; un cœur qui était un bourru bienfaisant; des opinions assez souples et qui pliaient sous la contradiction; une estime fort médiocre, ou plutôt un mépris très-froid et très-poli de l'humanité [683],—tel était l'ensemble de vices, de vertus, d'agréments, de défauts et de qualités [684], auquel Mme Geoffrin dut, sinon son charme, au moins sa fortune et la gloire de son salon.

La maison de cette femme attirait comme cette femme même, sans séduire, par la netteté, l'ordre, la propreté, les aises de toutes sortes, une certaine recherche cachée, une élégance voilée, simple, presque nue. Tout y était commode jusqu'au mari, un mari qui s'effaça par convenance tout le temps qu'il vécut, et qui se réduisit de la meilleure grâce au rôle d'intendant et de plastron. Cette maison, cette femme recueillaient tous les survivants du salon de Mme de Tencin. A ses beaux esprits, aux hommes de lettres venus après eux, à tout ce qu'il y avait de connu ou de fameux, Mme Geoffrin consacrait toutes ses soirées. Le mercredi elle réunissait toute la littérature à un grand dîner. Un autre jour de la semaine, le lundi, le grand dîner de Mme Geoffrin était donné aux artistes. Son salon se remplissait de tous ces hommes de talent, exclus des salons du grand monde, à peine admis dans quelques salons de la finance, et que la première elle caressait, les faisant travailler, les allant voir dans leur atelier. Vanloo, Greuze, Vernet, Vien, Lagrénée, Robert arrivaient, et Mme Geoffrin prenait leur voix sur quelque tableau ancien apporté dans son salon et dont un amateur avait envie; ou bien c'était quelque beau dessin des écoles anciennes, tiré par Mariette de ses portefeuilles, et qui passait de main en main, au milieu des exclamations, des remarques, des admirations. Quelquefois Caylus y contait une jolie anecdote, et sur le goût que la société prenait à son récit, il s'amusait à en faire graver le sujet pour tous les habitués du lundi [685]. Lundis et mercredis, ces grands dîners de l'art et de la littérature, ces réceptions de Mme Geoffrin eussent été les fêtes les plus belles, la communion cordiale, le repas libre et joyeux de tous les esprits et de tous les talents du dix-huitième siècle, si la maîtresse de maison n'y avait jeté par moment le froid de son âme, le froid de sa raison, les avertissements et les arrêts d'une prudence ennemie de la passion et de l'entraînement, son humeur de gronderie, et cette éternelle et glaciale approbation: «Allons! voilà qui est bien!»—un mot qui tombait avec une douceur morte de la bouche de Mme Geoffrin sur la chaleur de la parole, sur l'enthousiasme de la pensée, sur l'emportement ou l'éloquence de la conversation, et passait comme un souffle éteignant tout [686].

Mlle de Lespinasse n'était pas assez riche pour donner à dîner ou à souper. Elle se contentait de faire ouvrir tous les jours par le seul valet qu'elle eût les portes d'un salon où se pressaient depuis cinq heures jusqu'à neuf heures [687] des hommes d'église, des hommes de cour, des hommes d'épée, les étrangers de marque, les hommes de lettres, l'armée de l'Encyclopédie défilant à la suite de d'Alembert, tout un monde qu'elle avait habitué à remonter son escalier presque tous les jours, en renonçant pour le recevoir au théâtre et à la campagne, où elle n'allait presque jamais: encore ne manquait-elle pas, en cas de sortie, d'annoncer longtemps à l'avance le congé qu'elle se décidait à prendre. Chez Mme Geoffrin, le caractère de la maîtresse de la maison, naturellement modéré, ses timidités peureuses empêchaient la conversation d'aller à beaucoup de sujets, de s'enhardir, d'éclater. La terreur qu'elle avait d'être compromise, d'être troublée dans cette paix égoïste qui était son bonheur d'élection et l'objet de tous ses soins, son éloignement pour le bruit de la passion et de la parole, la police un peu sévère, souvent même exagérée, que faisait dans son salon et sous ses ordres le bénédictin Burigny, la menace de ces gronderies du coin du feu dont elle était si peu avare, la discipline imposée par sa personne, ses goûts, ses habitudes, tenaient chez elle les hommes et les idées, les caractères et les expressions, dans une certaine contrainte [688]. Le salon de Mlle de Lespinasse ne connaissait rien de ces gênes et de ces restrictions: les tempéraments y étaient libres, les personnalités avaient le droit d'y être franches. Aucune question n'y était réservée: religion, philosophie, morale, contes, nouvelles, médisances de tous les mondes, on y touchait à tout. L'anecdote y arrivait toute fraîche, le système s'y exposait tout vif; et l'on s'y entretenait avec une liberté arrêtée seulement à l'indécence, et qui laissait la parole à la causerie de Diderot.

Merveilleusement douée pour son rôle, femme spirituelle entre toutes, tirant du fond de son âme singulièrement aimante une politesse nuancée pour tout le monde d'un ton d'intérêt [689], vive, brillante, féconde, animée du feu de son être, ayant l'échappée, la lecture, la saillie, soutenue de lectures immenses et de cette universalité de connaissances qui permet la réplique sur toutes choses, habile encore à s'effacer et à laisser la place et le haut bout à l'esprit des autres, Mlle de Lespinasse possédait le génie délicat, profond, aimable, attentif de la maîtresse de maison; et nulle surtout ne savait comme elle ramener tous les aparté à la conversation générale. Le salon de Mme Geoffrin était le salon officiel de l'Encyclopédie: le salon de Mlle de Lespinasse en était le parloir familier, le boudoir, et le laboratoire. C'était là que se travaillaient les succès du parti, là que se rédigeaient les éloges, là qu'on dictait les opinions du jour à la postérité, là que grandissait le despotisme philosophique sous lequel d'Alembert arriva à courber l'Académie. Et tant de grandes places étaient données dans ce salon, tant de grands hommes y étaient inventés, tant de célébrité y était distribué par la passion d'une femme, que celle qui le tenait eut la même gloire et les mêmes ennemis que Mme Geoffrin [690].

Le salon de Mme d'Épinay qui, malgré ses alliances, dit le comte d'Allonville, n'appartenait pas à la bonne compagnie, ce salon, qui se fermait peu à peu aux gens du grand monde qui le fréquentaient d'abord, devenait un salon encyclopédique où Mme d'Épinay philosophait et coquetait avec ses ours.

Un autre Portique de l'Encyclopédie était le salon de Mme Marchais, le salon qu'elle tenait aux Tuileries dans le pavillon de Flore, lorsqu'elle ne jouait pas l'opéra à Versailles à côté de sa grande amie, Mme de Pompadour, qui aimait à lui voir partager ses succès de théâtre sur le spectacle des petits appartements. Ce salon de la philosophie différait pourtant des autres salons philosophiques par un caractère, par un intérêt et un personnel qui lui étaient propres: il était avant tout le salon du produit net. Sur la cheminée, sur les tables, on ne voyait que brochures et questions économiques, Lettre de Turgot à l'abbé Terray, Dialogues de l'abbé Galiani sur les grains. Mme Marchais avait été convertie par Mme de Pompadour à la science de son fameux ami Quesnay; et elle avait embrassé avec tant de dévouement la cause du maître, elle était si zélée pour les intérêts du parti, que ce fut de son salon que vint à l'Académie l'idée de proposer l'Éloge de Sully, où tous les principes de l'économiste de Mme de Pompadour eurent la parole, le couronnement et l'apothéose [691]. Mais Mme Marchais gardait dans ce beau zèle ce qui sauve la femme de la pédanterie, les pompons, les fanfioles, sous lesquels disparaissent les livres d'étude, la légèreté vive, l'imagination de l'esprit, le sourire et le coup de dent: son amabilité n'avait pas la plus petite tache d'encre au bout des doigts. Grande liseuse, elle s'en raillait plaisamment avec ce mot: «Je lis tout ce qui paraît, bon et mauvais, comme cet homme qui disait: Que m'importe que je m'ennuie, pourvu que je m'amuse [692]?» Et elle tirait de ces lectures en tout sens une variété de thèmes nouveaux qui réveillait sans cesse la causerie, mille anecdotes qu'elle contait avec un art de dire si merveilleux qu'il passait pour le plus parfait de Paris. Puis elle avait une politesse de ton enchanteresse; toujours attentive, elle était à tous, elle parlait à chacun, et l'à-propos, la mesure, la nuance et la convenance du mot semblaient lui venir à la bouche naturellement, selon la personne et le moment [693]. Elle attachait encore par les vertus de caractère, par ces qualités morales qui lui ont valu l'honneur de servir de modèle à Thomas pour peindre la femme aimable telle que la rêvait le siècle: une femme qui, prenant du monde tous les charmes de la société, le goût, la grâce, l'esprit, aurait pu sauver sa raison et son cœur d'une vanité froide, de la fausse sensibilité, des fureurs de l'amour-propre, de tant d'affectations qui naissent de l'esprit de société poussé trop loin; celle qui, asservie malgré elle aux conventions, aux usages de ce monde, se retournerait vers la nature de temps en temps pour lui donner un regret; celle qui, entraînée par le mouvement général, sentirait le besoin de se reposer auprès de l'amitié; celle qui, par son état, forcée à la dépense et au luxe, choisirait les dépenses utiles et associerait l'indigence industrieuse à sa fortune; celle qui parmi tant de légèreté aurait un caractère; celle qui dans la foule aurait conservé une âme et le courage de la faire parler [694].

Thomas, qui avait l'habitude des éloges, n'a oublié qu'un trait du portrait: Mme Marchais avait des ennemis, et méritait d'en avoir; elle les avait bien gagnés. Très-spirituelle, elle était un peu méchante, et sa malice s'aiguisait dans la société de M. de Bièvre, qui passait sa vie avec elle, de Laclos, et du terrible marquis de Créqui [695]. A cela près, elle était très-aimée, très-recherchée, très-courue. A ses soupers, à ces magnifiques soupers étalant les plus beaux fruits de Paris, envoi galant de M. d'Angivilliers pris dans les potagers du Roi et qui firent donner à Mme Marchais le nom de Pomone [696], on voyait passer la cour, la société de Mme Geoffrin, la société de Mme Necker, la société de Mme du Deffand, et Mme du Deffand elle-même, qu'on entendit, dans ce salon, le soir de la mort de son ami Pont de Veyle, laisser échapper ce mot d'une si belle naïveté: «Hélas! il est mort ce soir à six heures; sans cela, vous ne me verriez pas ici [697]

Sans être jolie, Mme Marchais, réputée pour être la plus petite et la plus mignonne personne de France, tirait mille grâces de sa délicatesse, de sa tournure de jeune fée, de l'éblouissante mobilité de sa physionomie, de la beauté singulière de sa chevelure adorablement nuancée et lui tombant jusqu'aux pieds [698].

Un salon, qui commença par être le petit salon des hôtes de Mme Marchais, se mit à grandir en ce temps, et bientôt absorba tout. Tenu d'abord au Marais, où venait soupirer, selon la plaisanterie de Diderot, «la tendre grenouille de Suard [699],» transporté à l'hôtel Leblanc, et de là installé dans l'hôtel du Contrôle-Général, ce salon suivit la fortune de son maître, M. Necker; et la femme du ministre en fit comme un ministère.

Ramenée de Genève par la maréchale d'Anville, placée près d'une sœur de Mme Thélusson pour veiller à l'éducation de ses filles [700], Mme Necker était restée génevoise et institutrice. Elle avait une politesse sans aisance, des grâces d'esprit sans abandon, des grâces de cœur pédantes, les grands sentiments d'un roman moral du temps sur l'humanité, une décence méthodique, un sourire sérieux, une vertu à laquelle la correction et, si l'on peut dire, le purisme enlevaient la chaleur. Auprès d'elle Galiani cherchait en vain sa verve et ne la retrouvait plus, et l'abbé Morellet si bouillant s'arrêtait dans ses colères et ses explosions philosophiques. Mais cette femme était la femme qui couronnait Marmontel; elle faisait de son salon le salon d'où partait l'idée de la statue et de l'apothéose de Voltaire vivant [701]. Sa fille d'ailleurs, Mme de Staël, rachetait toutes les froideurs de la maison par la flamme qu'elle y portait en courant, par l'abondance des idées [702], par toutes les audaces de la jeunesse et d'un génie vivant, libre, naturel, faisant le bruit d'un grand cœur dans un grand esprit. Puis à ce salon de Madame Necker tout aboutissait, l'opinion publique comme la littérature, la politique comme la poésie. Et tandis que la popularité de Necker se levait de toute une nation, toute la société se tournait vers le salon de cette femme qui, à tout le bruit de son nom, ajoutait le bruit de ses charités et faisait appeler sa maison «un bureau d'esprit et de commisération [703]».

Quand on descend de ces grands salons littéraires, véritables académies de l'opinion publique, aux bureaux d'esprit secondaires, moins fameux, moins bruyants, renfermés dans un cercle plus étroit d'habitués et d'influences, le premier que l'on rencontre est le salon de Mme la Ferté Imbault, cette fille dont Mme Geoffrin était aussi étonnée d'être la mère qu'une poule ayant couvé un œuf de canne. Cette jeune femme gaie d'une gaieté intarissable, d'une gaieté immortelle, disait Maupertuis, parce qu'elle n'était fondée sur rien [704], avait installé sur la terrasse de sa maison, sa campagne, comme elle l'appelait, un bureau ou plutôt un boudoir d'esprit, où l'esprit semblait en plein vent. Ce n'était que paroles étourdies, épigrammes légères, pareilles à celles dont le ministère Maupeou avait été enveloppé, propos piquants, jetés de toutes mains, lancés à la volée par la maîtresse de la maison contre les uns, les autres, et surtout contre les philosophes attablés et mangeant à sa succession. De tout cet esprit moqueur qu'elle ralliait et répandait, Mme de la Ferté Imbault avait fait un Ordre dont le sceau portait son effigie, un Ordre dont elle avait la grande maîtrise sous le nom de souveraine de l'Ordre incomparable des Lanturelus, protectrice de tous les lampons, lampones, lamponets. Cet Ordre bouffon faisait renaître un moment la grande guerre des chansons et le refrain des Calotines, en inspirant à un plaisant du salon Maurepas ce portrait ironique de la grande maîtresse des Lanturelus, de la marquise Carillon:

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