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La femme au dix-huitième siècle

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V
LA VIE DANS LE MARIAGE

A l'exemple de l'amour qui garde au milieu de la corruption des mœurs les vertus qui l'excusent, la constance, le dévouement, le sacrifice, un reste d'honneur, le mariage du dix-huitième siècle conserve, malgré le temps et la mode, les vertus qui l'honorent. Le mariage sauve ses devoirs, comme la passion sauve ses droits, par de grands exemples.

Il serait injuste de ne pas le reconnaître: si grand qu'ait été généralement au dix-huitième siècle le détachement des époux, si relâché qu'apparaisse le lien conjugal, si commune que soit dans le mariage une vie libre, affranchie, dissipée, qui paraît n'avoir pas d'intérieur, pas de centre, et ne réunir de loin en loin près d'un foyer sans chaleur que la politesse de deux indifférences,—les traditions, les joies de cette union intime, où deux existences se mêlent et se confondent, n'en ont pas moins été conservées religieusement par beaucoup de ménages. Les félicités domestiques, les fidélités héroïques, le tête à tête du bonheur, les douceurs et l'habitude de l'amour, la communion du cœur, de l'âme, de l'esprit, de toutes les affections, de toutes les pensées, le Mariage du dix-huitième siècle les a connus: il en a donné au plus haut de ce monde le spectacle rare et inattendu; il en a laissé l'image sereine et consolante.

Les mémoires de la vie privée du temps nous montrent des ménages étroitement unis, des adorations de jeune mari et de jeune femme, des époux vieillissant l'un auprès de l'autre, des couples qui vivent sans se quitter, des liens que la mort même ne dénoue pas, des cœurs que le désespoir rattache à celui qui n'est plus. Il reste de beaucoup d'unions un souvenir pareil à un beau roman ou à un conte du vieux temps. Et n'est-ce pas en ce siècle que l'amour conjugal trouvera ce trait de tendresse d'une délicatesse si ingénieuse, si touchante? Une femme condamnée par les médecins n'avait plus que quelques jours à vivre. Son mari sentait qu'elle lisait sa mort dans la tristesse, dans les larmes qu'il essayait de lui cacher. Il va acheter un collier de diamants de 48,000 livres, l'apporte à la mourante, lui parle du jour où elle le mettra, du bal de la cour où elle le montrera; et, faisant briller le collier sur son lit, faisant luire devant son âme l'espoir, la convalescence, la guérison, la vie, l'avenir, il endort son agonie dans un rêve! Et ce mari, le marquis de Choiseul, était pauvre: il avait engagé une terre pour acheter ces diamants qui devaient, par une clause de son contrat de mariage, revenir à la famille de sa femme [324]. Au milieu de tant de femmes, si faciles à la séduction, quand le séducteur est le Roi, ne verra-t-on point une comtesse de Périgord repousser l'amour du Roi, essayer de l'arrêter par un respect glacial, le fuir par un exil volontaire dans une terre près de Barbézieux? Et de cet exil qui durait de longues années, elle ne sortait que sur cette lettre, où Louis XV lui envoyait les excuses d'un roi, lors de la mort de la dame d'honneur de Mesdames: «Mes filles viennent de perdre leur dame d'honneur: cette place, Madame, vous appartient autant par vos hautes vertus que pour le nom de votre maison [325].» Et si le mariage a ses héroïnes, il a aussi ses martyrs: la Trémouille s'enferme avec sa femme malade de la petite vérole, et meurt avec elle.

Le dévouement, l'amour, se rencontrent et se retrouvent jusque dans les ménages où le temps fait les séparations à la mode, jusque dans les mariages dénoués par l'inconstance et l'indifférence de l'un des époux. Ils persistent malgré les froideurs, les infidélités, les outrages. Ils pardonnent souvent avec les suprêmes caresses de la duchesse de Richelieu à son mari, à ce mari que l'amour de toutes les femmes semblait devoir garder de l'adoration de la sienne. Mme de Richelieu venait d'être confessée par le père Ségaud, et comme Richelieu lui demandait si elle en était bien contente: «Oh! oui, mon bon ami, lui dit-elle en lui serrant la main, car il ne m'a pas défendu de vous aimer...» Et tout près d'expirer, elle rassemblait ses forces et sa vie pour l'embrasser, pour essayer de l'étreindre en lui répétant d'une voix pleine de larmes, d'une voix déchirée et mourante, qu'elle avait désiré toute sa vie mourir dans ses bras [326]!

Mais les plus grands, les plus éclatants exemples de l'amour dans le mariage, du bonheur dans le ménage, vous apparaîtront en ce temps dans les mariages et dans les ménages de ministres, dans ces intimes unions de tant d'hommes d'État du siècle avec une femme entièrement associée à leurs projets, à leur fortune, à leur gloire, souvent à leurs travaux. D'un bout à l'autre du siècle, le ministre apparaît ayant à ses côtés la force et l'appui des joies de l'intérieur, les inspirations de l'imagination d'une femme ou les consolations de ses tendresses. Où retrouve-t-on les cinquante ans de ménage et de bonheur du marquis de Croissy? Dans le ménage de M. et de Mme de Maurepas, qui faisait songer au ménage Philémon et Baucis. A la mort de M. de Maurepas, n'échappait-il point à sa femme ce beau cri «qu'ils avaient passé cinquante-cinq ans sans s'être quittés une journée?» Et que d'autres ménages pareillement unis! C'est le ménage du maréchal et de la maréchale de Beauvau; c'est le ménage Chauvelin, où le mari poussait jusqu'à la fanfaronnade le respect de la foi conjugale; c'est le ménage Vergennes; c'est ce ménage où, malgré les écarts du mari, la femme reste si indulgente, si aimable, si pure, le ménage Choiseul, où par l'enjouement, les épanchements du cœur, les effusions de l'humanité, l'amitié tendre, l'égalité de caractère, la fécondité de l'esprit, Mme de Choiseul met un peu de ces vertus dans le caractère de M. de Choiseul [327], tant d'agrément et de repos dans les fatigues de sa vie ministérielle, tant de consolations dans son exil. C'est enfin le ménage de M. et de Mme Necker où le bonheur est un peu mêlé d'enthousiasme, l'union d'orgueil, et l'amour de la femme d'idolâtrie pour le mari.

Ainsi se conserve au dix-huitième siècle l'institution du mariage. Un certain nombre de ménages, osant se mettre au-dessus de l'opinion publique, lui demandent encore le bonheur. Quelques maris vont même plus loin: par le contraste le plus étrange avec les idées du temps, ils exigent du mariage plus que la paix de l'amour, ils prétendent lui imposer la passion. Ils veulent être aimés comme ils aiment. Leur jalousie réclame de la femme un abandon complet d'elle-même, les ardeurs et les sacrifices d'un cœur qui s'est donné tout entier et qui ne s'appartient plus. Ils ne lui permettent pas les amitiés pour d'anciennes amies; à peine s'ils l'autorisent à aimer sa mère. La femme doit vivre, selon eux, uniquement occupée de son mari; et s'ils ne trouvent point dans le mariage une femme qui se plie à leurs exigences, ils s'écrient «que leur femme ne les aime point, qu'elle ne vit point pour eux, qu'ils ne sont pas pour elle ce qu'elle a de plus cher au monde»: telle était la lamentation sincère, la désolation désespérée de ce malheureux frère de Mme de Pompadour, le marquis de Marigny.

Devoirs, plaisirs, le cœur même du mariage, nous allons le retrouver dans cette suite d'estampes où Moreau a peint le foyer du temps, ses fêtes et ses grands jours. Là nous verrons l'autre côté des Baudoin et des Lavreince, la femme et l'homme unis par le présent, par l'avenir, par ces petits êtres sur la tête desquels leurs regards, leurs baisers et leurs âmes se rencontrent. D'abord ce sera la femme en toilette de matin souriant sous son joli bonnet de linge de nuit, souriant comme on sourit à un songe, aux paroles du docteur qui va prendre sa canne à bec de corbin, et lui annonce qu'elle est mère. Ici la voilà dans son costume lâche et flottant, tout entourée et soutenue d'oreillers, à demi couchée sur le lit de repos dont le fond est une glace. Elle ne descend plus l'escalier qu'appuyée sur le bras de son mari; elle ne va plus à l'église, aux Tuileries que portée doucement dans sa chaise par deux grands valets picards [328]. En dépit de Tronchin qui veut qu'elle marche et coure seule, qui la plaisante si par hasard il la rencontre, elle ne fait plus qu'une courte promenade où, pour un petit caillou qui lui roule sous le pied, son mari devient pâle. Nulle privation ne coûte au mari ni à la femme pour faire venir au monde en bonne santé cet enfant auquel ils commencent à s'attacher par les sacrifices, et pour lequel la femme est heureuse de souffrir déjà. Parties charmantes de jeu, de veille, de courses, amusements, récréations, la femme quitte tout, elle renonce au monde pour se vouer à sa grossesse; elle fait contraste avec ces femmes qui portent si impatiemment cet état, et qui avec tant d'ennui, tant de fatigue, tant de regret d'un plaisir dérangé, ou d'un souper abrégé, donnent le jour à un être «économisé dès sa conception» [329]: elle est mère du jour où elle le devient.—Bientôt la lingère apporte la layette dans un grand coffret de dentelles, et fait l'étalage de sa belle lingerie, de ses layettes en point d'Argentan. Après l'accouchement, la femme reste quatorze jours sur sa chaise longue, les pieds et les jambes couverts d'un de ces couvre-pieds qui sont la coquetterie des accouchées; et, le quatorzième jour, elle sort pour une visite à l'église et un remercîment à Dieu.

Une fois mère, la femme veut nourrir; car elle ne se croit plus dispensée de ce devoir et de ce dévouement si doux, par les raisons que les belles dames se donnaient tout à l'heure en disant: «Allaiter un enfant! le bel emploi, l'aimable passe-temps! J'aime à jouir la nuit d'un sommeil tranquille... Le jour je reçois des visites et j'en rends... Je vais montrer une robe d'un nouveau goût au Petit-Cours, à l'Opéra, quelquefois même à la comédie; je joue, je danse [330]...» La femme commence à s'affranchir de la mode, de l'usage. Elle passe, comme Mme d'Épinay, par-dessus l'étonnement que fait dans sa société, dans sa famille, sa résolution de nourrir son enfant. Les craintes de sa mère, la singularité qu'elle va se donner, les ridicules que le monde lui prêtera si elle est obligée de renoncer à une entreprise au-dessus de ses forces, rien ne l'arrête [331]: hier, malgré toutes les représentations, toutes les menaces des médecins, elle eût, pour ne pas nourrir, compromis sa santé [332] en portant au cou quelque poudre de Lecrom ou de quelque autre charlatan privilégié du Roi qui lui promettait de lui faire passer son lait en deux fois vingt-quatre heures [333]: aujourd'hui il lui semblerait n'être qu'à moitié mère si elle ne nourrissait pas. Les médecins n'avaient fait que l'effrayer: Rousseau l'a touchée [334].

Si elle est trop délicate pour nourrir, elle veut du moins avoir son enfant près d'elle. Et l'enfant grandit sous ses yeux, contre son sein, à portée de ses caresses, la faisant vivre dans ce bonheur de tous les instants, dans ces saintes délices, les Délices de la Maternité, dont le siècle nous a laissé un tableau si lumineux, si doucement égayé de verdure et de soleil, si gracieusement animé par le rire qui va d'une bouche d'enfant aux yeux de ses parents. Dans un beau jardin, au-dessous d'une statue de Vénus fouettant l'Amour avec un bouquet de roses, serrée contre son mari qui tient un hochet au-dessus de sa tête, élevant, soulevant dans ses bras un tout petit enfant, sorti de sa barcelonnette, à peu près nu, la courte chemisette remontée aux épaules par l'effort qu'il fait vers le hochet,—c'est ainsi qu'est peinte, dans sa joie et son triomphe, la Maternité du temps, la mère des dernières années du siècle.

Et bientôt ce ne sera plus assez pour la mère de garder l'enfant auprès d'elle, de le voir grandir sur ses genoux, d'entendre son rire mettre une gaieté dans son bonheur: elle va vouloir lui donner les soins qui forment l'homme ou la femme, en ébauchant dans un petit être l'intelligence et la conscience. Elle sera jalouse de faire elle-même son éducation, de l'instruire, d'être, à l'exemple de Mme de Montullé, l'institutrice de ses enfants [335].

Il y a, dans l'éducation de la première moitié du dix-huitième siècle, un sens nettement indiqué par l'institution de la femme telle que la comprenait, telle que la pratiqua sur sa petite-fille la grand'mère de Mme Geoffrin [336]. Cette éducation est avant tout une éducation morale. Elle ne s'attache pas à ce qu'on est convenu d'appeler instruction: avant d'instruire, elle veut élever. Elle ne surcharge pas la jeune fille d'études, elle n'accable pas sa mémoire de leçons; elle ne vise pas à la remplir de toutes sortes de connaissances: elle a là-dessus la prudence du temps, et sa grande peur est de faire de son élève une savante. Ce qu'elle cherche à développer dans la femme qui grandit sous sa tutelle sans rigueur, c'est la femme elle-même, c'est la personnalité d'un être qui sent et qui pense par lui-même. Pensée, sentiment, voilà ce que cette éducation guide, ce qu'elle encourage, ce qu'elle fait lever et redresse dans l'âme et dans le cœur des enfants confiés à ses soins, comme une force et une conscience individuelles, sincères et libres. Elle raisonne avec les premières idées, avec l'enfance de la raison, avec la jeunesse de l'intelligence; et sans imposer à la femme les ennuis, les dégoûts et les servitudes de la science des livres, elle affermit peu à peu son esprit en le laissant jouer sur lui-même avec ses réflexions, son imagination, son ignorance même. Éducation élémentaire, sans fatigue, sans assujettissement, à laquelle la femme du temps doit plus que ses facultés, son caractère; et n'est-ce pas elle qui fonde cette indépendance d'idées et d'expressions, cette vive et profonde originalité d'âme que montreront d'un bout à l'autre du siècle toutes ces femmes qui semblent faire leur esprit avec des fautes d'orthographe, leur bon sens avec de l'expérience, leur science avec du goût?

Lorsque le zèle des éducations maternelles éclate, cet esprit, ce sens pratique disparaît de l'institution de la femme. A l'ancienne éducation qui laissait l'enfant, l'abandonnait presque à ses instincts, succède une éducation pédagogique. Un génie de maîtresse d'école se révèle dans la mère et se personnifie dans ces deux femmes qui représentent si complétement l'éducation philosophique et l'éducation romancée de la fin du dix-huitième siècle: Mme de Genlis et Mme d'Épinay. Que l'on parcoure ces livres, ces manuels modestement annoncés comme échappés au cœur d'une mère pour le bien moral, l'avancement intellectuel d'une fille; que l'on feuillette ces traités visant, sous ce voile et cette excuse de l'affection et de la sollicitude maternelles, à devenir la règle des idées des filles nées depuis 1770,—à peine si l'on trouvera une pensée, une leçon qui ne passe pas par-dessus la tête d'un enfant. Leur forme seule s'adresse à l'enfance; et c'est toujours, comme dans les Conversations d'Émilie, au nom d'abstractions métaphysiques qu'ils font appel aux sentiments d'une petite fille de cinq ans et demi. Ils lui forment l'âme, ils lui développent le cœur, comme on bâtit un système sur des principes. Et ne veulent-ils pas faire de la petite fille, non une femme, mais une réfléchissante? Pour la rendre sage, ils lui parleront, par exemple, de l'accomplissement du devoir comme d'un parfait moyen pour arriver au bonheur. Pour la rendre patiente, ils lui démontreront la nécessité d'avoir des contrariétés par des arguments tirés de la morale stoïcienne. A propos d'un singe, ils apprendront à l'enfant que ce singe est un être organisé qui vit, qui sent, qui se meut. La petite fille se réjouit-elle de mettre une robe neuve? ils lui feront honte, en trois points, de mettre son bonheur dans une robe. Ils lui donneront encore des recettes pour diriger sa conduite morale, les titres de prééminence des qualités du caractère sur la beauté, l'explication de l'homme et de l'animal raisonnable; ils iront jusqu'à lui définir l'auteur «un homme qui prend le public pour confident de ses pensées!» Éducation qui ne laisse que des mots à la mémoire de l'enfant et qui lui force la cervelle comme sa toilette lui brise la taille; c'est l'utopie de la Pédanterie formulée comme en un premier catéchisme de cette Raison qui sera à la fin de ce siècle la dernière religion de la France.


Prenons garde pourtant de nous laisser tromper par ces jolis tableaux du ménage inspirés bien plutôt par les aspirations que par les mœurs du temps. Ces grâces, ces vertus, ces beaux exemples du ménage, ce zèle de la maternité, ne doivent point nous voiler le Mariage même tel qu'il se révèle dans la généralité de sa pratique, dans l'essence de son principe. Ils ne doivent point nous faire oublier la forme d'habitude du ménage, le type de la société conjugale que montrent et qu'attestent par tant de traits, par l'exagération même et la caricature, les anecdotes, les brochures, les satires, tous les témoignages de l'histoire morale d'une époque.

Ainsi considéré, le Mariage du dix-huitième siècle ne semble plus une institution ni un sacrement, mais seulement un contrat en vue de la continuation d'un nom, de la conservation d'une famille, un contrat qui n'engage ni la constance de l'homme ni la fidélité de la femme. Il ne représente point pour la société de ce temps ce qu'il représente pour la société contemporaine. Il n'évoque point chez l'homme, chez la femme même, les émotions que donne la conscience d'un engagement du cœur. Il n'implique pas l'idée de l'amour, et c'est à peine s'il la comporte: là est son grand signe, son mal originel, et aussi son excuse.

Tout d'ailleurs dans le siècle conspire contre le Mariage. Il a contre lui les relâchements, les accommodements de la morale sociale, la liberté chaque jour plus grande des habitudes privées. La Régence passée, il fallait, au commencement du siècle, une certaine énergie, une force de volonté pour avoir un amant. Pour se voir, pour se rencontrer, il était besoin de vaincre de grands obstacles, d'imaginer des moyens, de tromper les yeux du monde: une faute demandait de l'audace pour son accomplissement. Le scandale était un risque, l'effronterie ne sauvait pas encore du déshonneur. Avec le temps, ces obligations cessent, ce reste de retenue s'oublie. La jeune femme reçoit les jeunes gens de son âge. Elle va au spectacle en petite loge seule avec des hommes. Au bal de l'Opéra, elle n'emmène que sa femme de chambre. La mode lui donne le droit de toutes ces démarches qui autrefois auraient fait noter une femme de légéreté [337]. Rendez-vous, occasions, toutes les facilités, elle les a sous la main: elle ne va plus à l'adultère, l'adultère vient à elle.

Le Mariage a encore contre lui les arrangements du monde, les obligations de la vie et des places du temps, ces absences du mari qui si souvent laissent l'épouse à elle-même, et l'abandonnent à sa vertu. Emplois à Versailles, gouvernements en province, garnisons, services auprès du Roi, service à l'armée, enlèvent à tout moment, dans les ménages de la noblesse, le mari à sa femme. Le mari appartient à la cour, à la guerre, avant d'appartenir au mariage. Pendant qu'il fait les campagnes, qu'il suit l'armée du Roi dans les Flandres, en Allemagne, en Italie, la femme, libre et ennuyée, reste à Paris livrée aux plaisirs du monde; ou bien elle se retire dans une terre qui, loin de la mettre à l'abri des séductions, lui apporte les tentations de la solitude et les promesses du mystère. Et l'épreuve de ces séparations exposant à tant de périls l'honneur du mari, exigeant de la femme tant de patience, de courage, de résolution dans le devoir, dure pendant presque tout le siècle. Mme d'Avaray, la sœur de Mme de Coislin, est la première qui donne, en suivant son mari dans sa garnison, un exemple d'abord fort critiqué, puis adopté par la mode, par les plus grandes dames, les plus jeunes, les plus jolies, que l'on voit suivre leurs maris aux manœuvres commandées par le maréchal de Broglie en 1778, manœuvres où la grande table est tenue par une femme, la maréchale de Beauvau [338].

Mais le lien conjugal dut surtout son relâchement à certaines idées propres au dix-huitième siècle, à de singuliers préjugés régnant et réglant presque absolument le train des unions. L'amour conjugal est regardé par le temps comme un ridicule et une sorte de faiblesse indigne des personnes bien nées: il semble que ce soit un bonheur roturier, bourgeois, presque avilissant, un bonheur fait pour les petites gens, un sentiment bas, en un mot, au-dessous d'un grand mariage et capable de compromettre la réputation d'un homme ou d'une femme usagés. Plus que de tout le reste, du libertinage flottant dans l'air, de la corruption ambiante, des séductions, le mariage souffrit de ces paradoxes de la mode, de ces théories du bon ton, plus effrontées, plus parées et relevées d'esprit, plus charmantes, plus effrayantes de légèreté et d'impudence à mesure que le siècle vieillit et se raffine. C'est leur esprit qui met entre la femme et le mari cette froideur de détachement, cette intimité de glace, ces façons qui ne dépassent point la politesse. L'indifférence, il ne restera bientôt que cette amabilité aux deux époux. Et l'insouciance deviendra la vertu du mari. Elle sera sa vanité même, la consolation de son bonheur, sa dignité. Elle sourira sur les lèvres des époux trompés avec une ironie si leste, des mots si dégagés, d'un tel sang-froid, et d'apparence si naturels, que ces époux auront l'air d'être le public de leur honte: ils sembleront assister passivement ou complaisamment à l'inconduite de leurs femmes. Ils joueront l'amitié pour les amants qu'elle aura, la familiarité avec les amants qu'elle aura eus: et, dans l'oubli d'eux-mêmes et de leur bien, ils iront jusqu'à la parole fameuse, la parole sublime de cynisme et de présence d'esprit qui résume, selon le temps, toute la philosophie et toutes les grâces du rôle de mari en bornant la vengeance d'un homme surprenant sa femme à cette réflexion: «Quelle imprudence, Madame! Si c'était un autre que moi [339]!....»

L'honneur du mari paraît alors un honneur de l'homme passé d'usage, tombé en discrédit, une tradition perdue, un sentiment effacé. «J'en étais à mon déshonneur, tranchons le mot,» dit nettement le marquis des Dialogues d'un Petit-Maître; et il expose au chevalier les seules convenances que le mari peut exiger en pareil cas. Qu'une femme «ait quelqu'un», il n'est qu'un mal pour son mari dans ces sortes d'arrangements: c'est l'éclat. Si donc tout se passe «dans l'ordre des ménagements, si la femme s'observe et ne se permet en public que les égards que ce même public l'autorise à accorder à son amant», si en un mot la chose toute vraisemblable qu'elle paraisse n'est pas démontrée, le mari est un sot de se fâcher [340]. Telle est la doctrine nouvelle, doctrine commode qui dispense l'homme de la jalousie, l'épouse des vertus de la maîtresse, et ne laisse plus entre eux comme devoir commun du mariage, que le devoir des égards, unique rapprochement de ces ménages où il n'y a plus d'autre retenue que le respect du public! Un jour arrive où le mari dit ou fait entendre à sa femme: «Madame, l'objet du mariage est de se rendre heureux. Nous ne le sommes pas ensemble. Or il est inutile de nous piquer d'une constance qui nous gêne. Notre fortune nous met en état de nous passer l'un de l'autre et de reprendre cette liberté dont nous nous sommes fait imprudemment un mutuel sacrifice. Vivez chez vous, je vivrai chez moi [341]...» Et le mari et la femme se mettent à vivre ainsi, chacun de leur côté. Ils laissent aux époux bourgeois l'ennui de se trouver tous les jours au lit, à table, en tête à tête; et hors le dîner, où encore ils sont rarement seuls, ils ne se retrouvent guère [342], ils se rencontrent à peine, et ils s'oublient quand ils ne se voient pas. Il n'y a plus de maris à résidence, plus de maris «cousus aux jupes de leurs femmes». On passe six mois à l'armée, on revient à Paris: Madame y est-elle? on va à la cour; vient-elle à la cour? on retourne à Paris, et l'on est presque un bon mari, lorsqu'on donne dans un an quarante jours à sa femme [343]. De la part de la femme, aussi bien que de la part du mari, il y a comme une vanité, comme une ostentation dans ce détachement. «Eh! bien, va-t'en...» dit une femme à son mari qui lui demandait de le tutoyer. «Je vous écris parce que je n'ai rien à faire. Je finis parce que je n'ai rien à vous dire. Sassenage, très-fâchée d'être Maugiron,» c'est toute la lettre d'une comtesse de Maugiron à son mari [344]. Si le mari n'est pas curieux, la femme, même lorsque par miracle elle est vertueuse, n'est pas jalouse; et elle ne s'occupe de la maîtresse de son mari, que si elle en voit percer l'influence dans la manière d'être de ce mari à son égard: que la personne lui convienne, ou cherche à lui être agréable, la femme mariée ira au besoin, s'il y a menace d'un nouvel attachement, jusqu'à donner à cette autre femme, par l'entremise d'un tiers, des conseils pour reprendre son mari [345].

Cette séparation dans l'union, cette réciprocité de liberté dans le ménage, cette tolérance absolue n'est pas un trait du mariage, elle en est le caractère. Il n'y a plus guère de ménage sans coadjuteur [346]. Un amant ne déshonore plus, le choix seul de l'amant excuse ou compromet. Là-dessus écoutez un petit livre, une espèce de conseiller moral écrit par une femme: «Le monde parle. Madame a-t-elle un amant? L'on demande quel est-il? Alors la réputation d'une femme dépend de la réponse que l'on va faire. Je vous le répète encore, dans le siècle où nous vivons, ce n'est pas tant notre attachement qui nous déshonore que l'objet.» Ce train des mœurs est accepté par toute la société. L'adultère trouve partout la complicité, partout l'impunité, partout le sourire avec lequel le mari lui pardonne. Il trouve une indulgence voilée d'ironie, jusque dans la famille où le beau-père répond aux plaintes du gendre sur les désordres de sa fille: «Vous avez raison, c'est une femme qui se conduit mal, et je vous promets de la déshériter [347].» Ne sommes-nous pas au temps où le monde et le mari lui-même verront sans se scandaliser M. Lambert de Thorigny s'enfermer avec Mme Portail attaquée de la petite vérole, et mourir dans la maison du premier président du Parlement [348]? L'on dirait que le dix-huitième siècle se conforme à cet article de loi que dans un conte du temps un Roi d'allégorie fait lire aux maris par son chancelier: «Que chacun ait une femme pour être celle d'un autre; et tout rentrera dans l'ordre, telle est la volonté de l'amour.» Et veut-on toute la morale du mariage de ce temps? la voici «On parle du bon vieux temps. Autrefois une infidélité mettoit le feu à la maison; l'on enfermoit, l'on battoit sa femme. Si l'époux usoit de la liberté qu'il s'étoit réservée, sa triste et fidèle moitié étoit obligée de dévorer son injure, et de gémir au fond de son ménage comme dans une obscure prison. Si elle imitoit son volage époux, c'étoit avec des dangers terribles. Il n'y alloit pas moins que de la vie pour son amant et pour elle. On avoit eu la sottise d'attacher l'honneur d'un homme à la vertu de son épouse; et le mari qui n'en étoit pas moins galant homme en cherchant fortune ailleurs, devenoit le ridicule objet du mépris public au premier faux pas que faisoit Madame. En honneur, je ne conçois pas comment dans ces siècles barbares on avoit le courage d'épouser. Les nœuds de l'hymen étoient une chaîne. Aujourd'hui voyez la complaisance, la liberté, la paix régner au sein des familles. Si les époux s'aiment, à la bonne heure, ils vivent ensemble, ils sont heureux. S'ils cessent de s'aimer, ils se le disent en honnêtes gens, et se rendent l'un à l'autre la parole d'être fidèles. Ils cessent d'être amants; ils sont amis. C'est ce que j'appelle des mœurs sociales, des mœurs douces [349]...»

A tant de mariages dissous pour ainsi dire par une tolérance mutuelle, à tant de ménages désunis par l'esprit du temps, il faut joindre tous ces mariages dont les liens se brisaient, où la séparation se faisait en dehors de ces causes premières, et par d'autres préjugés sociaux, par des préjugés de caste: les mariages entre la noblesse et l'argent. Un homme né, réduit à donner sa main à une fille de la finance, à la fille d'un homme d'argent, croyait avoir, en lui donnant son nom, payé et au delà, l'argent qu'elle lui apportait. Ses devoirs et sa complaisance s'arrêtaient là, à cet apport de sa noblesse, à cette prostitution de son titre; et il se jugeait, par ce sacrifice de son nom, exempté de tout ce qu'un mari reste devoir à sa femme le lendemain, le soir même de son mariage, de toute preuve d'amour et même de toute marque d'égards. Dans cet ordre des alliances de vanité voulant s'ouvrir la cour, et des mésalliances de nécessité épousant «un lingot d'or», il arrivait souvent que les filles de la grande finance étaient traitées comme la fille du millionnaire Crozat par son mari, ce comte d'Évreux qui avant son mariage n'eût pu trouver une boîte d'allumettes à crédit, et qui du jour au lendemain, riche des douze cent mille livres en argent comptant de la dot de sa femme, riche de l'expectative de la succession du père, une succession de vingt et un millions, ne daigna pas toucher à Mlle Crozat. Pourtant Mlle Crozat était jeune, belle, bien faite; et le comte d'Évreux la trouvait telle. Volontiers, il en eût fait sa maîtresse, mais elle était roturière; et en sa qualité d'époux, il lui était venu, disait-il, un sentiment de répugnance. De ce dédain outrageant, auquel certains maris ajoutaient des grossièretés impossibles à dire, la femme du comte d'Évreux se vengea en donnant deux enfants à son mari. Le comte en prit un peu d'humeur, afficha la duchesse de Lesdiguières, gagna subitement des millions dans le système, et se vengea en remboursant la dot de sa femme: il garda seulement les intérêts pour l'honneur qu'elle retirait de porter son grand nom [350].

Le dédain n'affectait point toujours cette insolence princière. Il se pliait à des formes moins insultantes chez la plupart des hommes de grande maison qui épousaient quelque fille de fermier général. Mais la pauvre petite personne présentée dans le monde et trouvée gauche lorsqu'elle n'était que modeste, avait à souffrir des plaisanteries désagréables, des persiflages qu'elle entendait murmurer à l'oreille de son mari et que ce mari s'amusait à faire retomber sur elle. Parfois tant de dégoûts l'abreuvaient, le monde lui faisait boire le mépris à si longs traits, qu'elle était forcée de prendre un parti désespéré, et de se retirer chez son père [351]. Et si les choses n'allaient point jusque-là, si le mari lui faisait une position tolérable, ce mari s'occupait si peu d'elle, il s'inquiétait si peu de sa personne et de sa conduite, il la négligeait avec si peu d'excuses, il la trompait avec si peu de mystère, que le ménage devenait un mauvais ménage exemplaire, qui se distinguait entre tous les autres par une impudeur de détachement particulière.

Sur ce fond de tolérance, d'indifférence, le fond de tant de ménages, on voit se détacher çà et là dans le siècle une violence, une vengeance. Pris d'une soudaine jalousie, ou plutôt blessé, humilié, bien moins dans son honneur que dans l'orgueil de son nom, par la bassesse des goûts de sa femme, quelquefois un mari se réveillait par un coup de foudre. La femme, prise au lit le matin, était jetée dans un fiacre qui roulait sous l'escorte de quatre hommes armés, et conduite par un exempt au couvent du Bon-Pasteur, espèce de couvent de correction [352]. Souvent même, elle était enlevée à un souper brillant, arrachée brutalement au plaisir, comme cette Mme de Stainville, la folle amoureuse de Clairval, qu'on venait saisir toute parée au milieu des répétitions pour un bal de la duchesse de Mirepoix: on la séparait de ses femmes, on enfermait sa femme de chambre de confiance à Sainte-Pélagie, et on la conduisait elle-même aux filles de Sainte-Marie à Nancy, où elle ne devait pas avoir à sa disposition un écu. Ainsi se faisait l'enlèvement de la présidente Portail, l'enlèvement de Mme de Vaubecourt, l'enlèvement de Mme d'Ormesson. Ainsi était jetée, du monde plein de bruit, de lumière, d'espace, entre les murs d'une cellule, cette Mme d'Hunolstein qui, enfermée et convertie, devait faire une si exemplaire pénitence: au couvent elle se soumit à un maigre perpétuel et ne voulut porter qu'une robe de bure. A la révolution, recueillie par son mari, elle lui demanda de continuer cette vie d'expiation, et au moment d'expirer, elle se fit mettre sur la cendre [353].

Ces enlèvements, ces emprisonnements de l'épouse coupable dans un cloître, étaient le droit du mari du dix-huitième siècle. Le mari avait dans sa main ces punitions soudaines et redoutables. Au milieu du relâchement des mœurs et de toutes les complaisances de la société pour le scandale, il demeurait armé par la loi. Une lettre de cachet obtenue sur la preuve d'adultère lui suffisait pour faire enfermer sa femme dans un couvent jusqu'à la fin de ses jours. Quelquefois encore, recourant à la justice, il la faisait condamner à deux années de couvent, années pendant lesquelles il gardait la liberté de la revoir et de la reprendre. Les deux ans écoulés, s'il ne faisait point d'acte de réclamation, la femme était condamnée à être rasée et enfermée le restant de ses jours. De plus, elle était déclarée déchue de ses biens dotaux adjugés en usufruit au mari, à la charge par lui, de lui payer une rente de 1,200 livres [354]. Mais ce droit du mari, malgré ses réveils et quelques grands coups d'éclat, était presque dans la société une lettre morte: le mari d'ordinaire le laissait dormir, et la femme y échappait le plus souvent par une séparation volontaire, obtenue doucement à la manière de Mme du Deffand, avec un air si résigné, si triste, si ennuyé, que le mari prenait un soir le parti de s'en aller et de ne jamais revenir [355].

La séparation consacrée par l'usage, établie de fait dans tant de ménages, la séparation volontaire consentie de part et d'autre, dont l'habitude se répandait, devait nécessairement, fatalement aboutir à la séparation légale. C'est la grande fin de la communauté conjugale au dix-huitième siècle. Elle sourit aux femmes comme l'entière délivrance du mari, de sa présence, de sa surveillance, comme la préservation absolue et définitive de ces boutades de jalousie qui de temps en temps jettent de l'effroi dans l'adultère. Elle est une garantie, une impunité: elle est plus, elle est, à de certaines années du siècle, une affaire de ton, une mode. La séparation judiciaire devient une ambition de la femme, presque une idée fixe; et tout à coup, à propos de prétexte, de la moindre scène, un mari entend dire à sa femme: «Je me séparerai, mais très-exactement... Je reprends mes pactions et on me réintègre dans la succession de mon père [356].» Le nombre des demandes en séparation sollicitées par des femmes devient énorme: le Châtelet, les Requêtes du Palais, la Grand'Chambre ne retentissent plus que de ces débats scandaleux, où la femme reprend sa liberté en laissant aux mains du public sa pudeur ou son honneur. Un moment, trois cents demandes s'entassent au greffe; et le Parlement effrayé se voit forcé, pour arrêter le mal, d'user de sévérité dans l'examen des causes et de faire des exemples: Mme de Chambonas est condamnée à un an de clôture exacte, après quoi elle aura le choix de retourner avec son mari ou de passer le reste de ses jours dans un couvent [357].

A toutes ces demanderesses en séparation étaient affectés des couvents spéciaux, le Précieux-Sang, la Conception, Bon-Secours, où elles se retiraient par décence, en attendant patiemment la décision des juges au milieu des distractions de ces maisons peu sévères: on y jouait, on y chantait, on y tenait table ouverte [358]. Mais le couvent préféré, l'asile par excellence des femmes dans cette situation, était le couvent de Saint-Chaumont, rue Saint-Denis, maison d'élection des plaideuses où les maris n'étaient jamais appelés que des «adversaires», où depuis le matin jusqu'à dix heures et demie, jusqu'à la fermeture des portes, les pas, les voix des hommes de loi couvraient tous les autres bruits; maison-mère de la séparation, où les femmes groupées, rangées contre un même ennemi, se prêtaient mutuellement leurs conseils, leurs avocats, leurs défenseurs, leurs voies de droit, toutes embrassant la cause de chacune et travaillant avec autant de zèle contre le mari d'une autre que contre le leur [359]. Et pourtant, malgré toutes ses ressources, ses consultations, ses lumières, le couvent de Saint-Chaumont n'était point la plus grande école de la séparation: cette école était au Palais même, où les assauts d'éloquence de Maître Gerbier et de Maître de Bonnières étaient suivis comme des leçons par un grand nombre de femmes venant étudier les moyens à employer pour occuper convenablement la scène à leur tour [360].


Le veuvage est entouré au dix-huitième siècle d'un appareil de regrets qui semble une mode antique gardée d'un autre temps, d'un temps sévère, religieux et profond dans ses douleurs: il a des dehors plus sérieux qu'il ne lui appartient, des affiches de retraite et de renoncement qui sont en désaccord avec le tempérament des âmes. Le deuil extérieur qui enveloppe la veuve, la désolation des choses tout autour d'elle, cette sorte d'ensevelissement étendu aux objets et qui paraît enfermer le regard aussi bien que l'avenir de la femme dans la tombe du mari, toute cette rigueur de l'étiquette mortuaire n'est plus qu'une obligation de tradition, mais elle demeure une convenance sociale. Le mari mort, les tableaux, les glaces, les meubles de coquetterie, tout ce qui est aux murs une espèce de vie et de compagnie, tout est voilé [361]. Dans la chambre de la femme, une tenture noire recouvre les lambris. A la fin du siècle seulement, la nuit des murailles sera un peu moins sombre, et, la mode de la mort se relâchant de sa sévérité, la chambre de la veuve n'aura plus, pendant l'année du veuvage, qu'une tenture grise. Le mari mort, la femme met sur sa tête, jette sur ses cheveux le petit voile noir que gardent toute leur vie et partout, même dans leurs toilettes de cour, les veuves non remariées, et, tout habillée de laine noire, elle demeure dans l'appartement en deuil, dont la porte ne s'ouvre qu'aux visites de condoléance et aux salutations de la parenté [362]. Il est d'usage qu'elle se tienne quelque temps ainsi renfermée. La pudeur de l'habit qu'elle porte lui ferme les promenades publiques, et l'Allée des Veuves est le seul endroit public où elle ose se montrer.

Dans cet étalage de la douleur et du regret, l'oubli, les idées de liberté, les projets d'avenir consolaient bien des femmes. La coquetterie se cachait sous les larmes, et bien des douleurs ressemblaient à l'habit de deuil de la veuve des Illustres Françoises, laissant apercevoir à demi, sous son jupon de crépon noir, une jarretière d'écarlate attachée avec une boucle de diamants. Mais pour quelques-unes le deuil du temps n'avait rien d'exagéré ni d'emphatique: il était au-dessous du deuil de leur cœur. Le veuvage d'alors a ses fanatiques, ses recluses, ses saintes. Il montre des folies et des héroïsmes de désespoir. C'est une maréchale de Müy qui veut se précipiter par une fenêtre et qu'on est obligé d'arracher au suicide [363]. D'autres veuves s'abîment, s'anéantissent dans une contemplation inerte comme cette autre maréchale, la maréchale d'Harcourt, cloîtrée dans cet appartement où elle vit avec la figure de cire de son mari [364]. La vieille marquise de Cavoix passe plusieurs heures par jour à converser avec l'ombre de son mari [365]. Des princesses, à ce déchirement de la moitié d'elles-mêmes, repoussent le monde, et, courant à Dieu, s'oubliant et se répandant en œuvres de charité, vont laver les pieds des pauvres en compagnie de cette autre veuve, Mme de Mailly.

VI
LA FEMME DE LA BOURGEOISIE

Dans la bourgeoisie, la fille vit avec la mère, toujours près d'elle, sous son cœur, sous ses leçons. La mère la couve et l'élève, la portant vraiment de ses mains de l'enfance à la jeunesse. Chardin, ce peintre intime de la bourgeoisie, nous montre toujours la petite fille à côté de cette mère dévouée et laborieuse, grandissant, déjà sérieuse et simple, comme à l'ombre des vertus du ménage. Ce n'est point une petite «pomponnée»: la voici avec son gros bourrelet carré, son juste à manches courtes, une jupe et un tablier à bavolet; et il ne lui faudra point d'autres joujoux qu'un tambour, un moulin, une raquette, des quilles, les joujoux de la rue et du peuple. Pour toute gouvernante, elle aura sa mère. C'est sa mère qui l'élèvera dans cet intérieur à son image, commode et rangé, où tout semble avoir la solidité, la netteté, l'ordre du bonheur bourgeois: les gros meubles, le parquet lavé, les grands fauteuils d'aplomb sur leurs pieds tournés, l'armoire de noyer avec au-dessus la bouteille de cassis [366] et dans laquelle dorment les almanachs des années passées, marquant les morts et les naissances, gardant toute l'histoire de la famille [367]. C'est sa mère qui lui fera joindre ses petites mains pour le Benedicite, avant de lui donner une assiette de la soupe, que la petite, de sa chaise basse, voit fumer sur la table dans la soupière d'étain. C'est sa mère qui, arrêtant le dévidoir et laissant sur la table le rouet chargé de sa quenouille, la coiffera devant sa toilette, et, lui arrangeant sur le front un nœud de rubans, la fera belle pour les dimanches. C'est elle qui lui fera répéter son catéchisme et ses leçons; et, si par hasard elle se fait remplacer, ce sera par une sœur aînée qui jouera un moment auprès de la petite fille le personnage de sa mère. Ici, dans les familles de labeur, les enfants ne sont pas détachés des mères par la dissipation et les exigences du monde: filles ou garçons, ils sont une aide, une compagnie, un courage de plus à la maison. La maternité n'a pas de fausse honte: elle aime à les aimer, à les aimer de tout près. D'ailleurs, aux mères bourgeoises, les enfants ont moins coûté qu'aux autres: elles n'ont pas été obligées de se retrancher de leurs plaisirs, de ne plus vivre pour donner la «vie a ces importuns petits êtres». Habituées qu'elles sont au foyer, l'enfantement n'a pas été pour elles un sacrifice, et le rôle de mère, au lieu d'être une charge, est comme le devoir qui les récompense de l'accomplissement de leurs autres devoirs. Les filles bourgeoises restent donc attachées à la mère. Elles grandissent, modestes et retenues, dans une toilette où la coquetterie même est sobre, où l'économie fait des rentraitures au fichu; elles grandissent, portant sur la jupe ces outils du travail des femmes, des ciseaux et une pelote, comme le signe de leur vocation [368]. On les voit croître en santé et en force, respirant le bonheur de leur âge auprès de cette mère qui les rapproche encore d'elle par la douce familiarité du tutoiement. A sept ans, la petite fille entrait dans l'âge de raison, ou plutôt les parents se plaisaient à le lui attribuer, dans la pensée de la faire plus sage, en lui donnant par une haute idée de sa petite personne une conscience précoce. La mère lui disait pour la punir «Mademoiselle», et la petite fille commençait à comprendre qu'il est dans la bouche d'une mère des mots qui font plus de mal que les verges dans sa main. On la jugeait assez grande pour la mener en visite chez les grands parents, à la promenade, et l'on commençait à l'envoyer au catéchisme qui devait la préparer à la confirmation.

Chaque dimanche, dans quelque coin d'église, chapelle ou charnier, dans quelque bas-côté tout plein d'entre-colonnements, la petite fille allait s'asseoir sur les longs bancs de bois où les petites filles se faisaient face, les plus grandes jouant de l'éventail, les plus petites caquetant, se cachant derrière le dos du premier rang, et se riant tout bas à l'oreille. Au bout du passage laissé entre les bancs, un vieux prêtre se tenait assis dans un grand fauteuil de bois, ses besicles à la main, laissant à ses côtés un joli petit clerc, aux gestes onctueux, faire la leçon sous les yeux des mères et des bonnes femmes de la paroisse, interroger les petites filles, leur faire répéter à chacune l'évangile du jour, l'épître, l'oraison et le chapitre du catéchisme indiqué le dimanche précédent. Parfois un curé venait, devant lequel on faisait lever toutes les petites. Il interrogeait les plus savantes, et se retirait au milieu des révérences des mères flattées à fond, et se rengorgeant dans les belles réponses de leurs enfants [369].

Mais le moment venait où, si jalouses qu'elles fussent de l'éducation de leurs filles, les mères cédaient à l'usage, les envoyaient dans une pension conventuelle finir leur instruction religieuse, et achever de se former sous la direction des sœurs. Quand la petite fille avait passé par toutes les leçons graduées du catéchisme, on la mettait, d'ordinaire, dans un couvent, vers ses onze ans, pendant un an, pour faire avant sa confirmation, qui précédait alors la première communion, ses derniers exercices de piété. Après une visite générale à tous les grands parents, la petite entrait dans une maison religieuse et passait, non sans larmes, le seuil de la porte de clôture.

C'étaient de tranquilles maisons que celles où la bourgeoisie mettait ses filles, humbles écoles qui avaient une salle où les sœurs instruisaient gratuitement les petites filles du peuple, communautés modestes, reléguées d'ordinaire dans un lointain faubourg, où la pension coûtait de 250 à 350 livres par an: l'abbaye des Cordelières, rue de l'Ourcine, la maison Saint-Magloire, rue Saint-Denis, les Chanoinesses de Saint-Augustin, faubourg Saint-Antoine, les dames Filles-Dieu, près la porte Saint-Denis, les Bénédictines du Saint-Sacrement, rue Cassette, les Religieuses de la Croix, rue de Charonne, les filles de la Sainte-Croix, les filles de la Sainte-Croix-Saint-Gervais, les Dames Annonciades de Popincourt, les Religieuses de la Congrégation Notre-Dame, la Congrégation Sainte-Aure, rue Neuve-Sainte-Geneviève [370], où fut élevée Mme du Barry. Tout en obéissant aux modes du temps, tout en formant la jeune fille aux arts d'agrément, à la danse, à la musique, apprises alors jusque dans les maisons d'éducation de pure charité [371], ces maisons n'avaient rien du faste ni de la vanité des couvents où les filles de la noblesse grandissaient dans l'impatience et l'appétit de la société qu'elles sentaient autour d'elle. Ce n'étaient, dans ces écoles religieuses de la bourgeoise, que paix, silence, douceur; elles semblaient aussi loin des agitations mondaines qu'elles étaient à l'écart des bruits de Paris. La petite fille cédait bientôt au charme, et caressée par les sœurs, bientôt amie des autres enfants, placée à la grande table, elle se trouvait heureuse. Une sérénité inconnue lui venait de toutes choses, de cette vie réglée, de cette discipline apaisante, de tout ce qui était autour d'elle comme l'ombre de la grande allée de tilleuls où elle se promenait pendant les récréations avec une camarade de son choix. Rien ne lui apportait la pensée du monde qu'elle ne connaissait pas. La messe de chaque matin, les méditations et l'étude de tous les jours, les leçons qu'un maître de musique venait lui donner au parloir, la menaient sans ennui jusqu'au dimanche où ses parents venaient la chercher pour la promenade. Dans cet isolement si peu sévère, dans ce recueillement aimable, l'imagination de l'enfant avivait sa piété. Sa sensibilité naissante se tournait vers Dieu, et s'élevait à lui avec de secrètes effusions. Et les fêtes de couvent, le spectacle d'une prise de voile, mille pratiques, tant d'images, la faisaient arriver à la communion tremblante, ravie et enflammée [372].

Le passage au couvent, ces quelques années de retraite, d'éducation, de leçons religieuses dans les pensions conventionnelles, marquaient profondément l'âme des jeunes filles de la bourgeoisie. La femme bourgeoise en gardait toute sa vie un souvenir, une consécration, comme une ombre: un goût de discipline, un fond de piété, une certaine sévérité de foi lui restaient, qui devaient, exaltés par les disputes du temps, la passionner à froid et la mener au rigorisme. Dans sa dévotion, il y avait un secret caractère de rigidité, un instinctif besoin de doctrine qui la poussait au Jansénisme. Elle en fut le grand appui: et ce fut en elle que le Jansénisme trouva ces passions et ces dévouements qui, en 1758, mettaient les filles du procureur Cheret, les petites filles du fameux traiteur Cheret, à la tête d'une petite église tenant hautement la tête au curé de Saint-Séverin [373].

Les mères de la petite bourgeoisie, qui avaient besoin de l'aide de leurs filles au logis, ne les laissaient presque jamais, passé douze ans, au couvent ou dans ces pensions bourgeoises qui apprenaient en cinq ans à lire, écrire, compter, coudre, broder et tricoter [374]. Aussitôt qu'elle était grandelette, la petite fille était reprise par ses parents. L'éducation qu'elle recevait en rentrant dans la maison paternelle se ressentait de la position intermédiaire que la bourgeoisie occupait dans la société. Née dans cet ordre flottant, et sans limites précises, qui touchait au peuple par le travail, à la noblesse par l'aisance, la jeune fille était formée à la fois pour les obligations du ménage et pour les plaisirs de la société. Elle recevait une éducation moitié populaire, moitié mondaine, qui l'approchait de tout sans l'empêcher de descendre à rien, et qui faisait de sa personne comme une image de cette classe tournée vers deux horizons, et tâchant de joindre les devoirs d'en bas aux agréments d'en haut. Sa vie était partagée en deux moitiés: l'une était donnée à l'étude des arts et des talents de la femme, l'autre aux travaux manuels, aux soins, aux fatigues domestiques d'une servante; contraste singulier qui la faisait passer sans cesse et souvent plusieurs fois en un jour du rôle de virtuose au rôle de Cendrillon. Un maître amenait l'autre à la maison; après le maître d'écriture venait le maître de géographie; après celui-ci le maître de musique; et le maître de danse, payé par le petit peuple même trente sous par mois [375], le maître de danse arrivait, la joue gauche contre sa pochette pour apprendre à faire les révérences de cour. Mais ces belles leçons de loisir ressemblaient aux belles robes de la jeune fille, à la mise élégante, même riche, qui, les jours de fête, la mettait au-dessus de son état: elle les quittait pour aller, en petit fourreau de toile, au marché avec sa mère. Elle descendait de ces agréables études pour acheter, à quelque pas du logis, du persil ou de la salade: et tout en lui donnant ces grâces de salon, on lui faisait garder l'habitude d'aller à la cuisine faire une omelette, éplucher des herbes ou écumer le pot. Un fond sévère, pratique, grossier, un ornement mondain, léger, galant, c'est le double caractère de cette éducation des filles qu'on dirait élevées par la Bourgeoisie avec le bon sens de Molière, et par le Dix-huitième siècle avec la grâce de Mme de Pompadour.

La vie de la jeune fille bourgeoise ressemblait en plus d'un point à son éducation. Foncièrement simple, concentrée, attachée au terre à terre et à la régularité des existences ouvrières, cette vie, si bornée d'apparence, avait ses échappées au dehors. Elle avait pour cercle ordinaire et journalier le cercle étroit de la famille, trois ou quatre parents, à peu près autant d'amis, quelques relations de voisinage; mais elle n'y était pas exclusivement et rigoureusement enfermée. La jeune fille demeurait dans la solitude; mais elle était, selon le mot d'une jeune personne d'alors «sur les confins du monde». La bourgeoisie, ce Tiers-état des aptitudes et des talents, avait par ses mille métiers, par le rayonnement des affaires, par tout ce qu'elle maniait et tout ce qu'elle approchait, une expansion trop grande, une force d'ascension trop active, pour que ses filles restassent, sans la franchir, sur cette limite de la société. De loin en loin, la jeune bourgeoise poussait la porte dérobée derrière laquelle s'agitaient les salons, la vie bruyante, les amusements de la richesse et du loisir. Elle touchait, en passant, aux mœurs, aux modes, aux élégances de la noblesse. Elle goûtait à ses plaisirs. Et si on ne la menait guère à l'Opéra avant vingt ans, le théâtre de société si répandu, dans les classes bourgeoises, lui donnait son émotion, son enivrement, l'élevait au rire de la comédie, au cri de la passion, et la conviait souvent à la curiosité des chefs-d'œuvre. D'ailleurs, quelle maison bourgeoise ne tenait par quelque aboutissant, quelque connaissance, quelque lien de parenté ou d'amitié à ce monde magique du théâtre? Entrez dans l'honnête et laborieuse demeure du ménage Wille: vous y trouverez Carlin. Un goût de théâtre, un souffle d'art, venant souvent d'un état qui touche à l'art, un sentiment des lettres, c'est en ce temps l'ennoblissement de la plus petite bourgeoisie que l'on rencontre menant ses filles à toutes les expositions de peinture. Et de tous les côtés de ce monde, affolé de plaisirs polis, que de réunions ouvertes à la jeune fille bourgeoise accompagnée de sa mère, concerts de Mme Lépine, assemblées de M. Vase, où elle peut prendre sa part des plus délicates jouissances de son temps, saisir à la dérobée tant de points de vue et tant de ridicules du monde, écouter des beaux esprits, voir des figures connues, coudoyer de jolis abbés, de vieux chevaliers, «de jeunes plumets»,—oublier en un mot pendant quelques heures qu'elle n'est pas née demoiselle [376]!

Pourtant ce ne sont là que les accidents, les éclairs de la vie bourgeoise. Les jours sont rares et semés de loin en loin qui sortent la jeune fille de sa sphère et de son centre, la mettent un instant au-dessus d'elle-même, et, en lui ouvrant des aperçus sur le monde, lui donnent le goût des récréations spirituelles du temps, l'intelligence de ses arts, de son esprit, de ses modes élégantes. La jeune fille vit le reste du temps dans l'ombre et la retraite de l'intérieur, dans la monotonie des passe-temps familiers et des plaisirs réglés, assez enfermée, sortant peu. Et quand elle sort, elle va à de traditionnelles promenades, à ces jardins consacrés où les filles semblent mettre, en suivant le pas de leurs mères, le pied sur la trace de leurs grand'mères: c'est le jardin de l'Arsenal, le jardin du Roi, et ce jardin du bon vieux temps où l'on tricote encore [377], le jardin du Luxembourg, ami de la rêverie, ou bruit si doucement à l'oreille des jeunes personnes le frisselis des feuilles agitées par le vent [378]. Quelquefois cependant l'on s'échappe de Paris, et comme l'on est fatigué des taillis uniformes du Bois de Boulogne et des décorations de Bellevue, l'on pousse jusqu'à la campagne, et tout un jour, passé à l'air, sous le ciel libre, dans de hautes futaies et de vrais bois, donne à ces jeunes filles, naïves et fraîches, recueillies et tendres, des joies pareilles au voile de gaze dont se parait la petite Phlipon pour aller à Meudon, des joies qui leur caressent le front et flottent tout autour d'elles sous un souffle. La fille de la petite bourgeoisie a devant la nature des sensations et des perceptions qu'elle connaît seule, des voluptés refusées à la jeune fille de la société élevée par le monde et pour le monde, dans l'air factice et vicié de ses préjugés, de ses mensonges, de son antinaturalisme. Son cœur se gonfle d'un vague besoin d'admiration et d'adoration. Étangs solitaires, retraites où l'on cueille les brillants orchis, repos dans les clairières sur un amas de feuilles, il y a là pour elle, comme a dit l'une, «le charme d'un paradis terrestre [379]».

«Où irons-nous demain s'il fait beau?» se demande-t-on dans les familles le soir des samedis d'été; et si ce n'est Meudon et Villebonne qu'on choisit, ce sera au moins le Pré Saint-Gervais où l'on ira gaiement déjeuner sur l'herbe et «casser l'éclanche» avec une compagnie d'amis, ou bien Saint-Cloud, le voyage ordinaire des dimanches de la bourgeoisie. Les eaux jouent, il y aura du monde; et l'on part le lendemain s'embarquer dans ces batelets où tiennent huit personnes et qui, contre le quai, attendent leur nombre complet de voyageurs. La jeune fille, sur pied depuis cinq heures, en habit simple, léger et coquet, parée de fleurs, entre gaiement au bras de son père dans cette société du batelet; et en route, ce sont des connaissances, souvent la rencontre d'un prétendu, une occasion de mariage. Laisse-t-on perdre l'occasion? On la retrouve sur le pas de la porte où les jeunes filles bourgeoises prennent le frais le soir, à la fenêtre où elles passent les jours fériés sur des accoudoirs, sur le Rempart où l'on va par bandes d'amies rire et chanter [380]. On la retrouve à l'Octave de la Fête-Dieu très-suivie par la petite bourgeoisie: c'est le grand moment des amoureux et des épouseurs. L'on a encore si l'on n'est pas accordée dans sa parenté ou dans ses connaissances, la ressource du carnaval pour rencontrer et choisir un mari parmi ces sociétés de masques auxquelles la liberté des jours gras accorde le droit de courir les maisons du quartier.

Ces rencontres, la facilité des mœurs bourgeoises, l'habitude des parents de laisser les filles, une fois grandes, prendre sous un prétexte leur mantelet et leur coiffe pour courir la rue et ses aventures, remplaçaient pour la jeune personne les occasions de mariage du monde et de la société. Mais souvent, à chercher ainsi un mari à l'aventure, la jeune fille courait bien des dangers. Suivie par quelque joli homme de qualité, elle acceptait des rendez-vous innocents dans l'ombre de quelque église; puis un soir elle ne reparaissait plus à la maison paternelle. Cependant un petit nombre seulement se laissait ainsi séduire: la plupart de celles qui cédaient à l'entraînement, à l'amour, étaient trompées. En se donnant à un amant, elles croyaient confier leur honneur à un mari. Elles étaient abusées par des apparences d'union, par des simulacres de mariage, par ces mariages de cœur et d'intention consacrés encore alors par les traditions des vieilles habitudes et par les complaisances de l'Église. Elles avaient foi dans ces promesses de mariage, si communes au commencement du siècle, échangées entre promis, souvent écrites et signées de leur sang: l'amour écrivait ainsi volontiers au dix-huitième siècle; et ne mettait-il pas de pareille écriture jusque sous les pieds des danseuses à un bal de la Reine? Parmi ces jeunes filles, il en était de si ingénues ou de si faciles, de si naïves ou de si imprudentes, qu'il leur suffisait, pour s'estimer mariées, d'entendre une messe. «Je vous prends pour mon époux, disaient-elles au jeune homme dont elles prenaient la main au moment de l'élévation. J'en prends à témoin le Dieu que j'adore, et en face de ses autels je vous jure une fidélité éternelle.» A quoi le jeune homme répondait, en pressant à son tour la main de la jeune fille: «Je vous jure sur tout ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré que jamais je n'aurai d'autre épouse que vous.» Quelques-unes plus exigeantes, éprouvant le besoin d'un sacrement plus formel, demandaient et obtenaient un mariage secret, un mariage fort à la mode en ce temps, même à la cour [381]. Elles pensaient mettre leur religion et leur faiblesse à couvert, se défendre du courroux des parents, lier l'homme par cet engagement sacré qu'elles avaient l'espérance de déclarer un jour avec l'aide du temps et de la Providence. Ce mariage secret, qui suffisait à rassurer leur conscience, car elles y mettaient sincèrement le vœu de leur vie, n'était point un de ces mariages de comédie célébré par un laquais déguisé en prêtre: il était un véritable mariage consacré par l'unique légalisation du temps, la bénédiction et la sanctification de l'Église. On se mettait en quête d'un pauvre prêtre, presque toujours d'un prêtre normand: la Normandie était renommée pour fournir les plus pauvres et les plus accommodants. L'argent, et aussi l'amour des deux jeunes gens, touchaient le bonhomme: il consentait à marier les deux amants et à leur donner un certificat de mariage, à la condition qu'ils se feraient, sous sa dictée, une promesse mutuelle et qu'ils s'engageraient, chacun de leur côté, à rectifier par une nouvelle cérémonie cette première célébration de leur mariage, aussitôt qu'ils ne seraient plus tenus au secret. Les deux promesses devaient être signées non-seulement des deux amants, du prêtre, mais encore des témoins assistant au mariage. En outre, la promesse du fiancé devait être cachetée de son cachet, et porter sur l'enveloppe la reconnaissance par deux notaires que ce qui y était renfermé contenait la déclaration de la pure et franche volonté de l'épouseur. La veille du mariage, après une exhortation religieuse, avait lieu la confession. Les amants prêtaient entre les mains du prêtre le serment de tenir bon et valable le sacrement qu'il allait leur conférer; et l'on prenait un rendez-vous pour le lendemain matin. Ce jour-là, en quelque chapelle basse et retirée d'une paroisse éloignée, derrière une grille fermée et rouverte aussitôt après une messe publique, le prêtre célébrait la messe de mariage. Puis les époux sortis de l'église remettaient au prêtre leurs promesses datées et signées, certifiées par quatre témoins, authentifiées par acte de notaire [382]. Mais la femme par cette cérémonie n'était guère mariée que devant Dieu: elle n'avait d'autre recours contre l'homme qu'un serment et une parole. Et que de maris ainsi liés, cédant à l'inconstance, aux conseils d'une famille, à l'intérêt d'un riche mariage, déchirant cet engagement comme une page de roman, laissant à la honte celle qu'ils avaient cru aimer ou dont ils s'étaient joués!

Plus ordinairement, le prétendu trouvé ici ou là, en promenade, à l'église ou au bal, ce sont les trois endroits qui font le plus de noces bourgeoises, le prétendu frappe à la porte de la jeune fille qui lui est facilement ouverte. Il a demandé dans une rencontre, souvent à la première, la permission de rendre une visite. Il est reçu; et, après une partie de mouche, il obtient la permission de revenir. La cour à la jeune personne se fait sous les yeux des parents; on s'aime et on se le dit au milieu des jeux innocents auxquels les jeunes filles apportent un rire d'enfance, une gaieté qui échappe à leur âge; et de quels jolis petits cris de souris, elles animent l'amusant cache-cache du jeu de cligne-musette! Mais le jeu préféré des amoureux est quelque petit jeu de commerce, où l'amende pour les demoiselles, en cas d'absence, est un baiser, et où la perte de chacun forme un trésor pour fêter la Saint-Martin. Et le trésor ouvert à la Saint-Martin, la soirée est si charmante, que les amoureux prennent la résolution de jouer encore pour avoir de quoi faire la messe de minuit, deux ou trois fois les Rois, et terminer par un bon souper et un petit bal aux jours gras. Puis les étrennes arrivent, et le galant en profite pour donner une paire d'Heures et des gants [383]. Car, malgré la facilité de la bourgeoisie à ouvrir sa porte aux épouseurs, à leur donner les moyens de plaire, les mariages ne se concluent point chez elle si vite, d'une façon si expéditive, si brusque que chez les gens de noblesse et dans la haute société. Chose singulière! dans cette classe laborieuse, les convenances, les avantages même de fortune ne décidaient pas seuls l'union de la femme et de l'homme. Il y avait besoin, pour qu'un mariage s'accomplit, sinon d'un commencement de passion, au moins d'une certaine sympathie de la jeune fille pour le jeune homme qui se présentait à elle, et qu'elle aimait à voir jouer «le Céladon». La personnalité du prétendu, son caractère, étaient plus pesés, plus étudiés, plus analysés dans la bourgeoisie qu'ailleurs. La jeune fille, moins dissipée, plus tendre, garée des exemples qui désillusionnent et des ambitions qui dessèchent, voulait trouver, sinon un amant dans son mari, au moins un homme qu'elle pût aimer. Et comme elle était dans la famille une personne émancipée, dont les parents n'auraient osé forcer la volonté, comme, dans cette grosse affaire de son mariage, elle était laissée presque toujours maîtresse absolue de sa décision, elle ne se refusait point d'éprouver, de faire parler et de faire attendre «le Monsieur» dont son père lui avait montré la lettre de demande. En robe de toile, les cheveux sans poudre, négligemment coiffée en baigneuse, elle prenait plaisir à recevoir ses hommages; et il fallait une longue suite de visites et une cour filée pour qu'elle lui permît d'aller acheter au quai des Orfévres l'anneau et la médaille de mariage [384].

Quoi d'étonnant à cette exigence, à ce retard, à ces épreuves, à cette lente méditation du mariage, qui chez quelques-unes dégénère en répugnance? C'est le sérieux de la vie, le labeur, les responsabilités et les esclavages du foyer que cette jeune fille va embrasser dans cet engagement. Ce qu'il y avait dans sa vie d'ouverture sur le monde, de liberté, d'insouciance, de tranquillité, de petits plaisirs, il faut le quitter. Ici, en effet, le mariage est le contraire de ce qu'il est plus haut: il est un lien au lieu d'être une libération; il donne des devoirs à la femme, au lieu de lui apporter des droits: il lui ferme le monde au lieu de le lui ouvrir. Il finit sa vie brillante, égayée, légère, tandis que là-haut, c'est avec le mariage que commence l'émancipation de la femme et que s'anime son existence. En dehors de ces images sévères qu'il évoque dans l'idée de la jeune fille bourgeoise, le mariage lui paraît encore redoutable par la gravité de ses vœux. La femme et l'homme destinés à vivre ensemble dans la bourgeoisie sont appelés à demeurer réellement l'un auprès de l'autre. Le mariage n'y a point les commodes arrangements de la séparation décente: il est véritablement une union de deux existences aussi bien que de deux intérêts. Pour la femme de noblesse qu'y a-t-il en jeu dans son ménage? Son bonheur. Mais pour la femme de la bourgeoisie, il y a quelque chose de plus encore. En prenant un mari, il faut qu'elle soit assurée de prendre un homme qui ne compromettra point l'argent du ménage, un homme qui ne mettra pas en péril le pain de ses enfants. Un vice ne ferait qu'un peu de désordre en haut: ici il ferait de la misère. Le choix est donc plein de gravité: il décide de tout l'avenir, de la fortune d'une famille. A tant de considérations qui arrêtent la jeune fille et la font hésitante et pensive devant ce grand engagement de la vie, ajoutons-en une dernière: elle a vu, en voyant vivre ses parents, que le mari a conservé, dans la bourgeoisie, l'autorité de l'homme sur la femme. Il n'est pas le mari que lui montrent la cour et la noblesse, faisant de la femme qu'il épouse son égale, lui laissant sa volonté pour garder sa liberté, lui abandonnant le commandement de l'intérieur. Dans son ordre, elle le sait, il est d'autres traditions, d'autres habitudes; et se donner un mari, c'est se donner un maître [385].


La femme bourgeoise est l'exemple, la représentation vivante de la diversité d'occupations, de fortune, de rang même, qui met tant de degrés dans la bourgeoisie, tant de distance entre le haut et le bas de cet ordre moyen embrassant l'État tout entier. Dans la classe qui est avec la haute finance le sommet de la bourgeoisie, dans la haute magistrature, la femme affecte un air de rigidité et de sécheresse, un maintien physique et une attitude morale où la dignité tourne à la raideur, la vertu à l'intolérance. Le devoir semble être en elle à la place du cœur. Mères, ces femmes de magistrats exercent la maternité comme une justice, sans entraînements, sans indulgence pour toutes ces petites faiblesses qu'on passe à une fille et dont une femme se fait souvent une sorte de mérite et de grâce [386]. Droites, raides, encore belles, mais d'une beauté sérieuse, presque chagrine, le visage maussade et sans flamme, la toilette nette et sombre, les bras au repos, la main longue et mince sur un livre de piété, on les revoit, elles revivent dans la planche où Coypel a montré cette mère tenant sous son regard une enfant aux yeux baissés, au cœur gros, qui travaille tristement [387].

Sécheresse, raideur, morgue [388], s'effacent, à mesure qu'on descend dans la robe, chez les femmes de procureurs, de notaires. Elles disparaissent presque entièrement chez les femmes d'avocats, au frottement des clients qu'elles reçoivent, des gens titrés qui parfois les sollicitent, au souffle de l'air mondain qui pénètre au logis [389]. En opposition à la robe, à côté d'elle, la classe des femmes et des filles d'artistes affiche une allure libre, l'indépendance du ton, la personnalité de la façon d'être, des goûts et des airs de garçon, la gaieté et l'amour du plaisir [390]. Puis vient ce grand corps de la bourgeoisie féminine, les marchandes, ce monde de femmes si habiles, si séduisantes, si bien douées du génie parisien de la vente, inimitables dans le jeu de l'emplette forcée, armées de ce babil et de ces cajoleries irrésistibles avec lesquelles, selon le mot du temps, «elles endorment votre intérêt comme les chirurgiens qui, avant de vous saigner, passent la main sur votre bras pour l'endormir [391]».

Et dans ce commerce avec l'acheteur et les acheteuses du plus grand monde, quelles coquetteries ne prennent-elles pas? Quelles manières, quelle élégance, quelle politesse leur échappe? Charmantes entre toutes les bourgeoises, elles l'emportent même sur les grandes dames, par un air d'abandon, par le débarras de la recherche et de l'apparat, par une certaine volupté qui semble s'étendre de leur personne à leur parure. Le dix-huitième siècle ne trouve que chez elles cette souplesse de la grâce: le moelleux [392].

Du grand commerce, de ces délicieuses marchandes, allons jusqu'au bout de ce monde de la boutique, tout au bas de la bourgeoisie: nous trouvons le type crayonné d'après nature par Marivaux, Mme Dutour, la marchande de toiles; une grosse commère réjouie, aimant la joie, aimant les bons morceaux, et fêtant plutôt deux fois qu'une sa fête et celle de sa bonne Toinon, toute ronde, d'une franchise brutale, d'une affabilité bruyante qui met la boutique sens dessus dessous. Et qu'elle ait son fichu des dimanches sur le dos, elle ne craindra pas de «donner de la gueule» après les fiacres, en se traitant bien haut de Mme Dutour: car elle croit que plus on se fâche, plus on montre de dignité. Une bonté de peuple, des apitoiements tant qu'on veut, des larmes pour un rien,—et ne voilà-t-il pas la meilleure femme du monde? Pourtant la marchande est là-dessous: la larme à l'œil, la brave femme trouve bon tout ce qui est à prendre, arrange par d'admirables compromis sa délicatesse avec son amour du gain, et ne manque pas de faire une petite affaire en faisant du dévouement [393].

De la même race, presque du même sang, est cette madame Pichon, qui fait, dans un roman de Duclos, le bruit d'une fille de Mme Dutour; une jeune et jolie femme qu'on veut avoir à tous les repas du quartier, toujours à rire, à chanter, à agacer, vive jusqu'à la brusquerie, libre, plaisante et bruyante, plus joyeuse que délicate, et tenant tête au plus long souper, sans laisser entamer sa raison [394].

La bourgeoisie va en s'éloignant, pendant tout le siècle, du temps où elle mettait son orgueil et tout son luxe à étaler aux veilles des Rois ou de la Saint-Martin la plume d'un dindon et d'une oie devant sa porte [395]; du temps où elle habillait ses femmes et ses filles avec la défroque des dames de qualité, avec ce hasard, encore coquet, mais tout passé, que les plus élégantes bourgeoises achetaient à la foire Saint-Esprit tenue tous les lundis à la Grève [396].

Dès le commencement du siècle, l'auteur des Illustres Françoises s'élève contre l'ambition et la hauteur des vanités bourgeoises, contre ce nom nouveau, cette qualification de dames nobles: Madame, que se donnent et se font donner les femmes de secrétaires, de procureurs, de notaires, de marchands un peu aisés. Peu à peu, les mots, la langue, les modes, les airs, les ostentations de la noblesse, descendent dans toute la bourgeoisie, et de la plus haute vont jusqu'à la plus basse. Ce n'est bientôt plus un étonnement pour le temps d'entendre dire à une servante d'une voix dolente par une bourgeoise prête à se mettre à table: «Eh! mon Dieu! où est donc mademoiselle? Allez lui dire que nous l'attendons pour dîner...» On est habitué à voir prendre à la bourgeoisie bien autre chose que le ton du monde: n'en a-t-elle pas déjà tous les goûts et toutes les élégances? Elle se ruine dans son habillement [397]. Elle dépense une année de son revenu pour la robe de ses noces. Et le bon bourgeois Hardy est seul à se scandaliser devant le détail du trousseau royal de Mlle Jouanne «qu'il transmet, dit-il, comme un exemple du faste de la bourgeoisie [398].» Les bourgeoises ne s'avisent-elles pas de porter les deuils de cour, quand Helvétius n'ose pas porter le deuil d'un prince dont il est parent par sa femme? Chaque jour, c'est une nouvelle élévation, une satisfaction de vanité, une usurpation. A la fin du siècle, à peine si l'on distingue la bourgeoise de la grande dame. La bourgeoise a le même coiffeur, le même tailleur, le même accoucheur. Et que reste-t-il encore des simplicités de la vie bourgeoise, du tumulte des noces, de la jovialité des fêtes, de l'intimité même des ménages? Partout s'établit l'usage du lit séparé qui signifiait autrefois querelle, rupture, et annonçait le procès en séparation [399]. Ce n'est plus le pauvre intérieur décrit par Marivaux: Madame a son feu comme Monsieur a le sien. Les conseillères de l'Élection du Châtelet, les conseillères de Cour souveraine portent des diamants. Elles ne peuvent plus s'habiller seules: une femme de chambre leur est nécessaire. Hier leurs bras, qui paraissaient si longs, ne connaissaient point les engageantes: aujourd'hui elles changent, comme des duchesses, trois fois de toilette par jour. Elles font sonner leur dîner, elles font annoncer les gens. Le temps est passé de la partie de Madame jouée par quelques avocats en cheveux longs: maintenant ce sont des concerts suivis d'une bouillotte. Une bourgeoise soupe en ville, elle rentre à deux heures après minuit, elle donne le matin des audiences en manteau de lit. Plus d'entente, plus d'accommodement avec la cuisinière, pour enfler la dépense et tirer de la bourse, tenue par le mari, quelques louis pour les caprices et les coquetteries: elle invite, ordonne, achète et renvoie les mémoires à son mari. Avec les servantes, elle n'a plus les gronderies moitié fâchées, moitié riantes de la bourgeoise d'autrefois, épiloguant sur les dépenses et la cherté de la vie à propos d'une chaussure neuve de six livres perdue par les boues de Paris, ou d'une robe tachée par une éclaboussure. Les réprimandes ne sont plus adoucies par la familiarité de l'appellation: ma fille, qui tombait au bout des reproches [400]; la bourgeoise a pris le grand ton. C'est une femme qui lit des romans, les juge, les trouve superbes ou horribles, et met sa fille au couvent dès le plus bas âge, pour être libre. Les rangs, les façons, les mœurs ne se reconnaissent plus; et voyez ces femmes qui vont à la messe suivies d'un laquais portant le grand livre en maroquin: ce sont des marchandes de la rue Saint-Honoré, dont le mari est marguillier [401].


Malgré tout, il y a dans la bourgeoisie du dix-huitième siècle comme une santé de l'honneur qui résiste à toutes ces corruptions de la mode. Les vertus du mariage, du ménage, de la famille, se réfugient dans cet ordre moyen et s'y conservent. Otez un certain nombre de marchandes, dont souvent le mari lui-même encourage les coquetteries pour achalander son commerce, sa boutique, les bourgeoises, pour parler la langue du temps, sont «grimpées sur le ton de l'honneur». Dans le mariage bourgeois, dont l'engagement est si grave, et où tout est sérieux, jusqu'au bonheur, l'adultère est rare. Et là où il est, il n'est ni un jeu, ni un caprice. Il se montre comme un emportement de la passion ou plutôt comme un entraînement de la faiblesse qui ravit tout le cœur de la femme, fait taire un moment sa honte, puis la laisse tomber, d'un moment de plaisir, dans un avenir de remords. Ce que l'adultère fait perdre à la bourgeoise, ce n'est pas ce que les grandes dames appellent de ce grand mot: l'honneur; c'est ce que les petites gens appellent de ce mot étroit, mais précis: l'honnêteté. Élevées dans une décence sévère, pliées dès l'enfance au devoir, pieuses d'ordinaire avec régularité et simplicité, les bourgeoises cèdent, succombent avec une sorte de dégoût d'elles-mêmes. N'ayant pu résister à la tentation, elles semblent résister à la faute dans la faute même. Il y a des larmes de pudeur et de terreur dans les baisers qu'elles donnent à l'amour: leur cœur se déchire en se livrant. La séduction qui les enivre leur laisse, après l'étourdissement, le trouble et le malaise d'un poison lent et mortel: aux dernières entrevues, sans forces, et déjà froides, elles s'arrachent les complaisances. Puis on les voit sous la flétrissure, languissantes et malades, s'enfonçant dans le repentir, s'éteignant dans le désespoir. Parfois, à la dérobée, leur douce agonie baise encore un souvenir comme on baise un portrait. Et elles meurent de regrets, d'amour et de remords, exhalant le pardon avec leur dernier souffle.

Ainsi aime, ainsi meurt, la femme du miroitier de la rue Saint-Antoine, Mme Michelin, la blonde de dix-huit ans, séduite par Richelieu. D'abord ce n'est qu'une habitude de voir tous les matins à la messe, à Saint-Paul, un inconnu bien tourné. Puis, dès qu'elle a rougi à un compliment banal, Richelieu est chez elle, marchandant des glaces au mari. Et presque aussitôt, trompée par un faux billet de duchesse qui l'amène dans une petite maison de Richelieu, la voilà face à face avec l'homme qu'elle aime, mais qu'elle aime innocemment, et comme elle dit «sans vouloir faire le mal». De ce jour, que de larmes, essuyées seulement par la vanité d'appeler «Monsieur le Duc» l'amant qui joue si cruellement et si effrontément avec ses scrupules, ses tortures, ses dernières innocences! La pauvre petite bourgeoise commence à dépérir. Richelieu lui-même s'aperçoit qu'elle change. Elle essaye de s'oublier; mais, dans le plaisir, cette plainte lui échappe: «Ah! c'en est fait, je suis malheureuse!» et, baisant la main de son amant, elle le quitte pour toujours, elle le quitte pour s'en aller mourir.—Richelieu, à quelque temps de là, accrocha avec sa voiture un homme en grand deuil: c'était Michelin; il y avait deux jours qu'il avait enterré sa femme. Richelieu le fit monter à côté de lui pour l'écouter pleurer [402].

C'est peut-être la plus douce et la plus touchante figure du temps que cette figure de la petite bourgeoise aimante et tendre, dont il semble entendre le soupir dans l'ombre, le repentir dans un soupir, la mort dans une prière. Elle conduit ces ombres charmantes et voilées qu'on saisit çà et là dans le siècle, au travers des mémoires scandaleux qu'elles éclairent et purifient un instant avec les modesties de l'amour. Ainsi apparaît encore, dans Monsieur Nicolas, cette blanche madame Parangon, lys souillé qui reste si noble en s'inclinant! Quelle fraîcheur, quelle pureté, quelle attention souriante dans sa protection au petit apprenti, au jeune Rétif! Elle le surveille, elle le fait asseoir à sa table, elle l'exempte des commissions, elle lui conseille ses lectures, elle lui donne des pièces à lire; et les jolies scènes où, appuyée contre le fauteuil où elle l'a fait asseoir, l'effleurant de son bras, elle lui fait lire Zaïre, en lui donnant de temps en temps l'intonation de la Gaussin, avec une voix qui passe comme une haleine dans les cheveux du lecteur! Puis, se défiant d'elle ou de lui,—elle l'a vu peut-être embrasser un soir la respectueuse qu'elle lui donnait à poser sur sa toilette,—elle veut le marier. Rêvant son bonheur, le voulant heureux, riche, avec une jolie femme, elle lui propose sa sœur, et, baissant cent fois les yeux, elle lui donne les leçons du monde. Parfois, quand elle rentre par les grands froids, l'enfant se jette à ses genoux pour la déchausser: «Vous êtes un enfant...» lui dit-elle; et elle se force à lui sourire comme une sœur à son frère. Vient le jour de la chambre haute dont elle sort, après la violence de Rétif, pleurant et riant, délirante, folle! Quand elle revient à elle, sa vertu pardonne, mais ne s'humilie pas; son cœur oublie, mais les larmes de sa honte et la dignité de sa pudeur défendent jusqu'au désir au jeune homme. Elle ne veut plus avoir, elle n'a plus pour lui que les saintes tendresses d'une mère. Elle lui donne la montre qu'il attache en cadeau de noces à la taille de sa sœur; elle les fiance tous deux devant le portrait de son père. Et quand Rétif est loin de la maison de Parangon, il voit en se retournant une forme si blanche sur le pas de la porte qu'elle lui semble couverte d'un linceul: c'est Mme Parangon qui le regarde une dernière fois,—et qui va mourir [403].

VII
LA FEMME DU PEUPLE.—LA FILLE GALANTE.

Que l'on descende des tableaux de Chardin aux scènes de Jeaurat, des Illustres Françoises aux Bals de bois, aux Fêtes roulantes, aux Écosseuses, à l'Histoire de M. Guillaume le cocher, à toutes ces images vives, à toutes ces peintures grasses de la rue, à ces croquis de verve et d'un accent si dru jetés par Caylus au revers d'un poëme de Vadé,—une femme se dessinera au-dessous de la petite bourgeoisie, tout au bas de ce monde, et comme en dehors du dix-huitième siècle, une femme qui semblera d'une autre race que les femmes de son temps. Dans les rudes métiers de Paris, dans les commerces en plein vent, dans les durs travaux qui forcent les membres de la femme au travail de l'homme, depuis la vendeuse du marché et des Halles jusqu'à la misérable créature qui crie toute la journée au quai Saint-Bernard la voie de bois à vendre, un être apparaît qui n'est femme que par le sexe, et qui est peuple avant d'être femme. Bouchardon, dans ses Cris de Paris, en a saisi la silhouette forte, la carrure hommasse; ses dessins puissants montrent, sous le lainage et la bure solides et rigides, la grossièreté virile, la masculinité de toutes ces femmes de peine [404]. Et consultez le temps: au moral comme au physique, la femme du peuple est à peine dégrossie. Au milieu de la pleine civilisation de l'époque, au centre même des lumières et de l'intelligence, elle est, au témoignage de l'auteur des Parisiennes, un être dont la cervelle ne renferme pas plus d'idées qu'une Hottentote, un être enfoncé dans la matière et la brutalité, auquel la notion du gouvernement est donnée par l'exécution de la place de Grève, la notion de la force publique par le guet, la notion de la justice par le commissaire, la notion du christianisme par neuf tours autour de la châsse de la bonne sainte Geneviève. Parfois seulement, son cœur un instant s'éclaire: l'attendrissement, le chagrin, la pitié, l'indignation y passent et le traversent d'un coup. Élans passagers, et contre lesquels tout endurcit la femme du peuple, la rigueur de la vie quotidienne, le train du ménage où les querelles et les colères roulent dans cette langue inventée, répandue par cette grande corporation, les Poissardes, un ordre dans le peuple. Des disputes, des coups, des batailles, c'est le foyer. Les enfants grandissent sous ces violences qui s'agitent au-dessus de leurs têtes, et rejaillissent sur eux en éclats. Ils grandissent dans la terreur de ces mains toujours levées pour frapper, opprimés, comprimés, resserrés sur eux-mêmes, sans dégagement. Contrairement aux enfants des classes aisées qui sont hommes trop tôt, ils restent, selon la remarque d'un observateur, enfants trop tard: on dirait que leur âme et leur intelligence demeurent enveloppées, prisonnières sous le maillot banal, le linge de mousseline servant à tous les enfants pauvres, la tavayolle dans laquelle on les a portés, vagissants, à l'église [405]. Que de ténèbres, quelle profondeur d'ignorance chez les filles qui n'apprennent point toujours à lire chez les sœurs! Et quel plus bel exemple d'ingénuité dans l'idiotisme que l'histoire de cette Lise dont le ciseau d'Houdon fit le buste de la Sottise? Se présentant pour être mariée, lors des mariages de la ville à l'occasion du mariage du comte d'Artois, et l'employé lui demandant si elle avait un amoureux: «Je n'en ai point, répondit-elle tout étonnée, je croyais que la ville fournissait de tout...»

La consolation, la force morale et la résistance physique, l'oubli des maux, l'oubli des fatigues et de la froidure, le courage, la patience, l'étourdissement, toutes ces femmes de la populace les demandent à ce feu qui les soutient, les réconforte et les enfièvre, au rogomme, à l'eau-de-vie,—l'eau-de-vie que les marchandes crient dans les rues, en l'appelant de ce nom populaire d'une signification si terrible: La vie! la vie! L'ivresse pour tout ce monde, c'est la grande fête et le seul rêve. Dans le dimanche, il n'y a que l'abrutissement qui lui sourit. Les souvenirs de la famille remontent et s'arrêtent au vin bleu qui a coulé à la noce dans quelque guinguette de banlieue [406]; ses plaisirs tournent autour du broc d'étain où les mères, les grandes filles, les marmots même vont, aux jours de repos et de réjouissance, boire une grosse joie ou puiser l'ébriété batailleuse. Puis, le dimanche cuvé, recommence pour la femme le labeur, la misère de la vie, de la maladie, des privations, des jours sans feu, des enfants sans pain, l'existence implacable, écrasante, qui à la longue amène chez les vieilles femmes du peuple cet hébétement de la raison, des idées et du cœur, des facultés, des sentiments, dont on trouve une expression si complète, une note véritablement parlante dans ces regrets de l'une d'elles sur la mort de «son homme», un invalide. A cette question: «Comment se porte votre mari?—Bien, Monsieur, bien, oh! très-bien. Le pauvre cher homme! il a été enterré hier... C'est jeudi matin qu'il dit: j'étouffe!—Tu étouffes, pauvre Jacques, je l'appelois quelquefois comme ça par drôlerie. Je te l'avois bien dit: c'est ton asthme. Mais pourtant respire.....—Je ne peux pas.—Ah! que si, ne fais donc pas tant le douillet; mon Dieu, que je suis fâchée de lui avoir dit ça! car il ne pouvoit pas, ça le tenoit comme un plomb. Je lui fis boire la portion de confession d'hyacinthe que le chirurgien m'avoit donnée. Ça coûtoit trente-deux sous ni plus ni moins, sans que je lui reproche au pauvre cher homme: mais ça ne passoit pas. Quand je vis ça, je lui dis: Eh bien Jacques, si j'envoyois chercher un prêtre?—Comme tu voudras.—J'envoyai chercher le prêtre; il se confessa, le pauvre cher homme. Il n'avoit pas plus de malice qu'un enfant, c'étoit tout un. Quand il fut confessé: Eh bien, vois-tu, mon mari? c'est toujours une sûreté, vois-tu? on ne sait ni qui meurt ni qui vit, tu le vois. Ça ne fait ni bien ni mal. On lui porta le bon Dieu à dix heures. Il étoit assez tranquille. Je croyois qu'il alloit s'endormir. Un petit moment après: Ma femme, ma femme!—Eh bien! que veux-tu?—Ah! mon Dieu! je vois les poêlons qui tournent. C'est que j'avons quelques poêlons attachés à la muraille vis-à-vis de son lit. Ah! mon Dieu! je me sauve, je cours appeler des voisines; je reviens. Il étoit déjà mort. On ne l'auroit jamais dit, le pauvre homme! il n'a pas eu d'agonie. Il n'a pas fait de frime du tout; me voilà toute seule, sans homme... Je voyois bien qu'il n'iroit pas loin. Le jour de notre délogement, qui étoit donc il y a eu mardi huit jours, il n'a jamais pu porter que quatre chaises; encore il suoit. Il étoit fainéant, c'est vrai; mais ne me disoit rien. Le veux-tu blanc, le veux-tu noir? c'étoit tout un, et il faut que je rende tout à la Compagnie, jusqu'à ses cravates; j'en ai égaré deux, ou peut-être les a-t-il vendues, le pauvre homme, pour boire un coup d'eau-de-vie. Il n'avoit que ce défaut-là. Plus d'homme, ô ciel! plus d'homme! il ne disoit pas grand'chose, mais encore c'étoit une consolation de l'avoir là. Il me l'avoit toujours bien dit: Va, cet asthme me jouera quelque tour. Eh bien, le v'là, le tour.... le v'là. Encore si c'étoit un homme comme un autre, on diroit: mais jamais rien. Il ne m'a cassé qu'un miroir en vingt ans; encore, c'est que je l'avois obstiné, et moi je l'appelois quelquefois grand couard, grand lâche; il ne répondoit pas plus que ce chenet. Je me le reproche bien à présent. Eh! mon Dieu, plus d'homme! je n'en trouverai jamais un comme cela; mais ce n'est pas tout encore, il emmènera quelqu'un de la famille, car il avoit une jambe plus longue que l'autre, quand on l'a mis dans la bière. Il n'y a rien de plus sûr et certain..... [407]».


C'est de là pourtant, du plus bas peuple, de ces créatures disgraciées et flétries dans tout leur être, que sortait tout ce monde de femmes, les enchanteresses du temps, les reines de la beauté et de la galanterie, une Laguerre, fille d'une marchande d'oublies, une Quoniam, fille d'une rôtisseuse [408], une d'Hervieux, fille d'une blanchisseuse, une Contat, fille d'une marchande de marée [409]. Sophie Arnould presque seule s'échappera d'une famille à peu près bourgeoise: toutes les autres n'auront que la Halle pour berceau, et monteront du ruisseau.

Dès l'enfance, ces filles du peuple croissent pour la séduction, dans le cynisme, les sentiments ignobles, la langue nue et crue, les exemples, les spectacles qui les entourent. Rien ne les défend, rien ne les protége; rien ne dépose, rien ne conserve en elles le sens de l'honneur. Leur pudeur est violée à peine formée. De la religion, elles retiennent seulement quelques pratiques superstitieuses, l'usage par exemple de faire dire une messe à la vierge tous les samedis, usage qu'elles garderont secrètement au plus fort de leur libertinage [410]. L'idée du devoir, l'idée de la vertu de la femme, ne leur est donnée que par les censures des voisins, les moqueries, les plaisanteries, les cornes faites dans la rue aux jeunes filles qui se conduisent mal, à celles qui sont, comme dit le peuple, «à l'enseigne de la veuve: j'en tenons.» L'image même du mariage ne s'offre à elles que sous sa forme répugnante, par le ménage bruyant d'injures et de coups.

Aux tentations qui assaillaient cette jeune fille sans frein, sans appui, sans force et sans conscience morale, sans illusion même, se joignaient les licences de la vie populaire, la liberté des plaisirs dont les parents donnaient l'habitude et le goût à leurs enfants. Que d'occasions, de dangers! la guinguette, les dimanches passés depuis le matin dans ces salons de Ramponneau où, sur les murs comme dans les bouches, l'Ivresse jouait avec l'Obscénité! Quelles écoles, toutes ces Courtilles où les petites filles s'essayaient sur leurs petites jambes à danser la Fricassée! La femme s'éveillait là chez l'enfant; ses sens, ses coquetteries, ses ambitions y naissaient comme dans une atmosphère chaude et corrompue, chargée d'une odeur de gros vin et des fumées de la goguette. C'était là que venait à la jeune fille le désir de fringuer; c'était là qu'elle paraissait et paradait bientôt

Avec le bonnet à picot
Monté tout frais en misticot,

en gorgerette de linon ou de mignonnette,

La coiffe faisant le licou,
Par derrière nouée en chou,

le long juste de drap sur lequel un étroit mouchoir

Dit aux galants: venez y voir,

la breloque à l'oreille, le tablier de mousseline, le clavier de la ceinture à la pochette, le bouquet à la bavette, la courte cotte brune ou rouge, les mitaines de fin tricot, le crucifix d'or à coulant, le bas à coin, et le soulier à la boucle de Tombacle [411].

Que la fille fût un peu bien tournée, qu'elle eût du goût à la danse, elle devenait vite une des célébrités de l'endroit. Elle prenait le ton, l'allure de ce grand personnage du plaisir populaire que nous a peint Rétif de la Bretonne, «la danseuse de guinguette» dont il nous a gardé le cri: «Garçon! un canard, et que cela soit du bon, ou je te cogne!» Elle devenait dans le salon du Grand Vainqueur le boute-en-train des dansées vigoureuses, une achalandeuse qui avait le droit d'amener qui elle voulait, d'être servie au prix coûtant, et de faire un bon souper à deux pour dix-huit sols.

L'auteur des Contemporaines nous les montre encore, les jolies vendeuses, les jolies crieuses de la rue, les jolies poissardes, allant goûter soit à la Maison Blanche, soit à la Glacière, et ne demandant qu'à bâfrer et à se secouer le cotillon. On les voit dans leurs déshabillés de toile à carreaux rouges avec un grand tablier de taffetas noir à poches de six doigts plus long que la jupe courte, avec leurs bas de laine blanche à coins rouges; on les voit dans leur casaquin blanc sur une jupe de taffetas cramoisi; on les voit dans leur jupe à courtes basques faite d'une indienne à mouches rouges avec un tablier de burat vert. On les entend chanter au Pavillon Chinois, leur cabaret de prédilection:

Je suis une fille d'honneur,

Ainsi, comme l'était ma mère;

J'ai pris naissance d'un malheur

Qui fait que j'ignore mon père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ou bien:

En revenant de Saint-Denis

Où l'on boit à grande mesure,

J'allais pour regagner Paris

Un peu poussée de nourriture.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ou bien encore:

Il m'a démis la luette.

Ah! ah! qui me la remettra!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ces coureuses de guinguettes, on les retrouve dansant, chantant, buvant au p'tit trou, au Pont au Bled, au Petit-Gentilly, au Grand Vainqueur de la barrière des Gobelins.

Cette vie n'allait guère sans une liaison avec quelque joli coureur, quelque laquais, quelque sergent aux gardes, quelqu'un de ces recruteurs, véritables roués de la canaille, corrupteurs épouvantables de toute cette jeunesse des marchés et des bals. De ces liaisons, de ce libertinage, beaucoup de filles descendaient au métier du vice. Elles tombaient à quelque taudis de la rue Maubuée ou de la rue Pierre-au-lard. Elles hasardaient un: chit! chit! à la fenêtre d'une rue obscure. Elles devenaient, dans le crépuscule, ce que le siècle appelait «des ambulantes». Les plus heureuses, les moins éhontées, obtenaient de quelque élève en chirurgie, d'un procureur infidèle à sa femme, le petit mobilier, la tenture de siamoise ou de Bergame, l'ambition et l'envie de la fille du peuple. D'autres s'élevaient jusqu'à une demi-lune du Pont-Neuf, dont un amoureux leur payait le fonds. D'autres encore, retirées de l'infamie, étaient mises dans un couvent par un vieillard, usant, disait le temps, de la méthode des jardiniers qui chauffent le céleri [412]; le couvent les dépouillait de leurs anciennes habitudes, les décrassait, lavait le plus gros de leur passé, les formait à la tenue d'une fille du monde.

Peu de filles, il est juste de le reconnaître, tombaient d'elles-mêmes dans les hontes dernières du vice. Bien souvent la misère les y poussait par degrés ou les y plongeait d'un seul coup; et l'on trouve dans toute cette corruption comme un premier fond de désespoir. Dix à douze sous, c'était alors le salaire d'une journée de femme, et ce dont il allait qu'elle vécût [413]. Encore ce salaire était-il précaire, menacé, rogné à la fin du siècle par une mode presque générale: l'immixtion de l'homme, dans les travaux, dans les ouvrages les plus propres à la main de la femme, toutes ces créations de cordonniers pour femmes, tailleurs pour femmes, coiffeurs pour femmes. Et quel gagne-pain restait à la femme, lorsque Linguet dénonçait la concurrence faite à ce travail essentiellement féminin, la broderie, par ces laquais brodant à l'antichambre, par ces grenadiers faisant du filé aux corps de garde, et fatiguant les habitants de leur garnison avec les offres des manchettes et des bouffantes dont étaient bourrées les poches de leurs uniformes [414]?

Sur la tête de toutes ces femmes de débauche [415], échappant à la misère, sortant du peuple, s'élevant à un commencement de fortune, prenant peu à peu, d'aventures en aventures, une sorte de rang dans le vice, une espèce de place dans la société, il y avait toujours suspendu la main et la menace de la police, le caprice, l'arbitraire de ses sévérités et de ses brutalités. A l'horizon de sa vie, au bout de ses pensées, la fille entretenue voyait toujours se dresser cette maison de la Salpêtrière dont les portes s'ouvraient si facilement devant elle pour un bacchanal dont elle était innocente, pour l'amour d'un fils de famille qu'elle accueillait, parfois pour une bagatelle, souvent pour un soupçon. Par elle-même ou par le récit de ses compagnes, elle savait ce qu'était le terrible Hôpital; elle savait la façon expéditive des sentences du tribunal de Police, et comment après cette lecture de l'huissier: «Une telle arrêtée à 10 heures du soir, faisant telle chose», ou simplement: «Une telle accusée de telle chose, arrêtée»,—ce mot, ce seul mot: A l'hôpital! à l'hôpital! à l'hôpital! tombait de la bouche d'une justice sourde aux pleurs, aux gémissements, aux sanglots qui succédaient, dans la voix des condamnées, aux insolences des filles de la Régence [416]. L'Hôpital, c'étaient les rigueurs d'un autre siècle, une discipline presque barbare; la femme y était rasée [417], et, en cas de récidive, elle était soumise à des châtiments corporels. L'indulgence des mœurs avait beau corriger la lettre des lois; si rassurée qu'elle fût par la tolérance ordinaire du pouvoir dont elle dépendait, par ses accommodements et ses facilités, la fille n'oubliait point que cette sévérité, qu'on laissait dormir, pouvait se réveiller tout à coup. La police pouvait un matin être forcée de faire du zèle par un livre lancé contre l'administration, par le cri d'un «ami des mœurs» la rendant responsable des désordres qu'amenaient les filles dans les familles, que sais-je? par un mandement d'archevêque. Il suffisait d'un de ces coups de fouet pour qu'à l'improviste, sans cause, sans motif, on fît main basse sur toutes les filles arrêtées en masse, chez elles, à la sortie des spectacles, aux foires,—à l'exception de celles-là seules qui avaient la voiture au mois.

Mais, en contradiction avec les lois policières, il y avait d'autres lois bien plus effectives, bien mieux appuyées sur l'assentiment du public, qui soustrayaient la fille entretenue à ces sévérités accidentelles, à ces enlèvements qui peuplaient la Salpêtrière, Saint-Martin et Sainte-Pélagie. Jusqu'en novembre 1774 [418], il suffisait à une femme de l'encataloguement, de l'inscription à l'opéra ou à la Comédie-Française, pour ne plus être soumise au bon plaisir de la police, pour jouir de l'inviolabilité commune, et entrer pour ainsi dire dans une possession absolue de sa personne. La dernière des filles de chœur, de chant ou de danse, la dernière des figurantes était émancipée de droit: un père, une mère, indignés de son inconduite, ne pouvaient plus exercer sur elle l'autorité paternelle; et il lui était permis de braver un mari, si elle était mariée [419]. Aussi, de la part de toutes ces femmes, demi-castors, filles de vertu mourante, quelles aspirations vers ces planches qui donnaient l'affranchissement, qui délivraient du pouvoir de la famille, qui sauvaient des rapports de l'inspecteur Quidor! Monter là c'était l'effort et l'ambition de chacune. Toutes les protections qu'elles pouvaient capter, elles les mettaient en jeu pour arriver jusqu'à un Thuret ou jusqu'à un de Vismes, pour franchir la porte de ce cabinet fameux et redoutable, le cabinet du directeur. Et n'est-ce pas là, sous les pilastres aux feuilles d'acanthe, au-dessous des nymphes nues dormant dans les grands cadres, dans le boudoir majestueux où le maître tout-puissant trône en robe de chambre auprès du bureau chargé de faisceaux de licteurs, de casques à panaches, de brocarts, de partitions ouvertes de Castor et Pollux, n'est-ce pas là que Baudouin, le peintre et l'historien de la demi-vertu, a placé le Chemin de la fortune? Généralement le directeur est un homme; sur une mine de jeunesse, sur un joli sourire, sur un bout de jambe, sur un peu de gentillesse et beaucoup de bonne volonté qu'on lui montre, il consent à recevoir et à agréer. Une fois le maître séduit, la femme est inscrite; et quelque peu douée qu'elle soit, Maltaire le Diable, ou quelque autre habile homme la mettra, au bout de trois mois, en état de paraître sur ses jambes dans un ballet. C'est alors qu'elle se montrera dans les «espaliers» vêtue de soie couleur de ciel et couleur d'eau, habillée en ruisseau, déguisée en fleur, en rayon, enveloppée de gaze, couronnée de guirlandes, demi-nue et le corps visible à travers le nuage écourté, la jupe de rubans, la petite tenue de déesse que le fripon crayon de Boquet excelle à dessiner; et les aventures ne tarderont pas à venir. Mais encore mieux qu'aux représentations, la petite danseuse prendra les cœurs pendant les répétitions, les longues répétitions d'hiver. Sur une chaise conquise, non sans peine, tout au bord de l'orchestre, la jambe nonchalamment croisée sur le genou, enveloppée d'hermine et de martre zibeline, les pieds sur une chaufferette de velours cramoisi, faisant d'un air distrait des nœuds avec une navette d'or, ouvrant ses tabatières, aspirant les sels d'un flacon de cristal de roche, jetant mille regards à la dérobée, et comme échappés, dans la coulisse pleine d'hommes, elle aura tout son prix. La haute finance, les riches étrangers, ne tarderont pas à l'apprécier. Et, à la suite d'une de ces répétitions, la fortune arrivera chez la fille d'Opéra sous la figure d'un traitant [420].


C'était là le grand pas, l'envolée de la fille galante vers le grand monde, vers la haute sphère des demoiselles du bon ton, un monde auquel rien ne manquait, qui avait ses poëtes, ses artistes, ses médecins, ses salons, ses directeurs même et une église [421]! des heiduques dont la taille étonnait la rue [422], des loges d'apparat aux représentations courues, des places aux séances de l'Académie où il trônait dans une lumière de diamants! Le salon de peinture était rempli des images de ce monde; l'art lui demandait ses modèles; la sculpture lui modelait dans le talc [423] une immortalité légère, la seule qu'il pût porter! Les Vauxhall, les Colisées ne semblaient s'élever que pour lui; les architectes rêvaient des Parthénons en son honneur. Son luxe passait dans les promenades publiques comme un triomphe: ses voitures de porcelaine, aux traits de marcassite, émerveillaient Longchamps. Ce n'était que richesse autour de lui, que magnificence sous sa main; si bien qu'aux encans publics, les femmes les plus titrées et les plus opulentes se disputaient ses dépouilles et les choses à sa marque. Par ce qu'il répandait de splendeur et d'éclat, par le spectacle prodigieux qu'il donnait, par ses mille éblouissements, son bruit, son mouvement, ses élévations subites, ses changements imprévus, ce monde ressemblait à une féerie. Par tout ce qu'il touchait, tout ce qu'il approchait, ce qu'il séduisait, il s'élevait à la puissance. Il occupait et distrayait le coucher du Roi qui s'amusait de ses anecdotes, et feuilletait en souriant le roman libre de ses jours et de ses nuits. Il intéressait la cour; il passionnait Versailles où l'exil d'une Razetti faisait une émeute [424]. Il était presque un pouvoir, un pouvoir qui comptait des créatures et des victimes, un pouvoir qui poussait Rochon de Chabannes dans la diplomatie, un pouvoir qui obtenait une lettre de cachet contre Champcenets!

Chose singulière! toutes les femmes de ce monde s'élèvent avec leurs aventures. De la prostitution, elles dégagent la grande galanterie du dix-huitième siècle. Elles apportent une élégance à la débauche, parent le vice d'une sorte de grandeur, et retrouvent dans le scandale comme une gloire et comme une grâce de la courtisane antique. Venues de la rue, ces créatures, tout à coup radieuses, adorées, semblent couronner le libertinage et l'immoralité du temps. En haut du siècle, elles représentent la Fortune du Plaisir. Elles ont la fascination de tous les dons, de toutes les prodigalités, de toutes les folies. Elles portent en elles tous les appétits du temps; elles en portent tous les goûts. L'esprit du dix-huitième siècle montre en elles sa séduction suprême et sa fleur de cynisme. Elles répandent l'esprit, elles l'accueillent, elles le caressent et l'enivrent. Elles jettent, à la façon de Sophie Arnould, sur les hommes et les choses, ces mots, ces pensées qu'on dirait jetées par Chamfort dans le moule d'un jeu de mots; elles écrivent ces lettres sans art qui s'élèvent chez l'une au ton gras de Rabelais, chez l'autre à l'enjouement de la Fontaine. Elles se donnent sur leurs théâtres l'amusement de la comédie inédite, le régal des plus fines débauches de l'esprit français. Elles vivent dans l'atmosphère de l'opéra du jour, de la pièce nouvelle, du livre de la semaine. Elles touchent aux lettres, elles s'entourent d'hommes de lettres. Des écrivains leur doivent leur premier amour, des poëtes leur apportent leur dernier soupir. A leurs soupers, aux soupers des Dervieux, des Duthé, des Julie Talma, des Guimard, les philosophes se pressent, apportant le rêve de leurs idées, buvant à l'avenir devant la Volupté [425]. Auprès d'elles s'empressent et s'agitent les plus grands noms, les plus grandes passions, les princes, les idées, les cœurs, les intelligences. Véritables favorites de l'opinion publique, chaque jour elles grandissent par leurs amants, par leur popularité, par la renommée de leur atticisme dans toute l'Europe; et la curiosité, l'attention, le génie même du dix-huitième siècle, tourne un moment autour de ces filles célèbres, comme autour de ses muses et de ses patronnes familières.

Par les chanteuses, les danseuses, les comédiennes, toutes les femmes de théâtre qui, avec leurs talents et leur renom, lui donnaient un si grand lustre, ce monde des impures fameuses est entré, dès le commencement du siècle, dans la société même et au plus haut de la bonne compagnie. Le dix-huitième siècle, qui refuse aux comédiennes la bénédiction nuptiale [426], qui jette aux berges de la Seine le cadavre des plus illustres, le dix-huitième siècle n'a point pour la femme de théâtre le mépris et, si l'on peut dire, le dégoût de ses lois. La femme de théâtre ne trouve pas autour d'elle la répulsion des préjugés bourgeois. La société, loin de se fermer devant elle, la recherche, la caresse, l'adule, va au-devant de son intelligence, de sa gaieté, de son esprit. Mlle Lecouvreur raconte dans une lettre d'une naïveté charmante le grand et le continuel effort qu'il lui faut faire pour se dérober à des invitations de grandes dames, jalouses de la posséder, se disputant, s'arrachant sa personne, l'enlevant à cette vie d'intimité et de bonne amitié si douce et si chère à son cœur [427]. C'est à l'hôtel Bouillon que la Pélissier débite ses meilleures et ses plus grosses bêtises. On voit le plus grand monde se rendre à un bal champêtre donné par Mlle Antier, pour la convalescence du Roi, dans la prairie d'Auteuil; un bal où les dames du plus beau nom dansent jusqu'au matin sous les saules illuminés [428].

Pendant une partie du siècle, les femmes les mieux nées iront s'asseoir à cette table de mademoiselle Quinault, où elles entendront causer et rire toutes les idées et toutes les ivresses du temps. Le rapprochement est continu, journalier; et c'est à peine s'il reste encore une distance entre la présidente Portail et Sophie Arnould, quand elles ont entre elles cette conversation que Paris répète, et dont l'actrice sort avec le beau rôle, à la joie de Diderot. Le mariage ouvrait encore la société à ces femmes et les établissait à la cour même; un homme follement amoureux, ou bien un homme ruiné, n'ayant plus d'honneur à perdre et n'ayant plus que son nom à vendre, les sortait de leur passé, les élevait aux honneurs, aux priviléges de la femme titrée, aux droits même de la marquise: droit à la livrée, au porte-robe, au sac, au carreau à l'Église [429].


A côté de cette galanterie triomphante, éblouissante, et qui faisait tant de bruit dans un si grand jour, à côté de ces femmes de plaisir, donnant en spectacle toutes les débauches de la grâce, de l'esprit, du goût, couronnées d'impudeur et de folie, cyniques et superbes, il se trouvait une autre galanterie. D'autres femmes galantes, moins en vue, se dessinent à demi dans une lumière sans éclat qui leur donne une douceur et semble leur laisser une modestie. L'amour vénal qu'elles représentent emprunte à la jeunesse de leurs goûts, à l'air qu'elles respirent, à la campagne qu'elles habitent je ne sais quelle innocence légère mêlée à un vague parfum d'idylle. Ça et là dans leur vie, des coins de pastorale se montrent qui font repasser devant les yeux un paysage de Boucher que traverse une bergère enrubannée; ou plutôt le souvenir vous revient d'une de ces esquisses volantes où Fragonard peint, en écartant les branches d'arbres, la Volupté courant sur l'herbe en habit de villageoise.

De ces femmes, il faut aller chercher le type dans cette aimable personne à la taille fine, à la main si petite, aux yeux vifs et parlants, au nez un peu retroussé, au menton troué d'une fossette [430]; il faut en demander le charme à cette petite personne élégante, gracieuse et vive, la courtisane Mazarelli, que l'on voit toujours à l'ombre des grands arbres, sur les prés, le soir, assise sur les meules de foin, regardant la nuit venir, marchant au bord de l'eau, disparaissant au milieu des roseaux des îles de la Seine près de Charenton, puis reparaissant dans ce joli bateau dont souvent, par jeu, ses mains touchent les rames; courses, promenades, fêtes sur l'herbe, fêtes sur l'eau, où promenant à sa suite, dans le décor de l'été ou du printemps, la gaieté et les coquetteries des ballets champêtres de l'Opéra Italien qu'elle vient de quitter, elle se fait accompagner des jeunes filles des deux rives, habillées comme elles en paysannes, mais en paysannes dont un dessinateur des Menus aurait enjolivé la rusticité. Et c'est ainsi qu'elle les mène aux foires des environs, les précédant ainsi que la fée du bal. Sa maison est tantôt à Noisy-le-Sec, tantôt au village de Carrières, où elle a sa petite chaise, ses deux chevaux, ses trois domestiques, et où elle appelle, dans son jardin ouvert à toute heure, la danse et les violons, le village et tous les amoureux. Elle préside aux réjouissances du pays, elle lui donne ses joies, ses amusements, ses jeux innocents; si bien que le jour de sa fête, le jour de la Sainte-Claire, sa maison se remplit de gâteaux, de fleurs, de présents apportés par les gens de campagne, tandis que la rivière retentit des boîtes d'artifices tirées en son honneur par les mariniers du lieu. Et n'est-elle pas la patronne de l'endroit? N'en a-t-elle point la seigneurie de fait? A la fête de Carrières, on la sollicite pour qu'elle rende le pain bénit, et les marguilliers lui envoient la clef du banc de l'église [431].

Au fond de cette figure de femme entretenue, si gaie, si jeune, fraîche sous son rouge comme une joie de campagne, et si heureuse de répandre le plaisir, il y a un petit air rêveur, une petite coquetterie penchée, une pensée qui joue avec un peu de tristesse et qui semble avoir besoin de s'étourdir. C'est par là surtout qu'elle attire, par un caractère de tendresse mélancolique, peut-être tirée d'un roman, et devenue en elle un jeu naturel, une habitude du ton, de l'esprit et de l'âme; comédie de bonne foi, qui est sa grande séduction et qui inspire au marquis de Beauvau ce prodigieux amour, un amour qui supplie la Mazarelli d'accepter le nom de Beauvau! Et quelles lettres, humiliées dans la passion, agenouillées dans la prière, arrivent, de tous les camps de la Flandre, à cette femme que le marquis en campagne appelle «son Dieu, son univers, sa petite femme!» Quels pleurs pendant sept ans, quand il la croit irritée contre lui! Quelles insomnies lorsqu'il attend ses réponses! Quelles menaces de s'enterrer dans un couvent, de se cacher aux yeux du monde, si elle refuse de l'épouser! Et le marquis de Beauvau mort, cette femme garde un tel charme, qu'après des procès retentissants, après une liaison publique avec Moncrif, elle devient la baronne de Saint-Chamond.

Le dix-huitième siècle cache parmi ses courtisanes toute une petite famille de femmes semblables, qui sauvent tout ce que la femme peut sauver d'apparences dans le vice aimable, tout ce qu'elle peut garder de décence dans le commerce de la galanterie, de constance dans l'amour qui se livre et qui s'attache. Aux agréments spirituels, à l'indulgence native, à la bonté expansive, à l'attitude rêveuse, à des dehors et à un certain goût de sentiment, elles joignent un certain respect du monde qui leur donne une sorte de respect d'elles-mêmes. Souffrant, comme l'a dit l'une d'elles, de l'injustice d'un public «qui, jugeant les unes sur les infâmes mœurs des autres, les met au rang des objets méprisables» [432], elles gardent une pudeur devant l'opinion publique. Et peu s'en faut que la corruption du temps ne fasse tenir un peu de l'honneur de l'amour et quelques-unes de ses vertus dans ces femmes entourées des plus ardentes, des plus délicates, des plus flatteuses adorations. Et n'est-ce pas une d'entre elles, cette autre bergère qui inspira à Marmontel sa Bergère des Alpes, et qui, elle aussi, se mariera et deviendra la comtesse d'Hérouville? N'est-ce pas Lolotte qui entendra de la bouche du grand seigneur qui la paye la plus belle parole d'amour que le dix-huitième siècle ait entendue? «Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne puis pas vous la donner,» lui dit un soir lord d'Albermale, un soir que dans la campagne elle regardait fixement une étoile [433].


Toutes ces figures de courtisanes rayonnantes ou modestes, attendrissantes ou cyniques, une figure les voile, les efface, les poétise. Leurs ombres en passant devant les yeux évoquent dans le souvenir un nom qui fait oublier leurs noms, et dès qu'on remue cette histoire des filles du passé, ces cendres du vice, cette poussière du scandale, on voit se lever doucement, comme un parfum qui sortirait d'une corruption, cette héroïne d'un immortel roman: Manon Lescaut. Gardons-nous pourtant des séductions d'un chef-d'œuvre. Démêlons la vérité, l'observation de la création, de l'invention de l'écrivain. Manon Lescaut est un type romanesque, avant d'être un type historique; et il faut se défendre de voir en elle une représentation complète de la prostitution galante du dix-huitième siècle, une image fidèle du caractère moral de la courtisane du temps. Sans doute, il y a toute une partie de sa figure, toute une moitié de sa vie, éclairées par les bougies des tripots et des lustres des soupers, que Prévost a saisies sur le vrai, sur le vif. Qu'on la suive, depuis la cour du coche d'Arras à Amiens jusque sur la route de l'exil, elle agit, elle parle, elle charme comme la fille du temps; elle en a les jolis côtés de fraîcheur, les premières apparences de grisette, puis les facilités, les naïvetés d'impudeur, les faiblesses devant l'argent, les perfidies naturelles et comme ingénues. Elle descend peu à peu, elle enfonce dans le vice naturellement, sans remords; elle cède sans révolte instinctive, sans répugnance d'âme aux nécessités de la vie, aux leçons de son frère, aux offres de M. G. M. Elle va du rire aux larmes, de la délicatesse à l'infamie, gardant pour l'homme qu'elle entraîne un fond d'attachement sincère mais sensuel, et qui ne l'élève point jusqu'au remords. Cette Manon, la Manon qui ne veut que «du plaisir et des passe-temps», Prévost l'a peinte d'après nature, et c'est l'âme de la fille que l'on retrouve en elle. Mais arrêtez-vous à la transfiguration, à l'expiation par le malheur, la torture, l'humilité, la honte, l'agonie: la Madeleine que Desgrieux suit sur la route d'Amérique, la femme dont il creuse la fosse avec cette épée qui est tout ce que son amour lui a laissé du gentilhomme, cette courtisane qui expire en se confessant à l'amour dans un dernier souffle de passion, cette Manon repentie et martyre, Prévost l'a tirée de son cœur, de son génie: le dix-huitième siècle ne l'a pas connue.

Un portrait où revit la véritable physionomie de la fille du monde nous sera donné dans un petit livre, une historiette vive, piquante, touchée finement et librement à petits coups spirituels, à la manière d'une gouache. Thémidore, qu'on pourrait appeler la vérité sur Manon Lescaut, nous montrera ces femmes aux grâces de bonne fille, relevées d'agrément, de sentiment, et seulement du caprice de la passion, les Argentine, les Rozette, «filles adorables, et qui, au libertinage près, ont les meilleures inclinations du monde.» On les voit, en robe détroussée de moire citron, avec une coiffure qui demande à être chiffonnée, passant gaiement et insouciamment leur temps dans l'air léger des plaisirs faciles, dans l'étourdissement du bruit des petites maisons, dans une sorte d'orgie fine, élégante, délicieuse. Jeux charmants, propos lestes, esprit polissonnant à la ronde, badinages, chansons, chère exquise et irritante, bouchons qui sautent, verres et porcelaines qu'on casse, c'est le tapage et l'amusement qui remplit leurs jours, leurs nuits, leur esprit, jusqu'à leur cœur. Elles ne s'occupent qu'à effleurer un roman, qu'à parler dentelles, étoffes; ou bien elles trichent au médiateur. Elles vont, viennent, passent, sourient, jettent un regard, un baiser, tendent la joue; et les hommes qui les aiment veulent-ils les oublier et les remplacer? ils se font donner le matin dans leur lit un carton d'estampes libres et plaisantes: ils retrouvent, en images, le plaisir que ces femmes donnent en passant! Retranchez parmi ces femmes quelques conversions, la conversion de Mlle Gautier, racontée par Duclos, celle de Mlle Luzi, celle de Mlle Basse qui se fait carmélite; retranchez encore quelques rares élans de tendresse, une trace de passion semée de loin en loin, l'attendrissant épisode de la mort de Zéphyre voulant mourir sur le cœur de son amant [434],—point de noir, à peine des larmes dans l'histoire de ces femmes que la vie traite en enfants gâtés; point de dévouement, point de sacrifices, point de catastrophes, mais seulement de petits malheurs, quelque lettre de cachet qui les enferme au couvent où elles babillent à peu près comme Ververt, et dont elles sortent en embrassant les sœurs. Le soir même de leur sortie, elles ressuscitent au monde, dans un gai souper, un verre de champagne à la main; elles recommencent à pleurer quand un amant les quitte, et à se consoler quand il ne revient pas. Puis ont-elles gagné quelques mille livres? elles épousent quelque marchand: elles s'attachent à leur commerce, à leur mari même. Entre leur fin et celle de Manon, il y a la distance des sables de la Nouvelle-Orléans au ruisseau de la rue Saint-Honoré.

On ne voit guère que dans le roman un grand malheur ou un grand sentiment régénérer ces femmes. Vivant par le plaisir, elles semblent créées uniquement pour lui, animées seulement par lui. Leur âme ne semble pas avoir le ressentiment des misères de leur corps, des souillures de tout leur être. L'infamie de leurs amours les enveloppe sans les toucher. Elle ne paraissent sensibles qu'aux choses qui les affectent dans leurs sens, aux brutalités de la main de l'homme, aux duretés de la prison, aux rigueurs matérielles qui les atteignent. L'inconscience est en elles à la place de la conscience, les courbant sans discernement, sans dégoût et sans révolte, sous la fatalité de ce qu'elles font et de ce qui leur arrive. Lorsqu'on les mène à la Salpêtrière [435], il ne leur monte pas de honte au front devant les engueulements et les gestes de risée que leur jettent les commères de la Halle: elles gardent pendant toute leur vie et en toute occasion la passivité irréfléchie, presque animale, de créatures sans personnalité, possédées par des instincts. On dirait qu'elles se savent uniquement mises au monde comme la fleur, pour sourire, embaumer et pourrir.

Le siècle lui-même n'encourageait-il pas à cette insouciance d'immoralité, à cette sereine inconscience, la débauche de la femme? L'indulgence n'était-elle point partout autour de la fille comme une complicité? Et n'y avait-il point pour elle dans les idées du temps une sorte de douceur tolérante, et presque une sympathie sociale? Il semble que le dix-huitième siècle respecte encore le sexe de la femme dans celles qui le déshonorent, et l'amour dans celles qui le vendent. Ici, nous touchons à des idées qui ne sont plus, et la difficulté est grande pour en retrouver l'accent et la mesure. L'historien marche aisément d'un fait à un autre sur le terrain des documents: les actes de l'humanité laissent, comme la vie civile de l'individu, des témoignages positifs, matériels; mais que l'historien veuille pénétrer jusqu'au caractère d'un siècle, qu'il tente d'interroger sur les choses d'un temps les sentiments du temps, qu'il essaye de retrouver, sur un point, l'intime conscience d'une société qui n'est plus, une disposition générale des âmes, ce qui devient un préjugé après avoir été une opinion, une tendance, une idée, il n'en saisira dans l'histoire qu'un vestige, un souvenir effacé, un peu moins que ce qu'un usage garde d'une tradition; lacune énorme, et que l'on sent à chaque pas fait en avant dans cette ancienne société où les mœurs, a-t-on dit si justement, remplaçaient les lois.

Pour retrouver la morale du dix-huitième siècle à l'égard des filles, il faut dépouiller notre morale moderne, faire abstraction de tout ce que le dix-neuvième siècle a apporté aux mœurs générales de pudeur au moins apparente, et se replacer dans le milieu et au point de vue d'une société galante. La conscience publique d'alors mettait bien la fille hors la loi; mais elle ne la mettait pas hors l'humanité, elle la mettait à peine hors la société. La dureté de la police, qui chaque jour du reste s'adoucit dans le siècle [436], la flétrissure de l'Hospice général étaient la seule dureté et la seule flétrissure auxquelles la fille était exposée: le monde n'y ajoutait ni l'injure, ni même la honte. Il ne s'associait point à la répression de la prostitution; il la tolérait sans la provoquer. Rien de plus rare dans tout le siècle qu'une parole de colère, de malédiction, d'outrage contre la femme de débauche presque toujours appelée par euphémisme fille du monde; le maréchal de Richelieu ne demandait-il pas pour elle des égards à la galanterie française, en l'appelant «plus femme qu'une autre»? Son métier ne lui imprimait point une tache originelle: le contact de l'impure ne souillait point; et le nom de la plus misérable maîtresse, souvent ramassée dans les boues de Paris, ne salissait point le grand nom du prince du sang ou du héros qui l'élevait jusqu'à lui. Une pitié presque caressante, voilà ce que rencontrait, dans toute sa vie et de tous côtés, la femme qui, aux yeux du temps, représentait le Plaisir, et à laquelle le Plaisir donnait comme une consécration. Et ce n'était pas seulement la société qui lui était douce; la religion même paraissait désarmée devant elle: un fond de miséricorde pour les Madeleines était dans le cœur du catholicisme d'alors qu'une rigueur, moins catholique que protestante, moins française que génevoise, n'avait point encore fait sévère aux égarements de la femme. La vertu même des plus honnêtes femmes avait pour ces malheureuses une commisération de charité et d'attendrissement. Une Manon était encore une femme pour elles; et elles laissaient tomber leur intérêt et leurs larmes sur le roman de sa vie comme sur les misères de leur sexe. Et comment le pardon de la fille ne serait-il pas partout dans ce siècle où le scandale la porte en triomphe jusqu'au trône des maîtresses de roi? Dans la majesté des fortunes de la corruption, dans le trouble que fait au fond des âmes la royauté du vice, quand une des femmes les plus pures du temps, Mme de Choiseul affirme «avoir de l'estime pour Mme de Pompadour» [437], quels principes restent debout, au milieu de la débauche de Versailles, pour condamner en leur nom et juger sans merci la débauche des rues?

Mais, mieux que les déductions et les mots, un tableau va nous peindre ces sentiments, ces idées du temps sur la fille, et la fille elle-même. Voyez ces centaines de couples qui descendent de l'église du Prieuré de Saint-Martin des Champs, cette file de charrettes emplies d'une grosse gaieté, ce troupeau de filles, toutes ces têtes qui rient sous les fontanges, au milieu de mille rubans et de mille faveurs jonquille: quel bruit! quels éclats! c'est un passant que d'une charrette une voix appelle par son nom; c'est un petit collet auquel toutes les voix jettent des quolibets. Point de remords, point de souci dans toutes ces créatures: qu'elles sont loin de l'attitude de rêverie et de mélancolie que l'imagination de l'abbé Prévost donne au corps vaincu et désespéré de son héroïne sur la paille de la charrette qui va au Havre! Elles défilent ainsi, précédées de leurs hommes qui portent leurs couleurs, la cocarde jonquille au chapeau; ou bien, liées à celui qu'elles ont choisi pour mari, elles s'en vont deux à deux, accouplées, le pied léger, essayant de danser, lançant des drôleries qui font rire le public et les soldats aux gardes, usant largement de la liberté qu'on laisse à la dernière récréation des condamnés. Voilà l'allure et le spectacle d'une exécution de police au dix-huitième siècle: cela, c'est le départ des filles, mariées aux voleurs, pour le Mississipi. La Police elle-même sourit en les châtiant. Il y a une dernière miséricorde dans ce carnaval qu'on leur permet, dans cette mascarade d'une noce qui les étourdit sur l'exil. Les oripeaux cachent les chaînes, les rubans empêchent de sentir les cordes. Et puis on n'est pas seule! C'est le départ de la Salpêtrière pour Cythère, parodie d'une fête galante de Watteau, dont Watteau laissera le souvenir dans son œuvre; et n'était-ce pas lui qui devait dessiner dans ce siècle l'Embarquement pour les Isles [438]?

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