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La femme au dix-huitième siècle

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III
LA DISSIPATION DU MONDE

Peignons au milieu de ce monde la vie de la femme mondaine.

Ce n'est que vers les onze heures qu'il commence à faire jour chez une femme de bon ton du dix-huitième siècle. Jusque-là «il n'est pas encore jour»: c'est l'expression consacrée qui ferme sa porte. Une raie de lumière glissant du haut du volet, un aboiement de bichon ou de la petite chienne gredine couchée sur le lit à ses pieds, l'éveille: elle détourne son rideau, elle ouvre les yeux dans ce demi-jour de sa chambre toute pleine encore des tiédeurs de la nuit, et elle sonne. On gratte; c'est le feu qu'une femme de chambre vient faire. La maîtresse demande le temps qu'il fait, se plaint d'une nuit affreuse, trempe ses lèvres à une tasse de chocolat. Puis, jetant ses pieds sur le tapis, sautant et s'asseyant sur le bord du lit, caressant d'une main la petite chienne, de l'autre retenant sa chemise, elle laisse ses deux femmes lui passer une jupe et lui chausser, en s'agenouillant, ses deux mules. Cela fait, elle s'abandonne aux bras de ses femmes, qui la transportent sur une magnifique délassante, et la voilà devant sa toilette. Dans l'appartement de la femme, c'est le meuble de triomphe que cette table surmontée d'une glace, parée de dentelles comme un autel, enveloppée de mousseline comme un berceau, toute encombrée de philtres et de parures, fards, pâtes, mouches, odeurs, vermillon, rouge minéral, végétal, blanc chimique, bleu de veine, vinaigre de Maille contre les rides [173], et les rubans, et les tresses, et les aigrettes, petit monde enchanté des coquetteries du siècle d'où s'envole un air d'ambre dans un nuage de poudre!—Depuis longtemps les experts ont réglé sa place: la toilette est toujours dans un cabinet au nord, pour que le jour net, la clarté sans miroitement d'un atelier de peinture tombe sur la femme qui s'habille.

Une femme alors devant la glace ajuste à sa maîtresse le corps échancré et serré des deux côtés, et le lui lace au dos avec un cordonnet qui par instants se prend dans la chemise qu'il retrousse. Le cartel en forme de lyre accroché au panneau marque plus de midi; la porte, mal fermée derrière le paravent, s'est déjà ouverte pour un charmant homme qui, assis à côté du coffre aux robes, le coude appuyé à la toilette, un bras jeté derrière le fauteuil, regarde habiller la dame d'un air de confidence. Le moment du grand lever est venu; et voici tous les courtisans et tous les familiers qui viennent faire cercle autour de la femme en manteau de lit. C'est l'instant du règne de la femme. Elle est friande, elle est charmante, ramassée dans son corset, avec cet aimable désordre et cet air chiffonné du déshabillé du matin. Aussi que de monde autour d'elle! C'est un marquis, un chevalier, ce sont des robins et des beaux esprits. Et, tout assaillie de compliments, elle répond, elle sourit, remuant à tout moment, choisissant un bonnet, puis un autre, laissant en suspens la main du coiffeur forcé d'attendre, le peigne en l'air, que cette tête de girouette se fixe un instant pour pouvoir enfin faire une boucle à la dérobée. C'est là qu'on dépêche les grandes affaires, qu'on reçoit l'amour, qu'on le gronde, qu'on le caresse, qu'on le congédie; c'est là qu'au milieu du babil interrompu et coupé, on écrit ces délicieux billets du matin plus aisés que ceux du soir et où le cœur se montre en négligé. Cependant les deux sonnettes du cabinet font sans cesse un carillon étourdissant: ce sont des caprices, des ordres, des commissions; toute la livrée est mise en campagne pour aller prendre l'affiche de la comédie, acheter des bouquets, s'informer quand la marchande de modes apportera des rubans d'un nouveau goût, et quand le vis-à-vis sera peint. Le colporteur entre avec les scandales du jour, tirant de sa balle des brochures dont une toilette ne peut se passer, et qu'on gardera trois jours, assure-t-il, sans être tenté d'en faire des papillotes. Le médecin de madame la complimente sur son magnifique teint, sa brillante santé, «la collection de ses grâces». Et l'abbé, car l'abbé est de fondation à la toilette, quelque petit abbé vif et sémillant, se trémoussant sur le siége qu'une femme lui a avancé, conte l'anecdote du jour, ou fredonne l'ariette courante, pirouette sur le talon, et taille des mouches tout en parlant. On va, on vient, on piétine autour de la toilette: un homme à talent gratte une guitare que les rires font taire, un marin présente un sapajou ou un perroquet, un petit marchand de fleurs, remarqué la veille à la porte du Vauxhall, offre des odeurs, des piqûres de Marseille ou des bonbons. Une marchande déroule sur un fauteuil une soie gorge de pigeon ou fleur de pêcher; et à tout cela: «Qu'en dit l'abbé?» fait la jolie femme qui se retourne à demi, et, revenant à la glace, se pose au coin de l'œil une mouche assassine, tandis que l'abbé lorgne la soierie et la marchande [174].

Heure charmante du matin, que le dix-huitième siècle appelait poétiquement la jeunesse de la journée! La coquetterie semblait se lever, la beauté renaissait dans le bruit, l'empressement, l'adoration d'une cour. Il y avait auprès de la toilette un mouvement délicieux, et qu'animait encore l'activité des femmes de chambre autour de leur maîtresse, le travail léger des soubrettes lestes et voltigeantes. On les voyait à tout moment passer et repasser, aller et revenir, et doucement trottiner, tantôt du vent de leur jupe faisant lever la poudre tombée, tantôt agenouillées tendant les mules, ou bien droites tirant du bout des doigts le lacet d'un corps, ou bien encore penchées mettant la main à un accommodage de cheveux. Et quel air à tout cela! Imaginez Clairette, Philippine ou Mutine, de fines matoises, des minois délicats, la plus jolie tournure de visage, les yeux les plus fripons, la peau blanche, le pied mignon, et l'ensemble de figure le plus frais [175]. Car la femme d'alors voulait du joli dans tout ce qui l'entourait. Elle aimait les suivantes avenantes et ragoûtantes. Elle les prenait, sans jalousie, pour accompagner sa beauté ou pour lui rappeler sa jeunesse; et elle mettait à les choisir l'amour-propre et le goût de la duchesse de Grammont dont les chambrières étaient si renommées [176]. Il semble qu'elle ait voulu donner à Baudouin ces modèles de filles ravissantes, si bien parées des dépouilles encore fraîches de leurs maîtresses, le petit papillon de dentelle posé sur le haut de la tête, le fichu des Indes glissant entre les deux seins, les bras nus sortant des dentelles, la jupe retroussée et falbalassée, le grand tablier de linge à bavette sur la poitrine [177]; toilette des grandes maisons qui fait si vite oublier à la femme de chambre sa tenue passée dans les maisons bourgeoises où elle a d'abord servi, le juste de molleton rayé, la jupe de calemande, le bonnet rond de simple batiste, les cheveux sans poudre, la croix d'or au cou au bout d'une ganse noire, et le tablier de toile à carreaux rouges [178]. Mais alors elle savait tout au plus lire et écrire, faire un lit, une petite soupe, blanchir le menu linge, coudre, raccommoder [179]; maintenant, que de talents! Elle est femme de chambre, coiffeuse, habilleuse, ouvrière, couturière. Elle sait faire de la tapisserie à point carré et à petit point, monter une blonde, attacher un falbala ou des quilles [180]. Elle est précieuse à madame qui la traite presque en femme de compagnie. Et à force de voir d'en bas la meilleure société, elle en prend à l'antichambre et dans l'office le maintien, les petits airs, les travers et l'élégance [181]; si bien qu'elle pourrait, comme Lisette, doubler sa maîtresse dans les Jeux de l'Amour. Elle porte dans toute sa personne comme un goût de monde qui fait dans ce siècle sa tentation si grande, qui irrite l'infidélité de ces maris peints par Baudouin dans l'Épouse indiscrète, qui inspire au fils du comte de Soyecourt cette furieuse passion pour la femme de chambre de sa mère [182]. Les grâces de la femme de chambre, ce sont les grâces de Marton devenant les grâces de Suzanne.

Si élégantes, si coquettes, si provocantes qu'elles soient, ces femmes de service ont souvent de la vertu; presque toujours elles ont une vertu: le dévouement, si commun dans le service plein de douceur de ce temps où les maîtresses faisaient danser aux chansons dans leur antichambre [183], où les Choiseul donnaient le bal aux domestiques de leurs amis [184]. A côté du nom de Mme du Deffand, de Mlle de Lespinasse, de Mlle Aïssé, l'histoire n'a-t-elle pas conservé le souvenir de ces trois servantes attachées à leur mémoire comme elles furent attachées et pour ainsi dire mêlées à leur vie: Devreux, Rondet, et cette Sophie qui, après la mort de sa maîtresse, entra de chagrin dans un couvent [185]?

La toilette finie,—et cette toilette n'est souvent qu'une des trois toilettes de la journée [186],—la femme va répéter l'ariette nouvelle et s'accompagner au clavecin; ou bien elle prend sa leçon de harpe, cette leçon, dessinée par Moreau dans l'Accord parfait, qui met le bras en si beau jour, fait jouer si joliment la main, et donne au visage un air d'enthousiasme fort apprécié par le siècle de Mme de Genlis [187]. Est-ce le temps du règne de Tronchin imposant l'exercice à la femme comme une sorte de devoir à la mode? L'ordre est donné de seller un joli cheval dont la crinière est nouée tout le long de rubans, dont la queue ornée d'une rosette flotte au vent qui la fouette. Et suivie par un seul palefrenier, la femme galope jusqu'au bois de Boulogne dans une veste amazone de satin vert galonné d'or, à la jupe rose soutachée de dentelles d'argent. C'est la grande distraction des élégantes quand l'hygiène est de bon ton. Le bois de Boulogne se remplit de cavalcades où les amazones se croisent avec les cavaliers. Le cheval donne à la femme mille coquetteries, une allure nouvelle, piquante, libre, le charme d'un demi-travestissement, les provocations singulières de ce costume d'homme dans lequel Mme du Barry a voulu être peinte, a voulu être gravée: ainsi l'on se figurerait la Volupté essayant l'uniforme de Chérubin. Tailleurs et couturières s'empressent à renouveler la mode théâtrale des amazones du commencement du siècle; ils s'appliquent à trouver l'habit le moins habillé qui soit en même temps le plus simple et le plus galant. Et les femmes à cheval, que le bois de Boulogne voit passer en 1786 dans ses allées de poussière, portent la veste de pékin puce à trois collets, garnie sur le devant et aux ouvertures des poches de petits boutons d'ivoire; la jupe pareille, bordée d'un ruban rose, cache et montre, en allant et venant, un soulier de peau rose à talon plat. Un petit gilet de pékin vert pomme se croise et se rabat sur la poitrine, au-dessous d'une large cravate de gaze blanche qui fait au cou un gros nœud. Sur un chapeau de feutre de laine couleur queue de serin, la nuance en vogue, tremble, se balance et s'envole un bouquet de plumes blanches et vertes; et les cheveux, serrés en gros catogan, à la manière des hommes, parfois enfermés dans une coiffure au flambeau d'amour, battent au dos des amazones [188].

Avant Tronchin, la lecture des nouvelles manuscrites, quelques brochures feuilletées menaient la femme jusqu'au dîner [189]. Le dîner achevé, les chevaux attelés, la femme sortait. Elle faisait ses visites, mille courses; elle passait au Palais-Marchand, et chez les marchandes de modes pour choisir quelques dentelles ou les petites oyes les plus élégantes. Elle entrait au Chagrin de Turquie, la boutique de joaillerie à la mode, où on lui montrait les aigrettes du dernier goût, les girandoles, les boucles, les esclavages, les rivières de diamants [190]. Elle battait la ville, courait les curiosités du jour, allait donner un regard au bâtiment fini, à l'incendie fumant, à la tapisserie exposée. Tout en courant d'ici là, d'une chose à une autre, elle mettait des billets de visite, elle se faisait écrire à une dizaine de portes, elle entrait dans vingt maisons, elle y restait le temps d'une embrassade, d'une médisance et d'un compliment. Souvent elle se montrait dans une désobligeante «azurée comme le firmament», et quand le jour commençait à baisser elle faisait toucher aux Tuileries: c'était le moment brillant de la promenade, la belle heure du beau monde, et il n'y aurait pas eu de décence à s'y montrer plus tôt. Les diamants brillaient dans la grande allée, dont quatre paniers prenaient toute la largeur; et jusqu'au bout de ces Tuileries, où Richelieu mourant se traînera pour saluer une dernière fois Paris, le soleil et la femme, on voyait des révérences de grandes dames rendues, d'un air distrait, aux hommes qui défilaient. Les grands habits, les grandes toilettes passaient, mêlés aux petites toilettes, aux déshabillés des femmes qui venaient promener «leur nonchalance ou leur mauvaise santé»; le panier à ouvrage à la ceinture, le petit chien sous le bras, ces dernières allaient lentement, la coiffure avancée, un soupçon de rouge à la joue, en robe ouverte, en jupe falbalassée et assez courte pour laisser voir un pied chaussé d'une mule blanche. A chaque pas, dans tout ce monde qui se croisait, c'étaient des rencontres, des reconnaissances, un regard, un mot échangé, un bras offert, et qu'on prenait pour l'enlever à une autre. Parfois, en se promenant, l'idée venait d'une partie improvisée. On attendait, en faisant le tour du grand bassin, que le Pont tournant fût fermé; et, après un souper chez le Suisse, on avait à soi le jardin et la nuit [191].—Parfois encore l'on finissait la journée par une partie de garçon, un souper aux Porcherons ou au Port à l'Anglais [192], à moins que l'on ne préférât le passe-temps de ces nuits blanches du Cours la Reine, nuits joyeuses et brillantes, pleines de symphonies, et d'illuminations, et de jeux, qui retenaient jusqu'à l'aube les hommes et les femmes à la mode [193].

Mais le plus souvent, les jours qui n'étaient point jours d'opéra ou grands jours de comédie, la femme se laissait entraîner à quelqu'une de ces foires qui mettaient un coin de carnaval dans Paris ou dans la campagne autour de Paris. Une compagnie l'emmenait à la foire de Bezons, à la foire Saint-Ovide, à la foire Saint-Laurent et de préférence à la foire Saint-Germain, qui l'éblouissaient, l'étourdissaient et l'amusaient avec leurs mille lumières, leurs bruits de toutes sortes, leurs spectacles de toute espèce: cris de marchands, appels et compliments, annonces et représentations de danseurs de corde, de joueurs de gobelets, de faiseurs de tours de gibecière, de montreurs d'ouvrages mécaniques, boutiques où l'on vendait de tout et des brochures nouvelles, fête de Babel dont la femme allait oublier la fatigue et le fracas à l'Opéra-Comique [194].

Plus tard tout est changé, les amusements, les promenades, la vogue des marchands et les rendez-vous de la mode. On ne va plus au Palais-Marchand, on va au Palais-Royal. Ce n'est plus au Chagrin de Turquie, à peine si l'on sait encore ce nom, c'est à la Descente du Pont-Neuf, au Petit Dunkerque, au Petit, comme on dit familièrement, que s'arrêtent les petites maîtresses désœuvrées, et qu'elles perdent agréablement deux heures à choisir une délicieuse inutilité [195]. Et de même que le Palais-Marchand est déserté pour le Palais-Royal, les Tuileries sont abandonnées pour les boulevards, la nouvelle promenade en vogue, qui a son jour de mode, le jeudi, où l'on voit se presser toutes les voitures d'élégantes, les allemandes, les diligences, les dormeuses, les vis-à-vis, les soli, les paresseuses, les cabriolets, les sabots, les gondoles, les berlines à cul de singe, les haquets et les diables. Et ce ne sont qu'hommes et femmes du bel air se lorgnant d'un carrosse à l'autre, se saluant en levant et abaissant les glaces. Les chevaux vont au pas pour permettre aux promeneurs d'aller à la portière dire un bonjour à leurs connaissances, et les bouquetières montent sur les marchepieds pour offrir leurs fleurs aux dames [196]. On s'arrête, on descend; on va prendre une glace aux tables placées devant le café Gaussin ou devant le café du Grand Alexandre; et l'on regarde passer tout ce monde, défiler toutes ces voitures, les livrées, les figures, la mode, dans ce bruit des boulevards fait de tous les bruits: le fracas lointain des parades, le grommellement bourdonnant des buveurs, le sifflement des petites marchandes de nougat, la musique des vielleuses montagnardes, le claquement des coups de fouet, le hennissement des chevaux, le son des tambours et des trompettes [197].

Le cadre des distractions de 1730, de 1740, de 1750 est bien élargi. Les femmes vont maintenant après le dîner, reculé à trois heures, aux sermons du père Anselme. Elles vont au Lycée. Elles vont voir la fabrication de la thériaque au Jardin des Plantes. Elles vont chez l'horloger Furet voir la négresse qui a l'heure peinte dans l'œil droit, les minutes dessinées dans l'œil gauche. Elles vont à Vincennes, qui a cessé d'être une prison, voir la chambre où fut enfermé le grand Condé [198], ou bien chez Greuze admirer son tableau de Danaé [199]. Elles vont encore voir la procession de trois cent treize esclaves français rachetés à Alger [200], ou l'hôtel Thélusson qui s'élève, ou les deux têtes parlantes de l'abbé Mical qui articulent quatre phrases [201]. Elles vont faire dessiner leur profil, le faire écrire à main levée par le calligraphe Bernard [202]. Elles vont assister à l'inventaire de la marquise de Massiac, voir ce mobilier de deux millions, ce magasin d'étoffes et de porcelaines et de bijoux, comme il n'y en avait pas un à Paris [203]. Après avoir fait dire une messe le matin pour le succès de l'ascension d'un aérostat, elles vont embrasser les frères Robert ou Pilatre du Rozier avant qu'ils ne s'enlèvent [204]. L'engouement des sciences, des arts, de l'industrie, entré dans la société, a développé chez la femme une curiosité universelle et fébrile, une envie de tout voir et de tout connaître. Son imagination vole d'idées en idées, de spectacles en spectacles, d'occupations en occupations; sa journée n'est que mouvement, empressement, projets d'un instant, ardeur tourbillonnante, inconstante, qui l'emporte aux quatre coins de Paris, sur les pas de l'opinion, sur les annonces des feuilles publiques, sur le bruit des systèmes, des théories, des cours et des expériences, sur le vent qu'il fait, sur l'air qui souffle, sur l'aile du caprice qui lui effleure le front en passant. Journée pleine et vide, grosse de désirs, d'aspirations, de résolutions, qui semble remuer avec ce qu'elle se promet de plaisirs sérieux et de distractions philosophiques, économiques même, la table d'une encyclopédie! Un méchant, qui est à peine un caricaturiste, l'a esquissée d'après nature, cette journée d'une femme de la fin du siècle, et il va nous en peindre le train, la fièvre, les zigzags, les arrêts à moitié chemin, la folie courante et à bâtons rompus. La femme sort; elle passe prendre le chevalier, elle l'enlève: il l'accompagnera au cours d'anatomie où elle va. En route, elle rencontre la marquise, qui a besoin de la consulter sur la chose du monde la plus essentielle, et qui la mène chez sa marchande de modes. A trois portes de la marchande de modes, le chasseur du baron aborde la voiture de ces dames retardée par un embarras: c'est le baron, qui leur propose de voir de nouvelles expériences sur l'air inflammable. «Je n'aime rien tant, répond la femme, mais vous me garantissez qu'il n'y aura point de détonations. Montez, baron.» Et le baron jette au cocher: «Rue de la Pépinière!» On arrive. «Je vous laisse, dit la femme; il est tard, et je manquerais mon cours de statique. Chevalier, serez-vous des nôtres?» Près de l'Arsenal: «Germain, voici l'adresse imprimée.» On commence à rouler. Mais on aperçoit de jolies perruches: il faut arrêter pour les regarder, leur parler; le marchand engage les dames à entrer pour voir un superbe perroquet disant, à ce qu'il assure, des polissonneries qui attireraient trop de monde autour de la voiture. «Oh! descendons, ma chère, nous nous amuserons comme des dieux!» On achète le perroquet. Une berline passe. La femme crie à l'homme qui est dedans: «Un mot. Où courez-vous, comte?—Je vais voir l'imprimerie des aveugles.—Unique! délicieux! charmant! Courons-y tous!» Mais en chemin, la femme demande au comte si c'est cette berline qu'il avait le jour où il l'a conduite voir le tableau de Drouais: voilà la marquise enflammée par la description du tableau, qui veut absolument le voir. On se dit que les aveugles imprimeront encore longtemps, que le tableau peut disparaître d'un moment à l'autre: «Chez Drouais!» On s'est mis à causer peinture, le chevalier avoue qu'il peint: aussitôt l'idée prend aux femmes de surprendre ses portefeuilles en désordre et de juger ses fleurs. «A la Barrière Blanche!» Les chevaux tournent et repartent. «Eh! bon dieu! à propos de fleurs, reprend la marquise, on est venu me dire que le grand cierge serpentaire du Jardin du Roi est fleuri, ce qui n'aura lieu que dans trente ou quarante ou cinquante ans peut-être... Si c'était le dernier moment, nous l'aurions manqué pour la vie.» Et du Jardin des Plantes, l'on revient encore, avant d'être arrivé, à un architecte de Parthénion qui demeure rue des Marais, de l'architecte à un stucateur du boulevard de l'Opéra, du stucateur à Réveillon, de Réveillon à Desenne pour prendre des brochures. Au bout de quoi le chevalier dit à la dame: «Vous vouliez aller au Lycée...» C'est le mot final de la journée [205].

Point de repos, point de silence, toujours du mouvement, toujours du bruit, une perpétuelle distraction de soi-même, voilà cette vie. La femme ne veut point avoir une heure de recueillement, un instant de solitude. Et même aux heures où le monde lui manque, aux heures où elle est menacée de retomber sur elle-même, il lui faut à côté d'elle, sous la main, quelque chose de vivant, de bruyant, d'étourdissant. Il faut, pour lui tenir compagnie et l'empêcher d'être seule, le jeu et le tapage d'animaux familiers. Ici c'est un singe, la bête d'élection et d'affection du dix-huitième siècle, la chimère du Rococo, un sapajou qui prend le chocolat avec sa maîtresse en face d'un perroquet. Là, capricieux et leste, sautillant comme une phrase de Carraccioli, un écureuil court sur le damas d'une ottomane et grimpe à la rocaille d'un lambris. Les chambres à coucher et les salons se remplissent de ces jolis angoras gris dont Mme de Mirepoix s'entoure, qu'elle installe sur sa grande table de loto, et qui poussent de la patte les jetons à leur portée [206]. Quelle femme n'a eu au moins un chien? un chien chéri, gâté, qu'on couche avec soi, qu'on fait manger sur son assiette, auquel on sert un filet de chevreuil, une aile de faisan, ou une carcasse de gelinotte [207], épagneul ou doguin qui règne en maître sur les oreillers et les coussins, levrette blanche ou chienne gredine dont on dit, lorsqu'elle n'est plus: «Ma pauvre défunte Diane ou Mitonnette [208]!...» Et quel amour, que de soins pareils à ceux de Marie Leczinska se relevant cent fois la nuit pour chercher sa chienne [209]! A panser de petits chiens, Lionais gagnait un château et une belle terre: on l'appelait Monseigneur en Bourgogne [210]. Et quelles belles éducations! Il semble que ces bêtes prennent, entre les mains de leurs maîtresses, quelque chose de leur cœur ou de l'esprit du temps: Patie, le chien de Mlle Aïssé, est toujours à la porte pour attendre les gens du chevalier; le chien de M. de Choiseul, Chanteloup, suit Mme de Choiseul au couvent [211], et la princesse de Conti dresse le sien à mordre son mari [212]! Intelligence, caresses, immoralité même, rien ne manque dans le dix-huitième siècle à tous ces jolis petits animaux domestiques, bêtes frottées de grâce à peu près comme l'abbé Trublet était frotté d'esprit. Le Mercure est rempli des élégies que leur mort inspire. De leur vivant ils sont fameux, ils ont un nom et une généalogie: c'est Filou, le chien du Roi; c'est Pouf, le petit chien de Mme d'Épinay, fils de Thisbé et de Sibéli, qui manque un moment de brouiller la Chevrette et le Grandval [213]. On les fait dessiner, on les fait graver. Cochin donne à la postérité les chats de Mme du Deffand. Les chiens de Mme de Pompadour n'ont pas seulement l'honneur de l'estampe: ils ont la gloire de la pierre gravée. Poëtes, artistes et peintres les chantent ou les représentent au-dessous d'un nom ou d'une figure de femme; et n'est-ce pas l'image de leur fortune que ce chien de la Gimblette, peint par Fragonard, modelé par Clodion, dans le cadre d'un conte de la Fontaine?

Cependant, malgré tout, des heures restent à la femme qui seraient bien vides, si la femme ne leur donnait un emploi physique, presque machinal. Au logis, au coin du feu où la tient un mauvais temps d'hiver, un accès de paresse, dans le salon même où elle va s'établir toute une soirée, elle a besoin d'un de ces travaux qui occupent dans tous les temps les mains et les yeux de son sexe: petits ouvrages ne demandant à la femme qu'une attention d'habitude et sans réflexion, passe-temps de son loisir qui est la contenance de son activité. Il y a au dix-huitième siècle une grande imagination de ces menues occupations de la femme: elles naissent comme une mode, elles se répandent comme une épidémie, elles disparaissent comme un engouement; un caprice les apporte et les emporte. Sous la Régence, la fureur est de découper. Toutes les estampes passent à la découpure, celles-là surtout qui sont enluminées, et le désœuvrement de la femme taille aux ciseaux les plus belles, les plus vieilles, les plus rares, des estampes de cent livres pièce [214]; une fois découpées, on les colle sur des cartons, on les vernit et on en fait des meubles et des tentures, des espèces de tapisseries, des paravents, des écrans. Folie générale, grand art que cet art des découpures! Crébillon ne manque pas de le faire appeler le chef-d'œuvre de l'esprit humain par le sultan Schah-Baham; et cet art ne va-t-il pas avoir en ce siècle son grand homme et son génie dans le fameux Huber, le Watteau, le Callot, et le Paul Potter du découpage improvisé?

Quand les découpures ont fait leur temps, arrive en 1747 l'invasion des pantins et des pantines, des petites figures de carton dont un fil remue les bras et les jambes. Point de cheminée qui n'en soit garnie; c'est l'étrenne demandée par toutes les femmes et toutes les filles, et partout les petites figures s'agitent sur l'air de la chanson:

Que Pantin serait content

S'il avait l'art de vous plaire,

Que Pantin serait content

S'il vous plaisait en dansant!

Partout dansent et pantinent les Scaramouches, les Arlequins, les mitrons, les bergers, les bergères, un peuple de comédie et d'opéra en miniature, pantins de toutes sortes et à tout prix, depuis le pantin de vingt-quatre sols jusqu'au pantin de quinze cents livres que Mme la duchesse de Chartres fait dessiner et peindre à Boucher lui-même [215].—Dans la vogue des pantins passe, en 1749, la vogue des cheminées à la Popelinière, petites cheminées avec une plaque qui s'ouvre: un amusement fait d'un scandale.—A quelques années de là, en 1754, une brochure prend cette singulière date de publication: L'an 42 des bilboquets, 8 des pantins, 1 des navets [216]. Nous apprenons là que la mode des bilboquets, signalée par Mlle Aïssé avant la mode des découpures, est déjà vieille d'un demi-siècle et que les pantins ont fait place à une nouveauté. Collé va nous donner le secret de cet amusement singulier, dont l'idée fut peut-être donnée à la femme par l'usage de porter ses bouquets au bal dans une espèce de petite bouteille de fer blanc couverte de ruban vert, et de les garder frais en les tenant dans l'eau [217]. Cela consistait à creuser un navet et à faire entrer dans le creux un ognon de jacinthe, et le tout mis dans l'eau, le plaisir était de voir croître les deux plantes ensemble et l'une dans l'autre, la jacinthe poussant ses fleurs et le navet ses feuilles [218]. C'est le temps où pas une femme n'est meublée sans cabinets de la Chine, sans magots achetés à l'homme de la rue du Roule [219]; et ne semble-t-il pas qu'il y ait un goût de chinoiserie dans ses plaisirs, dans ses modes, dans le caprice de ses distractions?

Au milieu de ces fantaisies et de ces enfantillages d'un instant, la femme retrouve un travail que toutes les femmes adoptent, que le bon ton consacre, et qui fait tomber en désuétude tous les autres ouvrages et même la tapisserie au petit point. On voit reparaître et se répandre la mode des nœuds [220], mode charmante. En occupant les doigts de la femme d'un travail léger et négligent, en lui faisant tantôt allonger, tantôt crochir le petit doigt, elle laisse son corps sur une chaise longue; elle lui permet de s'abandonner coquettement aux grâces de la nonchalance éveillée, de la paresse qui semble faire quelque chose. Plus de femmes qui ne marchent armées de ces jolies navettes, de ces navettes dont Martin le peintre vernisseur fera des bijoux d'art, «petits magasins des grâces», comme on les appelle, que bientôt l'on ne voudra plus qu'en nacre, en acier ou en or. Et où ne fait-on point de nœuds? On en fait chez soi par tenue, dans sa chambre par air, dans son boudoir par désir de plaire, par embarras ou par décence. On en fait dans le monde, on en fait au spectacle; et l'on voit dans les salles de théâtre, pendant que l'on joue, les dames tirer l'une après l'autre une navette d'or d'un sac brodé et se mettre à faire des nœuds d'un air fort appliqué, et en ne regardant guère que le public [221].

Puis, vers 1770, les nœuds et le filet, qui semble venir après les nœuds, ne sont plus le goût du jour: on parfile. On parfile des galons, des épaulettes, toute passementerie où il y a de l'or. On parfile pour parfiler, et aussi pour faire sur son parfilage des bénéfices de cent louis par an [222]. Le gain se mêlant ici à la mode, ce fut une furie qui fit taire un moment dans les sociétés jusqu'à l'amour du jeu. L'excès devint tel qu'un homme entrant dans un salon où l'on parfilait, assailli par les parfileuses, sortait de leurs mains, de leurs ciseaux, l'habit entièrement dégalonné. C'est le moment où, pour rappeler la femme à la discrétion, à l'honnêteté, le duc d'Orléans imagine la charmante perfidie de faire mettre à son habit des brandebourgs d'or faux qu'il laisse sans rien dire découdre par les dames dans le salon de Villers-Cotterets, et parfiler avec de l'or vrai [223]. Corrigée de ces violences, la femme trouva bientôt dans le commerce mille objets de parfilage. Les fabriques filèrent pour elle l'or en toutes sortes de jouets. Au jour de l'an de l'année de 1772, l'on vit une boutique pleine de pièces d'or à parfiler pour étrennes: bobines à tout prix, meubles, fauteuils, cabriolets, écrans, cabarets, tasses à café, pigeons, poules, canards, moulins, danseurs de corde. Pendant une dizaine d'années, l'usage, la vogue dura des cadeaux en parfilage d'homme à femme et surtout de femme à femme: c'était la surprise et le souvenir de l'amitié. Mme du Deffand envoyait à la duchesse de la Vallière un panier rempli d'œufs de parfilage [224], à Mme la maréchale de Luxembourg une chaise de parfilage, enveloppée dans ces vers que Grimm lui dispute pour les donner à qui? à M. Necker!

Vive le parfilage!

Plus de plaisir sans lui.

Cet important ouvrage

Chasse partout l'ennui.

Tandis que l'on déchire

Et galons et rubans,

L'on peut encor médire

Et déchirer les gens [225].

Dans le monde, à la maison, c'est la grande occupation de toutes les heures où l'on a les mains libres; c'est la ressource de toutes contre l'oisiveté, et l'on n'entend entre femmes que ce dialogue: «Mon cœur, avez-vous du gros or?—Assurément, de l'or de bobine?—Je n'en parfile jamais d'autre.—En voulez-vous un fagot? Allons, je vais vous en donner un fagot, c'est tout ce que j'aime de faire un fagot [226]

En ce temps de la fin du siècle, quand la journée est finie, la femme a pour employer sa soirée toutes les maisons, toutes les réunions, toutes les fêtes dont tout à l'heure nous donnions la liste et la physionomie. Elle a encore tous les spectacles de Paris, où elle va, non point en grande loge, mais, selon l'usage suivi, en petite loge [227], dans une loge masquée par des stores; petit salon commode, entouré tout à la fois de monde et de mystère, où Lauzun et Mme de Stainville se donnaient leurs rendez-vous. On y arrive en déshabillé, on y apporte son épagneul, son coussin et sa chaufferette. On y échappe aux importuns qui assiégent une femme avant l'heure du souper [228]. On y reçoit le monde qu'on veut, et on y tient tout haut une conversation dont on n'interrompt le babil et les éclats que pour regarder par le morceau de verre de son éventail les entrants et les sortants sans qu'ils vous voient. Innovation charmante qui est une fortune pour les comédiens français, et leur fait remanier leur salle: une partie du parterre est supprimée pour augmenter le nombre de ces petites loges, dont chacune rapporte par an 4,800 livres à la Comédie [229].

Mais la femme a pour se distraire mieux encore que tous les spectacles: elle a le théâtre où elle joue, le théâtre de société.

C'est une fureur, une folie que le théâtre de société dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Le goût de jouer la comédie gagne toutes les classes. Il va des petits appartements de Versailles aux sociétés dramatiques de la rue des Marais et de la rue Popincourt [230]. La mimomanie règne dans le grand monde, et des mères comme Mme de Sabran donnent à leurs enfants pour professeurs Larive et Mlle Sainval. La mimomanie éclate dans tous les coins de Paris [231]. Elle se répand dans les campagnes aux environs de Paris. Un petit théâtre se dresse dans les hôtels, un grand théâtre se monte dans les châteaux. Toute la société rêve théâtre d'un bout de la France à l'autre, et il n'est pas de procureur qui dans sa bastide ne veuille avoir des tréteaux et une troupe. Les spectacles de société ont leurs deux grands auteurs: M. de Moissy, peintre moraliste en détrempe, et Carmontelle, peintre de ridicules à gouache [232]. Les grandes dames ne peuvent plus vivre sans théâtre, sans une scène à elles; et lorsque Mme de Guéménée est exilée après la «souveraine banqueroute» des Guéménée, que fait-elle tout d'abord en arrivant au lieu de son exil? Elle appelle des tapissiers, et leur fait arranger un théâtre [233].

Comptez toutes ces scènes où se presse la plus grande compagnie de France, dont les entrées sont si recherchées, et qui font rage au carême et surtout pendant la clôture des spectacles [234]:—théâtre de Monsieur, où se donnent les drames historiques de Desfontaines, les comédies-parades de Piis et Barré [235]; théâtre au Temple, chez le prince de Conti, où Jean-Jacques Rousseau fait jouer son grand opéra les Neuf Muses, déclaré injouable par toute la société du Temple [236]; théâtre à l'Ile-Adam, où le Comte de Comminges, le drame d'Arnaud, fait pleurer toutes les femmes [237]; théâtre de Mme de Montesson, où Mme de Montesson figure dans ses pièces en véritable comédienne, et rappelle, dans les autres, le jeu de Mlle Doligny, de Mlle Arnould et de Mme Laruette [238]; théâtre chez la duchesse de Villeroy, où les comédiens français représentent, avant de le jouer sur leur scène, l'Honnête Criminel; théâtre chez le duc de Grammont à Clichy, où Durosoy fait un rôle dans sa tragédie du Siége de Calais, et où paraissent les demoiselles Fauconnier; théâtre chez le baron d'Esclapon au faubourg Saint-Germain, où a lieu la représentation au bénéfice de Molé dont les six cents billets sont placés avec tant d'empressement par les femmes de la cour [239]; théâtre à Chilly chez la duchesse de Mazarin, qui offre à Mesdames la représentation de la Partie de chasse de Henri IV [240]; théâtre chez M. de Vaudreuil à Gennevilliers, où le Mariage de Figaro est représenté pour la première fois [241]; théâtre de M. le duc d'Ayen à Saint-Germain, où sa fille, la comtesse de Tessé, et le comte d'Ayen déploient tant de talents dans un drame de Lessing traduit par M. Trudaine [242]; théâtre de Mme d'Amblimont; théâtre de la Folie-Titon; théâtre à la Chaussée-d'Antin de Mme de Genlis, où ses deux filles jouent la Petite Curieuse, piquante satire contre les mœurs de la cour [243]; théâtres d'Auteuil et de Paris des demoiselles Verrière, qui ont des loges grillées pour les femmes du monde qui ne veulent pas être vues [244]; théâtre de M. de Magnanville à la Chevrette, le théâtre de société modèle, supérieur même au théâtre de Mme de Montesson par le goût, la magnificence, le local, les décorations, les auteurs, les acteurs, les actrices même; le théâtre qui attire deux cents carrosses à trois lieues de Paris, le théâtre où l'on joue Roméo et Juliette du chevalier de Chastellux «tiré du théâtre anglais et accommodé au nôtre», le théâtre où la marquise de Gléon montre un jeu si décent, si aisé, si noble, où Mlle Savalette fait les soubrettes de manière à donner de l'ombrage à Mlle Dangeville [245]!

Car c'était là la grande séduction du théâtre de société pour la femme: il lui permettait d'être une actrice, il la faisait monter sur les planches [246]. Il lui donnait l'amusement des répétitions, l'enivrement de l'applaudissement. Il lui mettait aux joues le rouge du théâtre qu'elle était si fière de porter, et qu'elle gardait au souper qui suivait la représentation, après avoir fait semblant de se débarbouiller. Il mettait dans sa vie l'illusion de la comédie, le mensonge de la scène, les plaisirs des coulisses, l'ivresse que fait monter au cœur et dans la tête l'ivresse d'un public. Que lui faisait un travail de six semaines, une toilette de six heures, un jeûne de vingt-quatre? N'était-elle pas payée de tout ennui, de toute privation, de toute fatigue, lorsqu'elle entendait à sa sortie de scène: «Ah! mon cœur, comme un ange!... Comment peut-on jouer comme cela? C'est étonnant! Ne me faites donc pas pleurer comme ça... Savez-vous que je n'en puis plus?» Et quelle plus jolie invention pour satisfaire tous les goûts de la femme, toutes ses vanités, mettre en lumière toutes ses grâces, en activité toutes ses coquetteries? Pour quelques-unes, le théâtre était une vocation: il y avait en effet des génies de nature, de grandes comédiennes et d'admirables chanteuses dans ces actrices de société. «Plus de dix de nos femmes du grand monde, dit le prince de Ligne, jouent et chantent mieux que ce que j'ai vu de mieux sur tous les théâtres.» Pour beaucoup, le théâtre était un passe-temps; pour un certain nombre, il était une occasion; pour toutes, il était une fièvre, une fièvre et un enchantement qui n'était rompu qu'à ces mots: «Ces dames sont servies.» On courait souper; car on avait à peine déjeuné pour être plus sûre de son organe. En passant, une glace faisait voir à une ou deux femmes que leurs épingles étaient tombées; on pensait aux fautes qu'on se ressouvenait d'avoir commises, on se disait: J'aurais dû dire ceci autrement. Puis on se rappelait que deux personnes, passant pour être bien ensemble, s'étaient parlé sur le troisième banc. On n'était plus comédienne, on redevenait femme, et la comédie finissait par une jalousie de talent, d'amant ou de figure [247].

Quand c'était l'hiver et le carnaval, la nuit de la femme s'achevait d'ordinaire à quelque bal masqué et de préférence au bal de l'Opéra [248].

Les préparatifs du bal au commencement du règne de Louis XV, le peintre Detroy nous les a gardés; et nous voici grâce à lui dans ce riche appartement où les bras allumés, se tordant aux murs, jettent leurs éclairs aux cadres superbement chantournés des glaces. La flamme pétille dans la cheminée, derrière les feux de bronze doré qui sont des sirènes coiffées à la Maintenon. Les grosses bougies de cire jaune brûlent aux deux coins de la toilette. Et debout ou assis, les dominos, largement étoffés dans leur robe sombre, causent, sourient, se rajustent, rattachent le gros nœud qui relève leurs manches. Les mains jouent avec les lourds masques de carton d'où pendent deux rubans; un coup léger d'éventail chatouille là-bas deux yeux qui commencent à se fermer. Ici, le coude poussé par les plus éveillés de la bande, une soubrette donne le dernier léché à la coiffure plate d'une jeune femme déjà animée de la joie et de l'esprit du bal, les épaules couvertes, la gorge à demi voilée d'un manteau de lit flottant laissant voir les ramages opulents de sa robe de brocart [249].—L'heure venue, l'on part; l'on est arrivé, et sitôt la rencontre faite de «quelqu'un qui en vaut la peine», que d'espiègleries dont le feu s'ouvre par la vieille phrase, toujours jeune: Je te connais, beau masque! Ce sont des libertés prises et des pardons demandés, des hardiesses suivies d'excuses, et des excuses accompagnées d'audaces, des éloges de la beauté appuyées par le geste. Pendant que les deux orchestres font leur bruit, les éventails donnent sur les doigts, et pas une minute ne se passe sans qu'on entende un froissement de soie, et ce mot d'une bouche de femme: Finissez vos folies [250]! C'est un flux, un reflux jusque dans les corridors. Que de rendez-vous donnés sur les degrés de l'amphithéâtre! Que de reconnaissances et de méprises! Tout se mêle, les rangs, les ordres, les plus grandes dames et les bourgeoises qui se gonflent sous leur carton pour jouer la dame de qualité [251]. Qu'est ce bruit? un masque déchiré sur le visage d'une duchesse par un prince du sang. Qu'est cette main qu'un masque baise au même bal? La main de la reine de France donnée à une poissarde qui reproche gaiement à Marie-Antoinette de n'être pas auprès de son mari [252].

Mais le plaisir, le vrai plaisir du bal est la causerie. L'esprit du dix-huitième siècle est à l'aise sous le masque: le masque lui donne la verve, il émancipe ses malices, il fait pétiller ses ironies. Sous la voûte de l'Opéra, les mots volent, les ripostes sifflent. L'épigramme de Piron se mêle à la chanson de Nivernois; et tous les esprits de la France, ivres et charmants comme à la fin d'un souper, y rappellent à tout instant que, là où ils parlent, le Régent causa de Rabelais avec Voltaire.

Au fond de ces saturnales de la conversation, la femme trouve et goûte la distraction des rencontres, l'amusement de la coquetterie, le jeu vif et léger de l'amour. Elle arrête ses amis par le bras, leur donne en passant un soupçon de jalousie. Elle reçoit, sans être forcée de rougir, les compliments des inconnus. Elle jouit, à l'abri du déguisement, des aveux et des déclarations. Elle peut laisser échapper les mots qu'elle ne veut pas dire à visage découvert, encourager la timidité, renouer après avoir rompu, ébaucher un roman d'un instant, laisser tomber, comme par mégarde, son sourire sur un mot, son cœur sur un passant. Et même si elle ne veut que jouer, badiner, n'a-t-elle pas aux mains cette tabatière que les dames laissent si volontiers échapper au bal de l'Opéra, pour avoir le lendemain, comme Mme d'Épinay, la visite de l'aimable homme qui la rapporte [253]?

Le goût et le ton du monde, gardé au milieu de la licence de l'esprit, une galanterie libre, mais relevée d'élégance, conservent pendant tout le siècle une délicatesse aux plus vifs plaisirs du carnaval. Une grosse joie, une turbulence folle, ne se montrent qu'un moment dans ce siècle à l'Opéra, alors que paraissent les arlequins, les pierrots, les polichinelles, les mendiants, les podagres, les chinois, les chauves-souris, les hirondelles de nuit de carême; mais tous ces masques de tapage sont bien vite renvoyés aux bals des maîtres de danse de la ville, et même plus bas, aux bals de la Courtille et du Grand-Salon. La mode des costumes espagnols emplissant la salle de duègnes et de señoras ne dure guère plus; et après quelques hivers, les hommes et les femmes reviennent au costume de la causerie, au manteau de l'intrigue: le domino reparaît, annonçant le retour des anciens plaisirs, qui rendent aux échos de l'Opéra le bruit, le rire et la gaieté d'un salon. Puis, à la fin du siècle, quand le domino est dans son plein règne, on trouve à sa couleur brune ou noire une monotonie trop sévère. Alors, ce ne sont plus sous le feu des lustres et des bougies que couleurs éclatantes et tendres, du blanc, du rose, du lilas, du gris de lin, du coquelicot, du soufre, tons frais et gais qu'égayent encore la gaze et les fleurs artificielles. Et la Folie ne sait pas pour ses nuits de fête de plus beau voile à jeter sur une femme qu'un domino jaune pâle noué par des rubans roses, les devants et le capuchon fleuris d'une guirlande de roses qui repasse deux fois sur un falbala de gaze blanche, le masque noir et luisant avec une barbe de taffetas rose [254].

La femme du dix-huitième siècle est sortie du bal. Mais sa nuit n'est pas encore finie. Après un médianoche, un souper, le jour est venu ou va venir: il lui prend fantaisie d'aller tempérer les vapeurs du champagne avec un ratafia qu'il est de bon goût de prendre au pont de Neuilly, et qu'il faut boire en mangeant des macarons, si l'on se pique d'usage [255].

Arrive enfin le coucher. Je l'ai là sous les yeux, ce coucher de la femme du temps, dans un fin et coquet dessin de Freudeberg. Auprès d'une cheminée dont le feu clair est masqué par un écran de Beauvais, à côté du marchepied de lit à deux marches cloutées d'or, devant le lit à la couronne empanachée, aux draps bombés par la bassinoire que promène une fille de chambre, la femme, debout sur le tapis peluché, où elle vient de laisser tomber une lettre, se laisse déshabiller par une femme de chambre. Elle est déjà coiffée du battant l'œil qui enferme ses cheveux pour la nuit; sa chemise glisse sur son sein découvert, son jupon falbalassé va tomber au bas des hauts talons de ses mules. Les lumières des bras vont s'éteindre; la femme demande ses bougies de nuit,—et derrière elle, dans un cadre éclairé d'une dernière lueur, un Amour rit comme le dieu de ses rêves et l'ange de sa nuit.


Cette dissipation de la vie, cette dissipation du monde, cet étourdissement des sens, de la tête et de l'âme, ne tardaient pas à amener chez la femme un certain étourdissement du cœur. Dans ce cercle de plaisirs où l'épouse s'éloignait chaque jour un peu plus de son mari et s'en détachait davantage, soit qu'elle eût contre lui le ressentiment de nouveaux torts, soit qu'elle se refroidît naturellement et d'elle-même, elle commençait bientôt à souffrir comme d'une vague inquiétude. Elle trouvait le vide au fond de son existence agitée; et dans cet état flottant où elle était entre la retenue, les scrupules, une disposition tendre, l'énervement, et les premières tentations des idées, son cœur inoccupé croyait se défendre et se remplir, en allant à quelque femme, à une amie, au choix de laquelle on mettait alors presque autant de vanité qu'au choix d'un amant. Encouragée par l'exemple et le bon ton du temps, elle se jetait à l'amitié brillante d'une femme à la mode, et y apportait l'engouement, la frénésie, l'excès d'emportement de son sexe. C'était là pour elle un premier pas vers l'amour et comme son essai enfantin et son jeu innocent. Car dans ces liaisons il y avait plus que des soins, exclusivement réservés à la famille, plus qu'un intérêt, banale politesse de cœur qu'une femme laissait tomber sur une douzaine de personnes; il y avait un sentiment, une illusion vive, une sorte de passion. On se jurait une amitié qui devait durer toute la vie; et que de mines, que d'embrassades, que de tendresses, que de transports mignards, que de chuchotages! On ne pouvait se quitter, vivre l'une sans l'autre; et tous les matins, c'étaient des lettres. Mon cœur, mon amour, ma reine, on ne s'appelait qu'ainsi d'une voix claire et traînante, en penchant doucement la tête. On portait les mêmes couleurs, on se soignait, on se gardait dans ses migraines, on se disait mille secrets à l'oreille; on n'allait qu'aux soupers où l'on était priées ensemble, et il fallait inviter l'une pour avoir l'autre. On se promenait dans les salons, les bras enlacés autour de la taille, ou bien on se tenait sur un sopha dans des attitudes qui montraient un groupe de l'Amitié. On ne parlait que des charmes de l'amitié; on était fière d'afficher son intimité sentimentale, et le portrait de la délicieuse amie ne manquait pas de se balancer au bracelet [256].

Vers la fin du siècle, quand la sécheresse des âmes cherche à se retremper ou plutôt à se tromper par la sensiblerie, quand la mode exige de la tendresse, les amitiés de femmes exagèrent encore leur spectacle et leur affectation. C'est une fureur d'autels à l'amitié, d'hymnes à l'amitié. Les femmes ne portent plus que des ajustements de cheveux pour porter leur amitié sur elle; et la manufacture de Sèvres fabrique à l'honneur de cette amitié des groupes d'une sensibilité passionnée. Alors entrent dans la langue toutes sortes de petites finesses alambiquées, d'expressions molles, et de coquettes mièvreries. Une femme dit, parlant d'une autre: «J'ai un sentiment pour elle, elle a un attrait pour moi... Ce qu'elle m'inspire a quelque chose de si vif et de si tendre, que c'est véritablement de la passion. Et puis il y a une telle conformité dans notre manière d'être, une telle sympathie entre nous...» Tel est le ton, le parler, et pour ainsi dire le son de voix de cette amitié toute nouvelle et véritablement propre à ce siècle, dont le plus gros ridicule et l'extravagance de générosité nous sont retracés dans une petite comédie de femme, la comédie où Juliette, femme de chambre de la marquise de Germini, ouvre la scène en lisant les mémoires des fournisseurs. «Pour un bureau, 800 livres!... C'est vraiment bien nécessaire pour écrire à la vicomtesse Dorothée; car, grâce au ciel, voilà la plus grande occupation de Madame: passer sa vie ensemble, et s'écrire régulièrement dix billets par jour! Pour une grande écritoire, 300 livres! Pour un portefeuille à secret... Pour un déjeuner de Sèvres, double chiffre de myrte et de roses, dix écus! Pour deux vases, double chiffre d'immortelles et de pensées, 400 livres! Pour un groupe représentant «la Confidence de deux jeunes personnes», 120 livres... Mémoires pour bagues de cheveux, montres de cheveux, chaînes de cheveux, bracelets de cheveux, cachets de cheveux, collier de cheveux, boîte de cheveux... [257]

Cette grande amitié des femmes baissa pourtant un moment comme une mode qui va passer. La délicieuse amie fut pendant quelques années détrônée et remplacée par un confident, par l'ami, par un homme auquel la jeune femme confiait «ses vrais secrets».—Il y avait par le monde d'alors des hommes très-nuls, très-insignifiants, généralement hors d'âge, sans nul danger, en qui tout s'alliait, la douceur d'esprit, le caractère effacé, l'amabilité sans exigence, pour écarter de la femme qui s'approchait d'eux toute idée d'être compromise. Modestes, ils s'étaient rendu justice en bornant leur ambition dans la société à la familiarité amicale de la femme, leur rôle à la direction de la coquetterie féminine; et la considération qu'ils tiraient de cette place sans fatigue ni agitation, dans l'ombre, derrière la femme, souvent en tiers dans son cœur, leur suffisait. Discrets, portant dans toute leur personne une apparence de réserve, à l'écart et le dos tourné à la conversation générale, ils prenaient position dans un coin de cheminée où ils restaient à se chauffer: une femme passait-elle à leur portée? elle était prise, ils l'accaparaient toute la soirée, ils ne la quittaient plus, ils prenaient place à ses côtés au souper, ils étaient toujours auprès d'elle, affairés, penchés confidemment, parlant bas, glissant à tout moment un murmure à son oreille, des petits mots, de petites phrases, des riens qu'ils coupaient d'un air de mystère, de repos à intention. Les femmes, les maris, les amants eux-mêmes les laissaient faire, sans en prendre ombrage: ils demandaient si peu pour être heureux! D'ailleurs pour les femmes où trouver plus d'indulgence? Ces confesseurs de leurs secrets avaient si peu de mauvaises pensées ou les cachaient si bien, qu'ils paraissaient toujours croire que les intrigues dont on leur faisait confidence étaient des passions platoniques. Et comment s'étonner, après tant de qualités, du succès des deux grands amis des femmes: le marquis de Lusignan, appelé Grosse-tête, et le vieux marquis d'Estréhan, appelé familièrement par toutes les femmes le Père, suprême confident de tout le monde féminin, si bien en pleine possession de la confiance générale, qu'il regardait comme un mauvais procédé l'oubli qu'une femme faisait de s'ouvrir entièrement à lui [258]?

Il arrivait que ce coquetage de l'amitié avec un homme, ce commerce de sentiment passionné avec une femme, amusant, sans le satisfaire, le cœur de la jeune épouse, l'acheminaient doucement et insensiblement vers l'idée d'un caprice plus sérieux. Le tête à tête de l'amitié, assez froid, assez languissant lorsqu'il n'était plus en spectacle, en représentation dans un salon, se tournait naturellement vers ce qui occupe la pensée de la femme: la causerie se laissant aller à son cours se mettait à rouler sur les ridicules des maris, les inconvénients du mariage. On s'abandonnait à des dissertations sur l'amour, à des réflexions, à des confidences; et, l'amour-propre se mettant du jeu, on se contait les passions qu'on inspirait, tout cela ingénument, au moins de la part de la jeune mariée, sans penser à mal, sans croire au danger. Mais la coquetterie s'excitait, l'imagination s'enhardissait, la pensée s'échauffait. Il se dégageait, des paroles que se renvoyaient les deux femmes, des questions qu'elles soulevaient, des images qu'elles faisaient naître devant elles, un commencement de tentation, une sourde envie d'émulation pour celle qui était pure. Ce n'était rien que cette causerie badine et folâtre; et cependant, à chaque mot, elle touchait à fond une âme pleine de trouble. Et lorsque, selon l'ordinaire, cette amie de la jeune femme n'était ni aussi jeune ni aussi neuve qu'elle, lorsqu'elle savait le monde et qu'elle était de celles qui s'occupaient à former les jeunes femmes, ce n'était point pour elle un bien long ouvrage de monter tout à fait cette jeune tête et de disposer entièrement la petite personne à l'amour de quelque joli homme attendant le moment et l'heure.

Ces dialogues de femme à femme, qui avancent si fort les choses, il semble qu'on les écoute à la porte quand on entend Mme d'Épinay avec Mlle d'Ette, cette Flamande maîtresse du chevalier de Valory, que Diderot a peinte ainsi: «une grande jatte de lait sur laquelle on a jeté des feuilles de rose, et des tetons à servir de coussins au menton.» C'est un jour où la jeune femme, mal à l'aise, accablée de langueur, étouffant comme dans un grand vide, est couchée sur sa chaise longue, les yeux fermés et mouillés de larmes qui y montent, faisant semblant de dormir pour ne pas éclater, le cœur gros, débordant, prêt à se rompre et à se répandre. D'abord elle essaye de rejeter son état, sa tristesse sur les vapeurs, sur un ennui qu'elle ne peut définir. «Oui, l'ennui du cœur, et non de l'esprit,» lui dit Mlle d'Ette, et avec ce mot elle entre en elle, et met le doigt et la lumière sur tout ce que Mme d'Épinay craignait de creuser et de s'avouer. Elle lui affirme et lui prouve qu'elle n'aime plus son mari, qu'elle ne saurait plus l'aimer, qu'il n'y a plus en elle que la révolte d'un amour humilié. Et le remède c'est d'aimer quelque autre objet plus digne d'elle. Mme d'Épinay s'écrie vivement «qu'elle ne pourra aimer un autre homme». Puis, ce premier mouvement passé, elle demande où trouver un homme qui se sacrifie pour elle et se contente d'être son ami sans prétendre être son amant. «Mais je prétends bien qu'il sera votre amant,» interrompt la d'Ette jetant le grand mot et la vérité des choses dans ces illusions de pensionnaire. Cependant, comme Mme d'Épinay demeure effarouchée, balbutiant qu'elle ne veut pas mal se conduire, Mlle d'Ette lui développe la théorie qu'il n'y a qu'un mauvais choix ou l'inconstance d'une femme qui puissent flétrir une réputation. Au bout de cela, la jeune femme n'en est déjà plus aux principes; il n'est plus question de sa part que de la difficulté de cacher une intrigue aux yeux du monde. Mlle d'Ette, pour réponse, lui jette au nez sa propre histoire, l'amant avec lequel elle vit, que personne ne soupçonne, que Mme d'Épinay ignorait. Et comme elle voit, sous le coup qu'elle lui a porté, Mme d'Épinay chancelante, étourdie, confondue, éperdue, disant qu'il lui faudra du temps pour s'accoutumer à ces idées: «Pas tant que vous croyez, répond-elle. Je vous promets qu'avant peu ma morale vous paraîtra toute simple, et vous êtes faite pour la goûter [259]

IV
L'AMOUR

Jusqu'à la mort de Louis XIV, la France semble travailler à diviniser l'amour. Elle fait de l'amour une passion théorique, un dogme entouré d'une adoration qui ressemble à un culte. Elle lui attribue une langue sacrée qui a les raffinements de formules de ces idiomes qu'inventent ou s'approprient les dévotions rigides, ferventes et pleines de pratiques. Elle cache la matérialité de l'amour avec l'immatérialité du sentiment, le corps du dieu avec son âme. Jusqu'au dix-huitième siècle, l'amour parle, il s'empresse, il se déclare, comme s'il tenait à peine aux sens et comme s'il était, dans l'homme et dans la femme, une vertu de grandeur et de générosité, de courage et de délicatesse. Il exige toutes les épreuves et toutes les décences de la galanterie, l'application à plaire, les soins, la longue volonté, le patient effort, les respects, les serments, la reconnaissance, la discrétion. Il veut des prières qui implorent et des agenouillements qui remercient, et il entoure ses faiblesses de tant de convenances apparentes, ses plus grands scandales d'un tel air de majesté, que ses fautes, ses hontes même, gardent une politesse et une excuse, presque une pudeur. Un idéal, dans ces siècles, élève à lui l'amour, idéal transmis par la chevalerie au bel esprit de la France, idéal d'héroïsme devenu un idéal de noblesse. Mais au dix-huitième siècle que devient cet idéal? L'idéal de l'amour au temps de Louis XV n'est plus rien que le désir, et l'amour est la volupté.

Volupté! c'est le mot du dix-huitième siècle; c'est son secret, son charme, son âme. Il respire la volupté, il la dégage. La volupté est l'air dont il se nourrit et qui l'anime. Elle est son atmosphère et son souffle. Elle est son élément et son inspiration, sa vie et son génie. Elle circule dans son cœur, dans ses veines, dans sa tête. Elle répand l'enchantement dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses mœurs et dans ses œuvres. Elle sort de la bouche du temps, elle sort de sa main, elle s'échappe de son fond intime et de tous ses dehors. Elle vole sur ce monde, elle le possède, elle est sa fée, sa muse, le caractère de toutes ses modes, le style de tous ses arts; et rien ne demeure de ce temps, rien ne survit de ce siècle de la femme, que la volupté n'ait créé, n'ait touché, n'ait conservé, comme une relique de grâce immortelle, dans le parfum du plaisir.

La femme alors n'est que volupté. La volupté l'habille. Elle lui met aux pieds ces mules qui balancent la marche. Elle lui jette dans les cheveux cette poudre qui fait sortir, comme d'un nuage, la physionomie d'un visage, l'éclair des yeux, la lumière du rire. Elle lui relève le teint, elle lui allume les joues avec du rouge. Elle lui baigne les bras avec des dentelles. Elle montre au haut de la robe comme une promesse de tout le corps de la femme; elle dévoile sa gorge, et l'on voit, non-seulement le soir dans un salon, mais encore tout le jour dans la rue, à toute heure, passer la femme décolletée, provocante, et promenant cette séduction de la chair nue et de la peau blanche qui dans une ville caressent les yeux comme un rayon et comme une fleur.

L'habit et le détail de l'habit de la femme, la volupté l'invente et le commande, elle en donne le dessin et le patron, elle l'accommode à l'amour, en faisant de ses voiles mêmes une tentation. Parures et coquetteries, elle les baptise de noms qui semblent attaquer le caprice de l'homme et aller au-devant de ses sens.

Ainsi parée par la volupté, la femme trouve la volupté partout autour d'elle. La volupté lui renvoie de tous les côtés son image, elle multiplie sous ses yeux les formes galantes comme dans un cabinet de glaces. La volupté chante, elle sourit, elle invite par les choses muettes et habituelles de l'intérieur de la femme, par les ornements de l'appartement, par le demi-jour de l'alcôve, par la douceur du boudoir, par le moelleux des soieries, par les réveilleuses de satin noir dont le ciel est un grand miroir. Elle étale sur les panneaux des aventures toujours heureuses, qui semblent bannir d'une chambre de femme les rigueurs même en peinture. Et, tenant la femme dans une odeur d'ambre, elle la fait vivre, rêver, s'éveiller au milieu d'une clarté tendre et voilée, sur des meubles de langueur conviant aux paresses molles, sur les sophas, sur les lits de repos, sur les duchesses où le corps s'abandonne si joliment aux attitudes lasses et comme négligées, où la jupe se relevant un tant soit peu laisse voir un bout de pied, un bas de jambe. L'imagination de la volupté est l'imagination de tous les métiers qui travaillent pour la femme, de tous les luxes qui veulent lui plaire. Et la femme sort-elle de ce logis où tout est tendre, coquet, adouci, caressant, mystérieux? la volupté la suit dans une de ces voitures si bien inventées contre la timidité, dans un de ces vis-à-vis où les visages se regardent, où les respirations se mêlent, où les jambes s'entrelacent [260].

La femme se répand-elle dans les sociétés? Causerie, propos aimables, équivoques, compliments, anecdotes, charades et logogriphes à la mode [261], voilant dans le plus grand monde le cynisme sous la flatterie, l'esprit du temps apporte sans cesse à la femme l'écho de la galanterie et le fait résonner au fond d'elle. L'esprit du temps l'assiége, il éveille ses sens à toute heure; il jette sur sa toilette, il lui met dans les mains les livres qu'il a dictés et qu'il applaudit, les brochurettes de ruelles, les opuscules de légèreté et de passe-temps, les petits romans où l'allégorie joue sur un fond libre et danse sur une gentille ordure, les contes de fée égayés de licence et de polissonnerie, les tableaux de mœurs fripons, les fantaisies érotiques qui semblent, dans un Orient baroque, donner le carnaval des Mille et une Nuits à l'ennui d'un sultan du Parc aux cerfs. Puis, c'est autour de la femme une poésie qui la courtise, qui la lutine; ce sont de petits vers qui sonnent à son oreille comme un baiser de la muse de Dorat sur une joue d'opéra. C'est Philis, toujours Philis qu'on attaque, qui combat, qui se défend mal... des regards, des ardeurs, des douceurs. «J'inspire là-dessus en me jouant,» dit l'Apollon de Marivaux. Poésie de fadeurs qui embaume et qui entête! Rondeaux de Marot retouchés par Boucher, idylles de Deshoulières ranimées par Gentil-Bernard, poëmes où les rimes s'accouplent avec un ruban rose, et où la pensée n'est plus qu'un roucoulement! Il semble que les lettres du dix-huitième siècle, agenouillées devant la femme, lui tendent ces tourterelles dans une corbeille de fleurs dont les bouquetières offraient l'hommage aux reines de France [262].

La femme se met-elle au clavecin? chante-t-elle? Elle chante cette poésie; elle chante: De ses traits le Dieu de Cythère..., ou: Par un baiser sur les lèvres d'Iris..., ou: Non, non, le Dieu qui fait aimer [263]..., chansons partout goûtées, jetées sur toutes les tablettes, dédiées à la Dauphine, et auxquelles le temps trouve si peu de mal qu'il met sur les lèvres de Marie-Antoinette le refrain:

En blanc jupon, en blanc corset... [264].

La volupté, cette volupté universelle, qui se dégage des choses vivantes comme des choses inanimées, qui se mêle à la parole, qui palpite dans la musique, qui est la voix, l'accent, la forme de ce monde, la femme la retrouve dans l'art du temps plus matérielle et pour ainsi dire incarnée. La statue, le tableau sollicitent son regard par un agrément irritant, par la grâce amusante et piquante du joli. Sous le ciseau du sculpteur, sous le pinceau du peintre, dans une nuée d'Amours, tout un Olympe naît du marbre, sort de la toile, qui n'a d'autre divinité que la coquetterie. C'est le siècle où la nudité prend l'air du déshabillé, et où l'art, ôtant la pudeur au beau, rappelle ce petit Amour de Fragonard qui, dans le tableau de la Chemise enlevée, emporte en riant la décence de la femme. Que de petites scènes coquines, grivoises! que d'impuretés mythologiques! que de Nymphes scrupuleuses, que de Balançoires mystérieuses! Que de pages spirituellement immodestes, échappées au grand Baudouin et au petit Queverdo, à Freudeberg, à Lavreince, aux mille maîtres qui savent si bien décolleter une idée de Collé dans une miniature du Corrége! Et la gravure est là, avec son burin leste, vif et fripon, pour répandre ces idées en gravures, en estampes vendues publiquement, entrant dans les plus honnêtes intérieurs et mettant jusqu'aux murs de la chambre des jeunes filles [265], au-dessus de leur lit et de leur sommeil, ces images impures, ces coquettes impudicités, ces couples enlacés dans des liens de fleurs, ces scènes de tendresse, de tromperie, de surprise, au bas desquelles souvent le graveur appelle dans un titre naïf le Plaisir par son nom [266]!

Quelle résistance pouvait opposer la femme à cette volupté qu'elle respirait dans toutes choses et qui parlait à tous ses sens? Le siècle, qui l'assaillait de tentations, lui laissait-il au moins pour les repousser, pour les combattre, cette dernière vertu de son sexe, l'honnêteté de son corps: la pudeur?

Il faut le dire: la pudeur de la femme du dix-huitième siècle ignorait bien des modesties acquises depuis elle par la pudeur de son sexe. C'était alors une vertu peu raffinée, assez peu respectée, et qui restait à l'état brut, quand elle ne se perdait pas au milieu des impressions, des sensations, des révélations, à l'épreuve desquelles le siècle la soumettait. Il y avait dans les mœurs une naïveté, une liberté, une certaine grossièreté ingénue qui en faisait, dans toutes les classes, assez bon marché. Comme la pudeur n'entrait point dans les agréments sociaux, on ne l'apprenait guère à la femme, et c'est à peine si on lui en laissait l'instinct. Une fille déjà grande fille était toujours regardée comme une enfant, et on la laissait badiner avec des hommes; on tolérait même souvent qu'elle fût lacée par eux, sans attacher à cela plus d'importance qu'à un jeu [267]. La jeune fille devenue femme, un homme que vous montrera une gravure de Cochin lui prenait, sur sa chemise, la mesure d'un corps [268]. Mariée, elle recevait au lit, à la toilette où elle s'habillait et où l'indécence était une grâce, où la liberté quelquefois dégénérait en cynisme [269]. Dans l'écho des propos d'antichambre, dans la parole des vieux parents égrillards, une langue, encore chaude du franc parler de Molière, une langue expressive, colorée, sans pruderie, apportait à son oreille les mots vifs de ce temps sans gêne. Ses lectures n'étaient guère plus sévères: de main en main passaient les recueils polissons, les Maranzakiniana, dictés par quelque grande dame à la plume de Grécourt [270]; la Pucelle traînait sur les tables, et les femmes qui se respectaient le plus ne se cachaient pas de l'avoir lue et ne rougissaient pas de la citer [271]. La femme gardait-elle, malgré tout, une virginité d'âme? Le mari du temps, tel que nous le dessinent les Mémoires, était peu fait pour la lui laisser. Il agissait, là-dessus, fort cavalièrement avec sa femme, qu'il formait aux docilités d'une maîtresse; et, s'il avait bien soupé, il donnait volontiers à ses amis le spectacle du sommeil et du réveil de sa femme [272]. La femme se tournait-elle vers l'amitié? Elle y trouvait les confidences galantes, les paroles d'expérience qui ôtent le voile à l'illusion, dans la compagnie de quelque femme affichée comme Mme d'Arty. Elle allait à une représentation de proverbe gaillard sur un théâtre de société, à quelque pièce de haute gaieté pareille à la Vérité dans le vin, ou bien à un de ces prologues salés des spectacles de la Guimard auxquels les femmes honnêtes assistaient en loges grillées [273]. Elle essuyait «les jolies horreurs» des soupers à la mode [274], elle affrontait les chansons badines à la Boufflers courant le monde à la fin du siècle [275]. Puis, pour achever de lui enlever le préjugé de ces misérables délicatesses, la philosophie venait: entraînée à quelque souper de comédienne fameuse, à la table d'une Quinault, dans la débauche de paroles de Duclos et de Saint-Lambert, au milieu des paradoxes grisés par le champagne, dans la belle ivresse de l'esprit et de l'éloquence, la femme entendait dire de la pudeur: «Belle vertu! qu'on attache sur soi avec des épingles [276]!...»

C'est ainsi que peu à peu, d'âge en âge, la facilité des approches, les spectacles donnés aux sens, l'irrespect de l'homme, les corruptions de la société et du mariage, les enseignements, les systèmes de pure nature, attaquaient et déchiraient chez la femme jusqu'aux derniers restes de cette innocence qui est, dans la jeune fille, la candeur de la chasteté, dans l'épouse, la pureté de l'honneur. Aussi le jour où l'amour se présentait à sa pensée, la femme ne trouvait pas pour repousser cette pensée de force personnelle; elle appelait vainement contre la tentation de ce mot et de ces images la défense, la révolte de sa pudeur physique. Et bientôt, dans cet intérieur que désertait le mari, quel effort ne lui fallait-il pas pour garder ce qu'elle croyait avoir encore de pudeur morale, devant tant d'exemples publics d'impudeur sociale, devant tant de ménages auxquels l'amour ou l'habitude servait de contrat, tant de liaisons reconnues, consacrées par l'opinion publique: Mme Belot et le président de Meinières, Hénault et Mme du Deffand, d'Alembert et Mlle de Lespinasse, Mme de Marchais et M. d'Angivilliers, etc.,—jusqu'à Mme Lecomte et Watelet que personne ne s'étonnait de trouver ensemble chez la rigide Mme Necker [277]!

Facilités, séductions, mœurs, habitudes, modes, tout conspire donc contre la femme. Tout ce qu'elle touche, tout ce qu'elle rencontre et tout ce qu'elle voit, apporte à sa volonté la faiblesse, à son imagination le trouble et l'amollissement. De tous côtés se lève autour d'elle la tentation, non-seulement la tentation grossière et matérielle, touchant à la paix de ses sens, irritant les appétits de sa fantaisie et les curiosités de son caprice, mais encore la tentation redoutable même aux plus vertueuses et aux plus délicates, la tentation qui frappe aux endroits nobles, aux parties sensibles de l'âme, qui touche, qui attendrit doucement le cœur avec les larmes qui montent aux yeux.

Il est un charme de l'amour, tout plein de fraîcheur et de poésie, à l'épreuve duquel le dix-huitième siècle soumettra les femmes les plus pures, comme pour leur donner l'assaut dont elles sont dignes. Le péril ne sera plus représenté par un homme, mais par un enfant. La séduction se cachera sous l'innocence de l'âge, elle jouera presque sur les genoux de la femme, qui croira la combattre en la grondant, et qui ne la repoussera qu'une fois blessée: ainsi, dans l'ode antique, ce petit enfant mouillé et plaintif qui frappe avec une voix de prière à la porte du poëte; puis, assis à son feu, les mains réchauffées à ses mains, l'enfant tend son arc, l'arc de l'amour, et touche son hôte au cœur.

Prières d'enfant, larmes d'enfant, blessure d'enfant, n'est-ce pas la jolie histoire de Mme de Choiseul avec le petit musicien Louis, si doux, si sensible, si intéressant et qui joue si bien du clavecin? Elle s'en amuse, elle l'aime à la folie comme un joujou; elle a pour lui la passionnette qu'une femme a pour son chien. Puis le petit homme grandissant, en grâces, en intelligence, en douceur, en sensibilité, un matin vient où il faut lui défendre ces caresses enfantines qui bientôt ne seront plus de son âge. Alors plus de joie, plus d'appétit: il ne dîne pas. Le cœur gros, il reste assis au clavecin de Mme de Choiseul, si triste qu'elle laisse tomber sur sa petite tête ce mot de caresse: «Mon bel enfant.» A ce mot l'enfant éclate; il fond en larmes, en sanglots, en reproches. Il dit à Mme de Choiseul qu'elle ne l'aime plus, qu'elle lui défend de l'aimer. Il pleure, il se tait, il pleure encore et s'écrie: «Et comment vous prouver que je vous aime?» Il veut se jeter et pleurer sur la main de Mme de Choiseul; mais Mme de Choiseul s'est enfuie déjà pour dérober son attendrissement, ses larmes, son cœur, à ce doux affligé qui semble implorer l'amour d'une femme comme on implore l'amour d'une mère et d'une reine, agenouillé, et caressant le bas de sa robe. Et comment se défendre de pitié, d'indulgence, les jours suivants? Il a la fièvre; et, comme il le dit à l'abbé Barthélemy, «son cœur tombe». Il reste en contemplation, en adoration, laissant venir à ses yeux les pleurs qu'il va cacher dans une autre chambre. Il s'approche de Mme de Choiseul, il embrasse ce qui la touche, et, quand elle l'arrête d'un regard, il la supplie d'un mot: «Quoi! pas même cela?» Tant de candeur, tant d'ardeur, tant d'audace ingénue, un enfantillage de passion si naturel et qui est la passion même finiront par mettre sous la plume de Mme de Choiseul le cri du temps, le cri de la femme: «Quoi qu'on aime, c'est toujours bien fait d'aimer.» Et peut-être dira-t-elle plus vrai qu'elle ne croit elle-même lorsqu'elle écrira: «Mes amours avec Louis sont à leur fin; leur terme est celui de son voyage à Paris, et je l'y renvoie à Pâques. Ainsi vous voyez que je vais être bien désœuvrée [278]

Mais on rencontre dans le dix-huitième siècle, à côté du petit Louis, de plus grands enfants et qui menacent les maris de plus près. Ceux-ci ne sont pas encore hommes, mais ils commencent à l'être. Le dernier rire de l'enfance se mêle en eux au premier soupir de la virilité. Ils ont les grâces du matin de la vie, la flamme de la jeunesse, l'impatience, la légèreté, l'étourderie. Ils ont pour plaire l'âge où l'on obtient une compagnie, l'âge où l'on voudrait avoir une jolie maîtresse et un excellent cheval de bataille. Ils séduisent par un mélange de frivolité et d'héroïsme, par leur peau blanche comme la peau d'une femme, par leur uniforme de soldat que le feu va baptiser. Ils badinent à une toilette, et la pensée de la femme qui les regarde les suit déjà à travers les batteries, les escadrons ennemis, sur la brèche minée où ils monteront avec un courage de grenadier. Et lorsqu'ils partent, quelle femme ne se dit tout bas à elle-même: Il va partir, il va se battre, il va mourir! comme la Bélise de Marmontel écoutant les adieux du charmant petit officier: «Je vous aime bien, ma belle cousine! Souvenez-vous un peu de votre petit cousin: il reviendra fidèle, il vous en donne sa parole. S'il est tué, il ne reviendra pas, mais on vous remettra sa bague et sa montre [279]...»

Amours d'enfants, amours de jeunes gens, un poëte va venir à la fin du siècle pour immortaliser vos dangers et vos enchantements; et faisant tomber les larmes du petit Louis sur l'uniforme de Lindor, Beaumarchais nous laissera cette figure ingénue et mutine, où s'unissent les ensorcellements de l'enfant, de la jeune fille, du lutin et de l'homme: Chérubin! le démon de la puberté du dix-huitième siècle.


A côté de ce danger, que d'autres dangers pour la vertu, pour l'honneur de la femme dans la grande révolution faite par le dix-huitième siècle dans le cœur de la France: la passion remplacée par le désir!

Le dix-huitième siècle, en disant: Je vous aime, ne veut point faire entendre autre chose que: Je vous désire. Avoir pour les hommes, enlever pour les femmes, c'est tout le jeu, ce sont toutes les ambitions de ce nouvel amour, amour de caprice, mobile, changeant, fantasque, inassouvi, que la comédie de mœurs personnifie dans ce Cupidon bruyant, insolent et vainqueur, qui dit à l'Amour passé: «Vos amants n'étaient que des benêts, ils ne savaient que languir, que faire des hélas, et conter leurs peines aux échos d'alentour. J'ai supprimé les échos, moi... Allons, dis-je, je vous aime, voyez ce que vous pouvez faire pour moi, car le temps est cher, il faut expédier les hommes. Mes sujets ne disent point: Je me meurs, il n'y a rien de si vivant qu'eux. Langueurs, timidité, doux martyre, il n'en est plus question; fadeur, platitude du temps passé que tout cela... Je ne les endors pas, mes sujets, je les éveille; ils sont si vifs, qu'ils n'ont pas le loisir d'être tendres; leurs regards sont des désirs; au lieu de soupirer, ils attaquent; ils ne disent point: Faites-moi grâce, ils la prennent: et voilà ce qu'il faut [280]

Le siècle est arrivé «au vrai des choses», il a rendu «le mouvement aux sens». Il a supprimé, et s'en vante, les exagérations, les grimaces et les affectations [281]. Avec ce nouvel amour, plus de mystère, plus de manteaux couleur de muraille dans lesquels on se morfondait! Du bruit de ses laquais frappant à coups redoublés, le galant éveille le quartier où dort sa belle, et il laisse à la porte son équipage publier sa bonne fortune. Plus de secret, plus de discrétion: les hommes apprennent à n'en avoir plus que par ménagement pour eux-mêmes [282]! Plus de grandes passions, plus de sensibilité; on serait montré au doigt. Quelles railleries ferait de vous l'amour libre, hardi, et, comme on dit, grenadier [283], s'il vous voyait garder l'habitude d'aimer languissamment, et cette «bigoterie» de langage avec laquelle autrefois l'homme courtisait la femme! Que de mépris dans ce mot: inclinations respectables [284], dont on baptise ces quelques liaisons où le goût succède à la jouissance, et dont la durée scandalise la société qu'elle gêne! Le respect pour la femme? offense pour ses charmes, ridicule pour l'homme! Lui dire à première vue qu'on l'aime, lui montrer toute l'impression qu'elle fait, lancer une déclaration, quel risque à cela? N'est-ce pas un principe partout répété, un fait affirmé bien haut par les hommes, qu'il suffit de dire trois fois à une femme qu'elle est jolie, pour qu'elle vous remercie à la première fois, pour qu'elle vous croie à la seconde, et pour qu'à la troisième elle vous récompense? Les façons ainsi supprimées, les bienséances suivent les façons [285], et l'amour connaît pour la première fois ces arrangements appelés si nettement par Chamfort «l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes»; commerce d'un genre nouveau, déguisé sous tous ces euphémismes, passades, fantaisies, épreuves, liaisons où l'on s'engage sans grand goût, où l'on se contente du peu d'amour qu'on apporte, unions dont on prévoit le dernier jour au premier jour, et dont on écarte les inquiétudes, la jalousie, tout ennui, tout chagrin, tout sérieux, tout engagement de pensée ou de temps. Cela commence par quelques mots dits, dans un salon plein de monde, à l'oreille d'une femme par quelque joli homme qui prend en badinant la permission de revenir, qu'on lui accorde sans y attacher de conséquence. Dès le lendemain, c'est une visite en négligé, en polisson, à la toilette de la dame, étonnée et déjà flattée des compliments sur sa beauté du matin; puis la demande brusque si elle a fait un choix dans sa société, et le persiflage sans pitié de tous les hommes qu'elle voit. «Cependant, vous voilà libre, lui dit-on en revenant à elle. Que faites-vous de cette liberté?» L'on parle du besoin de perdre à propos cette liberté: «Si vous ne donniez pas votre cœur, il se donnerait tout seul.» Et l'on appuie sur l'avantage de trouver dans un amant un conseil, un ami, un guide, un homme formé par l'usage du monde. L'on se désigne; puis négligemment: «Je serais assez votre fait, sans tout ce monde qui m'assiége.» Et faisant un retour sur la femme que l'on a dans le moment: «Elle m'a engagé à lui rendre quelques soins, à lui marquer quelque empressement; il n'eût pas été honnête de lui refuser. Je me suis prêté à ses vues; pour plus de célébrité à notre aventure, elle a voulu prendre une petite maison: ce n'était pas la peine pour un mois tout au plus que j'avais à lui donner; elle l'a fait meubler à mon insu et très-galamment...» Et l'on raconte le souper qu'on y fit avec tant de mystère, et où l'on eût été en tête à tête si l'on n'y avait point amené cinq personnes, et si la dame n'en avait amené cinq autres. «Je fus galant, empressé, et ne me retirai qu'une demi-heure après que tout le monde fût parti. C'est assez pour lui attirer la vogue...» Et l'on ajoute que l'on peut prendre congé d'elle sans avoir aucun reproche à craindre. Ici l'on ne manque point de parler de ses qualités, de son savoir-vivre, de la différence qu'il y a de soi aux autres hommes: on vante la délicatesse qu'on s'est imposée de se laisser quitter par égard pour la vanité des femmes, et l'on conte, comme le beau trait de sa vie, que l'on s'est enfermé trois jours de suite pour laisser à celle dont on se détachait l'honneur de la rupture. La femme, qu'on étourdit ainsi d'impertinences, se récrie-t-elle? «En honneur, lui dit-on sans l'écouter, plus j'y pense, et plus je voudrais pour votre intérêt même que vous eussiez quelqu'un comme moi.» Et comme la femme déclare que si elle avait l'intention de faire un choix, elle ne voudrait qu'une liaison solide et durable: «En vérité? dit vivement l'aimable homme, si je le croyais, je serais capable de faire une folie, d'être sage et de m'attacher à vous. La déclaration est assez mal tournée, c'est la première de ma vie, parce que jusqu'ici on m'avait épargné les avances. Mais je vois bien que je vieillis...» Là-dessus, un sourire de la femme qui pardonne, et qui avoue trouver à l'homme qui lui parle des grâces, de l'esprit, un air intéressant et noble; mais elle a besoin d'une connaissance plus approfondie de son caractère, d'une persuasion plus intime de ses sentiments; à quoi l'homme répond quelquefois d'un air sérieux que, bien qu'il soit l'homme de France le plus recherché et un peu las d'être à la mode, en considération d'un objet qui peut le fixer, il veut bien accorder à la femme le temps de la réflexion, vingt-quatre heures: «Je crois que cela est bien honnête, je n'en ai jamais tant donné [286].»—Et cet engagement, qui est à peu d'exagération près l'engagement du temps, cet engagement finit par ces mots de l'amant: «Ma foi! Madame, je n'ai pas cru la chose si sérieuse entre vous et moi. Nous nous sommes plu, il est vrai; vous m'avez fait l'honneur de votre goût, vous étiez fort du mien. Je vous ai confié mes dispositions, vous m'avez dit les vôtres, nous n'avons jamais fait mention d'amour durable. Si vous m'en aviez parlé, je ne demandais pas mieux, mais j'ai regardé vos bontés pour moi comme les effets d'un caprice heureux et passager; je me suis réglé là-dessus [287]

Les femmes se prêtèrent presque sans résistance à cette révolution de l'amour. Elles renoncèrent vite «au métier de cruelles». La lecture de la Calprenède, lecture ordinaire des filles de quinze ans, ces romans de Pharamond, de Cassandre, de Cléopâtre, qui gonflaient les poches des fillettes [288], tous les livres qui façonnaient le cœur et l'esprit de la femme dès l'enfance, la femme ne tardait pas à les oublier dès qu'elle entrait dans le monde, dès qu'elle respirait l'air de son temps. Le siècle qui l'entourait, les conseils de l'exemple, les moqueries de ses amies plus avancées dans la vie, lui enlevaient bientôt le goût et le souvenir des amours héroïques: leurs lenteurs, leurs tremblants aveux, leurs nobles dépits, leurs transports à la suite d'innocentes faveurs, leurs raffinements de délicatesse, leur quintessence de générosité et de galanterie, s'effaçaient dans sa mémoire. Elle perdait vite toutes les illusions du romanesque, ces tendres rêveries et ces langueurs du jour, ces insomnies et ces fièvres de nuits, ces beaux tourments du premier amour qui, les jours d'absence de l'amoureux d'abord entrevu au parloir, lui arrachaient de si douloureux soupirs, après les soupirs une apostrophe à «ce cher Pyrame», après l'apostrophe, un monologue où elle s'appelait «fille infortunée»! Puis c'étaient encore de nouveaux soupirs suivis de nouvelles apostrophes à la nuit, au lit où elle était couchée, à la chambre qu'elle habitait: grand roman qu'elle se jouait à elle-même jusqu'au jour [289]. Mais comment garder une imagination si enfantine et s'enflammer à de tels jeux, au milieu d'une société qui ne s'attache qu'au matériel et à l'agréable des passions, qui en rejette la grandeur, l'effort, l'exagération naïve et la poésie ennuyeuse? La femme voit autour d'elle le persiflage poursuivre et déchirer ce qu'elle croyait être l'excuse de l'amour, son honneur, ses voiles, ses vertus de noblesse. Par tous ses professeurs, par ses mille voix, par ses leçons muettes, le monde lui apprend ou lui fait entendre qu'il y a un grand vide dans les grands mots et une grande niaiserie dans les grands sentiments. Pudeur, vertu, amour, tout cela se dépouille à ses yeux comme des idées qui perdraient leur sainteté. La femme arrive à rougir des mouvements de son cœur, des élancements de tendresses qui avaient transporté son âme de jeune fille dans le songe des vieux romans; et la honte se mêlant en elle à la peur du ridicule, elle se débarrasse si bien des préjugés et des sottises de son premier caractère, que, revoyant son amoureux de couvent, l'homme dont la pensée la fit pour la première fois si heureuse et si confuse, elle l'accueille avec un air de coquetterie folâtre, une mine impertinente, le rire de la femme la plus faite; on dirait qu'elle veut lui faire entendre par toute son attitude la phrase de la jeune femme de Marivaux: «Je vous permets de rentrer dans mes fers; mais vous ne vous ennuierez pas comme autrefois, et vous aurez bonne compagnie [290]

Quand la femme avait ainsi surmonté les préjugés du passé et de la jeunesse, quand elle était arrivée à ce point de coquetterie, il lui restait bien peu de scrupules à dépouiller, et elle n'était pas loin d'être dans cette disposition d'âme qui faisait désirer et chercher à la femme du temps ce que le temps appelait «une affaire». Bientôt auprès d'elle à sa toilette, à la promenade, au spectacle, on voyait un homme chaque jour plus assidu, et qu'elle faisait prier à tous les soupers où elle était invitée; car, à une première affaire, la femme était encore parmi ces prudes qui ne pouvaient prendre sur elles de se décider au bout de quinze jours de soins, et dont un mois tout entier n'achevait pas toujours la défaite. Cela finissait pourtant: un soir elle se montrait avec son cavalier en grande loge à l'Opéra [291], et déclarait ainsi sa liaison, selon l'usage adopté par les femmes du monde pour la présentation officielle d'un amant au public. Mais, au bout de peu de temps, la désillusion venait, la jeune femme s'était trompée dans son choix; il n'y avait point dans l'engagement auquel elle s'était livrée des convenances suffisantes pour l'y attacher, et la femme donnait à l'homme le congé que nous avons vu tout à l'heure l'homme donner à la femme. Elle disait au jeune homme qu'elle avait cru aimer à peu près ce que Mme d'Esparbès disait à Lauzun, dont l'éducation n'était point encore faite: «Croyez-moi, mon petit cousin, il ne réussit plus d'être romanesque, cela rend ridicule et voilà tout. J'ai eu bien du goût pour vous, mon enfant; ce n'est pas ma faute si vous l'avez pris pour une grande passion, et si vous vous êtes persuadé que cela ne serait jamais fini. Que vous importe si ce goût est passé, que j'en aie pris pour un autre, ou que je reste sans amant? Vous avez beaucoup d'avantages pour plaire aux femmes, profitez-en pour leur plaire, et soyez convaincu que la perte d'une peut toujours être réparée par une autre; c'est le moyen d'être heureux et aimable [292]

On se quittait comme on s'était pris. On avait été heureux de s'avoir, on était enchanté de ne s'avoir plus [293]. Alors s'ouvrait devant la femme la carrière des expériences. Elle y entrait en s'y jetant, et elle y roulait dans les chutes, demandant l'amour à des caprices, à des goûts, à des fantaisies, à tout ce qui trompe l'amour, l'étourdit et le lasse, plus flattée d'inspirer des désirs que du respect, tantôt quittant, tantôt quittée, et prenant un amant comme un meuble à la mode; si bien que l'on croit entendre l'aveu de son cœur dans la réponse de la Gaussin à qui l'on demandait ce qu'elle ferait si son amant la quittait: «J'en prendrais un autre.» D'ailleurs qui songerait à lui demander davantage par ce temps où c'est une si grande et si étonnante rareté qu'un homme amoureux, un homme «à préjugés de province», un homme enfin «qui veut du sentiment [294]»? Il est convenu qu'à trente ans, une femme «a toute honte bue», et qu'il ne doit plus lui rester qu'une certaine élégance dans l'indécence, une grâce aisée dans la chute, et après la chute un badinage tendre ou du moins honnête qui la sauve de la dégradation. Un reste de dignité après l'entier oubli d'elle-même sera tout ce qu'elle mettra de pudeur dans le libertinage [295].

Bientôt par la liberté, le changement, la galanterie de la femme va prendre dans ce siècle les allures et les airs de la débauche de l'homme. La femme va vouloir, selon l'expression d'une femme, «jouir de la perte de sa réputation [296].» Et des femmes auront, pour loger leur plaisir, des petites maisons pareilles aux petites maisons des roués, des petites maisons dont elles feront elles-mêmes le marché d'achat, dont elles choisiront le portier, afin que tout y soit à leur dévotion et que rien ne les gêne si elles veulent y aller tromper leur amant même [297].

La morale du temps est indulgente à ces mœurs. Elle encourage la femme à la franchise de la galanterie, à l'audace de l'inconduite, par des principes commodes et appropriés à ses instincts. Des pensées qui circulent, de la philosophie régnante, des habitudes et des doctrines conjurées contre les préjugés de toute sorte et de tout ordre, de ce grand changement dans les esprits qui ébranle ou renouvelle, dans la société, toutes les vérités morales, il s'élève une théorie qui cherche à élargir la conscience de la femme, en la sortant des petitesses de son sexe. C'est toute une autre règle de son honnêteté, et comme un déplacement de son honneur qu'on fait indépendant de sa pudeur, de ses mérites, de ses devoirs. Modestie, bienséance, le dix-huitième siècle travaille à dispenser la femme de ces misères. Et pour remplacer toutes les vertus imposées jusque-là à son caractère, demandées à sa nature, il n'exige plus d'elle que les vertus d'un honnête homme [298].

En même temps l'homme commence à donner à la femme l'idée d'un bonheur qui ne laisse aucun lien à dénouer. Il lui expose une théorie de l'amour parfaitement indiquée dans une nouvelle qui la résume par son titre: Point de lendemain. A en croire la nouvelle doctrine, il n'y a d'engagements réels, philosophiquement parlant, «que ceux que l'on contracte avec le public en le laissant pénétrer dans nos secrets et en commettant avec lui quelques indiscrétions». Mais, hors de là, point d'engagement; seulement quelques regrets dont un souvenir agréable sera le dédommagement; et puis au fait, du plaisir sans toutes les lenteurs, le tracas et la tyrannie des procédés d'usage.

Les sophismes commodes, les apologies de la honte, les leçons d'impudeur flottent dans le temps, descendent des intelligences dans les cœurs, enlèvent peu à peu le remords à la femme éclairée, enhardie, étourdie, conviée aux facilités par les systèmes, les idées qui tombent du plus haut de ce monde, qui s'échappent des bouches les plus célèbres, des âmes les plus grandes, des génies les plus honnêtes. Et l'amour proclamé par le naturalisme et le matérialisme, pratiqué par Helvétius avant son mariage avec Mlle de Ligneville, glorifié par Buffon dans sa phrase fameuse: «Il n'y a de bon dans l'amour que le physique,»—l'amour physique finit par apparaître, chez la femme même, dans sa brutalité.


Au bout de cette philosophie nouvelle de l'amour, on entrevoit, quand on lève les voiles du siècle, un dieu nu, volant et libre, fêté dans l'ombre par des adorateurs masqués; et l'on perçoit vaguement des initiations, des mystères, le lien de confréries secrètes, dans des sortes de temples où la statue de l'Amour, se retournant comme dans le conte de Dorat, montre le dieu des Jardins. On saisit à demi des mots, des signes de ralliement, une langue, des listes d'affiliation. De coteries en coteries, des antifaçonniers, ennemis des façons et des cérémonies, qui se réunissent une fois le mois à certain jour préfix, on peut suivre à tâtons la filière de cette étrange franc-maçonnerie jusqu'au centre, jusqu'au cœur, jusqu'à «l'Isle de la Félicité». C'est là qu'est la colonie et le grand ordre, l'Ordre de la Félicité qui emprunte à la marine toutes ses formes, son cérémonial, son dictionnaire métaphorique, ses chansons de réception, ses invocations à saint Nicolas. Maître, patron, chef d'escadre, vice-amiral sont les grades des aspirants, des affiliés, qui promettent, en étant reçus, de porter l'ancre amarrée sur le cœur, de contribuer en tout ce qui dépendra d'eux au bonheur, à l'agrément et à l'avantage de tous les chevaliers et chevalières, de se laisser conduire dans l'Isle de la Félicité et d'y conduire d'autres matelots quand ils en connaîtront la route [299]. Plus cachés, plus jaloux de leurs grands mystères et de leur grand serment qu'ils ne révèlent point aux affiliés pratiquants, changeant de local, et dispersant souvent la société pour l'épurer, les Aphrodites, qui baptisent les hommes avec des noms de l'ordre minéral et les femmes avec des noms de l'ordre végétal, disparaissent avec leur secret presque tout entier. Mais il reste d'une autre société «de félicité», de cette société qui s'appelait de ce nom qui la signifie: la société du Moment, il reste encore, en manuscrit, le règlement, la description des signes de reconnaissance, le registre des affiliés et leurs noms de plaisirs, un code, un formulaire, une constitution, où l'on peut voir jusqu'à quel point la mode avait poussé, dans les rangs les plus hauts de cette société, l'oubli et le débarras de tout ce que la galanterie avait eu jusque-là l'habitude de mettre dans l'amour pour lui faire garder au moins une politesse, une coquetterie, une humanité!

A l'autre extrémité des idées et du monde de la galanterie, en opposition à ces sociétés de cynisme, il se formait, dans un coin de la haute société, une secte qui trouvait de bon air de proscrire jusqu'au désir dans l'amour. Par une réaction naturelle, les excès de l'amour physique, la brutalité du libertinage, rejetaient un petit nombre d'âmes délicates, et de nature, sinon élevée, au moins fine, vers l'amour platonique. Un groupe d'hommes et de femmes, à demi cachés dans l'ombre discrète des salons, revenait doucement aux coquetteries du cœur qui parle à demi voix, aux douceurs de l'esprit qui soupire, presque à la carte du Tendre. Ce petit monde méditait le projet, il faisait le plan d'un ordre de la Persévérance, d'un temple qui aurait eu trois autels: à l'Honneur, à l'Amitié, à l'Humanité [300]. Ainsi, au commencement du siècle, lorsqu'avait éclaté sa première licence, la cour de Sceaux avait affecté de restaurer l'Astrée, et jeté aux soupers du Palais-Royal la protestation de ses devis d'amour et l'institution romanesque de l'ordre de la Mouche à miel.

«Le sentiment», c'est le nom du nouvel ordre où quelques personnes de marque s'engagent. Il se dessine ici et là, de loin en loin, des figures de gens à grands sentiments, affichant une délicatesse particulière de goût, de ton, de manières, de principes, et gardant, avec les traditions de politesse du grand siècle, comme une dernière fleur de chevalerie dans l'amour. Et pour accepter les hommages de leur passion pure, voici des femmes qui ne mettent point de rouge, des femmes pâles, allongées sur leur chaise longue, la figure sentimentale, prédestinées pour ainsi dire au rôle d'être adorées de loin et courtisées religieusement. On aperçoit Mme de Gourgues donnant avec ses poses indolentes et sa grâce languissante le ton à la confrérie. Et près d'elle, cet homme agréable, aux yeux noirs, au teint pâle, aux cheveux négligés et sans poudre, se tient ce chevalier de Jaucourt, véritable héros d'un roman tendre, tourné pour être le rêve de la femme, tout plein d'histoires de revenants et que le siècle appelle si joliment de ce nom qui semble un portrait: Clair de lune. C'est le maître du genre; et il n'a qu'un rival, M. de Guines, qui affiche si hautement et avec des démonstrations si réservées tout à la fois et si galantes son attachement spirituel à Mme de Montesson [301].—Petite secte après tout, et qui ne fut, vers la réhabilitation de l'amour, qu'un mouvement de mode. L'on ne sait même si elle eut la sincérité d'un engouement; et bien des doutes viennent sur ce méritoire essai de platonisme en plein dix-huitième siècle et sur la conviction de ses adeptes, quand on voit comment finit la dernière de ces liaisons platoniques: Mme de Montesson devint la femme du duc d'Orléans, et M. de Guines, renonçant net à son amour, obtint par elle une ambassade.


Que l'on veuille cependant se représenter l'amour du dix-huitième siècle selon la plus juste vérité; que l'on cherche ses traits constants, sa physionomie ordinaire et moyenne en dehors de l'exagération et de l'exception, du pamphlet, de la satire qui s'échappe de tous les livres du temps et qui force toujours un peu la vérité, ce n'est point dans ces excès ou dans ces affectations que l'on trouvera son caractère le plus général et ses couleurs les plus propres: l'amour d'alors n'est essentiellement ni dans ces extrémités qui le livrent au hasard des rencontres, ni dans ces engagements qui le nourrissent de pur sentiment. Il consiste avant tout dans une certaine facilité de la femme désarmée, mais gardant le droit du choix, entrant, sans idée de constance, dans une liaison sans promesse de durée, mais voulant au moins y être entraînée par la passion de l'instant, par un goût. Il consiste dans cette disposition singulière où la vertu de la femme semble éprouver, comme la vie chez Fontenelle mourant, une grande impossibilité d'être; abandon naturel, faiblesse, apathie, dont on trouve l'aveu et l'accent dans cette confidence féminine: «Que voulez-vous? Il était là, et moi aussi; nous vivions dans une espèce de solitude; je le voyais tous les jours, et ne voyais que lui [302]...»

L'amour du dix-huitième siècle est à la mesure et à l'image de la femme du temps: il n'est ni plus large, ni plus profond, ni plus haut. Et qu'est celle-ci? Interrogez-la, étudiez-la; retrouvez, par la déduction, son être et son type en reconstituant son personnage moral et son organisme physique: cette femme produite par la société du dix-huitième siècle ne diffère guère de la femme formée par la civilisation du dix-neuvième. Elle est la Parisienne, cette Parisienne grandie dans ces milieux excitants qui hâtent et forcent la puberté, mûrissent le corps avant l'âge, et font ces organisations alanguies et nerveuses auxquelles est défendue la forte santé des sens et du tempérament. Rien donc de ce côté qui soit impérieux. Montons au cœur de la femme: les mouvements, les instincts n'y ont pas plus de vigueur, d'élan, d'emportement. Il n'y a point au fond de lui de ces irrésistibles besoins de tendresse, de déploiement, qui ravissent une femme et l'enlèvent d'elle-même pour la jeter au dévouement de l'amour: ce n'est qu'un cœur aimable, charitable, s'apitoyant à ses heures, aimant ce qui le touche doucement, les émotions larmoyantes, les théories sentimentales, les mélancolies qui le caressent comme une musique triste et un peu éloignée. Il y a dans ce cœur bien plus d'imagination que de passion, bien plus de pensée que d'amour. La remarque n'a point échappé à un observateur qui vit de près la femme du dix-huitième siècle: «Les femmes de ce temps n'aiment pas avec le cœur, a dit Galiani, elles aiment avec la tête.» Et il a dit vrai. L'amour, dans tout le siècle, porte les signes d'une curiosité de l'esprit, d'un libertinage de la pensée. Il paraît être chez la femme la recherche d'un bonheur ou du moins la poursuite d'un plaisir imaginé dont le besoin la tourmente, dont l'illusion l'égare. Au lieu de lui donner les satisfactions de l'amour sensuel et de la fixer dans la volupté, l'amour la remplit d'inquiétudes, la pousse d'essais en essais, de tentatives en tentatives, agitant devant elle, à mesure qu'elle fait un nouveau pas dans la honte, la tentation des corruptions spirituelles, un mensonge d'idéal, le caprice insaisissable des rêves de la débauche.

Aussi les plus grands scandales, les plus grands éclats de l'amour, sont-ils des entraînements de tête, entraînements particularisés, caractérisés par un mobile qui n'a rien de sensuel: la vanité. Les femmes résistent assez souvent à la jeunesse d'un Chérubin agenouillé à leurs pieds, aux agréments d'un homme dont la personne leur plaît entièrement. Il peut arriver qu'elles soient fortes contre les périls de l'habitude, de l'intimité, de la beauté, de la force, de la grâce, de l'esprit même, contre les mille séductions qui ont fait de tout temps l'homme redoutable à la femme. Mais il est une séduction contre laquelle elles essayent à peine une défense, une fascination qu'elles ne savent point fuir: qu'un homme à la mode paraisse, c'est à peine si on lui laissera la fatigue de se baisser pour ramasser les cœurs, tant l'amour a dans la femme de ce temps, la bassesse de la vanité! Qu'un homme à la mode paraisse, elles se livreront à lui tout entières; elles l'aideront de leur amitié amoureuse, de leurs intrigues, de leur influence; elles le porteront dans le meilleur courant de la cour. Elles seront fières de le servir, sans qu'il les remercie, fières d'être renvoyées comme elles ont été prises. Et n'arriveront-elles point à accepter, comme une déclaration, la lettre circulaire envoyée le même jour par Létorière à toutes les dames qu'il ne connaissait point encore [303]? Nous sommes loin de ce temps des billets galants et raffinés qui fit la fortune de la mère de Montcrif en lui empruntant sa plume amoureuse et délicate [304]. Qu'il se donne la peine de vaincre, cet homme irrésistible, l'homme à la mode; et l'on verra demander grâce aux plus pures, aux plus vertueuses, à celles-là qui avaient jusqu'à lui conservé la paix de leur bonheur et de leur vertu contre toutes les tentatives et toutes les occasions. Qu'il veuille, et Mme de Tourvel elle-même sera perdue!

Qu'il s'appelle Richelieu, il traversera tout le siècle, en triomphant comme un dieu et rien que par son nom. Il sera ce maître qui devient une idole, et devant lequel la pudeur n'a plus que des larmes! La femme ira chercher le scandale auprès de lui: elle briguera la gloire d'être affichée par lui. Il y aura de l'honneur dans la honte qu'il donnera. Tout lui cédera, la coquetterie comme la vertu, la duchesse comme la princesse. L'adoration de la jeunesse, de la beauté, de la cour du Régent, de la cour de Louis XV, ira au-devant de lui comme une prostituée. Les passions des femmes se battront pour lui comme des colères d'hommes; et il sera celui pour lequel Mme de Polignac et la marquise de Nesle échangeront au bois de Boulogne deux coups de pistolet [305]. Il aura des maîtresses dont la complaisance étouffera la jalousie et qui serviront jusqu'à ses infidélités, des maîtresses dont il ne pourra épuiser la patience, et qu'il essayera vainement de rassasier d'humiliations. Celles qu'il insultera lui baiseront la main, celles qu'il chassera reviendront. Il ne comptera plus les portraits, les mèches de cheveux, les anneaux et les bagues, il ne les reconnaîtra plus: ils seront pêle-mêle dans sa mémoire comme dans ses tiroirs. Chaque matin il s'éveillera dans l'hommage, il se lèvera dans les prières d'un paquet de lettres; il les jettera sans les ouvrir avec ce mot dont il soufflettera l'adresse: Lettre que je n'ai pas eu le temps de lire; on retrouvera à sa mort, encore cachetés, cinq billets de rendez-vous, implorant le même jour, au nom de cinq grandes dames, une heure de sa nuit [306]! Ou bien, s'il daigne les ouvrir, il les effleurera d'un regard, il bâillera sur ces lignes brûlantes et suppliantes qui lui tomberont des mains comme un placet des mains d'un ministre!

Et si ce n'est point Richelieu, ce sera un autre. Car peu importe à la femme d'où vient cet homme, d'où il sort; peu lui importe sa naissance, son rang, son état même: que la mode le couvre, c'est assez pour qu'il honore celles qu'il accepte. Que cet homme soit un acteur, un chanteur, qu'il ait encore aux joues le rouge du théâtre: s'il est couru, il sera un homme, un vainqueur! Les plus grandes dames et les plus jeunes l'inviteront, l'appelleront, le prieront, lui jetteront sous les yeux leurs avances, leur humilité, leur reconnaissance. Elles l'aimeront jusqu'à se faire enfermer, presque jusqu'à en mourir, comme la comtesse de Stainville aima Clairval [307]. Elles se l'arracheront comme ces deux marquises se disputant publiquement Michu dans une loge de la Comédie-Italienne [308]. Elles en voudront avec la fureur éhontée de la comtesse fameuse criant devant tous: «Chassé! Chassé!» ou bien avec la volonté fixe, l'entêtement résolu, la fermeté douce de la belle-sœur de Mme d'Épinay, de Mme de Jully. Et quel mot échappe à celle-ci, lorsque demandant à Mme d'Épinay d'être la complaisante de ses amours avec Jélyotte, Mme d'Épinay s'exclame: «Vous n'y pensez pas, ma sœur! un acteur de l'Opéra, un homme sur qui tout le monde a les yeux fixés, et qui ne peut décemment passer pour votre ami!...—Doucement, s'il vous plaît, lui répond Mme de Jully, je vous ai dit que je l'aimais, et vous me répondez comme si je vous demandais si je ferais bien de l'aimer [309]


Mais ce n'était point encore assez que la profanation du scandale. Il était réservé au dix-huitième siècle de mettre dans l'amour, dont il avait fait la lutte de l'homme contre la femme, le blasphème, la déloyauté, les plaisirs et les satisfactions sacrilèges d'une comédie. Il fallait que l'amour devînt une tactique, la passion un art, l'attendrissement un piége, le désir même un masque, afin que ce qui restait de conscience dans le cœur du temps, de sincérité dans ses tendresses, s'éteignît sous la risée suprême de la parodie.

C'est dans cette guerre et ce jeu de l'amour, sur ce théâtre de la passion se donnant en spectacle à elle-même, que ce siècle révèle peut-être ses qualités les plus profondes, ses ressources les plus secrètes et comme un génie de duplicité tout inattendu du caractère français. Que de grands diplomates, que de grands politiques sans nom, plus habiles que Dubois, plus insinuants que Bernis, parmi cette petite bande d'hommes qui font de la séduction de la femme le but de leurs pensées et la grande affaire de leur vie, l'idée et la carrière auxquelles ils sont voués! Que d'études, d'application, de science, de réflexion! Quel grand art de comédien! quel art de ces déguisements, de ces travestissements, dont Faublas garde le souvenir, et qui cachent si bien M. de Custine, qu'il peut, habillé en coiffeuse, couper, sans être reconnu, les cheveux de la femme qu'il aime! Que de combinaisons de romancier et de stratégiste! Pas un n'attaque une femme sans avoir fait ce qu'on appelle un plan, sans avoir passé une nuit à se promener et à retourner la position comme un auteur qui noue son intrigue dans sa tête. Et l'attaque commencée, ils sont jusqu'au bout ces comédiens étonnants, pareils à ces livres du temps dans lesquels il n'y a pas un sentiment exprimé qui ne soit feint ou dissimulé. Tous leurs effets, tous leurs pas sont réglés; et s'il faut du pathétique, ils ont marqué d'avance le moment de s'évanouir. Ils savent passer, par des gradations de la plus singulière finesse, du respect à l'attendrissement, de la mélancolie au délire. Ils excellent à cacher un sourire sous un soupir, à écrire ce qu'ils ne sentent pas, à mettre de sang-froid le feu aux mots, à les déranger avec l'air de la passion. Ils ont des regards qui semblent leur échapper, des gestes, des cris amoureux qu'ils ont médités dans le cabinet. Ils parlent comme l'homme qui aime, et l'on dirait que leur cœur éclate dans ce qu'ils déclament, tant ils sont habiles à faire trembler l'émotion dans leur parole comme dans leur voix, tant leur organe ressemble à leur âme, tant à force d'être travaillé il a acquis de sensibilité factice. «N'omettre rien,» c'est le précepte de l'un d'eux. Et véritablement, ils n'oublient rien de ce qui peut faire vibrer les sensibilités de la femme, captiver son intérêt, amener en elle un amollissement ou un énervement, toucher aux fibres les plus délicates de son être. Ils mettent avec eux et dans leur calcul, dans leurs chances, la température même, et la détente qu'apportent aux sens de la femme la douceur d'une atmosphère pluvieuse, la tristesse et l'alanguissement d'une soirée grise. Ils sont scrupuleux, exacts, appliqués. Ce n'est pas seulement vis-à-vis de la femme, c'est vis-à-vis d'eux-mêmes qu'ils tiennent à bien jouer depuis la première scène jusqu'à la dernière. Avant tout, ils veulent se satisfaire, s'applaudir, plus fiers de sortir de leur rôle contents d'eux que contents de la femme; car, à la longue, ces virtuoses de la séduction ont fait entrer dans leur jeu un amour-propre d'artiste. Ils ont fait plus: ils y ont apporté la conscience de véritables comédiens. Et pour faire l'illusion complète, pour achever de troubler et d'émouvoir, il en est qui ajustent jusque sur leur visage le mensonge de toute leur personne, qui se griment, qui se plâtrent, qui se dépoudrent les cheveux, qui se pâlissent en se privant de vin. Il en est même qui, pour un rendez-vous décisif, se mettent du désespoir sur la figure comme on s'y met du rouge: avec de la gomme arabique délayée, ils se font sur les joues des traces de larmes mal essuyées [310]!

D'autres vont droit au fait. Du jour où l'homme pour plaire n'eut pas besoin d'être amoureux, il pensa que dans des cas pressés on le dispenserait même d'être aimable. Avec cette pensée tomba le dernier honneur de la femme, le respect qui l'entourait; et l'amour n'eut plus honte de la violence. L'insolence, la surprise, devinrent des procédés à la mode; leur usage ne marqua pas l'homme d'infamie ni de bassesse, leur succès lui donna une sorte de gloire. La femme même, brutalement insultée, trouva comme une humiliation flatteuse dans ce vil moyen de séduction. Que de brusques attaques pardonnées! que de liaisons, qui souvent durent, commencées vivement par l'insolence, dans un carrosse dont le cocher est précieux pour prendre par le plus long, faire le sourd, et mener les chevaux au petit pas! «Une aventure, de ces choses qu'on voit tous les jours, une misère enfin,» c'est tout ce que le monde dit le lendemain de ces tours d'audace. La violence ne fait-elle pas école dans le meilleur monde? Un jour elle ose bien toucher à la robe de la reine de France; et pour un martyr, pour un Lauzun qu'on chasse, comptez, dans les confessions du siècle, tous les héros heureux de l'aventure. De triomphes en triomphes, de raffinements de cynisme en délicatesses d'impudeur, la galanterie brutale finit par avoir des principes, une manière de philosophie, des moyens d'apologie. On mit en théorie savante l'art de saisir le moment; et il se trouva des beaux esprits pour décider qu'un téméraire avait au fond plus d'égards pour la femme que le timide, et la respectait plus effectivement en lui épargnant le long supplice des concessions successives, et la honte de sentir qu'elle se manque, et de se le dire inutilement [311].

Mais il est un genre de victoire estimé supérieur à tous les autres et particulièrement recherché par l'homme: la victoire par l'esprit. Les raffinés, les maîtres de la séduction, ne trouvent que là un amusement toujours nouveau et la jouissance d'une véritable conquête de la femme. Blasés, par l'habitude et le succès, sur les brusqueries et les violences, sur les surprises qui vont aux sens, ils font avec eux-mêmes le pari d'arriver jusqu'au cœur de la femme sans même essayer de la toucher, et de triompher absolument d'elle sans parler un moment à sa sensibilité. C'est sa tête, sa tête seule qu'ils remueront, qu'ils troubleront, qu'ils rempliront de caprice et de tentation, jusqu'à ce qu'ils aient amené par là toute sa personne à une disposition de complaisance imprévue, presque involontaire. Un tête-à-tête pour ces hommes est une lutte, une lutte sans brutalité, mais sans merci, d'où la femme doit sortir humiliée par leur intelligence, domptée et soumise par la supériorité de leur rouerie, non point aimante, mais vaincue. Qu'ils aient la permission d'une entrevue, l'occasion d'un dialogue: ils semblent qu'ils allient le sang-froid du chasseur au coup d'œil du capitaine pour attaquer la femme, la poursuivre, la pousser, la battre de phrases en phrases, de mots en mots, la débusquer de défenses en défenses, rétrécir sourdement le cercle de l'attaque, la presser, l'acculer, la forcer, et la tenir enfin, au bout de la conversation, dans leur main, palpitante, le cœur battant, à bout de souffle comme un oiseau attrapé à la course! C'est un spectacle presque effrayant de les voir s'emparer d'une coquette ou d'une imprudente avec de l'impertinence et du persiflage. Écoutez-les: quel manége étonnant! Jamais l'insolence des idées ne s'est si joliment cachée sous le ménagement des termes. Entre ce qu'ils pensent et ce qu'ils disent, ils ne mettent guère, par égard pour leur interlocutrice, qu'un tour d'entortillage, voile léger qui ressemble à cette fine robe de chambre de taffetas avec laquelle, dans les châteaux, les hommes vont rendre visite aux dames dans leur chambre.

S'excuser tout d'abord d'être incommode, feindre de croire qu'on dérange une personne occupée, nier du bout des lèvres les bonnes fortunes qu'on vous prête, puis en convenir, en en demandant le secret, car on en est honteux; piquer la curiosité de la femme sur une femme de ses amies qu'on a eue, et lui détailler des pieds à la tête comment elle est coupée; être indiscret à plaisir comme si l'on avait peur, par le silence, de s'engager pour l'avenir à la discrétion; parler de l'oubli en sage, et citer le nom d'une femme qui dernièrement a été forcée de vous rappeler que vous l'aviez tendrement aimée, faire des protestations de respect, et manquer au respect dans le même moment; s'étonner des amants que le public a donnés à la femme avec laquelle on cause et lui donner la lanterne magique de leurs ridicules; définir la différence qu'il y a entre aimer une femme et l'avoir; exposer les bienfaits de la philosophie moderne, le bonheur d'être arrivé à la suppression des grimaces de femme et des affectations de pruderie, l'avantage de ce train commode où l'on se prend quand on se plaît, où l'on se quitte quand on s'ennuie, où l'on se reprend pour se quitter encore, sans jamais se brouiller; montrer tout ce qu'a gagné l'amour à ne plus s'exagérer, à perdre ses grands airs de vertu, à être tout simplement cet éclair, ce caprice du moment que le temps appelle un goût; et par le ton dont on dit tout cela, par le tour rare et dégagé qu'on y met, par le sourire supérieur qu'on jette de haut sur toutes ces chimères, étourdir si fort et si à fond la femme qu'un peu d'audace la trouve sans résistance,—c'est le grand art et le grand air, une façon de séduction vraiment flatteuse pour la vanité de l'homme qui n'a eu recours, dans toute cette courte affaire, à rien qu'aux ressources et aux armes de l'esprit. Que l'homme conserve jusqu'au bout son ironie, que dans la reconnaissance même il garde un peu d'impertinence; et il aura le plaisir d'entendre la femme se réveiller et sortir de l'égarement avec ce cri de sa honte: «Au moins dites-moi que vous m'aimez!» tant il est resté pur de toute affectation de tendresse. Et ce mot même que la femme lui demande pour excuser son abaissement, il le lui refusera, en la raillant galamment sur cette fantaisie de sentiment qui lui prend si mal à propos, sur le ridicule, pour une personne d'esprit, de tant tenir à de pareilles misères, et sur l'inconvenance d'exiger, au point où ils en sont, un aveu qu'il n'a pas eu besoin de faire pour en venir là [312]. Refuser dans l'amour, ou dans l'à peu près de l'amour, jusqu'au mot qui est sa dernière illusion et sa dernière pudeur, là est la satisfaction suprême de l'amour-propre et de la fantaisie de l'homme du temps.


C'est ici que l'on commence à toucher le fond de l'amour du dix-huitième siècle et à percevoir l'amertume de ses galanteries, le poison qui s'y cache. N'y a-t-il pas déjà dans ce refus d'excuser la femme à ses propres yeux, dans cette impudique bonne foi de la séduction, le mauvais instinct des derniers plaisirs de la corruption? Sur cette pente d'ironie et de persiflage, l'amour se fait bien vite un point d'honneur et une jouissance de la méchanceté; et la méchanceté du temps, cette méchanceté si fine, si aiguisée, si exquise, entre jusqu'au cœur des liaisons. Il ne suffit plus à la vanité du petit maître de perdre une femme de réputation; il faut qu'il puisse rompre en disant d'un ton leste: «Oh! fini, et très-fini... Je l'ai forcée d'adorer mon mérite, j'ai pris mille plaisirs avec elle, et je l'ai quittée en confondant son amour-propre [313].» La grande mode est de ravoir une femme par caprice, pour la quitter authentiquement [314]. Une source d'appétits mauvais s'est ouverte dans l'homme à femmes, qui lui fait rechercher, non plus seulement le déshonneur, mais les souffrances de la femme. C'est un amusement qui lui sourit de pousser la raillerie jusqu'à la blessure, de laisser une plaie où il a mis un baiser, de faire saigner jusqu'au bout ce qui reste de remords à la faiblesse. Et sitôt qu'il a rendu une femme folle de lui, qu'il l'a, selon l'argot galant du temps, soutirée au caramel [315], c'est un plaisir pour lui de lui faire une scène de jalousie, et sur sa défense de s'emporter et de s'éloigner. Jeux sans pitié, où se révèlent, dans une sorte de grâce qui fait peur, la cruauté d'esprit de l'époque et la profondeur de son libertinage moral! Et quoi de plus piquant que de parler à une femme de l'amant qu'elle a eu, ou qu'elle a encore, au moment où elle l'oublie le plus; de lui rappeler ses devoirs, ou du moins ce qu'on est convenu d'entendre par là, lorsqu'elle ne peut plus ne pas y manquer; de voir ses sourcils se froncer, ses regards devenir sévères, ses yeux enfin se remplir de larmes, au portrait qu'on lui trace de l'homme qui l'adore et qu'elle trompe? Ou bien encore si la femme vient d'enterrer l'homme qu'elle a aimé, c'est un tour charmant, après avoir triomphé de ce chagrin tout chaud, de remettre le mort sur le tapis, de le regretter, de dire d'un ton attendri: «Quelle perte pour vous!» et d'entourer de son ombre la femme éperdue! C'est alors seulement, après de telles preuves, qu'on a droit à ce compliment flatteur: «En vérité, vous êtes singulièrement méchant [316]!»—un mot qu'il serait presque indécent de n'avoir ni mérité, ni reçu, quand on quitte une femme!

A mesure que le siècle vieillit, qu'il accomplit son caractère, qu'il creuse ses passions, qu'il raffine ses appétits, qu'il s'endurcit et se consume dans la sécheresse et la sensualité de tête, il cherche plus résolûment de ce côté l'assouvissement de je ne sais quels sens dépravés et qui ne se plaisent qu'au mal. La méchanceté, qui était l'assaisonnement, devient le génie de l'amour. Les «noirceurs» passent de mode, et la «scélératesse» éclate. Il se glisse dans les relations d'hommes à femmes quelque chose comme une politique impitoyable, comme un système réglé de perdition. La corruption devient un art égal en cruautés, en manques de foi, en trahisons, à l'art des tyrannies. Le machiavélisme entre dans la galanterie, il la domine et la gouverne. C'est l'heure où Laclos écrit d'après nature ses Liaisons dangereuses, ce livre admirable et exécrable qui est à la morale amoureuse de la France du dix-huitième siècle ce qu'est le traité du Prince à la morale politique de l'Italie du seizième.

Aux heures troubles qui précèdent la Révolution, au milieu de cette société traversée et pénétrée, jusqu'au plus profond de l'âme, par le malaise d'un orage flottant et menaçant, on voit apparaître, pour remplacer les petits maîtres sémillants et impertinents de Crébillon fils, les grands maîtres de la perversité, les roués accomplis, les têtes fortes de l'immoralité théorique et pratique. Ces hommes sont sans entrailles, sans remords, sans faiblesse. Ils ont l'amabilité, l'impudence, l'hypocrisie, la force, la patience, la suite des résolutions, la constance de la volonté, la fécondité d'imagination. Ils connaissent la puissance de l'occasion, le bon effet d'un acte de vertu ou de bienfaisance bien placé, l'usage des femmes de chambre, des valets, du scandale, toutes les armes déloyales. Ils ont calculé de sang-froid tout ce qu'un homme peut se permettre «d'horreurs», et ils ne reculent devant rien. Ne pouvant prendre d'assaut, dans un secrétaire, le secret d'un cœur de femme, ils se prennent à regretter que le talent d'un filou n'entre pas dans l'éducation d'un homme qui se mêle d'intrigues. Leur grand principe est de ne jamais finir une aventure avant d'avoir en main de quoi déshonorer la femme: ils ne séduisent que pour perdre, ils ne trompent que pour corrompre. Leur joie, leur bonheur c'est de faire «expirer la vertu d'une femme dans une lente agonie et de la fixer sur ce spectacle»; et ils s'arrêtent à moitié de leur victoire, pour faire arrêter celle qu'ils ont attaquée à chaque degré, à chaque station de la honte, du désespoir, lui faire savourer à loisir le sentiment de sa défaite, et la conduire à la chute assez doucement pour que le remords la suive pas à pas. Leur passe-temps, leur distraction dont ils rougissent presque, tant elle leur a peu coûté, est de subjuguer par l'autorité une jeune fille, un enfant, d'emporter son honneur en badinant, de la dépraver par désœuvrement; et c'est pour eux comme une malice de faire rire cette fille des ridicules de sa mère, de sa mère couchée dans la chambre à côté et qu'une cloison sépare de la honte et des risées de son sang!—Le dix-huitième siècle a marqué là, à ce dernier trait, les dernières limites de l'imagination dans l'ordre de la férocité morale.

La femme égala l'homme, si elle ne le dépassa, dans ce libertinage de la méchanceté galante. Elle révéla un type nouveau, où toutes les adresses, tous les dons, toutes les finesses, toutes les sortes d'esprit de son sexe, se tournèrent en une sorte de cruauté réfléchie qui donne l'épouvante. La rouerie s'éleva, dans quelques femmes rares et abominables, à un degré presque satanique. Une fausseté naturelle, une dissimulation acquise, un regard à volonté, une physionomie maîtrisée, un mensonge sans effort de tout l'être, une observation profonde, un coup d'œil pénétrant, la domination des sens, une curiosité, un désir de science, qui ne leur laissaient voir dans l'amour que des faits à méditer et à recueillir, c'étaient à des facultés et à des qualités si redoutables que ces femmes avaient dû, dès leur jeunesse, des talents et une politique capables de faire la réputation d'un ministre. Elles avaient étudié dans leur cœur le cœur des autres; elles avaient vu que chacun y porte un secret caché, et elles avaient résolu de faire leur puissance avec la découverte de ce secret de chacun. Décidées à respecter les dehors et le monde, à s'envelopper et à se couvrir d'une bonne renommée, elles avaient sérieusement cherché dans les moralistes et pesé avec elles-même ce qu'on pouvait faire, ce qu'on devait penser, ce qu'on devait paraître. Ainsi formées, secrètes et profondes, impénétrables et invulnérables, elles apportent dans la galanterie, dans la vengeance, dans le plaisir, dans la haine, un cœur de sang-froid, un esprit toujours présent, un ton de liberté, un cynisme de grande dame, mêlé d'une hautaine élégance, une sorte de légèreté implacable. Ces femmes perdent un homme pour le perdre. Elles sèment la tentation dans la candeur, la débauche dans l'innocence. Elles martyrisent l'honnête femme dont la vertu leur déplaît; et, l'ont-elles touchée à mort, elles poussent ce cri de vipère: «Ah! quand une femme frappe dans le cœur d'une autre, la blessure est incurable.....» Elles font éclater le déshonneur dans les familles comme un coup de foudre: elles mettent aux mains des hommes les querelles et les épées qui tuent. Figures étonnantes qui fascinent et qui glacent! On pourrait dire d'elles, dans le sens moral, qu'elles dépassent de toute la tête la Messaline antique. Elles créent en effet, elles révèlent, elles incarnent en elles-mêmes une corruption supérieure à toutes les autres et que l'on serait tenté d'appeler une corruption idéale: le libertinage des passions méchantes, la Luxure du Mal!

Et que l'on ne croie pas que ces types si complets, si parfaits, soient imaginés. Ils ne sortent pas de la tête de Laclos, ils ne sont pas le rêve d'un romancier; ils sont des individualités de ce monde, des personnages vivants de cette société. Les autorités du temps sont là pour attester leur ressemblance et pour mettre sur ces portraits les initiales de leurs noms. Le seul embarras est qu'on leur trouve trop de modèles. Valmont ne fait-il pas nommer un homme fameux? M. de Choiseul n'a-t-il pas commencé sa grande carrière par ce rôle d'homme à bonnes fortunes, de méchant impitoyable, de roué consommé, marchant à son but avec l'air étourdi, n'avançant ni un pas, ni une parole sans un projet contre une femme, s'imposant aux femmes par le sarcasme, les menaçant de son esprit, en triomphant par la peur? Mais que parle-t-on de Choiseul? Laclos n'avait-il pas sous les yeux le prototype de sa création dans la figure effrayante du marquis de Louvois, dans la figure de ce comte de Frise s'amusant à torturer Mme de Blot?—Et pour la femme que Laclos a peinte et à laquelle il a attribué tant de grâces et de ressources infernales, n'en avait-il pas rencontré l'original, et ne l'avait-il pas étudiée sur le vif? Le prince de Ligne et Tilly n'affirment-ils pas, d'après la confidence de Laclos, qu'il n'a eu qu'à déshabiller la conscience d'une grande dame de Grenoble, la marquise L. T. D. P. M., qu'à raconter sa vie, pour trouver en elle sa marquise de Merteuil?

A quoi cependant devait aboutir cette méchanceté dans l'amour, dont nous avons essayé de suivre dans le siècle l'effronterie, la profondeur, les appétits croissants et insatiables? Devait-elle s'arrêter avant d'avoir donné comme une mesure épouvantable de ses excès et de son extrémité? Il est une logique inexorable qui commande aux mauvaises passions de l'humanité d'aller au bout d'elles-mêmes, et d'éclater dans une horreur finale et absolue. Cette logique avait assigné à la méchanceté voluptueuse du dix-huitième siècle son couronnement monstrueux. Il y avait eu dans les esprits une trop grande habitude de la cruauté morale, pour que cette cruauté demeurât dans la tête et ne descendit pas jusqu'aux sens. On avait trop joué avec la souffrance du cœur de la femme pour n'être pas tenté de la faire souffrir plus sûrement et plus visiblement. Pourquoi, après avoir épuisé les tortures sur son âme, ne pas les essayer sur son corps? Pourquoi ne pas chercher tout crûment dans son sang les jouissances que donnaient ses larmes? C'est une doctrine qui naît, qui se formule, doctrine vers laquelle tout le siècle est allé sans le savoir, et qui n'est au fond que la matérialisation de ses appétits; et n'était-il pas fatal que ce dernier mot fût dit, que l'éréthisme de la férocité s'affirmât comme un principe, comme une révélation, et qu'au bout de cette décadence raffinée et galante, après tous ces acheminements au supplice de la femme, un de Sade vînt pour mettre, avec le sang des guillotines, la Terreur dans l'Amour?


C'en est assez: ne descendons pas plus bas, ne fouillons pas plus loin dans les entrailles pourries du dix-huitième siècle. L'histoire doit s'arrêter à l'abîme de l'ordure. Au delà, il n'y a plus d'humanité; il n'y a plus que des miasmes où l'on ne respire plus rien, où la lumière s'éteindrait d'elle-même aux mains qui voudraient la tenir.

Remontons vers ce qui est la vie, vers ce qui est le jour, vers ce qui est l'air, vers la Nature, vers la Passion, vers la Vérité, la santé, la force et la grâce des affections humaines. Aussi bien après cette longue exposition de toutes les maladies et de toutes les hontes des plus nobles parties du cœur, après cette démonstration des plaies et des corruptions de l'amour, on a besoin de secouer ses dégoûts. Il semble qu'on ait hâte de sortir d'une atmosphère empoisonnée. L'âme demande une hauteur où elle reprenne haleine, un souffle qui lui rende le ciel, un rayon qui la délivre, une image qui la console, et où elle retrouve la conscience de ses instincts droits, de ses purs attachements, de ses élévations tendres, de ses immortelles illusions, de sa vitalité divine. Il est temps de chercher le véritable amour, de le retrouver, et de montrer ce qu'il garda d'honneur, de sincérité, de dévouement, ce qu'il imposa de sacrifices, ce qu'il coûta de douleurs, ce qu'il arracha de vertus aux faiblesses de la femme dans un siècle de caprice, de libertinage et de rouerie.

Pour n'avoir pas eu la même publicité, la même popularité que la galanterie, pour apparaître au second plan des aventures du temps, hors du cadre des mœurs générales, des théories régnantes, des habitudes morales et de la pratique journalière, l'amour véritable n'en a pas moins eu sa place dans le dix-huitième siècle. Que l'on prenne en ce temps l'homme qui a le mieux peint l'impudence de l'amour en vogue, l'élégance de son cynisme, la politesse de son libertinage, le romancier qui a écrit le Sopha, les Égarements du cœur et de l'esprit, la Nuit et le Moment; que trouve-t-on derrière son œuvre et au fond de sa vie? une mystérieuse passion, un bonheur et une religion voilés, l'amour de Mlle de Stafford [317].—Voilà le siècle: il a affiché le scandale, mais il a connu l'amour.

Il est au commencement du siècle une femme qui retrouve les larmes de l'amour. Elle rend à l'amour son honneur, sa poésie, en lui rendant le dévouement et la pudeur. Elle laisse au seuil du dix-huitième siècle un de ces tendres souvenirs dont le cœur humain fait ses légendes et vers lesquels les amoureux de tous les siècles vont en pèlerinage. Elle lègue à l'avenir un de ces humbles romans qui survivent au temps, et, cachés sur les côtés de l'histoire, à son ombre, loin de la politique et de la guerre, semblent des chapelles où l'imagination se repose du bruit du grand chemin, oublie ce qui passe et ce qui meurt, se recueille, s'attendrit et se rafraîchit.

C'est en pleine licence, en pleine Régence, que cette femme aime ainsi. C'est en pleine Régence qu'elle montre en elle les plus nobles et les plus touchantes vertus de l'amour. C'est au milieu des scandales du Palais-Royal, au travers des chansons des roués, que s'élève cette plainte, ce gémissement, ce cri de souffrance et de tendresse, le cri d'une colombe blessée dans un bois plein de Satyres! C'est tout près de Mme de Parabère, à ses côtés, que Mlle Aïssé se donne tout entière au chevalier d'Aydie. Elle écrit: «Il y a bien des gens qui ignorent la satisfaction d'aimer avec assez de délicatesse pour préférer le bonheur de ce que nous aimons au nôtre propre;» et toute sa vie n'est qu'un sacrifice au bonheur de ce qu'elle aime. Aimée du chevalier, elle s'impose le devoir et le courage de refuser la main qu'il lui offre: «Non, j'aime trop sa gloire,» dit-elle, en détournant les yeux de ce trop beau rêve. «Rendre la vie si douce à celui qu'elle aime qu'il ne trouve rien de préférable à cette douceur,» elle ne connaît d'autre art ni d'autre ambition. La douceur, c'est le mot qui de son cœur tombe sans cesse sous sa plume, et donne à toutes ses lettres leur immortel accent de caresse. Comme Mme de Ferriol lui demandait un jour si elle avait ensorcelé le chevalier, elle lui répondit simplement, naïvement: «Le charme dont je me suis servi est d'aimer malgré moi et de lui rendre la vie du monde la plus douce.» Son âme, sa vie est dans cette réponse; et cette séduction de sa personne est le charme de sa mémoire. Elle aime, elle n'a pu résister à l'amour, et elle veut s'en arracher. Née pour la vertu, l'image de la vertu ne lui est apparue que dans la passion, et elle n'a connu le devoir qu'après la faute. Elle se débat, elle succombe, elle recommence à se combattre. Elle craint tout ce qui l'approche du chevalier, et elle se trouve malheureuse d'en être éloignée. «Couper au vif une passion violente... c'est effroyable; la mort n'est pas pire... Je doute de m'en tirer la vie sauve,» écrit-elle à l'amie qui la soutient, la console, la conseille et l'exhorte; et elle fait pour se vaincre des efforts qui la déchirent. Son cœur saigne goutte à goutte. C'est un regret si douloureux, une honte si sincère, si ingénue, que le remords prend chez elle par moments un caractère angélique, et que le repentir lui donne comme une seconde innocence. Sa beauté s'en va, sans qu'elle songe à la regretter; elle perd ses forces et sa santé, et les laisse aller sans les retenir. La maladie l'apaise et l'approche de la grâce. Le sacrifie la tue; mais elle espère en la miséricorde de Dieu qui voit sa bonne volonté. Et cependant que d'amour encore pour cet homme auquel elle cache ses maux, dont elle n'ose regarder les yeux pleins de larmes de peur de trop s'attendrir, et dont elle écrit de son lit d'agonie: «Il croit qu'à force de libéralité, il rachètera ma vie; il donne à toute la maison, jusqu'à ma vache à qui il a donné du foin; il donne à l'un de quoi faire apprendre un métier à son enfant, à l'autre pour avoir des palatines et des rubans, à tout ce qui se rencontre et se présente à lui; cela vise quasi à la folie. Quand je lui ai demandé à quoi cela était bon: à obliger tout ce qui vous environne, à avoir soin de vous [318].» Puis un prêtre vient; elle se détache de la terre, elle sourit au bonheur de quitter ce misérable corps, elle s'élève vers le Dieu que son cœur voit tout bon: c'est l'amour qui meurt en état de grâce. Et il semble qu'à la fin du siècle, quelque chose de cette âme de femme, qui s'envole comme une âme de vierge, reparaîtra dans la robe blanche de Virginie.

Après s'être montré chez Mlle Aïssé dans son jour tendre, dans son émotion douce et recueillie, dans une langueur passionnée, l'amour paraît avec éclat chez une femme d'un tempérament tout contraire: Mlle de Lespinasse. Chez celle-ci, le sentiment est une ardeur dévorante, un feu toujours agité, toujours ravivé qui se retourne, se remue et s'agite sans cesse sur lui-même. Il vit d'activité, d'énergie, de violence, de fureur, de déchaînement, de tout ce que la passion avait de trop viril et de trop orageux pour l'âme d'une Aïssé. Il dure en s'usant, et interrogez-le: il vous palpitera sous la main comme le plus fort battement de cœur du dix-huitième siècle. Car ce n'est pas seulement la fièvre d'une femme que cet amour de Mlle de Lespinasse, il montre aussi le malaise et l'aspiration de ce temps. Il révèle la secrète souffrance de ce petit nombre de personnes supérieures, trop richement douées pour ce siècle, qui ont, presque du premier coup, tout poussé jusqu'au bout, épuisé d'un trait les saveurs du monde, et goûté jusqu'au fond tout ce que le plaisir, le bonheur, l'activité de la société pouvaient leur donner d'occupation et leur apporter de plénitude. Arrivées en quelques pas à la fin des choses et à leur dégoût, blessées dans toutes les parties de leur être par le vide que leur esprit a fait de tous les côtés de la vie commune, elles se découvrent, dans cette atmosphère de sécheresse et d'égoïsme, un irrésistible et furieux besoin d'aimer, d'aimer avec folie, avec transport, avec désespoir. Elles veulent rouler dans l'amour comme dans un torrent, s'y plonger tout entières, et le sentir passer de tout son poids sur leur cœur. Elles l'avouent, elles le proclament bien haut: il ne s'agit pas pour elles de plaire, d'être trouvées belles, spirituelles, d'avoir ce grand honneur du temps, l'honneur d'une préférence, de jouir des chatouillements de la vanité: elles ne veulent que des succès de cœur. C'est leur orgueil et leur affaire que d'aimer. Tout ce qu'elles ambitionnent, c'est d'être jugées capables d'aimer et dignes de souffrir. Elles ne font que répéter: «Vous verrez comme je sais bien aimer, je ne fais qu'aimer, je ne sais qu'aimer...» Être remuées, attendries, passionnées, voilà le désir fixe de ces âmes impatientes d'échapper aux froideurs de leur siècle, tout empressées à se débarrasser du monde et à faire en elles-mêmes une pensée unique. Et comme généralement ces femmes, à l'heure de l'enfance et de la première jeunesse, n'ont point eu les amollissements et les ravissements religieux, comme elles ont résisté aux tendresses et aux émotions de la piété, elles arrivent à l'amour comme à une foi. Elles y apportent l'agenouillement, une sorte de dévotion prosternée. Ces âmes de pure raison qui n'ont eu jusque-là de sens moral, de conscience et de maître que l'intelligence, ces âmes si fières, habituées à tant de caresses, un moment si vaines, perdent aussitôt qu'elles sont touchées le sentiment de leur valeur et de leur place dans l'opinion; et elles se précipitent à des humilités de Madeleine et de courtisane amoureuse. Leur amour-propre, ce grand ressort de tout leur être, elles le mettent sous les pieds de l'homme aimé; elles prennent plaisir à le lui faire fouler. Elles se tiennent auprès de lui, comme devant le dieu de leur existence, soumises et se mortifiant, baissant la tête, résignées à tout sans plainte, presque joyeuses de souffrir.

Cette soumission absolue, on la trouve si marquée chez Mlle de Lespinasse qu'elle paraît, de son amour, un caractère encore plus accusé que le transport et la violence. Comment reconnaître la maîtresse d'un des premiers salons de Paris dans cette femme qui se fait si petite dans l'amour, qui demande si timidement et à voix si basse la moindre place dans le cœur de son amant, qui remercie si vivement du ton d'intérêt avec lequel on veut bien lui écrire, qui s'excuse si doucement d'écrire trois fois la semaine? Si peu qu'on lui accorde, elle le reçoit comme une faveur qu'elle ne mérite pas; et elle se trouve froide dans la reconnaissance alors même qu'elle y met toutes ses tendresses. Rien ne la sort de cette attitude courbée et suppliante, et toutes les marques d'amour qui lui sont données ne peuvent l'enhardir à cette confiance qui fait qu'on exige ce qu'on désire de ce qu'on aime. Elle s'abaisse sans cesse devant M. de Guibert; et l'abandon qu'elle fait de sa volonté dans la sienne, d'elle-même en lui, est si absolu qu'elle ne se trouve plus à l'unisson de la société, à l'accord du ton et des sentiments du monde. Le plaisir, la dissipation, les distractions qu'elle rencontre encore autour d'elle n'ont plus rien à son usage; et devant cet amour qui la remplit, le jugement public lui paraît si peu, qu'elle est prête à braver l'opinion pour continuer de voir M. de Guibert et de l'aimer à tous les moments de sa vie. Il y a en elle un élancement prodigieux, une élévation suprême, une aspiration constante; et de toutes ses pensées, de toutes les forces de son âme, de toutes les puissances de son cœur, il s'échappe ce cri de tendresse et de délire:—une prière qui tend un baiser!

«De tous les instants de ma vie, 1774. Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends.»

L'amour absorbé dans son objet n'a pas dans l'humanité moderne de plus grand exemple que cette femme rapportant à son amant tous ses sentiments et tous ses mouvements intérieurs, lui donnant ses pensées dont, selon sa délicate expression, «elle ne croit s'assurer la propriété qu'en les lui communiquant,» se défendant toute chose où il n'est pas, satisfaite de ne vivre que de lui, dépouillée de sa personnalité propre et comme morte à elle-même, se refusant à parler, fermant la porte aux visites de Diderot, à sa causerie qui, dit-elle, force l'attention, et demeurant seule sans livres, sans lumière, silencieuse, tout entière à jouir de cette âme nouvelle que M. de Guibert lui a créée avec ces trois mots: «Je vous aime,» et si profondément enfoncée dans cette jouissance, qu'elle en perd la faculté de se rappeler le passé et de prévoir l'avenir. Et quand le pauvre homme qu'elle a grandi de tout son amour passe de l'indifférence à la brutalité, quelles luttes, quelles souffrances, quelles révoltes d'un moment, suivies aussitôt d'abaissements et de soumissions pitoyables! quel douloureux travail pour réduire un cœur qui déborde à la mesure des arrangements, des commodités de M. de Guibert! Il faut l'entendre solliciter de lui des confidences d'amour, et se vanter, la malheureuse! de n'avoir pas besoin d'être ménagée. Quel rôle, quelle vie, le long martyre! Lui demander de l'abandonner à elle-même, se raccrocher à sa passion, affirmer qu'elle en est maîtresse, retomber dans les convulsions du désespoir, tous les soirs s'abîmer dans cette musique d'Orphée qui la déchire, tous les soirs écouter ce: «J'ai perdu mon Eurydice!» qui semble remuer au fond d'elle la source des larmes, du regret, de la douleur; solliciter de cet homme un mot, un mot de haine s'il le veut, lui promettre de ne plus le troubler, de ne jamais exiger rien, s'occuper de le marier richement, de le donner à une autre femme jeune et belle; pour cet homme, marcher, courir, visiter, intriguer, malgré la faiblesse et la toux; à la pièce de cet homme, prier le succès à deux genoux; mendier, auprès de la charité de cet homme qu'elle sert de toutes façons, l'aumône de ce dont elle a besoin pour ne pas mourir de douleur; se rattacher encore une fois à lui, implorer son portrait, chercher à lui faire entendre qu'elle meurt, sans trop attaquer sa sensibilité, le supplier de se rencontrer avec elle à quelque dîner, lui répéter: «Quand vous verrai-je? Combien vous verrai-je?» lui écrire de ce lit qu'elle sait être son lit de mort: «Ne m'aimez pas, mais souffrez que je vous aime et vous le dise cent fois;»—c'est le long, l'effroyable martyre de cette femme si bien prédestinée à être le modèle du dévouement de l'amour, que son agonie sera comme une transfiguration de la passion. D'une main touchant déjà au froid de la tombe, elle écrira: «Les battements de mon cœur, les pulsations de mon pouls, ma respiration, tout cela n'est plus que l'effet de la passion. Elle est plus marquée, plus prononcée que jamais, non qu'elle soit plus forte, mais c'est qu'elle va s'anéantir, semblable à la lumière qui revit avec plus de force avant de s'éteindre pour jamais [319]...»

La passion! elle a laissé dans ce temps assez de grands exemples, assez de traces adorables pour racheter toutes les sécheresses du siècle. Elle a été dans quelques cœurs élus comme une vertu, comme une sainteté; elle a été, dans bien des âmes faibles, comme une excuse et comme un rachat. Que de beaux mouvements, que de généreux élans elle a inspirés même à celles qui ont cédé à l'amour à la mode, et dont les fautes ont fait éclat au milieu de l'éclat des mauvaises mœurs! Que de pages elle a dictées à l'adultère, encore toutes chaudes aujourd'hui, et dont l'encre jaunie semble montrer une traînée de sang et de larmes! Après les lettres d'une Aïssé à un chevalier d'Aydie, d'une Lespinasse à un Guibert, qu'on écoute ces deux lettres d'une malheureuse femme qui aima, avec l'impudeur de son temps, l'homme aimé par son temps; qu'on lise ces lettres de madame de la Popelinière à Richelieu: quels baisers de feu! quel retour incessant de ce mot: mon cœur, repété toujours et toujours comme une litanie pénétrante, continue, machinale, pareil au geste d'une mourante qui se cramponne à la vie! La flamme court dans ces lignes, une flamme qui consume et purifie; et n'est-ce pas la Passion sauvant l'Amour dans le scandale même de l'Amour?

«Mon cher amant mon cher cœur pourquoy m'escris-tu si froidement moy qui ne respire que pour toy qui t'adores mon cœur je suis injuste je le sens bien tu as trop d'affaires et qui ne te laissent pas la liberté de m'escrire qui te tourmentent j'en suis sure mon cœur mais je n'ay pas trouvé dans ta lettre ces expressions et ces sentiments qui partent de l'âme et qui font autant de plaisir à escrire qu'à lire je sens une émotion en t'escrivant mon cher amant qui me donne presque la fièvre qui m'agite de mesme. Je n'ay pu apprendre que le courier n'estoit pas party sans m'abandonner à t'escrire encore ce petit mot cy pour réparer ma lettre froide et enragée que je t'ay escrit hier je sens plus le mal que je te fais que les plus vives douleurs, je t'aime sans pouvoir te dire combien mon cher amant mon cœur tu ne peux m'aimer assés pour sentir comme je t'aime mon cher cœur je me meurs de n'estre pas avec toy, mes glandes ne vont pas bien elles grossissent du double [320] et j'en ai de nouvelles je commence un peu à m'inquiéter pour cela seulement car le fonds de ma santé est invulnérable ce ne sera cependant rien à ce que j'espère. Surtout fiés vous en à moy et ne vous inquiestés pas. Mon cher amant ton absence me coûtera la vie je me désespère. Je n'ay jamais rien aimé que toy mon cœur je suis la plus malheureuse du monde hélas, mon cher cœur m'aimes tu de mesmes de bonne foy je ne le crois pas vous ne sentés pas si vivement je le sçais. Mais au moins aimes moy autant que tu le pourras...»

«Mon cœur, vous m'aimés mieux que tout ce que vous avés aimé, cela est-il vray je crains toujours que ce ne soit la bonté de vostre cœur qui vous dicte ces choses la pour me consoler et me faire prendre patience mon cœur que tu pers de caresses cela est irréparable. J'ai oublié de vous dire hier que l'on fait mon portrait mais mon cœur je ne puis vous en envoyer de copies, le peintre est un nommé Marolle qui pratique dans la maison toute la journée, de plus je ne crois pas qu'il me ressemble, vous avés raison ma phisionomie a trop de variantes c'est pour mon frère si cependant il vous convient quand vous l'aurez vu à vostre retour il ne sera pas difficile que mon frère vous le donne il sera bien aise de m'en faire le sacrifice mais vous n'en aurés plus affaire en tenant le modèle mon cœur que je vous désire je donnerois un bras pour vous avoir tout à l'heure ouy je le donnerois je vous jure je vous désire avec l'impatience la plus vive et elle s'augmente chaque jour à ne savoir comment je feray pour attraper la nuit et la nuit le jour puis la fin de la semaine du mois ah mon cœur quel tourment ma vie est affreuse. Vous ne pouvés l'imaginer je ne l'aurois jamais pû croire il n'y a aucune diversion pour moy n'en parlons pas davantage cela vous afflige sans me consoler et rien ne vous ramenera plutost mon cœur je me flatte quelque fois que si je vous mandois venés mon cœur à quelque prix que ce fut vous viendriés mais il faudroit que je fusse bien malade pour vous proposer de tout quitter je vous exhorte au contraire à rester mais mon cœur le moins que vous pourrés je vous en prie [321]

Est-ce là tout l'amour du temps [322]? Non. Parmi les amours historiques de ce siècle, n'avons-nous pas un amour plus passionné dans sa pureté que celui de Mme de la Popelinière, un amour plus noblement dévoué encore que celui de Mlle de Lespinasse, un amour enfin plus chaste que celui de la pauvre Aïssé? Et, cet amour, c'est dans l'orgueilleuse maison de Condé que nous le trouvons.

La princesse de Condé, à la suite d'une chute où elle s'était démis la rotule, se trouve aux eaux de Bourbon l'Archambault, en 1786. La vie des eaux suspendait les exigences de l'étiquette et des présentations, et la princesse, qui avait vingt-sept ans, cause, déjeune, se promène avec les baigneurs qui lui agréent. Parmi les hommes qui lui offrent le bras et guident sa marche mal assurée, à travers la pierraille des vignes, se rencontre un jeune homme de vingt-un ans. Une phrase que la princesse laisse un jour tomber sur l'ennui des grandeurs amène l'intimité entre les causeurs, et au bout de trois jours l'intimité est de l'amour.

La saison finie, on se sépare. La princesse écrit. Elle écrit des lettres toutes pleines de gentillesses de cœur presque enfantines, mêlées à des tendresses mystiques de style qui semblent mettre la dévotion de l'amour dans sa correspondance. A chaque page elle se plaint de ce grand monde, «qui l'empêche de penser tout à son aise, à ce qu'elle aime.» A chaque page, elle répête à l'homme aimé: «Vous êtes toujours avec moi, vous ne me quittez pas un instant.» Ici elle se refuse à lire Werther qui lui prendrait de son intérêt, «tout son intérêt étant pour son ami, tout son cœur, toute son âme.» Là, elle se fâche presque d'être trouvée jolie, voulant qu'il n'y ait que son ami qui aime sa figure.

Et toujours au milieu des fêtes de Chantilly et de Fontainebleau le ressouvenir d'Archambault revient dans ce refrain: Oh! les petites maisons des vignes!

Aimer à distance; aimer un homme qu'elle n'a guère l'espérance de rencontrer plus de trois ou quatre fois dans tout le cours de l'année, et encore, sous les regards d'un salon; aimer de cet amour désintéressé qui se repaît de souvenirs et de la lecture de quelques lettres, cela suffit à cette nature de pur amour qui écrit: «Je sens mon cœur qui aime, cela fait un bonheur, je me livre à ce bonheur.» Et la femme n'est-elle pas tout entière dans ce portrait tracé d'elle-même au milieu d'une autre lettre: «Je suis bonne et mon cœur sait bien aimer, voilà tout.»

Chez ce fier sang des Condé, c'est un phénomène que l'humilité de cette princesse dans l'amour, la belle et volontaire immolation qu'elle fait de son rang et de sa grandeur, l'étonnante abnégation avec laquelle elle remet son bonheur aux mains de ce petit officier lui disant: «Mon ami, le bonheur de votre bonne est entre vos mains, c'est de vous qu'il dépend à présent; l'instant où vous ne voudrez pas qu'elle en jouisse, la précipitera dans un abîme de douleur.» Il y a dans ces lettres un adorable art féminin pour s'abaisser, se diminuer, se faire pour ainsi dire toute petite, pour hausser l'homme aimé jusqu'à la princesse. Deux mois et demi, il dure, mouillé de larmes heureuses, ce candide rabâchage du «je vous aime» où la femme ne cherche à faire montre ni d'intelligence, ni d'esprit, mais bien seulement de son cœur. Elle ne laisse échapper de sa pensée réfléchie que par hasard et comme à son insu une page comme celle-ci: «Nous, mon ami, nous naissons faibles, nous avons besoin d'appui; notre éducation ne tend qu'à nous faire sentir que nous sommes esclaves et que nous le serons toujours. Cette idée s'imprime fortement dans nos âmes destinées à porter le joug; celui qu'on impose à nos cœurs paraît doux: d'ailleurs peu de sujets de distraction; contrariées perpétuellement dans nos goûts, nos amusements par les préjugés, les bienséances et les usages du monde, nous n'avons de libres que nos sentiments, encore sommes-nous obligées de les renfermer en nous-mêmes: tout cela fait que nous nous attachons, je crois, plus fortement ou du moins plus constamment.» Le sentiment éprouvé par Mlle de Condé est un sentiment si vrai, si sincère, si profond, si pur, si extraordinaire dans la corruption du siècle, que ceux de sa famille qui l'ont percé sous les troubles, les faciles rougeurs, les absorptions de l'amoureuse, tout Condé qu'ils sont, en ont au fond d'eux-mêmes une secrète compassion.

Un jour son frère, le duc de Bourbon, s'approchait d'elle, la fixait quelque temps, lui serrait les mains, et l'embrassait avec des yeux rouges, la plaignant délicatement avec son émotion. Le prince de Condé lui-même, malgré l'affectueuse guerre faite d'abord à ce penchant, un moment gagné donnait presque les mains au passage du jeune officier de carabiniers dans les gardes françaises, passage qui devait lui ouvrir l'hôtel de Condé et Chantilly.

Mais, au moment où le rêve des deux amants allait se réaliser, quelques allusions alarmaient la craintive princesse. Des scrupules «malgré l'extrême innocence de ses sentiments» pour M. de la Gervaisais naissaient en elle. Elle tombait malade de ces combats intérieurs. Dans cet état d'ébranlement moral, une femme de sa société venait à lui raconter que depuis trois ans elle aimait un homme, son proche parent; que, pendant deux ans et demi, tous deux avaient cru que c'était de l'amitié et s'étaient livrés à ce sentiment, mais que, depuis six mois, les combats qu'ils avaient à soutenir leur prouvaient combien ils s'étaient aveuglés sur l'espèce de sentiment qu'ils avaient l'un pour l'autre; elle ajoutait qu'elle adorait cet homme, qu'elle ne se sentait pas le courage de ne plus le voir, qu'elle comptait sur sa force pour résister, mais..., puis tout à coup elle interrompait cette confidence par cette apostrophe qu'elle jetait à la princesse: «Vous êtes bien heureuse, vous; vous ne connaissez pas tout cela!»

Cette apostrophe, les conseils que cette femme réclamait d'elle, réveillaient la princesse de son doux rêve. La religion lui parlait. Et, victorieuse d'elle-même, la future Supérieure des dames de l'Adoration Perpétuelle écrivait la lettre qui commence ainsi: «Ah! qu'il m'en coûte de rompre le silence que j'ai observé si longtemps! Peut-être vais-je m'en faire haïr? haïr! ô ciel! mais oui, qu'il cesse de m'aimer, ce que j'ai tant craint, je le désire à présent, qu'il m'oublie et qu'il ne soit pas malheureux. O mon Dieu! que vais-je lui dire? Et cependant il faut parler, et pour la dernière fois!»

Elle le suppliait de ne plus l'aimer, de ne plus chercher à la voir et terminait par ces lignes suprêmes: «Voilà la dernière lettre que vous recevrez de moi; faites-y un mot de réponse, pour que je sache si je dois désirer de vivre ou de mourir. Oh! comme je craindrai de l'ouvrir! Écoutez, si elle n'est pas trop déchirante pour un cœur sensible comme l'est celui de votre bonne, ayez, je vous en conjure, l'attention de mettre une petite croix sur l'enveloppe; n'oubliez pas cela, je vous le demande en grâce [323]

Ainsi finit, en ce dix-huitième siècle, ce roman qui a l'ingénuité d'un roman d'amour d'un tout jeune siècle.

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