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La femme au dix-huitième siècle

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VIII
LA BEAUTÉ ET LA MODE

Quelle est au dix-huitième siècle cette forme matérielle de la femme, périssable et charmante, qui paraît suivre les modes humaines et dont chaque société semble renouveler le moule entre les mains divines, image de l'âme de la femme qui est la figure d'un temps: la beauté?

Demandez à l'art, ce miroir magique où la Coquetterie du passé sourit encore; visitez les musées, les cabinets, les collections, promenez-vous dans ces galeries où l'on croirait voir un salon d'un autre siècle, rangé contre les murs, immobile, muet, et regardant le présent qui passe; étudiez les estampes, parcourez ces cartons de gravures où, dans le vent du papier qu'on feuillette, passe l'ombre de celles qui ne sont plus; allez de Nattier à Drouais, de Latour à Roslin; et que, dans ces mille portraits qui rendent un corps à l'histoire, une personnalité physique à tant de personnages disparus, la femme du dix-huitième siècle vous apparaisse, qu'elle ressuscite pour vous, que vos yeux la retrouvent, et qu'elle leur soit présente,—trois types se dessineront, au bout de votre étude, comme exprimant et résumant les trois caractères généraux de la beauté du dix-huitième siècle et ses trois expressions morales.

Le premier de ces types sera la femme sortant du siècle de Louis XIV. Qu'on la prenne au hasard dans cet Olympe de princesses, avant-garde effrontée du siècle de Louis XV, s'avançant sur les nuages d'un triomphe mythologique, la patte du lion de Némée sur la gorge, ou l'aiguière d'Hébé à la main, c'est un front petit, étroit et bas, un front fier et court. La dureté du sourcil, épais et large, ajouté à la dureté de l'œil rond, grand, ouvert, presque fixe. Le regard, que les cils n'adoucissent pas, mêle une effronterie impérieuse à l'ardeur sourde du désir entêté. Le nez est léonin, la bouche forte et charnue; et le menton n'allonge point l'ovale ramassé qui s'élargit aux pommettes. Ce sont là les belles inhumaines du beau temps, beautés bien nourries, dont la santé allume les joues sous les plaques du rouge vif. Elles n'attirent point; elles fascinent par une certaine majesté d'impudeur, par des attraits de force, de volonté, de hardiesse. Une sérénité païenne les tient dans un repos superbe: on dirait que, repues, elles couvent encore l'amour. Leur air bovin fait songer à Junon et à Pasiphaé; et il y a dans ces bâtardes de la Fable et de la Régence je ne sais quelle grâce antique alourdie qui appelle les comparaisons d'Homère et de Virgile et les fait venir naturellement à la bouche du temps, à la bouche du Président Hénault appelant celle-ci «Vénus de l'Énéide», appelant celle-là «Cléopâtre piquée par l'aspic».

Ce type que le temps efface et qui disparaît presque avec les orgies du Palais-Royal, on le retrouve plus tard dans le siècle; mais alors il a perdu son expression, sa dureté, sa grandeur: il est devenu poupin, mignard, enfantin. Le rêve du peintre lui donne le sourire, et, de ses traits, Boucher fait le masque de ses amours. Puis un sculpteur à la fin du siècle reprend encore le visage de la femme de la Régence; et, lui donnant la jeunesse, la légèreté, la lascivité, tout en respectant ses lignes, tout en lui laissant le front court et les yeux écartés, Clodion fait de cette tête de bacchante au repos une tête de nymphe folâtre et vive.

Mais déjà, au milieu des déités de la Régence, apparaît un type plus délicat, plus expressif. On voit poindre une beauté toute différente des beautés du Palais-Royal dans cette petite femme peinte en buste par la Rosalba et exposée au Louvre. Figure charmante de finesse, de sveltesse et de gracilité! Le teint délicat rappelle la blancheur des porcelaines de Saxe, les yeux noirs éclairent tout le visage; le nez est mince, la bouche petite, le cou s'effile et s'allonge. Point d'appareil, point d'attributs d'Opéra: rien qu'un bouquet au corsage, rien qu'une couronne de fleurs naturelles, effeuillée dans ses cheveux aux boucles folles. C'est une nouvelle grâce qui se révèle et qui semble, même avec ce petit singe grimaçant qu'elle tient contre elle de ses doigts fluets, annoncer les mines et les attraits chiffonnés dont va raffoler le siècle. Peu à peu, la beauté de la femme s'anime et se raffine. Elle n'est plus physique, matérielle, brutale. Elle se dérobe à l'absolu de la ligne; elle sort, pour ainsi dire, du trait où elle était enfermée; elle s'échappe et rayonne dans un éclair. Elle acquiert la légèreté, l'animation, la vie spirituelle que la pensée ou l'impression attribuent à l'air du visage. Elle trouve l'âme et le charme de la beauté moderne: la physionomie. La profondeur, la réflexion, le sourire viennent au regard, et l'œil parle. L'ironie chatouille les coins de la bouche et perle, comme une touche de lumière, sur la lèvre qu'elle entr'ouvre. L'esprit passe sur le visage, l'efface, et le transfigure: il y palpite, il y tressaille, il y respire; et, mettant en jeu toutes ces fibres invisibles qui le transforment par l'expression, l'assouplissant jusqu'à la manière, lui donnant les mille nuances du caprice, le faisant passer par les modulations les plus fines, lui attribuant toutes sortes de délicatesses, l'esprit du dix-huitième siècle modèle la figure de la femme sur le masque de la comédie de Marivaux, si mobile, si nuancé, si délicat, et si joliment animé par toutes les coquetteries du cœur, de la grâce et du goût.

La mode façonne le visage de la femme; la nature elle-même semble le former à l'image du temps et de la société. Le plaisir joue dans ses traits, la fièvre d'une vie mondaine brille dans son regard. Ses yeux deviennent, selon l'expression contemporaine, «des yeux armés»: ils ont du trait, du feu; ils prennent ce que la langue du dix-huitième siècle appelle du vif, du sémillant, un lumineux particulier [439], une «poignance», dit un observateur anglais [440]. C'est un visage toujours vivant, toujours éclairé, sans cesse traversé de ces lueurs d'un instant qui font comparer la figure de Mme de Rochefort à l'éveil d'un matin [441]. Vivacité, mobilité, variété d'expression, on ne reconnaît plus que ces charmes de physionomie si délicatement décrits par Bachaumont dans le portrait de sa mère: «... Si elle n'estoit point tout à fait une belle personne, sa gentillesse l'avoit approchée tout auprès. Un teint de brune clair, vif et net, les cheveux du plus beau noir, les plus beaux yeux du monde et qui d'ailleurs estoient tout ce qu'elle vouloit qu'ils fussent suivant les occasions. Un nez fin et noble au plus joly et dans lequel il se passoit certain petit jeu imperceptible qui animoit sa physionomie et indiquoit, ce semble, la finesse des mouvemens qui se passoient au dedans d'elle à mesure qu'elle parloit ou qu'elle écoutoit... [442].» Il y a là, dans ce croquis, une parfaite indication de l'agrément rêvé, recherché, poursuivi par la femme du règne de Louis XV. La beauté n'est pas l'envie de cette femme qui gesticule au lieu d'agir, qui lorgne pour regarder, qui marche en voltigeant. Elle ne craint rien tant que la majesté. Des joies, des surprises, les changements d'impressions dont parle le prince de Ligne, «les cent mille choses qui se passent dans la région supérieure de son visage,» doivent l'empêcher d'être une beauté et lui donner une figure au-dessus du joli [443]. Tristesse et joie, accablement et folie, le visage doit montrer, sur le moment, toutes les humeurs, toutes les pensées, le flux et le reflux d'inconstances valant à la femme du temps l'appellation de femme «à giboulées, qui grêle, qui éclaire, qui tonne, qui fait tous les temps [444].» La grande victoire n'est plus de plaire ni de séduire: il faut avant tout piquer par la mine, par une légère irrégularité des lignes, par la fraîcheur, l'enjouement, l'étourderie, par tout ce qui sauve de l'admiration ou du respect. Des petits yeux à la chinoise, un nez retroussé, et tout à fait tourné «du côté de la friandise», un minois de fantaisie, un air chiffonné, et même de la maigreur [445], en un mot, «un visage de goût», voilà le type qui règne, et qui répand, sur tous les visages, je ne sais quelle mutinerie badine et coquine, quelle jeunesse effrontée, quelle malice pareille à une perfidie d'enfant [446]; voilà cette grâce qu'on dirait crayonnée par Gravelot en marge des Bijoux indiscrets.

Pour animer encore ce visage, pour lui donner une vie factice, on a le rouge, dont le choix est une si grosse affaire [447]. Car il ne s'agit pas seulement d'être peinte: le grand point est d'avoir un rouge «qui dise quelque chose [448]». Il est encore nécessaire que le rouge annonce la personne qui le porte; le rouge de la femme de qualité n'est pas le rouge de la femme de cour; le rouge d'une bourgeoise n'est ni le rouge d'une femme de cour, ni le rouge d'une femme de qualité, ni le rouge d'une courtisane: il n'est qu'un soupçon de rouge, une nuance imperceptible [449]. A Versailles au contraire les princesses le portent très-vif et très-haut en couleur, et elles exigent que le rouge des femmes présentées soit le jour de la présentation plus accentué qu'à l'ordinaire [450]. Malgré tout, le rouge éclatant de la Régence, empourprant les portraits de Nattier, et dû sans doute au rouge de Portugal en tasse, va s'éteignant sous Louis XV, et ne se montre plus qu'aux joues des actrices, où il forme cette tache brutale que Boquet ne manque pas d'indiquer dans tous ses dessins de costumes d'Opéra. Mais l'usage en est toujours universel, le débit énorme. C'est un objet d'une consommation si grande qu'une compagnie offre en juin 1780 cinq millions comptant pour obtenir le privilége de vendre un rouge supérieur comme qualité à toutes les espèces de rouge connues jusqu'alors. Et l'année suivante le chevalier d'Elbée, qui évaluait à plus de deux millions de pots la vente annuelle, demandait qu'un impôt de vingt-cinq sols fût levé sur chaque pot pour former des pensions en faveur des femmes et des veuves pauvres d'officiers [451]. Il y eut dans le siècle des tentatives pour varier le rouge. Paris s'entretint pendant huit jours tout au moins d'un fard lilas qui avait fait son apparition au jardin du Palais-Royal [452]. Puis vint un nouveau rouge qui dura plus, qui conquit la vogue et la garda: ce fut le serkis, un rouge qui avait la couleur des autres; mais l'inventeur le disait adouci et rendu sans danger par l'introduction de ce serkis dont le koran fait la nourriture des houris célestes, et qui dans le sérail rend à la peau des sultanes le velouté de la jeunesse [453]. Et au serkis succédait le rouge, le fameux rouge de Mme Martin.

Le rouge choisi, posé, gradué, la toilette du visage n'était qu'à moitié faite: il restait à lui donner l'esprit, le piquant. Il restait à disposer, à arranger, à semer comme au hasard, avec une fantaisie provocante, tous ces petits morceaux de toile gommée appelés par les poëtes «des mouches dans du lait»: les mouches. C'était le dernier mot de la toilette de chercher, de trouver la place à ces grains de beauté d'application, taillés en cœur, en lune, en comète, en croissant, en étoile, en navette. Et quelle attention à jeter joliment ces amorces d'amour, sorties de chez le fameux Dulac de la rue Saint-Honoré, la badine, la baiseuse, l'équivoque [454]; à poser, selon les règles, l'assassine au coin de l'œil, la majestueuse sur le front, l'enjouée dans le pli que fait le rire, la galante au milieu de la joue, et la coquette, appelée aussi précieuse et friponne auprès des lèvres! La mode alla plus loin: un moment, les femmes portèrent à la tempe droite des mouches de velours de la grandeur d'un petit emplâtre. Et l'on vit même un jour sur la tempe de la jolie madame Cazes cette singulière mouche entourée de diamants [455].

Vers la fin du siècle, la mode change absolument. Le charme de la femme n'est plus dans les grâces piquantes, mais dans les grâces touchantes. Emportée par le grand retour du règne de Louis XVI vers la sensibilité, la femme rêve un nouvel idéal de sa beauté dont elle compose les traits d'après les livres et les tableaux, d'après les types des peintres et les héroïnes des romanciers. Elle cherche à remplacer sur sa figure l'expression de l'esprit par l'expression du cœur, le sourire qui vient de la pensée par le sourire qui vient de l'âme. Elle vise à l'ingénuité, à la candeur, à l'air attendrissant. Elle demande des coquetteries qu'elle croit naïves à la jeune fille de la Cruche cassée. Elle apaise et adoucit sa physionomie; elle la fait tendre, languissante; elle la voudrait presque mourante et rappelant l'agonie de Julie. Ce qu'elle travaille à se donner, c'est le regard noyé des figures de Greuze, le regard «lent et traînant» que Mirabeau adorait dans sa maîtresse. Son ambition n'est plus de séduire, mais de laisser une émotion; sa coquetterie se voile de faiblesse et d'une sorte de pudeur défaillante qu'on pourrait appeler l'innocence de la volupté.

La beauté brune, qui était parvenue après bien des efforts à se faire accepter, retombe alors dans un discrédit absolu. Les yeux bleus, les cheveux blonds sont seuls à plaire; et, dans ce grand élan d'amour pour la couleur blonde, la mode va jusqu'à réhabiliter la couleur rousse, une couleur qui jusque-là déshonorait en France [456], et qui avait valu au Dauphin, père de Louis XVI, tant de taquineries et de plaisanteries de sa sœur Mme Adélaïde sur sa femme, la princesse de Saxe qu'il attendait [457]. Les rousses l'emportaient même un moment sur les blondes; et l'on voyait la vogue de cette poudre qui donnait une nuance ardente aux cheveux [458].

C'est une entière révolution du goût. Il n'est plus d'hommages, plus de succès que pour le genre de beauté proscrit sous Louis XV, pour les figures à sentiment [459]. Cette beauté, la femme la veut à tout prix. Elle se fait saigner comme Mme d'Esparbès pour y atteindre par la pâleur et l'alanguissement [460]. Elle la cherche dans ces coiffures avancées et légères, enveloppant son visage d'une demi-ombre, mettant autour de ses traits la douceur d'un nuage, sur son teint la transparence d'un reflet [461]. Et elle ne cesse de la poursuivre dans cette mode nouvelle, une mode à la fois virginale et villageoise, qui la caresse tout entière de linons et de gazes, la pare de simplicité, la voile de blancheur.


La mode suit à peu près dans ce siècle les transformations de la physionomie de la femme. Elle accompagne la beauté, elle se plie à ses changements, elle s'accommode à ses goûts, elle lui donne l'accomplissement des choses qui l'encadrent, des étoffes qui lui conviennent, des arrangements, de la couleur, du dessin, de toutes les imaginations, et de toutes les coquetteries appropriées qui mettent autour du type de la femme une sorte de style dans le caractère de sa parure et de son habillement.

Au sortir du règne de Louis XIV, la femme semble prendre ses habits et ses voiles, le patron de sa toilette de bal et de triomphe, au vestiaire des Immortelles, dans l'Olympe d'Ovide. L'Allégorie tient les ciseaux qui taillent ses robes. Les couleurs que la femme porte sont les couleurs d'un élément: l'Eau, l'Air, la Terre, le Feu, qu'elle représente, dessinent son costume, dénouent son corsage, lui posent au front l'étoile d'un diamant, lui nouent à la ceinture une couronne de fleurs, lui jettent au corps la chemise aérienne de Diane. Habits superbes et célestes qui donnent aux femmes un air de déités volantes, et les sortent d'une nuée, la gorge effrontée et nue, la main tendant à l'aigle de Jupiter une coupe de nacre et d'or! Ce n'est que gaze, or et brocart; ce n'est que soie modelée par le corps seul, obéissant au vent qui lutine ses plis libres. La Beauté flotte dans le manteau léger, impudique et resplendissant de la Fable. Elle sourit dans ces toilettes de nymphes assises près des sources, et dont la jupe de satin blanc couleur d'eau imite les méandres de l'onde. Négligés mythologiques, carnaval païen de la Régence s'habillant pour les fêtes antiques, pour les Lupercales données par Mme de Tencin au Régent!

En descendant du nuage et de cette mode, la femme prend l'habillement usuel du dix-huitième siècle: la grande robe venue des tableaux de Watteau, et reparaissant en 1725 dans les «Figures françoises de modes» dessinées par Octavien [462], la grande robe partant du dos, presque de la nuque, où elle fronce comme un manteau d'abbé, du reste libre dans son ampleur, presque sans forme, flottant comme une large robe de chambre [463] ou comme un domino étoffé qui laisserait échapper les bras nus d'engageantes de dentelles. Voyez les Iris et les Philis du peintre de Troy: elles sont toutes vêtues de ce costume du matin qui se garnit de boutons et de boutonnières en diamants, aussitôt que sont retirées les ordonnances sur les pierreries du 4 février et du 4 juillet 1720 [464]. Sur la tête, elles n'ont qu'un petit bonnet de dentelle aux barbes retroussées dans la coiffe, pliées en triangle, avançant en pointe sur une coiffure basse à petites boucles toutes frisées; ou bien elles portent le coqueluchon, qui sera plus tard la Thérèse. Au cou, elles ont une collerette à grands plis tombants, ou bien un fichu qui joue sur la peau, ou encore un fil de perles. Puis, de la gorge jusqu'au bout des mules à fleurettes relevant de la pointe et sans talons, la grande robe enveloppe et cache tout le corps de la femme dans les flots de l'étoffe; au corsage seulement, elle laisse voir, en s'entr'ouvrant, les nœuds de rubans du corset disposés souvent en échelle au-dessous du parfait contentement. La femme ne semble pas tenir à cette robe immense, si lâche, et qui va en s'évasant si largement autour d'elle. Et elle a trouvé le secret d'être voilée sans être habillée dans ce costume sans adhérence, débordant à droite et à gauche, roulant sur les lignes du corps ainsi qu'une onde, détaché de ses membres et cependant suivant ses mouvements à peu près comme la mule avec laquelle joue le bout de son pied.

Cette toilette, avec son incroyable déploiement de jupe, représente le panier dans l'ampleur, la grandeur, l'énormité de son développement. Le panier, que les princesses du sang vont bientôt porter si large qu'il leur faudra un tabouret vide à côté d'elles [465], le panier commence à grandir sur le modèle des paniers de deux dames anglaises venues en France en 1714; et chaque année, il est devenu plus usité, plus exagéré, plus extravagant. Il s'est étoffé de façon à couvrir les grossesses de la Régence: il s'est répandu par toute la France, comme un masque de débauche, pendant ces jours de folie. Une caricature de 1719 nous montre une foire de boutiques et d'étalages de paniers que marchandent et se disputent des bourgeoises trompant leurs maris pour en acheter, des cuisinières «ferrant la mule» pour en avoir un, des montreuses de marmottes, et même des vieilles dont le pas traînant s'aide d'une béquille [466]; car c'est une fureur dont l'âge ne préserve pas, et qui atteint dans ce siècle jusqu'aux centenaires: le journal de Verdun du mois d'octobre 1737 n'annonce-t-il pas que Louise de Bussy, âgée de cent onze ans, est morte d'une chute faite en voulant essayer un panier? Après la caricature viennent les satires, les chansons, les canards, «la Poule Dinde en falbala» et la «Mie Margot» qui compare l'élégante, avec sa tête très-tignonnée, son corps fluet, sa carrure, à un oranger en caisse; et ce refrain court les rues:

Là, là, chantons la pretintaille en falbalas,

Elles tapent leurs cheveux;

L'échelle à l'estomac,

Dans le pied une petite mule

Qui ne tient pas,

Habit plus d'étoffe

Qu'à six carrosses

Pretintailles [467]

Après les chansons, arrive la comédie; et dans les Paniers de la vieille précieuse (1724), l'on entend Arlequin costumé en marchande de vertugadins et de paniers crier: «J'ay des bannes, des cerceaux, des paniers, des vollans, des criardes, des matelas piqués, des sacrissins. J'en ay de solides qui ne peuvent se lever pour les prudes, de plians pour les galantes, de mixtes pour les personnes du tiers état... J'en ay, grâce à Dieu, de toutes les espèces, à l'angloise, à la françoise, à l'espagnole, à l'italienne... J'en fais en cerceaux de porteur d'eau pour les tailles rondelettes, en bannes pour les minces, en lanternes pour les Vénus...» Mais la mode était sourde à toutes ces railleries. Elle résistait même aux condamnations de l'Église mettant dans la bouche de ses prédicateurs et de ses docteurs des anathèmes à la Menot, appelant les porteuses de paniers «guenuches» et «huissiers de diable». Et les curés de paroisse avaient beau, du haut de la chaire, représenter aux femmes, non-seulement tout le scandale, mais encore tout le ridicule de leur costume, les comparer à des porteuses d'eau ayant deux seaux sous leurs jupes, ou à des tambourineuses cachant un tambour de chaque côté d'elles, les femmes continuaient à fréquenter les églises, à revenir aux sermons en tenant leurs paniers à deux mains, et en laissant voir un cercle de bois sous leur jupe «arrogante et fastueuse [468]». Convaincues que cet arrangement donnait à leur taille l'élégance et la majesté, à toute leur personne un air de rondeur opulente, elles couraient à toutes les inventions de paniers que mettait au jour l'imagination des faiseurs et des faiseuses. Et que de formes, que de façons de paniers! Il y en avait en gondole: c'étaient ceux-là qui faisaient ressembler les femmes à des porteuses d'eau; d'autres, n'étant pas plus larges en bas qu'en haut, donnaient l'apparence d'un tonneau. Il y en avait qu'on appelait cadets, parce qu'ils n'avaient pas la grandeur légitime: ils descendaient de deux doigts seulement au-dessous du genou. Les paniers à bourrelets avaient au contraire au bas un gros bourrelet qui évasait la jupe. Aux paniers à guéridon, on préférait d'ordinaire les paniers à coudes, paniers plus larges par le haut, formant mieux l'ovale, et sur lesquels les coudes pouvaient se reposer: ces paniers avaient cinq rangs de cercles, dont le premier s'appelait le traquenard [469], c'est-à-dire trois rangs de moins que les paniers à l'anglaise. Pour les criardes, ainsi nommées du bruit de leur toile gommée, elles n'étaient portées que par les actrices sur le théâtre et les dames du plus grand air. D'ailleurs, elles disparaissent bientôt dans la mode définitive du panier appelé proprement panier à cause de sa ressemblance avec l'espèce de cage où l'on met la volaille. Au milieu du siècle, le panier était fait d'une jupe de toile sur laquelle on appliquait des cercles de baleine [470].

Cependant la caricature continue sa guerre à coups de crayon contre «les troussures équivoques». En 1735, elle dessine la distribution des paniers à la mode par ma mie Margot aux environs de la ville de Paris [471], où se voient des paniers de trois aunes. Mais la pauvre gravure n'a pas grand succès. Elle tire si peu qu'avec quelques changements et la rajoute d'une couronne sur la tête de ma mie Margot, elle reparaît en 1736 comme une figuration allégorique de la réunion de la Lorraine à la France. Le temps devait mieux que la caricature ruiner la mode des paniers. En 1750, on ne voyait plus guère que des jansénistes [472], c'est ainsi qu'on appelait les demi-paniers. Une dizaine d'années après, un faiseur honoré de la clientèle de la plupart des grandes dames de la cour, l'homme qui avait inventé des robes ornées de fleurs artificielles dont chacune avait l'odeur d'une fleur naturelle, le sieur Pamard portait le dernier coup aux paniers par la création des considérations soutenant gracieusement la robe, sans le secours d'un certain nombre de jupons ou d'un panier [473]; et les considérations faisaient disparaître les jansénistes, uniquement réservés aux cérémonies de la cour.


Les jansénistes! la Mode du temps a l'habitude de ces appellations singulières, échos moqueurs des passions d'un temps. Événements et scandales, toutes les grandes et petites choses qui firent battre le cœur ou sourire l'ironie de la France, ont comme une trace de leur bruit, comme une lueur d'immortalité, dans ces riens légers et volants, un ruban, un bonnet, une coiffure, baptisés avec un nom fameux ou ridicule, avec une victoire ou un désastre, avec une joie publique ou une vengeance nationale, avec un mot, un sentiment, une idée, un engouement, l'occupation ou le jouet de l'imagination d'un peuple. Les couleurs de l'Histoire portées par la Folie, voilà la mode, voilà cette mode par excellence: la mode du dix-huitième siècle.

Dès le commencement du siècle, la mode touche à l'intérêt du moment. A la suite du procès du père Girard, paraissent les rubans à la Cadière, dont il existe trois échantillons dans les portefeuilles de la Bibliothèque impériale: dans l'un on voit la Cadière donnant un petit coup sur la joue du Révérend; un autre montre la Cadière et le père Girard en buste, séparés par une pensée. Et des éventails succèdent aux rubans. De l'incendie qui avait brûlé trente-deux rues à Rennes en 1721, il était sorti des bijoux et des parures de femmes, faits des pierres calcinées et des vitrifications du feu [474]. Quand vient Law et son système, on invente les galons «du système». Un terme, le terme «d'allure» court-il tout à coup de bouche en bouche, en 1730? vite, ce sont des éventails et des rubans à l'allure, si goûtés qu'on les porte même pendant le deuil pris à la cour pour la mort du roi de Sardaigne. Le passage du Rhin effectué par le maréchal de Berwick et les troupes du Roi, le 4 mai 1734, est célébré par les taffetas du passage du Rhin, ondés comme l'eau d'un fleuve, et par les rubans du passage du Rhin, qui font voir, dessiné grossièrement et comme tatoué sur la soie, un mousquetaire blanc ou bleu de ciel entre une tente blanche et une tente couleur rubis ou émeraude.

Sur le goût de la reine Marie Leczinska pour le jeu du quadrille, il naît des rubans nommés quadrille de la reine. En 1742, l'apparition d'une comète amène toute une mode à la comète. Quelques années après, la venue d'un rhinocéros en France met toute la mode au rhinocéros [475]. Et que de modes disparues, emportées par le caprice qui les avait apportées, absorbées par une de ces grandes modes générales, une de ces modes à la Pompadour qui embrassent toutes les fanfioles de la toilette, et dont on peut voir l'étendue et l'universalité dans la brochure publiée à la Haye sous ce titre: La Vie à la Pompadour, ou la quintessence de la mode, revue par un véritable Hollandois! Fontenoy fait naître des cocardes, Lawfeld des chapeaux [476]. On voit des bonnets à la Crevelt, des rubans à la Zondorf et des éventails à la Hokirchen [477]. Les querelles du Parlement font naître le parlement, espèce de fichu en taffetas avec capuce [478]. Vers 1750, l'abandon par l'architecture du style rocaille pour le style grec, la construction du Garde-Meuble amène cette première furie du goût antique qui met à la grecque les toilettes et les coiffures de la femme; grande mode, que raille Carmontelle avec ses projets d'habillements d'hommes et de femmes uniquement composés d'ornements de cinq ordres grecs employés dans la décoration des édifices [479]. En 1768, la débâcle de la Seine fait paraître chez les modistes les bonnets à la débâcle. Linguet est-il rayé du tableau des avocats? On ne vend plus que des étoffes, des rubans rayés [480]. Que dans un Mémoire Beaumarchais immortalise la silhouette de Marin, la mode invente aussitôt le quesaco que Mme du Barry est presque la première à porter. Qu'à l'avénement de Louis XVI l'espérance du peuple salue la résurrection d'Henri IV, les tailleurs et les couturières cherchent à remettre en honneur le costume à la Henri IV. En mai 1775, les troubles venus à la suite de la cherté et de la disette du blé font imaginer les bonnets à la révolte [481]. En novembre 1781, la naissance du Dauphin met en vogue la nuance caca Dauphin, et change en Dauphins les Jeannettes que toutes les femmes portaient au cou [482]. Le ministère de Turgot répand, dans le monde des femmes qui prennent du tabac, les tabatières à la Turgot qu'on appelle platitudes. Le ministère ballotté de Monteynard inspire l'idée des écrans à la Monteynard, établis sur une base mobile mais plombée, et se relevant d'eux-mêmes [483]. Plus tard, un bonnet sans fond est un bonnet à la caisse d'escompte, un bonnet envolé est un bonnet à la Montgolfier. Bientôt, sur l'éventail porté par les dévotes elles-mêmes, Figaro va paraître à côté de la chanson des ballons [484]. Et ce siècle, qui commence par les rubans à la Cadière, finira par les rubans à la Cagliostro où l'on verra des pyramides sur fond rose [485].


Nous avons laissé la mode à de Troy; reprenons-la à Lancret: nous la retrouverons dans les deux belles pièces gravées d'après lui par Dupuis, le Glorieux et le Philosophe marié. La coiffure est toujours une coiffure basse sur laquelle est jeté, avec quelques fleurs, un petit bonnet de dentelle s'envolant de chaque côté et pointant sur le front. La femme porte au cou trois rangs de perles d'où pend une grosse perle, et d'où descend en rivière le collier glissant entre deux seins et faisant sur le corsage deux ou trois nœuds lâches. Le corsage s'ouvre sur un corps garni d'une échelle de rubans. Au côté gauche, la femme porte un de ces énormes bouquets, un de ces fagots de fleurs qui montent au-dessus de l'épaule. Des manchettes d'Angletere à trois rangs avancent sur ses bras, sur ses gants qui vont jusqu'aux coudes. Sa robe fermée, tombant à plis larges, solides et superbes, est chargée, ornementée, agrémentée de dessins en chenille et en plumetis relevés de gros nœuds. Parfois, elle est faite d'une de ces étoffes que montrent à Versailles les portraits de Marie Leczinska, d'un de ces brocarts de pourpre et d'or [486] qui mettent au corsage de la femme les rayons d'une cuirasse et sèment sur sa jupe les pivoines et les coquelicots épanouis, les soleils en feu, les grappes de raisin, comme une orfévrerie de fleurs, de fruits, de feuilles, de branchages, de torsades et de ramages, versée sur un tapis de soie. Souvent aussi sa robe est de ce joli satin gris de lin et or dont Nattier aime à habiller ses modèles et l'auteur d'Angola ses héroïnes; ou bien ce sera un brocart bleu rayé argent avec un corset de même couleur, un jupon de satin blanc à dentelle et franges d'argent, une jupe pareille à la robe avec dentelle d'Espagne et campagne d'argent: et la jupe en se relevant laissera voir un bas de soie noire avec un fil d'argent sur les côtés et le derrière, un soulier de maroquin noir avec une tresse d'argent et une boucle de diamants. Une coquetterie fastueuse; un étalage de richesse, une majesté de magnificence, un ensemble de raideur, de grandeur et de splendeur, tels sont les caractères de cette toilette parée de la femme, le grand habit de la Française du dix-huitième siècle, qui, malgré toutes les innovations de détails et d'ornementation, conserve un aspect et des lignes consacrés, se règle sur un patron d'étiquette, et garde jusqu'au dernier jour de la monarchie une forme traditionnelle, presque hiératique. Un recueil de modes va nous en donner le dessin, l'exemple et le type.

Dans l'habillement appelé proprement le grand habit à la françoise, la robe décolletée et busquée, plissée par derrière, sans aucun pli par devant, faisait paraître le corps isolé et comme au centre d'une vaste draperie représentée par la jupe. La robe, qui n'était plus la robe fermée et d'une seule pièce, s'ouvrait en triangle sur une sorte de robe de dessous, en évasant de chaque côté du triangle une large bande appelée parement, toute bouillonnée, coupée par des barrières, enjolivée de glands et de bouquets de fleurs. Le falbala, c'est-à-dire le triangle formé par la robe de dessous laissée à jour, était coupé par des barrières en croissant; un bouquet, tenu en arrêt par un gland flottant, faisait son milieu. Les manches courtes de la robe avaient des manchettes à trois rangs. Du dos, une collerette ou médicis de blonde noire s'élevait et en enveloppait la nuque. L'arrangement de la tête répondait à cette toilette imposante, théâtrale et royale tout à la fois: la femme était coiffée à la physionomie élevée, avec quatre boucles détachées, et le confident abattu devant l'oreille gauche [487]; elle avait des perles aux oreilles et un rang de perles mis en bandeau se balançait sur ses cheveux.

Que d'inventions pourtant dans ce cadre invariable! Que de fantaisies, que de recherches de goût, quel génie de luxe variant sans cesse cette toilette réglée et fixée, ajoutant encore à son faste! C'étaient des robes de satin blanc broché, cannelé et rayé, couvertes de rosettes lamées or et chenille; des robes lamées d'argent et semées de fleurs, ornées de bouquets de plumes lilas et argent; des robes aux guirlandes de roses brodées en nœuds de paillons roses, et pailletées d'or et d'argent; des robes au fond d'argent rayé de grosses lames d'or, rebrodé et frisé d'or avec des guirlandes d'œillets et des paillettes d'or nué; des robes de satin mosaïque, pailletées d'argent, rayées et guillochées d'or avec des guirlandes de myrte. C'étaient des robes où la mode un moment mettait en garniture la dépouille de quatre mille geais, des robes où Davaux faisait courir des broderies resplendissantes, où Pagelle, le modiste des Traits galants, jetait les blondes d'argent, les barrières de chicorée relevées et repincées avec du jasmin, les petits bouquets attachés avec des petits nœuds dans le creux des festons, et les bracelets et les pompons [488], et tous les prodigieux enjolivements qui faisaient monter une robe au prix de 10,500 livres, qui en faisaient payer une à Mme de Matignon 600 livres de rentes viagères à sa couturière [489]!—moins cher peut-être que la duchesse de Choiseul ne payait celle qu'elle se faisait faire pour le mariage de Lauzun: une robe de satin bleu, garnie en martre, couverte d'or, couverte de diamants, et dont chaque diamant brillait sur une étoile d'argent entourée d'une paillette d'or [490].

Cependant cette mode de parade, de magnificence, d'éclat, imposée par l'étiquette aux femmes de la cour, ne se soutient que par la tradition. Elle lutte, depuis le commencement jusqu'à la fin du siècle, contre une mode contraire qui chaque jour gagne du terrain. L'imagination de parure, le véritable goût de la femme est tourné, pendant tout ce temps qui recherche les habillements de toile peinte [491], vers la coquetterie du déshabillé, vers le charme du négligé. Son ambition, son rêve, son effort, est de paraître avant tout une femme à son lever. Il lui semble qu'à cela elle aura plus de profit; et elle se décide à revenir aux grâces naturelles par mille petites raisons d'une finesse si ténue et d'une rouerie si savante que Marivaux seul a pu les pénétrer et les démêler. Avec le négligé, elle sera moins belle, mais plus dangereuse. Elle sera, selon l'expression du temps, moins précieuse, mais plus touchante. Elle plaira sans secours étranger, par elle-même, ou du moins par ce qui la déguise le moins. Elle pourra dire: Me voilà telle que la nature m'a faite. Ce qu'elle laissera voir comme par négligence, par mégarde, aura le charme irritant d'une copie modeste et voilée de l'original; et le voile qu'elle gardera sera si léger, si transparent, qu'il ne sera presque pas un obstacle pour l'imagination de l'homme [492].

Que l'on suive en dehors de ses formes de représentation et de convention le costume féminin dans le dix-huitième siècle: ce costume tend au négligé dès les premières années du règne de Louis XV. La femme cherche la liberté, l'aisance, le piquant et le provoquant du déshabillé, qu'elle n'ose encore afficher, dans la mode intime de l'intérieur et de la chambre. Vous la trouvez chez elle dans un manteau de mousseline collant sur un corset décolleté, dans un jupon court dont les falbalas découvrent le bas de la jambe. Un désespoir couleur de rose, noué coquettement sous son menton, remonte en fanchon sur son charmant battant l'œil [493]. Ou bien, coiffée d'un bonnet rond du plus beau point du monde, monté avec des rubans couleur de rose, elle laisse voir, sous un manteau de lit de la plus fine étoffe, un corset garni sur le devant et sur toutes les coutures d'une dentelle frisée, mêlée d'espace en espace de touffes de soucis d'hanneton [494] aux couleurs des rubans de son bonnet, aux couleurs des nœuds de ses manchettes, couleur de rose comme toute sa toilette, comme les garnitures de son lit, de son couvre-pied, de ses oreillers. Car la fontange, cette mode qui commence par une jarretière nouée autour d'un bonnet, est aujourd'hui la mode de toutes choses. De la tête, où l'ont remplacée les fleurs et les diamants, elle est descendue et s'est répandue sur tout le corps et dans toute la toilette de la femme; elle enrubanne d'un bout à l'autre les habillements parés ou négligés: elle est de toute la toilette, cet ornement obligé et cet achèvement suprême que le dix-huitième siècle appelait petite oye [495].

Peu à peu la femme s'enhardit au négligé. Elle commence les renouvellements de son costume, avant le règne de Louis XVI, par les robes à la Tronchin, par ces robes à la Hollandoise apportées en France, selon la chronique, par la belle Mme Pater. Elle fait fête à tout ce qui découvre sa taille, à tout ce qui lui ôte l'air «d'une mouche à miel ambulante [496]»; et de là bientôt la vogue universelle des polonaises, des circassiennes, des caracos, des lévites et des chemises adoptés par les femmes de toutes les conditions, appropriés à chaque rang et dont le perpétuel changement vidait la bourse de tous les maris. Les caracos, pris aux bourgeoises de Nantes lors du passage du duc d'Aiguillon en 1768, arrivent les premiers. Porté d'abord très-long, puis coupé à l'ouverture des poches du jupon, le caraco, plissé dans le dos comme la robe à la française, n'est au fond que le haut de cette robe. C'est un costume de promenade que les femmes portent en tenant d'une main une haute canne d'ébène à pomme d'ivoire, en serrant de l'autre sous leur bras un petit chien au toupet relevé par une bouffette de faveur rose [497]. Au caraco succède la polonaise galante et leste, portée comme petite toilette du matin ou de campagne. La polonaise était une sorte de robe de dessus, agrafée sous le parfait contentement, retroussée par derrière, tantôt la queue épanouie, tantôt la croupe arrondie avec les ailes très-étendues. Généralement on la faisait en taffetas des Indes à petites raies, garnie de gaze unie, d'un volant de gaze bouillonnée, et de sabots de gaze bouillonnée aux manches. Ajoutez à cette toilette un chapeau en tambour de basque, le collier de gaze à garniture frisée, le nœud sur le devant: voilà la toilette complète. Il y avait encore la polonaise d'hiver, polonaise à poche et à coqueluchon décorée d'un grand volant et de sabots à petits bonshommes. Un petit manchon [498], un chapeau à la biscaïenne à trois plumes d'autruche, le cordon de montre sur le ventre, garni de bouffettes de cheveux et d'or avec des apanages en breloque, accompagnaient celle-ci. Puis venait la polonaise à sein ouvert, indiscrète et voluptueuse, laissant entrevoir la gorge à demi voilée par un fichu de gaze replié. A ces polonaises, il faut ajouter les demi-polonaises, ou polonaises à la liberté, que l'on copiait sur les bas de la robe inventés depuis longtemps par les dames de la cour, obligées par étiquette de paraître en public le matin: la demi-polonaise était simplement une jupe sur laquelle on attachait une queue de polonaise retroussée à l'ordinaire, et qui donnait à une femme l'air d'être habillée lorsqu'elle ne l'était pas. La circassienne, taillée sur la soubreveste à longues manches de la Circassie, s'écartait peu du dessin de la polonaise. On la faisait le plus généralement d'une robe de gaze à trois brandebourgs d'or, relevée par des bouquets de fleurs, ouvrant sur une jupe qui voilait une jupe de dessous de couleur différente: la couleur de cette jupe de dessous était rappelée par la pointe de la soubreveste. On ne jetait rien, ni mantelet, ni fichu, ni bouffante, sur cette toilette aérienne, faite pour les grandes chaleurs de l'été et livrant au regard le sein nu. Quelques élégantes y ajoutaient seulement un collier en or et cheveux tombant avec deux glands dans les brandebourgs. Pour la coiffure de ce costume, c'était un chapeau à la coquille ou au char de Vénus [499]. Après les circassiennes, les couturières retrouvaient la robe de la tribu consacrée à la garde de l'arche, la robe dont les plis balayaient le pavé du temple de Jérusalem [500], la lévite, simple fourreau qui enveloppait le corps en en dessinant les formes. La vicomtesse de Jaucourt essayait de la relever par une queue bizarrement tortillée; mais son invention faisait un tel attroupement au Jardin du Luxembourg que les suisses de Monsieur la priaient de sortir [501], et la lévite à queue de singe ne durait qu'un jour. Enfin paraissaient les chemises, cette mode qui semble être le premier essai et le commencement d'audace des modes du Directoire: les chemises à la Jésus, les chemises à la Floricourt, les chemises doublées en rose, avec lesquelles les femmes jouaient la nudité [502].


Le goût de la France plane et vole alors sur l'étranger, sur toute l'Europe. Toute l'Europe est à la françoise. Toute l'Europe est asservie et soumise à nos modes, tributaire de notre art, de notre commerce, de notre industrie; séduction, domination sans exemple du génie français que la Galerie des modes attribue non au caprice, mais «à l'esprit inventif des dames françoises pour tout ce qui concerne la parure et surtout à ce goût fin et délicat qui caractérise les moindres bagatelles échappées de leurs mains». Toute l'Europe a les yeux tournés vers la fameuse poupée de la rue Saint-Honoré [503], poupée de la dernière mode, du dernier ajustement, de la dernière invention, image changeante de la coquetterie du jour figurée de grandeur naturelle [504], sans cesse habillée, déshabillée, rhabillée au gré d'un caprice nouveau, né dans un souper de petites maîtresses, dans la loge d'une danseuse d'Opéra ou d'une actrice du Rempart, dans l'atelier d'une bonne faiseuse [505]. Répétée, multipliée, cette poupée

modèle passait les mers et les monts; elle était expédiée en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne: de la rue Saint-Honoré, elle s'élançait sur le monde et pénétrait jusqu'au sérail. Et lorsque les journaux de modes se fondent, ces journaux spéculent bien plus sur cette clientèle de l'Europe que sur le public français. Leur ambition, leur espérance est de remplacer la poupée de la rue Saint-Honoré, et leur préface annonce «que, grâce à eux, les étrangers ne seront plus obligés à faire des poupées, des mannequins toujours imparfaits et très-chers qui ne donnent tout au plus qu'une nuance de nos modes [506]

Dans ce triomphe universel, tyrannique, absolu du goût français, quelle fortune des marchands, des marchandes, et des grandes faiseuses! Quel gouvernement que celui d'une Bertin appelée par le temps «le ministre des modes»! Et quelles vanités, quelles insolences d'artistes! Les anecdotes et les souvenirs du siècle nous ont gardé sa réponse à une dame, mécontente de ce qu'on lui montrait: «Présentez donc à madame des échantillons de mon dernier travail avec Sa Majesté [507];» et son mot superbe à M. de Toulongeon se plaignant de la cherté de ses prix: «Ne paye-t-on à Vernet que sa toile et ses couleurs [508]?» C'est le temps des grandes fortunes de la mode, le temps où l'on parle de la société de la marchande de rouge de la Reine, du cercle de Mme Martin au Temple [509]. Nous entrons dans le règne des artistes en tout genre, des modistes de génie, aussi bien que des cordonniers sublimes, uniques pour monter un pied et le faire valoir, lui donner la petitesse, la grâce, la tournure, la «lesteté» si vantée, si goûtée, si souvent chantée par le dix-huitième siècle, le je ne sais quoi enfin de ce pied de Mme Lévêque, la marchande de soie à la Ville de Lyon, qui inspire à Rétif de la Bretonne le Pied de Fanchette [510]. Du pied de la femme, l'adoration du temps va aux hommes qui la chaussent avec ces charmants souliers de toutes couleurs, à bouffettes, à languettes, à boucles, à broderies, avec ces souliers de droguet blanc aux fleurs d'or, ou ces souliers au venez-y-voir garni d'émeraudes [511]. Et voulez-vous l'air, le train, le ton de ces ouvriers gâtés par la mode et qui n'ont plus d'autre modestie que l'impertinence d'un petit-maître? Allant commander chez l'un d'eux une paire de souliers pour une dame qui était à la campagne, le chevalier de la Luzerne est introduit dans un cabinet charmant. Il y admire une commode du travail le plus riche, garni dans ses compartiments de portraits des premières dames de la cour: c'est la princesse de Guéménée, c'est Mme de Clermont. Tandis qu'il s'extasie: «Monsieur, vous êtes bien bon de faire attention à ces choses-là,» dit en entrant, dans le négligé le plus galant, l'artiste, le grand Charpentier. Et comme M. de la Luzerne s'exclame: «Ah! quel goût, quelle élégance!—Monsieur, vous voyez, reprend Charpentier, c'est la retraite d'un homme qui aime à jouir... Je vis ici en philosophe. Ma foi! Monsieur, il est vrai que quelques-unes de ces dames ont des bontés pour moi, elles me donnent leurs portraits; vous voyez que je suis reconnaissant, et que je ne les ai pas mal placés.» Puis sur le modèle de souliers que lui présente le chevalier: «Ah! je sais ce que c'est, je connais ce joli pied, on ferait vingt lieues pour le voir; savez-vous bien qu'après la petite Guéménée, votre amie a le plus joli pied du monde?» Et comme le chevalier va se retirer: «Sans façon, si vous n'êtes pas engagé, restez à manger la soupe. J'ai ma femme qui est jolie, j'attends quelques autres femmes de notre société fort aimables, nous jouons Œdipe après dîner... [512]» Et cette impertinence suprême, Charpentier n'est pas seul à l'avoir, il la partage avec ses rivaux, avec Bourbon, le cordonnier de la rue des Vieux-Augustins qui fournit la cour et chausse le joli pied de Mme de Marigny. En habit noir, en veste de soie, en perruque bien poudrée, il faut entendre celui-ci dire à une grande dame: «Vous avez un pied fondant, Mme la marquise...» Et de quel air, il prend le soulier fait par son devancier et lance le mot de mépris: «Mais où avez-vous été chaussée [513]

Qu'est pourtant cet orgueil, cette fortune du cordonnier du dix-huitième siècle, auprès de l'orgueil et de la fortune du coiffeur? C'est une vanité, une importance non-seulement d'artiste, mais d'inventeur, qui semble dépasser les prétentions de l'artiste en chaussure de toute la hauteur qu'il y a du pied à la tête de la femme. Le coiffeur! Il se juge, il s'appelle «un créateur» dans ce temps où, de toutes les modes, la mode des cheveux est celle qui vieillit le plus vite,—si vite que Léonard avait pris l'habitude de dire autrefois pour hier!

En 1714, à un souper du Roi à Versailles, les deux dames anglaises dont on allait copier les paniers, attiraient les regards du Roi avec leurs coiffures basses qui avaient fait scandale et manqué de les faire renvoyer. Il tombait de la bouche du Roi que si les Françaises étaient raisonnables, elles ne se coifferaient pas autrement. Le mot était recueilli; et la nuit se passait à retrancher aux coiffures trois étages de cornettes; on ne leur en laissait qu'un qu'on abaissait encore, de façon que le lendemain les femmes de la cour assistaient à la messe du Roi avec des coiffures à la mode anglaise, sans souci du rire des dames à haute coiffure qui n'étaient pas dans le secret de la veille. Un compliment adressé par le Roi, au sortir de la messe, aux dames qui avaient fait rire achevait la métamorphose de la cour: toutes les hautes coiffures disparaissaient [514].

Les femmes étaient amenées par cette mode des coiffures basses à se faire couper les cheveux à trois doigts de la tête. Elles rejetaient leur cornette, l'attachant seulement avec des épingles au haut de la tête très en arrière, et se faisant friser en grosses boucles à l'imitation des hommes; elles appelaient à les coiffer des perruquiers d'hommes. Mme de Genlis se trompe, lorsqu'elle parle de Larseneur comme du premier coiffeur qui coiffa des femmes se résignant à laisser la main d'un homme toucher à leurs cheveux le jour de leur présentation. Larseneur eut un précurseur, un précurseur célèbre appelé d'un nom prédestiné; Frison, mis au jour par Mme de Cursay, mis en vogue par Mme de Prie; Frison, le perruquier à la mode, l'habile homme qui avait seul la confiance des femmes de la cour, le coiffeur par excellence auquel s'adressait la Dodun, la femme du contrôleur général, enflée de son marquisat tout frais, le marquisat d'Herbault, et se moquant de la chanson:

La Dodun dit à Frison:

Coiffez-moi avec adresse,

Je prétends avec raison

Inspirer de la tendresse.

Tignonnez, tignonnez, bichonnez-moi,

Je vaux bien une duchesse,

Tignonnez, tignonnez, bichonnez-moi,

Je vais souper chez le Roi!

Et ce Frison, qui ne fit pas d'élèves, fit tant de jaloux qu'on vit Guigne, le barbier du Roi, se déguiser en laquais de Mme de Resson pour surprendre son secret et le voir à l'œuvre; mais Frison le reconnut, et le mystifia en coiffant la dame le plus mal qu'il put [515]. A Frison succède Dagé, lancé par Mme de Châteauroux, protégé par la Dauphine, belle-fille de Louis XV, Dagé à qui Mme de Pompadour fut obligée de faire des avances pour obtenir d'être coiffée par lui. Ce fut lui qui répondit à la favorite lui demandant la raison de sa réputation: «Je coiffais l'autre,» un mot qui fit fortune dans l'entourage de la Dauphine [516].

Ce grand succès, cette gloire des premiers coiffeurs de dames furent, il faut le dire, achetés à peu de frais, et l'on exigea des coiffeurs de la fin du dix-huitième siècle de bien autres talents que les talents de Frison, tournant sans cesse dans le même cercle de simplicité, ne s'exerçant que sur des coiffures sans apprêt, et se pliant presque servilement à la nature. En effet, pendant tout le commencement du dix-huitième siècle, l'arrangement de la tête est presque stationnaire [517]: il consiste presque uniquement dans une coiffure basse aux boucles frisées sur laquelle on jette une plume, un diamant, un petit bonnet à plumes pendantes [518]. L'abandon des boucles frisées et une élévation presque insensible de la coiffure qui reste plate, c'est tout le changement qu'y amène le temps, jusqu'à la venue du révélateur qui commence la grande révolution des modes de la tête: Legros paraît. De la cuisine, des fourneaux du comte de Bellemare, il s'élève à cette académie où il tient trois classes, où il montre, pour valets de chambre, femmes de chambre, coiffeuses, cet art de coëffer à fond, auquel on se faisait la main sur la tête de jeunes filles du peuple qu'on payait vingt sols [519]. Dès 1763, il s'annonce, il affiche ses principes avec trente poupées toutes coiffées exposées à la foire Saint-Ovide. En 1765, cent poupées exposées chez lui montrent comme le corps de doctrine de ce nouvel art basé sur la proportion de la tête et l'air du visage. La même année, il publie son Art de la coëffure des dames françoises, où il se vante de l'invention de quarante-deux coiffures applaudies par la cour et la ville, et où il démontre par vingt-huit estampes tous les heureux contrastes que peuvent faire, avec un tapé dans la coiffure encore basse et aplatie, les boucles biaisées, les boucles en marrons, les boucles brisées, les boucles en béquilles, les boucles frisées imitant le point de Hongrie, les boucles renversées, les boucles en coquilles, les boucles en rosette, les boucles en colimaçon [520], coiffures maigres et compliquées qui semblent faire descendre une dragonne et ses deux boucles déroulées sur une épaule d'une tête d'impératrice romaine à petites frisures. Mais c'est un essor qui commence, c'est le premier vol de la mode nouvelle, c'est le point de départ des inventions et des théories qui vont approprier la parure à ce nouveau caractère de la grâce, la physionomie de chaque femme. Une philosophie de la toilette va donner à la coquetterie des conseils et des lois d'esthétique. Le siècle est en train de découvrir que la toilette d'une belle femme doit être entièrement épique, épique comme la Muse de Virgile, débarrassée de toute espèce de chiffon, de tout pomponnage, de tout ce qui ressemble aux concetti modernes, absolument contraire en un mot à la toilette de la jolie femme. Que le charme d'une femme vienne d'un certain air, d'un rien répandu dans toute sa personne, de ce qu'on est convenu d'appeler «le je ne sais quoi», elle est indigne de plaire, si elle ne cherche toutes les fantaisies susceptibles d'agrément, si elle ne montre dans son ajustement tantôt le goût du sonnet, tantôt le goût du madrigal ou du rondeau, et le piquant même de l'épigramme, toutes les grâces du petit genre faites pour sa mine chiffonnée et ses yeux sémillants [521].

En 1763, la même année où Legros exposait ses poupées à la foire Saint-Ovide, paraissait l'Enciclopédie carcassière, ou tableau des coiffures à la mode gravées sur les desseins des petites-maîtresses de Paris, un petit livre devenu aujourd'hui une rareté. Était-ce une ironie que ce livre baroque qui avait pour sous-titre: Introduction à la connoissance intime des allonges, pompons, papillottes, blondes, marlis, carmin, blanc de céruse, mouches, grimaces pour pleurer, grimaces pour rire, billets doux, billets amers et toute l'artillerie de Cupidon. L'Encyclopédie carcassière était ornée de quarante-quatre coiffures dont les plus curieuses étaient: à la Cabriolet, à la Maupeou, à la Baroque, à l'Accouchée, à la Petit-Cœur, à la Pompadour, à la Chausse-Trappe, à la Jamais vu.

Ainsi renouvelé dans son principe, l'art de la coiffure devient le champ des imaginations et des émulations. On voit se lever la célébrité d'un autre coiffeur de dames, Frédéric, qui fait une terrible concurrence à l'ex-cuisinier, dont les dames du grand air n'ont jamais voulu reconnaître le goût; d'ailleurs elles lui gardent rancune d'avoir révélé qu'elles perdaient une grande partie de leurs cheveux par leur paresse à peigner leur chignon natté, gardé par elles souvent huit ou quinze jours sans un coup de peigne. Les coiffures de Legros sont bientôt abandonnées aux filles, aux courtisanes, et Legros lui-même disparaît au milieu de tous les coiffeurs en veste rouge, en culotte noire, en bas de soie gris [522] qui percent, remplissent Paris, coiffent à Versailles. La vogue en est si grande, le nombre en croît tellement que le corps des perruquiers en possession du privilége de coiffer les dames fait mettre à l'amende et emprisonner plusieurs coiffeurs. Aussitôt paraît un Mémoire des coiffeurs des dames de Paris contre la communauté des maîtres barbiers, perruquiers, baigneurs, étuvistes, mémoire assimilant l'art libéral du coiffeur de dames à l'art du poëte, du peintre, du statuaire, énumérant tout ce qu'il lui faut de talents, «de science du clair obscur», de connaissance des nuances, pour concilier la couleur de l'accommodage avec le ton de chair, pour distribuer les ombres, pour donner plus de vie au teint, plus d'expression aux grâces. Ce mémoire où les coiffeurs se réclamaient d'un astre, la chevelure de Bérénice, était

appuyé par un poëme: l'Art du coiffeur des dames contre le méchanisme des perruquiers à la toilette de Cythère, 1765, qui demandait qu'on laissât croupir les perruquiers, «ces mécaniques ouvriers, dans la crasse,

Entre le savon et la tignasse.»

Suivait bientôt un second mémoire où les coiffeurs des dames de Paris, se portant au nombre de 1,200, et se donnant le titre de «premiers officiers de la toilette d'une femme», arguaient contre les perruquiers de la fréquence de changement des garçons perruquiers passant à chaque instant d'une boutique à une autre, et ne présentant par là nulle garantie suffisante pour un ministère de confiance tel que le leur. La querelle devenait un gros procès dans lequel entraient jusqu'aux coiffeuses. Un mémoire se publiait à Rouen où les Coëffeuses, bonnetières et enjoliveuses, réclamant l'exécution des statuts rédigés en leur faveur l'an 1478, déclaraient hautement qu'il y avait profanation à laisser les mains d'un perruquier toucher à une tête de femme. Le parti des coiffeurs, grandissant chaque jour, soutenu par les femmes, par toutes les élégantes de Paris [523], remportait à la fin une victoire éclatante: une Déclaration donnée à Versailles et enregistrée au Parlement, laissant subsister les coiffeuses pour le peuple et la bourgeoisie, agrégeait six cents coiffeurs de femmes à la communauté des maîtres barbiers et perruquiers. Et pour ramener les coiffeurs à ce nombre fixe de six cents, pour les empêcher de mettre sur leurs enseignes: Académie de coiffure, il faudra bientôt un Arrêt du Conseil [524].

Pendant cette grande lutte, Legros était mort. Il avait été étouffé sur la place Louis XV dans les fêtes données pour le mariage de Marie-Antoinette; Paris ne l'avait guère plus regretté que sa femme, et le nom de Léonard, le nom de Lagarde, le Traité des principes de l'art de la coiffure des femmes par Lefèvre, achevaient l'oubli de son nom et de son livre on ouvrant la nouvelle ère de la coiffure française. Imaginez la plus étourdissante, la plus folle, la plus inconstante, la plus extravagante des modes de la tête, une mode ingénieuse jusqu'à la monstruosité, une mode qui tenait de la devise, du sélam, de l'allusion, de l'à-propos, du rébus et du portrait de famille; imaginez cette mode, le prodigieux pot-pourri de toutes les modes du dix-huitième siècle, travaillée, renouvelée, sans cesse raffinée, perfectionnée, maniée et remaniée tous les mois, toutes les semaines, tous les jours, presque à chaque heure, par l'imagination des six cents coiffeurs de femmes, par l'imagination des coiffeuses, par l'imagination de la boutique des Traits galants, par l'imagination de toutes ces marchandes de modes qui doivent donner du nouveau sous peine de fermer boutique! Ce qui vole dans le temps, ce qui passe dans l'air, l'événement, le grand homme de l'instant, le ridicule courant, le succès d'un animal, d'une pièce ou d'une chanson, la guerre dont on parle, la curiosité à laquelle on va, l'éclair ou le rien qui occupe une société comme un enfant, tout crée ou baptise une coiffure. On est loin du temps où la mode s'espaçait d'années en années, où il fallait la fondation du Courrier de la mode (1768) pour tirer de titres d'opéras-comiques trois bonnets en un an, les bonnets à la Clochette, à la Gertrude, à la Moissonneuse [525]. Au temps où nous sommes, à la mort de Louis XV, qu'est-ce que trois coiffures pour toute une année? A chaque coup de vent on voit changer les noms et les formes de ces manières d'architectures qui grandissent toujours aux grands applaudissements des hommes. Les hautes coiffures, au jugement du temps, prêtent une physionomie aux figures qui n'en ont point; elles atténuent les traits, elles arrondissent la forme trop carrée du visage des Parisiennes, qu'elles allongent en ovale, et dont elles voilent l'irrégularité ordinaire [526].

L'allégorie règne dans la coiffure qui devient un poëme rustique, un décor d'Opéra, une vue d'optique, un panorama. La mode demande des parures de tête aux jardins, aux serres, aux vergers, aux champs, aux potagers, et jusqu'aux boutiques d'herboristerie: des groseilles, des cerises, des pommes d'api, des bigarreaux et même des bottes de chiendent jouent sur les cheveux ou sur le bonnet des femmes. La tête de la femme se change en paysage, en plate-bande, en bosquets où coulent des ruisseaux, où paraissent des moutons, des bergères et des bergers. Il y a des bonnets au Parterre, au Parc anglais [527]. Cette folie prodigieuse des accommodages composés, machinés, arrangés en tableaux, dessinés en culs-de-lampe de livres, en images de villes, en petits modèles de Paris, du globe, du ciel, le coiffeur Duppefort la peint d'après nature dans la comédie des Panaches, lorsqu'il parle d'élégantes voulant avoir sur la tête le jardin du Palais-Royal avec le bassin, la forme des maisons, sans oublier la grande allée, la grille et le café; lorsqu'il parle de veuves lui demandant un catafalque de goût et des petits Amours jouant avec des torches d'hyménée, de femmes désirant porter tout un système céleste en mouvement: le soleil, la lune, les planètes, l'étoile poussinière et la voie lactée; d'amantes qui veulent se montrer aux yeux de leur amant coiffées d'un bois de Boulogne garni d'animaux, ou d'une revue de la Maison du Roi [528]. Et comment crier à l'exagération, à la caricature? Ne dit-on point que Beaulard vient d'imaginer et de mettre sur la tête de la femme d'un amiral anglais la mer! une mer de Lilliput, faite de bouillons de gaze, une mer avec une flotte microscopique, bâtie de chiffons, l'escadre de Brimborion! Et ne voit-on point au commencement de 1774 dans les salons, dans les spectacles, cette coiffure incroyable, «infiniment supérieure, disait le temps, à toutes les coiffures qui l'ont précédée par la multitude de choses qui entrent dans sa composition et qui toutes doivent toujours être relatives à ce qu'on aime le plus;» ne voit-on pas cette coiffure du cœur, le Pouf au sentiment? Décrivons, pour en donner l'idée, celui de la duchesse de Chartres. Au fond est une femme assise dans un fauteuil et tenant un nourrisson, ce qui représente monsieur le duc de Valois et sa nourrice. A droite on voit un perroquet becquetant une cerise, à gauche un petit nègre, les deux bêtes d'affection de la duchesse. Et le tout est entremêlé des mèches de cheveux de tous les parents de madame de Chartres, cheveux de son mari, cheveux de son père, cheveux de son beau-père, du duc de Chartres, du duc de Penthièvre, du duc d'Orléans [529]! La vogue est aux coiffures parlantes: voici, à la mort de Louis XV, les coiffures à la Circonstance qui pleurent le Roi au moyen d'un cyprès et d'une corne d'abondance posée sur une gerbe de blé; voici les coiffures à l'Inoculation où le triomphe du vaccin est figuré par un serpent, une massue, un soleil levant et un olivier couvert de fruits [530]!

Il semble que la France en ces années soit jalouse des inventions de la vieille Rome, des trois cents coiffures de la femme de Marc-Aurèle. Essayez de compter celles qui ont laissé un nom: les coiffures à la Candeur, à la Frivolité, le Chapeau tigré, la Baigneuse, coiffure des migraines, le bonnet au Colisée, à la Gabrielle de Vergy, à la Corne d'abondance, le bonnet au Mystère, le bonnet au Becquot, le bonnet à la Dormeuse, à la Crête de coq, le Chien couchant, le chapeau à la Corse, à la Caravane, le pouf à la Puce, le pouf à l'Asiatique, la coiffure aux Insurgents figurant un serpent si bien imité que le gouvernement, pour épargner les nerfs des dames, en défendait l'exposition [531]. C'est le casque anglais orné de perles, le bonnet à la Pouponne, le bonnet au Berceau d'amour, à la Bastienne, le bonnet à la Crèche, le bonnet à la Belle-Poule qui portait une frégate, toutes voiles dehors; la coiffure à la Mappemonde qui dessinait exactement sur les cheveux les cinq parties du monde, la Zodiacale qui versait sur un taffetas bleu céleste le ciel, la lune et les étoiles, et l'Aigrette-parasol qui s'ouvrait et garantissait du soleil. Ce sont les coiffures à la Minerve, à la Flore, à toutes les déesses de l'antiquité, les coiffures baptisées par Colombe, par Raucourt, par la Granville, par la Cléophile, par Voltaire et par Jeannot des Variétés amusantes. Et il y a encore la Parnassienne, la Chinoise, la Calypso, la Thérèse qui est la coiffure de transition entre la coiffure de l'âge mûr et celle de la vieillesse, la Syracusaine, les Ailes de papillon, la Voluptueuse, la Dorlotte, la Toque chevelue [532]; enfin cette coiffure qui tue les mantelets et les coqueluchons: la Calèche, dont la fille de Diderot, encore enfant, expliquait si bien les avantages à son père. «Qu'as-tu sur la tête, demandait le père, qui te rend grosse comme une citrouille?—C'est une calèche.—Mais on ne saurait te voir au fond de cette calèche, puisque calèche il y a.—Tant mieux: on est plus regardée.—Est-ce que tu aimes à être regardée?—Cela ne me déplaît pas.—Tu es donc coquette?—Un peu. L'un vous dit: Elle n'est pas mal; un autre: Elle est jolie. On revient avec toutes ces petites douceurs-là, et cela fait plaisir.—Ah ça! va-t'en vite avec ta calèche.—Allez, laissez-nous faire, nous savons ce qui nous va, et croyez qu'une calèche a bien ses petits avantages.—Et ces avantages?—D'abord, les regards partent en échappade; le haut du visage est dans l'ombre; le bas en paraît plus blanc; et puis l'ampleur de cette machine rend le visage mignon [533]

Un moment cette furie des coiffures extravagantes était menacée, arrêtée par la vogue du hérisson, une coiffure relativement simple qui cerclait d'un simple ruban les cheveux relevés et se dressant en pointes. Mais aussitôt les modistes effrayées, les boutiques désertes, redoublaient d'efforts et d'étalages [534]. La mode repartait plus folle et faisait monter à deux cent trente-deux livres un chignon fourni par le perruquier de l'Opéra à la Saint-Huberti [535]. C'étaient de nouvelles surcharges, de prodigieux empanachements qui enrichissaient les plumassiers [536], qui leur valaient d'un seul coup, d'une seule ville de l'étranger, de Gênes où la duchesse de Chartres montrait ses panaches, une commande de 50 mille livres [537]. Les échafaudages de cheveux montaient et montaient encore: ils arrivaient à dépasser en hauteur ces coiffures à la Monte-au-ciel, figurées sur de grands mannequins exposés en août 1772 dans un café de la foire Saint-Ovide, qui avaient tant donné à rire au peuple accouru [538]. C'est l'époque des coiffures si majestueusement monumentales que les femmes sont obligées de se tenir pliées en deux dans leurs carrosses, de s'y agenouiller même; et les caricatures françaises et anglaises exagèrent à peine en montrant les coiffeurs perchés sur une échelle pour donner le dernier coup de peigne et couronner leur œuvre. A peine si les portes d'appartements sont assez élevées pour laisser passer ces édifices ambulants qui sont à la veille de faire brèche partout où ils passent, quand Beaulard remédie à tout par un trait de génie: il invente les coiffures mécaniques qu'on fait baisser d'un pied en touchant un ressort, pour passer une porte basse, pour entrer dans un carrosse; coiffures qu'on appelle à la grand'mère, parce qu'elles préservent des réprimandes des grands parents: une jeune personne se présente à eux, le ressort poussé, la coiffure basse; puis le dos tourné à la vieille femme, «à la fée Dentue», comme dit le temps, la coiffure en un clin d'œil remonte d'un pied, ou même de deux [539].

Beaulard! ne passons pas devant ce grand nom sans nous y arrêter un moment. Il est en ce temps le modiste sans pareil, le créateur, le poëte qui mérite l'honneur de la dédicace du poëme des Modes par ses mille inventions et ces délicieuses appellations de fanfioles, qu'on dirait apportées de Cythère par le chevalier de Mouhy ou Andréa de Nerciat: les rubans aux soupirs de Vénus, les diadèmes arc-en-ciel, le désespoir d'opale, l'instant, la conviction, la marque d'espoir, les garnitures à la composition honnête, à la grande réputation, au désir marqué, aux plaintes indifférentes, à la préférence, au doux sourire, à l'agitation, et l'étoffe soupirs étouffés garnie en regrets inutiles, sans compter toutes les nuances combinées, disposées, imaginées par son goût, sortant de cette boutique assiégée d'où partent les couleurs qu'il faut porter, la couleur vive bergère, la couleur cuisse de nymphe émue, la couleur entrailles de petit-maître [540]!

Car au milieu de cette mode qui change, roule et se déplace sans cesse, il y a de temps en temps comme de grands courants de couleur qui passent et pèsent sur elle. Un ton règne tout à coup partout. C'est tantôt la couleur boue de Paris, tantôt la couleur merde d'oie [541], tantôt la couleur puce, une couleur qu'il suffit de porter en 1775, au dire de Besenval, pour faire fortune à la cour, une couleur rappelée à toutes les pages de Vulsidor et Zulménie, le roman de Dorat, une couleur nommée par Louis XVI, et multipliée par l'imagination des teinturiers en toutes sortes de nuances et de dérivés: ventre de puce en fièvre de lait, vieille puce, jeune puce, dos, ventre, cuisse, tête de puce [542].

Mais voilà qu'au plus beau moment de son triomphe, la couleur puce est tuée par la couleur cheveux de la Reine, une couleur qui naît d'une comparaison délicate trouvée par Monsieur à propos de satins présentés à Marie-Antoinette. Sur le mot de Monsieur, une mèche d'échantillon de ces jolis cheveux blond cendré est envoyée aux Gobelins, à Lyon, aux grandes manufactures; et la nuance, pareille à l'or pâle, que les métiers renvoient, habille pendant tout un an la France aux couleurs de la Reine [543]. Ce n'est pas la seule invention de la mode à laquelle la grâce de Marie-Antoinette sert de marraine et donne la fortune. Dès son arrivée en France, elle avait fait adopter, sous le nom de coiffure à la Dauphine, cette coiffure qui donnait à la chevelure élevée et s'épanouissant au-dessus du front l'apparence d'une queue de paon [544]. En 1776, les femmes se disputaient la coiffure appelée le Lever de la Reine et le Pouf à la Reine [545]. Les fichus larges et bouffants, les fichus que l'on comparait à des pigeons pattus, se taillaient sur les fichus portés par la Reine à ses relevailles de couches. Le nom de la Reine était donné à une robe qu'inventait Sarrazin, «costumier de Leurs Altesses Nosseigneurs les Princes et directeur ordinaire du salon du Colisée»; et lorsqu'elle avait un second fils, cette robe prenait une garniture au Nouveau Désiré. Enfin aux brocarts, aux pompons, aux plumets, à la folie d'ornements du grand habit de cour, elle faisait succéder, par l'influence de son exemple, la mode des volants de dentelles étagés sur une robe de satin uni [546].

Vers 1780, une grande révolution s'accomplit dans la mode: la révolution de la simplicité, au milieu de laquelle Walpole, passant dans une voiture décorée de petits Amours se fait à lui-même l'effet du grand-père d'Adonis. A côté des hommes abandonnant l'usage de l'habit à la française, du chapeau sous le bras, de l'épée au côté, et ne se montrant plus guère dans ce grand costume qu'aux assemblées d'apparat et de noces, aux bals parés, aux repas de cérémonie, les femmes quittent les robes de grande parure. Se couvrant la gorge et le col, elles coupent ces queues de robes qui traînaient d'une aune derrière elles. Elles mettent à bas les grands paniers; et c'est à peine si, pour se donner une certaine ampleur, elles portent de petits coudes aux poches. Le costume, la toilette n'est plus un décor magnifique, plein d'enflure, majestueux par le développement et l'extravagance d'ornements: la femme renonce même aux échafaudages de cheveux, elle se coiffe en bonnet, et, de toute l'ancienne toilette française, elle ne garde que le corps. Le renouvellement est complet. Il va de la tête aux pieds. Sur la tête, la femme ne porte plus une livre de poudre blanche. Elle s'est enfin laissé persuader que cette profusion de poudre grossit et durcit les traits, qu'elle affadit le visage des blondes, qu'elle noircit le teint des brunes. Et ce n'est plus, dans les coiffures, qu'un soupçon de poudre, encore atténué, éteint avec de la poudre blonde ou rousse. Enfin, dernier changement qui désole Rétif de la Bretonne, les femmes ne portent plus de souliers à hauts talons. Qui sait si la mode n'a pas été touchée de l'observation de l'anatomiste Winslow, que les hauts talons font remonter le mollet trop haut chez les femmes du monde, déplacement qui n'a pas lieu chez les danseuses, usant de souliers plats? Des souliers plats, c'est le nouveau goût de la femme faisant succéder à sa démarche voluptueuse et balancée par les mules, la démarche courante et l'allure cavalière de l'homme. La mode féminine ne s'ingénie plus qu'à être simple. Elle ne fait plus travailler les couturières et les tailleuses que sur la mode masculine ou la mode anglaise, ses deux patrons de simplicité. Ce ne sont plus que robes simples, les chemises, les robes à l'anglaise, à la turque, à la créole, à la janséniste, et les robes à la Jean-Jacques Rousseau «analogues aux principes de cet auteur», robes de burat avec une alliance d'or au cou. Les cheveux s'arrangent en catogan, à la conseillère, en manière de perruques d'hommes de robe; et sur les cheveux, plus de lourds chapeaux, mais seulement une guirlande de roses. La redingote, le gilet coupé, et la cravate au col en guise de mouchoir, tel est le costume courant, à cette heure où la tenue du matin devient la tenue de la journée, où les femmes se présentent en casaquins à l'audience des ministres. La cour elle-même, la femme de cour est obligée de céder à ce grand mouvement de simplicité. Elle ne porte plus que des paniers moyens, des garnitures de jupes, des manches posées à plat et ne formant qu'un seul falbala; on lui voit même, innovation inouïe, un jupon et un corset qui ne sont pas de la même couleur. Des mères, la mode va aux enfants; on cesse d'en faire ces poupées et ces miniatures de grandes personnes que montrent jusque-là les gravures du siècle: ils prennent le chapeau de jonc, la veste et le gilet de la marinière. Les petites filles, les cheveux sans poudre et seulement retenus par un ruban bleu, n'ont plus qu'un fourreau blanc de mousseline sur un dessous de taffetas rose [547], toilette sans façon comme leur âge, laissant à leur vivacité, à leur activité, une liberté qui scandalise les vieilles gens habitués aux grands habits de l'enfance [548].

Au milieu de cette mode rejetant tous les produits de Lyon, les lampas, les superbes droguets, les persiennes, les étoffes brochées en soie, en argent ou en or, éclate le goût des batistes et des linons, mode apportée à la France par la jeunesse d'une Reine. La femme se voue au blanc. Partout se montrent ces grands tabliers, ces amples fichus sur la gorge qui lui donnent un air piquant de chambrière et de tourière moqué par Mme de Luxembourg [549], chanté par le chevalier de Boufflers [550].

Puis à la simplicité des étoffes blanches, se mêle la simplicité de cette paysannerie qui remplit alors les romans, les imaginations, les cœurs. Les bijoux rustiques en acier, les croix et les médaillons balancés à un cordon de cou, prennent la place des diamants qu'on n'ose plus porter. Chapeau à la laitière, à la bergère, à la vache, coiffures à l'ingénue, bonnets à la Jeannette, souliers à la Jeannette, habit de bal à la paysanne, c'est une garde-robe qui semble sortir de la corbeille de noces de l'Accordée de village. Et dans le zèle de ce retour au naturel, de ce furieux effort vers la naïveté du costume, vers l'ingénuité des dehors, la femme ne s'arrête pas là: il arrive, avant la révolution, un moment où toute la mode de la femme, tout ce qui l'habille et la pare, est à l'enfant.

IX
LA DOMINATION ET L'INTELLIGENCE DE LA FEMME.

Chaque âge humain, chaque siècle apparaît à la postérité dominé, comme la vie des individus, par un caractère, par une loi intime, supérieure, unique et rigoureuse, dérivant des mœurs, commandant aux faits, et d'où il semble à distance que l'histoire découle. L'étude à première vue discerne dans le dix-huitième siècle ce caractère général, constant, essentiel, cette loi suprême d'une société qui en est le couronnement, la physionomie et le secret: l'âme de ce temps, le centre de ce monde, le point d'où tout rayonne, le sommet d'où tout descend, l'image sur laquelle tout se modèle, c'est la femme.

La femme, au dix-huitième siècle, est le principe qui gouverne, la raison qui dirige, la voix qui commande. Elle est la cause universelle et fatale, l'origine des événements, la source des choses. Elle préside au temps, comme la Fortune de son histoire. Rien ne lui échappe, et elle tient tout, le Roi et la France, la volonté du souverain et l'autorité de l'opinion. Elle ordonne à la cour, elle est maîtresse au foyer. Les révolutions des alliances et des systèmes, la paix, la guerre, les lettres, les arts, les modes du dix-huitième siècle aussi bien que ses destinées, elle les porte dans sa robe, elle les plie à son caprice ou à ses passions. Elle fait les abaissements et les élévations. Elle a, pour bâtir les grandeurs et pour les effacer, la main de la faveur et les foudres de la disgrâce. Point de catastrophes, point de scandales, point de grands coups qui ne viennent d'elle dans ce siècle qu'elle remplit de prodiges, d'étonnements et d'aventures, dans cette histoire où elle met les surprises du roman. Depuis l'exaltation de Dubois à l'archevêché de Cambrai jusqu'au renvoi de Choiseul, il y a derrière tout ce qui monte et tout ce qui tombe une Fillon ou une du Barry, une femme, et toujours une femme. D'un bout à l'autre du siècle, le gouvernement de la femme est le seul gouvernement visible et sensible, ayant la suite et le ressort, la réalité et l'activité du pouvoir, sans défaillance, sans apathie, sans interrègne: c'est le gouvernement de Mme de Prie; c'est le gouvernement de Mme de Mailly; c'est le gouvernement de Mme de Châteauroux; c'est le gouvernement de Mme de Pompadour; c'est le gouvernement de Mme du Barry. Et plus tard, l'amitié succédant aux maîtresses, ne verra-t-on point le règne de Mme de Polignac?

L'imagination de la femme est assise à la table du conseil. La femme dicte, selon la fantaisie de ses goûts, de ses sympathies, de ses antipathies, la politique intérieure et la politique extérieure. Elle donne ses instructions aux ministres, elle inspire ses ambassadeurs. Elle impose ses idées, ses désirs à la diplomatie, son ton, sa langue même et le sans façon de ses petites grâces, à la langue diplomatique qui ramasse sous elle, dans les dépêches de Bernis, des mots de ruelle et des familiarités de caillette. Elle ne manie pas seulement les intérêts de la France, elle dispose de son sang; et ne voulant absolument rien laisser à l'action même de l'homme qu'elle n'ait dessiné et conduit, marqué de l'empreinte de son génie, signé sur un coin de toilette de la signature de son sexe, elle commande jusqu'aux défaites de l'armée française avec ces plans de bataille envoyés aux quartiers généraux, ces plans où les positions sont figurées par des mouches [551]!

La femme touche à tout. Elle est partout. Elle est la lumière, elle est aussi l'ombre de ce temps dont les grands mystères historiques cachent toujours dans leur dernier fond une passion de femme, un amour, une haine, une lutte pareille à cette jalousie de Mme de Prie et de Mme de Pléneuf qui cause la chute de Leblanc [552].

Cette domination des femmes, qui monte jusqu'au Roi, est répandue tout autour de lui. La famille ou l'amour met auprès du ministre une femme qui s'empare de lui et le possède: le cardinal de Tencin obéit à Mme de Tencin, Mme d'Estrades dispose du comte d'Argenson, le duc de Choiseul est mené par la duchesse de Gramont, sans laquelle peut-être il aurait accepté la paix que lui offrait la du Barry, Mme de Langeac a voix délibérative sur les lettres de cachet que Terray lance, Mlle Renard sur les promotions d'officiers généraux que M. de Montbarrey fait signer au Roi, Mlle Guimard sur les bénéfices ecclésiastiques que Jarente distribue. Des ministres, la domination de la femme descend aux bureaux des ministères. Elle enveloppe toute l'administration du réseau de ses mille influences. Elle s'étend sur tous les emplois, sur toutes les charges qui s'arrachent à Versailles. Par l'empressement des démarches, par l'étendue des relations, par l'adresse, la passion, l'opiniâtreté des sollicitations, la femme arrive à remplir de ses créatures les services de l'État. Elle parvient à devenir la maîtresse presque souveraine de la carrière de l'homme, une espèce de pouvoir secret qui dispense à chacun l'avancement selon ses mérites d'agrément. Qu'on écoute un témoin du temps sur l'universalité et la force de sa puissance: «Il n'y a personne, dit Montesquieu, qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris, ou dans les provinces qui n'ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu'il peut faire. Ces femmes ont toutes des relations les unes avec les autres, et forment une espèce de république dont les membres toujours actifs se secourent et se servent mutuellement: c'est comme un nouvel État dans l'État; et celui qui est à la cour, à Paris, dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats, s'il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n'en connaît point les ressorts [553]

Régnant dans l'État, la femme est maîtresse au foyer. Le pouvoir du mari lui est soumis comme le pouvoir du Roi, comme le pouvoir et le crédit des ministres. Sa volonté décide et l'emporte dans les affaires domestiques comme dans les affaires publiques. La famille relève d'elle: l'intérieur semble être son bien et son royaume. La maison lui obéit et reçoit ses ordres. Des formules, inconnues jusqu'alors, lui attribuent une sorte de propriété des gens et des choses de la communauté, dont le mari est exclu. Dans la langue du temps, ce n'est plus au nom du mari, c'est au nom de la femme que tout est rapporté; c'est au nom de la femme que se fait tout le service: on va voir Madame, faire la partie de Madame, dîner avec Madame, on sert le dîner de Madame [554],—expressions nouvelles, dont la lettre suffit pour donner l'idée de la décroissance de l'autorité du mari, du progrès de l'autorité de la femme.

Cette influence, cette domination sans exemple, cette souveraineté de droit presque divin, à quoi faut-il l'attribuer? Où en est la clef et l'explication? La femme du dix-huitième siècle dut-elle seulement sa puissance aux qualités propres de son sexe, aux charmes de sa nature, aux séductions habituelles de son être? La dut-elle absolument à son temps, à la mode humaine, à ce règne du plaisir qui lui apporta le pouvoir dans un baiser et la fit commander à tout, en commandant à l'amour? Sans doute, la femme tira de ses grâces de tous les temps, du milieu et des dispositions particulières de son siècle, une force et une facilité naturelles d'autorité. Mais sa royauté vint avant tout de son intelligence, et d'un niveau général si singulièrement supérieur chez la femme d'alors qu'il n'a d'égal que l'ambition et l'étendue de son gouvernement. Que l'on s'arrête un moment aux portraits du temps, aux peintures, aux pastels de Latour: l'intelligence est là dans ces têtes de femmes, sur ces visages, vivante. Le front médite. L'ombre d'une lecture ou la caresse d'une réflexion y passe, en l'effleurant. L'œil vous suit du regard comme il vous suivrait de la pensée. La bouche est fine, la lèvre mince. Il y a dans toutes ces physionomies la résolution et l'éclair d'une idée virile, une profondeur dans la mutinerie même, je ne sais quoi de pensant et de perçant, ce mélange de l'homme et de la femme d'État dont vous retrouverez les traits jusque sur la figure d'une comédienne, de la Sylvia. A étudier ces visages qui deviennent sérieux à mesure qu'on les regarde, un caractère net et décidé se montre sous la grâce; la pénétration, le sang-froid et l'énergie spirituelle, les puissances et les résistances de volonté de la femme que ces portraits ne voilent qu'à demi, apparaissent: l'expérience de la vie, la science de toutes ses leçons, se font jour sous l'air enjoué, et le sourire semble être sur les lèvres comme la finesse du bon sens et la menace de l'esprit.

Quittez les portraits, ouvrez l'histoire: le génie de la femme du dix-huitième siècle ne démentira pas cette physionomie. Vous le verrez s'approprier aux plus grands rôles, s'élargir, grandir, devenir, par l'application, l'étude, la volonté, assez mâle ou du moins assez sérieux pour expliquer, légitimer presque ses plus étonnantes et ses plus scandaleuses usurpations. Il s'élèvera au maniement des intérêts et des événements les plus graves, il touchera aux questions ministérielles; il s'interposera dans les querelles des grands corps de l'État, dans les troubles du royaume; il prendra la responsabilité et la volonté du Roi; il montera sur les hauteurs, il descendra aux détails de cet art redoutable et compliqué du gouvernement, sans que l'ennui l'arrête, sans que le vertige le trouble, sans que les forces lui manquent. La femme mettra ses passions dans la politique, mais elle y mettra aussi des talents sans exemple et tout inattendus. Son esprit montrera, comme son visage, certains traits de l'homme d'État; et l'on s'étonnera de voir par instants la maîtresse du Roi faire si dignement le personnage de son premier ministre.

Le succès, il est vrai, a manqué aux projets conçus ou accueillis par ces femmes qui en gouvernant la volonté royale ont gouverné les destins de la monarchie; leurs plans, leurs innovations, les systèmes de leurs conseillers, poursuivis par elles avec la constance de l'entêtement, leurs illusions opiniâtres ont abouti à des revers, à des défaites, à des malheurs. Mais les hommes politiques qui ont laissé un nom dans le dix-huitième siècle ont-ils été plus heureux que les femmes politiques? Qui a réussi parmi eux? Qui a commandé aux événements? Qui a fait l'œuvre qu'il voulait? Qui, parmi les plus fameux, n'a pas laissé derrière lui un héritage de ruine? Est-ce Choiseul? Est-ce Necker? Est-ce Mirabeau? Pour avoir eu contre elle la force qui en politique condamne et ne juge pas: la fortune, la femme du dix-huitième siècle n'en a pas moins déployé de remarquables aptitudes, de singuliers talents, d'étonnantes capacités sur le théâtre des plus grandes affaires. Elle y a apporté une grandeur supérieure aux instincts de son sexe; et l'on ne peut nier qu'elle ait possédé ce qui est le cœur du politique, ce qui fait l'élévation morale de l'ambition: l'amour de la gloire, et sinon le respect, au moins la préoccupation de la postérité. Elle y a apporté avant tout, elle y a fait paraître les deux qualités qui sont devenues, depuis elle, les deux forces des gouvernements modernes, le secret et l'art de régner: la séduction des hommes et l'éloquence.

Ces dons, la séduction, l'éloquence, un ministre du temps les a-t-il poussés plus loin que cette femme qui personnifie au dix-huitième siècle la femme d'État, que Mme de Pompadour? Un précieux témoignage va nous donner la mesure de son adresse politique, le ton de sa grâce insinuante, l'accent de sa voix, de cette voix de femme et de ministre qui se plie à tout et monte à tout, s'assouplit jusqu'à la caresse, se raidit jusqu'au commandement, répond, discute, et couvre tout à coup le raisonnement de son adversaire avec la réplique inspirée d'un grand orateur. Ce témoignage est le récit dialogué qu'un de ses ennemis, un parlementaire, le président de Meinières, a laissé des deux entrevues qu'il eut avec elle au sujet des affaires du Parlement. Qu'on le lise: on sortira de cette lecture comme M. de Meinières sort de l'antichambre où la favorite lui a parlé, avec l'étonnement et l'admiration. Tout d'abord, quelle attitude qui impose le respect! quel regard tombant de haut! puis quels yeux appuyés sur les yeux de l'homme qui lui parle! Le parlementaire, habitué pourtant à parler, rompu à l'assurance, cherche ses mots; sa voix tremble. Mme de Pompadour n'a pas une hésitation: elle dit ce qu'elle veut, et ne dit que ce qu'elle veut. Elle laisse engager M. de Meinières, elle l'encourage en le complimentant, elle l'arrête en lui opposant les dispositions du Roi, du Roi dont elle affirme avec une expression souveraine l'autorité royale. Quels retours habiles, lorsque dans cet homme, qui est le Parlement, et avec lequel elle veut traiter, elle cherche le cœur du père qui a son fils à placer, et qu'on peut par là plier aux accommodements, décider peut-être à abandonner les engagements de son corps, à écrire au Roi une lettre particulière de soumission! Aux objections de Meinières, comme tout de suite, après un mot de bienveillance, elle se relève, ramasse le mot honneur que lui oppose le parlementaire, s'étend en termes superbes sur l'honneur qu'il y a à faire ce que le Roi désire, ce qu'il ordonne, ce qu'il veut! Puis lancée, entraînée, s'abandonnant à ses idées, et trouvant toujours le mot juste, elle jugeait toute la conduite du parlement, toute l'affaire des démissions, avec une parole courante, passant de la plus haute ironie aux plus heureux mouvements d'interpellation, aux questions pressantes, aux exclamations échappées de l'âme. Et la discussion reprenant, Mme de Pompadour faisait encore intervenir le Roi, elle le faisait pour ainsi dire apparaître en le dégageant de ses ministres, en lui attribuant une volonté personnelle: et c'était le droit de Louis XV, son pouvoir, qui semblaient parler dans sa voix; c'était, dans sa bouche, la colère d'un Roi qui se retourne contre une révolte, lorsqu'elle demandait à Meinières: «Mais, je vous demande un peu, messieurs du Parlement, qui êtes-vous donc pour résister comme vous faites aux volontés de votre maître?» Et la voilà lui exposant la position du Parlement de 1673 à 1715, se rappelant les dates, l'ordonnance de 1667, le lit de justice de 1673, n'oubliant rien, ne brouillant rien, toujours claire, rapide, vive, accablant le parlementaire qui sort de l'entrevue, troublé, déconcerté, extasié, poursuivi par la tentation et la majesté de cette parole de femme [555].

Avant Mme de Pompadour, sur une scène moins brillante, au second plan des événements, derrière les courtisans et les maîtresses, le dix-huitième siècle n'avait-il point déjà montré une femme d'une activité prodigieuse, d'un esprit souple et hardi, d'une imagination fertile en toutes sortes de ressources, alliant le sang-froid à la vivacité, joignant à l'invention des expédients la vue d'ensemble d'une situation, possédant à la fois la largeur des conceptions et la science des moyens, mesurant les hommes, éclairant les choses, menant de l'ombre, où elle s'agite et travaille, du fond des mines qu'elle pousse de tous côtés sous la cour, la faveur des hommes et la faveur des femmes? Je veux parler de cette petite femme nerveuse et frêle, à la mine d'oiseau: Mme de Tencin, ce grand ministre de l'intrigue, qui un moment enveloppe tout Versailles et tient le Roi par les deux côtés, par le caprice et par l'habitude, par Richelieu et par Mme de Châteauroux. Mais aussi que de menées secrètes, que de mouvements auxquels suffisent à peine le jour et la nuit de cette femme employée, agitée, et s'avançant par ce qu'elle appelle «tous les souterrains possibles!» Ce n'est point, comme une Mme de Pompadour, une comédienne sublime et jalouse d'éblouir: c'est une ambitieuse enragée, adroite, infatigable, conduisant sourdement et à couvert la guerre contre les ministres et contre tout ce qui est à la cour un empêchement à la fortune de son frère. Et voyez-la marquer les positions sur la carte de la cour, percer les apparences, sonder les capacités, peser les réputations, les popularités, les ministres enflés et gonflés «de cent pieds au-dessous de leurs places», le génie des Belle-Isle, le talent des Noailles, elle ramène tout au juste point, elle conseille, elle avertit, elle dessine l'attaque, elle devine la défense avec une sagacité toujours nette, une lucidité à laquelle rien n'échappe, et qui saisit tout dans sa source. C'est cette femme, c'est Mme de Tencin, qui la première apprécie toute la vie que retire à un gouvernement l'apathie de son chef, cet embarras que met dans tous les rouages de l'administration l'indifférence du prince, cette léthargie qui du trône se répand dans toute la monarchie. C'est elle qui souffle son rôle à Mme de Châteauroux et lui inspire la grande pensée de son règne, en lui faisant passer l'idée d'envoyer son amant à la guerre; c'est elle qui, par les mains de la maîtresse, pousse Louis XV à l'armée et lui envoie prendre en Flandres cette robe virile d'un roi de France: la Gloire. Et là-dessus, quelles paroles elle a, quel jugement pratique et qui dépouille l'illusion pour toucher la vérité! «Ce n'est pas que, entre nous, dit-elle de Louis XV, il soit en état de commander une compagnie de grenadiers, mais sa présence fera beaucoup. Les troupes feront mieux leur devoir, et les généraux n'oseront pas manquer si ouvertement au leur. Dans le fait, cette idée me paraît belle, et c'est le seul moyen de continuer la guerre avec moins de désavantage. Un roi, quel qu'il soit, est pour les soldats et le peuple ce qu'était l'arche d'alliance pour les Hébreux; sa présence seule annonce des succès [556]

Éloquence, intelligence, discernement du nœud des questions, éclairs du raisonnement, puissance de la déduction, imagination des solutions, habileté stratégique, science des marches et des contre-marches sur le terrain mobile de la cour, où le pied glisse et ne peut poser, toutes ces qualités, tous ces dons obéissent, chez ces femmes, à une force supérieure qui règle leur emploi, les régit, leur commande, leur donne le mot d'ordre et le point d'appui. Cette faculté morale et véritablement supérieure, qui dépasse même, chez les mieux douées, les facultés spirituelles, est la pénétration des caractères et des tempéraments, la perception des ambitions, des intérêts, des passions, du secret des âmes, en un mot, cette intuition native que développent l'usage, l'expérience, la nécessité, la connaissance des hommes. La connaissance des hommes, voilà la science véritablement propre à la femme du dix-huitième siècle, l'aptitude la plus haute de sa fine et délicate nature, l'instinct général de son temps, presque universel dans son sexe, qui révèle sa profondeur et sa valeur cachées. Car, si elle éclate chez beaucoup de femmes, cette connaissance se laisse apercevoir chez presque toutes. Si elle ne s'affirme pas par des lettres, des mémoires, des conférences, elle s'échappe dans la causerie par des paroles, par des mots. Aux femmes d'État, aux femmes d'affaires, les femmes de cour ne le cèdent point en pénétration. Elles aussi sous leur air de futilité font leur étude de l'homme. Dans cet air subtil de Versailles, leur observation s'exerce tout autour d'elles et ne repose point un instant. Elles creusent tout ce qui est apparence, elles percent tout ce qui est dehors; elles interrogent les gens à leur portée, elles les tâtent, elles les reconnaissent, et elles arrivent à préjuger leurs mouvements, leurs résolutions, leurs façons d'agir dans telle ou telle circonstance, à fixer, comme dans un cercle de probabilités presque infaillibles, leurs inconstances, même le battement et le jeu de leur cœur. Mme de Tencin laissera de la faiblesse royale de Louis XV un portrait que nul historien n'égalera; mais qui dira le dernier mot sur la faiblesse humaine de ce Roi? Qui le jugera à fond? Qui indiquera avec une vivacité et une précision admirables la physionomie de l'homme et de l'amant? Qui connaîtra Louis XV mieux que Mme de Pompadour elle-même? La femme que Mme du Hausset appelle «la meilleure tête du conseil de Mme de Pompadour,» la maréchale de Mirepoix, qui, lors des alarmes données à la favorite par Mlle de Romans, rassure ainsi son amie: «Je ne vous dirai pas qu'il vous aime mieux qu'elle, et si, par un coup de baguette, elle pouvait être transportée ici, qu'on lui donnât ce soir à souper, et qu'on fût au courant des ses goûts, il y aurait peut-être pour vous de quoi trembler. Mais les princes sont avant tout des gens d'habitude. L'amitié du Roi pour vous est la même que pour votre appartement, vos entours; vous êtes faite à ses manières, à ses histoires; il ne se gène pas, ne craint pas de vous ennuyer: comment voulez-vous qu'il ait le courage de déraciner tout cela en un jour [557]

Hors de Versailles même, au-dessous de la sphère des affaires et des intrigues, au foyer, dans la famille, dans le ménage, cette perspicacité était encore une arme et une supériorité de la femme. Jeune fille, elle en avait déjà fait usage pour juger les partis qu'on lui offrait, découvrir sous le sourire des hommes qui cherchaient à lui plaire les indices d'une humeur violente, de la jalousie, de l'injustice, les menaces d'une tyrannie. Mariée, elle ne gardait pas une illusion sur son mari; elle le voyait à fond, elle le mettait à jour, elle le jugeait froidement, sans passion comme sans pitié. Souvent, elle le connaissait mieux qu'il ne se connaissait lui-même; et quel portrait elle en faisait d'une parole légère et volante! L'analyse en courant mettait l'homme à nu tout entier. Chaque mot touchait un ridicule, une fibre molle; chaque mot montrait quelle expérience la femme avait des goûts, des caprices, de la volonté, des complaisances, des chimères de ce mari qu'elle démontait sentiment à sentiment, et dépouillait pièce à pièce, ne lui laissant pas même l'amour qu'il croyait avoir pour elle et qu'il n'avait pas. «M. de Jully serait bien étonné, disait Mme de Jully à sa belle-sœur, si on venait lui apprendre qu'il ne se soucie pas de moi. Ce serait un cruel tour à lui jouer et à moi aussi, car il serait homme à se déranger tout à fait si on lui faisait perdre cette manie [558]...»

Toutes ces clairvoyances si fines, appelées par un contemporain «des lisières pour conduire les hommes [559]», la femme du dix-huitième siècle les possède donc. Les plis de l'amour-propre, le secret des modesties, le mensonge des grandeurs, les affectations de noblesse, ce que l'homme cache, ce qu'il simule, toutes les manières de légèreté, les moindres nuances des physionomies morales n'ont rien qui échappe à son coup d'œil. Occupées sans cesse à observer, forcées par les besoins de leur domination, par leur place dans la société, par les intérêts de leur sexe, par l'inaction même, à ce travail continu, incessant, presque inconscient, du jugement, de la comparaison, de l'analyse, les femmes de ce temps arrivent à cette sagacité qui leur donne le gouvernement du monde, en leur permettant de frapper juste et droit aux passions, aux intérêts, aux faiblesses de chacun; tact prodigieux, que les femmes d'alors acquièrent si vite, et dont l'éducation leur coûte si peu, qu'il semble en elles un sens naturel. Et ne dirait-on pas qu'il y a de l'intuition dans l'expérience de tant de jeunes femmes possédant cet admirable don de la femme du dix-huitième siècle: la science sans étude, la science qui faisait que les savantes savaient beaucoup sans érudition, la science qui faisait que les mondaines savaient tout sans avoir rien appris? «Les jeunes intelligences devinaient plutôt qu'elles n'apprenaient,» a dit d'un mot profond Sénac de Meilhan.

Ce génie, cette habitude de perception, de pénétration, cette rapidité et cette sûreté du coup d'œil mettaient au fond de la femme une raison de conduite, un esprit souvent caché par les dehors du dix-huitième siècle, mais qu'il est pourtant facile de discerner par tous les traits qu'il a laissé échapper. Cet esprit était la personnalité et la propriété du jugement appliqué à la vérité des choses, rapporté à la réalité de la vie: l'esprit pratique. Quand on fouille l'intelligence des femmes de ce temps, c'est là ce qu'on trouve, au bout de la légèreté, un terrain ferme, froid et sec, où s'arrêtent tous les préjugés, toutes les illusions, souvent toutes les croyances. Un «épais bon sens», c'est l'âme de cette intelligence, une âme que rien n'échauffe, mais qui éclaire tout. Un homme lui demandera-t-il conseil? Ce bon sens de la femme lui répondra «de se faire des amies plutôt que des amis. Car au moyen des femmes on fait tout ce que l'on veut des hommes; et puis ils sont les uns trop dissipés, les autres trop préoccupés de leurs intérêts personnels, pour ne pas négliger les vôtres, au lieu que les femmes y pensent, ne fût-ce que par oisiveté. Mais de celles que vous croirez pouvoir vous être utiles, gardez-vous d'être autre chose que l'ami [560]

Que de leçons, quelle finesse, parfois quelle effrayante profondeur et quelles extrémités dans ce positivisme de l'appréciation et de l'observation, dans ce scepticisme imperturbable et qui paraît naturel! Cette sagesse désabusée de Dieu, de la société, de l'homme, de la foi en quoi que ce soit, faite de toutes les défiances et de toutes les désillusions, absolue et nette comme la preuve d'une opération mathématique, n'ayant qu'un principe, la reconnaissance du fait, cette sagesse mettra dans la bouche d'une jeune femme: «C'est à son amant qu'il ne faut jamais dire qu'on ne croit pas en Dieu; mais à son mari, cela est bien égal, parce qu'avec un amant il faut se réserver une porte de dégagement. La dévotion, les scrupules coupent court à tout [561].» Elle fera dire à la femme de Piron, à laquelle Collé vantait un jour la probité d'un homme: «Quoi! un homme qui a de l'esprit comme vous donne-t-il dans le préjugé du tien et du mien [562]?» Elle donnera enfin à la femme ce mépris complet de l'humanité, cette incrédulité à l'honneur des hommes qui fit sortir du cœur de Mme Geoffrin le mot trouvé sublime par le comte de Schomberg. Mme Geoffrin avait fait à Rulhière des offres très-considérables pour qu'il jetât au feu son manuscrit sur la Russie. Rulhière s'indignait à la proposition, déployait de l'éloquence, lui démontrait avec feu l'indignité et la lâcheté de l'action qu'elle lui demandait. Mme Geoffrin le laissa parler; puis, quand il eut fini: «En voulez-vous davantage?» Ce fut toute sa réponse [563].


Telle est la valeur morale de la femme au dix-huitième siècle. Étudions maintenant sa valeur intellectuelle, spirituelle, littéraire. Une parole, un livre, des lettres, les goûts de son sexe vont nous la montrer.

Le premier trait de cette intelligence de la femme dans la compréhension et le jugement des choses de l'esprit est un sens correspondant à ses facultés morales: le sens critique. Un conseil de femme du dix-huitième à un débutant qui lui avait lu une comédie fera paraître mieux que toute appréciation dans toute son étendue, dans toute sa force, ce sens rare et d'apparence contraire au tempérament de la femme. «A votre âge, lui dit cette femme après la lecture, on peut faire de bons vers, mais non une bonne comédie; car ce n'est pas seulement l'œuvre du talent, c'est aussi le fruit de l'expérience. Vous avez étudié le théâtre; mais, heureusement pour vous, vous n'avez pas encore eu le temps d'étudier le monde. On ne fait point de portraits sans modèles. Répandez-vous dans la société. L'homme ordinaire n'y voit que des visages, l'homme de talent y démêle des physionomies; et ne croyez pas qu'il faille vivre dans le grand monde pour le connaître, regardez bien autour de vous, vous y apercevrez les vices et les ridicules de tous les états. A Paris surtout, les sottises et les travers des grands se communiquent bien vite aux rangs inférieurs, et peut-être l'auteur comique a-t-il plus d'avantage à les y observer, par cela même qu'ils s'y montrent avec moins d'art et des formes moins adoucies. A chaque époque il y a dans les mœurs un caractère propre et une couleur dominante qu'il faut bien saisir. Savez-vous quel est le trait le plus marquant de nos mœurs actuelles?—Il me semble que c'est la galanterie, dit le débutant.—Non, c'est la vanité. Faites-y bien attention, vous verrez qu'elle se mêle à tout, qu'elle gâte tout ce qu'il y a de grand, qu'elle dégrade les passions, qu'elle affaiblit jusqu'aux vices [564].» Où trouver du théâtre comique une appréciation plus haute et plus juste? Où trouver un Art poétique de la comédie aussi bref, et lui montrant avec une telle précision sa proie, son but, ses couleurs, ses matériaux, la grande idée sociale qu'elle doit saisir sur le vif, sur le vrai de la nature et de l'humanité contemporaine?

Expérience de la société, peinture des portraits d'après les modèles, étude des physionomies démêlées sous les visages, ce que cette femme indique fera dans ce siècle le génie d'écrivain d'une femme. Un chef-d'œuvre sortira en ce temps d'une main féminine; et ce n'est point l'imagination qui inspirera ce chef-d'œuvre: c'est l'observation qui le dictera, l'observation qui y fera parler le cœur même, l'observation psychologique qui y descendra jusqu'au fond de la passion, et l'interrogera jusqu'au bout. La femme qui écrira ce livre étrange et charmant, Mme d'Épinay, l'écrira séduite et tentée par un roman de Rousseau: elle-même croira écrire un roman; et ce sera sa vie qu'elle ouvrira, son temps qu'elle mettra à nu. Elle aura voulu s'approcher de la Nouvelle Héloïse: elle atteindra aux Confessions.

Il y a un homme dans les Confessions de Rousseau; il y a une société dans les Mémoires de Mme d'Épinay. Le mariage, le ménage, l'amour, l'adultère, les institutions et les scandales établis y passent, y revivent, s'y déroulent et s'y développent. Autour de chaque fait l'air du temps circule; les conversations ont un bruit de voix: on entend le tapage de la table de Quinault. On écoute aux portes cette scène de jalousie entre Mme d'Épinay et Mme de Vercel, scène admirable, supérieure en naturel, en dramatique voilé, à tous les dialogues de notre théâtre. Les figures de femmes qui défilent dans le livre se détachent du papier: Mme d'Arty, Mme d'Houdetot, Mme de Jully, Mlle d'Ette, sont des personnages qui respirent, leur souffle passe dans leurs paroles. Duclos effraye, et Rousseau ressemble à faire peur; les petits hommes, les Margency apparaissent, fouillés d'un mot, esquissés jusqu'à l'âme en passant. Confessions sans exemple, où de l'étude du monde qui l'entoure, de son mari, de son amant, de ses amis, de sa famille, la femme qui revient sans cesse à l'étude d'elle-même, à l'aveu de ses faiblesses, creuse son esprit, creuse son cœur, en raconte les battements, en expose les lâchetés! La connaissance de soi-même, la connaissance des autres, n'ont peut-être jamais été si loin sous la plume d'un homme: elles n'iront pas plus loin sous une plume de femme.

Mais le livre n'est en ce temps que la manifestation accidentelle de l'intelligence de la femme. Sa pensée, sa force et sa pénétration d'esprit, sa finesse d'observation, sa vivacité d'idée et de compréhension, éclatent à tout instant sous une forme tout autre, dans le jet instantané de la parole. La femme du dix-huitième siècle se témoigne avant tout par la conversation.

Cette science qui se dérobe à toutes les analyses, dont les principes échappent à tous ceux qui l'étudient en ce siècle, à Swift comme à Moncrif, à Moncrif comme à Morellet; ce talent indéfinissable, sans principes, naturel comme la grâce, ce génie social de la France, l'art de la conversation est le génie propre des femmes de ce temps. Elles y font entrer tout leur esprit, tous leurs charmes, ce désir de plaire qui donne l'âme au savoir-vivre et à la politesse, ce jugement prompt et délicat qui embrasse d'un seul coup d'œil toutes les convenances, par rapport au rang, à l'âge, aux opinions, au degré d'amour-propre de chacun. Elles en écartent le pédantisme et la dispute, la personnalité et le despotisme. Elles en font le plaisir exquis que tous se donnent et que tous reçoivent. Elles y mettent la liberté, l'enjouement, la légèreté, le mouvement, des idées courantes et volant de main en main. Elles lui donnent ce ton de perfection inimitable, sans pesanteur et sans frivolité, savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoque. Les maximes et les saillies, les caresses et la flatterie, les traits de l'ironie se mêlent et se succèdent dans cette causerie, qui semble mettre tour à tour sur les lèvres de la femme l'esprit ou la raison. Point de dissertation: les mots partent, les questions se pressent, et tout ce qu'on effleure est jugé. La conversation glisse, monte, descend, court et revient; la rapidité lui donne le trait, la précision la mène à l'élégance. Et quelle aisance de la femme, quelle facilité de parole, quelle abondance d'aperçus, quel feu, quelle verve pour faire passer cette causerie coulante et rapide sur toutes choses, la ramener de Versailles à Paris, de la plaisanterie du jour à l'événement du moment, du ridicule d'un ministre au succès d'une pièce, d'une nouvelle de mariage à l'annonce d'un livre, d'une silhouette de courtisan au portrait d'un homme célèbre, de la société au gouvernement! Car tout est du ressort et de la compétence de cette conversation de la femme; qu'un propos grave, qu'une question sérieuse se fasse jour, l'étourderie délicieuse fait place, chez elle, à la profondeur du sens; elle étonne par ce qu'elle montre soudainement de connaissances et de réflexions imprévues, et elle arrache à un philosophe cet aveu: «Un point de morale ne serait pas mieux discuté dans la société de philosophes que dans celle d'une jolie femme de Paris [565]

Où retrouver pourtant cette conversation de la femme du dix-huitième siècle, cette parole morte avec sa voix? Dans un écho, dans cette confidence de l'esprit d'un temps à l'oreille de l'histoire: la lettre.

L'accent de la conversation de la femme du dix-huitième siècle se trouve là endormi, mais vivant. Cette relique de sa grâce, la lettre, est sa causerie même. Elle en garde le tour et le bavardage, l'étourdissement et l'heureuse folie. Sous la main de la femme qui se hâte, qui brusque l'écriture et l'orthographe des mots, la vie du temps semble pétiller; quand elle l'attrape et la raconte au passage, l'esprit déborde de sa plume comme la mousse d'un vin de souper. C'est un style à la diable, qui va, qui vient, qui se perd, qui se retrouve, une parole qui n'écoute rien et qui répond à tout, une improvisation sans dessin, pleine de bruit, de couleur, de caprice, brouillant les mots, les idées, les portraits, et laissant du mouvement de ce monde mille images pareilles aux morceaux d'un miroir brisé. N'en donnons qu'un morceau, un fragment, le commencement de cette lettre de femme, datée des eaux à la mode, de Forges:

«Ah bon Dieu que vous avés bien raison ma chère marmote quel chien de train et quelle chienne de vie et surtout quelles chiennes de gens, rien n'est comparable aux personnes vraiment les noms n'en aprochent pas, les visages et les stiles sont bien autres choses, c'est un ennui, un cavagnol, des compliments, des bêtises, des gayetés et surtout des agréments à souffleter, des mérites fort propres aux galères et des dévotions faites comme de cire pour l'enfer, mais une madame Danlezy pleine de grâces qui n'est pourtant rien auprès de Mme de la Grange, qui avant hier n'avoit que soixante et onze ans, une grande fille, et un lait répandu de sa dernière couche il y a quatre ans, mais qui depuis hier y a ajouté un gouëtre de demi aulnes qui lui est survenu dans la nuit, la pauvre femme couchée étique s'est réveillée ni plus ni moins qu'un roi de Sardaigne très-étoffé, voilà de ces coups de la fortune que ces eaux icy procurent plus souvent à des mousquetaires qu'à des accouchées septuagénaires, mais que faire, il faut bien que la pauvre femme, après avoir sans doute reçu la rosée du ciel accepte la graisse de la terre avec résignation... [566]»

Toutefois la verve folle, le bavardage pétillant, l'esprit étourdissant, ne sont point le plus grand signe des lettres de femmes du dix-huitième siècle. Les correspondances montrent, encore plus que les conversations, un caractère de sérieux et de profondeur chez la femme. Le fond le plus ordinaire du genre épistolaire n'est plus, comme au siècle précédent, le tableau, l'image, la peinture. La lettre se remplit de réflexions, de pensées: l'analyse, le jugement, l'idée y entrent et s'y font la place la plus large. Le bruit mondain y passe, les chansons, les anecdotes y ont leur écho, mais dans un coin, dans un retour de page, et comme en post-scriptum. Ce qui y parle le plus haut, ce sont des théories morales. La lettre a, comme celle qui l'écrit, ce que Mme de Créqui appelait «des moments de solidité». Qu'on feuillette ces feuilles légères et frémissantes échappées à la main des femmes les plus mondaines et les plus dissipées d'apparence: la pensée de la femme y soulève les questions les plus grandes et les plus délicates. Elle y interroge à tout moment l'âme humaine dans son âme. Elle s'élève à des réflexions sur le bonheur; elle définit, elle indique les goûts et les passions qui peuvent y mener. Elle apprécie et pèse les préjugés sociaux. A propos d'un livre nouveau, dont elle montre d'un mot «la pauvreté pomponnée», à propos d'une gloire vivante dont elle discerne «les manigances», elle laisse tomber des réflexions sur le bien et le mal moral, sur la morale humaine, sur l'origine et la légitimité des passions. Le portrait d'un charlatan de vertu l'amène à tracer sur le papier l'idéal de la vertu. Société, gouvernement, mœurs, lois, ordre public, tout le programme de la conversation de Mme de Boufflers défile dans ces épîtres, sans que la femme qui tient la plume paraisse y songer: ce sont des thèmes qu'elle rencontre naturellement «à travers choux», et dont elle descend plus naturellement encore pour en venir à un petit singe qui lui a fait caca dans la main.

Rien de trop ardu, rien de trop viril pour cette philosophie épistolaire de la femme: elle s'entretient avec sa raison personnelle, son instinct naturel, de la peur du néant, de la crainte de la mort, qu'elle appelle avec Young «la propriétaire du genre humain». En se jouant, en riant, elle enfile, comme elle dit, la plus profonde métaphysique, une métaphysique «à quatre deniers». Elle soulève les problèmes psychologiques; elle estime les théories, les systèmes, elle les réduit en principes courts et substantiels. Après Grotius, Puffendorff, Barbeyrac, elle parle du droit naturel en quelques lignes; après Fénelon, elle refait l'éducation des filles en quelques pages. Un moi qui réfléchit, qui juge, qui compare, qui se rend compte de lectures faites, selon le mot d'une femme, moralistement, un moi qui n'accepte rien de l'opinion des autres, et qui raisonne sur ses sensations, sur ses doutes, sur sa religion même, sur tout ce qu'il sait, sur tout ce qu'il sent, sur tout ce qu'il croit, voilà ce qu'on est étonné de trouver dans ces lettres de femmes du dix-huitième siècle, où tant de finesse se joint à tant de perspicacité, tant de hauteur à tant de délicatesse, tant de force d'esprit à si peu de discipline morale. La pensée y règne, elle y maîtrise l'imagination, elle y laisse à peine parler le cœur; elle y fait taire la sensation sous la formule, le sentiment sous la définition, la passion sous l'axiome. Et à force d'aiguiser cet esprit de dissertation philosophique et de personnalité critique, à peine si la réflexion et la pensée laissent à la fin du siècle la tendresse et le cri de l'âme aux lettres de la femme [567].


De l'intelligence spirituelle de la femme du dix-huitième siècle il reste encore cette preuve: son amour des lettres. Les femmes de ce temps vivent avec les lettres dans une communion familière, dans une intimité journalière. On perçoit chez toutes un fondement, une éducation, un coin de littérature. Au milieu de cette société si occupée des choses de la pensée et de l'esprit, dans ces hôtels, dans ces châteaux, qui tous ont leur bibliothèque [568], la femme se fortifie par la lecture, dont elle a puisé le goût dans l'ennui du couvent [569]. Elle vit dans l'air des livres, elle se soutient par eux; et à tout instant ses correspondances accusent les sérieuses distractions qu'elle leur demande, toute la nourriture qu'elle tire des volumes les plus graves, des œuvres de philosophie, des récits d'histoire, au sortir du libelle du jour et de la nouveauté courante. De là, une culture littéraire que développent encore les modes des salons, le passe-temps des traductions, les amusements d'usage, de certaines épreuves d'esprit exigées de la femme, et qui lui mettent si souvent dans ce temps la plume à la main. C'est la rime d'une chanson, l'imagination d'un conte, la définition de deux synonymes, la composition d'un proverbe, toutes sortes de petits jeux qui excitent sa facilité, aiguisent son invention, l'habituent, l'exercent sans fatigue au métier d'écrivain. A côté de toutes les femmes auteurs par état, touchant à tous les genres, depuis le poëme épique jusqu'au théâtre forain, la liste ne finirait pas des femmes de la société auteurs sans prétention, par occasion, par entraînement, presque par mégarde. Il est un moment où dans le monde de Mme d'Épinay chacune ébauche son roman: et quelle est celle qui n'a pas cédé à celle mode si répandue des portraits, faisant peindre à toute femme sa société, ses amis, les femmes de sa connaissance avec des touches de style à la Carmontelle [570]?

Touchant ainsi à la littérature par tous ses goûts, s'en approchant de toutes façons, la femme du dix-huitième siècle est la patronne des lettres. Par l'attention qu'elle leur donne, par la curiosité qu'elle en a, par l'amusement qu'elle y cherche, par la protection qu'elle leur accorde, elle les attache à sa personne, elle les attire vers son sexe, elle les dirige et les gouverne. Et tout ce que le dix-huitième siècle écrit ne semble-t-il pas en effet écrit à ses genoux, comme ce poëme des Jardins, crayonné sur les patrons de broderie d'une femme, sur le papier enveloppant son ouvrage de tapisserie [571]? La femme est la muse et le conseil de l'écrivain, la femme est le juge, le public souverain des lettres. Les théories philosophiques, souvent inspirées par elle [572], doivent lui plaire, elles doivent l'aborder avec un sourire, si elles veulent avoir la vogue et le retentissement. Les questions de science s'enjoliveront à la Fontenelle, pour être entre ses mains comme le joujou des secrets du ciel et du globe. L'économie politique elle-même prendra l'esprit de Morellet et la verve de Galiani pour être accueillie par l'esprit de la femme. La pensée n'aura pas une manifestation, l'intelligence ne revêtira pas une forme, l'esprit n'imaginera pas un ton, l'ennui même ne prendra pas un déguisement qui ne soit un hommage à cette maîtresse toute-puissante réglant le prix des œuvres et l'estime des auteurs [573]. Voyez-la régner au théâtre: son caprice est le destin des premières représentations. Elle décide de la victoire ou de la défaite des vanités d'auteurs. Elle commande, mieux que la Morlière, à toute une salle. Son applaudissement sauve la tragédie qui chute: un de ses bâillements tue la comédie qui réussit. C'est elle qui fait jouer les pièces, les fait sortir du portefeuille de l'homme de lettres, les retouche, les annote, les impose aux comités, aux ministres, au roi même; c'est elle qui fait monter sur la scène les Philosophes et Figaro. Sans son patronage, sans la recommandation de son engouement, on n'est ni joué, ni applaudi, ni même lu. Tout genre de littérature, toute espèce d'écrivain, toute brochure, tout volume, et le chef-d'œuvre même, a besoin qu'elle lui signe son passe-port, qu'elle lui ouvre la publicité. Le livre qu'elle adopte est vendu: elle en place elle-même les exemplaires en quelques jours, qu'il soit de Rousseau ou de la Bletterie [574]. L'homme qu'elle pousse est arrivé, il est célèbre, célèbre comme la Harpe, célèbre comme Marmontel. Pensions, priviléges de journaux, parts du Mercure, tout ce que le ministère laisse tomber d'argent et de grâces sur les lettres est emporté par elle et ne va qu'à ses clients. La fortune des Suard est son ouvrage. Elle est le succès, elle est la faveur; et quel peuple d'obligés elle a sous elle! C'est Robé protégé par la duchesse d'Olonne [575]; c'est Roucher protégé par la comtesse de Bussy; c'est Rousseau protégé par la maréchale de Luxembourg; c'est Voltaire protégé par Mme de Richelieu, qui exige du garde des sceaux la promesse de ne rien faire contre Voltaire sans la prévenir [576]; c'est l'abbé Barthélemy protégé par Mme de Choiseul; c'est Colardeau protégé par Mme de la Vieuxville; c'est d'Arnaud protégé par Mme de Tessé; c'est Voisenon protégé par la comtesse Turpin; c'est M. de Guibert protégé par Mlle de Lespinasse; c'est Dorat protégé par Mme de Beauharnais; c'est Florian protégé par Mme de Chartres et par Mme de Lamballe; ce sont tant d'autres que la femme défend, prône, soutient, rente de sa bourse, pousse à l'Académie [577]. Car l'Académie en ce temps ne résiste pas plus à la femme que le public et l'opinion. Pendant tout le siècle, n'est-ce point la femme qui dresse ses listes de candidats? Elle la remplit de ses amis, elle l'ouvre et la ferme. Elle en a la clef, elle en possède les voix. Et il y a des fauteuils qui semblent lui être affermés, et où elle met un homme pour y mettre son nom. Elle accorde ou retire l'immortalité aux vivants; elle donne la gloire présente; elle punit par une sorte d'impopularité la célébrité même du talent qui ne lui agrée pas [578]. Thomas, qui n'a pas pour lui le parti des femmes, reste obscur avec une réputation. Et pourquoi encore aujourd'hui le nom de Diderot est-il placé si au-dessous du nom de Voltaire et du nom de Rousseau? C'est qu'il n'a pas été lancé dans le grand courant des gloires reconnues, acclamées par la femme du dix-huitième siècle, consacrées et comme bénies par son enthousiasme.

Et la femme du dix-huitième siècle ne représente pas seulement la faveur et la fortune des lettres: elle personnifie encore la mode et le succès des arts. Ces grâces d'un temps, les arts relèvent d'elle. Elle leur donne l'accord et le ton, elle les encourage et leur sourit. Elle fait leur idéal avec son goût, leur vogue avec son approbation. Et de Watteau à Greuze, pas un grand nom ne s'élève, pas un talent, pas un génie n'est reconnu, s'il n'a eu le mérite de plaire à la femme, s'il n'a caressé, touché, flatté son regard et courtisé son sexe.

La femme aime l'art, elle l'apprécie, elle le pratique comme les lettres, en se jouant, par passe-temps et par instinct naturel. C'est le siècle de ces agréables talents d'amateurs qui mettent le crayon, la pointe même aux mains des jolies femmes. C'est le temps des dessins improvisés sur une table de salon, de ces eaux-fortes, piquantes et naïves, égratignées, semble-t-il, sur le cuivre avec une épingle détachée d'un ruban. Mme Doublet trace le profil de son ami Falconnet. La marquise de la Fare fait le portrait de la Harpe [579]. Et le dessin fini n'est pas toujours abandonné à la gravure de Caylus ou de Mariette. Sur une planche vernie par quelque peintre habitué de la maison, la femme découvre le cuivre. Elle tente une eau-forte qu'elle se plaît à distribuer aux personnes de sa société intime. Et au-dessous de Mme de Pompadour qui laisse une œuvre, que de femmes, depuis la duchesse jusqu'à la petite bourgeoise, signent d'un nom fameux ou d'un nom inconnu une petite planche, joie du collectionneur qui la trouve sur les quais en feuilletant quelque vieux carton où elle dort [580]!


De cette protection des écrivains, de cette présidence des lettres, de ce gouvernement des hommes et des œuvres de l'esprit, qui, en atteignant les hommes et les œuvres de l'art, ne laisse aucune des manifestations du temps en dehors de la domination de la femme, la femme tire comme un pouvoir répandu dans l'air et qui plane au-dessus du siècle. La femme, en effet, n'est point seulement, depuis 1700 jusqu'en 1789, le ressort magnifique qui met tout en mouvement: elle semble une puissance d'ordre supérieur, la reine des pensées de la France. Elle est l'idée placée au haut de la société, vers laquelle les yeux sont levés, vers laquelle les âmes sont tendues. Elle est la figure devant laquelle on s'agenouille, la forme qu'on adore. Tout ce qu'une religion attire à elle d'illusions, de prières, d'aspirations, d'élancements, de soumissions et de croyances se tournent insensiblement vers la femme. La femme fait ce que fait la foi, elle remplit les esprits et les cœurs, et elle est, pendant que règnent Louis XV et Voltaire, ce qui met du ciel dans un siècle sans Dieu. Tout s'empresse à son culte, tous travaillent à son ascension: l'idolâtrie la soulève de terre par toutes ses mains. Pas un écrivain qui ne la chante, pas une plume qui ne lui donne une aile: elle a jusque dans les villes de province des poëtes voués à son culte, des poëtes qui lui appartiennent [581]; et de l'encens que jettent sous ses pieds les Dorat et les Gentil-Bernard se forme ce nuage d'apothéose, traversé de vols de colombes et de chutes de fleurs, qui est son trône et son autel. La prose, les vers, les pinceaux, les ciseaux et les lyres donnent à son enchantement comme une divinité: et la femme arrive à être pour le dix-huitième siècle, non-seulement le dieu du bonheur, du plaisir, de l'amour, mais l'être poétique, l'être sacré par excellence, le but de toute élévation morale, l'idéal humain incarné dans un sexe de l'humanité.

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