La Liberté et le Déterminisme
The Project Gutenberg eBook of La Liberté et le Déterminisme
Title: La Liberté et le Déterminisme
Author: Alfred Fouillée
Release date: January 18, 2012 [eBook #38618]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
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Foullée A.
La liberté et le déterminisme.
F. Alcan
Paris 1890
LA LIBERTÉ
ET
LE DÉTERMINISMEPAR
Alfred FOUILLÉE
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER-BAILLÈRE ET CIE
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1890
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
| La Philosophie de Platon. Ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques et par l'Académie française, 2 vol. in-8o. (G. Baillière.) |
16 fr. |
| La Philosophie de Socrate. Ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques. 2 vol. in-8o (G. Baillière.) |
16 fr. |
| L'Idée moderne du droit, deuxième édition. 1 vol. in-8o. (Hachette.) |
3 fr. 50 |
| La Science sociale contemporaine. 1 vol. in-18. (Hachette.) |
3 fr. 50 |
| Histoire générale de la philosophie, quatrième édition. 1 vol. in-8o. (Delagrave.) |
7 fr. 50 |
| Critique des systèmes de morale contemporains. 1 vol. in-8o. (G. Baillière.) |
7 fr. 50 |
| Principes élémentaires de la Psychologie scientifique. 1 vol. in-8o. (E. Belin.) (En préparation.) |
Saint Cloud."—Imprimerie BELIN FRÈRES
PRÉFACE
La méthode de conciliation, dans l'ordre philosophique, nous paraît supérieure à la méthode de réfutation, comme le libéralisme dans l'ordre social est supérieur aux voies répressives. La vérité, plus large que nos systèmes, accorde une place dans son sein aux choses les plus opposées: elle ne divise pas, elle unit pour régner. Notre pensée ne pourrait-elle, à son image, se faire conciliante et libérale? Mieux vaut compléter les doctrines que les réfuter; mieux vaut accepter des autres et faire accepter de soi le plus possible. Reste-t-il, malgré cela, en dehors du cercle de nos idées, quelque grande doctrine qui semble inconciliable avec la nôtre et cependant vivace, par cela même plausible; traçons encore, sans nous décourager, à partir de ce centre qui est notre point de vue personnel, des rayons de plus en plus grands, pour voir si nous ne pourrions pas enfin embrasser l'opinion de nos adversaires dans notre doctrine élargie.
Le système du déterminisme et celui de la liberté, n'ayant pu se détruire depuis une lutte de tant de siècles, doivent marquer deux directions de l'esprit en partie légitimes, qui, si elles étaient poussées assez loin, finiraient par converger. C'est cette direction convergente que nous allons essayer de découvrir, d'abord dans la pratique, où l'accord sera plus facile, puis dans la théorie. Nous ne prétendons pas arriver jusqu'au point final où se révélerait une coïncidence parfaite: la série des moyens-termes qu'il faudrait intercaler pour obtenir une entière conciliation des vérités, et par conséquent une entière explication des choses, est probablement infinie; tout ce qu'on peut faire, c'est d'ajouter, s'il est possible, quelques anneaux de plus à la chaîne des raisons.
En donnant cette nouvelle édition, nous devons insister sur la méthode et sur la théorie fondamentale du livre. Notre méthode consistera à compléter d'abord et à rectifier chacun des systèmes adverses, en élargissant les fondements positifs qui sont comme sa base propre d'opération. Puis, nous chercherons les parties communes aux systèmes ainsi complétés, conséquemment leurs convergences et coïncidences. Enfin, nous essaierons d'intercaler entre eux des moyens-termes, qu'ils seront également forcés d'admettre et par lesquels se produiront de nouvelles harmonies. A cette méthode, qu'on a mal à propos confondue avec d'autres bien différentes, nous ne croyons pas qu'on ait adressé aucune objection vraiment sérieuse. Quant aux moyens-termes entre les systèmes, il en est un, croyons-nous, dont l'introduction est d'une haute importance dans le problème qui nous occupe: c'est l'idée de la liberté, avec le désir qui en est inséparable et l'action directrice qui en résulte. Le livre qu'on va lire a pour but de montrer l'influence de cette idée. Il renferme ainsi une partie entièrement scientifique et par cela même, si nous ne nous trompons, au-dessus de toute contestation en son ensemble. Nous y avons joint des spéculations métaphysiques d'un caractère nécessairement conjectural; il importe de ne pas les confondre avec les résultats positifs de notre analyse et de notre synthèse. L'action directrice qui appartient à l'idée de liberté demeure aussi incontestable pour les partisans du déterminisme que pour ses adversaires. D'une part, si c'est le déterminisme qui, dans le fond des choses, est le vrai, du moins a-t-il besoin de faire une place en son sein à l'idée de liberté et à son efficacité pratique. L'oubli de cet élément essentiel est un vice qui se retrouve dans tous les systèmes déterministes et qui les rend incomplets, inadéquats à l'observation, contraires à la conscience de l'humanité. Il faut donc rectifier le déterminisme par l'introduction de cette donnée capitale: la pensée se réfléchissant sur soi et se concevant directrice; car ici la réflexion même devient une force nouvelle qui s'ajoute aux forces antécédentes. D'autre part, si c'est la liberté qui est le vrai et dernier fond des choses, encore n'agit-elle qu'en se faisant idée, qu'en prenant conscience de soi, qu'en produisant par cela même un déterminisme de pensées et de désirs, soumis à une pensée et à un désir dominateurs: pensée de la liberté, désir de la liberté. Nous avons donc là un terrain commun aux deux doctrines, et un terrain proprement scientifique; elles peuvent s'y réconcilier alors même qu'elles demeurent encore divisées dans leurs hypothèses sur le mystère métaphysique, sur le dernier mot de l'existence, sur le fond absolu du vouloir. Ce mystère métaphysique subsistera toujours au bout de tous nos efforts, dans la direction du déterminisme comme dans celle de l'indéterminisme: c'est une leçon de modestie et de modération également utile aux théories adverses et qui a, dans la pratique même, son importance morale; car le doute métaphysique est, à nos yeux, une des conditions de la moralité[1].
Le problème que nous allons aborder n'est pas seulement un problème philosophique; il est, par excellence, le problème philosophique. Toutes les autres questions viennent se rattacher à celle-là. Aussi ne croirons-nous point avoir perdu notre peine en contribuant à produire l'accord des esprits, sinon sur l'essence de l'activité morale, du moins sur les idées par lesquelles elle se manifeste et sur celle qui constitue sa fin même, sa loi, son moyen de progrès: l'idée libératrice de la liberté.
L'importance et la perpétuelle actualité du problème nous a été montrée, comme sur le fait, par la discussion passionnée à laquelle la première publication de notre travail donna lieu, il y a dix ans, dans le monde philosophique et même non philosophique. Nous avons essayé, dans cette nouvelle édition, de rectifier ou de compléter notre pensée et de répondre, directement ou indirectement, à toutes les objections sérieuses et sincères qui nous ont été adressées.
Depuis la première publication de ce livre, nos idées à nous-même, sous l'influence d'une recherche incessante, se sont sur plus d'un point développées et même modifiées; nous faisons moins de part aujourd'hui, aux spéculations transcendantes et métaphysiques, plus de part au point de vue immanent et aux hypothèses d'un caractère scientifique. Mais les théories fondamentales de ce livre nous paraissent toujours vraies, et les spéculations métaphysiques elles-mêmes, où se retrouve quelque peu de l'enthousiasme propre à la jeunesse, nous ont semblé contenir des parties très plausibles, que nous avons conservées. Nous n'avons retranché que ce qui nous paraissait inexact ou erroné; nous avons laissé ce qui nous paraissait vrai, ou probable, ou même simplement possible. Notre but a été de condenser ainsi dans notre livre tout ce qu'on peut, à tous les points de vue, dire en faveur de la liberté sans se mettre en contradiction avec la science et avec la logique. Nous avons d'ailleurs pris soin de marquer, mieux que dans la première édition, la différence du certain et de l'hypothétique, du vrai et du vraisemblable, de la science positive et de la métaphysique.
LA LIBERTÉ ET LE DÉTERMINISME
PREMIÈRE PARTIE
RECHERCHE
D'UNE
CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES
CHAPITRE PREMIER
L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES CONTRAIRES.—GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
I. Genèse de l'idée de liberté.
II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par la persuasion que nous sommes pratiquement libres.—Evolution à laquelle le déterminisme est ainsi amené dans la pratique.
Puisque nous essayons de rapprocher d'abord dans la pratique le déterminisme et la liberté, ou même, s'il est possible, de les faire coïncider pratiquement dans quelque moyen terme, nous devons, selon la méthode que nous avons adoptée, pousser le déterminisme rectifié aussi loin que nous le pourrons dans l'ordre scientifique. Nous verrons ainsi jusqu'à quel point sa direction vraie le rapproche du système de la liberté. Je dis sa direction vraie, car nous ne devons considérer le déterminisme que dans ce qu'il a de légitime, de scientifique et de conforme au témoignage de l'expérience.
Le problème est le suivant:—Trouver dans les lois mêmes de notre dépendance ce qui supplée pratiquement à notre indépendance et en produit en nous le sentiment pratique; produire ainsi au sein même de la nécessité un progrès vers la liberté.
Ce que le déterminisme renferme de plus solide et de vraiment scientifique, c'est l'explication des actes sous le rapport de leurs antécédents chronologiques, de leurs motifs et de leurs mobiles. Cette explication n'est peut-être pas la seule, elle n'est peut-être pas l'explication radicale et métaphysique; mais, dans ce qu'elle a de légitime, elle doit être poussée méthodiquement aussi avant qu'il est possible. Or, parmi les motifs conscients de nos actions que nous fait connaître l'expérience intérieure et qui sont objet de science positive, les déterministes ont oublié le plus important, c'est-à-dire l'idée même de notre liberté.
Quelle qu'en soit la valeur objective et métaphysique, l'idée de liberté existe incontestablement dans l'esprit de l'homme, et elle joue un rôle considérable dans l'ordre même de l'expérience, qui est celui de la science. Nous devons donc examiner successivement: 1o la genèse psychologique de cette idée dans l'individu et dans l'espèce; 2o son action psychologique; 3o l'accord qu'elle peut établir sur le terrain de la pratique entre le déterminisme et l'indéterminisme bien entendus. Ce ne sont pas des conjectures métaphysiques auxquelles nous allons nous livrer; ce sont des faits scientifiques dont nous voulons entreprendre la constatation et l'analyse.
I.—L'enfant remarque de bonne heure qu'il y a en lui comme autour de lui des changements et des différences: mouvements à droite, mouvements à gauche, action et inaction, désir et aversion, affirmation et négation. Il s'habitue ainsi peu à peu à concevoir toutes choses sous les formes opposées du oui et du non. Il n'a besoin que de la conscience et de la mémoire pour acquérir cette notion: diversité, alternative des contraires. Or, c'est là le premier élément empirique de l'idée de liberté. L'animal qui ne voit devant lui qu'une seule ligne, et qui a pour ainsi dire des œillères de tous côtés, sauf sur une seule direction, ne peut acquérir l'idée de liberté, qui enveloppe celle de pluralité. L'association des idées est si forte que, chez l'être intelligent et doué d'expérience, un contraire évoque immédiatement l'idée de son contraire, comme un objet éclairé qui serait inséparable de son ombre. Notre pensée procède par différences autant que par ressemblances, par oppositions autant que par harmonies; c'est son rythme naturel et comme son oscillation propre: elle est soumise à la loi universelle de l'ondulation.
Maintenant, sous quelle forme apparaît le contraire de ce qui est actuel et actuellement présent à la conscience?—Sous la forme du possible, quand il a été lui-même actuel à d'autres moments. Si je suis actuellement immobile, la marche peut m'apparaître comme possible; le silence actuel me fait songer à la possibilité de la parole; la parole actuelle à la possibilité du silence. Possibilité, c'est le second élément scientifique de l'idée de liberté.
Cette possibilité ne reste pas à l'état abstrait et purement logique: elle prend la forme de puissance active et psychologique; voici comment. Il y a en psychologie un principe capital et sur lequel nous aurons souvent à revenir. Toute idée, surtout l'idée d'une action possible, est une image, une représentation intérieure de l'acte; or, la représentation d'un acte, c'est-à-dire d'un ensemble de mouvements, en est le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l'action commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé. L'idée d'une action possible est donc une tendance réelle; c'est une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. Si cette idée, par hypothèse, était seule, l'action commencée et répandue par innervation dans l'organisme finirait par mouvoir les membres, tant qu'elle ne produirait aucune douleur. L'idée se réaliserait en se concevant. L'idée des contraires tend donc à se réaliser, et c'est précisément parce qu'il s'agit de contraires que leur conception alternative tend à prendre la forme d'un équilibre plus ou moins instable, comme celui d'une balance.
Quand je pense à marcher, il y a dans mon cerveau même quelque chose qui répond à la représentation de mes jambes et à la représentation de leur mouvement, laquelle, est elle-même le commencement de ce mouvement. Penser à la marche, c'est marcher dans son imagination; c'est même, à la lettre, marcher par le cerveau, non par les jambes; c'est commencer à agir et, pour ainsi dire, à presser dans le cerveau le ressort qui ouvre passage au courant nerveux vers les jambes. C'est aussi, en conséquence, sentir les premiers mouvements de la marche à son début cérébral. Aristote disait:—S'il n'y avait pas une puissance distincte de l'acte, je ne pourrais me lever quand je suis assis, ni m'asseoir quand je suis levé, car ces deux actes se contredisent.—Malgré le dilemme d'Aristote, je puis marcher en étant assis, ou, si l'on préfère, commencer la marche cérébralement. Or, cette marche initiale, cette marche à l'état naissant m'est familière: l'expérience m'a appris, dans mon enfance, quels sont les mouvements à faire pour marcher, quel est le mode d'innervation cérébrale qui aboutit à mouvoir mes jambes; je connais cela comme je connais mes jambes elles-mêmes, bien que je ne puisse le figurer ni l'expliquer. Et c'est là, psychologiquement, la puissance de marcher. La puissance de mouvement n'est que le mouvement même à l'état naissant, l'innervation à son degré le plus faible, le passage d'un courant nerveux peu intense. Je l'appelle puissance parce que ce phénomène mental est lié, dans mon expérience et dans mon souvenir, à un phénomène plus complet, qui est le mouvement de translation succédant au mouvement de vibration ou à la simple tension cérébrale. Quand j'ai dans ma conscience le premier mode, l'image du second mode s'y associe d'une manière immédiate; j'attends le second après le premier. Mais en même temps il y a dans mon imagination des idées et images antagonistes, qui maintiennent le mouvement à son état purement initial, qui le contrebalancent et le refrènent. On a ainsi un mouvement à la fois commencé et arrêté. C'est ce mouvement que j'appelle mouvement possible, marche possible. Il est déjà actuel à un certain degré, et voilà pourquoi ce n'est pas une pure possibilité abstraite, mais une puissance concrète; d'autre part il est contenu et comme avorté, et voilà pourquoi il n'est pas complètement réalisé, actualisé: c'est un mouvement de translation ramené à un mouvement moléculaire de tension; la conscience de ce dernier genre de mouvement est la tension intérieure, la tendance, l'effort plus ou moins grand. Quelle que soit la valeur métaphysique de la force, de l'effort, du nisus de Leibnitz, de l'ενεργεια d'Aristote, toujours est-il que, psychologiquement, la force est la face interne et consciente du mouvement de tension et des mouvements de translation mutuellement contraires. Quant à la persuasion que nous pouvons, elle est une simple induction à l'avenir de notre expérience passée. Je puis marcher, signifie: je commence les premières décharges nerveuses de la marche, et la suite viendra, si ces mouvements ne sont pas contrariés, si l'idée de la marche devient prédominante, si le désir de la marche l'emporte, si je veux marcher. En un mot, la seule conscience de puissance qui se trouve en nous est celle du mouvement commencé et interrompu, laquelle se ramène à l'image plus ou moins concrète d'un mouvement. Tout mouvement accompli par nous et «centrifuge» est accompagné d'un certain état de conscience qui nous le fait distinguer des mouvements centripètes, des mouvements reçus; c'est cet état de conscience qui fait le fond de ce qu'on nomme effort, tendance, tension, et la puissance n'est que la prévision de la suite habituelle ou des effets du mouvement commencé: or cette prévision est une idée. C'est dans l'idée que réside la puissance aristotélique.
Dans cette voie, nous ne trouvons point la liberté absolue dont parlent les spiritualistes, pas même la puissance métaphysique dont ils font un intermédiaire entre le pur possible et le pur réel, et qui contiendrait d'avance plusieurs effets possibles. Psychologiquement, cette puissance n'est que la conscience d'un conflit de représentations auxquelles répond dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. Sans doute le fond même du mouvement, de l'effort, du vouloir, demeure un mystère, mais on n'a pas le droit de prétendre, dès le début, que ce mystère est liberté plutôt que nécessité, ni de confondre la conscience du vouloir et du mouvoir avec la conscience d'une liberté indépendante, capable en même temps et sous les mêmes conditions d'effets contraires. Si l'arc tendu de Leibnitz avait conscience de sa tension, il n'aurait pas pour cela conscience de sa liberté, car il faut, pour que la flèche parte, la détente du doigt de l'archer. La «puissance des contraires» est le côté interne de la composition des forces en mutuel équilibre.
Ce sentiment d'une puissance active ou, physiologiquement, d'un équilibre instable entre deux contraires, est le troisième élément de l'idée de liberté, dont la diversité et la possibilité abstraite étaient les deux premiers éléments. L'enfant aime à se donner le sentiment du pouvoir des contraires, qui est une des formes supérieures et un des plaisirs de la vie. Il aime à se balancer par la pensée comme par le corps entre des contraires: il y a une analogie fondamentale entre le plaisir élevé de l'activité oscillante et le plaisir inférieur qu'un enfant éprouve sur une escarpolette, se balançant dans le vide, allant et revenant comme le pendule d'un extrême à l'autre; c'est une sorte d'ivresse de mouvement alternatif par laquelle, à force de parcourir avec vitesse des points successifs, il nous semble que nous sommes sur tous les points à la fois: les extrêmes se rapprochent et les contraires tendent à se confondre en un.
Il en résulte un nouveau sentiment, quatrième élément de l'idée de liberté: c'est le sentiment de l'indépendance par rapport aux contraires mêmes, d'un pouvoir qui, embrassant les contraires, les domine et semble n'en plus dépendre. Quand le pendule intérieur, si on peut ainsi parler, est parvenu à l'extrémité de sa course et a ainsi épuisé son effet dans un sens déterminé, il tend par cela même à reprendre la direction contraire et à se donner dans ce sens nouveau un nouveau sentiment d'activité, de vie, de jouissance. Ne pas être borné à une seule action, ne pas être épuisé dans un seul acte, retrouver sa puissance entière pour un autre, c'est évidemment avoir, pour sa force intérieure, un point d'appui et d'application supérieur aux effets divers qu'elle produit tour à tour; c'est par cela même avoir une certaine indépendance qui est libre d'obstacles; voilà pourquoi l'idée d'indépendance est un élément de l'idée de liberté. Et puisque toute idée tend à se fortifier et à se réaliser, l'idée de l'indépendance développera en nous, elle aussi, une tendance à la réaliser ou du moins à en essayer la réalisation. L'enfant se dit à chaque instant: «Si j'essayais le contraire de ce que j'ai fait?» Et il l'essaye. Il aime à se donner, ici encore, le spectacle de son activité arbitraire et indépendante. On lui dit aujourd'hui de faire une chose et il la fait; on le lui redira demain et demain il refusera de la faire. On accuse alors l'imperfection et la bizarrerie de la nature humaine. Non, l'enfant fait seulement une expérience psychologique: il a conçu deux faits contraires, et il veut voir s'il pourra les réaliser; il a fait une chose, il ne la refait pas, uniquement pour le plaisir de changer, c'est-à-dire d'appliquer la même puissance aux choses les plus diverses. Dans la vie physique, il se meut en tous sens, préférant parfois à la ligne droite les lignes les plus capricieuses, au chemin le plus court, mais le plus uniforme, le chemin le plus long et le plus varié: il aime à se sentir physiquement libre, dégagé de toute contrainte matérielle. Il en est de même pour son intelligence: il pense aux choses les plus opposées, il pense à l'absurde, pour se mettre au-dessus de l'absurde; toute idée lui apparaissant avec un caractère particulier et borné, il aime à franchir d'un bond les limites de sa pensée présente, comme il aime à franchir l'espace où il était d'abord renfermé. Enfin, dans ses déterminations et dans ses actions, non moins que dans ses pensées, l'enfant aime à faire acte d'indépendance, parfois d'absolutisme: si on lui offre deux fruits en lui montrant le plus beau et en lui conseillant de le prendre, il lui arrivera souvent de préférer l'autre; il aime en effet la contradiction; il veut prouver à autrui et se prouver à lui-même qu'il a un certain pouvoir de choisir, et de sacrifier son intérêt à son caprice.
L'idée de pouvoir ambigu et supérieur aux alternatives se fortifie encore par le double rapport de l'état présent avec le passé et avec l'avenir. Le souvenir du passé m'apprend que deux contraires ont eu lieu dans des circonstances sensiblement identiques, comme sont sensiblement identiques deux triangles tracés sur un tableau. L'expérience actuelle ne m'apprend pas sans doute que les deux contraires soient possibles en même temps (et c'est un point sur lequel nous reviendrons dans la suite); mais il ne m'est pas difficile, par une simple combinaison de notions, d'imaginer cette possibilité (réelle ou non en elle-même) et de m'en former ainsi l'idée, seule chose dont nous nous occupions en ce moment. «J'aurais pu prendre un autre parti si le motif contraire était devenu le plus fort;» voilà le jugement qui nous sert de point de départ; faisons abstraction par la pensée de cette condition et remplaçons-la par cette nouvelle hypothèse: Les motifs étant les mêmes, j'aurais pu agir autrement; nous aurons ainsi construit l'idée du pouvoir inconditionnel, ambigu et libre, qui constituerait le libre arbitre. Il n'est pas indispensable pour cela que l'idée du libre arbitre réponde dès l'origine à une réalité. Les lois de l'imagination suffisent ici pour expliquer les abstractions et combinaisons d'idées nécessaires. Quand j'ai commis, par exemple, une action mauvaise sous l'influence d'une passion dominante et que je rentre ensuite en moi-même, la passion étant tombée, le motif raisonnable et désintéressé se trouve avoir actuellement l'avantage; si c'était à recommencer, il me semble, non sans raison, que j'agirais autrement. Je compense alors invinciblement le souvenir de mon état passé par mon état présent, chose d'autant plus facile que la passion d'autrefois n'est plus en moi qu'une image affaiblie; je me représente ainsi l'action raisonnable comme un possible qui aurait pu se réaliser, comme un possible égal à l'autre, égal à l'action passionnée. Au fait, l'action raisonnable eût été possible si j'en avais conçu plus fortement la possibilité même, si l'idée de ma puissance sur moi eût été plus présente et plus énergique. Aurais-je pu sans condition?—C'est ce que nous aurons plus tard à rechercher; en ce moment, nous voyons qu'il nous est possible de construire, par une comparaison avec le passé, l'idée de puissance inconditionnelle. Cette idée d'inconditionnalité est un cinquième et capital élément de l'idée de liberté. Nous allons la voir se compléter par le rapport de notre état présent à l'avenir.
L'avenir, en effet, est incertain, incalculable, impossible à prévoir pour nous. Cette incertitude est plus ou moins grande selon les cas. Elle est, dans certaines circonstances, d'autant plus grande que l'action est moins importante et, par cela même plus dénuée de motifs conscients capables de la spécifier. Par exemple, dans les occasions où il s'agit de choses indifférentes, on ne peut prévoir si je choisirai pile ou face, si je partirai du pied gauche ou du pied droit, si je serai debout ou assis. Dans ce cas, en effet, ce qui doit déterminer telle action plutôt que telle autre, ce qui doit spécifier ma décision volontaire, c'est une coïncidence de causes extérieures, un hasard, conséquemment un déterminisme que je ne puis prévoir. Dans d'autres cas, au contraire, l'incertitude de l'avenir est proportionnelle à l'importance de la décision: c'est qu'alors les motifs conscients et spécifiques sont plus compliqués et plus contraires: les causes déterminantes de l'action sont intérieures, elles engagent mon caractère, mon moi, ma personnalité tout entière. Or, dans certaines alternatives d'une nature exceptionnelle et, en quelque sorte, tragique, il m'est bien difficile de prévoir si j'aurai la force de préférer, par exemple, la mort même à la violation de ce qui m'apparaît comme un devoir. Certains cas de conscience sont comme une tempête qui peut faire soulever la vague de mille manières. Ici, l'incertitude de l'avenir porte sur les conditions intérieures d'un acte important; tout à l'heure elle portait sur les antécédents extérieurs d'un acte sans importance. Dans les deux cas il y a ou il peut y avoir, pour nous et pour autrui, impossibilité de calculer et de prévoir. Encore la prévision devient-elle de plus en plus probable quand je connais bien le caractère d'une personne: je sais que tel de mes amis, je sais que moi-même, nous ne commettrons pas un vol pour nous approprier un million ou un milliard.
Ces considérations nous amènent devant le problème de Spinoza: est-ce l'ignorance des causes de l'acte qui nous donne l'idée de notre liberté?—Sous cette forme générale et vague, la proposition de Spinoza est évidemment insoutenable. On lui a répondu que le poète qui ignore les causes de son inspiration l'attribue à un dieu et non à sa liberté, que le spirite, l'illuminé, l'enthousiaste, se croient conduits par une puissance supérieure à eux-mêmes, enfin que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance même des motifs de nos actions. Mais ces réponses générales sont encore moins probantes que la proposition de Spinoza et reposent sur des confusions. En premier lieu, ce n'est pas l'ignorance des causes produisant un acte quelconque qui peut engendrer l'idée de liberté; c'est l'ignorance des causes d'une détermination volontaire et intentionnelle. Je ne me crois pas libre quand je souffre sans savoir pourquoi, ni quand je remue les paupières sans savoir pourquoi, ni quand je trouve une rime ou un vers sans savoir pourquoi, ni quand j'ai une vision ou illumination sans savoir pourquoi; mais c'est qu'en tout cela il ne s'agit pas d'une décision intentionnelle entre divers partis, par exemple voter ou s'abstenir de voter. Les exemples allégués ne prouvent donc rien.—Mais, dira-t-on, quand il s'agit d'une détermination intentionnelle, je me crois précisément d'autant plus libre que j'ai plus délibéré et que je connais mieux les motifs de mon acte. Ici encore, l'analyse psychologique est incomplète. Ce n'est pas l'ignorance des motifs conscients de ma décision qui peut me donner l'idée d'un libre arbitre échappant à la prévision; c'est l'ignorance de la cause qui, entre divers motifs conscients, me fait prendre telle décision déterminée. Or, cette cause n'est pas nécessairement elle-même un motif conscient: elle peut être mon caractère, ma nature propre, mes habitudes inconscientes, mes secrètes inclinations: elle est ce que Wundt appelle le facteur personnel, c'est-à-dire ma constitution psychologique et physiologique, ma manière individuelle de réagir. Supposez en chimie un réactif extrêmement complexe dont vous ne pourriez réduire la composition en formules: si vous y jetez telles ou telles substances colorées, vous ne pouvez prévoir quelle sera la nuance particulière que produira le mélange. Vous savez que telle couleur mêlée à telle autre en telles proportions produit du vert, du violet, de l'orangé; mais, si vous ne savez pas tout ce qui entre dans la composition du liquide où vous mélangerez ces couleurs, vous ne pourrez par cela même prédire la couleur complexe qui en résultera. Notre naturel n'est pas une eau claire où les motifs et mobiles se mêleraient en gardant chacun sa nuance propre: il est lui-même une combinaison que la «chimie mentale» ne saurait réduire à des formules exactement déterminées. On ne répond donc pas à Spinoza ni à Leibnitz quand on invoque la conscience des motifs dans la délibération pour soutenir que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance des causes, car la connaissance des motifs ne nous donne pas celle de la cause fondamentale et décisive: la réaction propre de notre caractère. Sous les motifs conscients se trouve notre activité inconsciente avec ses tendances et inclinations de toute sorte; c'est même dans cette région d'inconscience ou, si l'on préfère, de conscience générale et non spéciale, que nous plaçons notre moi, notre vouloir personnel. Dès lors, quand nous avons comparé et pesé des motifs au grand jour de la conscience claire, de la conscience superficielle, la détermination finale sort des profondeurs de la conscience obscure. Il en résulte un arrêt dans la série apparente des causes, une apparente solution de continuité, comme entre les derniers rayons visibles du spectre et l'obscurité qui les enveloppe. De là vient l'apparence d'un commencement impossible à prévoir, d'un commencement de série non rattaché à d'autres séries, d'un «commencement absolu.» Le conflit des motifs conscients produisait un arrêt momentané dans notre évolution intérieure et y posait un problème de dynamique mentale; c'est le triomphe de l'inconscient ou du subconscient qui résout le problème, met fin à l'arrêt et se manifeste par la résultante de la décision. Ne pouvant avoir la conscience analytique de ce qu'on pourrait appeler notre conscience synthétique, nous ne saurions nous-mêmes calculer et prévoir ce que nous voudrons dans telle circonstance grave: nous attribuons alors la volition à un pouvoir dominant les contraires, et comme ce pouvoir est précisément notre conscience obscure et synthétique, notre moi, il en résulte que nous attribuons au moi,—non plus à un dieu ou à une force étrangère,—la réaction finale de ce pouvoir fondamental sur les motifs plus ou moins extérieurs par lesquels il est sollicité.
Quand nous pouvons analyser entièrement toutes les causes d'une décision, nous ne nous attribuons plus le pouvoir des contraires: nous disons que nous ne pouvions faire autrement, que nous avions telle inclination, telle pensée, telle autre, que celle-ci a été effacée par celle-là, que tel penchant ou telle habitude avait trop de force acquise pour être contrebalancé par tel motif, etc. L'idée du pouvoir des contraires naît de la conscience synthétique et obscure, et seulement dans les cas qui engagent cette conscience, non dans ceux où il s'agit d'effets que nous n'attribuons pas à notre moi, à notre conscience concrète et totale. Ni Spinoza ni ses adversaires n'ont donc posé la question sur son vrai terrain.
Nous voyons maintenant qu'une action déterminée doit être enveloppée (comme d'autant de cercles concentriques) par des puissances contenant en apparence les contraires. Le premier cercle est formé par l'intelligence: nous expérimentons en nous l'action motrice et efficace des idées, ainsi que la possibilité de trouver des motifs contraires pour ou contre tout acte, ce qui nous donne la notion de notre indépendance intellectuelle. Puis, nous avons le sentiment d'un pouvoir encore supérieur aux idées, les mobiles, qui forment un second cercle déjà plus obscur; enfin nous avons la conscience vague d'un pouvoir supérieur aux mobiles particuliers comme aux motifs particuliers: l'individualité, le caractère personnel, enfin un dernier cercle, le plus vaste et le plus obscur tout ensemble, c'est la conscience même en sa synthèse, la conscience où viennent se fondre toutes les images, l'unité (apparente ou réelle) qui domine tout et décidera en dernier ressort. Là se place la volonté, et de là aussi nous vient l'idée de liberté comme puissance supérieure aux déterminations contraires, aux mobiles connus et aux motifs connus.
Alors s'accomplit une dernière transformation de l'idée, qui prend une forme métaphysique. Grâce à notre faculté d'abstraire, nous pouvons considérer une puissance, non en tant qu'elle dépend elle-même d'autre chose, mais en tant que quelque chose dépend d'elle; et sous ce rapport abstrait, relativement aux termes inférieurs, elle n'est plus dépendante, mais indépendante; elle n'est plus conséquente, mais antécédente. Les partisans de la nécessité considéreront cette indépendance comme un moment tout provisoire de la pensée, comme une simple abstraction par laquelle une chose nous paraît seulement antécédente, bien qu'elle soit en même temps conséquente; en d'autres termes, l'indépendance ne sera jamais pour eux qu'une moitié du réel, tandis que pour les autres elle peut être un tout; mais il s'agit en ce moment de montrer la genèse de l'idée, non son objectivité. Or nous pouvons concevoir le tout comme expliquant et engendrant les parties, le complet, le parfait comme contenant la raison de l'incomplet et du particulier. Enfin, faisant abstraction des limites, nous arrivons à concevoir l'illimité, l'absolu. C'est d'abord l'idée négative d'une indépendance absolue, puis l'idée plus positive, mais non moins problématique d'une plénitude de puissance intelligente.—On verra plus loin, en étudiant la part de la volonté dans ce qu'on nomme la raison, comment naît et se développe cette idée, qui n'est autre que celle de la causalité intelligible (au sens de Kant) conçue comme pouvant contenir la raison suprême de la causalité sensible. Affranchie par hypothèse de la loi des antécédents et des conséquents qui constitue le déterminisme, cette causalité purement idéale peut apparaître comme l'idéale liberté.
Après avoir indiqué comment l'idée de liberté, d'abord physique, puis psychologique, puis métaphysique, naît dans l'individu, nous pourrions examiner comment elle se transmet dans l'espèce par voie d'hérédité. C'est un point sur lequel nous aurons à revenir. Dès à présent, il est clair que l'idée d'indépendance et de liberté est, chez l'individu, une puissance qui tend à fortifier le caractère; elle constitue donc une supériorité dans la lutte pour l'existence et pour le progrès. Conséquemment, les lois de la sélection naturelle lui assurent le triomphe: cette idée devient une forme héréditaire de la conscience, de plus en plus spécifique et caractéristique de l'humanité: elle finit par être innée, et nous venons au monde avec l'instinct de la liberté, bien plus, avec la persuasion de la liberté, comme nous naissons avec l'idée de l'espace ou avec l'instinct de la curiosité[2].
II. Une fois formée, l'idée de notre liberté ne peut manquer d'influer sur notre conduite. C'est cette influence pratique que nous devons maintenant montrer, en réservant pour la suite l'examen théorique de la question.
1o Libres ou non, nous tendons à la liberté, à l'indépendance absolue dont nous avons l'idée. 2o Cette tendance, d'après les lois mêmes du déterminisme, doit créer en nous un certain pouvoir proportionné, ce semble, à son intensité. 3o Nous ne tardons pas à reconnaître l'efficacité pratique de cette tendance; et même, dans une foule de cas, nous n'apercevons point de limite déterminée et précise à l'extension de notre pouvoir: il en résulte une confiance en soi qui va grandissant. Nous nous persuadons de plus en plus que nous avons un pouvoir indépendant et une force propre supérieure à tous les contraires, capable de rester la même quand tout change, ou de changer quand tout reste le même.
Cette croyance est naturelle et universelle, les déterministes ne le nient pas; ils contestent seulement qu'elle représente la réalité. Mais, encore une fois, toute idée influant sur nos actes, le déterminisme doit, parmi les puissances pratiques dont la psychologie entreprend l'analyse et dont la morale entreprend la discipline, mettre en ligne de compte l'idée de la liberté, puisque cette idée entraîne d'abord une tendance à la réaliser, puis une réalisation au moins apparente, et enfin une conviction au moins subjective de notre propre liberté. Dès lors le système déterministe subit un changement considérable au point de vue de la pratique. Voyons, en effet, les résultats que va produire, dans l'application et dans la vie de chaque jour, l'élément capital que des systèmes incomplets avaient exclu de la question, et dont l'influence pratique, déjà constatée par nous chez l'enfant, se manifestera encore plus chez l'homme.
Supposons que je sois dominé par une violente colère. Si je suis persuadé que je n'ai aucun pouvoir sur ma passion, ou si je ne songe pas à ce pouvoir, il est clair que ma colère suivra fatalement son cours. Mais voici qu'une idée, amenée par les lois de l'association ou de l'habitude, prend une puissance nouvelle dans mon esprit et, de confuse qu'elle était, devient distincte: c'est l'idée (subjective ou non) d'une résistance possible à ma colère, d'un empire que je crois pouvoir exercer, et que de plus ma raison juge rationnel et bon d'exercer. Aussitôt cette idée interrompt la fatalité de la passion; c'est une force nouvelle qui peut, en s'accroissant, faire équilibre à ma colère. Que mon intelligence se fixe sur cette idée qui la sollicite, qu'elle la rende par là de plus en plus intense, bientôt l'idée de la liberté sera devenue une puissance pratique avec laquelle les autres puissances devront compter; et si, à tort ou à raison, je regarde cette puissance comme absolue en moi, l'idée de l'absolu devra produire un certain effet dans la balance. Elle pourra même, comme l'épée de Brennus, faire pencher le plateau du côté qui semblait d'abord le plus faible, en venant s'y ajouter. L'attention et la réflexion (fatales ou non), augmentent la force de cette idée avec sa clarté. Dès que je songe à mon pouvoir, l'idée croît; dès que l'idée croît, la tendance de la réflexion s'y applique davantage; nouvel accroissement de l'idée, suivi d'un nouvel accroissement de réflexion; et, en définitive, multiplication de forces par l'addition successive de tous ces petits accroissements. Donc la seule conception de ma liberté, comme d'une puissance venant de moi et capable de contre-balancer ma passion, pourra en effet dans la pratique parvenir souvent à la contre-balancer, en vertu même d'un déterminisme compliqué dont nous aurons plus tard à étudier théoriquement les lois. Brisant la ligne uniforme et fatale de mes pensées et de mes sentiments, elle aura rendu possible un acte qui, à ne considérer que la force intrinsèque et naturelle des motifs et des mobiles antérieurs, n'eût pu aucunement se produire sans ce motif nouveau et prépondérant. Le déterminisme se réfléchit sur soi dans cette idée et s'y retourne en quelque sorte contre soi-même.
En fait, l'idée de notre liberté ne manque jamais de nous apparaître au moment où elle peut nous être utile dans la pratique, à moins que le paroxysme de la passion n'ait détruit toute réflexion. Cette idée, toujours présente en nous sous une forme plus ou moins latente, redevient manifeste dès que nous sommes en présence de deux actes possibles, entre lesquels nous hésitons. Par l'association du contraste, la double possibilité éveille nécessairement la notion d'un double pouvoir; et comme nous nous rappelons avoir déjà réalisé, dans d'autres circonstances, les deux termes de l'alternative présente ou ceux d'une alternative analogue, nous sommes portés à nous attribuer actuellement et à réaliser ainsi dans une certaine mesure un double pouvoir, une liberté de choix. C'est là une tendance irrésistible, que le déterministe subit comme les autres hommes. La notion et la persuasion de notre liberté sont donc toujours ou presque toujours parmi les motifs de notre décision réfléchie. Oublier cet élément dans ses analyses, comme l'ont fait les psychologues, c'était oublier ce qu'il y a de plus original et de plus essentiel dans l'activité humaine.
En outre, cette idée peut s'affaiblir ou se fortifier. Il est des cas, par exemple, où l'habitude nous fait répéter un acte sans y associer par contraste la possibilité de faire autrement. Un homme peut ainsi devenir l'esclave d'une mauvaise habitude, comme celle de la colère, par l'affaiblissement de son idée de liberté. Mais persuadez à cet homme qu'il dépend de lui de s'en corriger; qu'il est pratiquement libre de se déterminer à la suivre ou à ne pas la suivre; que, s'il la suit, ce n'est pas par une fatalité absolue, comme il le croit, mais par un consentement auquel il ne réfléchit pas; qu'il pourra par conséquent reprendre l'empire de soi quand il voudra, et qu'il est maître de vouloir ou de ne pas vouloir: cette intime conviction de sa puissance que vous aurez réveillée chez lui, fût-elle subjective en soi, n'en aura pas moins pour effet une réelle puissance. Au contraire, persuadez à l'homme vicieux que ses vices sont en tout indépendants de lui et que toute puissance sur soi-même est chimérique, vous diminuerez réellement en lui cette puissance; par cela seul qu'il ne songera pas à résister, qu'il n'aura aucune confiance en lui-même et dans sa liberté pratique, il deviendra faible en effet et esclave de la passion. Ainsi donc, autant l'homme veut, peut, et devient fort, quand il se croit pratiquement libre, puissant et capable de persévérance, autant il devient faible dans la pratique et même incapable de vouloir, quand il ne croit pas disposer de lui-même, quand il se considère comme soumis à quelque influence extérieure plus puissante que lui. Un philosophe ancien conseillait, pour calmer la colère, de réciter en soi-même l'alphabet grec; le meilleur alphabet, c'est de se répéter qu'on est pratiquement libre et que, dans l'homme, l'alpha et l'oméga, c'est la liberté pratique de la volonté réfléchie ou à double idée.
L'effet sur les masses n'est pas moins frappant que sur les individus. Persuadez à une armée qu'il dépend d'elle-même de vaincre, qu'elle n'a pour cela qu'à vouloir, que vouloir c'est pouvoir,—cette persuasion fût-elle toute subjective,—il n'en est pas moins vrai que l'idée même de cette puissance tendra, si les circonstances ne sont pas absolument défavorables, à la réaliser dans la pratique ou à commencer les mêmes effets que la réalité. Au contraire, persuadez à vos soldats que le courant de la fatalité entraîne tout, que l'effort est inutile et la résistance impossible, que leur défaite est écrite dans le livre des destinées; par là vous détruisez toute énergie de l'intelligence, vous anéantissez tout empire sur la passion, toute force morale. En détruisant l'idée même de liberté, en l'obscurcissant, en l'effaçant pour ainsi dire, vous arrivez presque au même résultat que si vous aviez anéanti peu à peu la liberté. C'est le sophisme paresseux réalisé par les Orientaux.
Voilà des faits que les déterministes ne peuvent nier, et qu'ils négligent à tort dans leurs analyses psychologiques. En vertu même de leur théorie sur l'empire des idées, on arrive à conclure que, pratiquement, il est bon, il est nécessaire de fortifier chez les hommes l'idée de la puissance des idées. Encore une fois, faites comprendre aux hommes qu'ils ont un grand pouvoir sur leurs passions, et vous leur donnerez un certain pouvoir; plus la persuasion sera forte, plus l'effet sera grand, plus l'idée de puissance personnelle triomphera de l'impersonnelle fatalité.
Sans doute, cette idée ne saurait nous donner une véritable force pratique quand il s'agit de triompher d'obstacles matériels: il ne suffit pas de se croire capable de soulever un fardeau pour le soulever en effet, et la force physique ne se crée pas en nous par la persuasion; encore y a-t-il des cas où l'énergie morale semble développer et mettre en liberté une véritable énergie physique. De même, il ne suffit pas de se croire le génie nécessaire à la résolution d'un problème pour le résoudre: mais la confiance d'un homme dans sa force intellectuelle fait du moins qu'il cherche la solution; et combien de fois se vérifie pratiquement cette parole: «Cherchez et vous trouverez!» Il n'en est plus ainsi dans le domaine de la volonté; car il s'agit d'un pouvoir qui, s'il existait, opérerait sur lui-même et se prendrait lui-même pour objet. Ce pouvoir, nous le considérons comme ne faisant qu'un avec nous; et ici, la persuasion que nous possédons une semblable puissance doit être beaucoup plus efficace dans la pratique. C'est donc un bien de se croire maître de soi; car cette croyance, si elle ne nous donne pas une liberté métaphysiquement absolue,—question réservée,—nous donne du moins une énergie pratique dont l'indépendance est toujours perfectible, sinon parfaite.
Il ne faut pas pour cela se persuader qu'on est libre de tout faire par n'importe quels moyens et par une liberté aveugle; autant il est bon de croire qu'une certaine liberté est au centre de nous-mêmes, autant il est bon de se rappeler que nos moyens sont des conditions et des nécessités qu'il faut bien connaître. Il ne suffit pas de s'attribuer n'importe quel pouvoir, sans autre forme de procès, pour acquérir magiquement ce pouvoir. Autre chose est de se croire libre et de se croiser les bras,—ce qui n'avance à rien ou presque à rien,—autre chose est de vouloir être libre et de faire effort pour le devenir. Notre but est précisément de montrer que la liberté n'est pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais une fin, une idée qui ne se réalise que progressivement et méthodiquement par le moyen d'un déterminisme régulier. Nous ne dirons donc pas qu'on soit plus libre, sans autre condition, à mesure qu'on croit plus l'être. Malgré cela, un certain degré de croyance dans la possibilité de ce qu'on veut et dans celle même du vouloir est nécessaire pour vouloir. L'ignorant, l'étourdi, l'enfant, le fou, ne s'attribuent que la liberté d'indifférence ou de caprice; mais précisément ils tendent à la réaliser dans la mesure même où ils la désirent et où ils la conçoivent. Il y a donc une certaine harmonie entre la liberté qu'on croit avoir et celle qu'on tend pratiquement à acquérir sous l'influence de cette idée même. Plus on se croit libre d'une fausse liberté, moins on l'est de la vraie, mais plus on se fait une idée vraie de la liberté, plus on réussit à la faire passer dans la réalité. Donc, tout en concevant les nécessités et les conditions, il faut placer, sous une forme ou sous une autre, quelque liberté en soi-même pour ne pas se réduire à l'absolue impuissance. Les anciens disaient: Audentes Fortuna juvat; nous ne croyons plus à cette Fortune du paganisme; mais ce que les anciens attribuaient à une influence extérieure, c'est en réalité notre intelligence qui le fait; c'est la foi en une certaine liberté des êtres intelligents qui nous donne notre puissance d'initiative intelligente: Audentes Libertas juvat.
S'il en est ainsi, dirons-nous aux déterministes,—et cela doit être selon votre hypothèse même,—vous tendez à parler et à agir comme tous les autres hommes dans la pratique. Vous devez, après avoir posé le déterminisme en théorie, chercher un moyen pour le concilier avec l'idée de la liberté pratique, sinon de la liberté métaphysique, et pour fortifier cette idée dans les esprits.
—Soit; il n'en reste pas moins probable que, objectivement, c'est l'idée de liberté qui agit, et non la liberté; il est donc possible qu'un déterminisme supérieur ait simplement pris la place du premier.—Quand ce serait vrai (et nous aurons plus tard à l'examiner), la contradiction pratique du déterminisme et de la liberté serait du moins notablement diminuée. A bien compter, nous avons déjà fait les uns vers les autres trois pas de plus; car nous nous sommes accordés à admettre: 1o l'idée de liberté présente en nous, comme un motif d'une nature particulière, 2o la tendance à réaliser la liberté, comme un mobile inséparable du motif, 3o l'efficacité au moins partielle de cette tendance, qui peut de plus en plus diminuer, sinon supprimer, notre dépendance même. C'est sur le degré précis de cette efficacité que le désaccord demeure possible. Les uns croiront l'efficacité assez grande pour être la manifestation d'une liberté réelle; les autres n'admettront d'autre effet qu'une augmentation de puissance pratique soumise aux lois générales du déterminisme. On a dit que toute notre science consistait à dériver notre ignorance d'une source plus haute; de même les déterministes pourront dire que toute notre liberté consiste à dériver notre dépendance d'une source plus haute. Toujours est-il que la hauteur de cette source n'est pas d'avance déterminée pour nous, et nous concevons le pouvoir de la porter sans cesse plus haut; nous allons jusqu'à nous demander si nous ne pourrions pas être la source même. Les systèmes opposés aboutissent donc à cette conclusion: d'une part, il serait désirable de faire descendre en soi tous les attributs du bien, non seulement la science et la félicité, mais encore l'indépendance, la dignité, la liberté même; d'autre part, nous portons déjà en nous l'idée de la liberté, et cette idée a dans la pratique des résultats analogues à ceux de la liberté même. Nous entrevoyons la possibilité, par la force même du désir, de réaliser, sinon la liberté, du moins son image la plus fidèle. La liberté devient ainsi un idéal progressivement réalisable. Dès lors, la direction pratique des deux doctrines adverses n'offre plus autant de divergence: peut-être même pourrions-nous à la fin leur donner pour but commun le bien accompli avec la plus grande indépendance possible, qui nous permettrait d'attribuer à nous-mêmes notre bonté, d'expliquer notre amour du bien comme Montaigne expliquait son amitié avec la Boëtie: «Je l'aime parce que c'est lui, parce que c'est moi.»
En résumé, quand je me crois libre, empiriquement, j'attribue la force prédominante à l'idée même de ma force. Or, cette force prédominante n'a rien de chimérique dans une foule de cas. Il est certain, d'abord, que les idées sont des forces; puis que, parmi les idées, se trouve celle même de la force des idées, qui peut devenir prévalente et directrice. Le pouvoir ainsi produit nous montre le déterminisme se réfléchissant sur soi et devenant, par cette réflexion, capable de se diriger soi-même. Il y a là un important phénomène soumis à des lois très complexes, dont les psychologues partisans du libre arbitre, comme les adversaires du libre arbitre, ont également négligé l'analyse; une grande partie des malentendus si fréquents en cette question tient, comme nous le verrons, à l'oubli de ce phénomène et de ses lois; l'idée de la force des idées, devenant elle-même force entraînante, est comme le foyer et le centre d'un système astronomique qui entraîne avec soi les autres motifs et les autres mobiles dans une trajectoire résultant de toutes leurs forces combinées avec la sienne. Une fois conçue et comprise comme désirable, l'idée de ma puissance sur moi pourra se réaliser peu à peu, mais d'une façon régulière, par des moyens déterminés. A tout autre motif pratique, je substituerai le motif de ma puissance possible, de mon indépendance possible comme être raisonnable, de ma «liberté» que je veux essayer de réaliser, et ce motif agira comme tous les autres, dont il pourra devenir le principe hégémonique.
CHAPITRE DEUXIÈME
LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD ABSOLU.—PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle. Résultats pratiques de cette idée. Critique du sophisme paresseux.—Le hasard absolu.—Résultats moraux du fatalisme absolu.
Après avoir vu, d'une manière très générale, l'influence pratique que doit exercer l'idée de liberté, nous devons suivre cette idée dans toutes ses applications particulières. La première question qui se présente à nous, c'est de savoir quel rôle elle joue dans l'idée même du destin admise par les fatalistes absolus.
L'idée du destin devait naître une des premières chez les peuples anciens, à la vue de cette nature dont ils subissaient la tyrannie sans avoir pu la soumettre elle-même, par la science, aux lois de la pensée. Dans leur ignorance des règles particulières qui relient entre eux les phénomènes, ils se contentaient de placer à l'origine des choses une force unique et universelle. Mais cette force qui est pour les autres êtres fatalité, qu'est-elle en soi?—Le maître n'est pour l'esclave une puissance fatale que parce qu'il est en lui-même une puissance relativement libre. Et l'esclave ne l'ignore pas; si on lui demande quelle est à ses yeux la forme la plus parfaite de l'existence, il répondra: la liberté. Ainsi, en concevant le suprême destin, l'humanité des anciens âges ne faisait que concevoir déjà, par une voie indirecte, je ne sais quel idéal de liberté suprême. L'idée du destin est l'idée de liberté absolue projetée au-dessus de nous et dominant la nécessité inflexible qui, dans le monde, manifeste sa puissance sans bornes.
Le jour où l'esclave a compris sa servitude et par là même la liberté qui lui manque, il possède déjà, avec cette idée intérieure de la liberté, la condition et le premier moyen de sa délivrance, mais il ne le voit pas tout d'abord, et son premier mouvement est de courber la tête sous le joug, de demeurer inerte sans même essayer une résistance qu'il croit inutile. Tel est aussi l'effet que produit d'abord sur la volonté humaine la vague conception de l'absolu à laquelle son intelligence s'est élevée; devant cet infini, le fini se sent réduit à néant et s'abandonne au destin, qui lui semble une volonté d'une toute-puissance irrésistible. Dès lors, par une confirmation de l'influence pratique que nous avons attribuée aux idées, le destin règne en effet sans obstacle et les choses suivent leur cours sans que la volonté humaine, immobile et neutre, y change rien. En croyant à la fatalité, l'homme l'a réalisée en lui autant qu'elle peut l'être: l'idée de son éternel esclavage semble l'avoir rendu à jamais esclave.
Ce n'est là pourtant que le premier moment de l'histoire morale et la première attitude de la volonté humaine devant la volonté absolue, où elle ne reconnaît pas tout d'abord un mirage de sa propre volonté. Le fatalisme primitif, par son excès même, tend à se détruire: il renferme une contradiction qu'une réflexion un peu attentive ne tarde pas à découvrir.
On sait comment l'esprit subtil des Grecs avait formulé le raisonnement des fatalistes, qui est la théorie de la complète passivité et l'argument de la paresse: λογος αργος. On pourrait l'exprimer ainsi: «Que tu brises ou non ta chaîne, si ta destinée est d'être délivré, tu le seras; si elle est de ne pas être délivré, tu ne le seras pas. Il est donc inutile de briser ta chaîne.»—On commet encore à chaque instant des sophismes analogues dans les discussions relatives au libre arbitre. Nos progrès successifs, en cette question, se réduisent presque aux différents moyens de franchir le cercle où le sophisme paresseux veut nous enfermer, et l'idée même de liberté nous aide à le franchir.
Le premier vice de l'argument est dans une conclusion incomplète. «Rien ne sert de fuir,» dit-on au soldat musulman.—Mais aussi rien ne sert de rester: que je n'agisse pas ou que j'agisse, ce qui doit arriver arrivera toujours. Les prémisses aboutissent donc indifféremment à deux conclusions contraires; on ne peut préférer l'une à l'autre que pour des raisons étrangères à l'argument lui-même, telles que le plaisir ou la douleur, l'attrait du repos ou l'attrait de l'action, en un mot la passion du moment. Si on s'en tient avec rigueur à l'argument logique, aucune conclusion déterminée n'est logiquement possible.
C'est que les prémisses, sous l'apparence de la nécessité, renferment l'arbitraire. Cette détermination absolue des choses par le destin, nous qui ne sommes pas le destin nous ne la connaissons pas et ne pouvons même la prévoir; nous sommes en dehors d'elle par notre pensée comme par notre action. Donc, si les choses sont absolument déterminées en elles-mêmes et sans nous, elles sont absolument indéterminées pour nous. Que pouvons-nous alors conclure de prémisses vides? Tout, ou plutôt rien. S'il y a une conclusion précise, elle se tire dans l'absolu, indépendamment de nous et de notre pensée; et nous ne la connaîtrons que quand elle sera descendue dans le domaine des faits accomplis.
Si la nécessité des fatalistes est ainsi en dehors et au-dessus de notre pensée, c'est qu'elle est par hypothèse au-dessus de toutes conditions: ce qu'elle produit, elle le produit par elle seule, en dépit de tout le reste. Dès lors, cette nécessité absolue devient pour nous l'absolue contingence; cette certitude suprême devient suprême incertitude. Si je possédais la moindre assurance scientifique relativement à une liaison particulière de cause et d'effet, si par exemple j'étais sûr que le mouvement de mes jambes me portera toujours d'un lieu dans un autre, j'aurais en moi un certain pouvoir d'échapper au destin; et j'y échapperais en effet, d'abord par la pensée, qui me révélerait au moins un des secrets de ce destin, puis par l'action, dont je pourrais prévoir les résultats réguliers et infaillibles. Mais, dans l'hypothèse fataliste, toutes les lois de l'expérience à moi connues sont renversées; la seule loi qui reste est précisément celle dont les résultats me sont inconnus. Quelle différence y a-t-il entre cet absolu destin et un hasard qui serait également absolu? Dans ce second cas comme dans le premier, l'efficacité des causes est supprimée, et le hasard peut empêcher l'effet de se produire. Le monde offrirait alors un spectacle si incohérent, que je ne devrais même pas compter sur ce que je tiendrais dans la main. Tout au plus pourrais-je, animé d'un dernier espoir, jeter mes actions comme un enjeu dans ce jeu fantastique du hasard.
Le destin est l'absolue unité d'une puissance suprême qui se maintiendrait immuable et impénétrable à travers la multiplicité des choses que notre expérience et notre pensée peuvent saisir. Le hasard est une multiplicité absolue qui irait changeant et variant sans règle et sans condition, qui par cela même échapperait à toutes les prévisions de notre pensée. Dans le premier cas, tout dériverait d'une liberté absolument une et fixe; dans le second, tout dériverait d'une liberté absolument multiple et capricieuse: dans l'une et l'autre hypothèse, le principe suprême se réduit pour nous à une chose inconnue. Ainsi le vice intérieur du fatalisme absolu le force à se changer en son contraire.
Nous venons de le voir, les prémisses du fatalisme absolu ne concluent théoriquement à aucune conduite déterminée et particulière; mais elles n'en renferment pas moins une conclusion générale d'une grande importance pratique: c'est que nous ne pouvons rien, que nous ne sommes rien, que tout s'est fait et se fera sans nous. L'idée de l'indétermination logique des effets qu'amènera le destin entraîne pour nous l'inertie pratique. Un corps inerte et passif est-il en repos, tant qu'une raison nouvelle n'intervient pas il continue d'être en repos, par la raison qu'il y était déjà; est-il en mouvement, il continue son mouvement. Tel serait l'esprit exclusivement dominé par la pensée du destin: il flotterait au gré des influences extérieures ou intérieures. Au-dessous de ce motif général, l'impuissance à changer le destin, ceux des motifs particuliers qui sont compatibles avec le premier reprendraient seuls leur empire. Or, il y aurait incompatibilité entre le destin absolu et le motif moral, si l'on entend par ce dernier un bien qui soit l'œuvre propre de la volonté humaine. Les motifs passionnés et égoïstes profiteraient donc seuls de cette abdication morale.
Ce qui rendrait les motifs passionnés plus compatibles que les autres avec l'idée du destin, c'est que la passion produit son effet dans le moment même; elle prend donc la forme non plus d'un destin à venir et inconnu, mais d'un destin présent et connu. Elle nous donne le sentiment d'une possibilité et comme d'une puissance immédiate que le destin même nous force à mettre en œuvre. Ce que je fais est possible et même nécessaire, puisque je le fais. Le présent aurait ainsi toute autorité; l'avenir, en revanche, n'en aurait plus. Les idées de prévoyance, de perfectibilité, de progrès futur, n'auraient de valeur que si elles s'incorporaient dans la peur ou l'espérance présente. L'activité humaine serait réduite à un minimum, concentrée au point où le destin semble se confondre avec ce que nous faisons, où ce que nous faisons semble se confondre avec le destin. L'idée d'une puissance exercée sur l'avenir, puissance qui semble constituer dans la pratique la liberté vraie et efficace, perdrait toute sa valeur au profit d'une sorte de liberté présente très voisine de la passion, limite commune du hasard et du destin.
En résumé, l'étude de cette forme du fatalisme nous donne un premier exemple de l'influence pratique qu'exerce l'idée de liberté; et cette influence nous fait déjà entrevoir un moyen de conciliation pratique entre les doctrines adverses. La même idée qui énerve et abaisse pourra peut-être, en se déplaçant, fortifier et relever. C'est, nous l'avons vu, sur la notion de liberté que le fataliste même s'appuie; seulement il la place dans l'absolu et attribue au principe des choses une liberté exclusive de la nôtre, une puissance qui est la négation de notre propre puissance. Par là et tant qu'il s'en tient à cette conception, nous avons vu qu'il se dépouille effectivement lui-même de toute initiative; lorsque ensuite les événements extérieurs lui apparaissent comme la manifestation du destin, il leur confère, tant qu'il s'en tient à cette nouvelle conception, une puissance absolue sur lui-même; enfin, ce qu'il est en train de faire ou de ne pas faire dans le moment présent lui apparaît comme la manifestation du destin en lui-même et comme le résultat d'une puissance immanente à lui: il retrouve alors, dans ce sentiment actuel du rôle qui lui est dévolu, le faible reste d'une puissance réduite au présent et qui ne peut que ce qu'elle fait ou plutôt ce qu'elle subit. L'idée du fatalisme complet est donc la réalisation de la liberté en tout ce qui n'est pas nous-mêmes, et la réalisation en nous de la fatalité, ou encore d'une sorte de hasard qui nous livre aux circonstances et aux passions présentes. Nous nous rapetissons par l'idée exagérée de notre petitesse, et nous agrandissons ce qui n'est pas nous. Par l'influence d'une simple idée, nous nous mettons nous-mêmes dans un état analogue à celui des sujets d'un despote absolu; nous tremblons à la seule pensée du monarque invisible qui du fond de son palais gouverne tout. Notre seule ressource est de l'oublier, ou de lui dérober furtivement nos actions présentes, ou enfin de nous persuader que, si nous faisons ces actions, c'est qu'il nous les laisse faire, lui qui a les yeux sur tout. Ce n'est pas sans raison que les peuples les plus fatalistes dans l'ordre religieux sont généralement les plus esclaves dans l'ordre politique.
Cette conception théologique d'un destin absolu, qui finit par se concilier avec la doctrine parallèle du hasard absolu, ne saurait subsister dans l'état actuel de la science. Pour les philosophes et les savants qui admettent qu'une cause première produit tout par un enchaînement régulier de causes secondes et d'effets, le gouvernement de l'univers peut bien être encore une monarchie, mais c'est déjà une monarchie constitutionnelle. Le souverain, s'il y en a un, agit suivant des lois régulières et respecte la constitution qu'il a lui-même établie. La raison nous fait concevoir le souverain, et l'expérience nous met au courant de la constitution. C'est à ce système que le fatalisme se réduit tôt ou tard, pour se mettre d'accord avec les faits positifs de l'ordre intellectuel ou de l'ordre moral. Il devient alors proprement déterminisme. Voyons jusqu'où peut aller l'accord pratique entre le déterminisme et l'idée de liberté, en commençant par les faits les plus extérieurs et les plus aisément conciliables avec les diverses doctrines, pour nous replier peu à peu vers les actes les plus intimes de la conscience, principes cachés de toute vie morale et sociale.
CHAPITRE TROISIÈME
JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL
I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.—Conduite de l'automate spirituel devant la nature.
II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur le meilleur?
III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des autres?—Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend tirer des menaces et des prières, des conseils et des ordres.—Argument du pari.—Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de contrat.
IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction. Responsabilité et imputabilité légales.
V. Le droit social dans le déterminisme.
I. Les rapports de notre activité pratique avec le monde extérieur ne semblent pas altérés par le déterminisme. D'abord, l'idée des objets extérieurs et de leurs lois demeure la même. Le déterministe ne commettra donc plus en face de la nature et de son cours le sophisme paresseux du fatalisme oriental, car il ne croit pas que les phénomènes sensibles arrivent en dépit des causes, mais en raison des causes: c'est la définition même du déterminisme. Le sophisme paresseux aboutirait ici à la négation de ce déterminisme; il signifierait: «Vous aurez beau accumuler toutes les causes déterminantes, l'effet pourra ne pas se produire; supprimez toutes les causes, il pourra se produire encore.»
La différence entre la doctrine déterministe et l'opinion commune, c'est que celle-ci, en présence du mécanisme fatal des choses, place un mécanicien à la fois intelligent et libre; tandis que le système de la nécessité met en présence deux mécanismes, l'un inintelligent et insensible, l'autre intelligent et sensible. Mais toutes les relations qui n'impliquent rien de moral demeureront pratiquement les mêmes entre les deux termes. La conduite de «l'automate spirituel» devant la nature ressemblera à celle de l'«esprit libre»; le premier aura, dans sa sensibilité et son intelligence, les mêmes moyens d'information et d'action par rapport au monde extérieur. Seulement, chez l'automate intelligent, l'intelligence sera efficace par elle-même, tandis que chez l'être supposé libre elle sera efficace par autre chose, je veux dire par une volonté capable de s'opposer à l'intelligence et de la rendre parfois inefficace. De plus, il est essentiel, ici encore, de rectifier le déterminisme en y introduisant l'idée de liberté. L'automate mû par des idées a précisément parmi ses moteurs l'idée de son pouvoir sur soi, l'idée des effets produits par la réflexion de l'intelligence, l'idée de l'indépendance qui appartient aux idées mêmes par rapport aux impulsions brutales et mécaniques du dehors. Pour le déterminisme ainsi rectifié, l'intelligence qui montre le but se confond avec la puissance qui y porte, la conscience de la liberté avec la conscience de l'efficacité inhérente à l'idée de liberté, la délibération intellectuelle avec l'indécision entre plusieurs idées dont cette idée supérieure embrasse pour ainsi dire en soi la multiplicité; enfin le jugement du meilleur et la prévalence d'une idée particulière se confondent avec la détermination.
On objecte qu'un automate ne pourrait délibérer:—Ce qui est conçu comme indépendant du moi ne peut être l'objet d'une délibération; nous ne délibérons pas sur le cours des choses extérieures, ni même sur la circulation de notre propre sang, qui ne dépend pas de notre liberté.—C'est que nos idées sur la circulation du sang n'ont aucune influence directe sur cette circulation; mais les idées que nous avons, par exemple, sur la nécessité de fuir le danger, sont parmi les causes qui déterminent le mouvement de nos membres; et même, dans l'hypothèse déterministe, nos idées et nos inclinations suffisent à produire nos mouvements. L'automate intelligent pourra donc aussi délibérer, et ce serait lui opposer à tort le sophisme paresseux que de lui dire: «Vos idées ne vous servent à rien,» puisqu'au contraire les idées sont ses ressorts et ont sur lui une puissance déterminante[3]. La délibération est simplement l'instant où les motifs et les mobiles contraires, conscients ou inconscients, se balancent dans l'esprit. Et parmi ces mobiles, pour compléter psychologiquement le déterminisme, il faut placer l'idée de liberté, qui prend ici cette forme: l'idée du pouvoir directeur des idées, conséquemment du pouvoir efficace de la délibération même. Le caprice, qui se réduit d'ordinaire au désir de mettre à l'essai son pouvoir sur soi, apparaîtra dans la conduite de l'automate tout comme dans celle de l'être libre, à la condition que la même idée traverse leur intelligence. Ils seront, en présence d'un péril peu grand, également capables de s'adresser cette question: «Si je restais?... Voyons si j'en aurais le pouvoir.» C'est une des formes que peut prendre l'influence exercée par l'idée de liberté. Somme toute, ils ne seraient pas plus paralysés l'un que l'autre, et les résultats seraient analogues; sauf l'accident imprévu par lequel la volonté indifférente choisirait précisément le contraire de toutes ses préférences intellectuelles et de tous ses sentiments. Hasard incompréhensible, et à coup sûr exceptionnel.
II.—Nos rapports avec la vérité scientifique subsistent également dans le déterminisme. Un des arguments essentiels des plus récents partisans du libre arbitre, c'est que le déterminisme supprime toute recherche possible de la vérité. «Dans le système déterministe, dit-on, où chacun a toujours nécessairement la seule opinion qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif qui puisse l'engager à la mettre en question;» au contraire, «dans le système du libre arbitre, où chacun est responsable de ses jugements, le motif de les contrôler sans cesse est manifeste: c'est un motif de conscience[4].» En raisonnant de cette manière, on pourrait dire: Tout malade ayant nécessairement le seul état de santé qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif pour l'engager à soigner sa santé.—Les indéterministes oublient qu'on peut triompher d'une nécessité en lui opposant une autre nécessité, par exemple d'une fièvre qui a été produite nécessairement par ses causes, en lui opposant des remèdes qui la guériront nécessairement, comme le sulfate de quinine. Le motif de contrôler nos opinions est aussi manifeste dans l'hypothèse du déterminisme que dans toutes les autres: ce motif, c'est l'expérience de nos erreurs et de leurs suites. Les indéterministes raisonnent encore ici comme on croit que raisonnent les soldats de Mahomet, qui jugent inutile de fuir parce que, si leur mort est fatale, ils mourront quoi qu'ils fassent. Cette prétendue application du déterminisme en est au contraire la négation, puisqu'elle consiste à croire non que les effets sont déterminés par leurs causes, mais qu'ils sont déterminés indépendamment de leurs causes[5].
III.—Considérons maintenant les mêmes personnages dans leurs rapports avec d'autres êtres comme eux. Le déterminisme, dit-on, rend inutile toute règle de conduite. Mais cette objection, qui n'est pas même valable contre le déterminisme ordinaire, l'est encore moins contre le déterminisme rectifié par l'idée de liberté. La pensée que mes actes seront déterminés par mes motifs et mes mobiles, y compris le motif et le mobile de la liberté même, ne paralyse pas plus l'activité que la pensée des lois de la mécanique ne paralyse le constructeur de machines; croire que les effets résulteront des causes ne saurait détourner de poser les causes pour obtenir les effets; tout au contraire.
On a mille fois répété, depuis Aristote, que les menaces et les prières, les conseils et les ordres n'auraient plus de sens dans l'hypothèse déterministe. On n'adresse pas de prières, dit-on, au fleuve qui coule fatalement vers la mer; on n'adresserait pas non plus de prières à l'automate de Vaucanson.—Assurément; car le fleuve n'a ni oreilles ni intelligence, pas plus que l'automate de Vaucanson. La seule prière que l'ingénieur adresse à un fleuve pour l'empêcher de déborder, c'est une digue solide; mais, si les eaux des fleuves entendaient et comprenaient ce qu'on leur dit, il suffirait de leur parler avec l'éloquence d'Orphée. Il est évident que nos paroles ne convaincraient pas un fleuve sourd, mais elles ne convaincraient pas davantage un homme sourd. Les déterministes connaissent, mieux encore que les autres, la loi qui veut qu'on proportionne les moyens à la fin, qu'on emploie pour produire un effet les causes appropriées et déterminantes: on convainc une intelligence avec des raisons, et on persuade une sensibilité avec des sentiments. Si on suppose dans l'être, outre ces deux facultés, une liberté d'indifférence capable de se déterminer d'une manière imprévue, on ne sera jamais complètement sûr de réussir; si au contraire cette liberté n'existe pas, on en sera sûr: voilà toute la différence, qui est ici à l'avantage du déterminisme. De plus, rétablissez dans le déterminisme même l'idée de liberté et son influence pratique, il est clair que le déterminisme ainsi complété n'exclura nullement les conseils et les ordres; en effet, le conseil et l'ordre supposent que l'idée de votre pouvoir sur vous-même est capable elle-même d'exercer un pouvoir et de tourner ce pouvoir au profit de ce qu'on vous demande. Les deux systèmes, ici encore, coïncident donc pratiquement[6].
On a voulu tirer un argument des paris. Aucun déterministe, dit-on, ne parierait mille francs que je ne lèverai pas le bras d'ici à un quart d'heure; je suis donc libre de lever le bras.—Sophisme paresseux. Personne ne pariera en effet, parce que les mille francs, ou simplement le désir de la contradiction, peuvent devenir une raison de lever le bras. Le déterministe ne saurait parier que son pari n'agira pas sur vous, puisqu'il croit au contraire à l'influence déterminante du motif le plus fort.—Alors, dites-vous, on pourra parier à coup sûr que l'automate sera déterminé à lever le bras par le désir de gagner le pari.—Non; car on ne connaît pas tous les motifs, et on n'en peut calculer la force. Le pari serait chanceux dans le cas de la nécessité comme dans celui delà liberté. En outre, ici encore, l'idée du pouvoir sur soi intervient dans le déterminisme même. Je sais que je puis résister à votre désir pour le seul plaisir d'y résister, que je puis agir avec une sorte d'arbitraire pour le seul plaisir de montrer mon arbitraire ou, si l'on veut, ma liberté. Vous ne pouvez, en pariant, savoir quel sera parmi toutes les idées l'effet de cette idée perturbatrice; vous ne pouvez calculer l'action de l'idée de liberté. Il subsiste donc un élément d'incertitude qui rend les paris possibles. Les automates pourraient faire entre eux des paris comme les hommes libres; ce serait l'équivalent de ceux que l'on fait aux jeux de hasard. Ces derniers ne supposent aucune liberté, ni dans les dés du joueur, ni dans sa main, ni même dans la force qui meut sa main; car une machine qui lancerait les dés en l'air remplirait le même office et pourrait devenir aussi un objet de pari. Un résultat a beau être nécessaire, il laisse place aux conjectures quand nous ne connaissons pas toutes les données du problème; il y a alors indétermination, sinon dans les choses, du moins dans notre pensée. En revanche, quand nous opérons par la statistique, sur des masses, non sur des individus, le calcul redevient exact et la prévision presque certaine.
Pourrons-nous repousser également les preuves du libre arbitre fondées, non plus sur la nécessité mathématique, mais sur la confiance même que nous avons dans la liberté apparente ou réelle de nos semblables, je veux parler de l'argument fondé sur les promesses et les contrats? Des intelligences déterminées par leurs idées pourraient-elles se lier entre elles par des promesses relatives à l'avenir?—L'automate spirituel ne peut, dira-t-on, signer qu'un engagement ainsi conçu: «Mon idée dominante et mon désir dominant sont aujourd'hui d'accomplir dans un an tel ou tel acte; et je l'accomplirai effectivement, à moins que dans un an je ne sois dominé par une idée et un désir contraires.» Voudrait-on signer un pareil engagement?
—Nous le signerions tout aussi volontiers, répondront les déterministes, qu'un contrat qui serait l'œuvre d'une liberté indifférente et même d'un libre arbitre. Car la liberté, à son tour, devrait introduire dans son traité une clause non moins inquiétante: «En vertu de ma liberté d'indifférence ou de mon libre arbitre, je veux aujourd'hui faire telle ou telle chose dans un an; et je l'exécuterai en effet, à moins que, en vertu de la même liberté d'indifférence ou du même libre arbitre, je ne veuille en ce temps-là le contraire.» Voilà une part laissée au hasard qui vaut bien la part laissée au destin. Dans la détermination future de l'automate se trouve une inconnue, qui pour nous est indéterminée; et dans la détermination future d'une liberté indifférente ou du libre arbitre se trouve une inconnue, qui est indéterminée non seulement pour nous, mais en elle-même.
Tant qu'on s'en tient à une liberté vraiment indifférente, il ne semble pas possible de répondre à cette réplique des déterministes. On n'y pourrait répondre qu'en montrant dans la liberté mieux entendue une puissance capable de lier l'avenir au présent, de déterminer l'acte à venir par l'acte présent. C'est ce lien, en effet, que tout contrat suppose; plus il est invincible, c'est-à-dire plus le présent est déterminant par rapport à l'avenir, et plus le contrat est sûr. La question ainsi modifiée, les déterministes ne pourront-ils trouver, dans un contrat solennel, quelque chose qui lie l'avenir au présent; et ce lien sera-t-il certain, ou seulement probable?
—Le lien capable d'enchaîner l'avenir, pourront-ils dire, c'est le contrat lui-même, avec ses motifs, avec ses clauses, avec les sanctions extérieures et intérieures qui en suivent l'accomplissement ou la violation; retomberons-nous dans le sophisme paresseux en déclarant inutiles ce contrat et ces conditions, qui ne peuvent pas ne pas jouer un grand rôle dans la production de l'acte à venir?
—Non sans doute, dira le partisan de la liberté; mais est-il bien vrai que le contrat fait en ce moment soit la cause réelle de sa réalisation future? N'est-il pas plutôt, comme cette réalisation, l'effet et le signe de notre volonté libre elle-même?
—Dans l'hypothèse déterministe, le contrat n'est aussi qu'un effet et un signe, mais c'est l'effet et le signe de sa prédominance en moi.
—Reste à savoir si cette prédominance sera durable? Le savez-vous?
—Je le crois. Et vous, savez-vous de science certaine si vous voudrez encore dans un an et toute votre vie ce que vous voulez aujourd'hui? Vous le croyez d'une croyance plus ou moins voisine de la certitude, parfois même équivalente à la certitude dans la pratique, voilà tout. Que de serments éternels qui n'ont duré que quelques années! Et pourtant ils étaient sincères. Que de vœux prononcés pour toute la vie et qui n'ont pu tenir jusqu'à la fin! Prenez garde de tomber dans l'idée mystique et trop souvent chimérique des théologiens, qui demandent au religieux l'abdication libre de sa liberté pour toute sa vie, et à l'épouse conduite devant l'autel un serment d'esclavage jusqu'à sa mort. Nos lois ne sont déjà que trop empreintes de cette fausse conception qui, au lieu de demander la durée d'un lien à celle des idées et des affections, la demande à la prétendue puissance d'une liberté qui s'enchaîne. Voyez d'ailleurs combien ces lois ont peu de confiance dans l'«immuable liberté,» puisqu'elles l'environnent d'entraves et de menaces sociales, pour être plus sûres, en l'enchaînant elles-mêmes, de son immutabilité. La vraie théorie moderne des contrats est celle qui les juge tous résiliables sous certaines conditions déterminées; et cette théorie est vraie, parce qu'elle traite les hommes comme des hommes, non comme des saints, pour lesquels précisément les lois seraient inutiles. Votre théorie de la liberté, au contraire, nous a valu toutes les servitudes sociales et religieuses. On est allé jusqu'à engager non seulement sa liberté, mais celle de ses enfants et des enfants de ses enfants, au service d'une dynastie. Pour nous, nous demandons la stabilité des contrats et des institutions à la nature même des choses et à la force des idées vraies, non aux résolutions toujours révocables du libre arbitre. Persuadez-moi en m'éclairant et en me donnant des idées justes, ce sera le meilleur moyen de m'enchaîner pour l'avenir. La science est immuable comme son objet, le vrai et le bien; c'est sur elle que nous fondons l'éternité de nos promesses et de nos engagements. Chercher un point d'appui ailleurs que dans les choses éternelles et dans la pensée qui les conçoit, c'est mettre sa confiance dans ce qui ne la mérite pas.
—Vous semblez confondre deux choses: le sujet qui pense et l'objet pensé. Rien ne m'assure que la constance qui est dans la vérité se trouvera aussi dans votre pensée: car celle-ci est livrée à toutes les nécessités, conséquemment à tous les hasards des influences extérieures ou intérieures; elle ne sait pas si elle restera toujours la même à travers le temps et l'espace; au contraire, ma volonté, si elle est libre, peut le savoir. Quand je m'engage envers vous par une promesse, je m'engage aussi envers moi-même, et je me promets à moi comme à vous de rester le même pendant tout l'intervalle de temps qui séparera la promesse faite de la promesse accomplie. Ce temps, ma volonté le domine; elle le tient sous sa puissance, avec toute la série des phénomènes qui peuvent y trouver place. Quels que soient les événements qui suivront ma promesse, quelque nombreux et divers qu'ils soient, cette série intermédiaire d'antécédents ou de conséquents ne comptera pour rien; ma promesse sera l'antécédent immédiat et unique de sa réalisation: la même volonté qui l'a faite, l'exécutera. La liberté, idéale ou réelle, est donc la puissance de vouloir une même chose à des intervalles plus ou moins éloignés. Dès l'instant présent elle se fixe à elle-même une limite ou un but dans le temps encore à venir; puis, demeurant identique pendant tout l'intervalle, elle manifeste cette identité à chacun des points intermédiaires, en résistant à toutes les causes qui tendraient à la faire dévier, en demeurant indifférente à tout ce qui n'est pas l'action promise. Par l'élan qu'elle s'est ainsi imprimé et dont elle mesure intérieurement l'énergie, elle sait qu'elle atteindra le but sans que rien l'en détourne. Si vous rejetez avec raison la liberté d'indifférence, vous sera-t-il aussi facile de méconnaître cette liberté vraie qui se ferait à elle-même sa nécessité et qui, après s'être donné un ordre, y obéirait partout, toujours? «Ne va pas au sénat,» dit Vespasien à Helvidius Priscus; et ce dernier répond: «Tant que je serai sénateur, il faut que je me rende aux délibérations.—Vas-y, mais n'y dis mot.—Ne me demande pas mon avis, et je me tairai.—Il faut que je te le demande.—Et moi, il faut que je te dise ce qui paraît juste.—Mais si tu parles, je te ferai périr.—Quand donc t'ai-je dit que je fusse immortel[7]?» Il le faut, dit Helvidius; mais il devrait dire: il le faut, parce que je le veux librement.
—Ou plutôt parce que je le comprends, répliqueront les déterministes. Nous ne nions pas, en effet, comme vous nous en accusez, la distinction du sujet et de l'objet, de l'intelligence humaine et de l'immuable vérité; mais nous croyons que la vérité et la justice peuvent susciter dans la pensée qui les conçoit une puissance analogue à elles-mêmes et dont la durée, proportionnée à leur évidence, subsiste malgré tous les obstacles extérieurs. Notre automate est un théorème vivant, et ce théorème est une idée vivante; n'assimilez pas le mécanisme ou dynamisme de la nature, si complexe dans ses causes et plus encore dans ses effets, aux ouvrages grossiers et fragiles de l'art humain. Si nos microscopes étaient aussi puissants à pénétrer les délicatesses du cerveau humain que nos télescopes à sonder les profondeurs du ciel, qui sait si nous ne découvririons pas entre les mouvements astronomiques et les mouvements de la pensée une merveilleuse analogie? Peut-être notre cerveau est-il un firmament. Les étoiles qui sont au-dessus de nos têtes nous envoient, des extrémités du ciel, une traînée lumineuse qui nous révèle leur présence; depuis combien de temps ce rayon tremblant, qui semble toujours prêt à s'éteindre, est-il en marche à travers l'infini? Les siècles passent, et le foyer même dont il est parti peut s'obscurcir; lui, il continue de vibrer avec une vitesse dont nul obstacle ne peut arrêter l'élan. Et vous voudriez que les plus lumineuses de nos idées, celle de la justice, celle de la vérité, fussent impuissantes à persévérer dans une tête humaine pendant la vie entière? De même que le rayon de l'étoile semble s'être promis de traverser l'immensité et en effet la traverse, ainsi le sage se promet à lui-même de traverser en droite ligne, dans son élan vers le bien, l'espace entier de la vie et, s'il le fallait, l'éternité. Aurez-vous moins de confiance dans cet invisible élan de la pensée que dans le mouvement de la lumière visible? Les grandes idées sont des centres immuables d'attraction autour desquels gravitent toutes nos autres pensées et tous nos actes. La seule différence entre les divers individus est que, chez les uns, c'est encore un chaos où la lumière est diffuse, où les mouvements semblent déréglés; chez d'autres, malgré des perturbations passagères, c'est un petit monde où règnent déjà, comme dans le grand, un ordre et une harmonie qui eussent charmé Pythagore. Cette harmonie durable, dont l'homme juste a le sentiment et le spectacle intérieur, ira se communiquant d'une intelligence à une autre, comme d'une sphère plus éclairée à une région plus obscure, jusqu'à ce que tout resplendisse enfin des mêmes clartés.
—Je veux bien que ma tête soit un firmament, pourvu que vous reconnaissiez le libre esprit qui anime et agite la masse de ces mondes, et qui y réalise les prodiges d'une mécanique plus céleste que celle même du ciel. Mais, si vous refusez de reconnaître ce foyer inépuisable de la volonté consciente et toujours sûre d'elle-même, vous finissez par placer en dehors de nous, quoi que vous puissiez dire, la dernière garantie des contrats ou des promesses; et quelque probabilité que vous laissiez à ces contrats, vous ne leur laisserez pas une certitude absolue. Dans l'hypothèse de la liberté, il est vrai, nous ne sommes pas certains que le contractant accomplira effectivement le contrat: mais, s'il ne l'accomplit point, nous ne dirons pas comme vous qu'il n'a pas pu, nous dirons qu'il n'a pas voulu. D'après vous, le moyen indispensable peut manquer à l'agent; selon nous, ce moyen ne manque jamais parce qu'il ne fait qu'un avec l'agent lui-même. Supposez toutes les autres conditions changées, il y en a une qui, selon nous, ne peut l'être; et cette condition suffisante par elle seule, c'est la puissance de vouloir encore ce qu'on a une fois voulu et promis.
—Eussiez-vous raison dans la théorie, il ne s'agit maintenant que de la pratique. Or, à ce point de vue, nous finissons par admettre tous les deux un moment où la série des faits à venir devient douteuse. Pour vous, la libre puissance de vouloir se bifurque bientôt, et vous n'êtes plus certains de la voie que prendra la volonté; vous avez seulement des probabilités considérables. Mais ces probabilités subsistent également dans notre déterminisme, et c'est d'après elles que se guide la pratique, non d'après la nature absolue de la volonté. Qu'on place le point d'interrogation devant le pouvoir ou devant le vouloir, les autres éléments de la question demeurent pratiquement analogues. Il faut toujours faire un acte de confiance en soi ou en autrui; vous avez confiance dans la volonté, et moi dans l'intelligence; pour vous comme pour moi, cette confiance vient en définitive de ce que nous avons le sentiment d'une puissance acquise, d'une habitude contractée, d'un développement accompli et comme d'une vitesse durable.—
En dernière analyse, les deux doctrines adverses constatent également dans l'homme une puissance consciente de soi, mais l'expriment de deux façons opposées. D'après les partisans de la liberté, puissance exempte de contrainte, nous aurions directement conscience de ce que nous pouvons, par exemple tenir une promesse; d'après les partisans de la nécessité ou de la contrainte subie, nous aurions plutôt conscience de ce que nous ne pouvons pas faire, par exemple manquer à cette promesse. Il est certain que nous pouvons parfaitement avoir conscience ou connaissance de notre caractère et des incompatibilités qui s'y rapportent: je sais, par exemple, que je ne suis pas capable d'un meurtre, d'un vol de grand chemin, etc. Je puis savoir de même qu'un parjure est incompatible avec ma constitution mentale, mon éducation, mon milieu social, etc. Malgré la différence de forme entre les doctrines sur le fondement des promesses ou des contrats, nous agissons toujours sous l'idée plus ou moins franchement reconnue d'un pouvoir que nous nous attribuons par rapport à l'espace et au temps, d'une indépendance dont nous dotons notre nature intérieure et notre caractère en face de l'extérieur. Cette indépendance, d'ailleurs, peut tenir à une dépendance par rapport à des inclinations supérieures. Les uns appellent cette sorte de délivrance une heureuse nécessité par laquelle triomphe l'idée, les autres y voient la liberté; et ces deux choses, dans la pratique, finissent par nous inspirer une confiance analogue, sinon identique; car la confiance suppose une liberté déterminée comme une nature déterminée: en un mot, elle suppose un caractère. Aussi ne pouvons-nous avoir confiance dans un inconnu, fût-il doué de libre arbitre. Si de plus, dans le déterminisme même, on introduit l'idée de liberté et son action pratique, il en résultera, pour le déterministe, la possibilité de contracter sous l'idée même de sa liberté et de son indépendance. Les deux doctrines coïncideront donc pratiquement.
IV. Si les hommes, dans l'hypothèse de la nécessité, sont capables d'engagements, de promesses, de contrats et d'une confiance mutuelle toujours limitée par quelque défiance, il en résulte qu'ils peuvent vivre en société et sous des lois civiles ou politiques plus ou moins régulières. Les mobiles sensibles ou intellectuels produiraient le même effet sur les automates humains que les forces attractives ou centripètes sur les éléments matériels, et les systèmes sociaux seraient l'équivalent des systèmes cosmiques. L'instinct même de la conservation concourrait avec les penchants sympathiques pour rapprocher les hommes: des mécanismes intelligents et sensibles, outre que les lois mêmes de la vie et de l'hérédité les fondent en un organisme social, auraient bientôt compris la nécessité de s'unir contre les périls qui les menacent. De là la société civile, qui peut être considérée comme une vaste société d'assurance contre les risques qu'un homme court de la part de ses semblables. Ces risques sont l'objet d'un contrat d'assurance tacite ou explicite, par lequel les hommes s'engagent à unir leurs forces contre le péril commun. L'utilité et l'efficacité de ce contrat était facile à reconnaître, même pour les hommes les plus sauvages, tandis que l'utilité de l'assurance contre les risques venant de la nature se fonde sur de longs calculs mathématiques et statistiques. L'idée de contrat, l'idée de société librement acceptée, l'idée de liberté sociale n'est donc nullement interdite au déterminisme même, et peut y jouer le rôle d'idée directrice.
C'est par un nouvel abus du sophisme paresseux qu'on a voulu voir dans l'existence des lois sociales une preuve suffisante du libre arbitre.—«On ne fait pas de lois, dit Aristote, pour les animaux ou pour les automates soumis à la nécessité[8].»—En effet, les lois resteraient sans action sur des êtres sans intelligence; mais pour les êtres intelligents elles sont des causes et des moyens de détermination, dont la puissance est plus infaillible encore sans le libre arbitre qu'avec la résistance possible du libre arbitre.—Les lois servent à formuler, dans les sociétés modernes, soit les nécessités de l'organisme social, soit les conditions du contrat d'assurance mutuelle; les impôts sont la prime d'assurance fournie par chacun pour contribuer à l'exécution du contrat; et cette exécution par voie de contrainte est ce qu'on nomme la sanction.
Les sanctions légales ont aussi été considérées comme des preuves du libre arbitre. C'est que, dans l'analyse de la pénalité, on mêle d'ordinaire aux idées sociales des idées morales et religieuses qui présupposent la chose en question, à savoir la liberté même. En jugeant les actes contraires à l'ordre social, on a trop souvent la prétention d'apprécier plus ou moins exactement la part de la liberté individuelle, et on croit que la volonté librement mauvaise de l'accusé est la seule justification possible de la pénalité.—Mais si, dans l'hypothèse déterministe, les relations naturelles des choses rendent nécessaire l'emploi de la force contre des individus nécessairement malfaisants, si elles nous obligent à défendre l'intérêt de tous contre les violences de quelques-uns, est-ce l'homme qu'il faut accuser? n'est-ce pas plutôt la cause, quelle qu'elle soit, d'où dérive le mal dans l'univers? Sans se hasarder dans des considérations métaphysiques, les déterministes peuvent justifier la peine au point de vue humain; et cette justification purement sociale n'a pas besoin de remonter jusqu'à l'absolu des choses, car elle résulte des rapports sociaux tels qu'ils existent en fait.
On fondait autrefois la pénalité sur le principe tout métaphysique d'expiation, dont les deux termes, le libre arbitre et le bien en soi, sont pour ainsi dire deux absolus. Qu'en résultait-il?—Si d'une part notre libre arbitre est assez absolu pour faire le mal avec le plein pouvoir de faire le bien, et si d'autre part le bien en soi commande absolument à la volonté, on en pouvait conclure la nécessité d'une expiation pour rétablir entre la mauvaise volonté et le bien un ordre de dépendance rationnel. De là les expiations divines de l'autre vie; on allait jusqu'à les concevoir éternelles au cas où la mauvaise volonté serait éternelle elle-même, bien plus, au cas où elle serait passagère. L'introduction de ces idées théologiques dans les lois sociales ne pouvait produire que les plus fâcheux résultats. Les juges humains, parlant au nom de Dieu, croyaient devoir pénétrer et dans l'absolu de la volonté individuelle, pour en mesurer la malignité, et dans l'absolu de la volonté divine, pour en appliquer les justes décrets; en outre l'expiation, et par suite la pénalité, devant être proportionnelle au crime, on était conduit à inventer des variétés de peines et des raffinements de supplices. C'est ce qui ne peut manquer d'arriver dès qu'on prétend se substituer à la justice absolue de Dieu et à la liberté absolue de l'homme. Nous comprenons aujourd'hui que, si ces deux absolus existent, ils nous sont du moins inaccessibles. Nous ne devrions donc plus prétendre, dans nos lois pénales, appliquer le principe d'expiation; car, si nous n'avions d'autre principe à invoquer que l'immoralité absolue de la mauvaise volonté et la justice absolue de la peine, nous serions entièrement désarmés envers les coupables[9].
Les vraies raisons de la pénalité sociale sont des raisons: 1o de psychologie et de logique; 2o de sociologie positive, de défense et de conservation sociale; or ces raisons sont admises par les partisans comme par les adversaires du déterminisme. Ainsi Platon n'était nullement en contradiction avec lui-même, lorsqu'il admettait à la fois la négation du libre arbitre et le sévère maintien des peines sociales. Dans cette hypothèse les actes d'injustice, considérés en eux-mêmes, changent sans doute d'aspect; mais leurs rapports extrinsèques ne changent pas. Supposez deux hommes qui voient les mêmes objets dans le même ordre relatif; seulement l'un voit tout d'une certaine couleur, l'autre d'une couleur différente: les rapports demeurant les mêmes, ces deux hommes s'entendront parfaitement dans la pratique. Platon et Aristote châtient également l'injustice: Platon éprouve de la pitié et une sorte d'horreur esthétique, comme à la vue d'un monstre ou d'un fou; Aristote éprouve de l'indignation contre l'individu, et une horreur à proprement parler morale; malgré cela, ils agissent de même et sont aussi logiques l'un que l'autre. En effet, les animaux ne sont pas libres, et cependant l'homme les châtie; si même ils sont dangereux et incorrigibles, nous les condamnons à mourir. L'homme vicieux est celui dans lequel les penchants de l'animal l'ont emporté sur la raison. Pour le ramener à l'ordre il faut d'abord, suivant Platon, essayer de l'éclairer. Si ses yeux sont fermés à la lumière, il faut le châtier; car la douleur est propre, soit à réveiller la raison endormie, soit à la remplacer par une crainte salutaire: en châtiant la bête, on rend à l'esprit sa liberté. Enfin, si la persuasion et la peur sont également impuissantes sur l'être corrompu, il faut renoncer à le guérir: dans ce cas, Platon se délivre de l'homme dangereux comme d'une bête sauvage; il le frappe avec un sentiment d'horreur mêlé de regret et de pitié. Loin de rendre les lois inutiles, la négation du libre arbitre, fût-elle absolue, les rend plus nécessaires et plus infaillibles que jamais. Si vous éclairez l'intelligence ou faites impression sur le cœur, n'agirez-vous pas infailliblement sur la conduite? or, la loi est propre à éclairer l'intelligence et à émouvoir le cœur en montrant la voie nécessaire et la peine nécessaire: c'est une idée-force qu'une bonne éducation rend irrésistible[10].
On objecte que la peine a pour fondement la responsabilité, qui est nulle dans le déterminisme. Mais il faut distinguer entre la responsabilité qui suffit à la pénalité sociale, et la responsabilité métaphysique ou morale, dont un être omniscient pourrait seul être le juge. Une chose contraire à la conservation de la société est accomplie par vous; vous en avez conscience, vous en connaissez les résultats fâcheux pour autrui, et cette connaissance ne suffit pas pour vous en détourner; devez-vous alors vous étonner que les autres suppléent à cette insuffisance par des moyens de défense, de contrainte et d'intimidation? C'est à vous qu'on s'en prendra, puisque le mal exécuté au dehors existe d'abord en vous et dans l'intimité de votre vouloir. Quand vous êtes malade, n'est-ce pas à vous qu'on administre des remèdes souvent très douloureux? Et si votre maladie est dangereuse pour les autres, le législateur va-t-il la laisser suivre son cours, surtout quand il existe des remèdes? Il y a, même en ce sens, imputabilité à l'individu. En vous punissant, d'ailleurs, mon but n'est pas réellement de vous punir, mais de vous guérir, s'il est possible, ou au moins de me défendre et de vous mettre dans l'impossibilité de nuire aux autres. J'essaie de rétablir l'ordre dans votre intelligence, dans toutes vos facultés, en vous faisant comprendre votre erreur et la laideur de votre caractère: qu'avez-vous à dire? Que vous méritez l'indulgence et la pitié? Je vous l'accorde; mais, malgré cette pitié et à cause d'elle, je m'efforce de vous guérir par la souffrance; sans compter que ma pitié à l'égard de vos semblables m'entraîne également à vous châtier, si aucun autre moyen ne réussit.
Même au sein du déterminé, il y a une distinction possible entre ce qui est imputable en un certain sens à l'individu, conséquemment punissable, et ce qui ne lui est imputable sous aucun rapport. Platon même a su faire cette distinction. Par exemple, l'injustice et l'ignorance simple sont au fond déterminées. Mais, dans l'ignorance, le mal est extérieur pour ainsi dire à l'individu, puisqu'il est simplement l'impuissance des moyens intellectuels à atteindre leur fin; la fin est ici hors de l'esprit, et le rapport des facultés à cette fin est extrinsèque. On ne peut donc porter une correction violente dans le sein même de l'individu; ce qui ne servirait absolument à rien et n'augmenterait pas la puissance naturelle de son esprit. On guérit un boiteux et un difforme par la gymnastique, non par des corrections. L'injustice, au contraire, est pour Platon, un trouble intérieur, qui résulte d'un renversement d'ordre dans les rapports mutuels des fonctions et dans leur hiérarchie, et qui aboutit à un désordre social. Quoique cette maladie morale et sociale soit toujours déterminée et se réduise même en partie, selon Platon, à une certaine espèce d'ignorance ou d'infériorité mentale, la cause ici n'en est pas moins intrinsèque; comment donc la guérir? En agissant par la correction et la douleur sur ces facultés mêmes qui entrent en lutte. Le désir, dit Platon, contrarie l'opinion du bien, parce que le plaisir le séduit; le correcteur vous fait éprouver de la peine pour rétablir l'équilibre: dès lors la crainte de la peine compense l'amour du plaisir, et l'ordre reparaît. C'est comme une révulsion médicale. Platon vous traite par le fer et le feu, et ne recule pas devant les moyens violents pour remédier à la violence intime de la maladie; le mal artificiel guérit le mal qui s'était produit naturellement. C'est la théorie que Socrate lui-même expose dans le Gorgias, et qu'on retrouve dans la République et les Lois. Cette différence d'imputabilité entre l'ignorance et l'injustice ne les empêche pas, encore une fois, d'être toutes les deux nécessitées; seulement les causes nécessitantes sont tantôt intérieures, tantôt extérieures[11].
De plus, il y a pour le législateur et le juge une distinction capitale à faire entre les divers actes selon qu'ils ont été accomplis ou non par l'individu sous l'idée de sa liberté propre; que cette liberté soit en elle-même relative ou absolue, qu'elle se ramène à un déterminisme plus profond ou qu'elle révèle un principe plus fondamental encore que le déterminisme, toujours est-il que l'individu agit tantôt sous l'idée qu'il est relativement maître de soi, capable de résister à la passion actuelle par la réflexion sur soi, tantôt sans aucune idée de liberté et par un entraînement d'une violence aveugle. Or, ces deux cas ne peuvent être identiques pour le juge. L'un marque la possession de soi par l'intelligence, dont est inséparable, pour le déterminisme bien entendu, une certaine possession de soi effective et proportionnelle à la force même de l'idée. L'autre est un état dans lequel on ne se possède plus, dans lequel on est hors de soi. Si une action contraire à l'ordre social a été accomplie dans le premier état, c'est la preuve que ni le motif de l'ordre social ni le motif même de la liberté, conçue comme pure idée directrice, n'ont été assez forts pour contrebalancer la passion. Il importe donc au juge de fortifier 1o l'idée de l'ordre social, 2o l'idée même du pouvoir plus ou moins grand que tout être intelligent et raisonnable a sur ses passions. Il y aura alors un genre particulier de responsabilité individuelle résultant de ce que non seulement c'est l'individu qui a agi, mais encore de ce qu'il a agi sous l'idée de sa liberté et de sa responsabilité même.
En définitive, la responsabilité sociale dans le déterminisme n'est pas morale au sens chrétien, mais intellectuelle et physique au sens grec du mot: c'est simplement le point d'application sur lequel la société doit agir pour produire l'effet qu'elle cherche. Dès que ce point d'application est dans l'individu, il y a une certaine responsabilité, encore bien plus s'il est dans l'intelligence, s'il est dans la réflexion, s'il est dans cette forme suprême de la réflexion qu'on nomme l'idée de liberté.
Du reste, la question de la responsabilité n'est plus alors qu'une question d'efficacité relative, non de légitimité absolue. Ce n'est pas que la pénalité ne soit encore légitime dans le déterminisme; mais elle ne l'est que relativement à l'intérêt majeur de la défense sociale; et au fait, même dans les autres doctrines, la pénalité a-t-elle un autre fondement?
Reste donc à savoir si cet intérêt majeur de la société est juste et s'il constitue un véritable droit de conservation ou de défense; car on ne peut éliminer de la pénalité cette grande idée du droit que présuppose l'ordre social. Le déterminisme et la doctrine de la liberté, d'accord sur la question des faits sociaux et sur celle des intérêts sociaux, pourront-ils s'accorder jusqu'au bout sur la question des droits sociaux? Suivons pas à pas les deux systèmes, sans rien préjuger; ne parlons pas encore de droit absolu et métaphysique, de moralité absolue et métaphysique; ne faisons usage que des éléments qui jusqu'ici ont paru communs aux deux doctrines, et cherchons s'ils pourront nous suffire dans la pratique.
V.—Libres ou non, nous sommes des êtres intelligents, par conséquent doués d'expérience et de raison. Nous demanderons donc à nos lois et à leurs sanctions d'être non seulement efficaces, mais raisonnables: il faut que celui même qui est frappé puisse, en écoutant sa raison au lieu d'écouter sa passion, être d'accord avec la raison du juge qui le frappe. Au rapport d'inégalité entre la force et la faiblesse doit succéder ce rapport d'égalité, d'identité même, qui existe entre une raison et une autre, entre une intelligence qui convainc et une intelligence qui est convaincue. Sans cela, les lois des êtres intelligents seraient en tout semblables aux lois des êtres matériels ou des brutes, chez qui ne règne d'autre droit que le droit du plus fort.
Quelle est donc la raison valable et suffisante qui doit faire accepter à tout être intelligent les lois sociales avec leurs sanctions, et qui peut appuyer l'action physique sur une conviction intellectuelle?
Les motifs d'intérêt, général ou particulier, n'impliquent nullement l'idée de liberté; les déterministes peuvent donc faire d'abord appel à ces motifs pour montrer que les lois, réellement efficaces, sont rationnellement intelligibles. «Le principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient être conformes, dit Stuart Mill[12], le critérium par lequel elles devraient être éprouvées, c'est ce qui tend à procurer le bonheur du genre humain, ou plutôt de tous les êtres sensibles; en d'autres termes, promouvoir le bonheur est le principe fondamental de la téléologie.» Nous ne sommes point encore obligés d'accorder que le bonheur universel soit, à tous les points de vue et pour l'individu même, la fin suprême et le souverain désirable. Mais ce qu'on ne saurait refuser aux déterministes, c'est que le bonheur du genre humain est une chose réellement désirée et rationnellement désirable, au moins pour le genre humain lui-même, considéré par opposition à l'individu. En fait, les hommes, quand ils se conçoivent comme membres d'une société et non comme individus, voient dans le bonheur social une fin désirable et la désirent effectivement. Supposons que les automates spirituels soient capables d'abstraction et de généralisation, et qu'ils puissent abstraire les particularités de leur nature individuelle pour considérer le genre humain auquel ils appartiennent. Le désir du bonheur, se retrouvant dans chaque individu, sera attribuable au genre, et les individus, divers sous une multitude d'autres rapports, deviendront semblables sous ce point de vue; ils seront même identiques et égaux les uns aux autres dans cette abstraction d'êtres désirant le bonheur. De même, en géométrie, tous les triangles, différents par une multitude de propriétés, sont identiques dans cette abstraction de figures terminées par trois lignes droites; et ce qui découle nécessairement de ce caractère abstrait, étant applicable à l'un, est applicable à l'autre. Si, par exemple, il en découle la conséquence que les trois angles vaudront deux droits, on pourra dire que tous les triangles sont égaux devant la loi des deux angles droits. C'est qu'on les considère seulement comme figures planes et rectilignes à trois angles, et qu'on suppose écarté tout ce qui pourrait empêcher ou neutraliser les conséquences de cette hypothèse. Admettons donc que les automates spirituels se considèrent abstractivement comme une collection d'êtres qui tendent au bonheur suivant des lois nécessaires; ils pourront tirer les conséquences de cette notion indépendamment de toutes les considérations étrangères. Le problème social sera alors pour eux le suivant:—Le bonheur collectif et l'ordre collectif étant supposés la fin la plus désirable pour une collection d'êtres intelligents et sensibles, par quels moyens atteindre cette fin, par quelles causes ou conditions produire nécessairement l'effet désiré?—C'est là un problème de statique et de mécanique sociale, que peuvent tenter de résoudre l'observation expérimentale et la déduction rationnelle, tout comme une question de ce genre:—Étant donné un système de points matériels, animés de mouvements désordonnés, comment leur imprimer une direction parallèle ou les faire graviter vers un point unique?
En cherchant la solution de ce problème, on ne tardera pas à reconnaître que le but désiré, c'est-à-dire le bonheur de tous, ne pouvant être immédiatement ni entièrement atteint, doit se traduire dans la réalité présente par le bonheur du plus grand nombre ou le bonheur général, qui ne peut être la satisfaction simultanée de tous les individus.
En outre, le bonheur général ne peut produire, dans chaque individu, la satisfaction complète et simultanée de tous ses désirs; sous ce rapport aussi, une minorité de désirs doit être présentement subordonnée à la majorité, comme une minorité d'individus à la majorité. La puissance du levier social rencontrera donc toujours une résistance. La jurisprudence et la politique consisteront dans les moyens les plus propres à diminuer progressivement cette résistance, et à réduire le plus possible la quantité de sacrifice ou d'abnégation nécessaire au bonheur général.
Il existe deux grands moyens d'action capables de concourir à la fin proposée: l'action collective ou autorité, et l'action individuelle ou liberté, au sens purement civil et politique. Cela revient à dire que les conditions les plus efficaces du bonheur général sont tantôt dans le mécanisme collectif, tantôt dans le mécanisme individuel. Arrivez-vous à reconnaître que ce dernier, quand on le laisse agir par ses propres ressorts, donne les meilleurs résultats, pourvu que les ressorts dominants soient une intelligence instruite et une sensibilité sympathique; vous en conclurez que la part de la contrainte collective doit diminuer de plus en plus, à mesure qu'augmente l'instruction et l'éducation des individus; aux motifs de contrainte extérieure et physique vous préférerez les motifs de contrainte intérieure et intellectuelle, comme plus efficaces en théorie et en pratique: votre jurisprudence et votre politique seront alors libérales. Ce libéralisme ne sera pas fondé sur le respect d'un libre arbitre absolu, conçu comme inviolable tant qu'il ne viole pas l'égale liberté d'autrui; il sera fondé sur un simple rapport de causes à effet et de moyens à fin. Les règles de la jurisprudence et de la politique ne feront que formuler ce qui est le plus logique et le plus utile au point de vue social. Abandonner les automates individuels à leurs ressorts intérieurs, sous la condition légalement exigible qu'ils s'instruisent, tel sera, dans cette hypothèse, l'intérêt bien entendu des gouvernants et des gouvernés. L'intérêt d'un horloger n'est-il pas que ses horloges n'aient point toujours besoin d'être remontées, et qu'une fois montées elles marchent seules, en s'accordant avec les autres le plus longtemps possible? Dans la société telle que les déterministes la conçoivent, les horloges elles-mêmes, c'est-à-dire les citoyens, peuvent parvenir à comprendre cet intérêt collectif; elles confieront alors aux plus justes d'entre elles le soin de régler et de gouverner les autres; mais, quoique gouvernants et gouvernés soient horloges, les conséquences politiques ne changeront pas pour cela, et le ressort intellectuel devra toujours être préféré aux autres par les gouvernants, comme le plus solide et le plus durable. Si par exemple l'économie politique démontre que le moyen le plus efficace de la richesse sociale est la liberté économique, il sera toujours préférable que la production, la distribution et la consommation soient abandonnées le plus possible au libre jeu des intelligences individuelles. Les législateurs, représentants de la collection sociale, devront rechercher, en généralisant cette méthode, quelle est pour la collection la fin la plus désirable de toutes; puis le moyen le plus près de cette fin, par cela même le plus désirable après elle, et ainsi de suite en redescendant l'échelle des moyens et des fins. Par là la science sociale sera construite.
Supposons maintenant que, grâce au progrès des lumières, le bonheur général et la justice soient reconnus par les individus mêmes comme la fin la plus désirable, ils ne pourront pas ne pas la désirer; et si en outre ils connaissent les meilleurs moyens d'y atteindre, on les verra nécessairement réaliser dans leur conduite l'ordre de moyens et de fins déterminé par la science. On pourra même prédire leurs actions et les divers intermédiaires par où ils passeront, comme on prédit la marche d'un mobile quand on connaît le point de départ, le point d'arrivée, la direction et l'intensité de la force dominante.
Cette conformité parfaite des désirs individuels avec l'intérêt de tous n'étant qu'un idéal, il y aura toujours des désaccords partiels, des crimes et délits. Mais la conduite de la société, en réprimant ces délits, sera logique, parce qu'elle sera conforme à la vraie méthode pour atteindre le bonheur; et c'est, comme on le voit, dans cette logique que les déterministes peuvent placer la justice sociale ou le droit social, qui deviennent ainsi un intérêt majeur ou un objet majeur de désir. L'individu, contraint d'obéir à la loi et puni pour y avoir désobéi, comprendra que la société agit rationnellement à son égard; et tant qu'il se considérera lui-même abstractivement, comme appartenant au genre humain, il trouvera son châtiment rationnel. C'est là l'espèce de droit compatible avec le déterminisme.
On peut même aller plus loin et rapprocher encore la conception déterministe de la conception contraire en introduisant dans le problème l'idée de liberté; car alors le droit sera cette idée même reconnue comme un type directeur d'action pour la société, comme un idéal à réaliser de plus en plus dans son sein par le progrès du libéralisme civil et politique[13].
Mais, dira-t-on, l'homme n'est pas seulement une unité abstraite de la collection sociale: il a un moi et une individualité propre. Si d'une part, comme appartenant au genre, il désire le bonheur général et la liberté générale, d'autre part, comme individu, il désire son bonheur et sa liberté individuelle. Les actes contraires aux lois, illogiques au premier point de vue, peuvent donc redevenir logiques à un point de vue différent. Lequel des deux intérêts, laquelle des deux libertés, laquelle des deux logiques doit céder à l'autre? de quel côté est le droit définitif? Est-ce du côté de la société, parce qu'elle est la plus forte? Mais cette force n'est point un droit véritable; car, si l'individu réussit à être plus fort que la société, le droit passera de son côté. Le droit appartient-il à la société parce qu'elle est le nombre? Mais le nombre, considéré seul, n'est qu'une force, une quantité plus grande qu'une autre.—Précisément: une quantité supérieure de bien est un bien plus grand et un droit.—Mais par là vous reconnaissez que ce qui donne du prix au nombre, c'est ce dont il est formé; ce qui rend la quantité précieuse, c'est la qualité de ses éléments. Qu'y a-t-il donc dans l'individu de précieux qui se retrouve dans les autres, qui se retrouve dans la société tout entière, et qui constitue le droit? Qu'y a-t-il, en un mot, qui nous impose ce que nous appelons un devoir de respect, et cette idée même peut-elle se comprendre dans le déterminisme?
Toutes ces questions demeurent insolubles si on ne descend pas du point de vue social, trop purement utilitaire et eudémonique, au point de vue moral et individuel. Les rapports sociaux ne sont complètement justifiables que par les rapports moraux, comme la légalité par la légitimité. Le problème recule donc de la sphère extérieure dans le monde intime de la conscience, où nous devons chercher les derniers fondements des droits ou des devoirs sociaux, et en général de toute la vie pratique. Nous verrons si, dans ce domaine, peut subsister jusqu'au bout l'équivalence du déterminisme et de la liberté.
CHAPITRE QUATRIÈME
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION
I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de fins secondaires par lesquels peut être atteinte la fin morale.
II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du bien est-elle modifiée par les différentes manières de concevoir la volonté?
III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être réalisée par la volonté dans l'hypothèse déterministe?
Selon la doctrine la plus répandue, la négation du libre arbitre serait la négation de toute morale. Cependant les plus illustres représentants du déterminisme ont été en même temps les moralistes les plus austères, depuis Socrate, Platon, les Stoïciens et les Alexandrins, jusqu'aux calvinistes et aux jansénistes. Dire, avec Jouffroy et les éclectiques, que c'est là l'inévitable contradiction de la pensée et du cœur, de la spéculation et de la moralité, c'est admettre une raison peu valable quand il s'agit des plus puissants logiciens de la philosophie ou de la théologie. Il est plus probable que, dans la sphère de la moralité comme dans les autres, les doctrines rivales ont des points communs et peuvent se concilier en une certaine mesure. Essayons de pousser cette conciliation aussi loin qu'il est possible, afin de circonscrire de plus en plus la question par ces opérations successives, à l'exemple des tacticiens qui, par une série de cercles parallèles et concentriques, enveloppent peu à peu la place au centre de laquelle ils veulent pénétrer.
I.—Supposons que les déterministes et les partisans de la liberté soient d'accord sur l'ordre des choses désirables ou des fins, pourront-ils s'accorder sur les moyens qui y conduisent?—Rien, ce semble, n'empêche cet accord. Voici, par hypothèse, une fin désirée, le soulagement de la misère, et une volonté qui la désire; il s'agit de s'entendre sur la série intermédiaire de moyens par laquelle la volonté pourra atteindre sa fin, sur la ligne que devra suivre le mobile donné, dans des circonstances données, pour parvenir au but. On ne se demande pas quelle est la nature absolue de la volonté qui désire, ni la valeur absolue de la fin désirée: la volonté peut être libre et se donner à elle-même l'impulsion, ou au contraire l'avoir reçue d'ailleurs; la fin peut ne pas être désirable, ou ne pas être la plus désirable. Mais, ces questions une fois réservées, rien n'empêche les doctrines adverses de déterminer scientifiquement et pratiquement les intermédiaires. Pour les déterminer scientifiquement, on regardera la fin proposée (par exemple la diminution de la misère) comme un effet dont il faut découvrir les conditions ou causes. Cette détermination sera ici demandée à plusieurs sciences particulières, principalement à la psychologie et à l'économie politique. On leur empruntera les théorèmes dans lesquels, de certaines causes et conditions, elles déduisent comme effet et conséquence la diminution de la misère; puis on distinguera, parmi ces conditions, celles qui sont en notre pouvoir et réalisables pour nous: par exemple tel genre d'instruction et d'éducation, telle espèce de charité privée ou publique, telles institutions économiques, telles ou telles sociétés de secours, etc. Les théorèmes des diverses sciences, groupés dans l'ordre le plus convenable pour la réalisation de l'objet particulier qu'on se propose, deviendront des moyens ou des règles pratiques; et la réunion de ces règles, indépendantes des systèmes sur le libre arbitre, ressemblera aux cartes qui, résumant les travaux de la science, indiquent par quelle voie on va d'un point à un autre de la terre, quel que soit d'ailleurs le système de locomotion.
On peut mieux comprendre, maintenant, pourquoi nous avons trouvé les partisans du libre arbitre d'accord avec ceux de la nécessité dans toutes les questions qui ne roulent pas sur la nature absolue de la volonté active, et sur la valeur absolue des fins poursuivies par elle. L'un et l'autre système, en effet, admet que des causes spéciales et déterminées sont nécessaires pour produire un effet spécial; vouloir la fin ne suffit pas: il faut encore vouloir les moyens appropriés, et pour cela les connaître. Or, c'est là vraiment le domaine du déterminisme, où les partisans de la volonté libre sont eux-mêmes obligés de descendre; car, quelque inconditionnée que soit d'après eux la volonté dans l'acte du vouloir, elle est toujours conditionnée dans l'accomplissement de ce qu'elle a voulu. La série intermédiaire des conditions théoriques, qui, à un autre point de vue, sont des moyens pratiques, sera donc toujours déterminée, et déterminée de la même manière dans les divers systèmes. Les philosophes, après s'être représenté différemment la cause initiale, la poseront une fois pour toutes sous le nom de volonté libre ou de désir nécessaire, sans la faire de nouveau intervenir dans le détail des événements. De même les théories métaphysiques sur la cause du monde ne changent rien à la conception scientifique du monde lui-même, tant qu'on ne fait pas intervenir de nouveau et miraculeusement, comme un Deus ex machina, la Providence ou la Nature.
II.—Passons des moyens à la fin morale, et cherchons jusqu'à quel point la conception du bien est modifiée par les différentes manières de concevoir la volonté, c'est-à-dire la cause initiale d'où part tout le mouvement intérieur.
Les partisans et les adversaires de la liberté entendent également par fin un bien conçu et désiré qui exerce sur nos actes une influence, déterminante ou non déterminante. Les uns et les autres peuvent également concevoir une fin qui serait intelligible et désirable pour elle-même et non pour autre chose, une fin vraiment finale; le bien ou le meilleur, το αγαθον, το αριστον. Ce superlatif est comme la limite, idéale ou réelle, de la courbe décrite par notre raison et notre désir; nous appelons cette limite la perfection; elle peut être admise ou rejetée indépendamment des diverses opinions sur notre libre arbitre.
On objectera l'exemple de Spinoza: c'est son fatalisme, dit-on, qui semble l'avoir conduit à nier la distinction du bien et du mal. Si tout est nécessaire, si chaque chose est ce qu'elle peut être, n'est-il pas déraisonnable de se représenter à sa place une chose meilleure? n'est-ce pas substituer les caprices de l'imagination aux lois éternelles des choses, et mettre au-dessus d'une réalité nécessaire la chimère d'un idéal impossible?
Mais dire qu'une chose est nécessaire quant à l'existence, ce n'est pas la qualifier quant au bien; car il reste toujours à savoir si la nécessité de cette chose est la nécessité d'un bien ou d'un mal. Schelling prétend que ce qu'il peut y avoir d'immoral dans Spinoza ne vient pas de son panthéisme, mais de son fatalisme; le contraire pourrait aussi se soutenir. Si en effet tout est Dieu et que Dieu soit la perfection, il en résulte que tout est ou la perfection ou la conséquence de la perfection;—optimisme absolu qui justifie et divinise la douleur, la haine, la guerre, les diverses formes du mal. Tout est bien dans un pareil monde, parce qu'on trouve en toutes choses non plus simplement la nécessité, mais la nécessité d'une nature divine et parfaite. L'immoralité du système consiste alors à tout diviniser plutôt qu'à tout nécessiter.
La nécessité des choses, simple rapport de principe à conséquence ou de cause à effet, ressemble à l'identité logique des choses avec elles-mêmes, qui ne nous apprend pas leur valeur intrinsèque. Si par une chose identique à elle-même j'entends un grand malheur, ce sera l'identité d'une chose mauvaise avec elle-même; si j'entends un grand bonheur, ce sera l'identité d'une chose bonne avec elle-même. Supposons encore que j'ajoute deux choses à deux autres choses: cela fera nécessairement quatre; si ce sont deux maux que j'ajoute à deux maux, j'aurai quatre maux; si ce sont des biens, j'aurai des biens. L'universelle nécessité ne constitue donc pas par elle-même et par elle seule l'universelle perfection, à moins qu'on ne pose en principe, comme Spinoza, que tout ce qui est Dieu, et conséquemment que toute nécessité est divine.
—Mais, dit-on, dans l'hypothèse nécessitaire, une chose, étant tout ce qu'elle peut être, est tout ce qu'elle doit être.—On peut répondre que, si une chose est tout ce qu'elle peut être, c'est tantôt par puissance, tantôt par impuissance; or, dans le premier cas, il reste à savoir si sa puissance est bonne et bienfaisante; dans le second, l'impuissance de cette chose à être meilleure que ce qu'elle est, au moment où elle l'est, n'implique pas qu'elle soit la meilleure absolument. Il peut y avoir des choses meilleures qu'elles dans un autre genre; il peut y en avoir de meilleures dans le même genre. Enfin, elle-même peut être meilleure à un autre moment; elle peut l'avoir été dans le passé, elle peut l'être dans l'avenir. Bien plus, cette amélioration future résultera souvent de ce qu'un être, tout en étant ce qu'il peut au moment actuel, s'aperçoit qu'il n'est pas ce que sa pensée conçoit de plus parfait. Quand il se compare avec un idéal, bien qu'il ne soit pas et ne puisse pas être conforme à cet idéal au moment même de la comparaison, il ne s'en juge pas moins imparfait par rapport à lui. Si de plus il conçoit un perfectionnement comme possible dans l'avenir, quoique impossible dans le moment même, dira-t-on qu'il perd son temps à concevoir un idéal chimérique? Quand j'éprouve une douleur dont je conçois le remède, ce remède n'est pas possible dans le moment même, car il serait contradictoire de dire qu'au même instant je sois malade et guéri; en résulte-t-il que je conçoive et désire en vain la guérison future? Nous nous retrouvons ici en présence de l'argument paresseux, qui est le fond caché de tant d'objections aux déterministes. Si de plus l'idée même du progrès contribue à le rendre possible, si l'idée de la délivrance contribue à délivrer, si l'idée de liberté sert à susciter un pouvoir qui nous améliore, l'introduction de cette idée dans le déterminisme même le rapprochera encore de la doctrine contraire.
Le spinozisme, appliqué à l'histoire, doit être jugé d'après les principes précédents. Éliminez tout panthéisme, et ne conservez que le déterminisme; telle chose, dites-vous, ne pouvait arriver autrement.—Soit; elle n'est pas pour cela bonne en elle-même; de plus, elle aurait pu arriver autrement si telle condition eût été changée.—Hypothèse sans valeur, puisqu'en fait elle ne s'est pas réalisée.—Sans valeur pour le passé, oui; pour l'avenir, c'est une autre question. Le déterministe ne récriminera pas sur le passé, assurément; nos ancêtres ont fait ce qu'ils ont pu et su faire; qu'ils reposent en paix: nos plaintes ne changeraient rien à ce qui n'est plus. Mais nous, les vivants, la nécessité même nous a amenés à concevoir et à désirer un idéal meilleur; et si cette idée-force est assez claire, si ce désir est assez dominant, nous nous rapprocherons nécessairement de l'objet conçu et désiré. N'avons nous pas toujours le droit de formuler en ces termes la comparaison du réel avec l'idéal: «Relativement au bien idéal, il n'est pas bon que nous soyons ce que nous sommes, et il est bon que nous soyons autrement?» Qu'on ne s'étonne donc plus de voir Spinoza tracer des règles de conduite: ces règles sont des descriptions de l'idéal qui s'adressent à l'intelligence; si ces descriptions sont assez claires et assez belles pour nous émouvoir, nous serons portés nécessairement dans la direction que Spinoza nous indique. Un sage voit et suit nécessairement le meilleur chemin, il nous le montre nécessairement, nous le voyons nécessairement à notre tour et nous le suivons nécessairement; cet inévitable adverbe ne nous empêche pas de déclarer qu'il est bon de voir, de suivre et de montrer aux autres le bon chemin.
On le voit, le déterminisme n'exclut pas la notion de progrès; seulement le progrès y est conçu sous l'idée de nécessité, au lieu d'être conçu sous l'idée de liberté. Si on entend par science morale la science des conditions nécessaires du progrès pour l'individu et la société, on comprendra que Spinoza ait pu écrire une morale, une éthique.
Est-ce à dire que la morale ne soit en rien modifiée? Nous ne le prétendons pas. Tout ce que nous avons le droit de conclure en ce moment, c'est que la négation de notre libre arbitre ne supprime pas l'idée d'un «bien en soi,» ni d'un bien plus ou moins grand dans les choses, ni d'un bien plus ou moins grand en nous-mêmes, ni d'un agrandissement possible de ce bien sous l'influence des idées et des désirs. En un mot, il y a, dans l'hypothèse déterministe, du bien et de la perfection, il y a du perfectionnement et du progrès.
Cette idée du bien est encore très indéterminée, vide d'un contenu précis. Une nouvelle question se présente donc: si les déterministes peuvent concevoir un bien et une perfection, terme et fin du progrès, peuvent-ils concevoir la nature ou le contenu de ce bien de la même manière que les partisans du libre arbitre?
L'idéal épicurien, le bonheur, se conçoit indépendamment des systèmes sur la liberté; nous pouvons donc placer en premier lieu, parmi les doctrines ouvertes au déterminisme, celle d'Epicure sur le souverain bien. Les idées de perfection sensible, de désir satisfait, de joie ou de félicité, n'ont rien d'incompatible avec l'idée d'une nécessité fondamentale.
Les déterministes peuvent aussi s'élever plus haut et placer l'idéal, non dans le bonheur personnel, mais dans le bonheur universel. C'est la doctrine adoptée par l'école anglaise. On peut être déterministe et juger que le bonheur de tous est un bien préférable en soi au bonheur individuel, et un idéal plus satisfaisant pour la raison en général. Car il ne s'agit encore, ne l'oublions pas, que du bien en soi, et non du bien pour nous; nous ne faisons qu'une spéculation désintéressée sur l'idéal, indépendamment du rapport qu'il peut avoir avec notre propre conduite.
La notion encore vague de bonheur a besoin elle-même d'être complétée. A la perfection sensible ajoutons la perfection intellectuelle; au bonheur, la science et l'intelligence: c'est l'élément socratique et stoïque. Ici encore, rien d'incompatible avec le déterminisme.
De même pour la puissance, si on entend par là l'absence de tout obstacle à la satisfaction de l'intelligence et du désir, à la science et au bonheur. Mais cette puissance attribuée à l'idéal du bien sera-t-elle une puissance de nécessité ou de liberté?—Il semble, au premier abord, que ceux qui admettent dans l'homme la liberté pourront seuls la transporter dans le souverain bien comme un de ses attributs les plus essentiels: ils feront ainsi consister le bien, non plus à être intelligent, heureux et puissant de n'importe quelle manière, mais à être le libre auteur de son intelligence et de sa félicité; au contraire, la perfection de puissance que les déterministes ajoutent à la perfection d'intelligence et de félicité, semble ne pouvoir être qu'une puissance nécessaire sans réelle «dignité morale;» leur idéal paraît toujours un bien neutre et impersonnel, plutôt qu'une bonté vivante et personnelle qui supposerait la volonté librement bonne; il semble qu'on mêle en vain la puissance, l'intelligence et le bonheur: ces attributs réunis ne sont pas encore la bonté.
Cette objection suppose que la conception du souverain bien et de sa nature est toute subordonnée à celle de la nature humaine; en d'autres termes, que la notion de l'idéal et même du divin dépend entièrement de la notion du réel et de l'humain. De ce point de vue, on dit aux déterministes: «Vous ne mettez pas dans l'homme la liberté, donc vous ne devez pas la mettre dans le bien.»—Mais, pouvons-nous répondre, la conclusion n'est pas inévitable. De ce qu'on n'attribue pas à l'homme l'éternité ou l'immensité, s'ensuit-il qu'on n'ait pas le droit de l'attribuer à la perfection, idéale ou réelle? Est-il défendu de dire: l'éternité, l'immensité serait chose très belle et très bonne; par malheur, nous ne la possédons pas. Sans élever si haut notre ambition, ce serait aussi chose très belle et très utile de pouvoir parcourir dix mille lieues en une seconde; en fait, nous n'avons pas ce pouvoir. Y a-t-il des êtres qui le possèdent? Nous l'ignorons; peut-être dans quelque étoile ces êtres privilégiés existent; peut-être sur la terre même quelque découverte de la science accomplira un jour le miracle. De même, les déterministes, parce qu'ils n'admettent point en nous la liberté, ne sont pas réduits à l'exclure de partout, à tous ses degrés, sous toutes ses formes, non seulement comme réalité, mais même comme idée: ils ne perdent pas le droit de prononcer jamais ce mot. Les déterministes, il est vrai, ont eux-mêmes partagé cette erreur; c'est précisément pour la détruire que nous écrivons ce livre. Nier que la liberté existe en nous, ce n'est pas nier que l'idée de liberté existe et agisse dans notre pensée. Une telle négation est impossible; les déterministes et leurs adversaires ont tous également cette idée, comme ils ont tous celle de nécessité: ce sont deux notions corrélatives et par cela même inséparables; il est donc permis aux déterministes comme à leurs adversaires de chercher s'il faut placer la liberté idéale parmi les attributs idéaux du souverain bien.
L'idée de liberté, considérée en elle-même, ne peut avoir que trois sortes de contenu, dont aucun n'est inintelligible pour les déterministes. En premier lieu, si la liberté désigne un état de conscience, les nécessitaires peuvent constater cet état subjectivement sans en admettre pour cela la valeur objective. En second lieu, si l'idée de liberté est une combinaison de notions due à l'entendement discursif, elle peut être pour les nécessitaires un objet d'analyse, de définition et de description. Enfin, si l'idée de liberté est une donnée de «la raison,» telle que l'entendent les rationalistes, les nécessitaires peuvent en étudier les éléments intelligibles et métaphysiques. Dans ce dernier cas la liberté serait, au moins en partie, un noumène, une idée «rationnelle,» que les nécessitaires pourraient apprécier en elle-même sans en affirmer ou nier la réalisation dans l'homme. Les philosophes qui ne s'accordent pas sur ce que nous trouvons dans notre conscience comme réalisé en nous, pourraient s'accorder sur ce que notre pensée conçoit ou construit comme supérieur à nous. L'habitude de se figurer la liberté comme une notion toute de sens intime, est une des causes qui ont retardé les tentatives de rapprochement. Mais l'hypothèse platonicienne et aristotélique d'une puissance indépendante, quelle qu'en soit la valeur, est concevable pour les partisans et les adversaires de la nécessité. Nous avons donc le droit de leur poser à tous la question suivante:—Cette puissance indépendante (αυταρκεια), qui, par hypothèse, aurait en elle-même la raison de ses actes, et que les déterministes conçoivent comme le contraire idéal de leur système sur la réalité, aurait-elle en soi quelque chose de bon et serait-elle un signe de perfection? Préféreriez-vous, si vous pouviez être «le bien même, το αγαθον,» que les conditions du bien vous fussent étrangères, ou qu'elles fussent vous-même? La nécessité de conditions étrangères, qui pourraient empêcher ou retarder le bien, serait assurément un reste de dépendance; il vaudrait mieux qu'il fût à lui-même sa propre condition. Possible ou non, cette possession par le bien de toutes les conditions du bien est donc une chose que vous concevez comme bonne:—Ἱκανον ταγαθον? dit Platon.
Ce n'est pas tout. Dans un bien qui ne verrait pas la raison de sa bonté en dehors de lui-même, mais qui serait bon par lui-même, on peut supposer, avec la vraie liberté, une sorte de dignité, σεμνοτης, αξιωμα et comme de mérite ne supposerait, il est vrai, aucun effort; car nous sommes dans le pur idéal. Mais l'absence d'effort n'entraîne peut-être pas l'absence de dignité; elle n'empêcherait pas la suprême convenance entre une volonté parfaitement bonne et une volonté parfaitement heureuse. On peut prétendre avec les platoniciens et les péripatéticiens que cette béatitude idéale serait méritée, dans le sens le plus élevé de ce mot.
Les déterministes et les partisans de la liberté pourront s'accorder aussi, sans doute, sur cette autre hypothèse:—Le bien serait plus grand si sa puissance était assez indépendante pour être expansive, pour communiquer le bien aux autres êtres, ανευ φθονου, et avec le bien l'intelligence, la puissance, le bonheur. Cette expansion serait la marque d'une plus haute intelligence, capable de résoudre un plus difficile problème, d'une puissance moins limitée, d'un bonheur centuplé par le bonheur d'autrui.
Un bien expansif, tel que nous venons de l'imaginer avec Platon et le christianisme, serait supposé capable de se donner et de se communiquer. Si ce don fait par la bonté était indépendant de toute autre chose que de la bonté même, le croyant pourrait trouver celle-ci plus aimable; il lui en saurait plus de gré, il ne ferait pas remonter sa reconnaissance au-dessus d'elle et comme par-dessus sa tête. Serait-ce alors forcer le sens des mots que de l'appeler une bonté librement aimante, comme celle que rêvait l'étrangère de Mantinée?
Bien plus, si une pareille bonté pouvait exister, on trouverait désirable de lui rendre un amour analogue au sien, indépendant aussi de toute autre chose que la bonté. On la trouverait meilleure si sa puissance communiquait le bien à d'autres êtres avec les caractères qu'elle possède elle-même, je veux dire avec les caractères d'une bonté consciente, indépendante, libre et aimante. Le triomphe du bien, sans cesser de nous paraître infaillible et certain, prendrait alors pour moyen de cette heureuse certitude l'indépendance même et la liberté intrinsèque de tous les êtres. Voilà ce qui, selon les platoniciens, serait le meilleur et le plus aimable, το αριστον; c'est une pure conception de la pensée qui enveloppe peut-être de secrètes contradictions; c'est une construction dans l'idéal; mais, dût cette construction s'écrouler comme une vision fugitive à peine entrevue au plus profond du «ciel intelligible,» elle nous aurait cependant montré ce que l'homme a rêvé de plus beau et de meilleur, ce dont nous voudrions l'existence, ce que nous voudrions être nous-mêmes, si l'homme pouvait être un dieu?
Après tout, l'idéal de la moralité ne saurait être placé trop haut; Platon a raison de croire qu'il ne saurait être trop divin. La vraie morale est celle qui, sans méconnaître les conditions de la vie humaine, nous propose comme modèle une vie qu'on peut appeler divine, βιον θειον. C'est à la métaphysique proprement dite qu'il appartient de chercher si le plus haut idéal moral et social est éternellement réalisé dans une existence supérieure à la nature, si, comme le croit Platon, le divin existe en un Dieu; mais le désaccord des doctrines sur cette question d'objectivité et de réalité transcendante ne rend pas impossible tout accord sur ce que la perfection devrait être, autant que nous pouvons la concevoir. Si Dieu n'existe pas, quel Dieu faut-il inventer?—Nous l'avons vu, le «suprême intelligible» et le «suprême aimable» de Platon serait la suprême indépendance, l'absolue spontanéité, l'action ayant en elle-même sa raison explicative, la puissance dégagée et affranchie de tout lien, ou, dans le sens grec du mot, la suprême liberté.
Maintenant, est-il bon que l'idéal du souverain bien soit réalisé en tant qu'il est réalisable?—Proposition analytique, qui pourrait s'exprimer encore de cette manière: «le meilleur sous tous les rapports est-il aussi le meilleur à réaliser?» Le sujet une fois posé, on ne peut refuser l'attribut.
La même vérité s'exprime en d'autres termes, lorsqu'on dit: le meilleur doit être réalisé. Au cas où le superlatif absolu ne serait pas réalisable, le superlatif relatif devrait toujours être réalisé; donc, en dernière analyse, le meilleur possible, absolu ou relatif, doit être réalisé. Le mot doit exprime que, parmi les biens qui ne sont pas et peuvent être, le meilleur a un caractère qui ne se retrouve point dans tous les autres, et qui consiste précisément en ce qu'il est le meilleur, par conséquent superlatif et dernier. Considéré par rapport à l'intelligence et au désir, c'est ce qu'il y a de plus intelligible et de plus désirable; considéré par rapport à la puissance, ce qui est le plus intelligible et le plus aimable est aussi le meilleur à réaliser, et c'est surtout ce rapport à l'activité objective que le mot doit exprime. Ce mot n'avait pas au fond d'autre sens dans la métaphysique ancienne.
On a dit cependant que doit et devoir n'avaient aucune espèce de sens dans toute hypothèse autre que le libre arbitre. Mais n'avons-nous pas le droit d'employer ces termes, comme le firent Socrate et Platon, abstraction faite de l'arbitre humain? Par là nous exprimons une suprême harmonie, un rapport de dignité idéale, de vérité, de beauté, et en dernière analyse de bonté intrinsèque. Entre l'idéal du meilleur et la réalité du meilleur, n'y a-t-il pas pour la pensée et le désir une convenance immédiate, qui résulte d'une comparaison des deux termes, indépendamment de la considération des autres choses possibles et de toute autre comparaison? Le bien idéal a en lui une valeur suprême, un titre et un droit idéal à l'existence. Les deux notions de bonté parfaite et de réalité parfaite sont idéalement unies dans notre esprit par une sorte d'affinité et d'attraction, qui fait que l'une nous semble incomplète sans l'autre. C'est ce que nous voulons dire par ces mots: le bien doit être réel, et la réalité doit être bonne. Au fond, cela revient à dire: il est bon que le bien soit.
Cette affirmation se produit d'abord en présence du bien qui existe réellement: ce bien est et il doit être; la première proposition n'empêche pas la seconde. De même, en présence du bien qui n'est pas, nous disons: ce bien n'est pas, mais doit être. Nous jugerions encore de même en présence du bien qui non seulement ne serait pas, mais ne pourrait pas être: ce bien devrait exister, quoiqu'il ne pût exister.—Paroles perdues, répondra-t-on.—Pas entièrement perdues; car elles expriment la juste révolte de l'intelligence concevant l'idéal contre la brutalité du fait. N'avons-nous pas toujours le droit de corriger la réalité, au moins dans notre pensée, en la comparant à l'idéal? D'ailleurs, la pensée de ce qui devrait être, en opposition avec ce qui est, constitue déjà pour l'idéal une réalisation; qu'il ait au moins celle-là, s'il n'en peut avoir d'autre. Puisqu'il est bon que le bien soit, il est bon qu'il soit dans notre pensée et dans notre parole, alors même qu'il ne pourrait être ailleurs; notre parole du moins ne sera pas perdue. Si, au lieu de cette impossibilité qui nous choque, nous concevons au contraire quelque possibilité du bien, nous aurons encore plus raison de dire que le bien doit être. Si nous concevons, non une simple possibilité, mais une certitude, nous ne nous bornerons pas à dire qu'en fait le bien sera, mais nous affirmerons toujours qu'il doit être, et nous le déclarerons digne de l'existence qui lui est assurée. Enfin, si nous ajoutons la nécessité à la certitude, nous ne perdrons pas alors, ainsi qu'on le croit d'ordinaire, le droit de dire que le bien, qui sera nécessairement, doit exister; peut-être même est-ce parce qu'il doit exister qu'il sera nécessairement. En un mot, la convenance entre le bien et l'être est une question de droit idéal qui ne dépend pas des questions de fait; la conception de la nécessité a rapport aux faits et aux conditions de l'existence, à la causalité, non à la finalité intelligente; elle embrasse une sphère que notre raison peut dépasser et dépasse effectivement en concevant son idéal problématique.
Victor Cousin et Jouffroy feront cette objection:—On ne dit pas que 2 et 2 doivent faire 4, mais qu'ils font nécessairement 4; on ne dit pas que les rayons d'un cercle doivent être égaux, mais que nécessairement ils sont ou seront égaux; il en serait de même des vérités morales si leur réalisation était aussi nécessaire que celle des vérités géométriques.—La conclusion dépasse les prémisses. Parce qu'il y a des choses nécessaires dont on ne dit point qu'elles doivent être, mais seulement qu'elles sont, il n'en résulte pas qu'il en soit de même pour toutes les choses nécessaires. Le mot doit indique un rapport de convenance entre le bien désirable et l'existence, rapport qui ne se trouve pas dans celui de 2 à 4. La quantité pure nous est par elle-même indifférente, et ne vaut que par son contenu. Nous l'avons déjà dit, il est bon que 2 biens et 2 biens fassent 4 biens; mais nous ne trouvons pas bon que 2 maux et 2 maux fassent 4 maux; il serait peut-être même bon, dans ce cas, que le mal ne fût pas multiplié par la loi des nombres. Pourtant, même dans cette proposition abstraite, 2 et 2 font 4, un examen attentif découvre autre chose que la quantité indifférente. Cette proposition énonce un raisonnement élémentaire dans lequel la pensée, pour rester d'accord avec elle-même, après avoir posé 2 + 2, pose 4. Or, il y a quelque chose de bon et de satisfaisant dans l'accord de la pensée avec elle-même; il existe, sous ce rapport, une convenance entre 2 + 2 et 4. Nous pouvons donc dire que 2 et 2 doivent faire 4, ou que cela est conforme à l'ordre de notre intelligence et à la permanence désirable de notre pensée. Cette convenance intrinsèque se montre encore plus dans les vérités géométriques, qui expriment l'ordre et l'harmonie des formes, par conséquent la beauté élémentaire; en ce sens les rayons du cercle doivent être égaux. Si le mot doit n'a pas encore ici toute son énergie, c'est qu'il n'exprime qu'un rapport entre un bien très secondaire (la régularité géométrique) et l'existence; mais le même terme a une valeur infiniment plus grande quand il s'agit du souverain bien idéal et des moyens d'y atteindre. En ce cas, nous disons que le bien idéal et ses moyens doivent être, qu'ils doivent être nécessairement si la nécessité vaut mieux, le plus librement possible si la liberté vaut mieux. Au contraire, toutes les fois que la relation d'une chose avec le souverain désirable est nulle, ou plutôt que nous ne l'apercevons point, cette chose est indifférente.
Une autre raison empêche d'assimiler entièrement les vérités logiques et géométriques aux vérités pratiques. C'est que, dans les premières, il n'y a jamais opposition entre ce qui doit être et ce qui est: il n'y a point de cas où 2 et 2 fassent 5; au contraire, il y a des cas où la connaissance, l'amour, le bonheur, l'indépendance, ne sont pas réalisés. Dans ces cas si nombreux, la distinction du bien en tant qu'il doit être et en tant qu'il est, devient plus précise; car nous saisissons mieux les choses par contraste, et l'idéal s'affirme plus nettement dans son antithèse avec la réalité.
Nous ne pouvons donc concéder à Victor Cousin et à Jouffroy que la notion d'une convenance quelconque entre le bien et l'être, ou d'une harmonie qui doit exister entre eux, soit le privilège exclusif des doctrines qui admettent le libre arbitre. Dans l'abstrait et dans la pure spéculation sur le souverain bien, les déterministes peuvent s'accorder avec leurs adversaires. Ils peuvent même supposer l'union du bien avec l'être comme produite par l'indépendance du bien, à laquelle rien ne ferait obstacle. Ce qui s'exprimera ainsi:—Non seulement le bien doit être, mais il doit être avec une parfaite indépendance, il doit être par lui-même, il doit avoir pour attribut la spontanéité, l'absence de passivité et de contrainte, la liberté. Si les êtres ne peuvent être indépendants au point d'exister par eux-mêmes, du moins serait-il désirable qu'ils fussent assez indépendants pour se rendre bons par eux-mêmes, une fois qu'ils ont l'existence et qu'ils ont acquis l'intelligence du plus grand bien et du plus grand bonheur. Cette indépendance, réalisée ou non quelque part, serait la liberté.
Nous arrivons ainsi à nous demander les rapports qui existeraient entre le bien idéal et des êtres libres, s'il existait des êtres de ce genre. Nous ne posons la liberté que comme une idée, sans examiner si elle est réalisée en nous-mêmes. Aussi le déterminisme pourra-t-il se mettre d'accord avec les autres doctrines sur ce problème encore spéculatif:—Quelles modifications la notion de liberté apporte-t-elle dans l'idée du bien réalisable, et quelle forme prend le bien idéal pour des êtres qui, à tort ou à raison, se croient libres?
Les déterministes et leurs adversaires pourront ainsi rechercher en commun la définition subjective des idées directrices de la conduite, des notions morales, en réservant la question d'objectivité. On arrivera de part et d'autre à une combinaison des mêmes idées, des mêmes éléments, et pour ainsi dire des mêmes couleurs élémentaires. Par exemple, combinez l'idée de liberté avec l'hypothèse d'un bien idéal qui apparaîtrait comme souverainement intelligible et aimable, sans nous nécessiter et nous contraindre; vous aurez l'idée d'une convenance absolue entre deux termes, le bien idéal et la liberté des êtres, dont l'un n'exercerait point sur l'autre une contrainte physique: c'est l'idée traditionnelle de l'«obligation morale.» Il ne s'agit pas encore de savoir si nous sommes, nous, réellement libres et obligés; nous ne faisons qu'étudier le rapport de deux idées, nous construisons hypothétiquement la notion du devoir comme un géomètre construirait la notion du triangle. Puis, de même qu'on peut se demander: le triangle est-il bon, a-t-il des propriétés belles et bonnes? on peut aussi se demander: le devoir, s'il existait, serait-il une chose belle et bonne? Un bien idéal qui obligerait les êtres moralement, vaudrait-il mieux qu'un bien qui les contraindrait physiquement? La bonne volonté ou la liberté bonne vaudrait-elle mieux qu'un bien nécessaire? la responsabilité, que l'irresponsabilité? La «satisfaction morale» serait-elle préférable au sentiment d'un bonheur passivement reçu, sorte de bonne fortune,ευτυχια? En un mot, les composés des notions de liberté indépendante et de bien sont-ils plus beaux, meilleurs, plus aimables et plus désirables que les composés des notions de nécessité dépendante et de bien? Nous aurons construit ainsi d'un commun accord une morale idéale et problématique, celle qui, si elle était possible, serait la meilleure et devrait être réalisée. Nous aurons en même temps construit le droit idéal; nous pourrons soutenir que, si elle existait, la volonté capable d'agir par elle-même en vue du bien universel serait pour toute autre volonté ce qu'il y a de plus sacré et de plus inviolable; l'ordre de la liberté deviendrait celui du droit et de la justice[14]. Enfin, cet ordre nous apparaîtrait aussi comme celui de la solidarité et de l'amour; et nous reconnaîtrions que ce qu'il y aurait de plus beau et de meilleur, c'est un ensemble de volontés se donnant les unes aux autres, et réalisant ainsi le bien universel, qui n'est au fond que l'idéal de la société universelle, l'idéal social par excellence. Tel est, semble-t-il, le plus haut idéal que puisse concevoir la pensée, quand elle fait en quelque sorte de l'art pour l'art; comment refuser d'admettre que la morale la plus belle, si elle était possible, serait la morale de la volonté individuelle se dévouant au bien de l'univers, ou la morale de la «bonne volonté,» qui est la volonté universellement aimante.
Reste à savoir si, en effet, cette morale est possible, ou si la réalisation libre du souverain idéal de la société n'est qu'une utopie abstraite. Il est bon que le bien universel, qui idéalement doit être en nous et par nous, puisse réellement être en nous et par nous. Mais avons-nous en nous-mêmes ce pouvoir dont nous avons besoin?—Question de fait, question tout humaine et pratique, à laquelle il est inévitable de revenir. Nous avons considéré le but de la moralité en faisant abstraction de la puissance initiale, qui est le moi; mais ce but final lui-même nous paraît offrir un élément d'indépendance et de dignité qui réclame, dans la puissance initiale, quelque moyen capable de le réaliser. Les nécessitaires nous renfermeront-ils ici dans un cercle d'où nous ne puissions sortir; ou nous est-il permis d'espérer, sur ce point encore, quelque conciliation, au moins pratique, entre les partisans et les adversaires de la liberté?
III.—Les déterministes et les non-déterministes reconnaissent également que la réalisation de l'idéal est possible en nous dans une certaine mesure et par le moyen de ce que l'ancienne psychologie nommait nos «facultés.» Personne, en effet, ne soutient que les idées de bien, de perfectionnement, de progrès, expriment des choses absolument impossibles et sans exemple; car la moindre observation de notre nature montre qu'elle est capable d'amélioration et capable d'agir pour une idée universelle. Personne non plus ne soutient que la réalisation de l'idéal universel nous soit possible sans aucune condition, d'une manière immédiate et absolue, ce qui reviendrait à dire que nous sommes de pures divinités, de pures libertés sans mélange de nécessité. Posons donc en commun ce principe, que la réalisation du meilleur est pour nous possible sous de certaines conditions.
Quant à ces conditions, il en est sur lesquelles tout le monde est d'accord. Pour que le bien universel se réalise nécessairement en nous, disent les déterministes, il est nécessaire que notre intelligence le conçoive; et cette condition n'est pas moins nécessaire, selon les partisans du libre arbitre, pour que le bien soit produit librement. En second lieu, pour réaliser le bien de tous, nécessairement ou librement, il faut que l'idée du meilleur et de la société universelle ne reste pas abstraite et froide, mais se change en un sentiment capable de nous émouvoir.
Outre la pensée et le désir du bien universel, les partisans de la nécessité et ceux de la liberté admettent une troisième condition, dont ils se représentent différemment la nature, mais qu'ils peuvent également appeler détermination de l'agent: c'est le «facteur personnel.» Les nécessitaires n'attribuent pas cette détermination à une puissance différente au fond du désir, mais à un degré supérieur d'intensité dans tel ou tel désir, ou à un degré supérieur d'adaptation à notre caractère. Pour les partisans de la liberté, au contraire, ce surplus de force, qui se manifeste par une détermination en un sens précis, provient d'une puissance spéciale, distincte du désir et du caractère même. Il n'en est pas moins vrai que, dans les deux cas, il y a détermination, soit par le désir et le caractère, soit par la volonté.
Dans l'hypothèse de la liberté, le précepte moral peut se formuler ainsi:—Il est bon de se déterminer au bien universel de la société idéale, en ajoutant à la pensée et au désir de ce bien le complément d'une puissance libre.—Dans l'hypothèse de la nécessité, le précepte prend cette forme:—Il est bon de connaître et de désirer le bien universel avec une intensité capable de dominer tout le reste et de produire la détermination; voilà le meilleur, ce qui doit être en nous, et conséquemment aussi ce que nous devons être.
—Mais pouvons-nous être ce que nous devons? demandera-t-on aux déterministes.—Nous le pouvons, répondront-ils, si nous comprenons et désirons le meilleur.—Et si nous ne le comprenons pas ou ne le désirons pas?—Alors nous ne le ferons pas; mais il en est de même dans l'hypothèse de la liberté: point de détermination libre au bien universel sans la pensée et le désir de ce bien.—Ce sont là seulement deux des conditions, mais qui ne suffisent pas, qui n'expliquent pas tout, qui peut-être même sont des effets et non des causes.—Pour nous, elles sont les seules causes, voilà la différence.—Cette différence est grave; nous considérons, nous, l'intelligence et le désir comme n'étant pas le moi, mais une action du dehors sur le moi; dès lors une chose qui dépend de notre intelligence et de notre désir ne dépend pas du moi: elle peut encore se réaliser, elle peut être, mais ce n'est pas nous qui pouvons la réaliser; de même, elle doit être, mais ce n'est pas nous qui devons la faire.—C'est que, sous la pensée et le désir, vous supposez toujours un troisième personnage, le moi libre, qui est en question. Pour nous, le moi étant le désir même, qui enveloppe la pensée, ce qui dépend du désir dépend du moi.—Mais le désir lui-même, conséquemment le moi, dépend de conditions extérieures, qui à leur tour dépendent d'autres conditions, et ainsi de suite. Dire que nos actions dépendent de nos désirs, c'est dire qu'elles dépendent, en fait, non de notre indépendance, mais de notre dépendance même. Donc, quelque belle que puisse encore être la morale dans votre hypothèse déterministe, les conditions de son accomplissement ne sauraient être en nous que si elles y ont été mises du dehors. A vous de les mettre en moi, en persuadant ma raison et en touchant mon cœur; à un autre de les mettre en vous. Nous nous renverrons ainsi la tâche les uns aux autres, et avec la tâche le devoir; notre activité pratique sera, sinon détruite, du moins diminuée.—
Telle est donc la difficulté à laquelle semble aboutir actuellement le problème: le suprême idéal de la société universelle, qui offrirait chez l'individu, outre son caractère intelligible et désirable, un caractère d'indépendance et de spontanéité seul vraiment moral, devrait être réalisé à la fois en nous et par nous, en vue de tous; mais, dans l'hypothèse nécessitaire, il semble que cette réalisation peut avoir lieu en nous, non définitivement par nous; elle peut être produite par une action des hommes ou des choses sur notre intelligence et notre désir, non par une action dont il y aurait en nous-mêmes quelque cause initiale et indépendante. D'accord sur la fin suprême de la morale et de la sociologie, et aussi sur les moyens intermédiaires, les deux systèmes semblent enfin se séparer sur la puissance initiale, qui dans un cas nous est supposée propre et dans l'autre étrangère. Ils admettent en commun tout ce qui, dans la science morale et dans la pratique morale, n'est pas la moralité même en son principe; car la moralité essentielle, en son idéal, ne serait pas seulement connaissance reçue et bonheur reçu par nécessité: elle serait don libre de soi à tous.
De là l'objection classique aux déterministes:—Le danger de votre système, dans la pratique, est un sentiment d'irresponsabilité personnelle qui, tant qu'il dure, semble paralyser l'âme entière. Pour toutes nos fautes nous avons une excuse: la force des choses dont nous subissons l'empire. La volonté, dans le déterminisme exclusif, ressemble à un corps qui conserverait tous ses organes, mais dont le cœur ne battrait plus sans le secours d'une impulsion étrangère. Les théorèmes de la science morale subsistent, il est vrai; mais le moteur de la vie vraiment morale semble avoir disparu. Tout est l'œuvre de la nature, comme pour les théologiens tout est l'œuvre de la grâce, et rien ne paraît être l'œuvre de notre personnalité.
Si nous en restions à ce point, la conciliation des doctrines pourrait en effet sembler une construction encore trop extérieure, qui aurait pour centre, ici une force vive, là l'inertie et l'impuissance. L'accord dans l'ordre des relations physiques, dans l'ordre des relations sociales, et même dans l'ordre des relations psychologiques, n'est pas l'accord complet dans l'ordre fondamental de la moralité la plus intime. Nous ne pouvons donc obtenir encore, en l'état actuel de la question et avec le déterminisme non rectifié, une conciliation vraiment et complètement pratique; car ceux qui sont persuadés de leur entière dépendance ne seront pas les mêmes dans la pratique morale que ceux qui s'attribuent une certaine indépendance.
Ici, la question pratique et morale devient spéculative et métaphysique. C'est une transformation du problème à laquelle il était impossible d'échapper. La morale, en effet, n'est pas simplement une science indépendante de la pratique, ou une pratique indépendante de la science. Elle ne peut être assimilée, par exemple, à la géométrie ou à l'arpentage. Le géomètre théoricien ne se soucie pas de l'application; et d'autre part, pour appliquer les vérités géométriques, nous n'avons pas besoin d'être assurés que l'étendue est objective; ici les vérités relatives sont suffisantes. Au contraire, dans l'acte moral, il n'est pas indifférent que notre indépendance et notre responsabilité soit réelle ou apparente, que le devoir soit subjectif ou objectif. La pratique de l'arpentage ne change pas quand on considère l'espace comme une illusion; mais l'art de la vertu demeure-t-il le même pour celui qui ne s'attribue point une indépendance quelconque? Pourvu que, par l'arpentage, nous parvenions à modifier les apparences, nous nous inquiétons peu de savoir ce qui est au delà. Au contraire, quand nous faisons à l'idée de la société universelle le sacrifice de notre plaisir, de notre intérêt, de notre vie même, nous accordons à cette idée, semble-t-il, ne fût-ce que par hypothèse, une valeur supérieure; nous ne voulons plus seulement modifier une apparence, mais nous sacrifions des biens réels à un bien idéal que nous traitons comme s'il représentait plus ou moins symboliquement la réalité et la loi du monde. Par cela même nous accordons à l'idéal une certaine valeur objective; car, si nous le considérions comme étant certainement sous tous les rapports une pure illusion, l'idée même du bien moral et du dévouement à l'universel deviendrait chimérique en son dernier fond. Ainsi la morale proprement dite est par sa nature, comme la métaphysique, une recherche hypothétique de la loi suprême du monde, au moins dans les grandes alternatives de la vie qui ont quelque chose de décisif et parfois de tragique[15]. Nous ne pouvons rester à moitié chemin dans la question de la liberté et de la fatalité: cette question est le point de coïncidence entre la pratique et la théorie, parce qu'elle est proprement la question morale, portant sur la loi suprême et la nature ultime de l'acte moral, de l'acte désintéressé. Par conséquent, pour obtenir une conciliation complète des systèmes dans la pratique morale,—mais dans celle-là seule et seulement dans la question précise de la moralité intrinsèque des actions,—nous sommes obligés de porter aussi loin que nous le pourrons la conciliation théorique, en cherchant jusqu'à quel point, sous l'idée de la liberté, peut se manifester une liberté réelle ou du moins un progrès vers cette liberté.
DEUXIÈME PARTIE
RECHERCHE
D'UNE
CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES
LIVRE PREMIER
EXAMEN CRITIQUE DE L'INDÉTERMINISME ET DU DÉTERMINISME