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La Liberté et le Déterminisme

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I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en Angleterre et en France.

II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une conciliation. Moyens-termes scientifiques intercalés entre les doctrines adverses.

III. Inductions métaphysiques.—Problème final et nécessité de le résoudre moralement par l'action.

I.—L'accord progressif des doctrines doit se faire moins par la destruction des systèmes que par leur superposition en un plus vaste édifice, dont les diverses assises se soutiennent au lieu de se nuire. Ces diverses assises ne sont, en somme, que nos propres puissances intérieures projetées à l'origine des choses: intelligence, sensibilité, volonté. Les systèmes métaphysiques ont beau chercher à connaître ce qui est réellement et indépendamment de nous, nous ne pouvons nous représenter ce qui est que d'après ce que nous sommes. De là la philosophie de l'intelligence, la philosophie de la sensibilité, la philosophie de la volonté, l'une intellectualiste, l'autre esthétique au sens étymologique du mot, l'autre morale.

La première assise de l'édifice philosophique est formée par tout ce que le matérialisme contient de positif sur les conditions nécessaires des choses, que Socrate et Platon appelaient μηχαναι αιτιαι αναγκαιαι. La liaison mécanique des phénomènes, d'où résulte la stabilité de l'univers, est l'objet même de l'intelligence ou de la science. Nous ne connaissons et comprenons que ce que nous expliquons par la logique appliquée à la quantité et au mouvement, c'est-à-dire par la mathématique universelle et le mécanisme universel. Mais n'y a-t-il rien de plus? C'est ce que soutiennent les purs matérialistes. Pour eux, l'explication de l'univers est toute simple: c'est comme un vaste jeu de dés ou de dominos qui, en s'ajustant par leurs bouts similaires, selon des combinaisons mathématiques, forment des dessins de toute sorte. Il reste à savoir ce que sont en eux-mêmes les dés, les molécules, les atomes. Ce jeu de surfaces satisfait l'intelligence abstraite, mais il n'explique même pas le fait de sentir, la simple sensation. Or, il faut bien qu'il y ait sous l'intellectuel du sensible proprement dit, sous le formel du réel. Et cette réalité, nous ne pouvons la comprendre que par analogie avec ce que nous appelons sentir, désirer. De là la tendance à placer dans les choses, comme face interne et vraiment psychique, non plus physique, quelque chose d'analogue à nos sensations, à nos plaisirs, à nos douleurs, à nos désirs. «Le mouvement est un désir,» disaient Aristote et Platon.

La seconde assise de la construction philosophique, c'est donc le sensible, dont le mécanique ou, ce qui revient au même, l'intellectuel pur n'est que le dehors. Cette assise fut ajoutée par Socrate, Platon, Aristote, mais ils ne purent s'empêcher de se figurer encore le sensible sous forme intellectuelle, comme tendance à une fin plus ou moins entrevue par une intelligence, comme finalité proprement dite. S'appuyant sur ce que le plaisir, fond de la sensation, semble la conscience d'une harmonie, ils ont cru que l'harmonie était un concours de moyens vers une fin. Cette finalité n'était, nous l'avons fait voir, que du mécanisme retourné,—conception encore plus subjective que le mécanisme pur. C'était une sorte d'art humain placé dans les choses et ajouté à la science. Mais, quelque contestable que soit le mode de représentation finaliste et esthétique, quand on le transporte ainsi dans l'univers, ce qui demeure incontestable, c'est qu'on ne peut pas faire du réel avec du logique pur ou du mécanique pur, parce qu'alors il n'y aurait plus que des rapports abstraits sans termes concrets; et le concret, c'est ce que nous saisissons en le sentant. Il n'y a pas d'autre moyen pour nous d'entrer en possession du réel que de sentir: c'est ce que Kant a parfaitement montré, et c'est ce que les anciens ou, parmi les modernes, les cartésiens avaient trop oublié.

Une fois rétablie la sensation au dedans du réel, que l'intelligence parcourt du dehors, il reste encore un point de vue qui paraît supérieur aux précédents: c'est celui de l'activité primitive, de la volonté radicale, fond de nos idées de cause, d'inconditionnel, d'absolu, de liberté. C'est vers ce point de vue que tend à s'élever la morale proprement dite, car la morale a pour objet la volonté même et le but le plus haut que la volonté puisse poursuivre.

Les anciens, cependant, firent toujours rentrer la morale dans la science ou dans l'art, sans assigner à la moralité une sphère qui lui fût absolument propre. L'éthique était pour eux la science du bien ou l'art du bien; et par ce bien, nous l'avons vu, ils entendaient quelque chose d'impersonnel ou de neutre, qui était la vérité, l'utilité, la beauté, sans être encore proprement la bonté. Or, la vérité n'est que la nécessité logique; l'utilité n'est que la nécessité en quelque sorte sensible, vitale et, si l'on veut, «finale». Quant à la beauté et à la grâce, elles ne font encore qu'éveiller l'idée d'un principe supérieur à la nécessité et dominant l'organisme visible. La vraie liberté idéale, qui serait l'absolu même, et la vraie moralité idéale, qui ne serait plus un bien abstrait, mais une bonté vivante, furent cependant entrevues par Platon et par les Alexandrins, comme par l'Inde, par la Perse, par la Judée. Avec le christianisme, elle s'éleva au rang d'une idée directrice et rénovatrice. Ce principe, obscurci et mutilé par la théologie romaine, rétabli dans l'ordre social par la France, proposé par elle comme idéal au monde sous les noms de liberté, d'égalité et de fraternité, semble enfin arriver de nos jours à la conscience de lui-même dans l'ordre philosophique. Kant et ses successeurs ont tous conçu la philosophie comme l'explication des choses à un triple point de vue, celui de la connaissance, celui de la sensibilité et celui de la volonté. Le mécanisme universel, tel que Descartes l'avait représenté, tel que Leibnitz l'avait accepté comme loi de la connaissance scientifique, fut l'objet propre de la Critique de la raison pure: l'organisation vivante et les lois internes du désir furent celui de la Critique du jugement téléologique et esthétique; enfin, Kant ajouta à ces deux premiers objets l'idéal nouveau d'une moralité qui serait vraiment à elle-même sa raison, sans recevoir sa loi ni des nécessités logiques et mécaniques, ni des nécessités sensibles et esthétiques. Par là, au lieu de subordonner la volonté à l'utile, à l'agréable, ou même à un bien abstrait, Kant voulut faire procéder le bien réel de la volonté même, qui, étant autonome, serait enfin libre. Mais Kant fit encore de la liberté un principe trop abstrait, la raison universelle; il fit de la loi une catégorie trop abstraite, trop logique, trop formelle, celle de l'universalité; il rejeta au second rang l'amour ou la charité, dont il semblait encore confondre l'idée typique avec le désir et le sentiment fatal. Malgré son formalisme excessif, il n'en a pas moins fait voir que l'idéale liberté doit être introduite au sommet de la philosophie comme une notion à part, dont la logique et l'art, la pensée et le sentiment ne sauraient remplir entièrement le contenu, et qui symbolise pour nous le suprême principe de l'action. Après Kant, la philosophie allemande maintint à la fois ces trois catégories de la nécessité, de la finalité immanente et de la liberté idéale. Déjà Leibnitz, avec Platon et Aristote, avait remarqué que les causes efficientes et les causes finales, les mouvements et les appétitions sont la même série prise en deux sens inverses; l'école de Kant n'eut qu'à développer cette conception pour réduire en un seul système l'universelle logique et l'art universel de la nature, où elle vit la double expression d'un principe un et inconditionnel. Hegel lui-même maintint la liberté idéale au troisième moment de l'évolution métaphysique, mais seulement comme l'unité finale du grand Tout. Schelling, dans sa dernière philosophie, et après lui Schopenhauer, placèrent au-dessus du logique et au-dessus du sensible la volonté comme principe des choses. En cette volonté Schopenhauer reconnut la liberté nouménale, où son pessimisme voudrait nous faire rentrer par l'anéantissement de toute existence matérielle et intellectuelle. Enfin les disciples de Schopenhauer ont donné à la volonté supra-consciente le nom de l'Inconscient, et ils en ont fait dériver le mécanisme et la finalité universelle, avec la perspective d'une délivrance finale par le nirvâna.

En France, à l'école sensualiste, tout entière absorbée dans le mécanisme des sensations, succéda Maine de Biran, qui rétablit dans l'homme et dans la nature le dynamisme de la vie, mais sous la forme douteuse de la force motrice. Maine de Biran rêva, lui aussi, au-dessus de la logique et de l'art, une sphère de liberté idéale, dont il n'eut qu'un sentiment trop mystique. L'influence de ses idées, d'abord mutilées par Victor Cousin, reparut ensuite: plus d'un philosophe français s'est accordé avec Maine de Biran et avec la philosophie allemande pour supposer, au-dessus du mécanisme logique et de la réalité sensible, une région de liberté qui serait en même temps celle de l'amour compris en son vrai sens. Par là, tout en s'inspirant de la philosophie évangélique et de la philosophie germanique, la philosophie française ne faisait pourtant que revenir à la tradition cartésienne. Descartes, en effet, avait déjà élevé au-dessus du mécanisme matériel une pensée qui, elle-même, lui semblait subordonnée à la liberté. Descartes avait même fait consister cette liberté dans une volonté indéterminée et indéterminable. La subordination de la pensée à la volonté, selon lui, existait non seulement dans l'homme, mais en Dieu même. Pascal, à son tour, admit trois ordres: l'un où tout est mouvement, l'autre où tout est pensée, l'autre où règne la «charité.» Enfin l'idée non plus mystique, mais pratique, de la liberté individuelle, avec celle du droit qui s'y rattache, puis l'idée de fraternité universelle, avec celle d'association qui en dérive, devinrent les conceptions dominantes de la philosophie française au dix-huitième siècle, de la Révolution française et des écoles politiques de notre époque qui ont développé les principes de la Révolution. C'est aux Français que Kant et Fichte empruntèrent, en grande partie, leur métaphysique du droit et leur philosophie de la liberté dans l'ordre social. Si on songe de plus à l'influence jadis exercée par Descartes sur Leibnitz, on reconnaîtra que la France n'avait qu'à conserver et à développer, dans l'ordre philosophique, sa propre tradition, pour s'accorder sur plus d'un point capital avec les écoles allemandes. On peut ajouter que l'idée directrice de la France, étant celle de liberté et par cela même de fraternité, est l'idée directrice de l'humanité même: notre idée nationale est précisément l'idée humaine[165]. La philosophie allemande, au contraire, s'en est tenue de préférence, dans le domaine social et politique, aux catégories de la nécessité logique et mécanique, de la science et de la force. Abandonnant à la sphère mystique de la religion la liberté idéale et «intelligible,» elle a cherché surtout son modèle pratique dans le mécanisme de la matière ou dans les lois de l'organisme vivant. L'unité qu'elle semble aujourd'hui poursuivre dans l'ordre social est celle qui subordonne les moyens aux fins comme les effets aux causes, les parties au tout, l'individu à l'État, les États faibles aux États forts, les races prétendues inférieures aux races supérieures: la science et l'art y priment la morale. Si un peuple vaut surtout par son idée directrice, et si l'idée de liberté ou de fraternité est la vraie puissance à laquelle appartient l'avenir, quelles que soient, dans le présent, les apparences contraires, ce n'est pas à l'Allemagne, c'est à la France qu'appartiendra sans doute la plus haute victoire.

L'Angleterre, dans l'ordre philosophique, a surtout étudié jusqu'ici le mécanisme des phénomènes ou des sensations. Cependant, ses plus récents philosophes admettent, sous l'enveloppe extérieure des choses, un dynamisme interne, dont la forme expérimentale est l'énergie musculaire; c'est là une conception qui n'est pas sans analogie avec la doctrine de Biran. En même temps, les penseurs anglais qui s'élèvent à des vues systématiques représentent l'universelle évolution, à la fois mécanique par l'extérieur et psychique par l'intérieur, comme le «symbole» d'une réalité absolue et inconditionnelle, qui est pour nous l'Inconnaissable. Il n'est pas difficile de reconnaître dans ce principe le noumène de Kant. Tel est, selon M. Spencer, l'indestructible fondement des spéculations qui se retrouvent dans toutes les philosophies et dans toutes les religions. Le nom que M. Spencer donne à la réalité persistante et éternelle, c'est la Force,—non la force à nous connue, mais la force inconnue et inconnaissable. Il n'y a pas grande différence entre cette Force universelle et la Volonté universelle de Schopenhauer; comme, de plus, elle est «absolue» et «inconditionnée,» tout en étant «conditionnante,» on pourrait lui donner sans inconvénient, avec la philosophie allemande, le nom également symbolique de liberté, qui exprime simplement en langage humain l'antithèse de l'activité primitive avec le conditionné et le nécessité. Mais les Anglais n'aiment pas ce mot, du moins en métaphysique et en morale. Dans leur physique des mœurs, ils ne font même pas figurer la liberté comme idéal, comme puissance de désintéressement et de vouloir universel. A l'exemple des Anciens, ils ramènent la morale tout entière à la science ou à l'art, sans se demander si elle n'exprimerait pas, au moins «symboliquement», quelque idéal supérieur. Il en résulte que, dans l'ordre social, la liberté demeure pour eux un moyen, non une fin: elle n'a de valeur que comme le plus utile instrument du bien-être individuel ou collectif. C'est au fond l'idée de l'utile qui est pour eux, dans la pratique, l'idée directrice. Malgré leur libéralisme si sincère, ils ne comprennent guère l'idéal moral d'une liberté absolument désintéressée, qui serait par elle-même sacrée et aimable. La notion de la moralité proprement dite disparaît à leurs yeux comme principe à part et original; l'éthique n'est plus qu'une science ou un art analogue aux autres, simple extension de la physiologie, de l'hygiène et de la sociologie.

Le défaut commun des divers systèmes métaphysiques dont nous venons de faire l'esquisse rapide, c'est, si nous ne nous trompons, le vide ou l'hiatus qu'ils laissent subsister entre la réalité et l'idéal, entre le relatif et l'«absolu,» entre le phénomène et le «noumène,» entre le connaissable et l'«inconnaissable.» La région de l'idéal demeure, soit un domaine mystique et transcendant, livré aux rêves de la foi, soit une nuit impénétrable dont ne peut nous venir rien d'utile pour la connaissance ou pour l'action. La liberté intelligible des Allemands est aussi oisive que les dieux d'Epicure; elle n'est que la totalité de l'univers ou l'unité dont le tout dérive, et on ne voit pas comment elle peut descendre dans l'homme. De même, l'inconnaissable et l'inconditionnel des Anglais est un X dont il n'y a plus à s'occuper, même en morale, une fois qu'on l'a placé, énigme insoluble, au commencement du livre de la science. Le déterminisme règne, exclusivement et sans restriction, sur la pratique comme sur la théorie. Seule, la philosophie française de nos jours s'efforce de maintenir, surtout en morale, une liberté plus pratique et moins transcendante, mais elle la représente sous la forme antiscientifique du libre arbitre. De là, entre la morale et la science, une opposition inconciliable.

Un problème se pose donc à notre époque: ne pourrait-on conserver la liberté, au moins comme idéal, dans la théorie, et donner à cet idéal un rôle actif, humain, individuel, de manière à réconcilier, sur le plus vaste terrain possible, le déterminisme et la liberté?—C'est pour contribuer à cette conciliation progressive que nous avons cherché, dans le livre qu'on vient de lire, à rapprocher peu à peu les systèmes adverses.

II.—Toutes les doctrines métaphysiques relatives à la nature de l'activité aboutissent également à quelque notion ultime et incompréhensible à laquelle elles subordonnent le reste. Si on abstrait ce que les notions dernières des systèmes ont de différent, on aura peut-être un résidu commun. Or, dans la question qui nous occupe, les éléments ultimes des systèmes nous ont paru être la notion d'une activité indéterminée, celle d'une activité déterminée et celle d'une activité déterminante; en d'autres termes, l'indifférence, la nécessité, la liberté. Mais l'indéterminé n'est qu'une notion secondaire, qui suppose une notion supérieure: nous l'avons vu, une cause n'est indéterminée que par rapport aux causes étrangères, ou par rapport aux effets qu'elle produit, en ce sens qu'elle n'est pas déterminée par eux; elle n'est pas pour cela en elle-même indétermination absolue. Le système de l'indifférence a donc pour résidu l'idée d'une puissance qui ne serait pas déterminée, mais déterminerait ses propres actes, c'est-à-dire, au fond, l'idée de l'indépendance, de la liberté. Quant au système de la nécessité, il faut savoir d'abord s'il s'agit une nécessité relative et empirique, ou d'une nécessité absolue et métaphysique. Rien n'empêche, nous l'avons vu, d'admettre la nécessité comme loi des effets ou des moyens, c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par une cause supérieure, et que les moyens sont déterminés par la fin: cette conception des effets et des moyens comme conditionnés ou nécessités, chacun par rapport aux autres et tous par rapport à une cause supérieure, n'exclut pas la possibilité de la liberté dans la cause même. Bien plus, si par hypothèse la cause est libre, il faudra précisément que cette dépendance complète existe dans les effets. Le vrai fatalisme est celui qui soutient que le dernier mot des choses n'est pas seulement une nécessité relative, laquelle pourrait dépendre encore de quelque liberté radicale, mais une nécessité absolue et radicale elle-même. Or, ce principe suprême dont les fatalistes font la loi et l'unité de l'univers, est une puissance nécessitante, déterminante, sorte de destin qui nous offre encore pour résidu un je ne sais quoi dont dépend tout le reste. Ainsi, la nécessité ne peut exclure toute liberté que si elle s'érige en absolu, et elle ne peut s'ériger en absolu que si elle se confond pour nous avec l'indépendance. En un mot, le déterminé et le non-déterminé semblent avoir pour principe le déterminant. Une idée plus ou moins vague d'indépendance et de liberté, idée problématique d'ailleurs et comme parabolique, se trouve être ainsi l'élément dernier des systèmes. On devait s'y attendre, puisque cette idée est le produit dernier de notre pensée même: le principe de causalité métaphysique n'en est que l'expression abstraite.

L'idée de liberté, comme elle nous a paru être au fond de ce qu'on nomme la «raison», nous a paru être aussi au fond de la conscience. A ce point de vue, elle est déjà moins abstraite et moins négative: elle est ce que nous désignons par le mot moi, marque de notre personnalité en face des choses extérieures, en face de l'univers. Par une intuition naturelle ou par une illusion naturelle, nous nous représentons notre activité propre sous l'idée de liberté: il nous semble qu'il y a en nous une indépendance individuelle qui consiste, non pas à exclure toute dépendance sous quelque rapport que ce soit, mais à s'affranchir progressivement de toutes les dépendances; c'est une puissance indéfinie, sinon infinie, qui nous semble pouvoir surmonter successivement tous les obstacles.

Cette idée de liberté, où coïncident la «raison» et la «conscience» mal à propos séparées par tant de psychologues, est-elle finalement démentie ou vérifiée par l'observation et par les lois de la nature, soit physiques, soit psychologiques?—Telle est la question fondamentale où se concentre tout le débat entre les systèmes adverses.

Nous avons rétabli d'abord, dans le domaine même des faits psychologiques, un élément essentiel dont l'oubli rendait suspects d'erreur tous les raisonnements des déterministes: l'influence exercée par l'idée même de la liberté. Cette idée, entre la liberté et la nécessité, est évidemment un intermédiaire. Quelle qu'en soit la valeur objective, qu'on y voie le plus sublime produit de la nécessité ou l'obscure conscience d'une liberté réelle, il est incontestable que cette idée existe et agit dans tous les esprits: elle offre donc aux déterministes et à leurs adversaires un terrain commun où ils peuvent déjà se rencontrer. Et ce terrain est celui des faits ou de l'expérience, de ce qu'on appelle la connaissance positive, qui exprime les relations vérifiables des choses, non leur essence absolue.

Dans cette sphère de l'expérience, la notion de liberté nous a paru en premier lieu une idée-force, qui produit son effet sur le mécanisme même de nos actes, selon la loi de causalité empirique.

Cette loi,—qui est plutôt la loi des effets que celle des causes,—est un rapport de détermination universelle et réciproque, qui fait que la détermination d'une chose dépend de la détermination de toutes les autres. Dans le déterminisme universel, il n'y a aucun vide, aucune solution de continuité, rien de fluide: tout est solide, plein, résistant. Enserrés dans ce monde, nous sommes attachés de toutes parts comme par les «clous de la nécessité»; nous ne paraissons pas seulement emprisonnés, mais comprimés et écrasés entre les murs de notre prison; nous ne pouvons faire un mouvement que si notre prison même, c'est-à-dire l'univers entier, se meut avec nous et nous entraîne avec le reste. A cette condition seulement tout est un, parce que tout se tient; à cette condition seulement le monde peut devenir l'objet d'une pensée une. Il semble donc que la pensée, avec l'universel déterminisme, ait imposé aux choses la loi tyrannique de la fatalité. Tel est le premier moment de la dialectique. Pourtant, malgré la prison qui m'écrase, je trouve une force de résistance dans l'idée même de liberté. Quand j'agis sous cette idée, avec la persuasion que les murs de ma prison peuvent reculer et me permettre un mouvement, ils reculent en effet. Il est vrai que je les retrouve plus loin, mais, là encore, ils semblent de nouveau être mobiles et céder à la force de l'idée. Cette idée de liberté fait donc reculer devant elle les obstacles, et on ne saurait d'avance indiquer, dans l'expérience, une limite intérieure que je ne puisse franchir par la réaction de l'idée sur cette limite même. Bien plus, quand j'accomplis certains actes, je me figure que les murs de la prison intérieure tombent et que l'espace s'ouvre devant moi.

—Illusion, diront les déterministes; les murs existent encore.—Peut-être, mais il en est de cette question comme du problème relatif à l'infinité du monde. Quelqu'un pourrait soutenir que, si j'allais assez loin, je rencontrerais les «murailles du monde»; mais si, en fait, je ne les rencontre jamais, les choses se passent pratiquement comme si ces bornes n'existaient pas.

Par là nous obtenons une liberté relative qui peut se concilier avec le déterminisme relatif. N'est-ce encore simplement qu'une nécessité prenant la forme de la liberté, ou est-ce la liberté prenant la forme de la nécessité?—Question qui concerne l'absolu des choses, et qui doit être réservée jusqu'au moment des spéculations métaphysiques. Tant que, dans l'ordre même de la pratique, il ne deviendra pas nécessaire de prendre un parti sur la nature absolue des objets, nous pourrons admettre d'un commun accord une certaine liberté de fait due à l'idée même de la liberté. En d'autres termes, le déterminisme intellectuel se change inévitablement en une sorte de liberté intellectuelle sous l'idée directrice de liberté[166].

La liberté nous a paru, en second lieu, un objet de désir, conséquemment une fin directrice dont l'influence s'exerce sur nos actes, les règle, y introduit l'harmonie. A ce point de vue, nous avons obtenu une sorte de liberté sensible et esthétique: l'évolution de nos désirs prend, elle aussi, la forme de la liberté quand nous désirons la liberté même. Ici l'indépendance psychologique compatible avec le déterminisme se rapproche davantage d'une liberté vraie, parce que le dynamisme intérieur des désirs et des sentiments enveloppe une plus évidente spontanéité que le mécanisme extérieur. La détermination mécanique n'est que le prolongement du passé; la détermination finaliste a lieu par l'idée et le désir d'une fin à venir. Il ne faut pas croire pour cela, ni qu'elle fasse éclater le mécanisme par une rupture intérieure, ni qu'elle se développe en dehors. Non, elle se développe du dedans même: l'«appétition» se révèle peu à peu comme le fond du mécanisme devenu conscient de son propre ressort et de sa propre direction. La finalité est la sensibilité et l'activité réfléchies sur elles-mêmes par l'intermédiaire de l'intelligence; elle est la pensée et le désir d'un état à venir, qui, ainsi, «devient»; mais cette pensée et ce désir d'un état futur sont actuels; ils sont produits eux-mêmes par la conscience de l'état présent, qui, à son tour, sort du passé. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a un progrès du point de vue mécaniste au point de vue finaliste. Dans le déterminisme exclusivement mécaniste et matérialiste, chaque phénomène est l'expression nécessaire de tous les faits extérieurs ou mouvements qui ont été, rien de plus; dans le déterminisme finaliste, le phénomène est l'expression d'un certain principe intérieur toujours présent, qui a fait être le passé et produira l'avenir par la conscience même qu'il acquiert de soi. Le passé, en tant que série de phénomènes mécaniques, n'est plus alors l'expression adéquate du principe qui l'a produit, et l'avenir n'est plus simplement la reproduction mécanique du passé: il y a, dans l'avenir et dans le présent même, quelque chose de plus que dans les phénomènes extérieurs et mouvements du passé; il y a un fond interne qui ne s'est pas épuisé dans les formes antécédentes et qui enveloppe, non un passé toujours répété, mais un avenir vraiment à venir, conséquemment progressif. Quoi qu'il en soit de la finalité hors de nous, il demeure incontestable que, dans notre conscience au moins, le désir de la liberté réalise une sorte de finalité immanente, supérieure au mécanisme brut comme la vie est supérieure à ses propres organes[167].

En troisième lieu, la liberté nous a paru un objet d'amour moral. Ici, le sujet et l'objet ne semblent plus séparés par une aussi grande distance qu'aux autres moments de l'évolution intérieure. L'idée abstraite de liberté semblait trop éloignée d'une liberté réelle; le désir actif de la liberté, quoique plus voisin, semblait encore loin de son objet; dans l'amour de la liberté, le sujet et l'objet tendent à se confondre. En étudiant la notion morale de l'amour désintéressé et universel, nous avons trouvé que l'amour d'autrui ne serait réel qu'autant qu'il serait libre. Maintenant, l'amour vrai, le vrai désintéressement est-il réel en nous? On ne peut le démontrer. Mais à coup sûr, si le déterminisme subsiste encore dans notre amour du bien universel, du moins y a-t-il pris tellement la forme de la liberté que nous pouvons à peine distinguer cette forme du fond même[168].

Considérée dans ce triple rôle, l'idée de liberté nous a fourni une méthode d'approximation indéfinie vers la liberté réelle. Et cette méthode peut être acceptée même par les partisans de la nécessité. Nous y avons trouvé quelque chose d'analogue, en son genre, à la méthode infinitésimale de Leibnitz, qui fournit aux mathématiciens une approximation indéfinie, parce qu'elle permet de diminuer indéfiniment, au-dessous de toute quantité donnée, la différence de la variable et de sa limite.

La vraie et complète liberté envelopperait quelque chose d'absolu, et l'absolu, étant inexplicable, ne peut être l'objet d'une connaissance proprement dite. Donc, la liberté fût-elle certaine, on ne pourrait l'expliquer en elle-même, mais seulement dans ses effets. D'autre part, si ces effets sont explicables, c'est que, étant déterminés les uns par les autres et par leur cause supérieure, ils forment un mécanisme ou un organisme, dont on peut déterminer les ressorts ou les fonctions; ils forment conséquemment un déterminisme. C'est à ce point de vue que nous avons essayé une explication scientifique des formes communes de la liberté et du déterminisme. Cette explication remplit une lacune considérable dans les deux systèmes adverses. La doctrine de la nécessité, en effet, avait besoin de se compléter en montrant comment le déterminisme arrive à prendre l'apparence de la liberté; la doctrine de la liberté, à son tour, devait se compléter en montrant comment la liberté prend l'apparence du déterminisme: par là les deux systèmes devaient aller au-devant l'un de l'autre.

Résumons en un tableau les différents degrés que nous avons parcourus dans cette conciliation progressive, opérée sur le domaine de la science proprement dite.

I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des doctrines nécessitaires:
Nécessité absolue au fond des choses.

II. Développement scientifique du déterminisme, dans le domaine de la nécessité relative.

1o Déterminisme mécaniste et intellectualiste, fondé sur l'influence nécessitante des idées et des mouvements qui y correspondent. (Démocrite, Hobbes, Spinoza, Leibnitz, etc.)

2o Déterminisme finaliste, fondé sur l'influence nécessitante des désirs. (Platon, les stoïciens, Leibnitz, etc.)

3o Déterminisme moral, fondé sur l'influence nécessitante de l'amour du bien. (Socrate, Platon, les stoïciens, Leibnitz, Spinoza.)

Point culminant atteint jusqu'ici par le déterminisme dans son développement historique: La nécessité morale, telle que l'ont admise les platoniciens, les stoïciens, les spinozistes, les théologiens de la grâce.

III.—Progrès nouveaux que nous avons fait faire au déterminisme, et nouveaux moyens-termes que nous y avons introduits:

1o Rectification du déterminisme mécaniste et intellectualiste par l'introduction de l'idée de liberté et de son influence.—L'idée de liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre mécanique.

2o Rectification du déterminisme finaliste par le désir de la liberté.—Le désir de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre téléologique et esthétique.

3o Rectification du déterminisme moral par l'amour de la liberté.—L'amour de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre moral.

Point culminant vers lequel nous avons dirigé le déterminisme:

Idéal d'une liberté vraiment morale, qui serait pour l'individu un pouvoir absolu de se déterminer d'une manière désintéressée en vue de l'universel. La liberté morale serait ainsi identique à l'amour moral.

Cette série, reprise en sens inverse, représente les rectifications successives que nous avons introduites dans la doctrine qui admet tout d'abord, au fond de l'être, la liberté.

I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des partisans de la liberté:
Liberté absolue en elle-même et absolument déterminante.

II. Développement scientifique du système et transformations que nous lui avons fait subir:

1o Liberté se déterminant par l'amour de la liberté universelle. Elle prend alors la forme du déterminisme moral, tel que nous l'avons rectifié en introduisant la liberté parmi les objets d'amour.

2o Liberté se déterminant par le désir de la liberté. Elle produit intérieurement un organisme de moyens en vue d'une fin; c'est l'équivalent de la nécessité téléologique, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant la liberté parmi les objets de désir.

3o Liberté se déterminant par l'idée de la liberté. Elle produit intérieurement un mécanisme d'idées et de mouvements. Ce mécanisme équivaut à la nécessité physique et intellectuelle, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant parmi les idées et les forces l'idée-force de liberté.

III. Effets de la liberté:

1o Actes d'amour, ayant la forme du déterminisme moral non rectifié, tel que l'ont soutenu Socrate, Platon, etc.

2o Désirs, ayant la forme du déterminisme téléologique ordinaire.

3o Idées, ayant la forme du déterminisme mécaniste ou intellectualiste ordinaire.

Terme final auquel doit tendre la doctrine de la liberté pour se réconcilier avec la science:—Déterminisme universel des phénomènes, objet de la science.

Grâce à l'intercalation de ces moyens-termes successifs, on voit que les deux systèmes adverses coïncident dans toute la partie vraiment scientifique qui s'étend entre ces deux extrêmes: nécessité absolue et liberté absolue.

III.—Si maintenant nous nous élevons au point de vue métaphysique, quelles sont les conclusions qui semblent ressortir de la précédente analyse? A ce point de vue supérieur, le déterminisme mécanique, le déterminisme physiologique et le déterminisme sociologique apparaissent comme les simples formes ou les enveloppes d'une évolution qui doit avoir un principe plus intime. Ne voir que ces formes externes du déterminisme, c'est se mettre dans l'impossibilité d'expliquer tout le contenu de l'action mentale et morale, car la conscience est, en elle-même, plus que mécanique, plus que physiologique, plus que sociologique. Il faut tout au moins, comme nous l'avons fait, s'élever à un déterminisme idéaliste ou, si l'on préfère, idéel: il faut accorder une certaine force efficace aux idées, non plus seulement à ces relations changeantes dans le temps et dans l'espace que nous appelons mouvements. Dans ce déterminisme idéel, l'idée du moi passible, en prenant conscience de soi par une réflexion progressive, étend de plus en plus profondément son influence: elle rend le moi actuel de plus en plus indépendant de ce monde dont il fut d'abord une expression particulière et une résultante[169]. Nécessaire d'abord sous tous les rapports, la détermination humaine paraît alors s'affranchir à l'égard des nécessités mécaniques, physiologiques, sociales, pour se rattacher à des nécessités supérieures, qui elles-mêmes sont plus voisines d'un idéal de liberté et de moralité. Ainsi se réalise un indéterminisme relatif, compatible avec le déterminisme: le tissu des choses offre la flexibilité de la vie intérieure, non plus la rigidité d'une machine où les rouages sont tous extérieurs. Le déterminisme s'assouplit indéfiniment; il s'amincit en une relation d'idées à idées, encore déterminée sans doute, mais pourtant subtile et fluide: c'est d'abord la relation de l'idée du moi donné à l'idée du moi possible, puis la relation de ces deux idées à celle de l'universel. Vue du dehors, cette relation tout intellectuelle apparaît comme une solution de continuité: elle semble produire une déchirure dans le tissu matériel de l'action, en tant que ce tissu est considéré mécaniquement comme une énergie qui se conserve (mv2), ou physiologiquement comme une quantité de force nerveuse qui circule, ou sociologiquement comme une rencontre particulière de lois générales et sociales. Mais au dedans, l'harmonie subsiste entre toutes les formes de l'existence: tout est régulier et concordant; seulement, le grand ressort est devenu intellectuel au lieu de rester physique.

Ce déterminisme des idées, à son tour, quelque profond qu'il soit, n'est pas encore, pour le métaphysicien, adéquat au fond de la réalité, parce que l'idée est encore une forme de la conscience. Cette forme doit recouvrir quelque chose de plus fondamental qu'elle-même; elle suppose une énergie primitive, dont nous avons l'obscur sentiment dans le désir et dans le vouloir.

Le fond de la conscience, le psychique, voilà ce qui est vraiment irréductible au mécanisme physique, physiologique, sociologique. L'idée de liberté, c'est précisément la réflexion de la conscience sur soi par laquelle elle se conçoit comme dépassant, en son fond, toutes ses formes particulières. Dès lors la question métaphysique vient se concentrer sur ce point:—Est-ce dans le conscient et le mental qu'il faut placer l'action et la réalité, dont les forces mécaniques et physiologiques seraient elles-mêmes des dérivés et des manifestations inférieures; ou faut-il, au contraire, faire du mental une pure fantasmagorie, un «reflet,» une ombre du physique? Tout change évidemment selon l'orientation qu'on donne au courant des phénomènes et à leur déterminisme: les uns placent l'origine de ce courant dans le matériel et le mécanique, les autres la placent dans le mental. En ce dernier cas, le pôle prétendu négatif devient le pôle positif. Les deux systèmes diversement orientés coïncident par le milieu; mais la divergence se produit quand il s'agit de savoir si c'est le mécanique qui est positif et le mental négatif, ou si c'est le contraire.


Selon nous, dans ce dernier problème, l'avantage reste au mental. En premier lieu, sans le mental nous ne concevrions même pas le physique, dont la représentation est faite d'états de conscience. En second lieu, le déterminisme mental lui-même, a sa limite dans la conscience, dont il ne parvient pas à expliquer le fond et dont il explique seulement les formes ou les relations extérieures. En troisième lieu, une limite analogue et toute mentale s'impose à la science de la nature, qui n'atteint que les phénomènes et leurs rapports, non l'être et l'action. Cette limite apparaît d'abord dans l'ordre de la causalité. Précisément parce que les liens de cause à effet établis par la science ont un caractère de nécessité, ils expriment non l'absolu, mais des relations, et ils sont eux-mêmes relatifs; les lois nécessaires de la science sont les lois nécessaires de ce qu'on a justement appelé la relativité de notre connaissance; les modernes confondent à tort ce que les anciens avaient soin de séparer, le nécessaire et l'absolu: le nécessaire est le déterminisme même, l'absolu en est la limite idéale. Si donc nous déclarons tout nécessaire et relatif dans notre connaissance, c'est que nous concevons par antithèse une réalité qui ne serait plus ni relative, ni déterminée, mais absolue et déterminante dans l'ordre de la causalité: cette réalité serait la vraie cause, qui ne peut se concevoir sans une forme physique et qui ne ferait qu'un avec la liberté[170]. De même, dans l'ordre de la finalité, les nécessités sont encore relatives: nous les subordonnons à l'idée d'une réalité qui suffirait au reste et se suffirait à elle-même: ce serait la «fin absolue», identique encore à la liberté[171]. Enfin, dans l'ordre moral, la vraie moralité serait la puissance (plus que physique) de se déterminer en vue de l'universel, d'une manière désintéressée, avec la conscience de son indépendance par rapport à toute cause étrangère. La pensée aboutit donc par toutes les voies à un même idéal; elle impose une même limite à toutes les formes du déterminisme, et l'«au delà» qu'elle conçoit, elle ne peut se le représenter que comme l'affranchissement de cette activité mentale qui semble faire le fond de toute conscience. A ces divers points de vue, le moral est supérieur au physique.

Ce n'est pas tout. Puisque l'idéal moral peut être ainsi conçu par la réalité, puisque de plus cet idéal, en se concevant lui-même, se réalise progressivement et pénètre en nous, le métaphysicien peut en induire qu'il n'est pas une pure chimère. La réalité n'est pas en contradiction absolue avec une liberté progressive: elle enveloppe une puissance de liberté, c'est-à-dire d'union consciente avec le tout et d'affranchissement moral. Le vrai vouloir, dès qu'il n'est plus empêché, entravé par les fatalités du dehors, se manifeste comme désir d'union, d'équilibre, de paix, ou, si l'on veut, d'amour mutuel et de mutuel bonheur. Par cela même, c'est un bon vouloir, ou tout au moins c'en est le germe.

Si un matérialisme brut et un fatalisme absolu au fond des choses étaient pour le métaphysicien vérité démontrée, la perspective ouverte par l'idée de liberté deviendrait illusoire en tant qu'indéfinie et illimitée; il ne resterait que la perspective d'un déterminisme de plus en plus mobile, automoteur par la conscience de soi-même, sorte d'image et de substitut de la liberté. Mais le matérialisme absolu n'est pas démontré; la simple possibilité d'une liberté supérieure, le simple «peut-être,» suffit déjà à rendre la personne humaine sacrée pour soi, sacrée pour autrui, jusqu'au jour problématique où le matérialisme aura prouvé qu'il connaît le fond absolu des choses, qu'il est la science absolue[172]. Si une telle science est impossible, il reste permis de croire que le fond des choses est une activité tendant vers la liberté, vers l'amour, vers le bonheur. Le métaphysicien ne peut se représenter cette activité sous les formes passives de la matière extérieure; il ne peut non plus concevoir la liberté à laquelle elle tend comme une chose qu'on trouverait toute faite et toute déterminée; il est donc obligé de se représenter la volonté comme un principe vivant qui se fait et se détermine lui-même par la pensée, par le désir, par l'amour, et qui est tout entier dans l'action: «Au commencement, dit Goethe, était l'action.»


Nous arrivons au vrai et dernier problème métaphysique. Nous avons montré que, par le progrès de la liaison des faits entre eux, puis des faits avec les idées, puis des idées entre elles, puis des idées particulières avec l'idée de l'univers et de son unité, l'homme pouvait réaliser une liberté croissante; mais l'unité de l'univers, fin du vouloir, est-elle dès à présent une réalité? est-elle un principe transcendant antérieur à l'évolution même du monde et qui la règle, qui la détermine d'avance, qui produit par cela même une prédétermination, une prédestination universelle, comme la providence des théologiens? Ou, au contraire, l'unité de l'univers est-elle seulement un idéal, c'est-à-dire le résultat imparfait encore et progressivement réalisable des destinées individuelles? En un mot, la volonté universelle est-elle déjà faite, ou se fait-elle? et, si elle n'est pas faite, est-il certain qu'elle se fera?

Selon nous, l'unité du monde est un idéal, et un idéal problématique. Réaliser la liberté absolue hors de la nature, dans une divinité transcendante, c'est déplacer le problème sans le résoudre, c'est doubler l'être, comme Platon, pour l'expliquer, et c'est aussi doubler la difficulté. Bien plus, c'est, semble-t-il, la rendre insoluble par les termes mêmes: car, si la liberté absolue était déjà réalisée quelque part, elle le serait partout et en tout, elle n'aurait plus rien à faire: une liberté absolue, réelle et parfaite à la fois, ne pourrait trouver ni en soi ni hors de soi aucune borne à son action, à son entier épanouissement[173]. La catégorie de l'existence réelle ne semble donc point convenir à l'idée de la liberté: celle-ci ne peut être conçue par nous, en sa perfection, que sous la catégorie de l'idéal, en son imperfection, que sous celle du devenir. Autant est inintelligible une bonne volonté parfaite et parfaitement puissante, qui cependant n'arrive pas à réaliser ce qu'elle veut, autant il est plausible d'admettre au fond de la nature une bonne volonté soumise au temps, et qui ne peut réaliser que progressivement ce à quoi elle aspire.

Puisque l'unité du monde n'est qu'un idéal, il n'est pas certain que cet idéal soit jamais réalisé. Il y a, aux yeux de l'homme, possibilité de progrès pour les êtres qui composent le monde, parce que la réalité actuelle ne lui paraît pas adéquate à toute la réalité possible, ni à la réalité que lui-même conçoit; mais il n'y a pas certitude de progrès. Le sort du monde est donc incertain pour l'homme; celui-ci ne saurait assigner d'avance jusqu'à la fin la courbe de la destinée universelle, d'autant que cette courbe est réellement sans fin et que l'infinité échappe à ses calculs.—Cette incertitude existe-t-elle non seulement pour l'homme, mais pour n'importe quelle intelligence, fût-ce l'intelligence universelle?—Peut-être, si l'intelligence n'embrasse pas tout, n'épuise pas l'infinité et vient, en quelque sorte, se heurter à un fond inconnaissable qui la dépassera toujours.—Mais ce fond, en admettant qu'il existe, est-il lui-même indéterminé ou déterminé?—Comment répondre, puisque l'intelligence ne saisit que la détermination et conçoit l'indéterminé par une voie toute négative, indirecte, bâtarde, comme une sorte de négation d'elle-même? Un tel problème est insoluble en vertu même des lois de l'intelligence, et l'intelligence ne le pose que pour se poser une limite à elle-même. Cette limite hypothétique est pratiquement utile, parce qu'elle laisse concevoir, au delà du réel, une possibilité problématique qui peut être une possibilité de progrès indéfini. Dans cette incertitude, soit relative à nous, soit absolue, nous n'avons que deux partis à prendre: nous contenter du réel ou essayer de réaliser l'idéal, à nos risques et périls, avec l'espoir que la nature pourra fournir autant et plus que notre pensée peut concevoir.

Dans cette dernière hypothèse, le monde serait une vaste société, une république universelle en voie de formation. Au début, guerre universelle des forces, fatalité brutale, mêlée infinie des êtres s'entrechoquant sans se connaître, par une sorte de malentendu et d'aveuglement; puis organisation progressive, qui permet le dégagement des consciences et par cela même des volontés; union progressive des êtres se reconnaissant peu à peu pour frères. La mauvaise volonté serait transitoire et naîtrait, soit des nécessités mécaniques, soit de l'ignorance intellectuelle; la bonne volonté, au contraire, serait permanente, radicale, normale, et viendrait du fond même de l'être. La dégager en soi, ce serait s'affranchir du passager et de l'individuel au profit du permanent et de l'universel. Ce serait devenir vraiment libre et par cela même ce serait devenir aimant. La lutte pour la vie est la formule de la nature, l'union pour la vie est la formule de l'idéal, mais l'une n'est peut-être que le premier moment d'une évolution dont l'autre est le dernier. Je suis au milieu de nécessités sans nombre: mais enfin, si par quelque côté je suis, c'est sans doute que, par ce côté, je domine les nécessités extérieures. Je ressemble à un homme qui, au milieu des flots qui le ballottent, parvient cependant à lever la tête au-dessus des vagues; s'il surnage, il vit; s'il est englouti, il est mort. Je surnage par l'idée et le désir de l'universelle liberté.


Le problème relatif à la nature absolue de l'être,—liberté ou nécessité,—n'intéresserait que la spéculation métaphysique si la science et l'art pouvaient absorber en eux toute la morale. La science «positive,» en effet, se réduit à la science relative: si donc elle était tout, parler de liberté serait chose absurde. Quant à la pratique, «positive,» lorsqu'elle n'a pour objet que l'utile, elle nous laisse encore en pleine relativité, et la liberté absolue est ici ce qu'il y a de plus inutile. C'est seulement dans l'ordre moral que le doute spéculatif relativement à la nature dernière de l'activité devient un objet de trouble et d'inquiétude: car, en vertu même de notre théorie sur l'influence des idées, la pratique morale devra changer selon l'idée spéculative de la liberté morale. Quand, pour constituer la science, l'esprit a lié les choses par une relation nécessaire, le monde semble achevé et tout y paraît réduit à l'unité; mais, dès que la question morale se pose et que notre intérêt se trouve en formelle contradiction avec l'intérêt d'autrui, cette apparente unité du monde de la science se divise, se dissout, laisse apercevoir un abîme entre les intérêts individuels. L'unité physique n'empêche pas la division morale de subsister, la combinaison mécanique des molécules est encore une collision de forces, le concert organique des êtres vivants est encore une lutte pour la vie. Une dernière unité manque au système de l'univers: c'est celle que les êtres seuls pourraient produire en s'unissant l'un à l'autre et en identifiant leur intérêt personnel avec le bien universel[174]. Dans tout problème vraiment moral, là où l'utilitarisme cesse de fournir la solution de l'antinomie entre notre bonheur et le bonheur de tous, nous sommes mis en demeure de prendre parti pour l'unité physique ou pour l'unité morale du monde, pour le règne de la force ou pour le règne du droit et de la fraternité, qui serait aussi le règne de la liberté. Il faut agir alors comme si la liberté était réalisable ou comme si elle était irréalisable; il faut faire une affirmation ou une négation pratique et symbolique de la liberté.

Pour que l'affirmation pratique de la liberté fût elle-même conforme à ce que son objet exige, il faudrait qu'elle fût libre. L'affirmation certaine de la liberté, en effet, supposerait une conscience certaine de la liberté; cette conscience, à son tour, n'existerait que dans un acte certain de désintéressement ou de vraie «charité,» seule réalisation complète de la liberté véritable. La charité ne peut se prouver que par ses œuvres, la liberté ne peut se prouver que par l'action, où elle se réalise en se concevant, où elle se conçoit en se réalisant. Toute démonstration purement logique irait contre son objet en voulant faire dépendre l'indépendance de quelque autre chose, en voulant rendre nécessaire la liberté. Et de même, si on voulait démontrer par quelle nécessité j'aime autrui, on aurait démontré par quelle nécessité je n'aime pas. Les clartés de la logique abstraite ou de la mécanique, tournées vers le dehors, seraient ici des obscurités. L'amour désintéressé, s'il existe, ne pourra se voir et s'affirmer lui-même qu'en se voulant et en se créant lui-même. Prends garde, ô Psyché trop curieuse! la lampe que tes mains tiennent, alimentée par les choses extérieures, n'a qu'une flamme propre à éclairer l'extérieur: devant elle l'amour s'évanouit; si tu veux voir l'amour, regarde dans ton cœur.

Aussi, tant que notre volonté n'aime pas, tant qu'elle n'existe que pour elle-même, elle peut douter d'elle-même, par une sorte de faiblesse apparente qui contient peut-être le secret de sa force morale; en voulant se poser seule, dans un isolement égoïste, il semble que la liberté arrive à se détruire: c'est peut-être qu'elle est, par essence, universelle. Mais notre confiance croît dans notre liberté quand elle devient nécessaire pour les autres, nécessaire pour le dévouement, nécessaire pour l'amour. C'est alors, c'est en se donnant à autrui, que la liberté se trouve le mieux elle-même. Par une étonnante union des contraires dans la sphère morale, le seul acte où je pourrais vraiment prendre possession de ma personnalité, ce serait celui où je me rendrais le plus impersonnel; l'acte où je serais le plus libre, ce serait celui où je m'attacherais à autrui: c'est seulement si je puis renoncer à moi-même que je serai enfin moi-même. L'individualité la plus haute serait, ainsi la plus haute universalité, et la suprême exaltation des personnes serait la suprême union des personnes. Par l'acte moral de dévouement, nous travaillons à cette union progressive, à cette pénétration mutuelle des volontés, à cette sorte de république où tous seraient libres, égaux et frères. Avons-nous la certitude que notre dévouement ne sera pas vain? Avons-nous même la certitude que notre désintéressement est réel, ou réellement libre? Non; cependant nous agissons, et cette action dans l'incertitude est peut-être elle-même une forme supérieure du désintéressement. La plus problématique des idées spéculatives, celle de liberté, vient se confondre avec l'acte le plus pratique de la moralité. Où cesse la science doit commencer la métaphysique, et surtout cette métaphysique en action, plus profonde peut-être que la métaphysique abstraite, cette poésie de la vie, plus inspirée peut-être que la science: vertu, dévouement, amour d'autrui.


En définitive, plus les écoles positivistes et utilitaires de notre époque nous montrent dans toutes les actions la part de l'instinctif égoïsme, même sous les formes supérieures de l'«altruisme,» plus éclate le contraste de la réalité mieux connue avec l'idéal vraiment moral que l'humanité s'obstine à poursuivre. Cet idéal existe tout au moins dans l'intelligence, et nous avons maintenant le droit de dire que, de là, il peut passer dans les actes. Le philosophe antique qui fut le plus épris du monde des idées, Platon, n'avait donc pas tort d'opposer à la Nécessité l'Intelligence, et de croire qu'on devient peu à peu semblable à l'idéal que l'on contemple.

Prométhée semble fixé pour jamais au dur rocher de la matière: les liens de la Nécessité l'enveloppent de toutes parts; il regarde autour de lui et ne voit rien qui puisse faire tomber ses chaînes; sa première pensée est une pensée de découragement, ses premières paroles sont des plaintes: «Éther immense, vents à l'aile rapide, sources des fleuves, innombrables ondulations des flots de la mer, voyez comment les dieux traitent un dieu!» Il semble que le jour qui doit terminer ce supplice ne se lèvera jamais.—Pourtant, dans ce corps captif une pensée habite qui ne connaît point de bornes, qui soumet toutes choses, même l'avenir, à ses propres lois, qui pénètre les secrets de la nécessité même, qui domine le temps, l'espace et le nombre, séjour de servitude, et qui entrevoit l'infini, sphère de liberté. L'idée de liberté est l'étincelle inextinguible ravie au foyer des dieux. A cette idée répond un désir que rien de borné ne peut satisfaire; mais ce désir insatiable, qui l'ait le supplice de Prométhée, prépare aussi sa délivrance: le dieu esclave porte déjà la liberté dans sa pensée et dans son cœur. La nécessité, du jour où elle a été comprise par l'intelligence, commence à être vaincue: savoir comment les liens sont noués, c'est savoir aussi comment on peut les dénouer. L'un après l'autre, en effet, Prométhée les dénoue: par la science, par les arts, il semble rendre ses chaînes plus flexibles et recouvrer peu à peu la liberté de ses mouvements. Néanmoins, ses liens ont beau devenir de plus en plus ténus et presque invisibles, il les retrouve par la réflexion, il les retrouve toujours. En même temps qu'il s'y voit enveloppé, il y voit aussi tous les autres hommes: il voit s'agiter, il voit souffrir ceux qui ont reçu le feu du ciel; il entend autour de lui non pas seulement les gémissements de la nature, mais ceux de l'humanité, océan dont les plaintes répondent aux siennes; il s'oublie en entendant la voix de ses frères; en apercevant les chaînes où ils se débattent, il ne voit plus celles dont il est lui-même entouré; sa pensée et son cœur volent vers eux: il voudrait les secourir. Un dernier et inflexible lien le retient encore; un infranchissable obstacle le sépare de ceux qu'il voudrait sauver par son propre sacrifice. Pourtant, la merveille que la pensée et le désir cherchaient en vain, un suprême élan de l'amour paraît l'avoir accomplie: en voulant faire tomber les chaînes de ses frères, Prométhée a fait tomber les siennes; il est près d'eux, il est à eux, il est en eux: autant qu'il est possible à l'homme, il est libre.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Préface v
PREMIÈRE PARTIE
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES
CHAPITRE PREMIER
L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES CONTRAIRES.—GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
I. Genèse de l'idée de liberté.  
II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par la persuasion que nous sommes pratiquement libres.—Evolution à laquelle le déterminisme est ainsi amené dans la pratique. 1
CHAPITRE DEUXIÈME
LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD ABSOLU.—PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle. Résultats pratiques de cette idée. Critique du sophisme paresseux.—Le hasard absolu.—Résultats moraux du fatalisme absolu. 19
CHAPITRE TROISIÈME
JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL  
I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.—Conduite de l'automate spirituel devant la nature.  
II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur le meilleur?  
III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des autres?—Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend tirer des menaces et des prières, des conseils et des ordres.—Argument du pari.—Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de contrat.  
IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction. Responsabilité et imputabilité légales.  
V. Le droit social dans le déterminisme. 24
CHAPITRE QUATRIÈME
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION
I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de fins secondaires par lesquels peut être atteinte la fin morale.  
II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du bien est-elle modifiée par les différentes manières de concevoir la volonté?  
III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être réalisée par la volonté dans l'hypothèse déterministe? 47
DEUXIÈME PARTIE
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES
LIVRE PREMIER
Examen critique de l'indéterminisme et du déterminisme.
CHAPITRE PREMIER
AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ
I. Avons-nous conscience de l'action, dans son contraste avec la passion.  
II. Avons-nous conscience de la puissance, dans son contraste avec les actes particuliers.  
III. Avons-nous conscience du moi, comme centre commun de l'action et de la puissance. 67
CHAPITRE DEUXIÈME
L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.—LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE
I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans l'intelligence. Équilibre artificiel et prévalence artificielle des idées.  
II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.  
III. Comment la détermination succède à l'indétermination.—Peut-on choisir avec réflexion entre deux choses indifférentes, et où finit la part de la liberté dans ce choix? Expériences psychologiques. Analyse des faits de caprice et d'obstination. 93
CHAPITRE TROISIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME SPIRITUALISTE
I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport des motifs à la volition.  
II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le libre arbitre de la liberté d'indifférence.—Avons-nous conscience du libre arbitre, soit comme fait, soit comme condition supérieure aux faits.—Artifice du clinamen infinitésimal qu'on pourrait imaginer. Son insuffisance. 107
CHAPITRE QUATRIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME PHÉNOMÉNISTE
I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.
II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.
III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée et du jugement dans la délibération.—Prétendue impossibilité de la certitude dans le déterminisme. 117
CHAPITRE CINQUIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE
I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans création de force.  
II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.
III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment petite.
IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination. 138
CHAPITRE SIXIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS
I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les attentes égales dans les jeux de hasard.  
II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique.  
III. Critique de l'idée de contingence des possibles. 163
CHAPITRE SEPTIÈME
LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ
I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste.—L'intelligibilité universelle et ses conditions: universalité des lois, permanence de la quantité de matière phénoménale, réciprocité universelle des phénomènes.—Réduction de ces trois principes à celui de la causalité phénoménale.—Comment un même principe, selon Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.—Insuffisance de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et celle de l'objet.  
II. Principe du déterminisme dynamiste.—L'équivalence mécanique n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.—Idée de la causalité efficiente.—Que la notion de temps n'est plus aussi intimement liée à cette idée.—Comment nous tendons à la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du simultané au permanent.  
III. Limite du déterminisme.—Valeur relative et symbolique du déterminisme.—L'idée de «liberté supérieure au temps.»—Définition de cette idée.—Son caractère problématique.—Son identité avec celle d'absolu. 181
CHAPITRE HUITIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS LE MONDE INTEMPOREL
I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant.  
II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante admise par Kant et Schopenhauer.  
III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du déterminisme dans l'ordre immanent. 199
LIVRE DEUXIÈME
Recherche d'une synthèse théorique.
CHAPITRE PREMIER
FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE DES IDÉES-FORCES
I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Recherche de la notion où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de positif, le système de la détermination et celui de l'indifférence.
II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—L'acte libre doit avoir la liberté et pour fin et pour cause.—Mécanisme et organisme de la liberté, que nous cherchons à réaliser.  
III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—Evolution nécessaire pour arriver à produire des actes ayant comme fin l'idée de liberté.  
IV. L'idée-force de liberté comme complément du naturalisme.—Objections et réponses.—L'idée de liberté, équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre logique, mathématique et mécanique.  
V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Introduction d'un nouvel élément dans les théories de Leibnitz et de Kant.  
VI. L'idée de liberté et l'idée de l'avenir.—Influence des idées du temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction de l'idée sur le fait et de la prévision sur l'action. 221
CHAPITRE DEUXIÈME
PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.—I. LIBERTÉ ET SÉLECTION NATURELLE.—II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE
I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories de Lamarck et de Darwin.  
II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des causes finales au déterminisme des causes efficientes. Organisme produit par le désir de liberté.  
III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.—Leur impuissance à exprimer le fond de l'activité universelle.—Félicité et liberté. 252
CHAPITRE TROISIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION DE LA CONNAISSANCE.—THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI
I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En tendant à l'universalité, elles tendent à satisfaire le désir de liberté. Abstraction, généralisation, affirmation, induction et croyance.  
II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement du désir et du vouloir.—Théorie de la projection du moi. 265
CHAPITRE QUATRIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU
I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.
II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de Plotin et de Kant.
III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté. 276
CHAPITRE CINQUIÈME
ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI
I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de libertés.  
II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de vue moral. 281
CHAPITRE SIXIÈME
PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ; CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE
I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral. La liberté comme fond de l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la liberté et du désintéressement. Conciliation du platonisme, du christianisme et du kantisme.  
II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire pour la réalisation de l'idéal moral.  
III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution de l'idéal persuasif à l'impératif catégorique. 293  
CHAPITRE SEPTIÈME
LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.—LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION DU BIEN IDÉAL; 2o DANS LA RÉALISATION DU MAL
I. Les antinomies de la responsabilité.—De l'imputabilité ou attribution des actes au moi.—Nécessité d'un lien entre le moi et ses actes. Absence de ce lien dans l'indéterminisme.—Nécessité d'un lien entre le moi et la cause universelle.—L'idéal moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et de déterminisme.  
II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du bien idéal?—Pour qu'il y ait liberté dans l'amour du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel indéterminisme dans la volonté.—Là multiplicité des objets de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la liberté.—Comment la puissance du plus fonde la puissance du moins et en détruit en même temps l'exercice.—Comparaison entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance.  
Déterminisme moral de Socrate et de Platon.—La science du souverain bien, admise par eux, n'est qu'un idéal.—Part de l'opinion et l'amour dans l'accomplissement du bien.—Conclusion.—La détermination morale et la liberté.  
III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal moral.  
Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de cette doctrine.—Ses conséquences: suppression du mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de là punition expiatoire, de la damnation.  
Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle fournit à l'individu pour ses propres fautes.  
Conclusion: nature relative de nos idées sur l'individualité et l'universel.—Règles pratiques qui en dérivent. 300
CONCLUSION
I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en Angleterre et en France.
II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une conciliation. Moyens-termes scientifiques intercalés entre les doctrines adverses.
III. Inductions métaphysiques.—Problème final et nécessité de le résoudre moralement par l'action. 338

NOTES:

[1] Voir notre Critique des systèmes de morale, conclusion.

[2] La genèse que nous venons d'indiquer, dans l'individu et dans l'espèce, nous permet de répondre à une question souvent posée: «Si l'idée de liberté, dit M. Naville, ne procède pas de l'observation de la conscience, d'où vient-elle?» (Rev. ph., La physique et la morale, p. 276.)—«Comment ce qui n'est pas libre, demande M. Delbœuf, peut-il avoir l'idée de la liberté?»—L'argument est classique; il n'en est pas plus probant. L'idée d'une indépendance relative est, comme nous l'avons vu, un objet d'expérience; celle d'une indépendance complète est une construction de la pensée. Les formes sous lesquelles je me représente cette indépendance, formes en partie illusoires et en partie réalisables, sont aussi des constructions possibles de la pensée, et nous en étudierons plus tard le développement. L'expérience m'apprend, par exemple, que deux actions contraires sont réalisables et ont lieu effectivement; elle ne m'apprend pas qu'elles soient possibles en même temps, sans doute; mais il ne m'est pas difficile d'imaginer cette possibilité simultanée par une simple combinaison de notions. Ainsi naît l'idée du libre arbitre.

[3] «Le déterminisme, dit M. Secrétan, supprime la délibération; il enlève tout motif pour différer l'action et pour se demander: Que dois-je faire?... Convaincu théoriquement que son action sera conforme à la raison la plus forte, l'homme cherchera-t-il quelle est cette raison?... Certain qu'il ne peut penser que ce qu'il pense, il ne demanderait plus ce qu'il doit penser. Il obéirait à la première impulsion venue, sans la discuter.» (Revue philosophique, février 1882, p. 31.)—Cet argument revient à dire: Si nous sommes convaincus que l'action résultera de ses causes,—qui sont les raisons et motifs,—ne jugerons-nous pas superflu de modifier les causes pour modifier les effets? Les poids entraîneront nécessairement le plateau; donc il ne sert à rien d'introduire des poids, c'est-à-dire des idées, dans la balance intérieure. La délibération exerce une influence nécessaire sur la détermination; donc il faut obéir à la première impulsion venue, comme si la délibération n'avait aucune influence; en un mot, la délibération est utile, donc elle est inutile.

[4] M. Secrétan, ibid., p. 38.

[5] Même paralogisme chez M. Renouvier et chez M. Delbœuf. «Dans le fond de leur cœur, dit ce dernier, et en dépit de leur système, nul d'entre les savants ne réduit la science à ce rôle contemplatif; aucun n'accepte d'être en tout un instrument entre les mains de l'impérieuse fatalité; tous ils ont la prétention d'entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de la plier à leurs desseins.»—Oui, sans doute, répondrons-nous, de la soumettre par la pensée et par la force même que les idées exercent. «S'ils tiennent tous à lui arracher le secret de la puissance, c'est pour la dompter avec ses propres armes;» donc, par les lois de la pensée et en se servant du déterminisme même pour obtenir un effet déterminé par des moyens déterminés en vue d'un but déterminé. «Mais n'insistons pas davantage, continue M. Delbœuf, sur l'inconséquence que commet le déterministe quand il reconnaît à la science une valeur pratique.» (Rev. ph., p. 609.) Cette inconséquence est purement imaginaire; croire au déterminisme, c'est précisément croire à la valeur pratique, à l'efficacité de la science et des idées, en nous comme hors de nous. Les partisans du libre arbitre, au contraire, interposent entre la science et l'action un pouvoir mystérieux et ambigu, qui seul rend la science pratique, s'il lui plaît. C'est pour eux que la science est purement contemplative, et non pratique par elle-même.

[6] Les paralogismes précédents se retrouvent dans M. Naville: «Les conseils d'hygiène et de régime supposent; aussi bien que les directions de la plus haute morale, l'existence d'une volonté raisonnable et libre à laquelle on s'adresse. On repare des machines lorsqu'elles ont quelque défaut; on ne leur donne pas de conseils.» (Rev. phil., 1879.)—On ne donne pas de conseils à une machine, encore une fois, parce qu'elle n'a ni oreilles ni intelligence; on en donne aux hommes sur leur santé et leur régime, parce qu'ils sont intelligents; mais il est inutile pour cela qu'ils soient libres, et même, si on donne des conseils, c'est-à-dire au fond des raisons et, quand la chose est possible, des démonstrations, c'est que l'on compte sur l'efficacité des idées scientifiques et des motifs d'intérêt personnel. C'est précisément à une liberté arbitraire qu'il serait inutile de donner des conseils. M. Naville oublie dans son objection que les moyens doivent être en rapport avec les fins: l'argumentum baculinum est un bon moyen pour les animaux; l'argumentum logicum est un bon moyen pour l'homme.

[7] Arrien, Dissertations, II, 19.

[8] Voir ces objections reproduites par Jouffroy, Cours de droit naturel, t. Ier, et même par des contemporains, comme MM. Secrétan, Delbœuf et Naville, etc.

[9] Platon prête à Protagoras ces paroles fort raisonnables: «Personne ne châtie ceux qui se sont rendus coupables d'injustice par la seule raison qu'ils ont commis une injustice, à moins qu'on ne punisse d'une manière brutale et déraisonnable. Mais lorsqu'on fait usage de sa raison dans les peines qu'on inflige, on ne châtie pas à cause de la faute passée, car on ne saurait empêcher que ce qui est fait ne soit fait; mais à cause de la faute à venir, afin que le coupable n'y retombe plus et que son châtiment retienne ceux qui en seront témoins.»

[10] Voir notre Philosophie de Platon, t. I, p. 407 et suiv., et l'interprétation que nous avons donnée de plusieurs passages des Lois, qui avaient semblé contradictoires. Voir aussi l'analyse étendue de la pénalité dans notre Science sociale contemporaine, livre V.

[11] Pourquoi, demande Victor Cousin, ne punissons-nous pas aussi bien ceux qui agissent sans connaissance de cause, que ceux qui savent ce qu'ils font?—Remarquons-le d'abord, l'ignorance n'est pas toujours une excuse aux yeux de nos juges; par exemple, l'ignorance de la loi n'est prise que pour une circonstance atténuante: on veut par là exciter les citoyens à se tenir au courant de ce qui les concerne. Quant à cette ignorance complète qui consiste à ne pas même savoir ce qu'on fait, à agir sans aucune connaissance de cause, elle enlève en effet la responsabilité légale, pour le déterministe comme pour le partisan de la liberté. Punir un homme pour un acte accompli dans de telles conditions, serait perdre son temps et ressembler à l'enfant qui bat la porte où il s'est heurté; ce serait en outre choquer et corrompre la raison publique, en ne distinguant point un dommage inconscient et passager d'un dommage prémédité et tendant à se reproduire, un accident sans portée d'une maladie ou perversion qui atteint le fond même du caractère. Non que la préméditation du mal implique la liberté pour le déterministe; loin de là, c'est une servitude, et une servitude bien plus dangereuse pour autrui que celle de l'ignorance pure et simple; mais le danger même appelle ici des précautions appropriées. Pour des raisons semblables, la folie se distingue de l'injustice et doit être traitée autrement par le législateur. Les châtiments ne serviraient à rien pour un fou, et ne l'empêcheraient pas de retourner à sa manie; encore se sert-on de corrections envers les fous comme envers les animaux.—Au contraire, pour cet autre genre de désordre dans les penchants, qui pousse au meurtre ou au vol, la punition peut être efficace: on peut corriger l'individu, soit en l'intimidant, soit, ce qui vaudrait mieux encore, en l'instruisant quand cela est possible. La peine est en même temps un moyen d'intimidation pour les autres hommes. L'emploi de la force matérielle et de la persuasion intellectuelle comme moyens répressifs, et la diffusion de l'instruction dans toutes les classes de la société comme moyen préventif, sont donc rationnels dans l'hypothèse du déterminisme non moins que dans celle de la liberté; ici encore la conciliation est possible.

[12] Logique, II, 559.

[13] A cette transformation du droit par l'introduction de l'idée de liberté nous avons consacré un ouvrage entier: l'Idée moderne du droit, 2e édition.

[14] Voir notre Idée moderne du droit, 2e édit., livre III.

[15] Voir, sur ce point, notre Critique des systèmes de morale contemporains.

[16] Emotions and Will, p. 297.

[17] «Ceux qui ont étudié, dit-il, les écrits des psychologues associationnistes ont vu, avec défaveur, que dans leurs expositions analytiques il y avait une absence presque totale d'éléments actifs ou de spontanéité appartenant à l'esprit lui-même... Cette apparence de passivité absolue a contribué à aliéner de la théorie de l'association de bons esprits qui l'avaient réellement étudiée (tels que Coleridge)... En France, on a souvent cité le progrès qui se fit de Condillac à Laromiguière: le premier faisant d'un phénomène passif, la sensation, la base de son système; le second y substituant un phénomène actif, l'attention. La théorie de M. Bain est dans le même rapport avec la théorie de Hartley que celle de Laromiguière avec celle de Condillac.» (Dissertations et discussions, t. III, 197-152, article Bain).

[18] Premiers principes, p. 162.

[19] Philosophie de Hamilton, p. 551.

[20] Première partie, chap. premier.

[21] Emotions and Will, p. 509.

[22] Philosophie de Hamilton, tr. Cazelles, p. 250, 252.

[23] Premiers principes, p. 68.

[24] p. 544.

[25] Raison pure, t. II, p. 13.

[26] Voir M. Taine, l'Intelligence, II, p. 191.

[27] Voir Taine, l'Intelligence, II, p. 199.

[28] Voir, sur ce point et sur le caractère de la conscience, notre chapitre relatif à la conscience sociale dans la Science sociale contemporaine.

[29] Raison pure, II, p. 11.

[30] «Les spiritualistes, avons-nous dit ailleurs (Critique des systèmes de morale, p. 287), distinguent entre la création complète de soi-même, qui est l'existence absolue, et la création de ses actes, qu'on nomme liberté; ils supposent donc que nous avons reçu l'être nécessairement, mais que nous donnons l'être librement à nos volitions. Selon nous, si on examinait la chose avec plus d'attention, on reconnaîtrait qu'elle est contradictoire. S'il y a en moi une nature toute faite que j'ai reçue, une existence dont je ne suis pas la cause, il y a par cela même en moi un fond déterminé, nécessité, impénétrable à ma conscience parce qu'il n'est pas le résultat de mon action consciente. Dès lors, je pourrai toujours me demander si l'action qui paraît venir de ma conscience ne vient pas de ce fond inconscient, si je ne suis pas en réalité, comme dit Plotin, «esclave de mon essence,» c'est-à-dire de la nature propre et de l'existence que j'ai reçues de mon créateur. Par conséquent, pour être certain d'être libre, il faudrait que je fusse entièrement l'auteur de moi-même, de mon être comme de mes manières d'être et que j'en eusse l'entière conscience a priori. En d'autres termes, il faudrait que j'eusse l'existence absolue comme la conscience absolue, il faudrait que je fusse Dieu. Si les spiritualistes veulent bien approfondir la notion de la vraie liberté, ils verront qu'elle aboutit à cette conséquence, qui, pour n'en avoir point encore été ouvertement déduite, n'en est pas moins nécessaire...» «Qu'il y ait en nous une existence reçue d'ailleurs et par cela même inconsciente, la volonté, qui ne sera plus qu'une détermination superficielle de cette existence, ne pourra plus être consciente et sûre de sa liberté, c'est-à-dire de son indépendance par rapport à tous les autres êtres de l'univers.»

[31] Voir livre premier, chap. premier.

[32] Voir notre Critique des systèmes de morale (ibid.), où nous avons traité cette question avec détail.

[33] Reid, trad. Jouffroy. t. II, 212.

[34] Notes à Reid, p. 608 de l'édition anglaise.

[35] M. Janet, Morale.—Voir notre appréciation détaillée dans notre Critique des systèmes du morale: La morale spiritualiste.

[36] Voir Ire partie,chap. Ier, et IIe partie , chap. Ier.

[37] Comparez ce que nous avons dit sur le même sujet dans notre Idée moderne du droit, livre IV, et dans notre Critique des systèmes de morale contemporains.

[38] Voyez les fragments de Lequier dans M. Renouvier, Essais de critique générale (Psychologie), t. II, p. 411.

[39] Voir la réponse de M. Renouvier à nos objections contenues dans l'Idée moderne du droit (Critique phil., 1879, no 31).

[40] Id., p. 148.—Ibid., p. 119.—Essais de psych., II, ibid., p. 71.

[41] Critique phil., 25 septembre 1873, p. 124.

[42] M. Lachelier a avancé, lui aussi, que dans la nature, hors de nous comme en nous, la production des idées «est libre dans le sens le plus rigoureux du mot, puisque chaque idée est, en elle-même, absolument indépendante de celle qui la précède, et naît de rien, comme un monde.» (L'induction, page 109.) Sans doute, M. Lachelier ne se plaçait qu'au point de vue des causes finales: il considérait seulement les formes nouvelles que prend un mécanisme toujours soumis aux mêmes lois de causalité. Supposez un kaléidoscope que l'on tourne: les images qui se succèdent seront chacune, en ce sens, une création formelle, une forme indépendante de celle qui la précède; pourtant ce seront toujours les mêmes lois mécaniques et géométriques qui produiront ces formes changeantes. Telle semble cette liberté que M. Lachelier représente, non sans exagération, comme un monde né de rien et absolument indépendant, comme une liberté «au sens le plus rigoureux du mot;» si c'est là une liberté, ce ne peut être, selon nous, qu'au sens le plus large. Bien plus étonnante est la liberté dont parle M. Renouvier: c'est une création d'idées sous le rapport de la causalité même et non pas seulement de la finalité. J'avais en moi tels et tels motifs ou passions en conflit: tout à coup jaillit spontanément un nouveau motif, une nouvelle passion, une image de kaléidoscope non seulement nouvelle en sa forme, mais indépendante en son origine du mouvement qui fait tourner le kaléidoscope, des lois géométriques de ses images.

[43] «Contestons qu'au delà des impressions reçues et passives il se pose jamais, dans la délibération proprement dite, un motif où ce qu'on appelle volonté n'entre déjà comme élément.» (Renouvier, Essais, ibid., p. 71.)

[44] M. Renouvier, id., p. 71.

[45] M. Renouvier, Essais, p. 68.

[46] En général, nous trouvons légitime en philosophie l'emploi de la comparaison scientifique; si elle ne constitue pas, comme on a dit, «une double raison» parce qu'elle montre une double vérité, du moins peut-elle être une raison, pour ce motif bien simple que toute raison est elle-même une comparaison. La métaphore (le mot l'indique) ressemble à l'induction, qui transporte d'un objet à l'autre une relation semblable. Aussi les anciens appelaient-ils les figures expressives les lumières des pensées, lumina sententiarum. La science elle-même, qui n'atteint que les relations des choses, est un tissu de comparaisons, une métaphore perpétuelle et réglée. C'est ce qui fait que certaines images scientifiques, comme celle de la balance, ont fini par être «consacrées,» et que les images mythologiques, comme celles de l'«évocation,» sont inadmissibles.

[47] «On peut (remarque Kant) dire, au risque d'employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent, la substance change, et que le variable n'éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d'autres commencent.» (Raison pure, trad. Barni, I, 248.)

[48] Jules Lequier, dans M. Renouvier, Essais, ib., p. 377.

[49] Revue philosophique, janv. 1882, page 38.

[50] Renouvier, Essais de critique générale (psychologie), t. II, p. 58 et 343.

[51] Revue philosophique, nov. 1881, p. 519. «Faire avancer la science, a dit encore M. Secrétan, c'est amener l'uniformité des représentations. Maintenant, comment les opinions divergentes pourraient-elles se modifier et se rapprocher si chacune d'elles était nécessaire? Comment puis-je proposer à quelqu'un de changer d'avis, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse penser que ce qu'il pense?»—Remarquons en passant ce nouvel exemple du λογος αργος dont la philosophie ne parvient pas à se délivrer. C'est comme si l'on disait:—A quoi bon rapprocher des yeux de quelqu'un un objet cubique qu'il prend de loin pour une sphère, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse voir que ce qu'il voit?—Dans une leçon de M. Penjon, publiée par la Critique philosophique du 10 mars 1883, on lit: «Il n'y a rien à objecter à celui qui tient tout pour nécessaire: il vous dirait que vous ne pouvez pas ne pas lui adresser vos critiques et qu'il ne peut pas vous répliquer lui-même autrement qu'il ne fait.» L'auteur met ainsi au compte des déterministes un paralogisme qui est tout entier de l'invention des indéterministes. «Ce que nous disons de l'espèce, continue M. Secrétan, et de la science objective, universelle, il faut le dire également de l'esprit individuel et des croyances personnelles... Quoi qu'il en soit du déterminisme pris en lui-même, la croyance au déterminisme intellectuel briserait évidemment le nerf de l'esprit. Les fatalistes du système ne sont point d'accord avec eux-mêmes, et ils le savent. Ils oublient leur philosophie et se dirigent suivant la doctrine opposée dans leur cabinet d'étude et dans la discussion savante, aussi bien que dans les affaires et dans la société.» (Revue philosophique, janvier 1882, p. 37.) M. Victor Egger, dans un travail sur la certitude scientifique, publié par les Annales de la faculté de Bordeaux, dit à son tour en s'inspirant de M. Renouvier: «La pensée et le sentiment réunis facilitent l'œuvre de la liberté; mais, sans la liberté, il n'est point de certitude scientifique. (P. 9.)—M. Brochard dit dans sa thèse sur l'Erreur: «L'homme n'est capable de science que parce qu'il est libre; c'est aussi parce qu'il est libre qu'il est sujet à l'erreur.» (P. 47.)—M. Renouvier et Jules Lequier avaient dit: «La thèse de la nécessité, si elle est admise, interdit d'aspirer à la possession d'un critère de la certitude.»

[52] M. Delbœuf, page 611.

[53] M. Delbœuf appelle jugements récurrents ceux qui peuvent être à eux-mêmes leur propre objet, par exemple: Il n'y a pas de règle sans exception. Parmi les jugements récurrents, selon M. Delbœuf, quelques-uns peuvent être vrais, d'autres n'ont pas de sens, d'autres sont nécessairement faux. Dans cette dernière catégorie rentre ce jugement qu'il n'y a pas de règle sans exception, car ce jugement est lui-même une règle et à ce titre devrait être sujet à exception. Ceci posé, M. Delbœuf prétend que «la proposition l'esprit n'est pas libre forme, elle aussi, un jugement récurrent nécessairement faux. Car, lorsque l'esprit affirme le contraire, il n'est encore en cela que l'écho de la fatalité. La fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps que la liberté.» (Revue philosophique, déc. 1876 et nov. 1881.) Ce nouvel expédient logique ne nous semble pas plus heureux que les autres, car il n'y a aucune contradiction à dire: L'esprit est nécessité, tantôt à se croire libre sous certaines conditions, tantôt à se reconnaître nécessité.—Mais, quand l'esprit affirme sa liberté, il n'est encore, dit M. Delbœuf, «que l'écho de la fatalité.» Soit; de ce que tous les états subjectifs sont soumis à des lois nécessaires, peut-on en conclure qu'ils soient tous également conformes à la réalité objective et qu'il n'y ait plus de science? Fatalité n'est pas nécessairement vérité. Le dormeur dort fatalement, et l'homme éveillé est fatalement éveillé; il n'en résulte pas que tous les deux se vaillent au point de vue de l'adaptation des idées aux objets extérieurs. Une hallucination nécessaire et une vision nécessairement exacte ne sont pas pour cela scientifiquement équivalentes. M. Delbœuf aurait donc pu laisser à Jules Lequier et à M. Renouvier leur argument logique en faveur du libre arbitre qui est un pur paralogisme: «Si tout est nécessaire, les erreurs aussi sont nécessaires, inévitables et indiscernibles.» Ainsi, de ce que le myope ne voit pas les étoiles que voit l'homme doué de bons yeux, il en résulte que leurs deux états sont, comme dit M. Renouvier, «indiscernibles.» «La distinction du vrai et du faux manque de fondement, continue M. Renouvier, puisque l'affirmation du faux est aussi nécessaire que celle du vrai.» Par exemple, deux photographies dont l'une est ressemblante et dont l'autre ne l'est pas se valent, puisque l'une et l'autre sont l'œuvre des mêmes lois nécessaires de l'optique. «L'affirmation que tout est nécessaire, conclut M. Renouvier d'après Jules Lequier (et on reconnaît là le jugement récurrent de M. Delbœuf), est elle-même impossible, n'y ayant point de moyen de la distinguer de sa contradictoire, en tant que donnée par la nécessité.»

[54] M. Renouvier, Essais, id., III, 302.

[55] M. Renouvier, Critique philosophique, 1883, id.

[56] M. V. Egger, remarquant que, dans l'induction scientifique, nous affirmons au delà de ce que peut atteindre la «démonstration complète,» en conclut que la certitude n'est obtenue qu'à l'aide d'une «force irrationnelle,» qui achève ce que la raison a commencé. Jusque-là, l'opinion peut se soutenir, quoiqu'il n'y ait rien d'irrationnel à admettre que, si j'ai vérifié la loi de Mariotte pour 2, 3, 5, 6, 7 atmosphères, elle ne doit pas cesser brusquement dans l'intervalle de 2 atmosphères à 3 ou de 4 à 5. Admettons pourtant une force irrationnelle; pourquoi ne serait-ce pas simplement la vitesse acquise, comme quand on dépasse le but en s'élançant avec énergie? pourquoi ne serait-ce pas le besoin de conclure, de prendre un parti, etc.? ou plutôt, au lieu d'une force irrationnelle, pourquoi ne serait-ce pas une application rationnelle soit de la loi de continuité, soit de la loi d'économie, etc.? M. Egger, lui, conclut à la liberté. «L'esprit se résout, dit-il, à négliger les dernières objections qu'il conçoit encore: il ne veut plus les considérer.»—Soit; mais se résout-il librement? Veut-il librement? C'est ce qu'il faudrait démontrer. «La certitude en matière de science inductive, ajoute M. Egger, n'est jamais que la limite préconçue et préadoptée de la probabilité croissante.» Définition ingénieuse, mais d'où ne résulte pas que, pour passer à cette limite, qui n'est point donnée objectivement, la seule force objective et psychique soit un acte de libre arbitre. Dans toute cette discussion, on ne sort pas du λογος αργος qui prétend nous réduire à l'inertie intellectuelle. M. Egger répond que les mobiles, comme le besoin de repos et l'amour de l'ordre, seraient insuffisants à asseoir l'esprit dans la certitude, tandis que la liberté peut seule anéantir l'objection en n'y pensant plus. Le procédé est trop expéditif. Il ne suffit pas à un général de fermer les yeux devant une armée d'adversaires pour l'anéantir. La foi seule, et surtout la foi aveugle, se cache la tête, comme l'autruche dans le sable, pour ne pas voir ce qui la menace; qu'on appelle cette méthode foi, nous y consentons; mais nous ne pouvons voir là «la certitude scientifique.»

[57] L'indéterminisme phénoméniste retombe donc sous toutes les objections qu'il adresse à Clarke. Il lui objecte qu'une volonté indifférente «détache l'acte de tout motif» et par suite de tout «facteur intelligible» (Critiq. philos., 25 sept. 1879, p. 123); mais Clarke, en revanche, pourrait répondre:—Selon vous, la volonté détache un motif de tout motif, un jugement de tous les autres, ce qui est encore moins intelligible.—«Vous mettez un intervalle incompréhensible et une solution de continuité entre le dernier jugement et les volitions!» (Critiq. philos., id., p. 118.)—Et vous, un intervalle encore plus incompréhensible entre un jugement et un jugement consécutif sur les mêmes objets.—«Dès que la volonté, principe indifférent, produit des actes déterminés, c'est au hasard qu'elle les détermine.»—C'est aussi au hasard que vous déterminez vos jugements.—«Dès que l'homme agit différemment dans les cas où son jugement est identique, ou identiquement dans ceux où son jugement varie, l'homme n'est plus un être raisonnable.»—Est-il un être raisonnable quand il juge différemment avec des données et des passions identiques ou identiquement avec des données et passions différentes? Ce que l'homme ne peut nier, selon vous, c'est seulement la vérité de ce qu'en même temps il juge vrai; mais vous admettez qu'il peut nier la vérité de ce qu'à l'instant précèdent il a jugé vrai. Un tel pouvoir serait précisément ce qu'on est convenu d'appeler inconséquence et déraison. Un homme qui a perdu la raison ne nie pas et n'affirme pas en même temps; seulement, après avoir affirmé qu'il fait jour, il crée et fait sortir de «précédents» identiques cette négation: il fait nuit. Les moments successifs de son raisonnement ne sont pas plus enchaînés que ne le sont, selon vous, les moments successifs d'une délibération; il appelle tour à tour la représentation du jour et celle de la nuit. A chaque instant, il est d'accord avec soi; il ne se contredit que d'un instant à l'autre; la folie est une raison discontinue. Bref, vous reprochez aux partisans de la liberté indifférente que, «le jugement rendu, la volonté reste, qui, étrangère à tous ces motifs et cause non causée, peut aussi bien casser ce jugement que l'exécuter, et agir d'elle-même sans raison et contre la raison» (p. 64); mais vous, vous admettez que, le jugement rendu, la volonté peut aussi bien, «cause non causée,» maintenir ce jugement ou le changer en son contraire, et juger ainsi arbitrairement «sans raison et contre la raison.» Répondre que la volonté se crée un motif de juger et de vouloir différent avec des motifs précédents identiques et que par conséquent elle ne juge ou ne veut jamais sans motif, c'est doubler la difficulté au lieu de la résoudre; car alors de motifs identiques sort non seulement une volition différente, mais encore un motif et un jugement différent, comme si d'une majeure et d'une mineure identiques sortait tout d'un coup une conclusion différente. C'est l'arbitraire installé non seulement en pleine volonté, mais en pleine intelligence, là où précisément sont le plus inévitables toutes les lois soit de la cérébration inconsciente, soit de la pensée consciente.

[58] Voir IIIe partie.

[59] Renouvier, Essais, id., p. 360.

[60] Voir la Solidarité morale, par M. Marion.—Cf. M. Secrétan, loc. cit.

[61] Id., 14 oct. 1880, p. 169, 172.

[62] Voir M. Tannery, La théorie de la connaissance mathématique (Revue phil., 1879, t. II, 482). Voir aussi l'étude de M. Delbœuf: Déterminisme et liberté, 1er article, 1862.

[63] Ibid., p. 280.

[64] Par exemple produire une avalanche et écraser un village par un petit mouvement du doigt qui détache une boule de neige.

[65] Critique philosophique, 17 oct. 1878.

[66]—Mais, dit M. Renouvier, nous nous appuyons sur ce que la «détente» des nerfs ou décrochement nerveux peut être produite par une force mécanique aussi petite qu'on veut, «pour conclure, passant à la limite, qu'elle peut être conçue comme n'exigeant aucune force mécanique, si d'ailleurs on peut lui supposer une cause d'un autre genre, une cause mentale. Nous répondons:—C'est déplacer la question ou plutôt c'est la fuir. La méthode des limites n'a pas pour but de substituer à une cause appropriée une cause étrangère, mais d'expliquer comment la cause appropriée peut être diminuée indéfiniment, sans cependant être vraiment nulle. Je puis, dites-vous, produire une avalanche avec une boule de neige infiniment petite, ou même nulle, si d'ailleurs il y a une autre cause, par exemple un petit mouvement de mon pied.—A la bonne heure! Et maintenant, vous allez pouvoir aussi employer un mouvement de pied infiniment petit et même nul, à condition, d'ailleurs, d'y substituer un petit mouvement de doigt,—et à celui-ci un autre. C'est une prestidigitation et une fuite. Mais, de ce que les mouvements peuvent se substituer indéfiniment l'un à l'autre, il n'en résulte pas que, passant encore à la limite, vous puissiez substituer à tout mouvement, quel qu'il soit, pour rompre l'équilibre, une cause d'un autre genre qui ne serait plus un mouvement. C'est là un nouvel escamotage. Il s'agit, en effet, de savoir si une chose est mécaniquement compréhensible et vous faites intervenir «une cause non mécanique;» à quoi alors sert votre argument mécanique? Supposez-vous que votre cause mentale produit son effet dans le mécanisme nerveux par une action qui elle-même n'est en rien mécanique et qui n'est pas un quantum quelconque de force mécanique ou de mouvement; alors vous n'avez pas besoin de nous faire illusion en invoquant l'artifice mécanique des limites: dites simplement que le fiat intérieur de la volonté suffit, comme celui de Dieu, et ne mettez plus en avant une prétendue explication mécanique de la possibilité du libre arbitre, mais avouez que son action sur l'organisme est mécaniquement exceptionnelle et incompréhensible, car elle suppose une création de mouvement. Produire un décrochement, une avalanche nerveuse par une force mécanique très grande ou infiniment petite, c'est toujours le même miracle mécanique, puisque la force mécanique infiniment petite ne peut être posée comme mécaniquement nulle.

[67] M. Renouvier, Id., 27 mai 1882.

[68] Crit. phil., 8 août 1878. Cf. Essais de critique générale, 3e essai: «Le fait universel de la communication causale des êtres est identique à l'harmonie des phénomènes dans le temps; elle est l'un des aspects et l'un des noms de l'ordre du monde.»

[69] «Le problème du libre arbitre se réduit à savoir si, parmi tous les états psychiques, il y en a qui mériteraient le nom d'actes purs, en ce sens que l'arrêt de la conscience en une certaine représentation de préférence à toute autre ne se trouverait pas entièrement prédéterminé par les états antécédents et par les circonstances. De tels actes, s'ils existent, étant suivis d'effets organiques et physiques conformément à la loi de correspondance, on peut dire qu'ils donnent lieu à des faits de commencement absolu, soit que la somme des forces mécaniques demeure ou non constante, attendu qu'en tout cas il se produit des mouvements sensibles qui sans cela eussent été retenus ou se fussent produits différemment, et qui, entraînant une suite indéfinie de conséquences, modifient plus ou moins la marche des choses.» (Crit. phil., 17 oct. 1878, p. 186.)

[70] Admettons néanmoins ces commencements absolus de direction nouvelle dans le corps et ces commencements absolus de volitions nouvelles dans l'esprit, il resterait à demander ce qu'ils peuvent offrir de moral. Une volition et un changement correspondant sortent tout d'un coup du néant par une création du moi, sans lien réel avec mon caractère, avec mon moi; comment les qualifier, sinon comme effets agréables ou désagréables, utiles ou nuisibles, semblables aux boules enflammées qui sortent inopinément d'une pièce d'artifice, et qui tantôt sont inoffensives, tantôt peuvent incendier? C'est là un genre de liberté encore plus impossible à qualifier moralement que la liberté d'indifférence. Le clinamen d'Epicure n'est pas plus moral que la liberté d'équilibre de Reid ou de Clarke (Voir IIIe partie.)

[71] «Il est absurde, nous a répondu M. Renouvier, de traiter de miracle un rapport, supposé réel, en correspondance d'une idée (le libre arbitre) qui m'est à ce point naturelle et qui en est l'affirmation constante.»—Mais, 1o le caractère naturel et populaire d'une croyance ne l'empêche pas toujours d'être illusoire et d'impliquer pour le savant un vrai miracle (ex.: la croyance au hasard, à la chance, aux mauvais présages, aux sorts, aux talismans, à l'efficacité des prières pour le beau temps, etc.); 2o M. Renouvier définit lui-même le miracle «un fait supposé qui ne s'explique point parce qu'il est en opposition avec les lois connues ou ordinaires de la nature.» (Id., p. 397.) Or, le fait du libre arbitre, tel que M. Renouvier l'admet, est précisément un fait supposé, inexplicable et «en opposition» non seulement avec les lois «connues ou ordinaires de la nature,» mais encore avec l'idée même de loi, puisqu'il consiste à échapper aux lois sur un point, quelque minime qu'il soit; de plus, le libre arbitre est en opposition avec la loi même de la pensée, qui veut une raison et une condition particulière pour tout fait particulier. Si enfin on songe qu'il s'agit d'un fait «commençant absolument,» d'un fait de création spontanée, le mot de miracle paraîtra encore bien insuffisant pour caractériser une telle supposition dans un système phénoméniste.—Mais, ajoute M. Renouvier, «il n'est pas d'une argumentation sérieuse de prétendre que le libre arbitre échapperait aux lois scientifiques, alors que ses partisans le tiennent certainement pour conditionné par toutes sortes de faits et de lois de la nature, en son exercice.»—Encore est-il que les partisans du libre arbitre ne le tiennent pas pour totalement conditionné en lui-même, au point précis où il existe; donc, en ce petit point, qui est tout dans la question, le libre arbitre n'est pas conditionné par les lois de la nature; il y a à la fois dans nos volitions quelque chose d'absolument déterminé et quelque chose d'absolument indéterminé. La quantité du miracle ne fait rien à l'affaire; un miracle microscopique, un miracle bénin est aussi grand qu'un gros. De même, si l'on disait: «J'admets la continuité, puisque j'admets de tout petits vides entourés d'un grand plein, serait-ce «une argumentation sérieuse» ou un faux fuyant? Quand un problème porte sur un point, il ne faut pas se jeter à côté: là où le libre arbitre existerait comme commencement inconditionné, fût-il un atome imperceptible conditionné par tout le reste de l'univers, il serait lui-même un univers indépendant, un tout dans le tout, un miracle dans la nature.—M. Vallier, dans sa thèse sur l'Intention morale, admet aussi une intervention de la liberté dans le cours des phénomènes; mais il dit, lui, avec une louable franchise: «Il ne faut pas se le dissimuler, cette intervention est absurde.» (P. 59.) Et il ajoute que ce n'est pas une raison pour n'y point croire.—Tertullien aurait même dit que c'est une raison pour y croire. A la bonne heure! il ne faut faire illusion ni au lecteur ni à soi-même.

[72] M. Renouvier demande spirituellement qu'on lui présente cette personne: la Science. Et nous ne songeons nullement à la lui présenter, car elle n'est pas faite; mais on peut lui présenter le principe de la science, ou plutôt ce principe est déjà présent à tous les esprits: c'est celui des lois. C'est en pensant ce principe que chacun devient «la raison impersonnelle en personne.» Quand on dit qu'une hypothèse est contraire à la géométrie ou à la physique, cela signifie simplement qu'elle est contraire aux lois de la géométrie et de la physique reconnues par tous les savants; cela ne veut pas dire qu'on fasse de la géométrie une personne. Quand on dit qu'une hypothèse est contraire à la science, cela signifie plus généralement qu'elle est contraire au principe même de la science, qui est que tout phénomène a des lois et peut être pensé, c'est-à-dire conditionné. Au-dessus des phénomènes, des lois et de la science, on peut sans doute et on doit peut-être supposer un mystère; mais, si l'on répand pour ainsi dire au milieu même des phénomènes la monnaie du mystère, alors on a autant de miracles. Le miracle, c'est du mystère en gros sous; ce n'est pas seulement de la création éternelle ou continuée, c'est de la création intermittente; c'est l'intervention de Dieu, des anges ou du libre arbitre au beau milieu du cours des choses; multiplier ainsi les mystères et les créations «præter necessitatem,» voilà précisément ce que nous appelons une réaction contre l'esprit de la science. Or la pensée ne remontera pas le courant, parce que ce courant constitue la pensée même, la possibilité de la pensée. Au reste, nous reviendrons sur le principe de causalité dans un chapitre ultérieur.

[73] Revue phil., 1879, I, 284.

[74] On sait que le principe de la conservation de l'énergie se démontre par le calcul et en dehors de l'expérience, pour tous les cas du mouvement de points matériels libres, sous l'influence de leurs forces attractives et répulsives, dont les intensités ne dépendent que de leurs distances. (Voir Helmholtz.)

[75] P. 480.

[76] P. 618.

[77] P. 635.

[78] Ibid.

[79] «Le repos, dit encore M. Delbœuf, n'exige à coup sûr aucune dépense de force locomotrice.» Oui, mais la force se dépense d'une autre manière. «Quand je ne marche pas, je ne me fatigue pas à marcher.» Non; mais vous vous fatiguez à penser, peut-être à vouloir; si par exemple vous restez assis en face d'un ennemi qui vous menace, vous vous fatiguez plus à rester en apparence immobile qu'à marcher. En aucun cas l'inaction n'est complète et n'est un rien.

[80] P. 477.

[81] P. 622.

[82] «La destruction de la résistance dont il est ici question, dit M. Delbœuf, ne réclame l'intervention d'aucune autre force que le temps.» (P. 534.)—Le temps est-il donc un personnage réel, un Saturne véritable? C'est là réaliser une abstraction. De plus, s'il n'y a besoin d'aucune autre force que le temps pour briser une résistance, à quoi bon notre volonté, notre liberté? Nous n'aurons, à la lettre, qu'à laisser faire le temps. Mais, si effectivement le temps aplanit bien des obstacles, ce n'est pas par lui-même, c'est par la combinaison des mouvements dont il n'est que la forme et l'ordre de succession.—«La chute d'un corps, même dans le vide, objecte M. Delbœuf, demande du temps; il y a donc des résistances détruites.»—Où est ce vide absolu? Où est l'endroit de l'univers sans matière? En outre, ce qui détruit les résistances à la chute d'un corps n'est pas le temps seul, mais bien le corps lui-même; c'est un mouvement qui se compose avec d'autres mouvements et qui, pour cela, a besoin du temps comme de l'espace. Une «série de résistances brisées» n'est pas une force destructive de résistance, et on s'étonne que, pour M. Delbœuf, le temps puisse être à la fois force et série.

[83] Ici encore, il y aurait bien des doutes à élever. Est-il certain que la résultante suffise toujours à révéler les forces composantes? 20 peut être le produit de 10 + 10, de 5 + 15, de 18 + 2; qui me dira laquelle de ces solutions est celle de la réalité? Peut-être y a-t-il plusieurs combinaisons possibles dont le monde actuel est le résultat possible.—Toutefois, nous savons qu'il faut se défier des spéculations sur les possibles et sur les indéterminés; probablement, la réalité concrète n'admet pas plusieurs formules possibles ni des indéterminations; tout cela est un résultat de notre ignorance et de nos abstractions mathématiques.

[84] M. Delbœuf oublie ici l'efficacité dont il a plus haut doté le temps.

[85] P. 684.

[86] P. 635.

[87] L'hypothèse de forces variant brusquement avec la distance suffirait en effet à expliquer ces mouvements discontinus.

«Donnons un exemple: un point matériel, attiré par un centre fixe en raison inverse du carré des distances, décrit une section conique. Qu'un suppose la loi d'attraction vraie seulement au delà d'une certaine distance, tandis qu'en deçà l'action serait nulle; si les conditions initiales du mouvement sont telles que le point mobile arrive à se rapprocher du centre fixe jusqu'à la distance donnée, à partir de ce moment il quittera la section conique pour suivre la tangente, puis, lorsqu'il sera revenu à la même distance, il quittera la tangente pour se mouvoir encore sur une conique.» (M. Tannery, Lettre à la Revue philosophique, au sujet de notre étude sur le mécanisme et la liberté, 1883.—Cf. déc. 1883.)

[88] M. Renouvier, Psych., II, 105, 94 et 95; Logique, II, 384-386.

[89] Id., Logique, 386.

[90] M. Renouvier, Id., 97.

[91] Ibid. Dans la nature entière, et non pas seulement dans l'homme, on s'est demandé s'il n'y avait pas également place pour une contingence analogue des effets. Et la question est logique; si l'homme est libre, le germe de la liberté doit se retrouver chez tous les êtres vivants, peut-être même, comme le croyait Epicure, jusque dans le pouvoir de clinamen qui appartient à l'atome. (Voir, dans la Morale d'Epicure de M. Guyau, le chapitre sur la contingence.)—Est-on bien sûr, a-t-on demandé, qu'il soit possible, même pour une intelligence universelle, de prédire tous les mouvements de la queue d'un chien? (M. Renouvier, Essais de psychologie, II, p. 4.)

[92] Voici une expérience que nous avons faite: nous avons essayé d'écrire au hasard des séries de chiffres pris indifféremment parmi les 10 chiffres 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. En additionnant par groupes de dix les chiffres ainsi sortis, nous avons obtenu pour chaque groupe de dix chiffres des valeurs plus ou moins voisines de 45, qui est précisément la somme des 10 chiffres de la numération. Ex.: 1, 6, 5, 4, 8, 9, 7, 3, 2, 0 (total 45); 1, 4, 6, 8, 2, 9, 1, 4, 5, 7 (= 47); 9, 3, 5, 6, 7, 9, 1, 0, 2, 4 (= 46); 5, 6, 7, 9, 8, 0, 3, 4, 1, 6 (= 49); 8, 9, 0, 6, 1, 3, 5, 6, 8, 9 (= 55); 7, 8, 7, 0, 9, 1, 3, 1, 0, 2 (= 38). Ces totaux successifs: 45, 47, 46, 49, 55, 38, ont pour moyenne 46. En additionnant deux groupes à la fois formant vingt chiffres, nous obtenions plus régulièrement encore des valeurs voisines de la somme 90. Pourquoi ces résultats? Parce que, pour agir d'une manière indéterminée en apparence, nous avions inconsciemment déterminé ce premier point:—Je varierai les chiffres.—Ce qui entraîne cette seconde détermination:—Je les écrirai tous.—Ce qui entraîne cette troisième détermination:—J'écrirai des chiffres ayant pour total 45, puisque l'ordre des chiffres dans l'addition n'influe pas sur la somme. Si bien qu'en voulant laisser un point indéterminé, je l'avais précisément déterminé. Par là, j'étais rentré dans les conditions entrevues par le géomètre Lambert et par Cournot, qui ont remarqué que, dans le rapport de la circonférence au diamètre, les totaux de chaque dizaine de chiffres diffèrent peu de 45, «comme si les chiffres étaient amenés successivement, par un tirage au sort, dans une urne les renfermant en proportions égales.» Nous avons expérimenté sur plusieurs quotients de nombres quelconques, et nous avons remarqué une régularité analogue. Par exemple, la division de 145 par 21 donne 6, plus la fraction décimale périodique 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7 (= 47); 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0 (= 43); 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1 (= 45); etc.; les trois premières dizaines ont exactement pour moyenne 45. D'autres fractions non périodiques ont la même moyenne approximative; d'autres ont une moyenne supérieure ou inférieure, mais toujours régulière; par exemple 918 divisé par 421 amène une fraction qui, de 10 chiffres en 10 chiffres, donne pour totaux des nombres voisins de 37. Cela tient à des lois inconnues qui tantôt amènent tous les chiffres, tantôt en excluent certains.

[93] En quoi, pourrait-on demander aux adversaires du déterminisme, le rapport d'égalité, le rapport de 100 à 100 par exemple, serait-il incompatible avec la nécessité et la certitude? Est-ce qu'il est défendu à la nécessité de produire des effets qui s'équilibrent, comme la puissance et la résistance d'un levier? Est-ce qu'il n'y a pas des effets de neutralisation mutuelle jusque dans les rayons lumineux? Rien de plus compatible avec le déterminisme que l'égalité. Quand on joue à pile ou face (et vous pourriez confier à une machine le soin de jeter les pièces en l'air, comme aux machines dont on se sert aujourd'hui dans les grandes loteries), il est théoriquement certain que la relation d'équilibre et d'égalité s'établira à la longue, et, dans le cas particulier, il est pratiquement logique, eu égard non seulement à notre ignorance subjective du cas particulier, mais encore et surtout à notre connaissance objective du rapport général et constant, d'agir en nous réglant sur cette relation d'égalité qui est la seule chose connue. Nous pourrons nous tromper pour un, deux, trois cas, non pour dix mille.

[94] Voir, par exemple, Renouvier, ibid., p. 96.

[95] Le premier paralogisme auquel nous venons de répondre pourrait être invoqué et l'a été de fait en faveur des miracles divins, tout comme pour le miracle intérieur du libre arbitre. «J'admets,—dit Joseph de Maistre pour justifier les prières en faveur de la pluie,—que dans chaque année il doive tomber dans chaque pays précisément la même quantité d'eau: ce sera la loi invariable; mais la distribution de cette eau sera, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la partie flexible de la loi. Ainsi, vous voyez qu'avec vos lois invariables nous pourrons fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses, des pluies générales pour le monde, et des pluies d'exception pour ceux qui ont su les demander... Déjà, dans les temps anciens, certains raisonneurs embarrassaient aussi les croyants de leur époque en leur demandant pourquoi Jupiter s'amusait à foudroyer les rochers du Caucase et les forêts inhabitées de la Germanie... Mais le tonnerre, quoiqu'il tue, n'est cependant point établi pour tuer; et nous demandons précisément à Dieu qu'il daigne, dans sa bonté, envoyer ses foudres sur les rochers et sur les déserts, ce qui suffit sans doute à l'accomplissement des lois physiques.» L'auteur d'un Essai sur les lois du hasard, M. de Courcy, dit que tout au moins Dieu peut nous envoyer une pensée qui nous détourne de l'endroit où va tomber soit la foudre, soit une pierre. «Que le lieu et l'instant où tombe la pierre, dit-il, soient précisément le lieu et l'instant où passait un homme qui la reçoit et en est écrasé, voilà certainement une coïncidence fortuite, à laquelle on ne peut ni assigner ni même comprendre aucune cause(!)... Sans violer les lois naturelles, sans les interrompre, Dieu ne pourra-t-il pas m'inspirer la pensée de ralentir librement mes pas ou d'en changer la direction? Et, si la prière de ma mère n'est venue éveiller sa sollicitude qu'au moment où j'étais arrêté déjà sur le lieu menacé, ne pourra-t-il pas influencer ma volonté toujours libre, de manière que je m'éloigne avant la catastrophe? Ainsi toutes les lois seront observées: celles de la nature physique ne recevront aucune atteinte; ma liberté sera entière, et c'est par un acte libre que je me serai éloigné si à propos. Dieu aura seulement influencé ma volonté sans l'asservir, de la manière propre à sa providence.» On a demandé avec raison à M. de Courcy, «assureur émérite,» s'il ne devrait pas, en assurant quelqu'un contre les accidents, mettre comme clause principale de la police d'assurances l'obligation de prier, puisque les hommes religieux sont moins exposés aux accidents que les impies. Nous lui demanderons à notre tour si ce ne serait pas un bon calcul pour une compagnie d'assurances de faire dire des prières pour ses assurés: ce serait tout profit pour ces derniers comme pour la compagnie. Peut-être alors la statistique constaterait-elle une différence édifiante entre la proportion des accidents ou de la mortalité dans les compagnies religieuses et dans les compagnies non religieuses.—On le voit, avec de petites exceptions, de petits «interstices dans les lois de la nature» comme ceux de M. Renouvier, ou même avec de simples petites ambiguïtés, comme celles qui existent dans les bifurcations d'intégrales de M. Boussinesq, on peut assurer à l'intervention miraculeuse de Dieu un domaine fort respectable et concilier (en apparence) la contingence avec la mécanique elle-même.

[96] M. Renouvier, Crit. phil., 5 août 1880, p. 36.

[97] On insiste et on dit:—L'égalité est, sinon la loi des faits supposés libres, au moins celle de notre attente devant les actes libres.—Parler ainsi, c'est revenir à l'erreur de Laplace, qui confond l'attente dans l'ignorance avec l'attente fondée sur l'égalité connue des chances; la loi de notre attente, devant des actes de libre arbitre, n'est pas 1/2; elle est x. Si, en fait, notre attente est 1/2, c'est précisément parce que nous éliminons toute hypothèse de liberté subjective pour considérer seulement les rapports objectifs des chances, qui nous apparaissent dans ce cas aboutir à un rapport nécessaire d'égalité. Ce rapport d'égalité, loin de se fonder sur la présence de la liberté, se fonde au contraire sur son absence. S'il y avait réellement libre arbitre, il pourrait y avoir un point, ne fût-ce qu'un seul, un point absolument indéterminé, sans loi, qui suffirait à contre-balancer toutes les autres lois, à les frapper d'inexactitude, et qui en particulier permettrait, toutes choses étant égales d'ailleurs, de produire cependant des effets non égaux en nombre, par exemple des mouvements à gauche plus nombreux que les mouvements à droite, en dépit de l'équilibre des muscles et de l'équilibre des courants cérébraux.

[98] «Toute constatation expérimentale, a dit excellemment M. Boutroux, se réduit en définitive à resserrer la valeur de l'élément mesurable des phénomènes entre des limites aussi rapprochées que possible. Jamais on n'atteint le point précis où le phénomène commence et finit réellement... Ainsi nous ne voyons en quelque sorte que les contenants des choses, non les choses elles-mêmes.» Mais M. Boutroux ajoute:—«Nous ne savons pas si les choses occupent dans leurs contenants une place assignable. A supposer que les phénomènes fussent indéterminés, mais dans une certaine mesure seulement, laquelle pourrait dépasser invinciblement la portée de nos grossiers moyens d'évaluation, les apparences n'en seraient pas moins exactement telles que nous les voyons. On prête donc aux choses une détermination purement hypothétique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la lettre le principe suivant lequel tel phénomène est lié à tel autre phénomène» (p. 28).—Il nous semble que l'ingénieux métaphysicien se place ici au contre-pied de la vérité, et qu'on pourrait lui dire:—C'est précisément votre hypothèse de l'indétermination qui est: «1o inintelligible, 2o purement hypothétique, 3o contraire à toute induction.» En effet, si je puis, même expérimentalement, «resserrer la valeur» de l'élément prétendu indéterminé entre des limites aussi rapprochées qu'il est possible, c'est le cas de passer à la limite en disant que l'indétermination supposée est comme si elle n'existait pas; de même, si je vérifie une loi de physique entre des limites indéfiniment rapprochées, il ne me viendra jamais à l'esprit de supposer qu'en allant plus loin la loi cesse, à moins qu'elle ne se compose avec une autre loi.

[99] Physique sociale, t. Ier, 18.

[100] «Est-il un homme dont le caractère soit réellement invariable? Est-il une nation dont l'histoire entière soit l'expression d'une seule et même idée?... Ainsi la variabilité se retrouve jusque dans les profondeurs les plus reculées de la nature humaine.» (M. Boutroux, id., 138, 142.)

[101] «Que l'on nous montre à priori, a dit M. Janet (Traité de philos., p. 318), en quoi ce que nous appelons le possible est impossible.»—Mais, d'abord, on peut encore bien moins démontrer à priori que ce que nous appelons possible est réellement possible. Il ne suffit pas de dire: démontrez-moi à priori que ce que nous appelons la possibilité d'une chute de la lune sur la terre est impossible pour montrer que cette chute est possible effectivement. De plus, à priori, on peut raisonner ainsi:—Au possible manque quelque chose pour être réel, sans quoi il serait déjà réel; donc le possible, sans cette condition, est impossible. Et cette condition elle-même, elle a dû avoir sa condition de réalité, car sans cela elle eût été aussi immédiatement réelle et non pas simplement possible; elle était donc vraiment impossible sans cette condition, et ainsi de suite. On peut ainsi soutenir à priori que ce que nous appelons possible, comme tel, est identique à l'impossible, et qu'il n'y a de vérité que dans la réalité. On ne sortira pas de ce labyrinthe par des spéculations abstraites sur le possible et l'impossible.

[102] Raison pure, t. II, p. 296.

[103] Voir Hegel, Logique, § 143.

[104] Voir M. Taine, l'Intelligence, t. II.

[105] Il ne s'agit nullement, en effet, de la substance des métaphysiciens, mais de celle des physiciens et des mécaniciens, qui se réduit à une quantité permanente de matière et de force motrice.

[106] Critique de la raison pure, p. 217, 218. Tr. Tissot.

[107] Critique de la raison pure, p. 322.

[108] Il ne s'agit, bien entendu, que de la quantité, et non de la qualité particulière qui peut appartenir à la sensation.

[109] Voir notre Philosophie de Platon, t. II, p. 923, 635.

[110] Nous verrons, dans le livre suivant, comment a lieu cette projection.

[111] Critique de la Raison pure, I, 226.

[112] La notion de cause métaphysique est, selon Kant, un concept pur, que nous appliquons aux intuitions sensibles. Mais, pour qu'il soit possible d'appliquer le concept à l'intuition, il faut une certaine homogénéité entre ces deux termes. Or, cette homogénéité n'existe pas tout d'abord. La pensée est donc obligée de chercher un moyen terme qui soit homogène tout à la fois avec le concept pur et avec les phénomènes, qui soit en même temps sensible et intellectuel. C'est ce terme moyen, produit d'une sorte d'imagination transcendantale, que Kant appelle le schème; ce n'est pas une image proprement dite, mais c'est la condition au moyen de laquelle seulement les images deviennent possibles; c'est le procédé général que doit employer l'imagination pour ramener à l'unité la variété donnée dans l'intuition sensible. La quantité pure, par exemple, n'est pas le nombre, car elle est continue et le nombre est discret; et pourtant, quand nous voulons nous représenter la quantité, nous sommes obligés d'employer le nombre, c'est-à-dire l'addition successive, une par une, des choses de même espèce. Le nombre est la figuration pure ou le schème de la quantité. Le schème est si près de la chose que nous le confondons avec la chose même; pourtant il n'est déjà plus cette chose, il en commence la représentation et en est le plus pur symbole. Comme il la représente dans autre chose qu'elle-même, il l'altère et la contredit. Les mathématiciens, et surtout Leibnitz, avaient bien compris cette imperfection de nos procédés de représentation inadéquats aux choses; on sait par quel artifice de méthode Leibnitz s'efforça de rendre le nombre discret adéquat à la quantité concrète: il compléta le nombre par l'idée d'infinité, qui semble le contredire, et arriva ainsi à une expression exacte ou, si on veut, à un schématisme parfait de la quantité.

[113] Raison pratique, p. 296.

[114] Raison pratique, p. 289.

[115] Raison pure, p. 249.

[116] Erscheinung seiner selbst.Raison pratique, p. 117.

[117] Raison pure, p. 339.

[118] «Et comme rien n'arrive en lui en tant qu'il est noumène, comme il n'y a en lui aucun changement qui exige une détermination dynamique de temps, et par conséquent aucune dépendance par rapport à des phénomènes comme causes, cet être actif, en tant qu'affranchi dans ses actions de toute nécessité naturelle telle qu'elle se présente dans le monde sensible, est indépendant et libre; on dirait très bien de lui qu'il commence de lui-même et spontanément ses effets dans le monde sensible, sans que l'action commence en lui... Ainsi donc, liberté et nature, chacune dans son sens complet, se trouvent en même temps et sans contradiction dans les mêmes actions, suivant qu'on les compare avec leur cause intelligible ou avec leur condition sensible.» (Raison pure, p. 240.)

[119] «Le blâme se fonde sur une loi de la raison dans laquelle on regarde cette raison comme une cause qui, sans aucun égard aux autres conditions empiriques, a pu et déterminer autrement le fait de la volonté. Et l'on n'envisage pas même la causalité de la raison comme un simple concours, mais comme complète, parfaite en elle-même, quoique les mobiles sensibles, loin de lui avoir été favorables, lui aient été contraires. L'action de l'homme est attribuée à son caractère intelligible; au moment où il ment, il a complétement tort: par conséquent la raison, sans égard à toutes les conditions empiriques du fait, était parfaitement libre, et ce fait doit être entièrement attribué à sa négligence... La raison est présente, et la même, à toutes les actions de l'homme, dans tous les temps, dans toutes les circonstances de temps, sans tomber dans un état nouveau qui n'aurait pas d'abord été le sien; elle y est déterminante, mais non déterminable. On ne peut donc pas demander pourquoi la raison ne s'est pas déterminée autrement, mais seulement pourquoi elle n'a pas déterminé autrement les phénomènes par sa causalité. Mais à cela pas de réponse possible; car un autre caractère intelligible aurait donné un autre caractère empirique; et quand nous disons, sans égard à la vie qu'il a menée jusqu'à ce temps, que l'agent aurait cependant pu éviter de mentir, cela signifie seulement que le mensonge est immédiatement soumis à la puissance de la raison, et que la raison, dans sa causalité, n'est soumise à aucune condition du phénomène ni du cours du temps; la différence du temps constitue à la vérité une différence principale des phénomènes entre eux, puisqu'ils ne sont pas des choses, par conséquent non plus des causes en eux-mêmes, mais elle ne peut faire aucune différence de l'action par rapport à la raison.» (Raison pure, p. 240.)

[120] Raison pratique, p. 289. «La vie sensible a donc, relativement à la conscience intelligible de l'existence, ou à la liberté, l'unité absolue d'un phénomène qui, en tant simplement qu'il contient des phénomènes d'intention morale, ne doit pas être jugé d'après la nécessité physique, sous laquelle il rentre comme phénomène, mais d'après l'absolue spontanéité de la liberté... Tout ce qui est un effet de la volonté de l'homme (comme sont certainement toutes les actions faites avec intention), a pour principe une causalité libre, qui, dès la première jeunesse, exprime son caractère par des phénomènes (par des actions) qui lui sont propres. Ceux-ci, à cause de l'uniformité de leur conduite, forment un enchaînement naturel, mais cet enchaînement ne rend pas nécessaire la méchanceté de la volonté; il est au contraire la conséquence du choix volontaire de mauvais principes devenus immuables, et, par conséquent, il n'en est que plus coupable et plus digne de punition.»

[121] Raison pratique, p. 295. «S'il est possible (en regardant l'existence dans le temps comme une condition qui ne s'applique qu'aux phénomènes, et ne s'applique pas aux choses en soi), d'affirmer la liberté malgré le mécanisme naturel des actions considérées comme phénomènes, cette circonstance que les êtres agissants sont des créatures ne peut apporter ici le moindre changement, puisque la création concerne leur existence intelligible, mais non leur existence sensible, et que, par conséquent, elle ne peut être regardée comme la cause déterminante des phénomènes. Il en serait tout autrement si les êtres du monde existaient dans le temps comme choses en soi, car alors le créateur de la substance serait en même temps l'auteur de tout le mécanisme de cette substance.»

[122] C'est l'interprétation d'un très pénétrant critique, M. Darlu, et nous la croyons vraie. (Voir Religion dans les limites de la raison, art. 36.)

[123] Raison pratique, p. 172. La raison seule étant «absolument spontanée,» est libre; «car l'indépendance par rapport aux causes déterminantes du monde sensible, indépendance que doit toujours s'attribuer la raison, est la liberté.» (R. p., 108.) S'il n'y avait rien de plus, «si je n'appartenais qu'au monde intelligible, toutes mes actions seraient toujours conformes à l'autonomie de la volonté; mais comme je me vois en même temps membre du monde sensible, je dis seulement qu'elles doivent être conformes à ce principe.» (Ibid., p. 111.) «L'homme, comme membre d'un monde intelligible veut nécessairement ce qu'il doit moralement,» nécessité rationnelle et morale qui, selon Kant, est la liberté même; «et l'homme ne distingue le devoir du vouloir qu'autant qu'il se considère comme faisant partie du monde sensible.» (Ibid., p. 112.)

[124] Introd. tr. Barni, p. 38.

[125] M. Darlu.

[126] Raison pure, p. 251, note.

[127] Raison pratique, p. 106.

[128] Raison pratique, p. 105.

[129] Voir notre Critique des systèmes de morale, conclusion: «Ce qui n'est pas en notre pouvoir, c'est ce qui n'est pas nous et n'est pas un effet de notre action propre; la question de temps ne fait rien à l'affaire. La logique et la géométrie sont en dehors du temps, elles n'en sont que plus nécessaires. Fussions-nous dans la vie éternelle, si nous n'y sommes pas seuls, si nous sommes en relation avec d'autres volontés, s'il y a causalité réciproque, cette causalité fût-elle extemporelle, sans avant et sans après, il y aura toujours détermination mutuelle, il y aura déterminisme. Que l'agneau soit mangé par le loup en plusieurs temps ou en dehors du temps, peu importe, s'il est mangé et si la relation de loup à agneau subsiste éminemment. Une charge en douze temps que je subis dans la durée n'est pas plus nécessitante qu'une charge en un seul temps ou même intemporelle que je subirais dans un univers supérieur à la durée: il y aurait toujours violence exercée et violence subie, volontés en présence, volontés en lutte. Ce n'est pas le temps qui est le père de la guerre: c'est la pluralité et la distinction des individus...

«Kant, en supprimant tout d'un coup le temps et l'espace, n'avance pas la question d'un seul pas. On pourrait le comparer aux astronomes qui imaginaient un ciel de cristal pour soutenir les astres et en laisser passer la lumière, et qui étaient obligés d'ajouter un second ciel de cristal au premier, un troisième au second. Toute l'évolution du monde immobilisée et cristallisée dans le septième ciel, que Kant appelle le monde intelligible, n'en perd pas pour cela un seul de ses caractères, une seule de ses antinomies, une seule de ses nécessités brutales: la vie éternelle elle-même n'est donc pas un refuge pour la liberté. Kant n'a fait que substituer à la servitude mobile et changeante du temps une servitude éternelle et immuable, une sorte de damnation de la liberté. En effet, en nous enlevant le temps, Kant nous a précisément enlevé le seul espoir positif et pratique de délivrance ou de progrès. Si nous avons un caractère intelligible qui, une fois pour toutes, se fait bon ou méchant en dehors de la durée, tout notre progrès apparent ne consistera plus qu'à analyser et dérouler en ce monde sensible la synthèse du monde intelligible. Notre destinée, nous la dictons en dehors du temps, et le temps ne fait que tourner les pages du livre en les épelant, sans y pouvoir changer un mot.»

[130] Fondement de la morale, p. 84.

[131] «La volonté de modifier notre caractère est un résultat non de nos propres efforts, mais de circonstances que nous ne pouvons empêcher; si nous l'avons, elle ne peut venir en nous que de causes extérieures.» (Logique, t. II, p. 424.) On ne voit guère alors comment Stuart Mill croit pouvoir ajouter: «Nous sommes moralement obligés de travailler au perfectionnement de notre caractère. A la vérité nous ne le ferons que si nous venons à désirer de nous perfectionner.» Et il se trouve en dernière analyse que ce désir ne dépend pas de nous. En d'autres termes, devant une table vide, j'aurais la faculté et même l'obligation de faire un excellent festin, si elle était pleine; mais d'autres que moi peuvent seuls la remplir. Notre puissance n'est telle que quand on ne remonte pas assez haut, et elle finit par se résoudre en une réelle impuissance.

[132] Voir plus haut, sur l'idéal de liberté métaphysique et d'indépendance absolue, chap. VII, § 3.

[133] Voir, sur notre méthode, l'Introduction à notre Histoire de la philosophie, 4e édition.

[134] Nous trouvons la théorie des idées-forces de plus en plus confirmée par les travaux des physiologistes et psychologues contemporains. Selon les remarques ajoutées par M. Taine à sa dernière édition de l'Intelligence, «quand l'image devient très lumineuse, elle se change en impulsion motrice; on peut donc supposer que, s'il y a dans l'écorce cérébrale des points où l'image devient plus lumineuse, ces points se rencontrent là où les extrémités terminales de l'appareil intellectuel s'abouchent avec les extrémités initiales de l'appareil moteur... D'innombrables courants intellectuels cheminent ainsi dans notre intelligence et notre cerveau, sans que nous en ayons conscience, et ordinairement ils n'apparaissent à la conscience qu'au moment où, devenant moteurs, ils entrent dans un autre lit.» (L'intelligence, 3e édit., I, 482.)

Le substratum physique de l'esprit, disent Carpenter et Laycock, n'est pas seulement les nerfs efférents avec leurs centres, ce sont aussi les nerfs afférents, «ce sont les processus sensori-moteurs.»—«Il doit y avoir un élément moteur aussi bien qu'un élément sensoriel dans le substratum anatomique dont la faible décharge correspond à ce que nous appelons penser un objet. Cette notion peut paraître singulière. Quoi de commun, dira-t-on, entre un mouvement et une idée, l'un étant un processus physique, l'autre un processus mental? Je le répète, le mouvement entre comme élément non dans les idées, mais dans le substratum anatomique des idées.» (Huglings Jackson, Clinical and physiological researches on the nervous system: I, on the localisation of movement in the brain, p. 18, et sq.) Pour la théorie des centres psycho-moteurs, qui sont comme les centres des idées-forces, voir les travaux de Ferrier, de Bastian, de Maudsley et les pages substantielles de M. Ribot, dans la Revue philosophique de juillet 1882.

[135] Voir principalement Maudsley, Herzen, M. Taine et M. Ribot.—Cf. p. 109.

[136] «Omne possibile exigit existere, et proinde existeret, nisi aliud impediret, quod etiam existere exigit et priori incompatibile est; unde sequitur semper eam existere rerum combinationem qua existunt quam plurima.» (De verit. primis, Erdm., p. 99.) «Omnia possibilia pari jure ad essentiam (l. existentiam) tendere pro quantitate essentiæ, seu realitatis, vel pro gradu perfectionis quem involvunt.—Et ut possibilitas est principium essentiæ, ita perfectio seu essentiæ gradus (per quem plurima sunt compossibilia) principium est existentiæ. Ex his jam mirifice intelligitur quomodo, in ipsa originatione rerum, mathesis quædam divina seu mecanismus metaphysicus exerceatur.» (De rerum originat. rad., Erdm., p. 148.)—«Tous les possibles prétendent à l'existence dans l'entendement de Dieu à proportion de leur perfection. Le résultat de toutes ces tendances doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible.» (Dutens, II, II, p. 36.)

«Feignons, dit Théophile, qu'il y ait des êtres possibles, A, B, C, D, E, F, G, également parfaits et prétendant à l'existence, dont il y a d'incompatibles A avec B, et B avec D, et G avec C. Je dis qu'on pourrait les faire exister deux ensemble de quinze façons: AC, AD, etc.; ou bien trois ensemble, des manières suivantes: ACD, ACE, etc.; ou bien quatre ensemble de cette seule suite: ACDE, laquelle sera choisie parmi toutes les autres, parce que par là on obtient le plus qu'on peut; et, par conséquent, ces quatre A, C, D, E, existeront préférablement aux autres, B, F, G. Donc, s'il y avait quelque puissance dans les choses possibles pour se mettre en existence et pour se faire jour à travers les autres, alors ces quatre l'emporteraient incontestablement; car, dans ce combat, la nécessité même ferait le meilleur choix possible, comme nous voyons dans les machines, où la nature choisit toujours le parti le plus avantageux pour faire descendre le centre de gravité de toute la masse autant qu'il se peut.—Mais les choses possibles, n'ayant point d'existence, n'ont point de puissance pour se faire exister, et par conséquent il faut chercher le choix et la cause de leur existence dans un être dont l'existence est déjà fixe et, par conséquent, nécessaire d'elle-même.»

[137] Expressions de M. Burdeau dans un compte-rendu consacré à M. Renouvier.

[138] M. Penjon, dans la Critique philosophique du 10 mars 1883.

[139] Sous cette forme le problème nous a été posé jadis à nous-même, comme application immédiate de notre théorie sur la liberté et le déterminisme, par notre ancien élève M. Émile Boirac.

[140] Le docteur Le Bon, L'homme et les sociétés, I, 455.

[141] Aristote, De animâ, III, x: Ἡ κινησις ορεξις τις εστιν ἡ ενεργεια

[142] Au point de vue de la finalité, «ce qu'on appelle notre liberté est précisément la conscience de la nécessité en vertu de laquelle une fin conçue par notre esprit détermine, dans la série de nos actions, l'existence des moyens qui doivent à leur tour déterminer la sienne.» (J. Lachelier, Du principe de l'induction, 111.)

[143] Voir le dernier chapitre du livre précédent.

[144] Il vaudrait mieux dire, selon nous, le principe du tout.

[145] Critique du jugement, § 77.

[146] Ce n'est donc pas, comme l'a soutenu Clifford, en vous rejetant de ma conscience que je vous conçois (comme éjet); c'est au contraire en prolongeant ma conscience jusqu'en vous. Objets et éjets ne sont toujours que le sujet prolongé et projeté.—Il n'y a pas là non plus une loi nécessaire à priori, une forme comme celle de Kant, ni une application d'un principe universel de la raison, comme dans Victor Cousin. Notre théorie nous semble plus scientifique, parce qu'elle s'appuie sur la persistance de l'action et du mouvement commencé, laquelle devient, dans la conscience, une tendance à la liberté et à l'indépendance.

[147] Plotin, Ennéades, I, VI, 3.

[148] Voir sur ce sujet M. Ravaisson, La philosophie en France.

[149] Voir notre Philosophie de Platon, t. II, page 575.

[150] Dschelaleddin, cité par Hegel, à la fin de la Philosophie de l'esprit.

[151] Voir, sur ce sujet, notre Critique des systèmes de morale contemporains.

[152] Voir la première partie, chap. IV.

[153] Voir la critique de la théorie Kantienne dans nos Systèmes de morale contemporains.

[154] Raison pratique, p. 263.

[155] Ibid., p. 265.

[156] Voir notre Idée moderne du droit, 2e édition, livre II.

[157] Voir la Science sociale contemporaine, livres IV et VI.

[158] Voir la Philosophie de Platon, Études platoniciennes, II, 612.

[159] V. Ravaisson, Rapport sur la philosophie au dix-neuvième siècle, conclusion.

[160] Leibnitz, Lettre à Arnauld, du 14 juillet.

[161] «Il faut donc qu'il y ait une raison à priori, indépendante de mon expérience, qui fasse qu'on dit véritablement que c'est moi qui ai été à Paris, et que c'est encore moi, et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne; et par conséquent il faut que la notion du moi lie ou comprenne ces différents états. Autrement on pourrait dire que ce n'est pas le même individu, quoiqu'il paraisse l'être. Et en effet, quelques philosophes qui n'ont pas assez connu la nature de la substance et des êtres invisibles ou êtres per se, ont cru que rien ne demeurait véritablement le même. Et c'est pour cela entre autres que je juge que les corps ne seraient pas des substances s'il n'y avait en eux que l'étendue.» (Leibnitz, Lettre à Arnauld.)

«Je demeure d'accord, continue Leibnitz, que la collection des événements, quoiqu'elle soit certaine, n'est pas nécessaire, et qu'il m'est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage; car, quoiqu'il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est enfermé aussi que je le ferai librement. Et il n'y a rien en moi de tout ce qui peut se concevoir sub ratione generalitatis seu essentiæ, seu notionis specificæ sive incompletæ, dont on puisse tirer que je le ferai nécessairement; au lieu que de ce que je suis homme, on peut conclure que je suis capable de penser; et par conséquent, si je ne fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu'il est certain que je le ferai, il faut bien qu'il y ait quelque connexion entre moi qui suis le sujet, et l'exécution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati inest subjecto in propositione vera. Il y aurait donc une fausseté si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou complète

[162] Voir plus haut, même livre, ch. III.

[163] Voir notre travail sur le Second Hippias de Platon.

[164] Voir notre Critique des systèmes de morale, dernier livre.

[165] C'est ce que nous avons essayé de mettre en lumière dans notre Idée moderne du droit.

[166] Voir p. 221 et suiv.

[167] V. p. 252 et suiv.

[168] Voir p. 281 et suiv.

[169] Voir plus haut, p. 238.

[170] Voir p. 281 et suiv.

[171] Voir p. 261 et suiv.

[172] Voir notre Idée moderne du droit, livre IV.

[173] Voir notre Critique des systèmes de morale contemporains, liv. VII.

[174] Voir plus haut, p. 300 et suiv.


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