La Liberté et le Déterminisme
Jules Lequier, dans les «perspectives de sa mémoire», qu'il prolongeait des perspectives supposées de sa vie future, s'apparut à lui-même, nous dit-il, multiplié en une suite de personnages divers, dont le dernier, s'il se tournait vers eux un jour, à un moment suprême, en leur demandant pourquoi ils avaient agi de la sorte, pourquoi ils s'étaient arrêtés à telle pensée, «les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres.»—Mais, peut-on répondre, prenons la série en sens inverse, et substituons au déterminisme une série de commencements absolus; ne verrons-nous pas se produire la même perspective? L'homme de chaque instant passé ne pourra-t-il pas rejeter la faute sur l'homme de l'instant suivant, sur «l'homme nouveau sorti de l'homme ancien» par un commencement absolu, et le long de cette nouvelle perspective n'entendrons-nous pas les personnages successifs, qu'aucun lien certain ne rattachait l'un à l'autre, en appeler aussi sans fin les uns aux autres? Tant il est vrai que, dans tous les systèmes, le problème de l'individuation et de la responsabilité offre des difficultés analogues: il faut un lien entre le moi d'aujourd'hui et celui d'hier, et cependant il faut que ce lien soit d'une flexibilité indéfinie pour permettre un continuel renouvellement dans une continuelle identité. Si le lien paraît trop rigide dans le déterminisme ordinaire, en revanche il est supprimé dans un libre arbitre qui fait de la vie morale une suite d'épisodes.
V. Les limites intérieures de la liberté et de la solidarité.—Une dernière difficulté psychologique et morale, c'est celle des limites, conditions et variations intérieures de la liberté. Quelques auteurs ont admis à la fois le libre arbitre et la solidarité, qui n'est qu'un autre nom du déterminisme; ils sont allés jusqu'à croire: 1o que le libre arbitre est lui-même solidaire; 2o que, tout en s'exerçant dans le monde phénoménal et non dans le monde nouménal, il a «des manifestations phénoménales déterminées par les lois de la nature», comme la liberté nouménale de Kant; enfin qu'il y a des «degrés» et une simple «virtualité» dans le libre arbitre[60]. Ces assertions ne sont pas faciles à concilier. Aussi M. Renouvier lui-même les rejette; mais n'aboutit-il pas à son tour à l'antinomie du libre arbitre insolidaire et de la solidarité[61]? Pour lui, la puissance des contraires, dût-elle ne se présenter qu'une fois réellement et dans la vie d'un seul homme, «cette puissance-là passant à l'acte serait toujours un absolu sui generis, échappant à toute solidarité en tant qu'elle s'exerce.» Mais il ajoute que, si le libre arbitre est inconditionnel, il a cependant des «conditions d'existence» qui doivent être «données» et des «conditions d'exercice» qui sont «les éléments, les mobiles et les moyens.»—Que reste-t-il alors en propre à cet «absolu sui generis,» qu'on nous représentait tout à l'heure comme pouvant lui-même au moins se donner ses «mobiles et motifs?» Ce résultat semble d'ailleurs inévitable quand, avec le criticisme phénoméniste, on cherche une liberté inconditionnelle dans les phénomènes, qui sont par essence conditionnés.
On a beau répondre que l'acte libre est seulement celui qui n'est pas «entièrement prédéterminé,» entièrement solidaire, et que «le fait du commencement absolu,» de l'insolidarité, «est ici resserré dans d'étroites limites;» les limites qui entourent un mystère ne font rien à son énormité intrinsèque; une petite création spontanée sur un petit point de l'univers, un petit fiat lux ou un petit fiat motus est aussi incompréhensible que la création du monde entier; donnez-moi ce pouvoir dans des limites aussi étroites que vous voudrez, et je referai le monde mieux qu'Archimède avec son point d'appui. De plus, nous demanderons de nouveau comment il peut y avoir des limites à un commencement absolu, une relation limitant l'absolu?
Le criticisme phénoméniste croit avoir supprimé le «noumène» en le plongeant dans le «phénomène;» il n'a fait que le mêler à son contraire; au lieu d'un seul noumène au-dessus du monde, on a une multitude de petits noumènes dans le monde, autant que d'actes libres et de commencements premiers: c'est une poussière de noumènes au lieu d'un lingot. Le criticisme phénoméniste rejette la chose en soi, mais il admet ce qui est beaucoup plus étrange: des phénomènes en soi et par soi. Il veut revenir à Hume en gardant Kant; et alors, au lieu de placer dans l'édifice le phénomène au rez-de-chaussée et le noumène à l'étage supérieur, il loge les deux contradictoires, aux prises l'un avec l'autre, sur le même plan: il fait commencer absolument des relations, il fait jaillir des phénomènes par soi, et il croit diminuer la difficulté (pour ne pas dire la contradiction) en ajoutant:—Cela ne se passe que sur un tout petit point, dans d'étroites limites: c'est un petit commencement premier; son exiguïté le rend plus portatif que l'absolu absolument absolu du noumène.—Au choix, nous aimerions mieux ce dernier qu'une philosophie d'hiatus, qui cherche vainement à se maintenir entre le phénoménisme exclusif de Hume et le phénoménisme surmonté du noumène de Kant. Éparpiller la difficulté, ce n'est pas la résoudre: c'est simplement la multiplier.
CHAPITRE CINQUIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE
I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans création de force.
II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.
III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment petite.
IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination.
Il s'est produit à notre époque, parmi les moralistes qui se rattachent au spiritualisme ou au «criticisme,» une sorte de réaction antiscientifique dans l'intérêt de la morale, dont nous venons de voir des exemples. Les uns s'efforcent de montrer (chose facile) que la science ne sait pas tout et en concluent qu'ils ont le droit de remplir les lacunes de la science par l'affirmation d'un libre arbitre qui échappe aux lois scientifiques. Où la science se tait, ils se croient autorisés à parler comme bon leur semble et à admettre des miracles. D'autres s'efforcent de tourner la science même au profit du libre arbitre; ce qui s'accommode le moins de ce pouvoir miraculeux, c'est la logique et la mécanique; or ce sont précisément ces deux sciences qu'on a essayé de mettre sous la dépendance du libre arbitre: montrer que sans son secours elles ne sauraient subsister eût été un chef-d'œuvre de tactique. L'entreprise était séduisante et a séduit en effet plus d'un esprit. Ainsi s'introduisent, dans une question toute psychologique et morale, de véritables expédients logiques et mécaniques qui ont pour but de sauver le libre arbitre; ce sont, dans tous les sens du mot, des arguments ex machina. Il y a dans cette question de la liberté, comme dans celle de l'existence de Dieu, toute une nichée de sophismes, comme dirait Kant, et il suffit, pour la faire s'envoler, d'agiter un peu les broussailles logiques ou mathématiques derrière lesquelles ils se cachent.
Nous avons déjà examiné les expédients logiques tirés de la prétendue impossibilité d'établir la vérité scientifique ou métaphysique si tout est déterminé nécessairement. Restent les expédients mécaniques. On peut en compter jusqu'à cinq en faveur du libre arbitre, par lesquels on espère rendre son action compatible avec la conservation de l'énergie: 1o direction possible des mouvements de translation par une force étrangère au mouvement; 2o transformation possible du mouvement moléculaire en mouvement de translation, et rupture possible d'équilibre par une action infiniment petite ou même nulle; 3o emploi du temps au profit de la liberté. Les deux premiers expédients reviennent à des manières de diriger le mouvement dans l'espace; le dernier est une manière de le gouverner dans le temps.
I. La direction possible des mouvements de translation par une force supérieure est, comme on sait, l'hypothèse cartésienne, que Leibnitz a réfutée et qu'a reprise Cournot. Cette thèse peut donner lieu à deux sortes d'objections, les unes tirées de ses conséquences, les autres tirées de ses principes. On connaît d'abord l'objection per absurdum proposée par Leibnitz. «Qui nous empêcherait, demandait-il à Descartes, de sauter jusqu'à la lune?»—Mais on peut contester cette conclusion de Leibnitz sur le pouvoir que nous conférerait le clinamen, et dire que ce pouvoir n'est pas nécessairement indéfini. On pourrait imaginer un certain quantum d'énergie à la disposition des êtres libres; on serait incapable, il est vrai, d'expliquer pourquoi une énergie toute spirituelle et soustraite aux lois de la matière a des bornes. Mais, une fois admise, cette énergie directrice des mouvements n'aurait pas un caractère aussi perturbateur que Leibnitz le suppose, car il faut tenir compte de ce que les mouvements se neutralisent à distance. Une direction nouvelle du mouvement pourrait être neutralisée à une certaine distance de son point de départ et ne rien changer ni à la somme totale des forces et des mouvements, ni même peut-être à la direction totale de l'ensemble. Le poisson qui se meut dans la mer à droite ou à gauche n'empêche pas la mer de se soulever et de s'abaisser selon une loi régulière; il y a compensation des petits effets les uns par les autres quand on considère la masse. Il n'est donc pas entièrement démontré que le pouvoir de diriger un mouvement dans des conditions déterminées et dans une sphère déterminée, comme celle de nos organes, nous donne nécessairement le pouvoir de tout faire et de sauter jusqu'à la lune. Notre action transitive, en un mot, pourrait être réelle, tout en étant limitée.—Voilà ce qu'on pourra objecter à Leibnitz.
Pourtant, il faut le reconnaître, les mouvements se tiennent toujours et sont solidaires. Le petit saut du poisson dans l'eau tient de loin aux mouvements du soleil et des étoiles; la moindre direction nouvelle, quelque limitée qu'elle fût, changerait la formule mathématique de l'univers. Si un seul homme ne pouvait sauter jusqu'à la lune et encore moins changer le centre de gravité du globe, tous les hommes et tous les animaux réunis, en les supposant doués du pouvoir imaginé par Descartes, seraient peut-être capables à la longue de modifier plus ou moins le centre de gravité terrestre et la durée du jour stellaire.
Telles sont les conséquences auxquelles aboutissent logiquement ceux qui admettent le pouvoir directeur; mais, quelque improbables que soient ces conséquences, elles ne suffisent pourtant pas à réfuter la théorie. C'est donc sur les principes mêmes de cette théorie qu'il faut porter l'examen. Ses partisans prétendent admettre à la fois le principe de la conservation de l'énergie et un pouvoir directeur du mouvement, qui, selon eux, n'impliquerait aucune création de force. Nous n'avons donc pas à examiner maintenant le théorème de la conservation de l'énergie ni les vraies raisons sur lesquelles il se fonde; la seule question en ce moment est de savoir si ce théorème, une fois admis, est compatible avec le pouvoir de diriger le mouvement. M. Delbœuf et M. Tannery sont pour la négative; M. Naville et d'autres sont pour l'affirmative. Il nous semble que, pour modifier mécaniquement la direction d'un mouvement et la résultante d'un parallélogramme de forces, il faut de toute nécessité ou détruire un des mouvements composants, ou introduire et créer un mouvement nouveau. Or, comment créer ou annuler du mouvement sans créer ou annuler de la force vive, par conséquent sans faire varier la somme d'énergie qu'on supposait constante? L'indétermination dans la direction du mouvement est contraire au principe de l'égalité entre l'action et la réaction, qui entraîne comme conséquences: 1o la conservation du mouvement du centre de gravité, 2o la constance de la quantité du mouvement, 3o le principe des aires[62]. Pour admettre avec Epicure et Descartes la possibilité d'un clinamen, il faut donc modifier les thèses fondamentales de la mécanique sur la conservation de l'énergie et attribuer à l'homme une création de force motrice.
Pour échapper à cette conséquence, M. Naville se réfugie dans une série d'hypothèses et d'analogies; son but est de montrer, contrairement au principe de la mécanique moderne, que toute cause modificatrice d'un mouvement n'est pas nécessairement un mouvement antérieur, ce qui rendrait impossible l'action directrice et libre de la volonté. La cause modificatrice du mouvement, selon lui, peut être une force qui agisse sans l'aide d'un mouvement antécédent et comme du sein de l'immobilité, de manière à n'augmenter et à ne diminuer en rien, par cette action, la somme du mouvement dans l'univers. Malheureusement, les raisons sur lesquelles M. Naville s'appuie pour démontrer cette possibilité sont empruntées, comme nous allons le voir, à de simples fictions mathématiques. Il assimile la volonté à une force qui agit sur le mouvement par sa présence seule, non par le mouvement. Même dans la nature, dit-il, l'explication des phénomènes du mouvement suppose la double base du mouvement et des obstacles qui le modifient; et «les obstacles sont la résistance opposée par des corps, à l'état de repos relatif, aux mouvements des autres corps... Il résulte de là qu'en physique ce n'est pas seulement le mouvement qui est force, mais aussi la présence des corps. Or la présence des corps peut être conçue comme une force qui change la direction du mouvement sans en changer la quantité. Supposons en effet un système de corps en mouvement, et plaçons-y par la pensée un corps considéré comme primitivement immobile; la direction des mouvements du système sera changée sans altération dans la quantité. Il va sans dire qu'il s'agit ici d'une conception purement théorique, puisqu'un corps ne peut pas être introduit sans que son introduction soit un mouvement; mais, en supposant l'apparition spontanée d'un corps dans un système donné, ou sa création proprement dite, ce corps changerait la direction des mouvements antécédents et non leur quantité[63].» Le corps immobile imaginé par M. Naville est évidemment une pure fiction géométrique; dans la réalité, tout corps est un système de mouvements, soit visibles, soit invisibles. Ce qui fait que la présence d'un corps modifie le mouvement des autres corps, c'est qu'il est lui-même un ensemble de mouvements. Il ne résiste au mouvement que par son mouvement propre et non par son immobilité, qui est toute «relative» et révèle un mouvement en sens contraire. Nous ne savons si un corps vraiment et absolument immobile ne serait pas indifférent à tout mouvement, et n'opposerait pas une résistance nulle au mobile qui l'entraînerait. Comment donc arguer d'une fiction mathématique, d'une métaphore mathématique, pour démontrer la possibilité d'une action psychologique qui serait celle d'un pur esprit modifiant le mouvement par sa seule «présence», semblable aux anges que le moyen âge préposait au mouvement des astres? Pour démontrer la possibilité d'une chose, il faut, selon le précepte de Kant, s'appuyer sur des réalités, non sur fictions abstraites ni sur des symboles géométriques.
D'ailleurs, admettons qu'un mouvement puisse être produit par un changement n'ayant lieu que dans le temps et non dans l'espace; la difficulté serait reculée sans être résolue. Le déterminisme, en effet, s'applique aussi bien au temps qu'à l'espace. Nos idées se suivent dans le temps selon des lois, ainsi que nos désirs.
De plus, toute idée est en fait accompagnée d'un mouvement, est une action réfrénée. M. Naville admet lui-même que tout phénomène psychique a des conditions physiologiques et se traduit dans le cerveau; or cette assertion est en contradiction avec les hypothèses de M. Naville et de M. Renouvier sur une force qui produirait la direction du mouvement sans un autre mouvement antécédent. Concevoir dans notre pensée la direction nouvelle d'un mouvement, concevoir un clinamen, c'est déjà produire un autre mouvement, c'est même commencer déjà la neutralisation du mouvement antérieur par un mouvement en sens contraire; c'est commencer le clinamen. L'idée du mouvement nouveau est comme une main qui s'appuierait légèrement sur une boule en train de rouler et qui serait toute prête à la ramener en arrière. Tant que la main s'appuie légèrement, elle ne produit qu'une résistance insuffisante à arrêter la boule: c'est l'idée; une résistance plus forte est le désir. Quand la main se serre, saisit la boule et la ramène en arrière, quand l'idée présentement dominante contrebalance l'impulsion antérieure, c'est la volonté. Pour modifier un mouvement sans un autre mouvement, il faudrait donc le modifier sans y penser, sans avoir l'idée du mouvement voulu, lequel est déjà une image, conséquemment un système de mouvements cérébraux, premier stade du mouvement final.
II. La thèse de M. Naville présuppose celle de M. Boussinesq. En effet, changer la direction d'un mouvement sans mouvement antécédent et par l'intervention d'une force supérieure ne serait chose possible que s'il y avait un moment d'équilibre et d'indétermination. Il faut préalablement que la balance soit en équilibre et que l'ensemble de forces qui agissent sur elle aboutisse à cet équilibre, à cette bifurcation de voies qui fait que la balance peut également s'incliner à droite et à gauche. MM. Bertrand, du Bois-Reymond, et plus récemment M. Delbœuf ont répondu avec raison qu'il n'y a pas dans la réalité d'indétermination vraie, et que les différentielles sont des abstractions. Mathématiquement, un cône peut se tenir sur sa pointe; physiquement, non, parce qu'il y a toujours d'un côté ou de l'autre quelque différence qui rompt l'équilibre. La volonté est comme ce cône. D'ailleurs, si l'équilibre était parfait, et si l'être était réellement en équilibre entre une «intégrale singulière» et une «intégrale générale» comme entre deux bottes de foin, il ne se produirait rien, car il n'y aurait pas de raison pour qu'un contraire se réalisât plutôt que l'autre. Ce serait donc une force supérieure qui romprait dans la réalité le prétendu équilibre de l'abstraction.
III.—Dira-t-on que la force mécanique qui rompt l'équilibre peut être infiniment petite et même égale à zéro?—C'est l'hypothèse de Cournot et de M. de Saint-Venant, que M. Renouvier a reproduite. Selon cette hypothèse, la loi de la conservation de l'énergie détermine bien la quantité de mouvement moléculaire qui peut résulter d'un mouvement de translation, ou inversement la quantité de force actuelle qui peut résulter d'une quantité donnée de force potentielle; mais elle ne détermine pas la transformation d'une des deux sortes de mouvement dans l'autre. «La question du déterminisme absolu, dit M. Renouvier, est toute de savoir comment ou par quelles forces s'opèrent les détentes par lesquelles des forces de tension passent à l'état de forces vives, actuelles, sensibles, accomplissant un travail mécanique... Il resterait à comprendre comment une détente, qui est de l'ordre mécanique, pourrait s'effectuer ainsi indépendamment de toute force définie mécaniquement ou, en d'autres termes, sans introduction d'aucun mouvement nouveau dans le système des mouvements donnés. La question se réduit donc maintenant à ce seul point. Elle se résout, croyons-nous, de la manière la plus simple..... La question se résout par la méthode des limites. Dès que la moindre force suffit pour rompre un état d'équilibre parfait ou mathématique et mettre en liberté, pour ainsi dire, une quantité quelconque de force vive et accomplir un travail aussi grand qu'on peut l'imaginer[64], il s'ensuit que le rapport de la force causant la rupture à la force déployée par l'effet de la rupture peut être supposé aussi petit qu'on le veut, descendre au-dessous d'une quantité assignée, quelque petite qu'elle soit. On peut donc affirmer, passant à la limite, que la détente est possible sans qu'aucune force sensible, aucun mouvement sensible s'introduise dans le système mécanique. Donc enfin le principe de la conservation de la force mécanique peut être maintenu sans que l'on renonce à considérer la force psychique comme la cause du passage de certaines forces de tension de l'organisme à des forces actuelles[65].»
Du Bois-Reymond et M. Delbœuf ont fait justice de cet expédient des limites appliqué par Cournot et M. de Saint-Venant à la question de la liberté. De quoi s'agit-il en effet? D'expliquer mécaniquement par la méthode des limites une rupture d'équilibre produite par une cause mentale. Or, mécaniquement, une force aussi petite qu'on veut n'est pas une force nulle. Ce serait trop commode, et on pourrait ainsi produire tous les effets possibles par une cause appropriée aussi petite que possible, c'est-à-dire nulle. Si l'infiniment petit égalait le nul, on pourrait produire l'avalanche non seulement par un mouvement aussi petit que possible et nul, mais même par un vouloir aussi petit que possible et nul. En se croisant les bras ou en dormant un somme, on pourrait «décrocher» la lune et les étoiles. C'est avec la même rigueur mathématique que le Père Gratry démontrait la création: «Zéro multiplié par l'infini égale une quantité quelconque; le néant multiplié par Dieu égale un objet quelconque.» En poussant plus loin l'artifice mathématique, on pourrait même se contenter, dans certains problèmes, d'un multiplicateur égal au néant, ce qui dispenserait de Dieu. Mais toutes ces spéculations sont illusoires. Il est essentiel, au «décrochement» et à la «détente», comme le remarque du Bois-Reymond, que la force qui décroche et la force décrochée soient indépendantes l'une de l'autre; il est donc inexact de dire d'une manière absolue que leur rapport tend à la limite zéro. «Loin de pouvoir descendre à zéro, la force déterminante ne peut pas descendre au-dessous d'un quantum déterminé[66].» Une impulsion déterminante égale à zéro résoudrait du même coup, si elle était jamais admissible, l'énigme de l'origine du mouvement, «car une impulsion égale à zéro n'a jamais manqué.» On a beau répondre que «ceci n'est pas juste», que «le décrochement suppose des forces accumulées dont la distribution n'est due mécaniquement qu'à des mouvements antérieurs», qu'il est donc «inapplicable à une matière uniformément répartie dans laquelle le mouvement n'aurait pas encore commencé[67];» nous ne tenons pas au mot de décrochement; remplaçons-le par le mot plus exact de rupture d'équilibre, l'argument des limites, emprunté par M. Renouvier à Cournot et à M. de Saint-Venant, pourra se reproduire. La «chiquenaude» de Descartes, qui suffit à introduire le mouvement dans l'univers et à rompre l'équilibre de la matière uniformément répartie, des forces agissant en sens opposé, peut être aussi petite qu'on voudra; elle peut donc être nulle. Si on dit que l'équilibre est une neutralisation de mouvements qui présuppose le mouvement, on a raison; mais, si un excédent infiniment petit et nul suffit à rompre la neutralisation mutuelle des mouvements, il n'y a pas plus de difficulté à admettre qu'une action quelconque infiniment petite et nulle suffirait à produire un premier mouvement. Et alors un Dieu nul suffira pour le produire par une action nulle. Au reste, M. Renouvier admet lui-même des commencements absolus, des espèces de créations ex nihilo per nihilum, avec un dieu nul. Dès lors, pour produire les ruptures soudaines d'équilibre dans notre organisme, pourquoi ne suffirait-il pas d'un commencement absolu qui permettrait de supposer un libre arbitre infiniment petit ou un libre arbitre nul?
En réalité, l'hypothèse de M. Renouvier et de Cournot est un miracle déguisé sous des formules mathématiques; elle revient à dire que les mouvements du corps se conforment à nos volitions comme si nos volitions agissaient mécaniquement, bien qu'elles n'agissent pas mécaniquement, disons plus, bien qu'elles n'agissent réellement d'aucune manière concevable. En effet, M. Renouvier n'admet pas plus que Leibnitz et les cartésiens l'action transitive de l'esprit sur le mécanisme corporel: avec la science moderne, il ne reconnaît entre les phénomènes de l'esprit et ceux du corps qu'une «correspondance,» une «harmonie,» un «ordre,» comme disait Leibnitz[68]. Rien de mieux; mais il se présente pour lui une difficulté toute particulière dans la question de l'efficacité du libre vouloir sur le mouvement. Rien n'est plus curieux que la position critique où M. Renouvier se trouve réduit. Un peu de réflexion nous la fera comprendre.
Le libre arbitre consiste, pour M. Renouvier, dans le pouvoir de produire un commencement absolu, échappant à toute prédétermination et conséquemment à toute prévision, même à la prescience divine[69]. Il en résulte que la série des états de l'esprit, particulièrement des volitions libres, ne saurait être préétablie, et en cela M. Renouvier s'écarte de Leibnitz. D'autre part, il faut que la série des mouvements ne soit pas davantage préétablie, puisque certains de ces mouvements seront l'effet de volitions encore indéterminées. Mais, en même temps, il faut qu'il y ait une correspondance, une harmonie déterminée entre les changements intérieurs et les mouvements extérieurs. C'est donc cette harmonie seule que M. Renouvier retient du système de Leibnitz; avec Leibnitz et Hume, contre Maine de Biran, il dit que la volonté n'est pas cause transitive du mouvement corporel, cause vraiment motrice, et que cependant elle a pour compagnon constant et pour ombre fidèle le mouvement corporel.—C'est fort bien, mais nous demanderons comment, dans son système, peut s'expliquer cette constance? Il aboutit à cette merveille d'une volonté qui meut sans mouvoir, d'un commencement absolu dans l'ordre mental qui s'accompagne d'un commencement absolu dans la direction des mouvements physiques, sans que, d'une part, l'ordre mental ait une action mécanique sur l'ordre physique et sans que, d'autre part, il y ait aucune prédétermination ni dans la première série ni dans la seconde. C'est comme si, le soleil se mettant tout à coup à changer de route par un clinamen «imprévisible,» la terre se mettait aussi à changer de route de la même manière, sans qu'il y eût ni aucune action mécanique du soleil sur la terre, ni aucune prédétermination de leurs mouvements par un déterminisme universel. Pour opérer ce prodige il n'y a d'autre expédient que celui des limites mathématiques, par lequel on essaye de nous persuader qu'une action mécaniquement nulle peut produire un quantum mécanique d'effet. C'est toujours la «cause occasionnelle;» seulement il n'y a pas de Dieu pour pousser en nous le corps à l'occasion de la volonté: celle-ci change, et le corps change à point nommé. Le coup de pouce que je donne à ma montre fait mouvoir une aiguille sur une autre montre située loin de moi, par exemple dans Sirius, sans que ma montre agisse mécaniquement sur l'autre et sans qu'un horloger habile ait mis des ressorts qui produisent dans les deux, au moment convenable, les mêmes effets prévus. C'est le miracle élevé à sa seconde puissance qui nous est ici présenté comme une solution toute «simple.» C'est même plus qu'un miracle, et on frise la contradiction; il y a ici, en effet, deux commencements absolus qui sont cependant relatifs l'un à l'autre, deux hiatus qui sont cependant liés par une loi de continuité et d'harmonie[70].
Ceci nous amène à laisser les considérations mathématiques, pour embrasser le problème dans toute sa généralité philosophique. Il s'agit alors de savoir si des faits commençant absolument, comme doivent être les faits du libre arbitre, pourront se trouver en correspondance, en harmonie avec des phénomènes extérieurs, et cela sans que cette harmonie ait été préétablie ou soit, d'une manière quelconque, prédéterminée. La réponse est toujours la même que tout à l'heure. Qu'on tourne et retourne la question, un système phénoméniste qui admet le libre arbitre ne peut, encore une fois, expliquer l'action imprévisible de ce libre arbitre sur les mouvements du corps ni par une force transitive et occulte (que tout le monde aujourd'hui rejette) ni par une loi d'harmonie, seule hypothèse qui reste ouverte aux philosophes. Comment, en effet, expliquer au point de vue scientifique la correspondance des volitions et des mouvements par une loi d'harmonie, quand on professe que cette loi admet en son sein des hiatus et n'est pas un déterminisme embrassant tous les termes à mettre en consensus. Comment les deux «horloges,» l'une libre, l'autre soumise au déterminisme, peuvent-elles se trouver d'accord? Peu importe que la seconde, comme nous le supposions tout à l'heure, soit dans une étoile éloignée ou soit tout près de moi dans mon cerveau; la difficulté est la même. L'acte du libre arbitre, sur le petit point où il a lieu, échappe «à toute prévision même divine,» à toute loi qui le «prédéterminerait entièrement;» il a lieu dans les «interstices des lois constantes;» c'est un trou fait au réseau du déterminisme, nec regione loci certa nec tempore certo; c'est la rupture imprévue d'une chaîne phénoménale. Comment alors cette rupture peut-elle coïncider précisément avec le déroulement sans rupture d'une autre chaîne phénoménale? En un mot, comment l'exception à la loi peut-elle se trouver d'accord avec le cours régulier de la loi sur les autres points? comment le discontinu peut-il être en harmonie continue avec la continuité? Un musicien qui improvise une fantaisie peut-il se trouver d'accord avec tous les autres musiciens de l'orchestre qui suivent régulièrement la partition? On répond:—Il y a précisément «une loi de la nature» qui fait que, quand je veux mouvoir mon bras, il se meut au moment même;—mais une loi de la nature n'est telle que si elle embrasse et lie les deux termes harmoniques. Or, ici, l'un des deux termes n'est pas lié; le second seul est lié. Une loi ne peut pas régir un commencement absolu d'une part et un mouvement relatif de l'autre: le commencement absolu, en tant que tel, lui échappe nécessairement; par cela même, elle ne peut mettre le mouvement relatif en relation constante avec le libre arbitre absolu, inconstant et imprévisible.
De plus, une loi de la nature n'est pas une chose isolée: elle se rattache à toutes les autres lois, elle n'en est qu'une application; à vrai dire, il n'y a qu'une seule loi dont la formule embrasse toutes les lois dérivées et tous les phénomènes soumis à des lois. Une loi isolée est une abstraction tout comme la force transitive; une loi dormitive n'est pas plus intelligible qu'une force dormitive; l'intelligibilité consiste dans une harmonie universelle. Dès que vous imaginez un phénomène commençant par soi absolument, sans loi qui détermine son commencement, vous ne pouvez plus parler d'harmonie ni de correspondance, c'est-à-dire au fond de déterminisme. L'exception ne saurait être en harmonie avec la loi, à moins d'être purement apparente. Comme d'autre part vous rejetez avec raison la force transitive et y substituez la loi, il ne vous reste plus d'explication possible. Voilà pourquoi nous donnons à un tel fait le nom de miracle, et effectivement il est plus facile de concevoir la résurrection de Lazare (en vertu peut-être de lois et de rapports supérieurs aux rapports connus et habituels) que de concevoir une relation harmonique déterminée entre un commencement absolu non déterminé et un mouvement relatif déterminé[71].
Essayerez-vous de mettre en relation deux commencements absolus au lieu d'un,—l'un qui serait un vouloir commençant absolument, l'autre un mouvement commençant absolument; il vous sera toujours impossible d'établir une relation entre eux, une loi. Donc, au lieu d'un simple mystère, on se heurte une fois de plus à la contradiction de l'absolu relatif.—Mais il est illogique, répond-on, d'appeler contradiction une chose qui se passe tous les jours.—Ce n'est pas dans la chose qui se passe tous les jours qu'est la contradiction; c'est dans l'explication qu'on en donne et dans la loi par laquelle on veut rattacher ensemble des commencements premiers qui, par définition, ne peuvent être attachés. Une loi entre deux exceptions ou une loi entre une exception et des lois, voilà les deux formules entre lesquelles vous avez le choix, et toutes les deux, bien examinées, sont inadmissibles. L'édifice de la causalité universelle, de l'universelle législation s'écroule aussi bien tout entier dès qu'on y fait une petite brèche que quand on en fait une énorme; la première est pour nous moins visible; voilà son seul avantage, ou plutôt son inconvénient.
Enfin, puisque le phénoménisme criticiste veut prendre de Leibnitz «l'harmonie sans la prédétermination» (ce qui revient à dire le déterminisme sans la détermination), et puisque d'autre part il remplace les forces par de simples lois entre les phénomènes, pourquoi s'arrête-t-il en si beau chemin? pourquoi ne rejette-t-il pas, avec Hume, outre la causalité transitive, la causalité immanente? Celle-ci n'est pas plus admissible que l'autre dans un phénoménisme où il n'y a que des phénomènes et des lois. L'objection de Leibnitz et de Hume contre l'action à l'extérieur, on peut l'étendre à l'action d'un moment de la vie psychique sur le moment suivant, d'une représentation sur la représentation suivante, et dire que la causalité volontaire est un phénomène subjectif, illusoire, comme le prétendu effort de Maine de Biran. Il y aura au dedans de nous une série de phénomènes liés par des lois, tout comme au dehors; le libre arbitre, aussi bien que la force, deviendra un mot, un «symbole;» il y aura réellement sensations et harmonie, sensations et raison: voilà tout. Action et passion, cause et effet, redeviendront des expressions toutes relatives et subjectives; il n'y aura de vrai que principe et conséquence, antécédent et subséquent, en un mot déterminisme. Toute idée de causalité supra-phénoménale étant écartée, un phénomène causa sui est un monstrum métaphysique et logique.
Ainsi se révèle à nous ce qu'il y a d'intenable, d'inconséquent dans la position d'un «criticisme» qui veut conserver de Kant le phénoménisme sans les noumènes, et qui se flatte de ne pas retomber alors dans le phénoménisme pur et simple de Hume, dans le phénoménisme sans à priori, sans causalité, sans liberté, sans distinction de vie éternelle et de vie temporelle, sans impératif catégorique. Cette position moyenne et provisoire est un fait de transition curieux, qui se produit même actuellement chez quelques philosophes anglais, comme Hogdson et Watson. A nos yeux, ce nouvel éclectisme n'est pas viable: on ne peut rester suspendu entre le vrai phénoménisme et l'admission d'un noumène quelconque: dans un sens ou dans l'autre il faut aller jusqu'au bout. Et si l'on opte pour un principe inconnaissable supérieur à la science, au moins ne faudrait-il pas le disperser dans le domaine même de la science[72].
IV. Après les expédients mécaniques tirés d'un changement de direction qu'on prétend compatible avec la permanence de l'énergie, il ne reste plus qu'un artifice à employer: c'est de faire porter le pouvoir du libre arbitre sur le temps et non plus directement sur les déterminations de l'espace. Déjà M. Naville avait eu recours à ce moyen. La transformation de la force de tension en force de translation, la détente et pour ainsi dire le coup de pistolet intérieur tiré par le libre arbitre peut avoir lieu, selon M. Naville, «à des moments divers.» La puissance de l'action à l'extérieur, comme la poudre de l'arme à feu, peut être dépensée ou tenue en réserve sans changement dans sa quantité. «En raison de l'indifférence dynamique du temps, un mouvement moléculaire peut être transformé en un mouvement externe appréciable, à un moment ou à l'autre, sans que sa quantité soit changée. Une bougie renferme une certaine quantité de lumière possible: je l'éteins, sa combustion s'arrête et sa puissance d'éclairer demeure la même; le fait qu'elle brûle à un moment ou à l'autre est indifférent sous le rapport de la quantité. De même, en admettant que tous les mouvements externes de l'organisme humain soient des transformations d'un mouvement moléculaire interne, l'idée que la volonté peut actualiser à un moment ou à l'autre le pouvoir de l'organisme n'est contredite en rien par la théorie de la constance de la force[73].» M. Tannery est également porté à nous attribuer le pouvoir de disposer du temps; mais, plus fidèle aux mathématiques que M. Naville, il reconnaît que ce pouvoir est incompatible avec la thèse de constance de l'énergie et avec les hypothèses fondamentales de la mécanique, qui veulent que les forces d'un système varient avec la distance seule et non avec le temps[74]. La supposition de M. Naville a été reproduite par M. Delbœuf, qui l'a crue nouvelle. M. Delbœuf a intitulé son essai très intéressant: La liberté démontrée par la mécanique. Nous tiendrions donc enfin la démonstration qui coupera court aux discussions séculaires. La grande machine du monde, qui semblait devoir écraser la liberté sous ses roues, l'aura sauvée. M. Delbœuf admet le principe mécanique de la conservation de l'énergie, et il se flatte cependant de concilier la liberté avec ce principe. Les tentatives malheureuses de ses devanciers, qu'il réfute excellemment, ne lui inspirent aucun doute sur la possibilité de mettre les intégrales et les différentielles au service de la liberté morale. Toutefois, comme il nous prémunit lui-même spirituellement contre cette pensée que des intégrales ne sauraient mentir, il encourage par cela même les profanes à regarder en face, non sans quelque défiance, les équations d'où va enfin sortir victorieux le libre arbitre. Si ces équations se trouvent vraies, non seulement c'est le libre arbitre de l'homme qui sera démontré, mais c'est aussi celui du poisson ou de l'infusoire dans l'eau, de l'oiseau dans l'air, du simple ver de terre qui, après s'être dirigé vers la droite, se tourne subitement vers la gauche. Le problème prend la simplicité d'un problème de géométrie. On décrit une ligne droite, puis on lève la main et on trace plus loin un arc de cercle, et la liberté est démontrée. Ou encore on commence un cercle, et on s'échappe tout d'un coup par la tangente; voilà une démonstration de la liberté par la tangente au cercle. C'est à peu près de la même manière que Reid démontrait la liberté en levant et abaissant le bras, en défiant son adversaire de lui dire s'il partira du pied droit ou du pied gauche pour sa promenade matinale. Pourquoi faut-il que les solutions trop faciles soient précisément les plus difficiles à admettre?
Nous concéderons généreusement au savant psychologue et mathématicien toutes les prémisses dont il part. Nous ne ferons actuellement porter nos doutes que sur la conformité des conséquences aux principes. Peut-on admettre à la fois la permanence de l'énergie, et un certain indéterminisme, dans le temps, des mouvements accomplis par les êtres vivants, oiseaux, poissons ou hommes? Là est toute la question.
M. Delbœuf commence par admettre que, si la loi de la conservation de l'énergie est vraie, il ne peut exister des forces capables de modifier soit leur propre intensité, soit leur direction, soit leur point d'application. C'est le temps seul qui, selon lui, sera le dieu sauveur. «Toute action sur les forces naturelles se réduit en dernière analyse à conduire vers la droite un mobile qui s'en allait vers la gauche. Ou l'homme a ce pouvoir, ou il n'est pas libre. Ce résultat, comment peut-il l'atteindre sans compromettre la loi de la conservation de l'énergie? En disposant du temps[75].»—«Les êtres libres auraient la faculté de retarder ou d'avancer la transformation en force vive des forces de tension dont ils sont le support[76].» Si, par exemple, injurié par quelqu'un, j'ai le pouvoir de remettre à demain le mouvement de mon bras qui aurait produit un soufflet, il est clair qu'on ne pourra prévoir si je donnerai ou ne donnerai pas le soufflet au moment où l'on m'injurie. «Si les êtres libres disposent en cette manière du temps, toute prévision en ce qui les concerne devient impossible, et, par conséquent, nul ne peut prévoir tout l'avenir. Voici un tas de poudre: que vous l'enflammiez aujourd'hui ou demain, la grandeur de l'effet mécanique est la même; mais aujourd'hui l'explosion produira un travail utile; demain elle causera des morts par centaines. C'est que, dans l'intervalle, le temps a marché, entraînant avec lui tout ce qui est susceptible de changement.» Notre volonté aurait ainsi le pouvoir de «suspendre ou de précipiter le temps,» non sans doute le temps abstrait, mais «le temps réel,» comme Josué arrêta le soleil; O temps, suspends ton vol. N'y a-t-il point là un miracle aussi improbable que ceux de la Bible?
La vraie question est de savoir, non pas si l'explosion du tas de poudre de M. Delbœuf ou la combustion de la bougie de M. Naville est mécaniquement équivalente aux forces de tension, quel que soit le temps où l'explosion et la combustion se produiront, mais si je puis à mon gré, moi, laisser s'opérer aujourd'hui ou remettre à demain l'explosion de la colère dans mon cerveau, la transformation de mes forces de tension en force vive; et cela, sans qu'il y ait modification dans l'intensité, la direction ou le point d'application des forces, conséquemment sans création ou annihilation de force. Or, ce que MM. Naville et Delbœuf croient possible, nous le croyons impossible, du moins en vertu des principes admis par MM. Delbœuf et Naville.
En effet, dans les phénomènes mécaniques de la réalité concrète, ce ne sont pas seulement l'intensité, la direction et le point d'application des forces qui sont déterminés; c'est aussi le temps. Si un certain nombre de forces composantes sont données, la résultante est donnée à un point déterminé du temps comme de l'espace. La résultante ne peut pas dire: «Je ne suis pas prête, attendez.» Quand je mets le feu à la poudre, le mouvement expansif des gaz ne peut pas remettre ses effets au lendemain. Si vous pressez la détente d'un fusil, la balle vous dira-t-elle: «Le changement de temps ne supposant pas un changement dans la quantité ou dans la direction des forces, je ne partirai que dans un quart d'heure?» La flèche que vous voulez lancer, laissant l'arc se détendre, vous dira-t-elle: «Repassez plus tard; d'ici là, je me reposerai?» Autant dire que, la majeure et la mineure étant données, la conclusion peut se reposer pendant huit jours et choisir son moment pour sortir des prémisses en disant, comme les étoiles à Dieu: «Me voilà!» Il ne suffit pas d'un veto abstrait ou d'un fiat abstrait pour suspendre ou pour produire la transformation des forces de tension en forces vives. Il faut pour cela opposer une force à une autre et introduire une nouvelle composante.
Nous ne saurions donc admettre la proposition de M. Delbœuf: «La suspension d'action, qui en soi n'est rien, ne peut être l'effet d'un mouvement moléculaire, qui en soi est quelque chose[77].» Ainsi, Néron menace de torture et de mort un philosophe stoïcien s'il ne révèle pas le nom d'un de ses complices; le silence, la suspension d'action et de parole n'est rien! Simple affaire de temps; Latéranus choisira son moment parmi les moments indifférents de la durée. Et cette suspension, qui n'est rien, ne pourra être l'effet d'un mouvement moléculaire, qui est quelque chose!—Il nous semble au contraire qu'il faudra, pendant la torture, une dépense énorme de mouvement moléculaire pour produire ce résultat en apparence négatif: le silence. Si l'on pouvait appliquer un thermomètre au cerveau de l'homme qui se tait en face de la mort, il est à croire qu'il marquerait une notable élévation de température. En effet, pour suspendre la résultante actuelle d'une composition de forces actuellement données, il faut que je les neutralise par une autre force, car, en vertu du «principe d'actualité,» quand les conditions d'une chose sont réunies, la chose est. Donc il faut, ou que je crée de la force, ou que je modifie l'intensité des forces existantes, ce qui serait encore créer de la force, ou que je modifie la direction et l'application des forces, ce qui est impossible selon M. Delbœuf, ou enfin que ma résistance aux forces qui me poussaient dans une direction soit elle-même une conséquence de la direction générale et préexistante des forces, y compris mon caractère, mes idées, mes motifs et mes mobiles. Pour être libre, répète M. Delbœuf, «il suffit que l'individu ait la faculté de suspendre son action, c'est-à-dire de ne pas répondre immédiatement à l'excitation qui le sollicite, et de retarder le moment où il déploiera la force qui est en lui emmagasinée à l'état de tension. Par ce retard, il n'engendre évidemment pas de force; il laisse seulement l'univers marcher dans l'intervalle et se disposer autrement[78].» Rien que cela! En d'autres termes, il se soustrait à l'ensemble des forces de l'univers qui auraient abouti à lui faire accomplir tel mouvement; il ne répond pas actuellement à l'excitation qui sollicite actuellement tel effet déterminé; et, pour produire dans le monde un tel hiatus, on croit qu'il n'y a pas besoin «d'engendrer de la force!» Il faut seulement se mettre à part de l'univers et lui dire: Marche! moi, je reste immobile[79].
Si le principe de la conservation de l'énergie est vrai, on peut appliquer au changement de temps ce que M. Delbœuf dit lui-même contre le changement de direction imaginé par Descartes.—Pour passer d'une trajectoire à l'autre, dit M. Delbœuf, il est clair qu'il faudrait, au moment où le mobile est poussé sur la voie de droite, contrecarrer son action par une impulsion dirigée d'une certaine façon et ayant une certaine intensité. Le principe de la composition des forces nous donne et cette direction et cette intensité. Il faut, pour faire passer le mobile de droite à gauche, introduire une force égale à la résultante de la vitesse tangentielle qu'on veut lui donner, et d'une vitesse tangentielle égale et de signe contraire à celle qu'il a prise. La prétendue action du «principe directeur» admis par Descartes, par M. Naville, par M. Boussinesq (que M. Renouvier approuve), «a donc eu pour résultat de détruire cette résultante. En d'autres termes, la somme de l'énergie universelle n'est pas la même dans un cas et dans l'autre[80].»—Ce même argument peut se retourner contre M. Delbœuf. S'il tombe dans un précipice, il est clair qu'il ne pourra remettre à demain la continuation de sa chute sans créer une force capable de contrebalancer la pesanteur ou sans anéantir la force de la pesanteur. De même, si l'abîme où quelqu'un roule est celui dont parlent les moralistes quand ils parlent du vice et des passions de toute sorte, un changement de temps impliquera une dépense de force et, pour être libre, une création ou une annihilation de force.
M. Delbœuf lui-même, dans des considérations ingénieuses et suggestives sur le temps, rend sa propre théorie impossible et contradictoire. Le passage d'une forme de la force à une autre forme, dit-il, «ne se fait pas sans qu'il y ait une résistance détruite. Et c'est l'ensemble de résistances détruites qui constitue le temps... Nulle transformation ne se fait sans peine,» donc, ajouterons-nous, sans dépense de force. «Le temps, continue M. Delbœuf non sans profondeur, c'est la série des résistances brisées. Si rien ne résistait au changement, il n'y aurait pas de temps. Tout ce qui doit être serait immédiatement[81].»—Dès lors, comment admettre qu'une suspension d'action ou une suspension de temps ne soit «rien» et qu'on puisse disposer du temps, c'est-à-dire de la série des résistances, sans disposer de la quantité, de la direction ou du point d'application des forces[82]?
Après avoir ainsi essayé de démontrer que l'homme peut disposer du temps sans modifier la quantité d'énergie universelle et que, conséquemment, la liberté est possible, M. Delbœuf entreprend ensuite de démontrer sa réalité. Pour cela il suffit, à l'en croire, de démontrer qu'il existe des mouvements discontinus, c'est-à-dire dont le caractère et les propriétés générales ne sont pas identiques en chaque point. Tel serait un arc de courbe continué par sa tangente. Le principe dont part M. Delbœuf est celui de Laplace (et de Leibnitz): «Laplace disait ceci:—Étant données les forces dont la nature (non libre) est animée et la situation respective des êtres qui la composent, une intelligence suffisamment vaste connaîtrait l'avenir et le passé aussi bien que le présent.—Je vais plus loin: Je dis que cette intelligence n'aurait besoin, si la nature est un mécanisme, que de considérer pendant un temps fini, si court qu'il soit, la marche d'une portion de matière, aussi petite que l'on voudra, pour recréer par la pensée la nature entière dans son passé et dans son avenir.» M. Delbœuf soutient, en de belles pages, qu'une goutte d'eau (comme la monade de Leibnitz) reflète l'univers: la considération d'une seule de ses parties constitutives pendant un temps fini donne la forme intégrale du globe terrestre, dont elle suppose l'attraction; la terre donne le système solaire, le système solaire donne le monde entier, et le monde présent est gros de l'avenir comme du passé[83]. De ce principe M. Delbœuf croit pouvoir tirer cette conséquence importante, que la trajectoire d'aucun des points d'un système soumis à un ensemble de forces initiales et constantes (c'est l'hypothèse du mécanisme universel) ne peut se composer de parties de lignes d'équations différentes, ou en un mot ne peut être discontinue. Si, dans une certaine étendue finie, cette trajectoire est réellement et objectivement une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite, on peut être certain que la figure entière est une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite. M. Delbœuf appuie sa démonstration, au fond, sur le principe de raison suffisante. Ce point mobile que l'on considère décrit pendant un temps une ligne déterminée; les forces qui le déterminent se font donc équilibre d'une certaine façon, et sa trajectoire est la résultante de cette action; or, où serait la raison suffisante, «la cause d'un changement quelconque qui viendrait affecter la trajectoire après ce temps fini[84]?» Si donc le changement d'un arc de cercle réel en réelle ligne droite se produit, s'il y a des mouvements discontinus en vérité et en réalité, ce sera, selon M. Delbœuf, la preuve qu'une cause différente des causes initiales de l'univers est intervenue, et cette cause sera (disons plutôt pourra être) la liberté.
Il ne resterait donc plus, pour démontrer mécaniquement la réalité du libre arbitre, qu'à démontrer la réalité des mouvements discontinus. Ici, M. Delbœuf prend son crayon, et ce crayon va résoudre le problème sur lequel se sont consumés les métaphysiciens. «Voici: Je prends mon crayon, je trace une ligne droite, je m'arrête; puis un peu plus loin je décris un arc de cercle. Ce tracé, il est de toute impossibilité de l'attribuer aux seules forces initiales qui ont dirigé ses premiers linéaments.» Seule, la liberté l'explique. M. Delbœuf remet même spirituellement la démonstration de la liberté à un personnage plus modeste qu'un géomètre; il n'a pas besoin d'un homme; un animal lui suffit, par exemple le célèbre hanneton de Toppffer. «Le hanneton, parvenu à l'extrémité du bec de la plume, trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet blanc; c'est l'instant de la plus grande attente... Voici d'admirables dessins... une série de points, un travail d'une délicatesse merveilleuse. D'autres fois, changeant d'idée, il se détourne, puis, changeant d'idée, il revient, c'est une S!...» Ce hanneton en remontre aux philosophes; on appellerait volontiers cette preuve la démonstration du libre arbitre par le hanneton de Toppffer.
Malheureusement, on pourrait charger de ce rôle un hanneton en papier ou un simple duvet d'oiseau dont l'extrémité serait trempée dans l'encre, et démontrer par là que le hanneton de papier ou le duvet est libre. En effet, que le vent vienne à souffler en diverses directions, et nous aurons de nouveau des «arabesques» merveilleuses, des mouvements discontinus (en apparence), ici un point, là une ligne, plus loin même une S, aussi belle que celle qui faisait l'admiration de Toppffer; bien plus, notre duvet rebroussera chemin brusquement et fera des angles, que sais-je? Ces mouvements ne paraîtront pas contenus dans l'équation primitive des forces initiales dont se compose l'univers; ils seront libres.
M. Delbœuf nous répondra que, dans le cas du hanneton vivant, la discontinuité de la trajectoire est réelle; dans le cas du hanneton de papier imaginé par nous, elle est apparente. Mais comment le sait-il? Comment peut-il distinguer sur le papier une trajectoire absolument continue au point de vue de l'univers et une trajectoire absolument discontinue ou en dehors de la formule universelle? Dans le cas du hanneton de papier, selon M. Delbœuf, la seule inspection d'une partie de ce hanneton permettrait à l'intelligence dont parle Laplace de prédire les mouvements que l'objet va opérer sous l'influence du vent; dans le cas du hanneton véritable, cette intelligence ne pourrait déduire sa trajectoire des forces combinées du hanneton, du vent, de la terre, du soleil et de l'univers.—Mais c'est là précisément ce qu'il faudrait démontrer, et ce que M. Delbœuf ne démontre pas. Si compliquée et irrégulière que soit une ligne en apparence, elle peut toujours rentrer dans une équation non moins compliquée. Si le crayon de M. Delbœuf ou si la tarière de l'animal paraît décrire d'abord une droite, puis un arc de cercle, ce peut être une apparence, et M. Delbœuf reconnaît lui-même que «sa démonstration est schématique», mais, ajoute-t-il, «elle n'est pas moins probante.» C'est ce que nous ne saurions admettre: la démonstration scientifique, ici, ne prouve qu'une discontinuité apparente, et M. Delbœuf s'est engagé à nous démontrer une discontinuité réelle. Le schématisme n'est pas plus démonstratif dans une pareille question qu'une métaphore poétique.
«Une pierre roule de la montagne, et elle trace dans l'espace une certaine courbe,» poursuit M. Delbœuf, mais cette courbe «n'est continue que dans la supposition où les forces qui détachent la pierre sont les mêmes forces qui ont formé la montagne. Or il n'en est plus ainsi quand vous modifiez librement cette forme en ôtant un simple caillou[85].—Encore un coup, c'est précisément cette liberté qu'il faudrait démontrer, et nous tournons toujours dans un cercle vicieux. L'intelligence universelle de Laplace aurait pu, dans la pierre détachée, lire ma présence sous le rocher, parce que la pierre et moi nous sommes solidaires dans la gravitation universelle; elle aurait pu lire aussi ma crainte d'être blessé par la pierre et le mouvement de mon bâton pour l'écarter de ma tête, parce que les forces de mon cerveau et celles de la pierre sont solidaires. Bien plus, elle aurait pu lire tout cela même dans la pierre en repos. On connaît l'histoire plus ou moins authentique de ce préfet ignorant qui, ayant reçu du gouvernement des boulets de canon, se plaignit, sur le conseil d'un malin employé, de ce que le ministre avait oublié de joindre aux boulets les trajectoires. En fait, les trajectoires étaient déjà d'avance dans les boulets, et l'Intelligence universelle de Laplace ou de Leibnitz les y aurait aperçues. M. Delbœuf reconnaît que la bille d'un billard, tant que la liberté humaine n'intervient pas, donne les autres billes, les bandes du billard, le billard entier, la terre et les étoiles. Mais, dit-il, la discontinuité se manifeste «au moment où un joueur pousse une bille.» Et si c'est le vent, ici encore, qui la pousse, comment distinguerez-vous la trajectoire continue de la trajectoire discontinue, à moins que vous ne soyez l'Intelligence universelle?
Il est vrai que M. Delbœuf nous répondra: Le billard est lui-même l'œuvre de la liberté. «Une machine parfaite réalise des mouvements discontinus,» par exemple celui du piston dans la machine à vapeur. «Si, tirant de ce fait un argument contre la liberté, un partisan du déterminisme... venait nous opposer l'un ou l'autre de ces ingénieux appareils construits par des mains humaines, nous sommes en droit de lui répondre: La liberté a passé par là.»—Mais supposez, dans une montagne, un cirque ou un trou à peu près rectangulaire ayant la forme d'un billard, et des cailloux arrondis qui y roulent et s'y choquent; la liberté aura-t-elle passé par là? Encore une fois, comment démontrerez-vous que le mouvement, ici, est continu, et que, dans le billard, quand c'est vous qui jouez, le même mouvement est discontinu? «Si la constitution matérielle des billes, dit M. Delbœuf, révèle la présence d'un joueur à une place déterminée, elle n'indique cependant pas, pour le cas où ce joueur aurait la faculté de choisir son moment pour intervenir, quel sera ce moment[86].»—Oui, mais la question est encore de savoir si cette faculté de choisir le moment est réelle; nous aurons beau regarder le billard, les boules, la main du joueur: nous n'en pourrons rien savoir. Si la quantité d'énergie est constante dans l'univers, le cerveau du joueur est dans un certain état déterminé de tension et de chaleur; il a telles idées déterminées, il aura à tel moment tels motifs d'agir, et il ne pourra «suspendre son action» que par un déploiement de force, non par une simple «disposition» platonique du temps. Tout cela est donc écrit dans la bille, si les principes posés par M. Delbœuf sont vrais.
Nous ne saurions, dès lors, adhérer à la conclusion trop confiante de M. Delbœuf: il est maintenant établi que ce simple dessin: une ligne droite, une lacune, une courbe,—je pourrais dire plus simplement encore une courbe et sa tangente,—ne peut émaner d'un système de forces initiales ayant agi dans son intégrité dès l'origine du tracé. On est donc forcé d'admettre l'existence d'un principe de discontinuité, d'un principe libre.» M. Delbœuf a tout au plus démontré que, s'il y avait des êtres libres, il y aurait des mouvements discontinus; il n'a même pas démontré que, s'il y avait des mouvements discontinus, il y aurait nécessairement des êtres libres[87]; encore moins ses raisonnements et son crayon ont-ils pu démontrer qu'il existe en fait ou des mouvements discontinus, ou des êtres libres. Quant à la manière dont se concilierait cette liberté avec la conservation de l'énergie, par l'intermédiaire du temps, elle nous semble contradictoire. On peut rejeter le principe de la conservation de l'énergie, soit; mais, si on l'admet, le temps est déterminé autant que l'intensité, la direction et le point d'application des forces; quand deux et trois sont présents, cinq ne peut être ni absent, ni en retard; il n'a point à choisir son heure: il est, lui aussi, immédiatement présent.
En général, et pour conclure, il nous semble que chercher la démonstration de la liberté dans la mécanique, c'est poursuivre l'impossible et qu'il faut, dans cette question, s'élever au point de vue psychologique et métaphysique. Les mathématiques, d'ailleurs, ne s'appliquent qu'aux rapports extérieurs des choses, sans nous en révéler l'intérieur. Elles ressemblent à ces bouliers dont on se sert pour apprendre le calcul aux enfants: ceux-ci se bornent à compter les boules, sans se préoccuper de savoir si elles sont noires ou blanches, si elles sont en bois ou en fer. Tous les arguments mécaniques que nous avons passés en revue sont donc une série de paralogismes. On ne trouverait d'ailleurs dans cette voie que la liberté d'indifférence, c'est-à-dire le hasard, c'est-à-dire au fond la nécessité. Ce n'est pas en remuant le bras à droite ou à gauche, ni en dessinant des arabesques fantastiques, qu'on peut démontrer l'existence ou la non-existence d'un pouvoir tout moral. Ce n'est pas plus à la mécanique qu'à la logique et aux intérêts de la science qu'il faut demander la preuve de ce qui serait, par définition même, un miracle au point de vue de la mécanique comme de la logique: le libre arbitre.
Enfin, une considération générale sur laquelle nous avons déjà insisté condamne d'avance à la stérilité tout effort pour produire des changements dans l'espace par l'action d'une pure idée; c'est que toute idée, en fait, est accompagnée d'un mouvement et est une action refrénée, un mouvement suspendu et maintenu à l'état moléculaire: toute idée est en même temps une force.
CHAPITRE SIXIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS
I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les attentes égales dans les jeux de hasard.
II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique.
III. Critique de l'idée de contingence des possibles.
I.—La contingence des futurs dans les jeux de hasard
On a soutenu que la loi de causalité empirique, fondement de la science proprement dite, trouve une limite dans quelque indétermination antérieure, dans quelque contingence radicale et rebelle aux prises de la science.
Sur cette contingence s'appuie l'indéterminisme métaphysique dans l'ordre du temps. Pour établir objectivement l'indétermination des possibles et des futurs contingents, on a essayé de montrer, par l'observation et le calcul, que les actions humaines offrent à la science un élément d'indétermination. Presque tous les mathématiciens, avec Laplace, Buckle et Stuart Mill, ont vu dans le calcul des probabilités et dans la statistique un argument, soit déductif, soit inductif, en faveur du déterminisme; quelques-uns cependant ont essayé, comme Quételet, de réserver, à côté de ce déterminisme, une place possible à la liberté et à la contingence; enfin, d'autres ont poussé le paradoxe jusqu'à vouloir faire du calcul des chances une probabilité en faveur de la contingence des futurs, et même une sorte de vérification expérimentale du libre arbitre: en nous faisant tirer au sort «dans les loteries», on s'est flatté de «mettre la liberté en expérience autant que faire se peut[88].»—«Les possibles que l'ignorance fait égaux devant l'attente, a-t-on dit, sont vérifiés égaux par le fait[89].»—Examinons s'il est vrai, comme on le soutient, que les lois des chances et des grands nombres ne soient pas compatibles avec le déterminisme, et qu'elles soient au contraire favorables à la liberté ou à la contingence.
Ce qui a ici donné lieu aux paradoxes et aux paralogismes, c'est la manière ambiguë et même inexacte dont Laplace a posé le principe du calcul des probabilités. Ce principe n'est point facile à bien établir, comme le prouvent les exemples de Laplace même, de Stuart Mill et de Cournot. «La théorie des hasards, dit Laplace, consiste à réduire tous les événements du même genre à un certain nombre de cas également possibles, c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur leur existence, et à déterminer le nombre de cas favorables à l'événement dont on cherche la probabilité.» Cette définition ambiguë, qui semble identifier l'égale possibilité objective de deux choses avec notre égale incertitude devant ces deux choses, est une confusion au moins dans les mots. Supposons que je sois en présence de deux urnes contenant des boules noires et blanches et que j'ignore également, moi, la proportion des boules noires contenues dans la première urne, et la proportion des boules noires contenues dans la seconde, il n'en résultera pas que les chances de sorties pour les noires soient objectivement égales dans les deux urnes en vertu de mon égale ignorance; car la première urne peut se trouver contenir 1 noire seulement sur 100, et l'autre 99 noires sur 100. Il faut donc que notre égale indécision ne soit pas seulement fondée sur l'ignorance subjective, mais sur des raisons objectives d'égalité, soit à posteriori, soit à priori. Sans cela, on tombe sous les objections d'Auguste Comte et sous la définition humoristique du calcul des chances: un calcul qui consiste à regarder l'impossible comme probable et le nécessaire comme incertain. Aux yeux du déterminisme, tout est certain pour qui connaîtrait toutes les causes; quand donc Laplace dit que «les possibilités respectives des événements tendent à se développer», entendons simplement que les rapports respectifs certains des événements tendent à se développer, ou plutôt sont forcés de se développer et de se manifester à la longue, pour la raison bien simple que ces rapports sont constants et durables parmi d'autres moins constants. Si de plus c'est un rapport d'égalité et d'équilibre qui existe, il se manifestera un équilibre, que nous l'ayons attendu ou non.
Tout revient donc à chercher les raisons objectives qui nous permettent, dans certains cas, d'établir un rapport d'égalité entre des possibles.
C'est ici que nous retrouvons en présence les deux hypothèses de la contingence et de la nécessité. Les partisans de la causalité contingente disent:—Vous cherchez un fondement objectif à l'égalité des possibles; il est tout trouvé: ce fondement est l'ambiguïté des futurs, l'indétermination des futurs, qui va se vérifier dans l'indéterminisme de la volonté. Je tire des boules dans une urne où il y a 100 blanches et 100 noires, je les tire tantôt à un moment, tantôt à un autre, selon ma liberté imprédéterminée; tout est alors déterminé, «sauf le temps de l'extraction[90],» lequel dépend de mon libre arbitre. Les éléments du calcul sont en conséquence: 1o l'égalité des chances pour tirer une boule blanche ou une noire (toutes choses égales d'ailleurs), puisqu'il y a 100 blanches et 100 noires; 2o l'égalité des chances pour faire l'extraction à un moment ou à un autre, si le moment ne dépend que de ma liberté indéterminée. Or, ces principes posés, il se trouve qu'en fait les chances pour un moment ou pour l'autre se compensent, comme si les extractions étaient en chaque moment également possibles; donc elles le sont en fait; donc les divers temps d'extraction sont également possibles pour ma volonté; donc il est probable que je suis cause libre. «L'homme est alors une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques[91].»
Une chose inquiète à la lecture de ce raisonnement, qui nous fait gagner à la loterie ce gros lot: la liberté. Un mannequin mû par une girouette qui tourne à tous les vents, et dont le mécanisme serait disposé pour faire sortir et tomber de l'urne une seule boule à la fois, nous apparaîtrait aussi comme «une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques», tranchons le mot, comme un créateur d'actes libres. Sans faire appel à un tel mécanisme, je puis moi-même rendre déterminé le seul élément du problème qui restait indéterminé (le moment de l'extraction), sans que change pourtant ce résultat qui vous semblait contingent. Convenons, par exemple, que je tirerai une boule tous les matins au premier chant du coq, ou, si le coq semble lui-même suspect de libre arbitre, je tirerai la boule toutes les fois qu'une pierre roulera d'un roc voisin où les éboulements sont très fréquents. Mon libre arbitre sera ainsi, autant que possible, éliminé, et cependant le résultat sera le même.
C'est qu'à vrai dire tout est déterminé, même dans les cas de libre arbitre apparent, et, puisqu'on met les déterministes au «défi» d'expliquer cette détermination dans les jeux de hasard, essayons d'en rendre compte par le raisonnement et par l'expérience. Il y a ici une loi intéressante et méconnue, au moyen de laquelle on peut montrer que la poursuite de l'indétermination par la volonté produit précisément une détermination réelle. Quand je tire des boules dans une urne, par cela même que je veux tirer au hasard, j'avance la main tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche, j'épuise dans les deux sens les principales positions possibles grosso modo, et en voulant agir d'une manière indéterminée, je détermine une balance de positions possibles. De même encore, dans une loterie où le temps seul est déterminé, j'essaye de varier les instants et par cela même je saute d'un intervalle à l'autre, d'un nombre a l'autre, entre deux limites plus ou moins distantes, de manière à produire un balancement de nombres. En ayant l'air ici de laisser le temps indéterminé et en le variant dans cette intention, je l'ai encore en réalité déterminé: j'ai voulu et déterminé une bipartition des intervalles de temps en longueurs plus grandes et en longueurs plus petites, mais entre des limites déterminées; j'ai voulu et déterminé un équilibre, une égalité, une compensation[92].
Concluons en proposant cette importante loi psychologique:—La prétendue indétermination est une détermination d'équilibre et d'équivalence, c'est-à-dire d'égalité et de bipartition; donc, tout est déterminé jusque dans la volonté en apparence indifférente, qui ne fait que ne pas se rendre compte de ce qu'elle veut déterminément. Plus nous prétendons varier nos volitions pour en montrer l'indéterminisme, plus nous déterminons le milieu et les points d'application, plus nous enserrons notre volonté même dans les lois de ce milieu et de ces points d'application; et ces lois finissent par devenir de plus en plus manifestes. En voulant agir sans rythme et sans symétrie, nous déterminons un rythme et une symétrie.—On voit combien il est faux de prétendre que l'hypothèse du déterminisme ne peut rendre compte de la répartition symétrique, de l'égale possibilité, de l'égale attente qui se manifestent dans les jeux de hasard ou dans les tirages au sort, et que d'ailleurs les mathématiciens ont mal expliquées[93].
Ce sont au contraire les partisans de la contingence qui ne peuvent rendre compte de l'attente égale répondant à des possibilités égales (comme celle d'extraire une boule blanche et celle d'extraire une noire). Voyons comment ils essayent, eux, de fonder le calcul des probabilités.—Puisque, disent-ils, la loi des grands nombres, qui suppose des possibilités égales, s'applique «aux probabilités des phénomènes soumis à la volonté» dans les tirages au sort, «nous pouvons croire probablement que les phénomènes de cette classe ne sont pas en général prédéterminés[94].»—C'est là un paralogisme essentiel: de ce que les phénomènes ne sont pas prédéterminés en un seul sens, mais en deux sens entre lesquels ils se répartissent, on conclut indûment qu'ils ne sont prédéterminés en aucun sens. Mais prenons un exemple concret. De ce que les pluies qui tombent sur une ligne de partage des eaux ne sont pas prédéterminées à tomber en une seule direction et sur un seul versant, mais déterminées en deux sens et sur deux versants entre lesquels il est possible qu'elles se partagent également, il n'en résulte pas que les pluies ne soient prédéterminées à tomber en aucun sens, et que chaque goutte soit libre de choisir entre le versant de l'Océan ou le versant de la Méditerranée. Il est au contraire nécessaire: 1o que les gouttes tombent; 2o qu'elles tombent sur un versant ou sur l'autre; 3o que la moitié tombe sur le premier versant et l'autre moitié sur le second si la configuration du sol et la position des nuages entraînent cette répartition égale; 4o que celui qui connaît cette configuration du terrain et des nuages, mais qui ne connaît pas dans le détail la trajectoire des gouttes particulières, attende une chute également répartie à droite ou à gauche; 5o que cette attente de possibilités égales se vérifie sur les grands nombres par deux fleuves de grosseur sensiblement égale, mais dirigés sur des versants opposés. Si au contraire les gouttes d'eau étaient libres ou le nuage libre, c'est alors que nous ne pourrions plus savoir si le nuage lancera ses eaux vers l'Océan ou vers la Méditerranée; par conséquent, nous aurions beau connaître l'égalité matérielle des deux pentes et la répartition égale des nuages qui les dominent, nous ne pourrions pas conclure à une égale répartition des gouttes d'eau[95].
Non seulement la prédétermination n'exclut pas la répartition égale en deux sens, mais c'est l'imprédétermination qui l'exclut. Les partisans du libre arbitre et de la contingence ne se tirent ici d'affaire que par un second paralogisme. «L'intervention de l'indéterminé et de l'imprévoyable, prétendent-ils, ne peut avoir que des effets qui se détruisent mutuellement» et s'égalisent[96]; donc l'indétermination fonde seule les attentes égales.—Pétition de principe. Pourquoi les effets contingents et indéterminés du libre arbitre seraient-ils précisément déterminés selon un rapport d'égalité? Pourquoi la compensation serait-elle la loi constante, la détermination constante de ce que vous déclarez indéterminé? pourquoi l'équivalence ou la neutralisation mutuelle serait-elle la loi «prévoyable» d'un libre arbitre «qui agit en divers sens imprévoyables»? Si je suis absolument libre de remuer mon bras à droite ou à gauche, pouvez-vous savoir si je le porterai librement autant de fois à gauche qu'à droite?—Oui, dites-vous, puisque vous n'avez pas de raisons pour un côté plutôt que pour l'autre.—Mais l'absence de raisons n'entraîne pas l'égalité de raisons, et la confusion des deux choses est inadmissible. Si, en fait, quand je remue mon bras au hasard et mécaniquement, je finis par le remuer autant de fois à droite qu'à gauche, ce n'est pas parce qu'il n'y a point de raisons, c'est au contraire parce qu'il y a juste autant de raisons nécessaires pour que le courant oscille tantôt à droite, tantôt à gauche, de manière à montrer ainsi sur les grands nombres et les moyennes la régularité mécanique (et non libre) d'un pendule ou d'une balance. Le balancement n'est pas l'absence de loi, c'est une loi rythmique aussi déterminée que le retour périodique de la terre au même point de son orbite. Est-ce que le rapport = n'est pas un rapport déterminé? De quel droit en fait-on l'expression de l'indéterminisme[97]?
Oui sans doute, «le tout, dans cette affaire, est de comprendre n'importe comment la neutralisation des causes qui n'entrent pas dans le calcul du probable; il ne faut rien de plus au mathématicien et il n'a le droit de rien demander au delà.» Mais précisément le libre arbitre sans loi peut empêcher la loi de neutralisation des causes.
II.—La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique
Dans la statistique, nous n'avons plus affaire à des possibilités égales, mais à des possibilités inégales, ou plutôt à des rapports respectifs certains d'inégalité, à une proportion constante entre deux séries de faits, par exemple la série des mariages et celle des non-mariages, la série des suicides et celle des morts involontaires, la série des naufrages et celle des traversées sans naufrage, etc.
Examinons successivement le problème au point de vue de la déduction et à celui de l'induction.
Certains déterministes, comme Lange, ont voulu conclure déductivement la détermination des actes particuliers du seul fait que leur moyenne est déterminée; certains partisans du libre arbitre, au contraire, ont voulu déduire l'indétermination réelle et absolue des actes particuliers de ce fait qu'ils restent toujours indéterminés en une certaine mesure relativement aux moyennes statistiques. Ces deux opinions dépassent également les prémisses dont elles partent, et, en tant que déductions, elles ne peuvent être prouvées ni l'une ni l'autre. 1o D'une seule moyenne et même de plusieurs, tant qu'on reste dans la région des moyennes, on ne peut arriver déductivement à un cas particulier. 2o D'autre part, de ce que les généralités mathématiques ne peuvent s'étendre jusqu'aux actions individuelles, il n'en résulte nullement que ces actions soient libres en elles-mêmes: elles peuvent être simplement la résultante particulière d'une composition de lois naturelles, dont la statistique ne mesure que les effets généraux et moyens. Sur le premier point, Quételet a donc raison de dire:—La loi des grands nombres, ne régissant que le collectif, ne détermine pas chaque acte en particulier; «toutes les applications qu'on voudrait en faire à un homme en particulier seraient essentiellement fausses, de même que si l'on prétendait déterminer l'époque à laquelle une personne doit mourir en faisant usage des tables de mortalité.» On ne peut, en effet, appliquer à un individu déterminé, ni même à de petits nombres, la loi statistique qui, par définition est celle des grands nombres. Les lois statistiques ne font que formuler la résultante d'une foule de lois naturelles qui sont les vraies lois déterminantes des phénomènes: on ne meurt pas en vertu des lois de mortalité, mais en vertu des lois naturelles de l'organisme, dont les tables de mortalité enregistrent les résultantes moyennes. Mais, ce premier point accordé, il n'est pas moins faux de conclure à la réelle indétermination des cas particuliers. Par exemple, si vous ne pouvez prédire la mort de tel individu par les tables de mortalité, vous n'avez pas le droit d'en déduire que cette mort n'est point déterminée par un concours ou une composition de lois nécessaires, et que l'individu meurt librement.
Sans doute la loi des grands nombres, n'est qu'approximative, et même, en général, toutes les lois de la nature sont approximatives pour nous en tant qu'invérifiables dans leurs derniers détails; déductivement il reste donc dans le détail une place possible à la contingence. C'est ce qui a fait dire à Zeller:—«La science a seulement pour objet les lois générales, et la contingence peut ne porter que sur les faits particuliers.—Mais, inductivement, cette contingence est une hypothèse gratuite. On pourrait, par des raisonnements comme ceux de Zeller et de M. Renouvier, laisser place jusque dans la loi d'Archimède à l'action des anges et des démons, car on ne peut vérifier la loi dans le menu détail, et, outre que toute loi est générale, elle semble toujours approximative. N'est-il pas cependant plus logique et plus probable d'expliquer les écarts apparents d'une loi dans les faits particuliers par sa composition avec une autre loi, comme on explique la déclinaison d'une pierre qui tombe par la rencontre d'un obstacle[98]? On ne peut prédire le temps que d'une manière approximative à l'aide des tables statistiques; mais, si on connaissait mieux toutes les lois particulières qui sont la trame de la statistique, on pourrait prédire tel orage pour tel jour, à telle heure. La statistique est une sorte d'artifice indirect, par cela même insuffisant, pour enserrer les choses dans des lois sans connaître ces lois; mais là où la statistique s'arrête, elle montre elle-même le chemin à l'induction.
Voyons donc quelles sont les inductions les plus légitimes sur la nature réelle de ce résidu qui demeure déductivement en dehors des moyennes statistiques?
1o Par économie d'hypothèses, toutes choses égales d'ailleurs, il est légitime de supposer dans ce résidu la continuation de l'empire des lois, loin d'y admettre avec M. Renouvier l'absence de lois. En effet, supposer le libre arbitre là où les autres lois peuvent suffire à l'explication, c'est faire une hypothèse scientifiquement gratuite, comme si, après avoir expliqué les gelées d'avril par les causes ordinaires, on s'obstinait à maintenir par surcroît l'influence de la lune.
2o Par analogie, les cas de liberté et les cas sans liberté sont assimilables. Les aberrations de mémoire relevées dans la suscription des lettres ne peuvent pas plus être prévues dans le détail individuel que les suicides, quoiqu'elles soient aussi régulières en moyenne; il n'en résulte pas que les erreurs de suscription soient volontaires. De même, l'impossibilité de prévoir les suicides dans le détail n'autorise pas à les croire libres.
3o L'induction en faveur du déterminisme croît en probabilité à mesure qu'on resserre le libre arbitre dans un plus étroit espace: si ce resserrement peut être poussé aussi loin qu'on veut, l'induction deviendra de plus en plus voisine de la certitude.—Supposons, dit M. Renouvier, des boules prenant leur couleur elles-mêmes dans une urne; peu importe qu'elles l'aient d'avance ou la prennent au moment de l'extraction, «pourvu que la proportion du noir et du blanc subsiste.»—Sans doute; mais d'abord, si les boules prenaient réellement elles-mêmes leur couleur, la proportion pourrait-elle subsister? Si le libre arbitre était réel et agissant, il y aurait, ici encore, un point indéterminé, sans loi, qui suffirait peut-être à contrebalancer toutes les autres lois, et vous ne pourriez plus, par exemple, imposer certainement à priori aux boules d'une urne cette loi de proportion:—Sur mille tirages, vous serez dans la proportion de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf blanches et une noire.—De plus, pour nous rapprocher des réalités particulières, il faut compliquer les données: supposons donc une urne où soient des boules de sept couleurs. La statistique m'apprend, je suppose, qu'il sort effectivement de l'urne 60 boules sur 100; vous dites alors:—Pourvu qu'il sorte 60 blanches, part nécessaire du déterminisme, les 40 boules restantes sont libres d'être bleues, jaunes, rouges, etc.—Par malheur, une seconde loi de statistique m'apprend qu'il sort 30 rouges sur 40 boules non blanches.—Mais alors il y a 10 boules qui peuvent choisir entre le vert, le jaune, etc.—Une troisième loi statistique m'apprend qu'il sort 6 boules vertes sur 10 boules non blanches et non rouges.—Alors, il y a quatre boules qui peuvent choisir entre le jaune et le bleu.—La statistique m'apprend qu'il sort 3 boules bleues sur les boules qui ne sont ni jaunes, ni vertes, ni rouges, ni blanches... Et ainsi de suite. Les lois statistiques vont ainsi s'entrecroisant et établissant des proportions de plus en plus déterminées. Elles ne pourront jamais, sans doute, comme les lois naturelles dont elles ne sont que l'enveloppe, aboutir à une déduction individuelle; mais n'a-t-on pas le droit d'induire que, si nous connaissions toutes ces lois naturelles, nous les verrions produire par leur entrecroisement les faits particuliers, résidu de la statistique? Est-il probable que, toutes les proportions des diverses couleurs étant déterminées, les boules demeurent libres d'échanger indifféremment leurs rôles et de se dire entre elles: «Passez-moi la couleur rouge, vous aurez la couleur verte: pourvu qu'on trouve le compte final, nous pouvons nous passer l'une à l'autre nos couleurs.»—Enfin, le déterminisme statistique, quoique ne portant pas sur les derniers détails des choses, acquiert une valeur nouvelle quand il vient s'ajouter au déterminisme plus interne des lois sociologiques, psychologiques, biologiques, physico-chimiques, mécaniques. La liberté que les indéterministes maintiennent alors dans les détails rappelle trop la liberté laissée aux femmes par l'édit humoristique d'un prince d'Orient:—Art. I. Toutes les femmes sont libres de sortir à travers la ville. Art. II. Elles ne pourront sortir que voilées. Art. III. Quiconque aura fabriqué ou vendu des voiles sera puni de mort.—Pour parler sérieusement, la législation de la nature est en elle-même aussi rigide que celle des souverains absolus, et sa rigidité a des résultats trop souvent tragiques. Prenons un exemple. Supposons qu'il y ait un naufrage sur mille personnes qui s'embarquent; il faut, si nous sommes mille à nous embarquer, que l'un de nous fasse naufrage, non pas directement en vertu des lois statistiques, mais en vertu des lois dont la statistique compte et classe les effets. Qui décidera dans ce cas de la victime tributaire? Le concours des circonstances particulières, l'intersection des séries de lois que présuppose la statistique. Si donc je connaissais mieux le détail des circonstances, je pourrais savoir que c'est moi qui suis l'un sur mille, parce que je m'embarque sur une mer plus dangereuse, par un mauvais temps, sur un mauvais navire, dans telle circonstance fâcheuse, etc. Plus j'aurais de tables de statistiques variées à ma disposition, de manière à y faire rentrer toutes les circonstances particulières, plus, par ce moyen indirect, je pourrais me rapprocher, sans y atteindre, d'une prévision portant sur le particulier. Pareillement il faut qu'il y ait, je suppose, un assassin par jalousie sur cent mille jaloux; voici donc déjà, pour les jaloux, la liberté de ne pas assassiner resserrée dans les limites du nombre 999,999. Maintenant, il faut aussi, je suppose, qu'il y ait six cents jaloux sur mille amoureux, et deux cents jaloux jusqu'à la fureur, quatre jusqu'à la folie, etc., etc. Nous resserrons de plus en plus le libre arbitre par une sorte de compression indéfinie. L'induction rend probable, par analogie avec l'autre exemple, que celui qui se trouvera dans des circonstances spéciales de tempérament, d'éducation, d'entraînement, etc., sera la victime prédestinée au minotaure du crime. Quelle différence, en effet, pourrait-on établir entre les deux cas, sinon artificiellement et tout hypothétiquement, quoique le naufrage soit involontaire et l'assassinat voulu? En combinant directement des lois naturelles avec des lois naturelles, on pourrait probablement, sur les mille individus, en éliminer neuf cent quatre-vingt-dix, et les dix restants pourraient dire:—L'un de nous sera assassin.—On pourrait encore pousser plus loin le calcul des circonstances, en éliminer huit. Alors se poserait pour les deux restants le dilemme tragique:—Il faut que l'un de nous tue.—Avec un peu plus de connaissance des causes, l'un des deux pourrait enfin s'écrier: «Celui qui doit tuer, c'est moi.»—L'induction et l'analogie n'amènent nullement à croire que cet homme tuerait ou ne tuerait pas en vertu du libre arbitre. Seulement, il lui resterait dans la pensée même de l'avenir une dernière ressource, et la réaction de l'idée sur le fait pourrait l'empêcher de commettre le meurtre.
Les réactions de l'intelligence, en effet, et toutes les autres, demeurent toujours possibles.—Les moyennes, comme le dit Quételet, s'altèrent avec le temps; or cette altération, quand les causes physiques restent les mêmes, ne peut être due «qu'à l'action perturbatrice de l'homme[99].»—Seulement on n'en peut conclure, avec Quételet, que les réactions individuelles soient dues à l'exercice d'un libre arbitre. Pourquoi ne seraient-elles pas aussi bien et mieux encore l'effet du progrès intellectuel, de l'adoucissement des mœurs, de l'évolution sociale? C'est par le perfectionnement de ses idées et de ses sentiments que l'homme «maîtrise les causes, modifie leurs effets et cherche à se rapprocher d'un état meilleur.» Les idées sont des forces directrices, perturbatrices, correctrices; on ne peut donc conclure, comme on prétend le faire, de la seule variabilité, de la seule individualité à la liberté[100]. Le nouveau peut être lié à l'ancien par un rapport qui exclue la possibilité des contraires. La variété des effets n'est pas l'ambiguïté des causes. En un mot, loin d'exclure le devenir, le déterminisme est la loi du devenir. Causalité est fécondité sans doute, non stérilité, mais c'est une fécondité selon des lois. Notre espoir de progrès n'est donc pas un espoir en dehors du déterminisme, mais en dedans et par le moyen du déterminisme même.
En résumé, on ne peut pas faire de la statistique une preuve apodictique du déterminisme, comme l'ont prétendu certains savants trop pressés de conclure: la statistique se borne à compter le nombre de fois qu'un même dessin revient dans la tapisserie des événements; elle ne nous découvre pas directement les fils mêmes et les lois du tissage. Mais elle permet d'induire de la constance des dessins à la constance des lois qui les amènent. En outre, la connaissance directe et progressive de ces lois naturelles rend de plus en plus invraisemblable le libre arbitre attribué aux derniers éléments qu'elles régissent. Par les lois de la statistique et leur entrecroisement, le libre arbitre est resserré dans un domaine indéfiniment décroissant, et le déterminisme devient d'autant plus étendu qu'on pousse plus loin l'analyse.
III.—Critique de l'idée de contingence des possibles
Le libre arbitre, qui est l'indéterminisme dans le temps, ne peut se représenter que comme une sorte de puissance à double effet qui enveloppe en elle-même des contraires contingents; et alors on aboutit à toutes les difficultés métaphysiques que nous avons passées en revue. Aussi sommes-nous amené à conclure que l'opposition des contraires également possibles au même instant est une représentation toute logique, qui résulte d'abstractions et de combinaisons imaginaires. Cette représentation se produit tout naturellement sans exiger aucun effort de notre part, car elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet calcul: elle provient de notre impuissance et de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective intérieure, la pensée même de leur coïncidence tend effectivement à les rapprocher. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de bout?—Aussi la conscience n'a-t-elle pu nous apprendre ni si nous sommes des causes libres, ni s'il existe une réelle puissance enveloppant des possibles, une réelle contingence dans les causes, par cela même une réelle indétermination des effets futurs. Passons donc du point de vue subjectif au point de vue des faits objectifs.
Pour établir véritablement la possibilité absolue et inconditionnelle ou contingence des contraires, il faudrait une science absolue des choses et de leurs rapports: telle n'est pas, évidemment, notre connaissance logique et discursive[101]. Une conception est pour nous logiquement possible lorsqu'elle ne se contredit point; mais cette conception, selon la remarque de Kant, peut néanmoins être réellement vaine, «si la réalité objective de la synthèse par laquelle le concept est produit n'est pas elle-même démontrée»; or, cette démonstration repose toujours «sur des principes de l'expérience possible, et non sur le principe de l'analyse ou principe de contradiction»[102]. Au reste, si l'on ne peut à priori établir la possibilité absolue d'une chose par un simple enchaînement de concepts, on ne peut pas davantage en établir à priori et de la même manière l'impossibilité absolue, à moins que la chose ne soit absolument contradictoire. Il en résulte qu'il y a toujours quelque chose de hasardeux dans les spéculations logiques sur la possibilité ou l'impossibilité des choses. Il est possible abstraitement que la fin du monde arrive demain, et, en général, il n'est pas d'extravagance qui ne soit possible par une combinaison de notions incomplètes. La possibilité, abstraction faite de la réalité concrète, n'est que la pure forme de l'identité avec soi. Mais précisément, comme l'a dit Hégel, dans tout contenu réel, dans toute existence concrète,—par exemple dans l'objet qui de noir devient blanc,—une détermination ou qualité particulière peut être considérée comme une «opposition déterminée» et, en conséquence, comme impliquant une certaine contrariété. Ce qui est est, disait Parménide, tu ne sortiras jamais de cette pensée; mais cet axiome est stérile et il faut bien que la réalité, elle, sorte de cette pensée: sans cela, ce qui est actuellement serait toujours, et le changement, qui suppose une opposition, serait impossible. Jamais un objet blanc ne pourrait devenir noir s'il était réduit en quelque sorte à dire pendant toute l'éternité: «Ce qui est est; je suis blanc, donc je suis blanc; ce qui sort de l'identité logique étant impossible, je ne puis sortir de l'identité du blanc avec le blanc pour devenir noir.»—Hegel n'avait pas tort de dire que la philosophie doit éliminer toute recherche qui a pour objet d'établir abstraitement et en l'air que telle ou telle chose est possible ou, comme l'on dit, pensable: c'est là-dessus que la scolastique s'est consumée[103]. Plus on est ignorant, moins on embrasse les rapports déterminés de l'objet que l'on considère, et plus on est porté par cela même à se perdre dans toute espèce de possibilités vides. La pensée doit donc s'élever au-dessus de ces catégories logiques de possible ou d'impossible. Tout au moins ne peuvent-elles fournir qu'une représentation fallacieuse de la vraie liberté morale.
Revenons maintenant au point de vue expérimental et non plus logique; que deviendra l'idée de possibilité ou, plus proprement, de puissance?—Elle paraîtra bien moins exprimer la liberté morale de décision que la puissance exécutive ou la liberté physique, au sens le plus général de ce mot. En effet, nous ne pouvons guère nous représenter la puissance que comme s'appliquant à une résistance, selon la définition même des forces mécaniques; mais alors la puissance de deux contraires apparaît comme un surplus ou une quantité supérieure de puissance par rapport à deux résistances de directions opposées. Lever et abaisser le bras sont également possibles parce que les résistances que je rencontre, soit en levant, soit en abaissant le bras, sont toutes deux inférieures à la puissance dont je dispose. Les possibilités de contraires sont donc, ici encore, de simples relations et, qui plus est, des relations mécaniques.
En somme, nous appelons jusqu'ici possible soit ce qui n'implique pas logiquement contradiction, soit ce qui n'offre mécaniquement qu'une résistance inférieure à une puissance donnée; dans les deux cas nous n'avons qu'une représentation logique ou mécanique, inadéquate sans doute à la réalité métaphysique et encore plus à l'ordre vraiment moral.
Si on laisse de côté les spéculations théoriques sur la possibilité ou l'impossibilité absolue, soit dans l'ordre logique soit dans l'ordre mécanique, on remarquera que, pratiquement et psychologiquement, le contraire d'un acte peut nous devenir possible sous la condition d'y penser suffisamment, de manière à susciter en nous l'émotion; et il devient d'autant plus possible que nous y pensons davantage. Or, dans toute question morale, le contraire de l'acte se présente toujours à la pensée: nous ne manquons jamais avec réflexion à notre devoir sans penser au devoir, sans apercevoir dans cette pensée même une puissance susceptible d'un accroissement indéfini, sans avoir conscience que notre nature est capable,—quoique non inconditionnellement et au même instant,—d'un acte infiniment supérieur à celui que nous accomplissons.
Passons du point de vue du la causalité à celui de la finalité. A ce point de vue, les possibilités diverses paraissent s'accroître pour nous à mesure que la fin poursuivie est moins immédiate et moins prochaine. C'est là un résultat du pouvoir d'abstraction et de construction qui appartient à l'intelligence. Dans la fatalité de la passion, le moment présent est tout, le moyen et la fin sont alors contigus. Entre la réalité de l'antécédent actuel, comme la fureur, et la nécessité de sa conséquence immédiate, comme un acte de violence, le possible n'a point de place. Dans la réflexion appliquée aux biens sensibles, c'est-à-dire dans le calcul de l'intérêt, la fin recule au loin dans le temps: par là elle laisse place à diverses séries de moyens possibles, à diverses lignes de conduite plus ou moins directes. Cependant le nombre des séries ou des possibles est encore limité, et le choix ne s'exerce que dans un cercle restreint. Dans l'acte moral, qui aspire à dépasser le déterminisme, la fin entrevue consiste en un idéal de liberté universelle, d'unité par l'amour. Dans cette sphère illimitée et indéterminée il est naturel que l'esprit s'attribue une plus grande liberté de mouvements. Là peut s'exercer en quelque sorte la spéculation à l'infini, par cela même un certain désintéressement.
Toutefois, même à ces divers points de vue de la finalité, le possible et l'impossible offrent toujours un caractère relatif et subjectif, qui empêche de les considérer comme l'expression absolue des choses. Ils sont seulement l'expression de notre liberté intellectuelle, c'est-à-dire de notre pouvoir de construire l'idéal et d'imaginer des possibilités idéales. Ces possibilités, sans doute, peuvent devenir pratiquement objet de désir, ces idées peuvent devenir des forces directrices; mais il n'en résulte nullement que les contraires nous soient possibles au même instant. Le champ de la contingence abstraite recule en même temps que va plus avant notre connaissance de la réalité concrète. Les possibles semblent donc dépendre de la réalité, et non la réalité des possibles. «L'acte produit la puissance.»
S'ensuit-il, comme le soutient un déterminisme exclusif, que toute réalité soit nécessaire absolument et primitivement? Après avoir subordonné le possible et le contingent au réel, devons-nous subordonner le réel lui-même au nécessaire?—C'est ce qui nous reste à examiner.
CHAPITRE SEPTIÈME
LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ
I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste.—L'intelligibilité universelle et ses conditions: universalité des lois, permanence de la quantité de matière phénoménale, réciprocité universelle des phénomènes.—Réduction de ces trois principes à celui de la causalité phénoménale.—Comment un même principe, selon Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.—Insuffisance de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et celle de l'objet.
II. Principe du déterminisme dynamiste.—L'équivalence mécanique n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.—Idée de la causalité efficiente.—Que la notion de temps n'est plus aussi intimement liée à cette idée.—Comment nous tendons à la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du simultané au permanent.
I.—L'intelligence a des fonctions analytiques et des fonctions synthétiques; les premières sont soumises au principe d'identité. On a voulu faire de la nécessité logique, fondée sur ce principe d'identité, la suprême explication des choses[104]. Mais cette nécessité n'offre, selon la remarque de Leibnitz, qu'un caractère relatif et hypothétique: car la nécessité pour une chose d'être identique à ce qu'elle est ne nous apprend pas ce qu'elle est, et présuppose la chose elle-même. Le principe d'identité, le syllogisme même, qui semblait d'abord ce qu'il y a de plus inconditionnel, est donc la forme du conditionnel et de l'hypothétique: supposé qu'une chose soit, elle est. Comme, en fait, toutes choses ne sont pas identiques sous tous les rapports, comme il existe des différences, des oppositions même dans la nature et dans l'esprit, il reste toujours à savoir quel est le lien qui unit en un ensemble harmonieux les choses les plus différentes. Ce lien, étant une synthèse, ne pourra être exprimé par un axiome analytique, ni par un syllogisme, mais par des principes synthétiques.
On sait de quelle manière Kant a déterminé ces principes, qui sont les conditions de l'universelle intelligibilité. L'objet de la pensée ou de l'intellection, c'est une synthèse des phénomènes dans l'espace et surtout dans le temps. Or le temps a trois formes principales: permanence, succession et simultanéité. De là les trois relations fondamentales qui seules peuvent réduire en un système unique les phénomènes, pour en faire un objet de pensée et par là les rendre intelligibles.
Le premier principe régulateur qui sert à établir l'universelle synthèse des phénomènes, conséquemment l'universelle intelligibilité, est la permanence de la force et de la quantité de matière phénoménale. Ce principe est présenté par Kant non comme loi empirique, mais comme condition de la pensée scientifique. Nos sensations, en tant que telles, sont dans une vicissitude indéfinie; si l'on n'admettait que cette vicissitude sans la rapporter à quelque chose de permanent, l'existence phénoménale commençant et finissant sans cesse n'offrirait aucune quantité, aucune durée mesurable. Il n'y aurait pas même de vrai changement ni de phénomène perceptible à la conscience, car le vrai changement est une manière d'exister qui succède à une autre manière d'exister dans le même objet de conscience. L'être permanent en quantité seul change, malgré l'apparence de paradoxe, dit Kant; car les manières d'être qui naissent ou périssent dans l'être n'éprouvent pas, elles, un changement véritable: elles éprouvent seulement une vicissitude. Voilà pourquoi tout commencement est pensé comme relatif à quelque chose de permanent en quantité dans l'espace et dans le temps. Un commencement absolu qui ne se rattacherait à aucune chose préexistante et augmenterait la quantité d'existence, serait un monde à part des autres, à part de la pensée.—N'est-ce pas le même raisonnement que nous reconnaissons dans les Premiers principes de Spencer?
Cette universelle relation des phénomènes avec le substantiel, entendu d'ailleurs en un sens qui n'a rien de métaphysique[105], n'est encore selon Kant, et aussi selon Spencer, qu'une unité insuffisante pour la pensée, pour l'intellection. Il faut de plus que les phénomènes soient unis entre eux, non pas seulement avec leur matière permanente en quantité; il faut que leur succession soit soumise à un principe synthétique. Autrement, il n'y aurait dans l'esprit qu'un jeu de représentations sans lien et sans objet intelligible. L'expérience n'est donc possible que dans la supposition suivante: tout événement est précédé de quelque autre événement qu'il suit d'après une loi déterminée. C'est là le principe de la causalité purement phénoménale, de la succession régulière, de la loi,—principe où il est facile de reconnaître la base du déterminisme.
Après avoir, au moyen de la loi ou succession uniforme d'antécédents et de conséquents, fait la synthèse de la diversité dans des temps successifs, nous devons, pour unifier entièrement la connaissance, faire la synthèse de la diversité dans le même temps. Cette synthèse est la relation de simultanéité et de réciprocité universelle. La place d'une chose dans le temps et dans l'espace doit pouvoir être assignée par rapport à celle de toutes les autres, et les séries de successions doivent former un système de simultanéités. Il doit y avoir quelque chose par quoi A détermine à B sa place dans le temps, et réciproquement B à A. Par conséquent, selon Kant, tout objet doit comprendre en soi la loi qui assigne à certaines déterminations leur place dans d'autres objets; et ceux-ci, à leur tour, doivent assigner à certaines déterminations leur place dans le premier. Par là les choses sont en une réciprocité universelle. Le consensus des choses fait que chacune influe sur toutes, et toutes sur chacune. C'est la réciprocité du déterminisme entre tous les êtres. Alors seulement l'intelligence a vraiment pour objet un univers intelligible, c'est-à-dire un tout lié et déterminé en toutes ses parties.
On reconnaît dans cette doctrine de Kant les trois lois que Leibnitz avait déjà imposées au monde: principe de la persistance de la force, principe de la raison suffisante, principe de l'harmonie préétablie. A vrai dire, Kant aurait dû ramener ces trois lois à une seule: la loi de causalité phénoménale. En effet, réciprocité des causes, c'est toujours causalité universelle; quant à la substance matérielle et phénoménale, nous ne la concevons que comme l'ensemble des choses qui se conditionnent dans l'espace et dans le temps selon la loi de causalité: c'est la totalité phénoménale et causale. Kant n'en a pas moins le mérite d'avoir montré dans les lois du monde un organisme où les parties et le tout s'impliquent mutuellement, et, dans cet organisme, l'expression de la pensée même ou les conditions de sa possibilité, c'est-à-dire de son unité consciente.
Ces conditions produisent un double résultat. En même temps qu'elles rendent la pensée possible pour le sujet pensant, elles la rendent aussi objective, c'est-à-dire qu'elles lui donnent une portée, une valeur, une vérité. A quelles conditions, en effet, se demande Kant, devons-nous considérer le rapport des phénomènes et leur liaison comme ayant lieu dans la réalité, non pas seulement dans nos représentations[106]? «Les représentations ne sont toujours que des représentations, c'est-à-dire des déterminations intérieures de l'esprit dans tel ou tel rapport de temps. D'où vient donc que nous faisons de ces représentations un objet, ou qu'indépendamment de leur réalité subjective comme modifications, nous leur attribuons encore je ne sais quelle réalité objective? La valeur objective ne peut consister dans le rapport avec une autre représentation; car autrement reviendrait la question: comment cette représentation sort-elle d'elle-même et acquiert-elle une valeur objective, outre cette valeur subjective qui lui est propre comme détermination ou état de l'esprit?—Si nous cherchons quelle propriété nouvelle le rapport à un objet donne à nos représentations, et quelle importance elles en retirent, nous trouvons qu'il ne fait que rendre nécessaire une certaine liaison des représentations et la soumettre à une règle. Réciproquement, par cela seul qu'un certain ordre de nos représentations est nécessaire sous le rapport du temps, elles ont une valeur objective... comme si une règle servant de principe nous forçait à garder cet ordre de perceptions plutôt qu'un autre. Cette contrainte est proprement ce qui rend enfin possible la représentation d'une succession dans l'objet, et non plus seulement dans notre imagination. En premier lieu, je ne puis intervertir une série de choses objectives, comme les diverses positions d'un bateau sur un fleuve,—en mettant avant ce qui vient après. En second lieu, étant posé l'état antérieur, l'événement déterminé arrive immanquablement et nécessairement[107].»
Ainsi donc, si le lien établi entre les sensations n'était qu'un lien momentané, nous ne pourrions vraiment objectiver: nous retomberions encore dans la confusion primitive où le subjectif et l'objectif sont indiscernables, où il n'y a point de pensée ni de vérité; voilà pourquoi Kant admet un ordre de succession invariable. De plus, il ajoute à la constance la nécessité; les choses, pour être vraies, doivent être tellement liées par un déterminisme universel que nous n'en puissions concevoir la place changée; seul un tel ordre de choses, par sa nécessité, s'opposera au désordre de nos sensations ou à l'arbitraire de notre imagination, et acquerra ainsi une valeur objective, une vérité. Poussant sa thèse jusqu'au bout, Kant construit ainsi un déterminisme absolu et universel, où chaque chose est déterminée dans le temps et dans l'espace par tout ce qui la précède et par tout ce qui l'accompagne, en même temps qu'elle détermine pour sa part toutes les autres choses. Il ne se contente pas, comme l'école anglaise, d'une constance de fait, lien trop fragile et trop superficiel à ses yeux: il veut une nécessité intrinsèque, une loi universelle, qui est le principe de causalité phénoménale. Ce principe est la condition commune de toute intelligence et de toute intelligibilité.
Si la doctrine de Kant s'arrêtait à ce premier point de vue, qui est le déterminisme intellectualiste, on pourrait se poser cette question:—Faisons-nous nous-mêmes partie de ce déterminisme universel, ou sommes-nous en dehors? Si nous en faisons partie, tout étant nécessaire, tout est réellement inséparable; nous n'avons rien en nous qui puisse réellement se séparer de quoi que ce soit; on ne voit donc plus comment distinguer d'une manière réelle le subjectif de l'objectif: cette distinction n'aura qu'une vérité abstraite, non une réalité concrète. La nécessité, en effet, s'appliquant à tout, ne peut s'opposer à rien, et il n'y a plus réellement qu'un seul être, dans lequel tout est indissoluble. Si nos sensations offrent une apparence de désordre et d'arbitraire, qui fonde la distinction purement formelle du sujet et de l'objet, ce n'est là qu'une apparence, que la réflexion doit détruire; et la réflexion, au lieu de fournir une distinction réelle du moi et du non-moi, finira par la refuser. Dans l'universelle nécessité tout est un au fond, le divers n'est qu'à la surface. Aussi le point de vue du déterminisme intellectualiste, quand il est exclusif, aboutit à un système de choses indissoluble où le moi, le sujet, n'est vraiment qu'une forme.
Et l'objet, à son tour, c'est-à-dire le monde de la science, est-il autre chose qu'une forme? Les lois scientifiques sont les rapports des choses dans l'espace et dans le temps; par leur nécessité, elles constituent la vérité logique du monde ou son intelligibilité, mais non sa vivante réalité. Le déterminisme intellectualiste exprime l'ordre dans lequel s'enchaînent tous les anneaux des choses, il peut servir à découvrir les dessins que forme cette chaîne enroulée et nouée de mille manières; mais avec quoi est-elle faite?—Une telle question dépasse le domaine du déterminisme. La nécessité est donc simplement l'ordre logique et mathématique des relations qui unissent les phénomènes dans le temps et dans l'espace.
C'est ce que rendra évident une considération plus approfondie de cet ordre nécessaire. Pour mériter vraiment son nom et pour être une véritable unité, l'ordre universel doit être tel que chacun des rapports dont il est l'ensemble puisse être connu par le moyen de tous les autres. En mathématiques, on trouve le quatrième membre d'une proportion par le moyen des trois autres membres donnés. Les rapports des quantités entre elles peuvent être déterminés d'avance par les lois des proportions ou de l'analogie mathématique, et cette analogie est une formule énonçant l'égalité de deux rapports de quantité (par exemple: 2/4 = 3/6). Comme il ne s'agit alors que de quantités, la connaissance de trois termes permet de déduire effectivement le quatrième ou de le construire d'après les règles d'une synthèse mathématique: par exemple l'égalité du rapport de 4 à 8 et du rapport de 3 à x me permet de construire le quatrième terme, 6, d'après la loi de formation des quantités extensives. De même nous pourrions, selon la remarque de Kant, construire et déterminer à priori la quantité intensive de la sensation produite par la lumière solaire, en ajoutant environ deux cent mille fois à elle-même celle de la lune[108]. Le déterminisme universel, lui aussi, au point de vue de la relation, unit toutes choses par un raisonnement analogique; seulement ce genre d'analogie n'énonce plus, comme en mathématiques, l'égalité de deux rapports de quantité, mais celle de deux rapports de qualité, par exemple lumière et chaleur. Dès lors, trois membres étant donnés, je ne puis plus déduire le quatrième membre lui-même, mais seulement un rapport à ce quatrième, savoir un rapport de temps, un mode de liaison et une place dans le temps: par exemple la concomitance entre la lumière d'une bougie et sa chaleur. Seule la sensation peut m'apprendre à posteriori ce que ce quatrième terme est en fait; je ne puis avoir à priori qu'une règle pour le chercher dans l'expérience et un signe auquel on peut le reconnaître. Voilà pour quelle raison la nécessité porte seulement sur les relations et sur les phénomènes, non sur les choses elles-mêmes: on ne saurait montrer à priori pourquoi, une chose A étant posée, par exemple des vibrations sonores, il est nécessaire qu'il en résulte une chose B toute différente en qualité, par exemple la sensation de la note ut, et comment il serait contradictoire que l'effet ne résultât point de la cause, à laquelle il n'est pas identique.
Même sous sa forme mécanique, qui est plus concrète, la nécessité n'est encore, pourrait-on dire, que la limite commune de l'action réciproque par laquelle les êtres se conditionnent mutuellement; elle n'est, dans ce monde, que la mise en rapport et le conflit des forces, ainsi que des mouvements qui en dérivent. Son type sensible, c'est le choc; ses lois typiques dans le monde sensible, ce sont les lois du choc. Mais, si le choc se retrouve partout dans les objets de notre expérience sensible, il n'est jamais que le plus général des phénomènes physiques et ne peut être érigé en dernier mot de toutes choses. Il ne rend même pas compte de la sensation de choc qui lui correspond. Le physique et le mental s'accompagnent sans qu'on puisse les déduire l'un de l'autre.
Ajoutons que la proposition qui veut que toute causalité soit purement nécessaire devient antinomique si on la prend dans son universalité. Cette proposition était que rien n'arrive sans une raison suffisante et déterminée à priori; or, en remontant la série, on n'aboutit à rien qui suffise, on a une série de raisons insuffisantes; rien de réel ne se trouve vraiment déterminé à priori: la place de chaque terme dans l'espace et dans le temps se trouve seule déterminée par son antécédent. L'explication de la réalité devrait partir d'une donnée réelle qui s'expliquât d'elle-même; mais ici l'explication, qui n'est qu'une mise en ordre et en équation de réalités inconnues, recule et fuit, comme dirait Pascal, d'une fuite éternelle. Dès lors il n'y a plus aucune nécessité réellement primordiale: les choses n'étant conditionnantes qu'après avoir été conditionnées, il n'existe qu'une nécessité de rapports, subie de la part d'autrui et dérivée, non une nécessité en soi et pour soi[109]. Pourquoi donc les choses se succèdent-elles ainsi sans commencement et sans fin?—On ne peut plus répondre d'une manière intelligible à cette question par une raison de nécessité; d'autre part, le déterminisme exclusif ne peut invoquer une causalité supérieure et absolue. Il ne peut donc répondre que par le fait même; et encore le fait est invérifiable dans sa totalité. On arrive ainsi à cette conséquence: s'il n'y a rien que de nécessaire, rien n'est définitivement et foncièrement nécessaire. Le déterminisme universel et exclusif, conçu en vue de l'unité intelligible, ne peut atteindre ni l'unité ni l'universalité; l'explication qu'il donne est toujours inachevée. La pensée cherchait quelque chose de fixe où elle pût se tenir en équilibre et elle croyait le trouver dans la nécessité; mais cette nécessité, avec sa série de commencements sans commencement, entraîne la pensée dans un mouvement sans fin.
En résumé, la nécessité, moyen en vue de l'unité, ne saurait suffire à elle seule pour achever l'entière unité de la pensée. Si la nécessité a une valeur scientifiquement incontestable quand on en fait une partie de la réalité et une condition de la science, elle n'a plus métaphysiquement la même valeur quand on en veut faire le tout de la réalité. Le déterminisme, qu'il soit à priori comme chez Kant ou à posteriori comme chez Stuart Mill, est un formalisme intellectualiste. Ce formalisme est inévitable et vrai sans doute, mais il ne rend pas compte de la réalité. Nous avons vu qu'il absorbe notre réalité comme sujets individuels dans le grand tout, dont nous ne sommes plus qu'une des formes. Ce tout lui-même, cet objet, il n'en présente encore que la forme et le plan nécessaire, non le fond vivant et agissant. Dès lors, il n'y a plus de tous côtés que des rapports sans termes.
Leibnitz n'avait donc pas tort de dire que le déterminisme logique, mathématique et mécanique de Descartes est la face extérieure de la réalité, dont la face intérieure doit être plus ou moins analogue à ce que nous trouvons en nous-mêmes. La conscience, en effet, ne semble plus être un extérieur, mais un intérieur, et le seul que nous connaissions; du moins doit-elle nous placer à un point de vue plus central, d'où le mécanisme nous apparaît comme externe. En somme, peut-on dire, c'est avec nos sensations ou nos pré-sensations que nous sommes obligés de construire et d'imaginer le monde mécanique lui-même, et c'est avec notre intelligence que nous concevons ses lois. Tout dépend donc de notre conscience même et de sa constitution.
On voit que Kant a eu raison de faire remonter le principe du déterminisme jusqu'aux conditions de la conscience. Seulement, dans la conscience, il a surtout considéré la pensée et le déterminisme intellectuel; or l'intellectualisme est, tout comme le mécanisme, un aspect de surface. Kant s'en est trop tenu à un à priori intellectuel, à des formes constitutives de la pensée, à des cadres logiques. Le mécanisme et l'intellectualisme se ramènent en définitive à de la sensibilité et à de l'activité. Ce qui est à priori pour la conscience, ce n'est pas le penser, c'est le sentir et l'agir. Les principes universels de Kant ne sont que l'extension au dehors de notre constitution intime. Façonné par le macrocosme, le microcosme en réagissant exprime le grand monde, et même le reconstruit en soi à son tour.
II.—A ce point de vue intérieur de la sensibilité et de la volonté ou, en général des faits de conscience concrets, cherchons ce que vont devenir les formules de l'identité logique ou de l'équivalence mécanique, où nous avons reconnu les thèses fondamentales du déterminisme extérieur.—Il y a dans notre vivante conscience, à côté de l'identique, du changement et du progrès. Peut-on nier qu'aux divers degrés de l'évolution physique aient répondu, dans l'évolution mentale, soit des sentiments nouveaux, soit des idées nouvelles, soit des volitions nouvelles? L'identité mécanique, mathématique et logique, est donc réellement compatible avec une perpétuelle nouveauté dans l'ordre mental. Vous combinez différemment des rayons de lumière, et au lieu d'avoir la sensation du blanc, j'ai la sensation du rouge; il n'y a là, dites-vous, qu'une autre direction du mouvement;—objectivement, peut-être; subjectivement, non. La sensation nouvelle est, dans ma conscience, une chose qu'on ne saurait déclarer identique aux autres sensations. Qu'importe que l'être en qui naissent des sentiments, des pensées, des volitions nouvelles, pèse toujours le même poids dans une balance? S'il n'y a aucune création mécanique, comme aussi aucune annihilation, il y a une rénovation mentale ou morale. C'est là encore, sans doute, la production d'une forme nouvelle, non d'une existence telle que les métaphysiciens l'entendent; mais, si cette forme est un plaisir qui n'existait pas auparavant, une joie, un bonheur, et un bonheur plus ou moins durable, n'est-ce pas une chose suffisamment réelle, quoique vous l'appeliez une forme? En tout cas elle est plus réelle que les formes logiques, mathématiques ou mécaniques. Tout à l'heure je souffrais ou j'étais indifférent, maintenant je jouis: les deux états peuvent être équivalents pour la balance et pour la mécanique; soutiendra-t-on qu'ils sont équivalents pour moi ou pour ma conscience? Et si, par hypothèse, cette joie était la première qu'un être vivant eût éprouvée d'une manière distincte, ne marquerait-elle pas, dans le vieil univers, l'apparition d'un bien qui, à lui seul, serait comme un univers nouveau? De même, une pensée nouvelle dans la conscience n'est-elle pas un nouveau monde, alors que, dans la balance de la nature physique, elle ne produirait pas la moindre oscillation, le moindre dérangement à l'éternel équilibre des plateaux? Et si vous supposez que dans la conscience ces grandes nouveautés peuvent se produire,—sentiment et pensée,—peut-être surgira-t-il par leur intermédiaire une nouveauté supérieure encore, un monde plus beau et meilleur, une réalisation progressive de la liberté idéale. Par là sans doute nous n'entendons pas une liberté capable de bouleverser ce que Gœthe appelait le budget de la nature: celle-ci, en additionnant ses unités de force mécanique, trouvera toujours le même compte; mais que de richesses nouvelles sur le livre des idées, des sentiments et des volontés! Simple changement de forme, répétez-vous. Si ce ne sont là que des apparences et des modifications superficielles, où placer alors le fond et les choses mêmes? Les vraies réalités ne sont-elles pas ce dont j'ai ou pourrais avoir conscience? L'identité pour la balance n'est, après tout, que l'identité d'un phénomène. Bien plus, la foi à la balance suppose elle-même l'unité des forces de gravitation, qui suppose à son tour que la quantité d'énergie reste la même; et ce dernier principe, on ne peut plus lui assigner une origine uniquement extérieure. C'est à l'identité de la conscience qu'il en faut revenir. Mais qu'est-ce alors que la persistance dont on parle, sinon l'expression de ce fait: nous avons conscience d'une multitude de réalités nouvelles qui ont pour caractère commun et persistant que nous en avons conscience? Somme toute, si c'est la conscience que l'on consulte, elle se voit changeante en même temps qu'identique, et l'expression de la réalité pour elle n'est pas permanence, mais évolution; elle ne connaît pas ce substratum immobile et mort dont quelques-uns ont voulu faire la «substance durable» et l'unique réalité. La réalité pour elle, c'est ce qu'elle est; or, elle est évolution, elle est progrès. Il faut donc que l'identité des lois mécaniques laisse place à quelque chose de nouveau dans l'ordre esthétique des sentiments, dans l'ordre intellectuel des idées, dans l'ordre moral et social des volitions. Cette nouveauté ne sera vraiment une équivalence que dans la série mécanique; elle pourra être une prévalence ou un profit dans la série des états de conscience. On a beau vouloir ramener entièrement le nouveau à l'ancien, le nouveau est un fait indéniable pour la conscience et dans la conscience; or le nouveau suppose une certaine fécondité capable d'un changement régulier, d'une évolution qui peut devenir progrès. Peut-être le stable même n'est-il que la condition du progressif. Parménide, après avoir écrit un livre sur l'être, en a écrit un autre sur l'apparence. L'apparence est nouvelle, cela suffit. Il faut donc dans l'être même un principe d'apparence nouvelle et de changement.
C'est ce principe qu'on a exprimé sous le nom plus ou moins symbolique de la force intérieure, de l'activité, de la δυναμις. A ce point de vue dynamiste et psychique, le principe de causalité prend un sens nouveau et moins formel, dont Kant ne s'est pas assez occupé: ce n'est plus la simple loi de succession et d'ordre entre les antécédents et les conséquents, c'est l'activité efficace de la cause proprement dite. Ce n'est plus la simple projection au dehors de notre intelligence sous forme d'universelle intelligibilité, c'est la projection au dehors de notre volonté même, de notre pouvoir d'agir ou de réagir, de désirer, de faire effort, projection qui a lieu sous la forme d'universelle causalité efficiente[110]. Par là, nous sortons déjà du domaine purement scientifique pour entrer dans le domaine métaphysique: nous franchissons les lois pour essayer de nous représenter les causes.
Sommes-nous ainsi délivrés du déterminisme?—Non; car la fécondité et le progrès n'excluent pas une loi de détermination qui en relie les degrés. Le déterminisme, en devenant dynamiste, est seulement plus concret, plus vivant et moins superficiel. De plus, sous cette forme, il aboutit à nous faire concevoir quelque chose qui le dépasserait; de l'idée des causes relatives il va nous élever à la conception problématique d'une cause absolue, supérieure peut-être au temps même et à ses parties successives. C'est ce mouvement ascendant que nous devons maintenant faire comprendre.
Le déterminisme, sous sa forme mécaniste et intellectualiste, nous a paru exprimer, en dernière analyse, un ordre de choses dans le temps; or, l'introduction du temps ne semble plus un élément aussi essentiel quand on se place, comme nous le faisons maintenant, au point de vue de la causalité efficiente et vraiment active. Lorsque j'attribue un fait à l'action d'une cause, cette attribution est primitivement indépendante de toute considération de temps: il n'y a pas encore d'avant ni d'après, de succession ni de simultanéité; il y a simplement, pour parler comme Malebranche, l'agent et l'agi, le voulant et le voulu, la cause indépendante et l'effet dépendant. L'enfant place derrière tout ce qu'il voit une volonté, d'abord prochaine et immédiate, puis plus ou moins lointaine. La feuille que le vent pousse est pour lui animée. Puis il s'aperçoit que la cause n'est pas là, mais dans le vent; il conçoit alors le vent comme un être animé. Plus tard, il reculera encore la cause agissante, mais, ce qu'il placera toujours comme à l'extrémité de cette perspective de plus en plus lointaine, ce sera quelque volonté. A l'origine, il semble que le temps n'existe pas encore pour lui: il n'en a qu'un sentiment vague et il en confond presque toutes les parties. Avenir, passé, présent, sont trois points de vue qui s'entremêlent dans sa pensée et qu'il prend assez souvent l'un pour l'autre. Même confusion des temps chez les peuples primitifs: les événements, pour eux, se raccourcissent ou s'allongent, se concentrent ou se répandent, passent de l'avenir même au présent et du présent au passé, ou suivent l'ordre inverse, comme si tout procédait de causes supérieures à l'histoire et au temps. C'est que le temps est un ordre de déterminations et de conditions; il exprime moins l'activité ou la liberté idéale de la cause que les conditions réellement subies par elle et les nécessités qui lui viennent du dehors. Le premier élan de la volonté ne semble point connaître le temps: l'expérience seule nous apprend à compter avec cette série de moyens et d'intermédiaires qui sépare le vouloir initial de l'effet final. Alors seulement se développe et s'organise l'idée de succession. Comme le dit Kant, «la succession des effets tient seulement à ce que la cause ne peut opérer en un clin d'œil son effet tout entier[111].» La succession a donc son origine non dans la vraie et positive puissance de la cause, mais dans son impuissance ou dans les résistances qu'elle rencontre; non dans ce qui la fait vraiment cause, mais dans ce qui lui fait subir la limitation des autres causes, dans ce qui la rend effet par rapport à elles: elle n'exprime pas la liberté, mais la nécessité. En un mot, la succession est certainement la loi des effets, mais elle n'est peut-être pas la loi d'une cause digne de ce nom.
Il est vrai que, si les effets ont une loi, la cause, indirectement et partiellement, devra subir cette loi, à moins qu'elle ne la fasse elle-même. Encore ne pourra-t-elle la faire que pour les choses qui lui seront absolument intérieures: dès qu'elle agira sur des objets étrangers, elle devra subir la loi qui préside à la génération des effets. La loi de succession et son déterminisme résultent donc de ce que la cause exerce son action au sein d'une multiplicité d'autres causes. Pour agir dans cette sphère, la cause est soumise à un certain ordre; car, là où se trouve la multiplicité se trouvent aussi les éléments de l'ordre: la multiplicité a besoin de l'ordre, et l'ordre à son tour suppose la multiplicité. La forme la plus générale de cette multiplicité est le temps, et l'ordre qui y est introduit consiste, nous l'avons dit, dans les rapports mêmes du temps: succession, simultanéité, permanence. Nous allons de nouveau les examiner et les interpréter au point de vue de leur portée dynamique et métaphysique. Nous complèterons ainsi la théorie de Kant.
Quel est notre procédé pour trouver les causes empiriques d'un phénomène, c'est-à-dire les phénomènes antécédents? C'est la succession, car nous faisons se suivre les choses de diverses manières pour voir ce qui se produira. Mais ce que nous cherchons au delà de la succession, c'est la simultanéité; par une méthode d'abstraction et d'élimination, nous dégageons le simultané du successif. Nous disons par exemple: à la nuit succède le jour quand le soleil est présent, donc le soleil et le jour sont réellement simultanés, donc c'est le soleil qui doit contenir la condition ou les conditions principales du jour. De même que les polygones inscrits dans le cercle sont un moyen de découvrir l'aire du cercle, parce qu'ils permettent d'éliminer progressivement toutes les valeurs qui ne sont pas cette aire même, ainsi la succession est un moyen d'arriver par élimination à la simultanéité, bien que l'une ne soit pas l'autre, ou plutôt précisément parce que l'une n'est pas l'autre. Si ensuite nous transportons dans la simultanéité même une succession idéale, c'est par un élan de l'imagination analogue à celui qui fait transporter dans le cercle les côtés infiniment petits du polygone: à vrai dire, ces côtés n'y subsistent pas, ou n'y subsistent qu'éminemment et sous une tout autre forme. Ainsi la durée ne semble plus exister que d'une manière éminente dans le rapport vraiment dynamique de la cause avec l'effet. Toutes les successions physiques manifestent et annoncent extérieurement l'action intime et métaphysique des causes; mais cette action n'est peut-être pas elle-même une succession dans le temps, quoiqu'elle doive rendre possible le temps et en envelopper le premier germe.
La réciprocité dans la succession est le moyen pratique par lequel nous arrivons à découvrir la simultanéité objective. Quand je regarde la terre, puis la lune, et que, recommençant dans un autre ordre, je me retrouve toujours en présence des mêmes termes, je distingue fort bien le changement produit par ma volonté et la nature constante des sensations qui lui sont imposées. Il n'en serait pas de même si je suivais un bateau descendant un fleuve: je ne pourrais intervertir ses positions successives. La simultanéité de la terre et de la lune est alors l'hypothèse la plus naturelle que je puisse faire pour concilier les séries contraires de mes sensations; et je sens très bien que ce qu'il y a eu de contraire vient de moi, que ce sont les mouvements voulus par moi qui ont changé, non pas les choses elles-mêmes. Supposer que la lune et la terre s'anéantissent et renaissent au gré de ma volonté, ce serait substituer l'hypothèse la plus compliquée à l'hypothèse la plus simple, ce serait dépenser plus de travail pour arriver au même résultat, ce serait violer la loi de la moindre dépense ou de la moindre action. La ligne la plus droite que puisse suivre la volonté, en demeurant le plus identique possible à elle-même, c'est d'expliquer les changements produits dans l'intuition sensible par les changements qu'elle-même a voulus, et, au contraire, d'expliquer la partie constante ou pour ainsi dire résistante par l'action constante de forces étrangères sur elle-même. Quant à l'action de ces forces les unes sur les autres, c'est une conception ultérieure à laquelle on arrive très tard, quand on y arrive; car le déterminisme réciproque et universel décrit par Kant n'a point été conçu, ce semble, par tous les esprits; c'est une construction de la pensée qui n'est inévitable que pour toute pensée réfléchie et assez consciente de soi, et Kant a eu le tort d'y mettre trop d'à priori.
De même que la succession et surtout la réciprocité de succession sont un moyen de découvrir la simultanéité, celle-ci, à son tour, n'est qu'un moyen pour nous de rattacher les choses au permanent. Mais, si nous remontons ainsi de la succession à la simultanéité et de la simultanéité à la permanence, c'est que le permanent nous semble plus voisin de l'indépendant. Commencement, c'est dépendance et relation; commencement et cause absolue sont donc en ce sens incompatibles, et tout commencement, au point de vue dynamique, nous paraît dépendre du permanent.
Ainsi la marche de l'esprit consiste à s'élever de plus en plus au-dessus de la succession dans le temps par la réduction du successif au simultané, du simultané au permanent, du permanent à l'indépendant. Cette marche nous semble plus voisine de la réalité vivante et concrète que la construction trop abstraite de Kant, dont nous ne nions pas d'ailleurs la valeur relative.
III.—Arrivé à ce point, il est naturel de se demander, avec Kant lui-même, si le déterminisme dans le temps, mécaniste ou dynamiste, ne serait pas un cadre où nous sommes obligés de ranger les séries d'effets, un procédé intérieur de figuration et de coordination analogue aux monogrammes des mathématiques, en un mot, le principe de ce que Kant appelait le schématisme de l'entendement, «art caché dans les profondeurs de l'esprit et dont il est difficile de surprendre les secrets[112].» La succession régulière et constante de choses diverses dans le temps peut être seulement le schème ou le procédé représentatif de ce que serait la vraie causalité active; de même, la persistance dans le temps peut être la représentation de ce que serait la vraie substance; de même encore la simultanéité des phénomènes dans le temps, selon une règle générale, peut représenter l'action réciproque des causes. Toutes ces représentations et tous les schèmes en général ne sont que des déterminations du temps d'après des règles. Et ces règles, dit Kant, ont pour objet la série du temps, qui répond à la quantité; la matière du temps, qui répond à la qualité; l'ordre du temps, qui répond à la relation; enfin l'ensemble du temps, qui répond aux modes de la possibilité, de l'actualité et de la nécessité. Le temps, dans cette doctrine, est l'intermédiaire à la fois sensible et intellectuel par lequel devient possible l'application de la pensée aux phénomènes, conséquemment la réduction de leur diversité à l'unité.
Ce qui est vrai indépendamment des spéculations sur les schèmes, c'est que le déterminisme, en définitive, est un symbolisme. La nécessité est une pensée déterminée, liée, ayant une constitution qui s'impose à elle en même temps qu'à son objet; c'est une pensée mélangée de passivité et dépendante, mais il ne faut pas prendre les verres qui encadrent et protègent une lumière pour la lumière même. Le temps exprime la condition que rencontre une cause qui, obligée d'agir sur l'extérieur, perd en partie son activité au moment même où elle la manifeste. L'espace même semble n'être qu'un mode du temps, le mode de la simultanéité ou de la coexistence. Nous arrivons donc par ce nouvel ordre de considérations à la même conclusion que tout à l'heure:—Le symbolisme du temps et de l'espace ne saurait être toute la vérité, et surtout toute la réalité. On est obligé, sans doute, d'admettre la nécessité comme loi des effets ou des moyens, c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par la cause, que les moyens sont déterminés par la fin, quand il y a une fin; mais cette conception des effets et des moyens comme conditionnés ou nécessités, chacun par rapport aux autres et tous par rapport à la cause, ne porte pas sur la cause métaphysique, qui demeure x. Aussi le vrai fatalisme n'est-il pas celui qui soumet les effets empiriques à la nécessité, mais celui qui, par une conception toute métaphysique, soumet à la nécessité les causes elles-mêmes, ou plutôt la cause.
Les métaphysiciens peuvent donc poser au déterminisme une limite au moins idéale. Ils s'appuient sur ce principe même que toutes les réalités purement partielles et visibles sont nécessaires d'une nécessité hypothétique: telle chose devra suivre si telle autre chose s'est déjà produite. Toutes ces choses se conditionnent les unes les autres, et chacune n'existe qu'autant qu'une autre existe déjà; supposé que cette autre n'existât point, elle n'existerait pas non plus. Mais la réalité dernière et radicale, X, s'il y en a une, est conçue comme différente de ces réalités partielles: c'est elle qui doit en faire le lien et l'unité, c'est elle qui doit les produire en se communiquant à toutes. L'unification produite par la nécessité n'atteint, comme la science, que les formes des choses; elle n'est donc, tout comme la possibilité, qu'un rapport entre des termes déjà donnés, et ces termes, nous pouvons les concevoir donnés par un terme supérieur qui, en tant qu'indépendant, serait libre. En ce cas, le caractère propre de la réalité fondamentale serait l'indépendance, sans laquelle n'existeraient ni ces dépendances qu'on nomme possibilités, ni ces dépendances qu'on nomme nécessités ou impossibilités. D'une part, les possibilités et les nécessités dérivent des réalités; d'autre part, on ne peut pas montrer à priori de contradiction entre la réalité ultime et la liberté; l'activité et le progrès ne semblent même possibles qu'au moyen d'un principe supérieur tout ensemble à ce qui est actuellement déterminé par autre chose ou à ce qui est actuellement indéterminé. Si ce principe n'était adéquat qu'à ce qui est déterminé, il s'y tiendrait à jamais, et tout serait immobile; s'il s'épuisait tout entier dans l'indétermination, il serait encore à jamais immobile dans cet abîme insaisissable.—C'est par cette suite de raisonnements que le métaphysicien est amené à élever, au-dessus de l'existence déterminée et de l'existence indéterminée, un principe déterminant qui les relie et les domine. Ce pouvoir n'est plus proprement nécessité, c'est-à-dire purement déterminé; il n'est plus indifférence arbitraire, c'est-à-dire purement indéterminé: il doit être conçu comme quelque chose d'indépendant qui se détermine.
Ainsi se construit l'idée «problématique,» de liberté absolue.
La notion de liberté, ainsi conçue, ne peut rentrer dans une définition trop étroite; car la vraie liberté idéale consiste précisément dans une puissance hypothétiquement délivrée de toute limite, et qu'on ne saurait conséquemment restreindre à telle ou telle application particulière. La liberté, sous ses divers aspects, est identique à l'indépendance, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre intellectuel, soit dans l'ordre moral. On peut donc dire, d'une manière générale, que la liberté serait le pouvoir de causer ses propres déterminations, avec la conscience et la certitude de sa réelle indépendance par rapport à toute cause étrangère. Ce n'est là du reste qu'une explication, et non une définition logique.
En premier lieu, l'indépendance entraîne l'absolu. Jusque dans le langage vulgaire, libre, indépendant et absolu (ab solutus) sont synonymes. En effet, l'absolu, qui ne peut être d'ailleurs conçu que d'une manière négative et détournée, ne saurait être représenté comme nécessité: car, s'il était nécessité par quelque chose d'autre que lui, il serait relatif à un pouvoir supérieur; s'il était nécessité par lui-même, il serait une cause ayant dans sa nature propre une relation nécessaire avec son effet.
En second lieu, l'indépendance dans l'ordre de la causalité semble entraîner encore l'infinité ou l'indépendance dans l'ordre de la quantité, car les relations dans l'espace et dans le temps seraient des dépendances.
En troisième lieu, une entière liberté ou indépendance entraînerait sans doute l'absence de limites dans l'ordre de la qualité, ou la perfection. L'idée de la liberté pure, ainsi développée, n'est autre chose que la «catégorie de l'idéal et du divin.»
La complète indépendance ou la liberté, en tant que telle, serait une chose réellement inexplicable et incompréhensible pour nous; expliquer, c'est montrer comment une chose dépend d'une autre qui en est la cause ou la raison, et on ne peut montrer de quoi dépendrait une indépendance complète par hypothèse. Ce n'est pas à dire pourtant que la liberté soit pour nous de tout point inconcevable. On peut en effet, en s'aidant de l'expérience, concevoir une chose de deux manières, soit comme chose qui dépend d'une autre, soit comme chose dont une autre dépend. Par abstraction, nous pensons la suprême indépendance comme ce dont tout le reste dépendrait. Sans doute cette pensée enveloppe encore une relation, comme toute pensée humaine; mais ce n'est pas la relation de l'indépendance aux autres choses, c'est celle des autres choses à l'indépendance.
Ce qui réduit la liberté absolue au rôle d'idée problématique, c'est qu'on peut toujours retourner contre la réalité et la liberté de l'absolu sa manifestation. Si, en définitive, tout est nécessaire dans les phénomènes, le principe quelconque de la nécessité ne se manifeste que par cette nécessité même: la réalité absolue est-elle donc astreinte à ne poser que des relations, à ne s'incarner que dans la relativité? Telle est la suprême antinomie entre la conception d'une liberté absolue et l'expérience certaine du relatif. C'est ce qui fait que la liberté absolue demeure pour nous une pure idée, dont on peut montrer l'influence régulatrice sur notre pensée et sur notre conduite, mais nullement la valeur constitutive et objective.
On peut cependant essayer une solution, au moins approximative, de cette grande antinomie entre la liberté et la nécessité. Et ici s'ouvrent deux voies. L'une aboutit à la conception théorique et à l'affirmation pratique d'une liberté transcendante, qui existerait dans un monde intemporel dont le monde temporel est la manifestation sous les formes du déterminisme. C'est la voie que Kant a suivie. L'autre voie aboutit à rapprocher le déterminisme et la liberté dans l'ordre temporel, par la conception d'une certaine liberté immanente au déterminisme même, sous la forme de l'idée, du désir et de la volition morale. C'est la voie que nous essaierons de suivre, après avoir montré d'abord ce qu'il y a d'insuffisant dans la théorie de Kant.