I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En tendant à l'universalité,
elles tendent à satisfaire le désir de liberté.—Abstraction, généralisation,
affirmation, induction et croyance.
II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement
du désir et du vouloir.—Projection du moi.
La tendance du désir à sa propre satisfaction, et à cette
satisfaction totale de l'être qui supposerait la liberté, fait le
fond de toute notre vie mentale. Cette tendance organise le
déterminisme même en vue de la liberté. Suivons-la donc
dans les diverses manifestations de la vie mentale: la connaissance,
l'art, l'amour, enfin la moralité.
Nous allons d'abord montrer le rôle du désir de la liberté
dans la formation de la connaissance.
I.—Penser, selon nous, n'est autre chose que sentir,
désirer, vouloir, mouvoir, avec le sentiment de son action
et des bornes qu'elle rencontre. Supposez un courant qui se
sentirait et se verrait lui-même marcher, par une conscience
permanente de son action ou par une sorte de transparence
intérieure, et qui en même temps aurait la conscience de
ses propres limites ou de ses propres rives, vous aurez l'image
du désir devenu intelligence.
En se concentrant dans une direction déterminée, la force
consciente renferme sa réaction dans des limites: l'abstraction
n'est que la conscience de cette direction exclusive du
désir.
Quant à la généralisation, la chose à laquelle elle correspond,
par exemple la couleur en général, ne peut se représenter
comme objet et matériellement. Rien de moins général
que le mot couleur, abstrait parmi les sons et extrait de leur
nombre; rien aussi de moins général que l'image du bleu ou
du blanc, extraite et abstraite parmi les autres; mais ce qui est
général et relativement illimité, c'est moi qui abstrais, et j'ai
d'autant mieux conscience de mon pouvoir indéfini que je
réduis à une plus grande simplicité l'objet de ma représentation.
Plus je vide cet objet et le dépouille, plus j'ajoute à la
plénitude de mon pouvoir intellectuel. Quoi de plus vide en
soi que le mot couleur? C'est le son cou et le son leur, voilà tout.
J'applique ce mot à l'image du blanc, du bleu, du rouge: que
lui importe? il n'est que ce que je le fais, et je le fais mobile,
changeant, passif; je le traiterai à merci sans qu'il résiste, et
ma puissance gagnera tout ce que je lui aurai enlevé. Avec son
aide je passerai aisément d'une couleur à l'autre, d'autant plus
léger que mon bagage sera moins lourd. Il n'en serait pas de
même si je voulais appliquer l'image du bleu à celle du rouge:
la première, ayant encore trop de choses qui lui appartiennent
en propre, me résisterait comme par une force opposée à la
mienne. Aussi je tâche de ne retenir des sensations et des
images que ce qui est strictement nécessaire pour empêcher
ma pensée d'être complètement subjective; je les dépouille le
plus possible, je les appauvris, je les efface: en les diminuant,
je diminue l'action de l'extérieur sur moi ou ma passivité au
profit de mon activité, et plus je me débarrasse ainsi des
entraves, plus le champ est libre pour ma pensée. La généralité
que je crois voir alors dans l'objet est simplement la liberté
intellectuelle que je me suis donnée à moi-même. Un boulet
de mille kilogrammes, auquel je suis attaché par une chaîne,
exclut toute généralité en me retenant à un point fixe; un
boulet de vingt kilogrammes est en quelque sorte plus général,
parce que je puis le traîner avec moi en divers lieux, non sans
effort; un boulet d'un kilogramme est bien plus général encore,
et plus encore celui de quelques centigrammes. A vrai dire,
ce n'est pas le poids que je traîne qui est général, c'est ma
puissance de me mouvoir; le poids est au contraire une limite
à l'extension de cette puissance. Voilà pourquoi je m'allège
autant qu'il est possible, changeant les sensations en images,
les images en mots, les mots en chiffres ou en lettres; je ne
retiens que la quantité de contre-poids nécessaire pour maintenir
en équilibre ma pensée.
L'élan par lequel je tends à persévérer dans une direction
quelconque, à maintenir et à continuer mon action intelligente
diffère-t-il de ce qu'on appelle l'affirmation? Dès que j'agis
avec le sentiment ou la conscience de mon acte et des modifications
qu'il subit, on peut dire déjà que j'affirme; car mon
action, en même temps qu'elle est faite et sentie, est pour moi
affirmée. Nous ne franchissons pas encore le subjectif: à ce
point de vue, affirmer et agir avec la conscience de son acte
sont même chose.
En fait, toute action passe aux organes et devient mouvement;
les limites apparaissent alors avec la résistance, dans le
sentiment complexe de l'effort. Moins mon expérience est
grande, c'est-à-dire moins j'ai senti d'obstacles, et plus j'ai le
sentiment de ma primitive énergie, de mon réservoir de force.
Aussi ma volonté va-t-elle de l'avant avec audace et presque
toujours trop vite; elle anticipe, elle induit, elle croit, en se
fondant sur le sentiment de sa propre activité et de sa vitesse
acquise. C'est ce qui fait que l'enfant et le jeune homme croient
en eux-mêmes et, d'une manière dérivée, croient dans la
persistance des autres choses encore peu nombreuses qu'ils
connaissent.
Les logiciens attribuent d'ordinaire la force de l'induction
à la multiplicité des expériences; mais il faut ici distinguer le
point de vue objectif du point de vue subjectif. Autre chose est
l'énergie subjective de l'acte par lequel nous induisons, autre
chose la valeur objective de cet acte ou sa conformité avec les
objets extérieurs; nous n'en sommes encore qu'au premier
point de vue, et alors la force de notre élan dans l'induction
ou dans l'affirmation n'est nullement proportionnelle au
nombre des expériences. Une seule expérience suffit pour me
faire induire. Je me vois capable alors de continuer ma volonté
et je me crois capable d'en continuer l'exécution, parce que je
ne suppose encore aucun changement dans les causes qui concourent
à cette exécution. La volonté et le désir ressemblent à
la force d'un courant, la croyance inductive ressemble à sa
vitesse. L'une engendre l'autre: croire, au fond, c'est sentir
sa puissance de vouloir et son désir d'agir, c'est en faire à la
fois l'exertion et l'assertion, c'est avoir la conscience d'une
certaine activité intérieure qui ne se manque pas à elle-même
et se traduit par le mouvement. Aussi la croyance accompagne
l'action et peut précéder en ce sens l'expérience extérieure.
Quant à la répétition des expériences, elle fortifie et surtout
justifie la croyance en un cours particulier de choses, en une
certaine résultante de mouvements; elle nous instruit sur les
limites extérieures de notre volonté et nous en trace pour ainsi
dire le dessin. L'expérience détermine et endigue le courant
du vouloir primitif, qui ne demandait qu'à s'épandre indéfiniment
et qui garde la conscience permanente de son
effort.
Quand notre volonté ne rencontrd aucune raison de douter,
en d'autres termes quand elle se meut dans une voie sans rencontrer
d'obstacle, cette faculté d'exercer sans échec sa puissance
répond à ce que Descartes nomme l'évidence, qu'il
n'a point définie suffisamment. L'évidence, après tout, se
réduit pour nous à notre énergie ou conviction intérieure.
«Je suis certain de telle chose,» ou «telle chose est évidente,»
équivaut à dire: «Je veux et me meus librement
dans cette direction, je marche dans une voie entièrement
libre.» Traduire en paroles ses pensées et convictions, c'est
simplement traduire ses actions et ses mouvements; et il
semble que toutes nos démonstrations finissent par se réduire
à celle de Diogène, qui affirmait le mouvement en marchant.
Les choses évidentes sont les voies dans lesquelles je n'ai
jamais trouvé d'obstacle; quand j'ajoute que je n'en trouverai
jamais dans l'avenir, je n'affirme point une chose que je
sais (mot qui conviendrait seulement à une immédiate et
parfaite conscience), mais j'affirme une chose que je crois et
induis, c'est-à-dire un mouvement que je continue, une direction
dans laquelle je persévère. Le savoir a un fond pratique
dont il est la formule. Ce fond pratique n'est pas le libre
arbitre, la volonté indifférente qui choisirait entre des affirmations
contraires; mais il est le désir, l'action, le vouloir tel
que nous l'avons défini plus haut, comme tendance radicale
à dépasser toutes bornes.
Quand nous prononçons un jugement sur des choses qui ne
dépendent pas de nous, plus sera grande dans leur réalisation
la part des antécédents extérieurs, plus nous serons
exposés aux échecs et aux erreurs de toutes sortes. Une proposition
certaine est donc celle qui porte sur des choses que nous
pouvons réaliser; or les choses que nous pouvons réaliser sont
celles qui dépendent le plus de nous, ou même exclusivement
de nous, par conséquent les choses les plus dépendantes de
notre volonté. «Je désire, je veux» est la chose la plus certaine,
parce qu'elle exprime simplement ma volonté même,
mon désir dominant et sa direction intérieure. «Le soleil est
chaud,» exprimera une chose certaine, s'il dépend de moi de
me mettre en présence du soleil par une série de mouvements
et de déterminer occasionnellement la sensation de chaleur;
mais, comme ici tout n'est pas déterminé par mon désir, la
part de l'incertitude se montre: il faut que l'action et les mouvements
du soleil achèvent mon action et mes mouvements
propres, il faut que le soleil d'hier reparaisse demain, il faut
que j'y croie préalablement avant de dire «le soleil est chaud».
Si tout pouvait dépendre de moi, je tiendrais pour ainsi dire à
ma disposition la vérité des choses avec leur réalité; mais les
jugements que je porte sur l'extérieur sont toujours conditionnels
au point de vue objectif, parce qu'ils n'ont pas leur condition
unique dans ma subjectivité. Néanmoins il dépend de
moi, en augmentant la part de mon action propre, d'augmenter
aussi ma certitude; plus j'agis et me meus, plus je
sais, et Aristote avait raison de dire: «Savoir, c'est faire.»
On peut dire encore:—Savoir de science absolue, ce serait
être idéalement libre; car je n'aurais le droit d'affirmer absolument
que ce qui dépendrait absolument de ma liberté. Là se
trouverait le seul véritable à priori, puisque la liberté serait
antérieure à ses actes et ne dépendrait que d'elle-même. C'est
là un type pour nous irréalisable, et pourtant, ainsi entendue,
l'idéale liberté est au bout du déterminisme même, qui est le
propre domaine de la science.
II.—Maintenant, comment passons-nous à l'objectif, à
l'affirmation d'autres êtres, d'autres causes, et même de l'universelle
existence, des causes? Ce passage, objet de tant de
controverses, a lieu, selon nous, en vertu d'un déploiement
du désir et de l'activité volontaire, où se retrouve la tendance
à la liberté, et à l'indépendance. La volonté, en s'exerçant, a
conscience de choses voulues par elle ou, si l'on préfère,
désirées par elle, et d'autres choses qu'elle n'a pas voulues ou
désirées. Si, par exemple, j'éprouve une douleur, ma volonté
a conscience d'une limite à son développement, et d'une
limite qu'elle n'a pas voulue. Voici donc, sur la première
partie de la ligne que ma volonté suit, des modifications avec
la volonté, ou actions; sur la seconde, des modifications
sans la volonté, ou passions, et même des passions douloureuses.
L'exécution n'est point adéquate à la volition et au
désir: ce qui avait été voulu se trouve en fait empêché et
limité. Mais la volonté ne s'arrêtera pas à la limite que rencontre
ainsi son exécution; elle la franchira par une loi de
conservation analogue à celle de la vitesse acquise, et cette loi
prend ici la forme d'un élan spontané. Par là la volonté se
projettera elle-même en quelque sorte sur les modifications
autres que ce qu'elle avait voulu ou désiré. Il en résulte une
sorte de système à quatre termes, ainsi conçus: d'un côté
une volonté restant la même et produisant toujours les mêmes
modifications agréables, désirées par elles; de l'autre côté
la même volonté se prolongeant avec d'autres modifications
désagréables:
PREMIER MOMENT
Même vouloir où même désir.
|
Mêmes modifications, agréables.
DEUXIÈME MOMENT
Même vouloir.
|
Autres modifications, désagréables.
La volonté ne s'arrêtera pas à ce système comme s'il était
suffisant et satisfaisant. En effet, c'est une loi du désir, comme
de toute force, de tendre naturellement à maintenir son
identité et sa direction. Or, dans ce système, il y a une sorte
de contradiction: la même volonté consciente, après avoir
coexisté avec les mêmes modifications, voit, tout en restant
la même, se produire d'autres modifications; ce qui
lui donne la conscience du même et de l'autre. En fait, le
contraste de ces modifications,—plaisir d'abord, puis douleur,—est
complet; et je ne vois pas l'antécédent de ce changement
dans ma volonté demeurée la même. Ma volonté
sentante et mouvante, qui tend, comme toute force, à se
rétablir avec la moindre altération possible, continue alors
à se concevoir: dans l'échec que lui fait subir l'obstacle,
elle le franchit en se plaçant derrière l'obstacle même par
la pensée et par l'association des idées. Seulement, elle est
obligée de changer en quelque sorte le signe positif en signe
négatif, le signe moi en signe non-moi, l'identité en différence.
Elle était d'ailleurs en possession préalable de ces
signes, car, avant même de s'objectiver, elle avait acquis
déjà le sentiment de la différence dans la différence de ses
modifications: il lui suffit maintenant de combiner les notions
de différence, de modification et de volonté pour concevoir,
derrière les modifications différentes, une volonté différente.
L'enfant ne tarde pas à projeter ainsi un autre moi derrière
les modifications qui lui sont contraires, à construire en se
dédoublant d'autres volontés opposées à la sienne; il prolonge
le vouloir au delà du pouvoir et ramène le passif à
l'actif. C'est le seul moyen de rétablir l'harmonie dans le
système dont nous avons donné le tableau. Ce système devient
alors le suivant:
PREMIER MOMENT
Même volonté ou même désir.
|
Mêmes modifications.
DEUXIÈME MOMENT
Même volonté.
|
Autres modifications (ce qui produit dans la conscience la distinction du même
et de l'autre).
SOLUTION ET TROISIÈME MOMENT
Autres modifications.
|
Autre volonté.
Ce troisième moment est l'application de la distinction du
même et de l'autre, et le rétablissement de la volonté sentante
et motrice avec la moindre altération possible. Ainsi s'opère
le dédoublement qui permet à la volonté de se maintenir
d'accord avec soi tout en s'opposant à soi; de sorte que, par
un phénomène singulier d'optique intérieure, la volonté
consciente ne se divise que pour maintenir son unité; elle ne
conçoit une volonté autre que pour pouvoir le plus possible se
concevoir la même. Telle est, semble-t-il, exprimée en
formules nécessairement abstraites, la construction psychologique
de l'objectivité au sein même du subjectif; et c'est, à
notre avis, le seul mode d'objectivité qui soit possible, puisqu'en
fait nous ne pouvons réellement sortir de nous-mêmes
et de notre conscience. Encore une fois, quand ma volonté en
exertion motrice vient se heurter à un obstacle, outre qu'elle
tend à le surmonter réellement, elle tend encore à le surmonter
idéalement, en se prolongeant par la pensée au delà des
bornes où expire son action effective; le vide que le désir
trouvait à la limite de son action réelle, il le comble avec une
volonté idéale qu'il s'oppose et qui pourtant, en dernière analyse,
est encore lui-même multiplié par soi. Car, après tout,
quand moi je vous conçois, je suis obligé de vous construire,
et de vous construire avec moi-même: vous me
donnez ou m'imposez certaines modifications et sensations
que je ressens, je vous prête mon moi en vous créant pour
ainsi dire à mon image et à ma ressemblance[146].
D'après ce qui précède, la conception d'un autre moi, d'une
autre existence, d'une autre volonté, comme celle que l'enfant
place dans sa mère ou dans son père et jusque dans l'objet
matériel qui lui a fait mal, semble être une simple thèse, la
plus élémentaire de toutes. La volonté et le désir,—comme la
nature, dont le désir ou quelque chose d'analogue semble
aussi faire le fond,—«agit par les voies les plus simples,»
c'est-à-dire les plus faciles, les plus agréables et, en ce sens,
les plus indépendantes et les plus libres.
—Mais, dira-t-on, je n'ai encore en face de moi qu'une
seconde volonté (pouvoir de sensibilité et de motricité), une
seconde cause, et à l'état d'hypothèse. Comment en venir à
concevoir une infinité de causes, de mouvements et même de
sensations plus ou moins affaiblies dans ce «non-moi» qui,
au premier abord, est un?—Il faut pour cela se placer soi-même
dans chaque être, et, s'y étant placé, répéter de quelque
manière en lui et pour lui l'acte de «discrimination» que
nous avons accompli pour nous-mêmes. Non seulement notre
volonté, en se concevant double, suit la loi de la moindre
action, mais encore elle fait suivre cette loi à la volonté extérieure,
à la force extérieure qu'elle suppose et se représente:
elle la fait se diviser à l'infini. Je répète la même hypothèse
d'une volonté autre que la mienne, d'une tendance différente
de la mienne, toutes les fois que ma volonté subit une modification
passive et reçoit le mouvement au lieu de le transmettre:
il y a en moi une certaine sensation quand je transmets
le mouvement et une sensation différente quand je le
reçois; j'accole la première à la seconde. Ainsi j'acquiers la
notion d'une pluralité de causes et de forces motrices. Les
objets extérieurs servent simplement de miroir et, par un jeu
de réflexion, en arrêtant ma volonté m'en renvoient l'image,
qui ensuite se multiplie à l'infini dans une perspective sans
fond.
Après avoir conçu une pluralité de causes et d'existences,
je n'ai donc qu'à continuer le mouvement commencé pour en
concevoir une infinité. Nous avons déjà vu comment nous
généralisons et induisons, c'est-à-dire comment nous élevons
d'une certaine manière les choses à l'infini. Objectiver, c'est
supposer une autre volonté; quand j'ai accompli une fois et
mille fois cet acte, j'ai conscience d'une tendance identique à
l'accomplir encore. En objectivant cette tendance, cette puissance
indéfinie qui est en moi et qui demeure indépendante,
je suppose une possibilité indéfinie de causes ou de volontés
et j'arrive, par l'abstraction des limites, à une supposition
universelle, à une totalité de causes pour la totalité des effets.—Ce
n'est toujours, direz-vous, qu'une hypothèse.—Je
l'accorde; le principe de causalité métaphysique (qu'on pourrait
aussi bien appeler causalité psychique, pour le distinguer
du principe des conditions ou lois scientifiques), n'est réellement
que la première et la plus élémentaire, par cela même
aussi la plus générale des hypothèses, qui permet à notre
volonté de se maintenir le plus intacte, en concevant un monde
de volontés et de forces. C'est même mieux qu'une hypothèse
intellectuelle: c'est une thèse sans raisonnement, une
position naturelle; ou plutôt c'est une marche naturelle, une
continuation d'action qui se ramène à une continuation de
désir. En définitive, avez-vous vraiment conscience de l'universalité
des causes efficientes, de manière à admettre cette
universalité par une nécessité immédiate? Non; vous posez
idéalement d'autres volontés, et vous partez de là pour
marcher en tous sens; votre succès vous fait alors croire à
une action du dehors, quoiqu'il vienne d'un élan intérieur et
d'une réaction du dedans. C'est le désir d'indépendance et
d'indétermination qui nous fait précisément déterminer toutes
choses par la pensée, dans la mesure compatible avec le
maximum d'indépendance et le minimum d'effort.
Les disciples de Victor Cousin nous objecteront que l'universel
ne saurait procéder de notre causalité particulière, de
notre moi, de notre volonté individuelle.—Pourtant il faut
bien que nous portions en nous de quelque manière ce qu'on
nomme l'universel; il faut que nous trouvions ainsi en nous
le pouvoir de nous dépasser. Pour Victor Cousin, ce pouvoir
était une faculté particulière, la raison, mais une faculté
n'explique rien; même dans la doctrine de Cousin, nous ne
pouvons pas avoir deux «âmes,» et il faut bien qu'en définitive
volonté et raison s'identifient dans la conscience. La
«raison,» sans la sensation et la volonté, est une pure abstraction,
comme l'objet même qu'on lui donne, qui serait je ne
sais quel infini indéterminé; la raison n'est vivante et concrète
que dans le vouloir et le désir. Quant aux idées d'individualité
et d'universalité, elles semblent toutes relatives: la conscience
proprement dite les domine. Là je vois ce qu'il y a de plus
individuel, puisque ma volonté est moi-même; mais là aussi
je trouve la source de l'universel, parce que ma volonté tend
précisément à franchir toute borne et à réaliser un mouvement
perpétuel: elle est une marche perpétuelle en avant, une induction
perpétuelle. Ce que j'appelle moi, qu'il soit réel ou
formel, n'est-ce pas une force emmagasinée qui paraît ne
se faire jamais défaut à elle-même et dépasse toujours ses
manifestations présentes dans le temps ou dans l'espace? Qui
dit force et puissance motrice, nous l'avons vu, dit quelque
chose de virtuellement général, non d'une généralité abstraite,
mais en ce sens que ce qui est agissant et mouvant aspire à
dépasser ses bornes. Cette puissance de vouloir et de mouvoir,
les physiciens pourront la comparer à l'expansion indéfinie
des gaz, qui tend à franchir toute sphère limitée. Outre la
perception présente, comme le disait Leibnitz, nous avons
encore une tendance à passer d'une perception aux autres, et
cette tendance est l'appétition. Physiologiquement, nous ne
pouvons pas ne point restituer le mouvement reçu, au moyen
du mouvement par nous transmis. Nos opérations intellectuelles,
principalement la généralisation et l'induction, nous
les avons vues s'expliquer par cette réaction que le sensualisme
a eu le tort de ne pas assez étudier; or, ce pouvoir de réagir,
une fois admis, paraît suffire pour expliquer tout ensemble
la volonté et la «raison.» L'objet conçu par la conscience et
l'objet conçu par ce qu'on nomme la raison ne différent pas en
espèce, mais en degré: dans les deux cas, en effet, il s'agit
d'une puissance que nous concevons comme plus ou moins
indépendante par rapport à son milieu. Ce qu'on appelle perfection
ou infinité n'est qu'une puissance supposée sans obstacle.
«Perfection de l'intelligence» signifie «puissance absolue de
penser»; et «absolu» veut dire «indépendant des obstacles»
ou, en définitive, «libre». De même pour les autres
perfections. Toutes les fois que nous croyons (illusion ou
réalité) avoir conscience d'un vouloir libre et jouissant de son
objet, nous avons le sentiment d'une perfection en nous, de
quelque chose de complet, d'achevé en son genre; nous
n'avons besoin que de généraliser, de multiplier pour ainsi
dire la notion par elle-même, pour imaginer une perfection
idéale, parfaitement parfaite en tout genre, qui nous paraît
alors supposer une liberté infiniment libre: c'est simplement
notre idée de liberté se multipliant et s'élevant à une nouvelle
puissance.
On a vu tout à l'heure comment notre volonté s'objective,
conséquemment se double et se multiplie, par le pouvoir
qu'elle a de franchir ses bornes actuelles; la même tendance
en avant lui permet de s'objectiver sous une forme absolue et
de concevoir, en abstrayant tout obstacle, une activité dégagée
de passivité, un vouloir adéquat à ce qu'il produit, un désir
immédiatement satisfait et jouissant de son objet. La «personne-Dieu,»
comme les autres personnes, est ainsi une projection
de notre propre personnalité; mais, tandis que notre
construction des autres personnes humaines est vérifiée par
l'expérience, vérifiée par leur réponse même à notre action, la
personne-Dieu demeure une construction idéale, sans vérification
possible. C'est lui-même, en sa pureté, que le moi conçoit
en concevant l'absolu; ce n'est sans doute pas lui-même dans
son état présent, mais dans sa tendance et dans ce qu'il veut
être; car nous sommes essentiellement, semble-t-il, désir tendant
à la complète satisfaction, volonté tendant à la complète
liberté, et non seulement au bonheur personnel, mais encore
au bonheur universel.
En résumé, ce que nous avons de plus intime, je veux
dire la conscience, est aussi ce qui nous permet de pénétrer
dans l'extérieur. C'est de ce centre que nous pouvons rayonner;
c'est par ce qu'il a de plus essentiel que le sujet qui veut
et désire peut s'objectiver; c'est par ce qu'il a de plus personnel
qu'il peut pénétrer dans l'impersonnel ou l'admettre
en lui-même. Cette pénétrabilité de ce qui nous est le plus
propre et de ce qui semble sous un autre rapport le plus
impénétrable, est le fait dernier que ne peut guère analyser
la pensée logique. A ce point semble s'évanouir cette apparence
d'individualité fermée qui semblait d'abord essentielle
à la conscience et qui en réalité ne lui est pas essentielle,
puisqu'en fait nous concevons autrui, nous concevons
même l'univers. Le «monisme» fondamental se laisse
entrevoir au fond de la volonté consciente; le principe de la
causalité universelle, en son sens métaphysique, n'en est que
la formule abstraite, et l'idée de cause par excellence est identique
à celle de liberté. Cette idée est ce qu'on peut appeler
avec Kant l'idéal problématique de la raison; mais si un tel
idéal est problématique en lui-même, dans son existence
transcendante, il a du moins une première réalisation dans
notre pensée et dans notre désir.
CHAPITRE QUATRIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT
DU BEAU
I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.
II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de Plotin et de Kant.
III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point de vue esthétique
pour établir la réalité de la liberté.
I.—Le jugement et le sentiment esthétiques semblent
essentiellement désintéressés, et Kant a même cru pouvoir
dire qu'en ce sens ils sont libres. N'entendons pas par là une
liberté d'indifférence et d'indétermination, qui serait incompatible
avec la réelle détermination de notre esprit en face
du beau; le sentiment esthétique n'est libre qu'en ce sens
qu'il paraît indépendant de toute contrainte mécanique et de
tout intérêt sensible; en cela il ressemble au sentiment moral.
Quand une chose affecte agréablement mes sens, elle ne me
laisse pas désintéressé: elle excite nécessairement en moi
un effort pour la posséder ou posséder des objets de même
nature, pour continuer ou renouveler mon plaisir: de là naît
l'appétit, ce mouvement de notre sensibilité qui nous porte
vers l'agréable. Il n'en est pas ainsi, selon Kant, devant la
beauté: en sa présence, je tends à me délivrer de tout
appétit, de toute contrainte sensible. Je tends aussi à être
libre de tout calcul d'utilité personnelle et même d'utilité
générale: en jugeant cette seconde sorte d'utilité,
j'attacherais encore un intérêt à l'existence matérielle de
l'objet, ma volonté, serait encore «liée» dans ses sentiments
et dans ses jugements, et ceux-ci envelopperaient, avec cette
finalité, une certaine nécessité. Enfin, d'après Kant, en présence
du beau, la volonté semble se dégager non seulement
de la nécessité mécanique et téléologique, mais même de cette
nécessité morale qu'on se fait à soi-même en se liant au
bien par une finalité volontaire. Le sentiment esthétique est
le seul où la volonté se maintienne, comme en une région
intermédiaire, libre des nécessités matérielles sans s'être
encore liée par des nécessités morales. Voilà pourquoi, selon
Kant et Schiller,—dont Spencer a reproduit la pensée,—le
plaisir du beau serait une sorte de jeu supérieur: on agit
pour agir, on pense pour penser, on sent pour sentir, on se
meut pour se mouvoir; en un mot, on exerce ses facultés
sans autre but que d'en sentir le jeu facile, le développement
harmonieux, la vie débordante et sans obstacles, l'exercice
en pleine liberté.
Dans cette théorie, Kant et Schiller ont certainement exagéré
le caractère contemplatif et, en quelque sorte, platonique
de notre amour pour le beau. Le sentiment esthétique a pour
caractère d'intéresser notre être tout entier, les sens et l'intelligence
aussi bien que la volonté, en un mot toutes les fonctions
de la vie. On peut cependant accorder à Kant que le
sentiment du beau, au milieu même du plaisir sensible, est un
commencement de désintéressement intellectuel et volontaire,
une sorte de libération par rapport aux besoins et aux désirs
inférieurs. C'est ce qui fait la moralité de ce sentiment,
quoique en lui-même il n'ait pas pour objet quelque chose de
moral.
II.—Pour produire en nous ce sentiment complexe, qui est
une des formes de la félicité, la beauté même doit avoir en elle
quelque image de ces trois choses en dehors desquelles la
pensée ne peut rien concevoir: la nécessité mécanique, la
finalité, la liberté idéale. Selon l'école platonicienne et surtout
Plotin, la beauté offre d'abord une matière, c'est-à-dire
une diversité soumise aux lois de la nécessité mécanique, puis
une forme qui domine la matière et l'organise, comme la vie
organise le corps qu'elle anime. Aussi, dans toute beauté
sensible, l'être vivant, sentant et conscient, reconnaît quelque
chose d'intime et de sympathique à sa propre nature: il
semble qu'il se retrouve dans les objets extérieurs et
prenne par là conscience de tout ce qu'il contenait. Les harmonies
que font les voix, dit Plotin, donnent à l'intelligence
le sentiment des harmonies qui sont en elle: lorsqu'elle
entend ces harmonies au dehors, la beauté du dedans lui
devient plus sensible. «Quand les sens aperçoivent dans un
objet la forme qui enchaîne, unit et maîtrise une substance
sans forme et par conséquent d'une nature contraire à la
sienne, alors l'esprit, réunissant ces éléments simples, les
rapproche, les compare à la forme indivisible qu'il porte
en lui-même, et prononce leur accord, leur affinité, leur
sympathie avec ce type intérieur[147].»—Kant admet également
que la beauté, outre sa matière, suppose une forme
contemplée par nous; de plus, pour être vraiment et objectivement
belle, il faut que cette forme paraisse indépendante
de celui qui juge ou des autres individus. Il faut en outre
qu'elle soit considérée indépendamment: 1o de toute la causalité
mécanique qui sert à la produire; 2o de tout rapport
avec une fin extérieure ou intérieure. En effet, la causalité
mécanique est nécessité; or la beauté vraie, la beauté vivante
disparaît pour nous quand nous ne voyons plus dans un objet
qu'une machine mue par des ressorts, qui pourrait être démontée
sous nos yeux. Quant à la finalité extérieure ou utilité,
elle imprime encore à l'objet un caractère de nécessité. La
finalité intérieure elle-même, ou la perfection, a encore
quelque chose de nécessaire: pour juger de la perfection
d'une chose, il faut que j'aie préalablement l'idée de ce que
doit être cette chose, et que je compare ensuite ce qu'elle
est avec ce qu'elle doit être, sa «réalité sensible» avec sa
«nécessité intelligible.» Par exemple, sachant ce que doit
être un octogone, je déclare parfaite géométriquement toute
figure qui, dans son ordre intérieur, me paraît remplir les
conditions exigées par la définition même; au contraire, selon
Kant, dans la forme que je juge belle il y a bien une concordance
des parties entre elles et avec le tout, mais cette
concordance ne semble pas avoir été déterminée par la conception
raisonnée et abstraite de la chose même: elle n'offre
pas un caractère réfléchi et intentionnel, mais un caractère
en apparence spontané et inspiré. Aussi, quoique la forme de
la finalité se trouve dans l'objet beau et que tout y semble
à la réflexion organisé en vue d'une fin, cette fin, néanmoins,
ne semble pas avoir été conçue abstraitement, pour être
ensuite réalisée: elle semble avoir été atteinte par une spontanéité
de la nature et, dans les œuvres d'art, par une vive
inspiration, où Schelling voit la synthèse de la volonté aveugle
et de la volonté réfléchie. La beauté «pure»,—la seule
proprement belle et sans mélange d'éléments étrangers,—ne
paraissant soumise à aucune condition «mécanique» ou
«téléologique,» exprime donc quelque chose qui semble
échapper tout ensemble à la nécessité physique et à la nécessité
finale: voilà pourquoi Kant l'appelle la beauté libre. Toute
beauté qui, au contraire, dépend de certaines conditions
imposées d'avance, soit par la nature physique ou logique,
soit par la destination finale de la chose en qui elle réside, est
une beauté liée et comme attachée à autre chose qu'elle-même.
Dans cette théorie, Kant a sans doute exagéré le caractère
«libre» de la beauté, en voulant l'élever trop complètement
au-dessus de toute finalité, comme il a élevé le sentiment du
beau au-dessus de tout désir. Le beau n'est réellement séparé
ni de l'agréable ni du bon. Dans son esthétique comme dans
sa morale, Kant est trop formaliste; ce qui fait le fond de la
vraie beauté, c'est la vie, et la vie n'est pas une pure forme
où se jouerait l'intelligence: elle est avant tout sensibilité et
volonté. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait point dans la beauté
véritable une certaine apparence de liberté; mais, pour bien
comprendre en quoi cette liberté consiste, il faut considérer
l'élément le plus caractéristique du beau, qui, selon nous, est
la grâce.
III.—Au point de vue mécanique, la grâce suppose le mouvement
facilement accompli et facilement perçu, les lignes
flexibles, continues, arrondies, sans secousse et sans rudesse,
la plus grande exertion de force avec le moins de perte et
de dépense possible. Au point de vue physiologique, elle
exclut tout ce qui sent l'effort, le labeur de la réflexion, la
sujétion de la volonté; elle exige l'aisance naturelle, le plus
grand effet avec les moindres moyens, en un mot, l'inspiration
en apparence spontanée qui trouve sans chercher. La
grâce est la surabondance d'une activité qui a plus qu'il ne
lui est nécessaire pour réaliser un mouvement ou pour
atteindre une fin, et qui semble vouloir se répandre au delà
de toutes limites. Il y a par cela même dans la grâce une
image de l'infini et de l'absolu, et c'est ce qui fait qu'on la
nomme «divine.» Au point de vue moral, la liberté étant le
principe de la libéralité, la grâce est un don, et un don désintéressé:
le gracieux est gratuit. Enfin la gratuité, la surabondance
et la fécondité créatrice étant le propre de l'amour, la
grâce est aimante ou paraît aimer, selon la pensée de Schelling;
et c'est là ce qui la rend aimable[148]. Kant disait que la
beauté est la représentation symbolique de la moralité; on
peut dire plus particulièrement de la grâce qu'elle est, au
point de vue moral, le symbole de la bonté aimante.
La grâce, que les anciens appelaient χαρις et qu'ils ne séparaient
point de l'amour, est ce qui, au sein même d'un mécanisme
réellement nécessaire et d'un organisme où les parties
dépendent réellement du tout, exprime et fait entrevoir,
comme dans un songe, un principe affranchi de toute nécessité
matérielle ou formelle: la grâce est, selon nous, l'expression
esthétique de l'idéale liberté.
Nous retrouvons ainsi, avec l'école platonicienne, le bien
dans le beau: «le bien donne aux choses aimées les grâces,
et à ce qui les aime les amours». Ce n'est pas par elle
seule que la forme belle a le pouvoir d'exciter l'amour:
tandis que le regard de l'intelligence embrasse cette forme,
la volonté en franchit les limites et place derrière la forme,
comme le fond dont elle dérive, une volonté vivante, qui
aspire à agir, à s'épanouir, à aimer.
La beauté et surtout la grâce, «plus belle encore que la
beauté», nous invite donc déjà à concevoir un principe
d'action et de détermination spontanée qui serait supérieur
aux fatalités mécaniques; elle est l'intermédiaire entre
le monde matériel et le monde moral. Elle paraît figurer la
liberté idéale de la volonté au moment où celle-ci jouirait
d'elle-même, avant de s'imposer une loi et une règle nécessaire,
une limite et un sacrifice: par cela même la beauté
est une expression de la «vie heureuse», de la félicité.
Lorsque plus tard, par un dernier effort, la liberté semble
s'être élevée au-dessus de toute limite et de tout sacrifice, dans
la plénitude et l'infinité de l'amour d'autrui, elle réunit en soi
la sublimité morale et la grâce morale. S'il y a grâce et
beauté dans l'expansion spontanée de l'innocence, il y a
grâce et sublimité dans le désintéressement sans effort de la
charité.
Le déterminisme scientifique et mécanique, en détruisant
l'illusion de la liberté, tend à détruire le charme moral du
beau et enlève à la beauté de son prix. Cependant, une fois
complété par l'idée de liberté et par le désir qu'elle excite, le
déterminisme moral peut suffire à la rigueur dans le domaine
de l'esthétique. Si l'art, qui est surtout de nature contemplative,
nous fait pressentir une lointaine liberté dont la grâce
est comme un rayon, il ne saurait la montrer dans son foyer
même, ni fournir une raison suffisante pour nous faire affirmer
son existence.
CHAPITRE CINQUIÈME
L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI
I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué
de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme
devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de
libertés.
II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais
nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont
la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de
vue moral.
Il est quelque chose de moins contemplatif que l'art, c'est
l'amour d'autrui, quelle que soit la forme qu'il prenne.
Élevons-nous donc à ce nouveau point de vue. Illusoire ou
vraie, l'idée de liberté fait-elle le fond de ce que nous nous
représentons comme un amour désintéressé?
I.—L'amour réel est d'abord un amour nécessaire. Il est
l'harmonie des sensibilités, la «sympathie» dont parle l'école
anglaise. Dans cette sorte de contre-coup que les joies ou les
peines d'autrui trouvent en nous-mêmes, la part de la passivité
et de la fatalité est dominante; aussi la sympathie, sous
son air de désintéressement, cache-t-elle encore une sorte
d'intérêt élargi. Deux cours qui battent malgré eux d'un
même battement sympathisent, ils n'aiment pas encore.
Cependant, comme le plaisir ou la douleur résultent d'un
vouloir satisfait ou contrarié, l'union des sensibilités semble
annoncer déjà une union générale et naturelle des volontés.
Supprimez ce commencement de volonté ou d'activité dans
le plaisir même, et vous réduirez la sympathie à un accord de
sensations brutes.
L'harmonie des intelligences est la préparation de l'amour,
elle n'est pas encore l'amour même; mais déjà l'union des
désirs et des volontés y est plus évidente. Penser en commun
la vérité, c'est la vouloir en commun, c'est aimer un même
objet qui sera entre les volontés un trait d'union.
Ce qui constitue essentiellement l'amour, c'est l'union
des volontés; non pas seulement leur union avec un objet
conçu et poursuivi en commun, mais leur union entre elles,
qui fait qu'elles se veulent mutuellement. Aimer quelqu'un,
c'est le vouloir, lui, et non autre chose.
Maintenant, jusqu'à quel point cette idée de l'amour est-elle
compatible avec la notion de fatalité? Pour répondre à
cette question, examinons successivement le sujet et l'objet
de l'amour.
En premier lieu, les écoles fatalistes ne peuvent concevoir,
semble-t-il, que cette image incomplète de l'amour qu'Auguste
Comte nommait l'altruisme. L'égoïsme est une inclination
fatale vers le moi comme centre, l'altruisme est une inclination
fatale vers autrui comme centre; mais l'altruisme, au fond et
absolument, n'est pas plus désintéressé que l'égoïsme, auquel
l'école anglaise le ramène. Qu'importe qu'un mouvement soit
un mouvement d'expansion ou de concentration, s'il exprime
toujours la nécessité d'un désir cherchant à se satisfaire? Deux
corps qui s'attirent ne s'aiment pas plus que deux corps qui
se repoussent. C'est pour cela que nous ne pouvons confondre
l'amour avec le besoin. Si je n'aime que par besoin et que ce
dont j'ai besoin, je n'aime que moi-même; mon prétendu
amour est égoïsme, mon désintéressement est intérêt. Pour
que je vous aime, vous, et non pas moi, il faut que je n'aie
pas absolument besoin de vous, que je ne sois pas poussé
fatalement vers vous par un intérêt comme celui que je prends
à ma nourriture et à ma santé. Quel gré pourriez-vous me
savoir pour cette affection prétendue? Aurais-je le droit de
dire que je suis un être aimant, que je vous aime, que je vous
donne mon affection? Le don qu'arrache la nécessité est un
don qu'on se fait à soi-même; et s'il en était toujours ainsi;
loin d'être aimants, nous ne pourrions jamais aimer. Si l'amour
vrai existe, il ne peut commencer qu'avec le consentement de
la volonté et là où cesse la fatalité du besoin; il doit se
montrer avec la liberté d'une nature qui donne parce qu'elle
est riche, et non parce qu'elle est pauvre. Si le désir est «fils
de la Pauvreté et de la Richesse», l'amour en sa pureté idéale
est la Richesse même[149]. Dans le fait, l'être le meilleur en
soi et qui a le moins besoin d'autrui est cependant le meilleur
pour les autres; c'est celui qui donne le plus et qui
demande le moins. En nous, à mesure que le besoin et le désir
diminuent, l'amour semble grandir; avec le progrès vers la
liberté croît la libéralité. Le besoin n'est donc que le point de
départ et la condition première dont l'amour aspire à se dégager
de plus en plus comme d'un obstacle. L'enfant n'aime
d'abord sa mère que par besoin; mais déjà, avec son premier
sourire, semble se révéler le premier don d'un amour
désintéressé, la première grâce d'une âme volontairement
bonne. C'est ce qui fait la beauté et le charme du sourire,
aurore de l'intelligence, de la volonté et de l'amour; c'est ce
qui en fait aussi l'irrésistible puissance. Le sourire est le symbole
de l'idéale et parfaite bonté, souverainement libre de
tout besoin et par cela même souverainement libérale, qui,
pour appeler toutes choses à l'existence et à la vie, n'aurait
qu'à laisser entrevoir à travers l'infini sa grâce radieuse.
Tel, selon Platon et Plotin, le Bien en soi engendre l'univers
par son rayonnement, Dieu crée le monde par son éternel
sourire.
Ce don de l'amour qui nous paraît volontaire, nous aimons
nous-mêmes à le faire, et si de plus nous parvenons à nous le
faire rendre, nous nous jugeons ainsi tout à la fois auteurs de
l'amour donné et de l'amour rendu. Par là nous nous sentons
plus actifs, par là aussi plus heureux. Créer l'amour en soi et
hors de soi, c'est créer ce qui seul a une valeur infinie et un
prix inestimable: l'amour volontaire.
La volonté, en effet, est ce qui rend l'objet vraiment
aimable, comme elle rend le sujet aimant; la liberté,
seule capable d'aimer par elle-même ou, en un mot, d'aimer,—car
aime-t-on véritablement si on n'aime pas par
soi-même?—paraît aussi seule digne d'être aimée pour
soi.
Ce n'est donc pas le bien en général, comme l'a cru Platon,
que j'aime en vous, c'est la bonté personnelle que je vous
attribue. La théorie platonicienne aboutit à des conséquences
que Pascal a exprimées sous cette forme originale: «Un
homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je
passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir?
Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui
aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non,
car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne,
fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour
mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non,
car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où
donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et
comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités,
qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables?
Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne
abstraitement, et quelques qualités qui y fussent?
Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais
personne, mais seulement des qualités.» Quoi qu'en dise
Pascal avec Platon, l'amour s'adresse toujours non à des
qualités générales, mais à des individus, ou à des choses
qu'on individualise et qu'on personnifie, fût-ce par une simple
illusion d'optique. La parole de Montaigne est le contre-pied
de la pensée de Pascal: «Si l'on m'eût demandé pourquoi
je l'aimais, j'aurais répondu:—Parce que c'était lui;—et
si on lui eût demandé pourquoi il m'aimait, il aurait
répondu:—Parce que c'était moi.» Et en effet, l'amour
suppose dans son objet l'élément personnel, la forme de l'individualité:
quand vous aurez énuméré et analysé scientifiquement
toutes les qualités de la personne aimée, vous aurez
énuméré les conditions rationnelles de l'amour, mais vous
n'aurez pas montré la cause réelle et concrète, l'unité synthétique
du caractère, la vie individuelle supérieure à toutes
les abstractions logiques.
Où Pascal est dans le vrai, c'est quand il dit: si je n'aime
une personne que pour sa beauté physique, je n'aime pas cette
personne.—Fragile amour que celui qu'emporterait une maladie!
La beauté extérieure n'est aimable que par la beauté intérieure
qu'elle me laisse entrevoir. Sous l'enveloppe matérielle,
mon esprit cherche l'esprit; séduit surtout par le regard, où
plus qu'ailleurs la pensée brille et se fait visible, il monte
comme dans un rayon de lumière vers l'invisible foyer qui
l'attire. Mais, dans l'esprit même, est-ce à la mémoire, est-ce
au jugement, est-ce à la pure intelligence que s'attache
mon amour? Non, dit Pascal, et il a encore raison. Ces qualités,
il est aussi des maladies qui les enlèvent. Votre mobile
amour disparaîtra-t-il donc avec elles? n'est-il pas allé plus
loin et plus haut se fixer dans quelque centre indestructible où
rien ne lui semble plus pouvoir l'atteindre? Ce centre, qui
n'est pas la pure intelligence, n'est pas non plus la pure puissance;
car cette dernière, par elle-même, peut aussi bien être
terrible qu'aimable. Même quand elle s'unit à l'intelligence,
quand elle est ordre et harmonie, la puissance semble encore
une manifestation extérieure de quelque principe plus
intime et plus profond. Quel est donc enfin ce principe
dans lequel seul pourrait se reposer l'amour? Platon l'appelle
le bien; mais ce n'est pas encore assez dire: pour
qu'en aimant le bien en vous, je vous aime, il faut que ce
bien puisse vous être attribué et qu'en définitive il soit vous;
il faut donc qu'à tort ou à raison il m'apparaisse comme un
bien volontaire et conscient, comme un bien qui se veut
lui-même, et qui ne se veut pas seulement pour soi, mais
pour les autres et pour moi. Ce que j'aime en vous, c'est la
volonté consciente du bien, dont le vrai nom est la bonté. Là
je place la personne, là je crois deviner l'unité vivante où
le bien devient vous-même et où vous-même devenez le
bien. Je ne pourrais aimer en vous une liberté indifférente,
abstraction faite du bien, une volonté indéterminée ou une
pure puissance; je ne pourrais non plus aimer en vous un bien
abstrait et neutre, passif et fatal, non voulu par vous, non
accepté par vous, un bien qui ne me semblerait pas vous-même.
C'est donc réellement la volonté du bien ou le bien
voulu qui est pour nous aimable. Mais la volonté du bien, où
s'unissent les deux termes dans une vivante unité, qu'est-ce
autre chose que l'amour même? Donc, en dernière analyse, ce
qui est aimable, c'est ce qui est aimant. Ce que mon amour
cherche par-delà l'organisme visible et, dans la conscience
même, par-delà la pure puissance, par-delà la pure intelligence,
c'est le foyer d'amour où le bien, s'unissant à la volonté,
devient bonté. Moi aussi je veux être voulu par cette bonté,
pour le bien que je puis avoir en moi-même; je veux être aimé
d'elle comme je la veux et comme je l'aime. Je veux qu'elle
soit non seulement volonté du bien, mais volonté de mon
bien. Dans cet échange de l'amour, je n'aperçois plus, même
là où elle pourrait subsister, la fatalité physique, ni la nécessité
logique ou mathématique, encore moins une liberté d'indifférence
et d'indétermination; l'amour, s'il est réalisé quelque
part en sa vérité, doit être ce qu'il y a à la fois de moins
indifférent et de plus libre. Aussi la volonté du bien, là où je
crois l'apercevoir, m'inspire la plus parfaite certitude, comme
si elle était la plus sûre des déterminations; et cependant,
c'est ce qui me semble le plus éloigné de la fatalité physique
ou logique. Si je suis certain de celui qui m'aime, c'est
que je crois sa liberté trop maîtresse de soi pour être détournée
par des accidents extérieurs. J'aime, je suis aimé;
c'est pour la bonté que j'aime, et c'est pour ma bonté que
je suis aimé; dès lors, emporté dans un monde idéal, je
ne songe plus ni à la matière, ni à l'espace, ni à la mort,
et je me repose avec bonheur dans l'éternité de l'amour.
Ainsi le véritable amour, considéré dans son type intelligible,
ne peut s'adresser qu'à des personnes, et de plus, c'est
la liberté réelle ou apparente de la personne qui fait à nos yeux
tout le prix de l'amour; en aimant, nous désirons être aimé,
et dans ce retour de bienveillance de la part d'un être que nous
supposons libre, mais nullement indifférent et indéterminé,
nous croyons voir comme une grâce qu'il nous fait. Aussi la
première et la plus précieuse des qualités chez l'être aimé,
c'est qu'il nous aime. Que ne pardonne-t-on pas à celui qui
est aimant? Une foule de petits défauts, qui choqueraient
dans un inconnu, peuvent sembler charmants dans la personne
aimée et aimante. Pourtant, si on n'aimait dans cette
personne que les qualités abstraites et l'esthétique, non la
bonne volonté, ces défauts devraient sembler aussi laids
chez elle que chez d'autres. Quand même quelqu'un que
nous aimons perdrait toutes ses qualités, en conservant cette
seule qualité de nous aimer, ne l'aimerions-nous pas encore?
Peut-être même l'aimerions-nous davantage, parce que nous
espérerions le ramener au bien; car on semble aimer davantage
quelqu'un lorsqu'il a besoin de vous, et l'amour, cette
source de vie surabondante, préfère donner que recevoir.
Enfin un être incorrigible, mais qui vous aimerait, serait
encore aimable, au moins pour vous. Telle une mère aime le
fils qui lui cause de la tristesse et même du désespoir. Il
n'est point de laideur matérielle ni même morale que ne
transfigure le sourire divin de l'amour. Donc, non seulement
je puis aimer un être qui veut le bien, mais encore qui l'a
voulu, qui le voudra peut-être, et même ne le veut pas, surtout
s'il m'aime. Mon amour cherche l'amour et, encore une
fois, non pas tant un amour qui veuille le bien en général
qu'un amour qui me veuille, moi. Ce n'est point là à mes yeux
de l'égoïsme: c'est la conviction du prix inestimable qui
appartient à l'amour et qui lui vient principalement du don de
soi-même. Nous pressentons vaguement que le vrai fond de
l'être, c'est la volonté aimante, et que ce qui est le plus nous-mêmes
est aussi ce que nous pouvons le plus donner à autrui.
Pascal a beau dire qu'il serait injuste d'aimer la personne,
quelques qualités qui y fussent, l'être aimant a toujours
quelque chose d'aimable; et s'il m'aime, moi, c'est surtout
pour moi qu'il est aimable. C'est en ne l'aimant pas que je
serais injuste, non en l'aimant, car toute grâce appelle gratitude.
Supprimez cet idéal de la liberté dans l'amour, ramenez-le
à une nécessité brute, à une fatalité matérielle ou intellectuelle,
vous aurez détruit l'objet de l'affection. Ce qui est
fatal en vous, c'est ce qui est produit par autre chose que
vous-même, c'est ce qui est vraiment autre que vous. Si je
n'aime en vous que ces choses étrangères, je ne vous aime
pas vous-même; pour que ma volonté vous veuille, il faut
qu'elle veuille votre volonté; il faut de plus que votre volonté
soit vraiment la vôtre, comme ma volonté est la mienne.
Quelle reconnaissance aurais-je pour un automate dont
l'amour serait la résultante d'un mécanisme, et même pour
un «automate spirituel?» Il aurait beau me suivre partout
et graviter autour de moi, je ne lui en saurais aucun
gré et je ne le payerais d'aucun retour. Je pourrais encore
moins l'aimer le premier, faire vers lui les premiers pas.
Dans cette machine, rien, absolument rien ne m'attirerait.
Elle pourrait avoir toutes les qualités géométriques, mécaniques,
physiques; il lui manquerait toujours la vie, l'activité,
une personnalité plus ou moins ébauchée, un moi
enfin, de quelque nature qu'il soit, auquel mon amour puisse
se prendre, et dont il puisse recevoir un retour qui ne lui
semble pas purement fatal.
Quand l'objet de mon affection n'est pas une personne douée
de raison et de volonté, il faut au moins qu'il soit à mes yeux
un individu. J'aime dans l'animal une personnalité encore
incomplète, mais qui fait effort pour se développer, une personnalité
à demi virtuelle, à demi réelle. Le chien que j'aime
et qui m'aime n'est pas un automate; en l'aimant, je lui
fais une sorte de grâce consciente, quoique non arbitraire,
puisque ses qualités motivent mon affection; et en m'aimant,
il me semble qu'il me fait aussi une grâce, quelque étrange
que la chose paraisse. Il y a en lui spontanéité et un commencement
d'indépendance; il sait qu'il m'aime et il veut m'aimer,—science
et volonté qui n'ont pas besoin de se formuler nettement
pour être réelles. De même, dans la plante, je vois une
individualité qui fait effort pour se développer, une ébauche de
l'animal, qui est lui-même une ébauche de l'homme. Je m'intéresse
à cet être qui veut vivre, qui veut agir, qui semble chercher
à sentir et à penser, qui paraît même quelquefois sensible.
Je l'aime parce qu'il est lui, parce qu'il possède un moi en
germe, et je ne saurais demeurer complètement indifférent à
son sort. S'il dépendait de moi de le faire arriver à cette vie
plus complète, à cette sensibilité, à cette pensée, à ce bien
qu'il désire d'un désir vague et inconscient, je le ferais. C'est
donc encore la volonté du bien que j'aime en lui. Quand j'ai
donné mes soins à la plante et que je l'ai aidée dans son développement,
quand elle a ensuite prodigué ses fruits et ses fleurs
comme un retour à mes soins, je l'aime véritablement. Que les
esprits superficiels sourient, je crois voir dans les fleurs qu'elle
m'a données une certaine grâce qu'elle m'a faite. Un matérialisme
exclusif aura beau dire: «fatalité, pur choc d'atomes,
pur automate,» il doit y avoir là autre chose que la nécessité
brute; il y a là au moins ce principe inexpliqué, la
vie, qui enveloppe dans ses puissances une pensée et une
volonté; il y a là une dialectique en action, un enfantement
laborieux qui semble vouloir produire la personnalité. Aussi
j'aime la fleur d'un réel amour; le poète qui lui prête une
âme, la femme qui s'éprend comme le poète pour une fleur,
ont, après tout, une idée plus vraie de la vie universelle que
le partisan du mécanisme exclusif, qui la croit semblable aux
rouages inertes d'une machine. Que le savant combine ses
molécules et place l'une à droite, l'autre à gauche, la nature
intime de ces molécules lui sera toujours inconnue; qu'il
démontre ses théorèmes, la partie vraiment démonstrative
de sa science ne roulera toujours que sur des rapports extérieurs
et se jouera autour des choses; c'est à lui, s'il croit
avoir tout expliqué et trouvé le dernier mot de la vie, c'est à
lui, dis-je, et non au poète, qu'on pourra demander:—Qu'est-ce
que cela prouve?
Si donc la sympathie humaine peut s'étendre à tous les
êtres, c'est que tous les êtres nous semblent des volontés, au
moins en puissance, enveloppant quelque chose d'indéfini,
des forces grosses de la vie, de la pensée et de l'amour.—Mysticisme,
dira-t-on. Qu'importe? L'humanité tout entière
est mystique à ce compte. Est-ce que le sentiment universel,
dont la vraie poésie n'est que l'expression sublime, a jamais
vu en toutes choses des théorèmes ou des automates?
De même, ce que le croyant aime en son Dieu, ce n'est
pas seulement une collection abstraite de qualités et de perfections.
Tant qu'il conçoit Dieu de cette manière, comme
une abstraction idéale ou comme une formule, il ne
l'aime pas; ou, s'il l'aime, c'est qu'il conçoit la perfection
comme une virtualité réalisable et en voie de réalisation dans
le monde: le panthéiste aimera le Dieu qui se développe
dans le temps et dans l'espace vers l'idéal inaccessible; il
aimera le Dieu vivant, qui sera pour lui l'univers. Quand cet
amour de l'homme pour le divin atteint-il son plus haut degré?
N'est-ce pas lorsqu'il se représente son Dieu comme la liberté
souveraine et souverainement aimante, qui lui a donné l'être
sans y être forcée, et qui se donne perpétuellement à tous?
C'est le bien volontaire, en un mot, que nous aimons toujours;
ce qui ne veut pas dire le bien arbitraire, agissant avec
indifférence, sans raison intelligible et bonne pour prendre un
parti plutôt qu'un autre. Le bien en soi, dont Platon élève
l'idée au-dessus de tout, doit être conscient et libre, bon pour
soi et par soi, bon aussi pour les autres. Platon l'a entrevu;
mais le terme de Bien qu'il employait, το αγαθον, n'indiquait pas
assez le côté personnel de la perfection morale, dont le vrai
nom est bonté. La bonté est ce qui concentre en soi le plus de
choses et ce qui en répand le plus au dehors: une bonté
achevée serait la liberté même. L'acte de bonté ou de désintéressement
libre, idéal moral que l'homme se propose et
qui est le «suprême aimable,» πρωτον φιλον offre ce double
caractère d'individualité et d'universalité: il est à la fois ce
qu'il y a de plus personnel, puisqu'il vient du moi, et de
plus impersonnel, puisqu'il est le don de soi à autrui.
On croit que ce qui constitue le plus essentiellement un être
est aussi le plus incommunicable aux autres; et néanmoins,
nous l'avons vu, en aimant quelqu'un, c'est lui-même que
nous voulons: notre affection, franchissant tout ce qui est extérieur
et étranger, sans s'arrêter même à l'intelligence, va jusqu'à
cette volonté personnelle qui est proprement le moi. En
vous aimant, c'est quelque chose de moi que je donne, c'est
moi-même que je voudrais donner tout entier, et c'est aussi
vous-même que je veux. Je sens qu'il est des obstacles, matériels
et même intellectuels, qui empêchent mon individualité
de se confondre avec une autre individualité, et pourtant
c'est là ce que je voudrais. Je ne dis pas que je voudrais
cesser d'être moi pour devenir une autre personne, ou qu'elle
cessât d'être soi pour devenir moi; mais je voudrais être
moi et elle tout ensemble, je voudrais être deux et un: en un
mot, me donner tout entier et me retrouver tout entier.
Est-ce là une illusion de l'amour, un vœu chimérique contre
lequel doivent à jamais prévaloir les lois de l'impénétrabilité
physique, ou de la pluralité mathématique, ou de l'opposition
logique? Quelle vaine chose alors que l'amour! Comme il
serait faux de dire qu'on aime! Car, encore une fois, on
n'aime que si on donne, et on ne donne véritablement que si
on donne une chose qui ne vous est pas étrangère, une chose
qui vous appartient réellement; on ne donne donc que si on
donne quelque chose de soi et, en dernière analyse, que si on
se donne soi-même. Tout don de choses extérieures au moi
ne suffit ni à l'aimant ni à l'aimé. Même quand je donne un
objet extérieur, encore faut-il que j'aie fait à son égard
quelque acte de bonne volonté qui vienne de moi;
et à vrai dire, c'est cet acte que je donne. L'objet qui passe de
ma main dans la vôtre n'en est que le signe matériel et le
visible symbole; il perdrait tout son prix s'il ne représentait
pas ma volonté intime et un don de moi-même. Si vous me
rendez froidement le même objet, sans y rien mettre de votre
cœur, nous sommes quittes sans doute, selon l'expression
vulgaire; mais cela veut dire que nous restons à part l'un de
l'autre, chacun dans son moi, sans aucune union affectueuse.
Si nous nous étions aimés véritablement, nous ne serions
jamais quittes: la dette de l'amour ne s'acquitte pas, elle se
paye avec de l'amour et par là ne fait que s'accroître
encore.
Aussi le véritable amour est-il un don qui ne pourra jamais
se reprendre, parce qu'il ne le voudra jamais. Donner n'est
pas prêter; donner enveloppe en son idée quelque chose
d'absolu: l'amour vrai ne peut donc être conçu que sous
l'idée de l'éternité. Quelle profanation du nom sacré de
l'amour, si l'on disait à quelqu'un: je vous aime pour une
année, pour un jour, pour une heure! Peut-on à la fois se
donner et se retenir, en marquant d'avance le terme où ce
don prétendu gratuit réclamera sa dette intéressée? Égoïsme
qui se pare des couleurs du désintéressement, esclavage qui
usurpe le rang de la liberté. Non, aimer,—s'il y a quelque
chose de tel en ce monde,—c'est faire effort pour s'affranchir
du temps et pour créer un ordre moral supérieur à la
vicissitude des choses matérielles. Si donc le véritable
désintéressement est à la portée de l'homme qui le conçoit
et qui y aspire, il doit constituer la suprême liberté:
aimer, selon la pensée profonde d'un poète arabe, c'est
mourir à la vie égoïste pour vivre de la vie universelle, qui
est seule vraiment libre.
C'est un bien que la mort mette un terme aux nécessités de la vie,
Et cependant la vie tremble devant la mort;
C'est ainsi qu'un cœur tremble devant l'amour,
Comme s'il avait devant lui la menace de la mort:
Car où s'éveille l'amour, meurt
Le moi, ce sombre despote;
Tu le laisses expirer dans la nuit,
Et libre tu respires dans la lumière du matin
[150].
II.—L'amour désintéressé que nous venons de décrire
n'est peut-être qu'un haut idéal dont l'actuelle réalisation
est impossible à vérifier. Toutefois, l'amour existe au
moins en idée, et est-ce là un mode si méprisable d'existence?
Faut-il répéter que l'idée n'est pas quelque chose de mort
et de stérile? Elle est un motif, mieux que cela, une action
déjà réelle d'un être intelligent, une démarche, un mouvement.
L'idée de l'amour désintéressé ne se contente pas d'un
rôle passif: ambitieuse, elle voudrait être tout dans l'homme
et même dans l'univers. Nous pensons qu'il serait meilleur
d'aimer conformément à l'idéal que nous concevons, et nous
aspirons à aimer de cette manière; par cela même nous nous
dirigeons déjà en quelque façon vers l'idéal. En concevant
l'amour désintéressé, le pur égoïsme a honte de soi, il se revêt
d'autres couleurs, il n'est plus le même qu'auparavant: il s'est
embelli de la pensée de ce qu'il désire. Ce n'est encore, sans
doute, qu'une transformation extérieure; mais le progrès ne
s'arrête pas là. Il nous arrive d'agir réellement sous l'idée de
l'amour d'autrui: il y a des êtres qui se dévouent ou semblent
se dévouer; il y a de nobles actions que nous n'oserions
traiter d'égoïstes, et qui, quand nous en sommes l'objet, nous
inspirent une vive reconnaissance; il y a donc des actes
conformes, au moins en apparence, à l'idéal de l'amour.
On peut se demander, il est vrai, si ces actions qui semblent
désintéressées ne sont pas toujours des modifications
de l'égoïsme. Le même objet peut être envisagé sous deux
aspects contraires: comme dit Jean-Paul, la mer est sublime
ou ridicule selon ce que le spectateur lui oppose dans son
esprit. Vous pouvez croire que le désintéressement est la
forme la plus raffinée de l'égoïsme, ou au contraire que
l'égoïsme renferme en lui un germe de désintéressement
qui s'ignore[151]. De là résulte pour le philosophe cette alternative:
ou placer au fond de l'égoïsme le désintéressement,—ou
placer au fond du désintéressement l'égoïsme. Nous
voilà amenés devant la grande question métaphysique, qui
porte non seulement sur des faits, mais encore sur l'essence
même de notre volonté. Et on ne pourra la résoudre entièrement
par la seule analyse psychologique. Une telle analyse
ne saurait établir la certitude du désintéressement; car, êtres
imparfaits que nous sommes, nous pouvons et devons toujours
nous défier de nous-mêmes et nous dire:—Suis-je
bien sûr d'aimer? suis-je bien sûr d'être aussi complètement
désintéressé que je voudrais l'être?—Nous demeurerons
donc toujours en face de ce doute final:—Peut-être mon
désintéressement est-il encore un intérêt inconscient. Doute
salutaire d'ailleurs, car il oblige la volonté à agir sans cesse,
à aller toujours plus loin et plus haut. Se trouvant toujours
inférieure à l'idée qu'elle porte en soi, elle fait effort pour
l'égaler et tend ainsi à se développer d'une manière indéfinie.
En même temps que le problème est métaphysique, il est
moral; on peut même dire qu'il est, par excellence, le problème
moral. Aussi est-ce au point de vue de la moralité que
nous devons enfin nous placer pour chercher si l'amour idéal
est réalisable. Dans l'ordre moral, aimer n'est plus seulement
une joie et un bonheur, c'est une nécessité sans laquelle il
n'y aurait ni vraie justice, ni vraie fraternité. La question, ici,
prend donc un caractère plus impérieux et appelle une solution
plus pratique.
CHAPITRE SIXIÈME
PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ.
CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE
I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral.—La liberté comme fond de
l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la liberté et du désintéressement.
Conciliation du platonisme, du christianisme et du kantisme.
II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire pour la réalisation
de l'idéal moral.
III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution de l'idéal persuasif
à l'impératif catégorique.
I.—Essayons d'abord de construire l'idéal moral comme
nous avons construit celui de l'amour désintéressé, sans nous
demander si la réalité répond à l'idée.
Nous avons vu comment Socrate, Platon, les Stoïciens, les
Alexandrins, accordèrent à l'amour du bien une puissance
irrésistible. On retrouve une théorie analogue dans les spéculations
des théologiens sur la grâce, sur l'amour de Dieu inspiré
par Dieu même. C'est la forme supérieure du déterminisme.
Dans cette forme, comme dans toutes les autres, nous
avons déjà rétabli l'idée de la liberté[152]. Dès lors, au lieu de
prendre pour idéal moral un bien abstrait, plutôt vrai et
beau que bon, το αγαθεν, l'homme aspire à réaliser un bien actif
et personnel, une bonté vraiment libre.
La tendance des moralistes modernes est, en effet, de considérer
la liberté comme faisant partie de la fin suprême,
comme exprimant non pas la forme du bien, mais le fond
même du bien et ce qu'il renferme de meilleur. C'est ce que
les stoïciens avaient déjà entrevu; c'est ce que le christianisme
a enseigné plus ou moins explicitement. Avec Kant, dans
la conception de la moralité idéale, le rôle de l'idée de liberté
devient dominant. Mais Kant a fait de la liberté une forme
plus négative que positive, et de la loi morale une loi également
trop négative et trop formelle: Kant est formaliste à
l'excès[153]. L'universalité de la loi est une catégorie rationnelle
à laquelle on n'arrive qu'après des abstractions successives.
A vrai dire, ce n'est pas l'universel qui est le
premier objet de la volonté morale, mais plutôt la personnalité:
le problème moral se pose véritablement en posant
face à face deux moi, deux volontés, la nôtre et celle d'autrui.
Il ne s'agit pas d'une loi abstraite, mais de personnes vivantes,
et à vrai dire d'individualités que nous nous figurons
libres. Sans doute, comme nous le verrons tout à l'heure, la
conduite d'une personne à l'égard d'une autre peut renfermer
virtuellement et en germe une loi d'universalité: la
maxime de cette conduite, abstraite des deux termes individuels,
peut devenir une loi universelle; il importe cependant
de ne pas confondre la conséquence avec le principe.
Dire tout d'abord que le bien est l'universel, ce serait se
contenter d'un cadre vide et d'une considération toute formelle
de quantité. Kant a beau nous affirmer ensuite que le
cadre enveloppe quelque chose de réel et même la réalité
suprême, comment le savoir? Si nous le croyons, c'est que
nous avons rempli préalablement ce cadre par quelque idée
plus concrète et plus vivante. L'universalité n'a de valeur que
par ce qu'elle contient.
Quel est donc ce contenu de la moralité? Est-ce un bien renfermé
en soi ou est-ce un bien qui soit bon pour tous? Est-ce
l'universalité de l'égoïsme ou est-ce l'universalité de l'amour?
Pour répondre, il faut examiner tout ce qu'implique la liberté,
car, nous l'avons vu, l'idéal est liberté; c'est de là que nous
devons partir dans notre déduction.
La liberté apparaît d'abord comme l'indépendance à l'égard
de ceci et de cela, comme un pouvoir de choisir entre n'importe
quels objets, comme une indétermination relativement à tels
et tels motifs déterminés. De là le côté négatif de la liberté,
qu'on a cherché à ériger en absolu sous le nom de libre arbitre.
Mais ce n'est là, évidemment, qu'un moyen pour la volonté de
s'opposer à tout le reste, de se replier sur elle-même et d'emmagasiner
sa force propre, afin de ne pas dépendre purement
et simplement des motifs extérieurs. On ne saurait admettre
que l'idéal de la liberté consiste dans cette indépendance toute
négative et dans cette sorte d'indéterminisme qui se mettrait
au-dessus des raisons. La vraie liberté agit selon des raisons.
L'indépendance positive, et non pas seulement négative, doit
elle-même avoir un contenu positif. Elle ne doit être indéterminée
que par rapport à tels ou tels motifs inférieurs et extérieurs;
mais, en elle-même, elle doit être la détermination par
un motif supérieur et intérieur: elle doit porter en soi, avoir
sa raison d'être, sa propre lumière.
L'unique question est donc de savoir comment la volonté se
délivre des mobiles asservissants, pour se déterminer par
ceux qui sont conformes à sa direction normale. Or, la volonté
peut être déterminée par une idée plus ou moins étroite ou
large. Par exemple, elle peut céder à l'impulsion du moment
présent ou embrasser l'avenir, et on a toujours considéré
comme plus libre la volonté qui sait se maîtriser dans le présent
en vue du bien futur: suî compos. La volonté peut même,
nous l'avons vu, agir en une certaine mesure «sous l'idée de
l'éternité,» c'est-à-dire avec l'intention d'atteindre un bien qui
ne soit pas borné à tel ou tel temps: elle peut se proposer, par
exemple, une affection éternelle, soit qu'en fait la nature
même des choses comporte, soit qu'elle ne comporte pas la
réalisation de ce haut idéal. Tous les philosophes ont regardé
comme un affranchissement pour la volonté de s'élever au-dessus
des considérations de temps. Parmi les dimensions
mêmes du temps, il en est une dont nous essayons principalement
de nous affranchir par la pensée et par la volonté: c'est
le passé. Nous tendons à ne pas répéter simplement ce qui a
été, à ne pas dépendre entièrement de ce que nous avons fait,
à trouver dans l'idée même de l'avenir une force de réaction
contre le passé, en un mot, à réaliser un véritable progrès qui
ne soit pas une simple imitation de soi-même. A défaut d'une
création ex nihilo, nous tentons une création par l'idée. En
un mot, nous ne voulons pas être épuisés par ce qui fut et par
ce qui est, nous voulons dominer le temps écoulé pour faire
exister le temps futur. C'est là encore pour nous une des
figurations de la liberté; il est même des philosophes qui ont
vu la liberté tout entière dans ce pouvoir de rompre en quelque
sorte avec le passé. Quelle que soit la mesure dans laquelle
nous pouvons réaliser cette idée, toujours est-il que, dans les
occasions où il faut prendre l'initiative, elle devient une de nos
idées directrices.
Nous tendons à nous affranchir des considérations de lieu
comme des considérations de temps. Tout en agissant sur un
certain point de l'étendue, l'homme peut cependant se proposer
une action qui soit indépendante des bornes de l'espace et qui
s'étende au monde entier: il peut vouloir, selon la parole
stoïque, se faire citoyen du monde, civis totius mundi. Nous
concevons l'immensité de l'univers, donc nous pouvons agir
sous cette idée et la faire entrer parmi les idées directrices de
nos actes: c'est là encore une sorte de libération que l'humanité
a toujours rêvée sous des formes plus ou moins symboliques.
Outre les bornes du temps et de l'espace, nous tendons à
dépasser les bornes plus concrètes et plus réelles de notre
propre corps et des corps qui nous entourent. La «matière»,
avec son déterminisme mécanique, a toujours semblé un
obstacle à l'idéale liberté. Quoiqu'il ne faille pas se figurer un
bouleversement possible des lois mécaniques du monde, on
peut cependant concevoir qu'un déterminisme encore inférieur
et extérieur soit subordonné à un déterminisme plus
intime et plus vivant. C'est déjà une libération que de s'affranchir
d'une nécessité par une autre qui surpasse la première:
un être déterminé par ses mobiles intérieurs sera toujours
considéré comme plus libre qu'une machine déterminée
par des ressorts extérieurs; et de même, un être intelligent
déterminé par des idées, par des motifs réfléchis, sera toujours
considéré comme plus libre que la brute déterminée par ses
appétits instinctifs. Agir pour une fin consciente, quelque explicable
d'ailleurs que soit un tel acte par ses raisons, c'est
être plus libre que d'agir aveuglément et mécaniquement.
Aussi l'humanité entière a-t-elle vu dans la recherche des fins
une forme de liberté.
Parmi les fins elles-mêmes, celles qui ont toujours paru les
plus conformes à la liberté idéale, ce sont les fins intellectuelles,
les idées, et parmi ces fins, les plus universelles.
D'abord, l'idée la plus large et la plus universelle correspond
au plus grand nombre possible de déterminations particulières:
elle les résume en quelque sorte, comme un symbole
algébrique, grâce à sa généralité supérieure, résume une
bien plus grande quantité de choses ou de rapports qu'une
formule arithmétique. Agir en vue d'une loi universelle,
comme le veut Kant, c'est donc certainement faire preuve
d'une liberté plus grande et d'une activité moins bornée que
d'agir uniquement pour le particulier, sous l'immédiate influence
de la sensation. Toutefois, ne l'oublions point, ce n'est
pas comme pure forme que vaut alors la loi, c'est comme
exprimant le fond à la fois le plus vaste et le plus concret
possible, qui n'est autre que la totalité des individus auxquels
la loi est applicable. Agir pour tous les individus, voilà la véritable
liberté; car, c'est celle qui implique la plus grande indépendance
par rapport à toutes les bornes de l'espace, du temps,
du corps et de l'individualité même.
Comme, d'ailleurs, nous ne pouvons pas directement atteindre
tous les individus, la question se particularise de fait
entre plusieurs individus ou entre plusieurs groupes: humanité,
patrie, famille. Le plus souvent, c'est une relation entre deux
personnes, ou entre une personne et un groupe. Mais, quelque
particuliers que soient les termes de la relation, l'être intelligent
peut agir à la fois selon les particularités et indépendamment
de ces particularités; il tient compte des circonstances,
et cependant il se propose un bien universel qui n'est pas tout
entier dépendant de ces circonstances.
Pour qu'une telle action soit possible, il faut qu'en une certaine
façon nous puissions franchir la sphère de notre individualité
propre, de notre moi égoïste. Or, on l'a vu, nous la
franchissons d'abord par la pensée, puisqu'en fait nous arrivons
à concevoir autrui. Il y a donc dans notre «monade»
des fenêtres sur le dehors, malgré le mot de Leibnitz. En
second lieu, notre existence n'est pas plus séparée du tout
que notre pensée. Il y a en nous-mêmes quelque chose qui
ne semble pas uniquement borné à nous-mêmes et dont les
métaphysiciens ont proposé des formules symboliques sous
le nom d'essence universelle, d'être présent à chacun et à tous.
Peut-être comprendra-t-on que la contradiction entre le moi
et le tous n'est qu'apparente, si on réfléchit qu'en fait nous
coexistons: nous ne sommes pas des atomes séparés par un
vide, puisque nous communiquons ensemble. L'égoïsme métaphysique,
consistant à croire que je suis le seul être et la
seule conscience qui existe, est aussi absurde qu'il est logiquement
irréfutable. Enfin, en troisième lieu, si nous avons
des points communs par notre pensée et par notre être, il
n'est pas irrationnel d'admettre que ma volonté radicale
touche aussi par son centre à votre volonté radicale, et qu'il
y a une union possible des volontés. Dès lors, l'égoïsme
moral n'est pas une nécessité démontrée. La plus grande
approximation de la liberté serait précisément l'acte opposé à
l'égoïsme, l'acte qui, tout en sortant du fond même de notre
individualité, aurait pour fin l'universalité des individus et
dépasserait ainsi infiniment par son objet les bornes de notre
individuation proprement dite. Cet idéal, il convient de lui
donner le nom que la philosophie moderne a adopté: liberté
morale. L'idée d'une telle liberté, en se concevant elle-même
avec une force de plus en plus grande, peut devenir réellement
supérieure à n'importe quelle force particulière et déterminante,
à n'importe quoi autre motif ou mobile moins profond,
parce qu'elle est la réflexion de la conscience portant tout ensemble
sur le fond du moi et sur le fond de tous, en un mot
sur ce qu'il y a de plus personnel et de plus impersonnel. Par
rapport à une telle idée, quelque incomplète d'ailleurs qu'elle
demeure chez l'homme, tout peut prendre pratiquement une
valeur inférieure, tout peut s'anéantir en quelque sorte comme
le fini devant l'infini. Le progrès de cette idée et du sentiment
qui l'accompagne, c'est le progrès de la moralité, qui est
identique au progrès de la liberté.
La liberté ne se réalise donc que dans la détermination par
l'idée d'un bien de plus en plus universel; la liberté est le
désintéressement.
Mais, qu'est-ce que se désintéresser,—si on veut appeler la
chose d'un nom encore plus positif et plus vivant,—sinon
aimer? Nous l'avons vu, en effet, tant que la volonté est renfermée
dans la sphère du moi, tant qu'elle reste égoïste à
quelque degré, tant qu'elle n'aime pas, son activité est dépendante
de certaines limites, et cette dépendance ne peut s'expliquer
que par la domination des penchants sensibles et des
besoins matériels sur la volonté. Celle-ci, en sa liberté idéale,
n'aurait pas plus de raison pour être égoïste et «jalouse» que
le dieu de Platon: αγαθω δε ουδεις περι ουδενος εγγινεται ψθονος
Aussi, loin d'être envieuse, une volonté entièrement libre
voudrait le bien d'autrui, et par conséquent serait tout aimante.
La pleine liberté et la pleine libéralité du vouloir, si
elle était possible quelque part, voilà le fond de l'infinité réelle,
de l'infinité morale, dont l'infinité mathématique ou même
métaphysique n'est que l'image.
Ainsi conçu, l'idéal de la liberté n'est plus une idée neutre;
c'est ce que Platon appelait «l'universelle essence,» et par là
il n'entendait point une abstraction, mais l'unité fondamentale
des êtres, inséparable de la variété vivante des êtres. L'objet
idéal qu'une volonté vraiment libre prendrait pour fin de
ses actes, encore une fois, c'est tous les êtres dans leur
unité. Dès lors, nous pouvons dire que la liberté est l'amour
d'autrui s'étendant à tous. Et l'amour de quoi dans autrui?
L'amour de cette même volonté, capable à son tour de désintéressement,
d'amour, de liberté. Ainsi, le vrai fond qui peut
remplir la notion trop vide de l'universel, c'est une certaine
union des personnes qui n'est autre que l'union de l'amour.
Kant a trop partagé l'opinion selon laquelle l'amour d'autrui
est un sentiment tout fatal, une inclination qui n'enveloppe
rien de proprement moral ou de volontaire, une inclination
purement passionnelle ou «pathologique». Aussi la
morale, selon lui, ne peut nous ordonner d'aimer nos semblables,
d'aimer le bien même, mais seulement d'agir comme
si nous aimions; la justice extérieure est seule, pour Kant, un
devoir catégorique, et la charité ne devient un objet de vraie
obligation que dans sa manifestation extérieure, non dans son
intime foyer.—«Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain
comme toi-même.—Ce précepte, dit Kant, exige, à titre
d'ordre, du respect pour une loi qui commande l'amour et
qui ne laisse pas à notre choix le soin d'en faire ou de n'en
pas faire notre principe de conduite. Mais l'amour de Dieu
est impossible comme inclination, comme amour pathologique,
car Dieu n'est pas un objet des sens. Quant à l'amour
des hommes, il est sans doute possible à ce point de vue,
mais il ne peut être ordonné, car il n'est au pouvoir d'aucun
homme d'aimer quelqu'un par ordre. Dans ce noyau de
toutes les lois il ne peut donc être question que de l'amour
pratique[154].» Kant ne semble pas avoir saisi dans toute
son étendue l'idéal de la fraternité morale. «Les désirs, dit-il,
et les inclinations, reposent sur des causes physiques[155];
mais l'amour n'est-il conçu par nous, en son idée, que comme
une inclination nécessaire et un désir?—Nous l'ayons vu, si
l'amour idéal exclut l'indifférence et cette liberté d'indétermination
que Descartes appelait le plus bas degré de la liberté, il
n'exclut pas cette liberté supérieure qui consisterait à se déterminer
soi-même, quoique non indifféremment: loin de là, la
libre union des volontés constituerait, au-dessus du rapport
des sensibilités, au-dessus du rapport des intelligences, la
vraie et seule réalisation de cet idéal qu'on appelle l'amour.
Telle est aussi la véritable universalité; entendue en un
sens plus que logique et plus que quantitatif, l'universalité
est la perfection de la liberté même; la liberté ne pourrait être
parfaite que si elle était universellement réalisée chez tous les
êtres. Voilà pourquoi je ne m'estime pas vraiment et complètement
libre tant que les autres ne le sont pas, tant qu'il reste
une servitude devant moi: Pour que je sois parfaitement libre,
il faut que tous le soient. Et de même, pour que je sois parfaitement
heureux, il faut que tous le soient. C'est en ce sens
que ma liberté personnelle est universelle. En d'autres termes,
il y aurait identité des libertés de tous dans la parfaite liberté
d'un seul. C'est dire encore que la plénitude de la liberté serait
l'amour pleinement satisfait.
On arrive à la même conséquence, si on considère quelle est
la nature du déterminisme. Le déterminisme est une réciprocité
d'action entre tous les êtres, qui fait que l'un dépend de
l'autre et est solidaire de l'autre; le déterminisme est donc universel.
Par cela même, un entier affranchissement du déterminisme
ne serait pas seulement une liberté bornée à un individu;
car, en vertu du déterminisme universellement réciproque,
une liberté tout ensemble isolée et complète est chose impossible.
La libération de l'une est donc liée à celle des autres. Un
seul être ne peut entièrement se délivrer du déterminisme,
tous les êtres à la fois pourraient s'en délivrer. La liberté
idéale, qui est comme la limite commune à laquelle tendent
toutes les libérations partielles, apparaît ainsi de nouveau
comme une liberté universelle, conséquemment comme une
fraternité universelle.
Concluons. L'amour étant la fin que la moralité se propose
et le fond du bien moral,—dont l'universalité des préceptes
n'est que la forme logique,—on peut dire que la liberté, au
sens positif du mot et non plus au sens négatif, fait le
fond même du bien, car elle se réalise dans l'amour et ne fait
qu'un avec l'amour même. La liberté n'est donc pas seulement
la forme de la moralité, elle en est l'essence, elle est la moralité
même.
II.—Maintenant, la fin étant posée,—fraternité universelle
et liberté universelle,—par quel moyen cette fin pourra-t-elle
être atteinte?
La méthode morale, comme la méthode de la science et
comme celle de l'art, tend à l'unité. Mais notre science, on
s'en souvient, ne réussit qu'à unir les choses par des lois tout
extérieures dans le temps et dans l'espace, lois dont le mouvement
est la réalisation visible: la science n'obtient ainsi qu'une
identité de séquences ou de concomitances entre des choses
qui demeurent absolument diverses. Quant à la méthode de
l'art naturel, que nous plaçons au fond des choses par une
conception de finalité en grande partie subjective, elle produit
l'organisation avec la vie, et semble relier une variété de
moyens à une fin intérieure plus ou moins pressentie; c'est
donc un lien supérieur au précédent, qui donne à la variété,
sans la détruire, la forme de l'individualité. Cependant les
individus, une fois posés l'un en face de l'autre, forment encore
comme autant de mondes distincts. L'unité vraie et parfaite
est si peu réalisée par le déterminisme intérieur de la vie,—comme
par le déterminisme extérieur du mouvement,—que
l'histoire de la vie est celle d'un combat dans lequel le plus
fort l'emporte sur les autres et subsiste à leurs dépens. La
lutte pour la vie et la sélection naturelle assurent le triomphe
à l'organisme qui a réalisé intérieurement la plus grande
somme de désirs et de puissances prenant la forme de la
spontanéité. Ce mode de sélection se poursuit jusque dans les
sociétés humaines, tant qu'on demeure au point de vue de
l'utilité. Les lois de la science utilitaire par excellence, de
l'économie politique, nous montrent la même lutte pour la vie
que l'histoire naturelle. Il se produit des antagonismes naturels
entre l'accroissement de la population et les subsistances,
selon la loi de Malthus; des antagonismes entre la rente du sol
et le travail, selon la loi de Ricardo; des antagonismes entre
le travail du passé ou la violence du passé, emmagasinés
dans le capital, et le travail présent, réduit parfois à l'alternative
de, l'asservissement ou de la faim. Les harmonies
économiques, opposées par Bastiat aux contradictions économiques
de Proudhon, sont des harmonies idéales, que
la justice humaine peut seule réaliser, mais que la mécanique
et la vie ne sauraient réaliser par elles-mêmes. La mécanique
naturelle ne connaît que les lois générales, les genres
et les espèces; elle ne connaît pas les individus, qu'elle
sacrifie à son fonctionnement régulier et aveugle. Quant à
la vie, elle subordonne, elle aussi, les membres au corps,
et les membres du corps social au corps lui-même. Pouvons-nous
donc nous contenter des lois de la causalité mécanique
ou de la finalité sensible, et nous abandonner à leur
jeu fatal pour réaliser entièrement l'idéal de la fraternité?—Que
ces lois préparent le rapprochement des êtres intelligents
et sentants, qu'elles réalisent même ce rapprochement
sur un nombre croissant de points, c'est ce qui est incontestable;
mais il est certain aussi que, ni dans le présent ni
dans l'avenir, une complète réconciliation des intérêts n'est
possible par cette voie entre les hommes. Il y aura toujours
des circonstances où se posera ce problème:—Mon bonheur et
le bonheur d'autrui étant contraires, comment agir? comment
trouver dans les lois de l'intérêt une raison déterminante du
désintéressement? Socrate aura beau répéter que nous ne
devons jamais mettre notre bonheur en opposition avec celui
des autres, parce qu'en réalité tous les biens ne font qu'un
dans le bien suprême, et que bien pour moi, bien pour vous,
bien en soi, sont dans le fond une seule et même chose.—On
pourra toujours répondre que cette unité est un simple
idéal: au point de vue de la réalité présente elle est fausse;
au point de vue de la réalité future, elle est invérifiable par
l'expérience et indémontrable par la raison.
A quels principes, en effet, à quelles lois essayerez-vous
d'emprunter cette démonstration? Est-ce aux lois du mécanisme
physique? Démontrez donc, apodictiquement, que la
série de nécessités mécaniques qui aboutirait à mon propre
bonheur et celle qui aboutirait au vôtre finissent par se rencontrer
au même point. Démontrez que le mécanisme de la
nature ne peut satisfaire mon intérêt final que si j'identifie
mon intérêt avec le vôtre. Démontrez par exemple que, si j'ai
le choix entre la mort et une trahison, le mécanisme de la
nature fait de la mort mon plus grand intérêt. Pour cela, il
faudrait prouver mécaniquement l'immortalité de mon mécanisme
et son harmonie finale avec le vôtre, ce qui est chimérique.
Nous ne connaissons pas tous les éléments et toutes
les lois de la nature: nous ne savons pas en définitive si la
machine du monde peut fonctionner sans écraser les uns entre
ses rouages au profit des autres. Aussi le fatalisme purement
matérialiste et mécaniste ne pourra-t-il jamais considérer
l'acte de désintéressement que comme une sublime folie,
comme une manière de satisfaire sa nature plus rare, mais
peut-être moins sensée que celle du vulgaire.
Puisque vous ne pouvez démontrer par la causalité mécanique
l'identité des bonheurs, invoquerez-vous l'ordre des
causes finales? Assurément, au point de vue spéculatif, l'unité
de tous les biens dans le bien est le «suprême désirable;» mais,
pour qu'une chose reste pratiquement le suprême désirable,
encore faut-il qu'elle soit possible; or nous ignorons si cette
unité de tous les biens dans le bien est réalisable, et à plus
forte raison si elle est réelle. Le certain, c'est mon intérêt; l'incertain,
c'est l'identité finale de mon intérêt avec le vôtre. Si
cette identité se trouve être chimérique, le vrai désirable sera
mon bonheur personnel. Sans doute mon bonheur pourra
encore avoir pour condition le vôtre; mais ce sera par la prédominance
en moi des penchants métaphysiques et rationnels,
ou des penchants sympathiques et sociaux, ou des penchants
esthétiques. En satisfaisant à votre profit ma nature de logicien
et d'artiste, je n'aurai pas fait un acte de réel désintéressement
ou de réelle moralité.
Ainsi, entre la série de moyens qui a pour fin mon bonheur
et la série de moyens qui a pour fin le vôtre, il reste un
intervalle et une solution de continuité; comme leur coïncidence
finale m'est inconnue et qu'elles sont actuellement divergentes,
le seul moyen de les faire coïncider dès à présent
serait un acte vraiment gratuit et désintéressé. Vous ne démontrerez
jamais que vous et moi et tous les autres nous
sommes un; je ne puis donc être uni à vous que par moi-même[156].
Il faut pour cela que l'ordre des termes soit renversé
et que je puisse dire: votre bien devient mon bien parce
que je le veux, et non pas: je veux votre bien parce qu'il est
mon bien. En d'autres termes, il faut que ce qui change
votre bien en mon bien soit l'initiative de ma volonté
libre, et non la conséquence d'un rapport nécessaire, soit
de causalité mécanique, soit de finalité sensible. Je ne puis
confondre mon bien avec le vôtre que par un acte d'amour
qui n'est ni forcé ni purement logique, mais inspiré par l'idée
même de la liberté comme fond de la moralité. Dans cet
acte, c'est une idée supérieure au déterminisme qui tend à se
réaliser et, en une certaine mesure, se réalise.
L'amour, on le voit, ne peut avoir d'autre moyen que l'amour
même; la liberté, en tant qu'essentiellement identique à
l'amour volontaire, est donc à elle-même son moyen comme
sa fin. Les conditions diverses de la liberté sont des degrés
divers de la liberté. C'est en commençant à aimer
qu'on devient capable d'aimer davantage; c'est par une première
délivrance qu'on devient capable de se délivrer entièrement;
c'est le bien déjà accompli qui est l'instrument du bien à
accomplir. Tout ce qui nous élève au-dessus du moi, tout ce qui
nous en détache à quelque degré, tout ce qui nous désintéresse,
depuis la simple pensée d'autrui et du bien d'autrui
jusqu'à la volonté effective du bien d'autrui, est un moyen de
la liberté morale.
Dès lors, la morale se trouve tout entière suspendue à la
possibilité d'un désintéressement progressif, c'est-à-dire d'un
dégagement de la liberté au sein du déterminisme même. Elle
suppose que la liberté n'est pas en essentielle opposition avec
la nature, que le vrai désintéressement n'est pas impossible
à réaliser de plus en plus, que l'égoïsme n'est pas l'unique
fond de l'activité et l'essence de la volonté même. En un mot,
une certaine liberté en puissance, comme pouvoir de désintéressement
graduel, voilà la condition et le moyen nécessaire
pour réaliser un idéal véritablement moral.
III.—L'union idéale de tous les êtres, qui réclame un lien
supérieur au mécanisme des forces et des intérêts, prend pour
notre esprit deux formes principales, selon qu'elle est plus ou
moins complète. Nous voudrions d'abord être égaux, puis
nous voudrions être frères. La nature ignore l'égalité: elle est
fondée tout entière sur le rapport du plus au moins, de la
supériorité à l'infériorité. Le mouvement suppose l'excès d'une
force sur une autre. La vie suppose aussi la domination d'une
force centrale sur les autres, dont cette force se sert instinctivement
comme d'organes pour elle-même. Dans le mécanisme
brut, tyrannie absolue; dans l'organisme vivant, monarchie
plus ou moins constitutionnelle; nulle part la nature
n'est républicaine. Nos intelligences sont inégales; nos bonheurs
ne sont égaux et équivalents qu'à un point de vue
abstrait; dans la réalité concrète, il y aura toujours cette
inégalité énorme, que votre bonheur est le vôtre et non pas le
mien. Pour établir entre nous le rapport d'égal à égal, il faut
donc que je vous conçoive, ainsi que moi, par rapport à une
même fin idéale, sous l'idée de liberté. C'est seulement dans
cette idée et par cette idée que la substitution de ma personne
à la vôtre est possible et que je puis dire: «Ne fais pas à un
autre ce que tu ne voudrais pas qu'il te fit.» Cette réciprocité
des volontés, conçues comme tendant au même idéal de
liberté, constitue la justice, dont la proportion mathématique
n'est que le symbole abstrait: je veux relativement
à vous ce que vous voulez relativement à moi. En dehors
de cette idéale égalité des libertés, le droit n'est plus
qu'une force majeure, un intérêt majeur, une sagesse majeure,
toujours un rapport de supériorité, jamais un rapport
d'égalité[157].
Mais l'égalité du droit est encore un rapport trop extérieur
entre les hommes: elle laisse subsister une certaine opposition
des individualités, elle ne réalise ou ne protège que la liberté individuelle.
L'acte de fraternité, au contraire, tend à réaliser la
liberté universelle. Par cet acte, s'il était possible, je voudrais
être un avec vous; je ne me contenterais plus de poser votre
liberté égale à la mienne; je les unirais toutes deux en les
subordonnant, sans les détruire, à un troisième terme qui est
leur commun idéal: la société universelle des libertés, au sein
de laquelle disparaîtraient tout antagonisme, tout égoïsme,
toute servitude.
Il y a d'ailleurs de la fraternité dans le droit même et de
l'amour dans le respect; mais le droit n'est qu'un commencement
d'union par l'égalité: la fraternité seule pourrait consommer
l'unité morale de tous les êtres.
De ce point de vue supérieur apparaissent sous un jour
nouveau les principes de la morale, dont le dernier fondement
devient la notion de libre fraternité.
La traduction en langage réfléchi du vouloir spontané qui
est notre fonction essentielle et notre direction normale serait
la formule suivante:—Je veux la libre union de tous les
êtres, l'universelle bonté et l'universel bonheur.
Quand notre volonté arrive, par la réflexion, à la conscience
claire d'elle-même et de sa direction normale, la formule qui
exprime le mieux cet état est la suivante:—L'universelle
bonté devant être une union libre, je veux la vouloir librement.
C'est là ce qu'on désigne, en termes plus ou moins impropres,
sous les noms d'obligation morale ou de loi morale;
mais, par cette loi, il ne faut pas entendre une nécessité
imposée du dehors: c'est une nécessité que nous nous imposons,
expression détournée d'une liberté qui se prendrait elle-même
pour objet. On caractérise donc mal la moralité en disant
que nous sommes obligés; il faudrait dire que nous nous
obligeons. Nous ne trouvons pas une loi toute faite, nous nous
en faisons une nous-mêmes. Kant, tout en enseignant l'autonomie
de la volonté, ou plutôt de la raison, ne paraît pas donner
une exacte notion du bien moral quand il l'appelle l'impératif
catégorique et qu'il lui prête un caractère de nécessité
rationnelle. Une loi qui n'apparaîtrait que comme impérative,
sans rien de plus, ne serait encore qu'une règle négative et
limitative de la liberté, un joug propre à lui imposer une mesure
et des bornes, propre à réaliser un ordre mathématique
et logique plutôt qu'un ordre vraiment moral. Le côté par
lequel la perfection idéale se manifeste comme règle ou loi ne
répond pas à notre idée d'une vraie infinité, qui pénétrerait
en toutes choses sans les limiter et sans être limitée par elles.
Pour que je conçoive et accepte sans réserve un bien idéalement
infini, il faut qu'il m'apparaisse non seulement comme
impératif, mais comme persuasif: le bien doit être pour moi
non seulement suprême loi ou justice, mais suprême amour
ou charité. Si je ne voyais rien de positivement bon et d'aimable
dans le bien dont je fais mon idéal, si je n'y voyais pas
le règne universel de la bonté libre, je n'y verrais rien non
plus de respectable. Respecter, c'est encore aimer; commander,
c'est encore persuader. Ce qu'on n'aime absolument pas,
ce en quoi on ne trouve pas l'attrait de quelque bonté positive
et personnelle, de quelque libre amour, le respecte-t-on? Et ce
qui, tout en commandant, ne persuade point, ne demeure-t-il
pas extérieur, étranger, comme une nécessité gênante et inintelligible?
A vrai dire, il n'y aurait qu'un commandement catégorique
et sans réplique possible, c'est celui qu'un amour
vraiment libre se ferait à lui-même, à l'appel de l'objet aimé.
Nous sommes nous-mêmes le pouvoir législatif, et c'est par un
libre suffrage que nous changeons l'idéal en loi. Une obligation
morale doit donc être d'abord érigée librement en obligation;
c'est là son essence, méconnue d'ordinaire et transformée en
nécessité. L'idéale bonté doit se faire aimer librement des êtres
bons: elle n'est pas simplement la limite morale qui défend
à mon intérêt d'aller plus loin; elle est l'illimité qui m'invite
à franchir toutes limites, y compris celles du moi, par mon
intelligence, par ma volonté et mon amour[158].
La libre adhésion à cette idéale société d'êtres libres, égaux
et frères, qui pourrait seule fonder ce qu'on nomme l'obligation
morale, fonderait aussi la seule sanction vraiment morale.
Si le bien en soi, comme dit Platon, n'était pas bon pour
nous, et nous laissait en dehors de lui-même, comment
répondrait-il à notre idée d'infinité? Il y a là une contradiction
que nous ne pouvons lever qu'en nous représentant
et en désirant un triomphe final du bien dans l'univers. Sans
cet accomplissement, qui n'est que la bonté et la fraternité
victorieuses de toutes les limites, la «loi», règle intellectuelle
et restrictive, resterait étrangère à nous-mêmes, autre
que nous, semblable à ce sublime terrible dont parle Kant.
Elle se poserait en face de nous, s'opposerait à nous, et
nous limiterait pour jamais par un sacrifice sans compensation.
De notre côté, nous pourrions nous poser en face d'elle,
nous opposer même à elle, comme une puissance capable d'arrêter
la sienne. Ce ne serait plus là le bien vraiment idéal et
complet, même pour la raison, qui conçoit quelque chose au-delà,
franchit ces limites et va à l'infini. Dans la société idéale
des êtres il faudrait qu'il y eût partout amour et retour, réponse
à l'amour par l'amour même. Alors l'universelle bonté produirait
l'universel bonheur. Ainsi conçu, le bien suprême devient
pour moi non l'impératif, mais le persuasif. Toute puissance
qui triomphe en me limitant et malgré moi, se limite par là
elle-même, car cette victoire de nécessité suppose résistance
dans l'objet et effort dans le sujet: c'est encore le domaine de
la limitation mutuelle des forces. Mais la vraie et définitive victoire
serait consentie, voulue par le vaincu lui-même. Alors,
il y aurait liberté pure des deux côtés: la liberté de l'un,
loin d'empêcher la parfaite liberté de l'autre, la réclamerait
au contraire. Supposez réalisée une société d'êtres vraiment
libres et aimants, les amours se limiteront-ils, se détruiront-ils?
Non, la grandeur de l'un appellera la grandeur de
l'autre. Ce seront deux termes d'autant plus réels et distincts
qu'ils seront plus unis, deux puissances qui agiront dans le
même sens, d'autant plus harmonieuses que chacune sera plus
forte, plus libre, plus réelle en son individualité. On aura mieux
le droit de dire alors qu'elles sont deux, puisque chacune se
manifeste par une activité plus énergique; et d'autre part on
aura mieux le droit de dire qu'elles ne sont qu'un, puisqu'elles
se confondent en s'aimant. Tel serait le vrai règne de la liberté,
qui échapperait aux oppositions ou aux antinomies de
la matière et de son mécanisme. Nous voyons maintenant comment
pourrait être atteinte cette parfaite unité que poursuivent
également la science, l'art et la morale. Platon l'a dit: «La
seule chose qui lie tout le reste, c'est le bien;» mais le bien
idéal, pour être le vrai bien, devrait se réaliser en tous les êtres
par amour et liberté.
La théorie qui rétablit ainsi la liberté dans le bien idéal et
dans l'amour de ce bien est le complément naturel des doctrines
de Socrate, de Platon, d'Aristote et du christianisme
sur l'attrait du Bien suprême. Selon Platon, c'est la réminiscence
et l'amour du divin qui fait naître les ailes de l'âme; selon
Aristote, c'est l'amour du divin qui meut le monde entier: le divin
attire à lui toutes choses par persuasion[159]. De même, selon
le christianisme primitif, l'attrait du bien est la vraie grâce morale:
cette grâce, au lieu de détruire tout d'abord ma liberté,
me fait au contraire désirer d'être libre, parce que je conçois
l'absolue liberté comme un caractère du bien et que je tends
à réaliser en moi un bien digne de ce nom. Si, lorsque
j'aime, le bien faisait tout sans moi, je ne serais plus rien,
pas même un pur effet ou un pur instrument, car il n'y a
pas de pur instrument: tout moyen est aussi un agent, et
toute passion est une action. Le bien doit donc être déterminant
en ce sens qu'il propose le but de l'acte; mais mon
activité doit être aussi déterminante pour sa part, en ce qu'elle
produit l'acte lui-même. Tel serait, en effet, le règne de la bonté
universelle et de la fraternité réciproque. Si cet idéal était
jamais réalisé, il y aurait partout comme un appel de l'amour
et une réponse de l'amour: la réponse serait partout sûre,
certaine, infaillible; l'appel ayant lieu partout, il serait certain
que la réponse aurait lieu. Mais cette certitude ne reposerait
pas sur un seul des termes; ce ne serait pas l'appel de
l'un qui ferait complètement et absolument la réponse de
l'autre, car alors il ne ferait que se répondre à lui-même ou,
pour mieux dire, il n'y aurait que lui. Son appel n'aurait pas
de sens; il serait un appel dans le vide, un appel à rien. Donc,
l'infaillible certitude de la réponse n'enlèverait pas à celle-ci
sa valeur propre et son initiative. L'impuissance de répondre
produite par les nécessités extérieures ayant disparu, il serait
certain que la réponse de l'amour aurait lieu. Cela serait certain
non parce que cela serait forcé, ou par une nécessité logique,
mais parce que cela serait raisonnable et bon. L'être
aimant qui appellerait serait bon, la réponse de l'autre être
serait bonne: ces deux biens, ainsi mis comme en présence
l'un de l'autre, se répondraient l'un à l'autre par une certitude
de bonté. De ce que vous pouvez aimer, on ne saurait
logiquement conclure que vous voudrez et aimerez en effet;
car la conclusion dépasserait les prémisses. On ne peut pas
non plus l'affirmer en vertu d'une coaction physique qui vous
laisserait tout passif, car alors le second terme s'absorberait
dans le premier. Si pourtant nous croyons que l'amour, au
cas où il serait dégagé de tout obstacle, répondrait aussitôt à
l'amour, cette croyance n'a plus son fondement que dans la
bonté de l'amour même, que dans la liberté supposée parfaite
chez tous les êtres.
Ainsi, à tous les points de vue, semblent coïncider l'amour
de la parfaite liberté et la liberté même. Entre l'idée de la
liberté et la liberté, entre le désir de la liberté et la liberté,
une différence subsistait toujours, mais l'amour moral ne peut
s'accommoder de cette différence: la liberté est le fond, la
forme et la condition de la charité vraie. Ou l'amour moral est
une illusion, ou il est une réalité; et, dans ce dernier cas, croire
à la réalité de son amour, c'est s'attribuer un pouvoir de liberté.
Cette croyance implicite à la présence d'un germe de liberté
au sein même du déterminisme, nous la retrouvons au
fond de tout acte moral, de tout acte de justice et principalement
de tout acte de fraternité.
CHAPITRE SEPTIÈME
LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.—LA LIBERTÉ EST-ELLE
CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION
DU BIEN IDÉAL; 2o DANS LA RÉALISATION DU MAL
I. Les antinomies de la responsabilité.—De l'imputabilité ou attribution des
actes au moi.—Nécessité d'un lien entre le moi et ses actes. Absence de
ce lien dans l'indéterminisme.—Nécessité d'un lien entre le moi et la cause
universelle.—L'idéal moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et
de déterminisme.
II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du
bien idéal.—Pour qu'il y ait liberté dans l'amour du bien, est-il nécessaire
qu'il y ait un réel indéterminisme dans la volonté.—La multiplicité des objets
de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la
liberté.—Comment la puissance du plus fonde la puissance du moins et en
détruit en même temps l'exercice.—Comparaison entre l'impossibilité d'une action
par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance.
Déterminisme moral de Socrate et de Platon.—La science du souverain bien,
admise par eux, n'est qu'un idéal.—Part de l'opinion et de l'amour dans l'accomplissement
du bien.—Conclusion: la détermination morale et la liberté.
III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation
du mal moral.
Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien et l'absence
de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de cette doctrine.—Ses
conséquences: suppression du mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de
la punition expiatoire, de la damnation.
Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle fournit à
l'individu pour ses propres fautes. Conclusion: nature relative de nos idées
sur l'individualité et l'universel.—Règles pratiques qui en dérivent.
I.—Les antinomies de la responsabilité morale.
La responsabilité est l'attribution des actes au moi, attribution
non plus seulement logique, mais morale. D'une part,
dans l'hypothèse de la nécessité il n'y a pas de vrai moi, pas
de réelle individualité; l'attribution des actes à un moi responsable
semble donc incompatible avec la thèse des nécessitaires.
D'autre part, elle n'est pas moins incompatible avec
l'antithèse de la liberté d'indétermination ou du libre arbitre.
D'abord, l'état d'indifférence est chimérique, surtout en
face de cette suprême alternative: dévouement ou égoïsme, bien
ou mal. Tout pour moi ou tout pour les autres, être tout ou n'être
rien: voilà la terrible question dont Hamlet n'apercevait qu'un
faible symbole quand il s'interrogeait avec inquiétude sur la
vie et sur la mort. Qu'est-ce que la vie physique ou la mort
physique devant le problème moral qui se pose au sein des
consciences? Mais, quand même la liberté d'indifférence serait
possible, elle ne produirait pas une suffisante attribution au
moi. En effet, si chaque moi est en lui-même une volonté indifférente,
en quoi se distinguera-t-il des autres moi, volontés
également indifférentes, de manière à devenir le sujet d'un attribut
propre? Toute distinction est une détermination; quelle
distinction déterminée peut-il y avoir entre une chose indéterminée
et une autre qui l'est également, entre un x et un x?
L'attribution au moi responsable, cette sorte d'individuation
morale, ne commencera qu'avec les déterminations différentes
qui sortiront de ces volontés indifférentes. Mais, si ces déterminations
sont elles-mêmes arbitraires, si elles sont un hasard
inexplicable qui peut être suivi d'autres hasards également
inexplicables, qu'y aura-t-il dans cette suite incohérente de déterminations
qui puisse constituer une individualité distincte
des autres et moralement responsable de son choix personnel?
L'idée même du choix, qui est l'acte essentiel d'un moi libre
et responsable, apparaît comme incompatible tout ensemble
avec les notions opposées de volonté indéterminée et de volonté
déterminée. D'une part, il est vrai, pour nous représenter
le choix, nous sommes obligés de nous figurer deux choses
possibles à la volonté individuelle qui se détermine; car si, en
dernière analyse, nous affirmons qu'une seule ligne de conduite
est possible, le choix volontaire semblera simplement une
sélection dynamique par le triomphe de l'inclination la plus
forte, ou une sélection intellectuelle par la prévalence de l'idée
du plus grand bien; et comme les idées elles-mêmes correspondent
à des forces, le théorème du parallélogramme des
forces sera l'unique et suffisante explication du phénomène.—Mais,
d'autre part, supposons deux choses également possibles,
et une volonté qui se détermine pour l'une plutôt que
pour l'autre indépendamment des inclinations et des idées, ou
contrairement aux inclinations et aux idées. Pour avoir la part
du choix et de la responsabilité il faudra, semble-t-il, mettre
de côté tout ce qui pourrait s'expliquer par l'influence de ces
inclinations et de ces idées; il faudra supposer qu'une chose
contraire est possible par le choix d'une puissance supérieure,
qui n'est plus ni l'intelligence, ni la sensibilité, et qui constitue
le moi ou la personne. Mais alors ce choix a lieu dans une
sorte de région obscure où les divers possibles, perdant leur
spécification sensible et intellectuelle, deviennent indifférents,
neutres et même impersonnels. Les déterminations imprévues
qui sortent ensuite de cette indétermination peuvent-elles bien
s'appeler choix? L'idée de choix ou d'arbitre n'enveloppe-t-elle
pas celle de comparaison intellectuelle et de conformité
finale au résultat de cette comparaison? Si la fatalité n'est pas
un choix, le hasard n'en est pas un, et le passage de deux
contraires possibles à un acte déterminé apparaît comme un
coup de hasard dès qu'on abstrait les raisons tirées des inclinations
et des idées. Choisir indifféremment, choisir arbitrairement,
choisir autrement que selon ses motifs, ses mobiles
et son caractère, c'est choisir sans choix. La thèse et l'antithèse
semblent ici équivalentes au fond et également inadmissibles.
Un dévouement arbitraire ne se comprend pas plus qu'un dévouement
mécanique. Ainsi, quand nous voulons définir le
choix personnel, d'où résulte la responsabilité, nous trouvons
que la puissance d'un seul contraire et celle de plusieurs contraires
sont des notions inadéquates.
C'est qu'à vrai dire l'imputabilité suppose un lien de mon
action avec moi-même, et il n'y a point de lien, semble-t-il, entre
une chose déterminée et une chose indéterminée; or, la liberté
d'indifférence et le libre arbitre laissent bien subsister des conséquents
déterminés, qui sont les effets appréciables de la volonté,
et ils admettent même des antécédents déterminés, qui
sont les motifs de la volonté; mais à ces antécédents ne se lie
pas telle action plutôt que telle autre. Dès lors l'action qui se
produit, considérée dans son principe, n'est plus reliée à
rien; la liberté arbitraire et pour ainsi dire ambiguë à laquelle
on la relie aurait pu tout aussi bien produire le contraire. Le
lien semble, par une de ses extrémités, attaché au vide; c'est-à-dire
qu'au fond, il n'est point attaché. Nous arrivons ainsi à
cette antinomie nouvelle: l'action liée de toutes parts ne
paraît plus action, mais passion, et n'est plus imputable;
d'autre part, si l'un des bouts n'est pas lié, l'action, par ce
côté-là, abstraction faite de tout le reste, n'est pas plus ceci que
cela et paraît s'évanouir dans l'indétermination.
Aussi Leibnitz disait-il, en donnant d'ailleurs une forme
trop logique à sa pensée psychologique, qu'il doit toujours y
avoir un lien de l'attribut, fût-il le plus accidentel en apparence,
avec le sujet auquel il appartient. Appartenir, c'est
être la propriété, le propre d'un sujet; l'acte libre ne fait pas
partie de l'«essence», et pourtant il doit être, sous quelque
rapport, propre à l'être qui l'accomplit; sans cela je ne pourrais
dire que mon acte est mien. «Dans toute proposition
affirmative véritable,—nécessaire ou contingente, universelle
ou singulière,—la notion du prédicat est comprise en
quelque façon dans celle du sujet: prædicatum inest subjecto;
ou bien je ne sais ce que c'est que la vérité[160].»
Serait-il vrai, par exemple, que j'accomplis tel voyage, si ce
voyage était un accident entièrement détaché de ma personne?
L'action ne me serait pas plus imputable et attribuable, à moi,
que le mouvement d'un corps n'est attribuable à l'espace où
il se meut et avec lequel il n'a qu'un rapport accidentel,
extrinsèque, passager. De plus, quand je passerais d'une action
à l'autre, ou plutôt, quand en moi une action succéderait à
l'autre, comme en un réceptacle indifférent, on n'aurait
aucune raison de dire que c'est le même moi, et non un autre
moi, qui fait l'action[161].
Outre la nécessité de quelque relation qui unisse mes actes
à moi-même comme cause pour fonder l'imputabilité, il faut
aussi admettre une relation qui les unisse au tout. Ce lien est
plus indispensable encore dans l'hypothèse théiste: c'est le
problème des rapports de la liberté responsable avec la cause
omnipotente et avec la providence des théologiens ou des spiritualistes.
Il est clair que ceux-ci n'ont jamais pu trouver une
chaîne ininterrompue capable de relier les deux termes, c'est-à-dire
la diversité des personnes libres et l'unité féconde de la
cause première d'où ils les font sortir. Mais ce qu'on peut dire,
c'est que, dans n'importe quel système, on doit admettre un
lien quelconque entre les êtres et l'Être. Pour le moraliste, ce
lien ne doit pas être une fatalité qui détruirait de fait le second
terme en lui enlevant, avec l'activité et l'imputabilité, toute existence
propre: si d'ailleurs la cause première faisait tout, elle ne
ferait rien. Mais d'autre part, l'indétermination du libre arbitre
suspendu entre les possibles détacherait entièrement le second
terme du premier et supprimerait toute liaison avec l'univers.
Ici encore, il faudrait une relation capable de fonder la «certitude»
et la «vérité métaphysique» sans détruire l'imputabilité
morale. C'est pour cela que Leibnitz déclarait nécessaire
un lien entre la cause universelle et le moi, comme entre le
moi et ses actions imputables; mais Leibnitz s'est représenté
ce lien d'une manière trop intellectuelle: il semble considérer
l'individualité, et aussi l'univers, comme une notion logique
qui se développe en ses conséquences. C'est un lien plus que
logique sans doute, plus même qu'intellectuel, qui serait ici
nécessaire pour fonder l'unité d'un monde vraiment moral.
Nous venons de voir que l'acte imputable, considéré dans
son rapport avec la cause individuelle et la cause universelle,
exclut également la nécessité et la liberté d'indifférence ou
même le libre arbitre. Considérez-le maintenant dans son rapport
avec sa fin, il vous apparaîtra de nouveau comme devant
être supérieur à ces deux contraires.
Ce que nous blâmons ou louons moralement dans un acte
et ce qui fonde à nos yeux la responsabilité morale, c'est l'intention.
Or l'intention est la fin poursuivie, et la fin est tout à
la fois une idée et un sentiment, un motif et un mobile. Si
cette fin agit avec une nécessité mécanique, elle est moins
une fin qu'une cause qui vous pousse par derrière, et il n'y a
pas de responsabilité. D'autre part, supprimez toute raison intentionnelle,
faites sortir l'action comme un coup de foudre
d'une nuit impénétrable, et vous pourrez encore constater que
cet accident, sans but comme sans loi, vous est utile ou nuisible,
mais vous ne pourrez plus lui donner aucune qualification
morale. Je suis devant vous, vous m'êtes parfaitement indifférent,
je ne vous aime ni ne vous déteste, je suis aussi indéterminé
par rapport au bien et au mal, soit que je puisse choisir
sans raison (liberté d'indifférence) ou choisir contre les raisons
(libre arbitre); et voilà que, tout d'un coup, de ma complète
indétermination jaillit cette détermination étrange: vous tuer.
Je ne le fais pas par une intention égoïste, ce qui serait une
raison et une fin; ni pour me donner à moi-même une émotion
nouvelle et bizarre, ce qui serait une raison; ni pour me
donner le spectacle de ma liberté ou de mon arbitraire, ce qui
serait encore une raison. Non; alors que j'aurais pu faire aussi
bien mille autres choses indifférentes, ou une autre chose que
je jugeais et sentais meilleure dans ma délibération, je tire du
néant cette action imprévue et que personne n'aurait pu prévoir.
Assurément, c'est là pour vous chose fâcheuse; mais
qu'y a-t-il dans mon action de moral ou d'immoral que vous
puissiez m'imputer? On me traitera de fou, non d'homme
méchant; encore le fou agit-il sous l'influence des passions
dominantes, ou sous des impulsions physiques qui expliquent
ses actes. Quant à moi, je serai un vivant mystère,
insondable et irresponsable comme les décrets de Jéhovah,
et pourquoi pas adorable comme eux?
De même, si, au lieu d'être dans un état d'indifférence
absolue à votre égard, je suis en parfait équilibre entre mon
affection pour vous et ma haine pour vous, et si de cette
mutuelle neutralisation des mobiles sort, sans intention et
sans fin déterminable, un acte de violence, cet acte incompréhensible,
considéré en lui-même, aura-t-il moins de valeur
morale qu'un acte de bonté absolument arbitraire? Malheureux
hasard! pourrez-vous dire; et non pas: Méchant homme!
Si nous louons un individu, c'est pour avoir l'idée dominante
du bien, l'amour dominant du bien, le plaisir dominant
du bien, en un mot la détermination au bien comme fin. Quand
un acte a été accompli, nous demandons tout d'abord, pour
pouvoir le juger, quels en ont été les motifs, les intentions, et
quel était le caractère de l'individu; s'il n'y a pas d'explication,
notre jugement d'imputabilité n'a plus de prise. Un
homme agissant sans motifs, ou contre ses motifs, ou faisant
sortir du néant ses motifs par un commencement absolu,
échappe à l'appréciation morale, comme une valeur indéterminée
échappe à l'appréciation mathématique. Tous ses actes
se valent en eux-mêmes et ne se distinguent que par leurs
conséquences agréables ou désagréables; chacun d'eux est
absolu, il se suffit, il se refuse à votre jugement, il vous impose
le silence.
Les jugements sociaux s'évanouiraient avec les jugements
moraux, s'ils s'adressaient à ce terme indéterminable: la volonté
arbitraire, ou encore l'intelligence arbitraire se créant
des motifs imprévus et faisant jaillir en quelque sorte des volitions
sans source intérieure. Vivant en bonne amitié avec un
homme de ce genre, vous ne pourriez jamais savoir s'il ne se
livrera pas, dans les effusions mêmes de l'amitié, aux plus surprenantes
et aux plus dangereuses fantaisies, s'il ne se créera
pas à lui-même des motifs et des mobiles imprévus et imprévisibles,
soit qu'il exerce sa toute-puissance sur la décision, soit
qu'il l'exerce sur la délibération: il serait exactement dans le
même cas que ces maniaques qui raisonnent, parlent et agissent
comme tout le monde, sauf à éprouver de temps en temps
des accès imprévus de folie furieuse: ils vous feront des promesses,
signeront des contrats, vous donneront mille preuves
d'amitié et de sagesse, mais vous ferez bien d'être toujours
sur vos gardes et de ne compter sur rien. Croit-on les fous
plus responsables que les sages parce qu'ils peuvent agir sans
motifs ou contre leurs motifs, ou encore se fabriquer des motifs
inattendus?
Le droit, qui est comme la garantie sociale de la responsabilité
individuelle, ne saurait se fonder sur le respect d'une
pareille puissance, plus propre à justifier la crainte et les
moyens de défense légitime que tout autre sentiment à son
égard. L'éducation de la famille et les lois de l'État n'auraient
pour but que de faire reculer le plus loin possible cette puissance
fantasque et redoutable, afin de lui substituer une
volonté régulière ou une intelligence régulière, qui se manifestât
par des déterminations rationnelles et conséquemment
imputables. A celui qui posséderait cette liberté arbitraire, on
conseillerait de la laisser dormir dans le coin le plus reculé de
son être, et de ne jamais s'en servir.
D'une part, donc, il n'y a de moral et d'imputable au moi
dans l'action que ce qui semble indépendant de la puissance
intrinsèque des motifs ou des penchants; d'autre part, ce qui
est indépendant de la puissance des motifs semble une puissance
qui échappe en soi à toute qualification morale et à toute
imputabilité. Ce qui vient de mon caractère et de ma nature
déterminée paraît venir d'une nécessité que je subis; et ce qui
n'est pas lié à mon caractère, paraît un accident ou un hasard
sans moralité. Toutes les difficultés qui précèdent viennent
donc se résumer, en dernière analyse, dans cette alternative
vraiment terrible pour la pensée:—Un acte ne pourrait être
vraiment moral qu'en tant qu'il serait libre et conséquemment
absolu en lui-même: sic volo; voilà, à ce qu'il semble, la condition
de la responsabilité personnelle; eh bien, s'il est absolu,
son caractère moral semble aussitôt s'évanouir, et on ne voit
pas comment serait responsable une volonté qui peut dire: «Je
veux ce que je veux, je suis ce que je suis.» La moralité semble
une relation, une loi, un rapport incompatible avec l'acte de
volonté absolue.
Métaphysiquement, la question de la responsabilité morale
vient se confondre avec cette question:—Quel est le fond
de l'individualité? Quel est son lien de causalité et son lien
de finalité avec l'universel, avec le principe absolu d'où
tout dérive?—Le passage volontaire du moi au non-moi, de
l'égoïsme au désintéressement, de l'individu à l'universel, postulat
d'un ordre vraiment moral, a son analogue dans le passage
du subjectif à l'objectif que présuppose l'ordre intellectuel.
La connaissance suppose que, demeurant en nous-mêmes, nous
sortons cependant de nous-mêmes par la pensée; l'impossibilité
d'expliquer ce passage à l'objectif et à l'universel ne saurait
en justifier la négation[162]. L'action transitive d'une force sur
une autre suppose encore un passage analogue, parfaitement
inexplicable, et dont néanmoins le mouvement nous offre la
visible réalisation. Le déterminisme, admettant que ce qui a
lieu dans une chose est déterminé par ce qui a lieu dans une
autre et même dans toutes les autres, suppose un passage
quelconque de l'une aux autres; il n'échappe donc pas à la difficulté
et fait le même postulat sous une autre forme. Enfin, le
passage de la cause radicale et universelle,—qu'elle soit
transcendante ou immanente,—à tous les effets qui composent
le monde, semble réclamer le même pouvoir de se communiquer,
de se donner sans se perdre.
Sans prétendre résoudre entièrement des antinomies qui
tiennent à la relativité de nos notions sur le fond même de
l'activité individuelle, nous devons cependant chercher jusqu'à
quel point le déterminisme et la liberté peuvent, sans contradiction,
être conçus comme conciliables, d'abord dans la réalisation
du bien, puis dans celle du mal. Dans l'ordre moral
comme dans l'ordre métaphysique, peut-on admettre un lien
qui enchaîne et unisse sans confondre? Peut-on éviter à la fois
ce qui n'est que déterminé et ce qui n'est qu'indéterminé, pour
subordonner ces deux choses à la notion plus compréhensive
d'un pouvoir déterminant et, en ce sens, responsable, qui,
dans son idéal, serait dégagé des relations et fins inférieures,
mais poserait volontairement les relations et fins supérieures?
II.—Le déterminisme et ta liberté sont-ils conciliables
dans la réalisation du bien moral.
Tant que l'être n'a pas de raison pour ne point répondre à
cette sorte d'appel que lui adresse le bien idéal, la réponse
affirmative de la volonté est certaine. Cette certitude empêche-t-elle:
1o la liberté, 2o la responsabilité? En un mot, pour qu'il
y ait indépendance et imputabilité du bien, est-il nécessaire
qu'il y ait au fond de la volonté un indéterminisme réel et
absolu?
I. Selon nous, il y a deux sortes de certitudes, l'une fondée
sur l'effet calculable de la contrainte extérieure ou de la nécessité
proprement dite; l'autre fondée sur l'effet attendu de la
spontanéité intérieure en l'absence de raisons capables de s'opposer
au développement de cette spontanéité. Dans ce dernier
cas on pourrait compter sur la liberté, sans qu'elle fût cependant
nécessitée par rien. La liberté, idéal d'indépendance
et de détermination par soi, n'est une indétermination que
relativement à certaines nécessités inférieures; en elle-même
elle comporte, à mesure qu'elle se réalise, une plus grande
certitude et une plus grande unité de direction. Le progrès
de la moralité est un progrès dans l'indépendance de la volonté
à l'égard des antécédents particuliers, parce que la dépendance
de la volonté à l'égard de l'idée du tout s'accroît: par
cela même diminue le libre arbitre comme pouvoir de choisir
indéterminable. La doctrine vulgaire du libre arbitre prend
pour l'essentiel de la liberté ce qui n'en est que l'accidentel, à
savoir la multiplicité des objets de vouloir réellement possibles;
elle croit que, plus on peut vouloir de choses opposées,
plus on est libre; mais c'est là une illusion d'optique.
Si le sage ajoute à la force de sa volonté en l'exerçant, en la perfectionnant,
il ajoute aussi à son unité et à sa certitude; il a
tout à la fois plus de liberté et plus de détermination au bien.
Les partisans de l'indéterminisme nous feront l'objection suivante:—Le
sage ne peut, il est vrai, exercer son libre arbitre
que dans la région du bien, mais, parce qu'il ne saurait retomber
dans les régions inférieures, il n'en résulte pas que, à la
hauteur où il se tient, il n'ait pas une plus grande liberté des
contraires. Si les crimes sont exclus de son choix, il reste, dans
le domaine des bonnes actions, un champ assez large pour son
libre arbitre. Au lieu de s'exercer entre des contraires très
opposés l'un à l'autre, dévouement ou trahison, sincérité ou
parjure, le choix s'exercera entre des degrés ou des nuances
du bien. En un mot, le nombre des objets de choix s'accroîtra,
bien que parmi ces objets ceux de l'ordre inférieur
aient disparu. A mesure que l'intelligence s'agrandit, elle
connaît plus de choses et plus de différences entre les choses;
ce qui se confondait en un point, s'allonge en une ligne dont
les diverses parties sont discernables. Il doit en résulter une
sphère d'action plus large pour la liberté de choix entre les
contraires, bien que cette liberté se soit enlevé à elle-même le
pouvoir de choisir certains actes inférieurs.—
Nous répondrons que cette conception du libre arbitre confond
la connaissance d'un grand nombre d'objets avec la connaissance
de leur valeur. Le progrès intellectuel me fait connaître,
il est vrai, plus de choses; mais, en même temps, il me
les fait ramener de plus en plus à l'unité du bien. Les points
plus nombreux que ma vue embrasse sont loin d'avoir tous la
même valeur: connaissant plus de choses différentes et contraires
intellectuellement, je connais moins de choses indifférentes
par rapport au bien; je vois mieux ce qui est comparativement
meilleur et superlativement le meilleur. Or, le
superlatif implique la notion d'unité: dans une grande multiplicité
d'objets, le meilleur ne peut pas être lui-même multiple,
il est un. Dès lors, à mesure que mon pouvoir libre augmente
d'intensité, le nombre d'objets que je puis effectivement vouloir
diminue; lorsque la liberté sera à son maximum, il n'y
aura plus qu'un seul objet de vouloir possible, et conséquemment
il n'y aura plus de libre arbitre proprement dit. Choisir,
c'est ramener les choses à une unité supérieure, c'est prendre
une chose entre plusieurs, c'est de plusieurs en faire une. Au
point où il n'y a plus qu'une chose, toute nouvelle réduction
à l'unité est impossible, précisément parce que la puissance
de réduire à l'unité y a atteint son maximum et son point de
repos.
De cette manière, l'impuissance résulterait de la puissance
même, et la détermination augmenterait avec l'intensité
de l'action. Par exemple, il m'est impossible de vouloir la
mort d'un de mes amis; mais cette impossibilité tient à un
accroissement, non à une diminution de ma puissance. Au
lieu de chercher la liberté idéale dans le pouvoir de faire
plusieurs choses, qui est le libre arbitre traditionnel, il faudrait
appeler libre celui qui se rend à lui-même impossible
le contraire de ce qu'il fait. La vraie liberté consiste à avoir
assez de puissance pour pouvoir tout faire, assez d'intelligence
et assez d'amour pour ne pouvoir faire qu'une
chose: la meilleure. Si les obstacles qui nous empêchent de
voir distinctement le bien disparaissent, notre spontanéité,
admise par hypothèse, se dirigera vers le bien en droite ligne;
les lignes autres que la ligne droite ne résultent donc point
de la spontanéité, mais d'une contrainte produite par des obstacles
intérieurs ou extérieurs. De même, quand un mobile
matériel dévie de la ligne droite, cette déviation est la résultante
de deux causes, d'abord de son mouvement propre,
spontané peut-être, puis d'une action étrangère. On voit que
la puissance du plus fonde et détruit tout ensemble la puissance
du moins. En un sens, celui qui peut faire mieux est
capable aussi de faire moins bien, comme celui qui peut
soulever un lourd fardeau peut en soulever un moindre; la
puissance du plus fonde donc la puissance du moins. Mais
en même temps elle la détruit; car, en fait, la puissance de
faire mieux, une fois tout obstacle disparu, se réalisera seule,
et l'acte inférieur demeurera une simple possibilité. En effet,
il n'y aura, par hypothèse, aucune raison pour que celui qui
peut faire le meilleur fasse le moins bon, et il y aura au contraire
une raison pour faire le meilleur, à savoir le bien même:
c'est donc certainement le meilleur qui sera réalisé. A ce nouveau
point de vue, le moins deviendra impossible, et la puissance
du moins sera annulée. Mais autre chose est l'impuissance
réelle qui dérive de ce qu'on ne peut atteindre un but,
et autre chose l'impossibilité rationnelle qui dérive de ce qu'on
peut le dépasser; l'une vient d'un manque de force, l'autre
d'un excédent de force. A vrai dire, la première seule est une
impuissance, la seconde est une puissance supérieure; c'est
par une réelle impuissance que je ne puis voir les étoiles trop
éloignées de moi, ou que je ne puis résoudre un problème
trop difficile; c'est par une puissance supérieure que je ne
puis faire telle action vile ou ridicule. Là l'objet dépasse ma
puissance, ici c'est ma puissance qui dépasse l'objet. Dans le
premier cas, je subis évidemment une nécessité; pourquoi,
dans le second cas, cette puissance qui domine un objet inférieur
ne serait-elle pas la liberté même, conciliable avec la
détermination certaine? A coup sûr, si c'est là une nécessité,
ce ne sera plus une nécessité du même genre que l'autre,
physique ou logique; ce sera une nécessité morale qui viendra
de ce que la puissance du bien et de l'amour, n'ayant
rien qui la neutralise, passe par elle-même à l'acte, avec une
certitude qu'elle produit elle-même et qu'elle ne subit
pas. C'est là cette certitude de bonté dont nous avons
parlé déjà, et que l'on confond à tort avec la nécessité.
Entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance
et son impossibilité par excès de puissance, il y a encore
une différence essentielle. Quand le moins existe, le plus
n'existe pas par cela même, car il n'est aucunement contenu
dans le moins; mais celui qui réalise le plus, ou le meilleur,
réalise d'une certaine manière le moins, parce que le moins
est contenu dans le plus. Ce qu'il y a de positif dans le degré
inférieur d'une chose, ne disparaît pas dans le degré supérieur,
mais, selon les expressions de l'école platonicienne, y
subsiste éminemment. Cela est clair d'abord dans le domaine
de la quantité. Si je réalise cent, je réalise cinquante; mais je
le réalise deux fois et non une seule; au lieu de le réaliser à
part et exclusivement, je l'enveloppe dans un surplus. Si je
fais cent pas dans l'espace, j'en fais par cela même d'abord
cinquante, puis cinquante en outre. Ici la puissance du moins
devient palpable, parce qu'elle se réalise à part, et qu'elle est
un des moments de l'action totale: j'ai fait à un certain
moment cinquante pas, ni plus ni moins, avant d'achever la
somme des cent pas que je voulais faire. Mais si, ma puissance
augmentant, je puis d'un seul bond franchir les cent pas qui
me sont proposés, le nombre cinquante ne sera qu'un moment
fugitif et insaisissable de l'action intégrale. Pourtant, comme
on ne peut occuper à la fois plusieurs points, la réalisation,
séparée de la moitié existera encore avant la réalisation du tout.
Supposez enfin qu'en un instant indivisible je pusse franchir
un espace divisible: les éléments du tout ne seraient plus
séparés; ils n'en existeraient pas moins dans le tout, distincts
pour l'intelligence quoique indivisibles dans le temps. Passez
maintenant de la quantité à l'intensité et à la force proprement
dite: les différents degrés de la faiblesse, qui n'est qu'une
force limitée, ne trouvent-ils pas leur réalisation positive,
quoique non exclusive et négative, dans la force supérieure
qui a sa limite plus loin, et bien mieux encore dans la
force suprême qui, par hypothèse, n'aurait pas de limite?
Enfin l'amour d'un bien supérieur ne renferme-t-il pas tout
ce qu'aurait de réel l'amour d'un bien inférieur? Si je
vous aime assez pour sauver votre vie par la mienne, vous
direz que je ne puis pas me contenter de vous donner un faible
secours, voisin de l'indifférence, que je suis incapable d'assister
presque passif au malheur qui vous menace. Mais est-ce
là impuissance en moi; ou plutôt mon amour d'autrui, par cela
même qu'il réalise la plénitude du dévouement, ne réalise-t-il
pas tout ce qui se trouverait dans un dévouement inférieur et
partiel? Vous pouvez bien alors me mettre au défi d'éprouver
pour vous un amour faible et vulgaire; mais à vrai dire, en
vous donnant le tout, je vous donne la partie; dans ma libéralité
qui ne s'arrête pas aux limites d'une demi-affection, ne
reconnaîtrez-vous pas la surabondance d'un pouvoir indépendant
que j'ai le droit d'appeler liberté?
On dit qu'un jour Apollon défia Jupiter au jeu de l'arc.
Faisant placer le but à une grande distance, il l'atteignit du
premier coup avec une merveilleuse adresse; puis il passa
son arc à Jupiter. Les dieux sourirent, pensant que pour
Jupiter même la victoire allait être difficile. Mais le Père du
monde, se levant, fit un pas: et ce pas gigantesque l'avait
porté bien au delà du but. «Eh quoi! comment veux-tu que
je lance une flèche contre un but si rapproché? Un seul pas me
suffit pour l'atteindre.»
Dans le déterminisme moral, tel que Socrate et Platon l'ont
entendu, on explique la direction vers le bien, direction à la
fois déterminée et libre, par des considérations qui ne sont
pas sans analogie avec celles que nous proposions tout à
l'heure, mais qui, comme celles de Leibnitz, sont trop purement
intellectuelles[163]. Selon Socrate et Platon, l'action se
mesure à la puissance, la puissance à la science, et on vaut par
ce qu'on sait. Seulement, l'acte, la puissance, la science et le
bien même peuvent être «ambigus», ou de double usage,
quand ils se trouvent parmi les genres inférieurs de la dialectique,
non dans le genre suprême ou dans la suprême fin. S'il
est des sciences et des arts dont on peut faire un mauvais usage,
c'est que les biens qui en sont l'objet peuvent être subordonnés
à un bien supérieur, réel ou imaginaire. Mais quand on est
parvenu, dans l'échelle dialectique des moyens et des fins, jusqu'au
sommet où réside la connaissance du bien suprême, on
voit s'évanouir cette duplicité et cette ambiguïté qui, sur les degrés
inférieurs, permettait un double usage, tantôt bon, tantôt
mauvais.—Pourtant, dira-t-on, l'homme injuste préfère par
la volonté son bien propre au souverain bien qu'il connaît.—C'est
qu'alors, répond Socrate, il juge son bien propre meilleur
que le souverain bien, c'est-à-dire que ce qu'il y a de
meilleur: donc, ou il ignore que le souverain bien est ce
qu'il y a de meilleur, et alors vous lui attribuez faussement la
science du souverain bien; ou il sait que c'est vraiment là le
meilleur, et alors il ne peut rien penser ni faire de meilleur.
La série des biens, des connaissances, des puissances et des
actes, forme un angle dont les côtés demeurent doubles, jusqu'à
ce qu'on soit parvenu à ce sommet où la connaissance
une du souverain bien, qui est un, ne laisse plus qu'une seule
manière d'agir.
Telle est la doctrine de Socrate. Ce dernier a le mérite
d'avoir conçu plus fortement que tout autre l'idéal du bien
universel comme étant la parfaite unité de tous les biens sans
restriction, y compris mon bien même, et il ajoute avec raison
que celui pour qui ce bien universel serait un objet de science
absolue ne pourrait pas ne pas l'aimer, ne pas le vouloir.
Mais il oublie que, en fait, le souverain bien n'est jamais pour
nous qu'une idée, dont la réalité ne peut être un objet de
science. J'entrevois la grandeur et la beauté de cette idée,
et s'il n'y avait pas d'autres raisons pour entrer en balance, je
n'hésiterais point à la suivre; mais souvent il faut sacrifier ce
qui est certain à ce qui me semble incertain, la réalité présente
à une conception qui ne sera peut-être jamais réalisée, le moi
à un idéal mystérieux, qui n'est peut-être qu'une création de
ma pensée. C'est alors que le moi se pose, avec son bien
individuel, en face du bien universel, et il doute. Cette unité
de la pensée et de l'être, de l'idéal et du réel, que Socrate et
Platon affirmaient avec une si noble énergie, c'est précisément
ce qu'on est réduit à aimer et à vouloir sans le voir. En vain
la «raison» affirme que cette unité des biens dans l'absolu
est nécessaire et qu'elle doit être. Elle doit être, oui; mais
sera-t-elle?—Voilà le doute suprême que la pensée de l'homme
peut toujours élever sur le triomphe final de son objet dans la
réalité. Les vérités réductibles à quelque chose de fini et de
déterminé, que ma pensée circonscrit et embrasse par voie de
déduction, ne laissent aucune prise au doute; mais les vérités
relatives au triomphe du bien dans le temps indéfini ou à la
réalité actuelle du bien dans quelque existence infinie, sont
des inductions transcendantes où il y a toujours du mystère.
Pour notre logique, le fini seul est un objet mesurable et déterminable
de tout point.
Par conséquent, dans cette idée de Socrate et de Platon:
unité des biens au sein du bien universel, il y a une part à
l'opinion, à la δοξα, en même temps qu'à la science, à l'επιστημη.
C'est ce que Socrate et Platon n'ont pas vu. Ils méprisent la
croyance et ne s'aperçoivent pas que, logiquement inférieure
à la science, elle peut lui être moralement supérieure, comme
expression de notre caractère personnel. Dans la croyance, en
effet, il y a quelque chose qui vient de notre moi, de notre
individualité même: l'entendement n'est plus seul, la sensibilité
et la volonté interviennent. Quand ce grand dilemme
se pose: le bien idéal sera-t-il ou ne sera-t-il pas?—il faut
que ma volonté et mon désir joignent leur action à celle de
l'intelligence. L'idéal semble dire à chacun de nous:—Ta
raison me conçoit et croit m'entrevoir en même temps que la
nature me cache et me voile; y a-t-il en toi assez d'amour du
bien pour venir vers moi sans être sûr de m'atteindre?—Une
bonne action est toujours un acte d'amour et une spéculation
rationnellement risquée; c'est une adhésion au bien
idéal toute différente de celle qui nous est arrachée par un
axiome de géométrie: elle semble accordée par nous plutôt
qu'imposée par son objet. Nous ne disons pas: Je sais que mon
bien est dans le bien universel; nous disons: je crois. Parfois
nous ajoutons: Je crois de toutes les forces de mon âme;
expression profonde dans sa simplicité. Je ne crois pas à un
axiome de géométrie de toutes mes forces, mais plutôt par la
force des choses: je subis la vérité géométrique, il semble que
je fais en partie ma croyance au bien. Si donc les Socratiques
disent: Ce que vous croyez le vrai bien, vous l'accomplissez;
on peut leur répondre qu'il faut déjà aimer et vouloir le vrai
bien pour y croire.
Il n'en résulte pas que cette part de l'opinion et de l'amour
dans le bien soit une part de libre arbitre proprement dit,
comme l'ont soutenu les criticistes français et des cartésiens
plus ou moins fidèles à Descartes. S'il y a indétermination
partielle dans l'intelligence de celui qui croit, parce que l'objet
de sa croyance n'est pas objet de science positive, il n'y a pas
pour cela indétermination dans sa volonté.
Mais d'autre part, cette détermination intérieure n'est pas
absolument inconciliable avec une certaine liberté. Une volonté
qui va certainement et infailliblement à l'universel, une volonté
qui aime universellement, est libre en ce sens qu'elle ne dépend
plus du moi égoïste: désintéressée, elle est aussi délivrée. Si,
par hypothèse, le fond des choses est précisément la tendance à
un vouloir universel, il en résultera que, quand nous voulons
et aimons universellement, nous manifestons notre radicale
unité avec cette volonté qui est la racine commune de toute
existence.
C'est là une supposition métaphysique, à coup sûr; mais
précisément nous sommes dans la région des hypothèses,
non de la science comme l'entendait Socrate, et on peut dire
que l'acte de moralité est lui-même une hypothèse en action,
la plus généreuse de toutes parce qu'elle est la plus aléatoire[164].
Concluons que la détermination morale et la liberté, au vrai
sens du mot, sont conciliables dans la moralité et dans
l'amour de l'individu pour l'universel. L'idéal de la liberté est
absolument identique à l'idéal de la moralité. Cet idéal sera-t-il
jamais pleinement réalisé dans une action humaine, c'est
un problème; mais, ce qui est incontestable, c'est que nous
pouvons nous rapprocher de cet idéal, et que le progrès moral
consiste dans ce rapprochement même.
II.—La liberté ainsi entendue est parfaitement compatible
avec l'imputabilité du bien,—nous ne parlons pas encore du
mal. Quand l'idée de l'universel, l'idée du tout, l'idée du principe
qui agit éternellement au fond de tous les êtres, devient
mon idée directrice, mon idée-force, mon moteur, je ne vois pas
pourquoi vous ne m'appelleriez pas bon, moi, dis-je, et pourquoi
vous me refuseriez la dose d'imputabilité, de responsabilité,
de dignité à laquelle j'ai raisonnablement droit. Sans
doute, tout en faisant la part de mon moi, je ne dois pas la
faire trop grande, ni exclusive, ni prendre tout pour moi.
Car, précisément, mon activité personnelle se trouve ici, par
hypothèse, unifiée avec l'activité universelle: on peut donc
dire que c'est l'idée du tout ou, si l'on préfère, l'action du
tout qui se manifeste en moi; je suis lui, il est moi dans
l'acte de moralité pure (je ne sais si quelqu'un aura l'orgueil
de prétendre l'avoir réalisé). Rêver une liberté plus grande
que celle-là, c'est demander le moins en croyant demander
le plus: c'est vouloir mettre un moi absolument individuel à
la place du principe universel qui se déploie réellement en
vous comme en moi; c'est s'ériger en une sorte de petit dieu,
s'attribuant son acte de bonté par un fiat absolu et absolument
inexplicable.
Aussi, quoique les symboles religieux ne soient pas des
raisons philosophiques, on peut pourtant reconnaître, jusque
dans des mystères souvent absurdes, le vague pressentiment
d'une idée vraie au point de vue psychologique ou métaphysique.
Or, toutes les religions, ou à peu près, en louant
l'homme de bien, ont mis une restriction à l'imputabilité absolue
et individuelle qu'il pourrait réclamer; toutes ont vu là
un orgueil insoutenable, un réel égoïsme au moment même
où on se prétend désintéressé. Toutes ont fait, avec Platon,
dans la bonté du sage ou du saint, 1o la part des heureuses
circonstances extérieures, de la chance, de la fortune,
τυχη; 2o la part d'une action intérieure qui, tout en étant
l'action de l'individu, n'est cependant pas exclusivement son
acte, mais est encore attribuée à l'influence d'un principe universel,
immanent à l'univers: qu'on l'appelle l'Unité, le Tout-un,
le grand Tout, la Raison universelle, la Volonté universelle,
le Noumène, Dieu, ou de tout autre nom. C'est ce qu'on
retrouve symbolisé jusque dans le dogme choquant de la
grâce;—si ce dogme est choquant, ce n'est point parce qu'il
attribue le bon vouloir de l'individu à un bon vouloir qui lui
serait tout ensemble supérieur et intérieur; c'est parce qu'on
représente ce bon vouloir lui-même comme je ne sais quoi
d'arbitraire, comme une élection, comme un libre arbitre.
D'où une double inconséquence: 1o on veut éviter l'arbitraire
de la volonté humaine, et on ne fait que le déplacer en le
transportant en Dieu; 2o cette élection arbitraire, qui de plus
n'est que l'élection «d'un petit nombre d'élus,» se trouve
être une limitation de la bonté chez un être auquel on attribue
une bonté illimitée: contradiction manifeste qu'aucune subtilité
théologique ne pourra lever. Tout cela vient de ce qu'on
prête au bien idéal une existence transcendante et une réalisation
éternelle, ce qui rend inexplicable l'imperfection manifeste
du monde. Supposez au contraire une volonté du bien
immanente à l'univers, mais non absolument réalisée et satisfaite,
une volonté en action et en progrès dans le monde, vous
pourrez admettre que l'homme est libre quand il agit et veut
dans le sens de la volonté radicale, dans le sens universel;
alors, en vertu du monisme essentiel, ce qu'il veut est son
vouloir et est, en même temps, le vouloir universel; pour
parler mythologiquement, sa liberté est grâce. Il mérite donc
d'être loué et aimé, sans pourtant avoir le droit de prétendre
à un mérite absolu et exclusivement individuel. C'est là sans
doute, encore une fois, une supposition métaphysique; mais,
c'est aussi la traduction exacte, croyons-nous, de la pensée
directrice des actes moraux.
Ainsi comprise en un sens supérieur, la liberté redevient
la conscience de la nécessité morale suprême, non d'une
nécessité extérieure et mécanique, mais d'un vouloir immanent,
intelligible dans son évolution et cependant spontané
en sa source. Cette conception est comme le résidu de tous les
grands systèmes métaphysiques, de toutes les grandes religions
et de toutes les grandes doctrines morales; c'est la
figuration en langage humain du dernier et impénétrable
fond des choses. Si l'univers n'est pas un ensemble de petits
cailloux inertes qui se choquent mécaniquement, s'il y a
au-dessous ou au-dessus de la multiplicité infinie une unité
quelconque, X, la seule formule symbolique qui semble pouvoir
nous donner une valeur approchée de cet X, c'est
l'identité finale de la vraie liberté d'un seul avec la vraie
liberté de tous, l'unité finale des volontés dans une volonté
universelle, en un mot, l'amour universalisé. Cette formule
est en même temps une conciliation approximative (peut-il y
en avoir d'autres pour nous?) de la liberté morale et de la
nécessité morale.
III.—La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme
dans la réalisation du mal moral
Le doute sur la réconciliation finale de tous les biens, y compris
mon bien propre, dans un bien universel, tel est le terme
de la spéculation intellectuelle. Pratiquement, ce doute qui est
dans la pensée se résout en une décision de fait, en une affirmation
ou en une négation symbolisant ma croyance. Si je
préfère le moi et la certitude du bien présent à l'idée problématique
du bien universel, je retire à l'idéal le concours
de ma volonté, et au lieu de dire: L'univers avant moi, je dis:
Moi avant l'univers.—Le doute de l'intelligence résolu par la
volonté en une négation pratique, est ce qu'on nomme le mal
moral.
Y a-t-il là un mal complet? Non. Après tout, en voulant
mon bien et mon bonheur, je veux encore quelque chose de
bon. Le moi que j'affirme et que je préfère, il a aussi sa valeur;
il a même, peut-être, une valeur inestimable; il réalise déjà
en partie l'idée d'absolu, et l'action égoïste est un effort pour
la réaliser davantage: je veux me suffire à moi-même, trouver
tout mon bien en moi-même; je veux être comme un dieu.
C'est encore une certaine perfection que je veux. Il y a donc
quelque chose de raisonnable et de bon dans l'acte même de
celui qui affirme son moi et le préfère à tout le reste, car il
préfère le certain à l'incertain, et ce qu'il s'efforce de réaliser
ainsi, c'est toujours l'idée de liberté, mais sous sa forme immédiate,
individuelle et passagère. Il ferme, pour ainsi dire, la
main sur la portion d'être et de jouissance puisée au grand
océan, et qui, comme l'eau, va s'échapper entre ses doigts.
Maintenant se présente la plus grande difficulté que renferme
la «métaphysique des mœurs.» Quand un homme
réalise le moins bon et s'y arrête, n'est-ce pas qu'il n'a pu
réaliser le mieux, ni aller plus loin? Et cette impuissance n'est
plus l'expression détournée d'un excès de puissance, comme
lorsque nous disions: celui qui peut le mieux, peut physiquement
et logiquement le moins bon, mais est incapable
moralement de l'accomplir et, en fait, ne l'accomplit jamais.
Celui qui a réellement fait le mal, n'a-t-il pas dû être dans la
réelle impuissance de bien faire?
C'est cette considération qui donne lieu à une dernière
forme du déterminisme, qu'on pourrait appeler le déterminisme
du mal. On aurait tort de confondre ce système avec ceux qui
ne laissent aucune place possible à la liberté ni pour le bien,
ni pour le mal, au sein de la nécessité universelle. Cherchons
d'abord les raisons favorables, puis les raisons défavorables à
ce déterminisme du mal.
On peut dire que le mal, contraire du bien, doit être aussi le
contraire de la liberté: il doit venir d'un obstacle interposé
entre la liberté et son but, entre l'amour et son objet. Nous attribuons
le bien à l'amour, et nous plaçons dans cet amour la vraie
liberté; mais en quoi est-il nécessaire de donner pour pendant
à l'amour la haine, au mérite le démérite, à l'admiration pour
les bons la colère contre les méchants? Qu'est-ce que la haine,
sinon un amour contrarié, un amour trahi et trompé, semblable
à ces Grecs qui, selon Platon, prenaient le fantôme d'Hélène
pour l'Hélène véritable? La haine est une maladie où nous
subissons quelque fatalité et dont le paroxysme est une folie
furieuse; l'amour, cette santé, cette sagesse de l'âme, est seul
vraiment libre. Une force, considérée en soi, a telle direction,
et pourtant elle dévie; si c'est sa force propre qui explique sa
direction normale, c'est une force étrangère qui la fait dévier.
Pareillement, la haine peut être la déviation fatale d'un amour
libre en lui-même, qui, si l'obstacle venait à disparaître, manifesterait
de nouveau sa liberté. En quoi consisterait la véritable
méchanceté? A vouloir le mal uniquement pour le mal
et en tant que mal; or, encore une fois, le mal n'est tel que
relativement à un bien supérieur, et on ne peut rien vouloir
qui soit un mal absolu. Le mal n'est voulu que comme moyen
de quelque bien, qui est sur le moment même l'objet d'un désir
dominant. La méchanceté d'autrui, par une illusion d'optique,
nous semble libre; nous accusons alors la personne, nous la
haïssons; mais, loin d'être haïssable, le vrai moi est essentiellement
aimable, parce qu'il est essentiellement volonté et
sans doute, par cela même, volonté du bien. Si vous alliez
au fond de ce cœur qui vous semble mériter la haine, vous y
verriez, avec la vie, palpiter encore la bonne volonté. Votre
haine se changerait alors en pitié, parce qu'au lieu d'une
volonté à la fois libre et mauvaise, comme celle que vous
imaginiez, vous ne trouveriez qu'une volonté malade, entravée,
esclave, et pourtant amoureuse de la liberté; dans votre
haine aveugle, vous confondiez le prisonnier avec la prison.
La pitié même n'est plus assez à l'égard de celui qui tout à
l'heure vous paraissait à la fois haineux et haïssable; vous lui
devez l'amour. «Aimez ceux qui vous haïssent.» Voilà le
vrai précepte. Mais pourriez-vous les aimer s'ils n'avaient rien
en eux d'aimable? et seraient-ils aimables s'ils n'étaient pas
aimants, loin d'être ces hommes haineux que vous vous étiez
d'abord représentés? Au lieu de les accuser, prenez-vous-en
plutôt à vous-même et dites:—Je ne suis pas encore assez
bon ni assez aimant, puisque je ne suis pas encore assez
aimé.
Dans cette doctrine, avec la réalité de la méchanceté et de
la haine semble disparaître la réalité du démérite, c'est-à-dire
de cette liberté responsable attribuée au mal, qui produit l'indignation.
Il n'y a plus démérite positif, mais seulement
absence de mérite dans la mesure même où la volonté est restreinte
et asservie. Cela n'empêche pas le mérite inhérent au bien
de subsister, puisque, par hypothèse, le bien est toujours libre
et que la bonne volonté appelle un retour de la bonne volonté.
Dire que l'homme vertueux mérite, c'est dire que la bonne
volonté lui veut du bien en retour du bien qu'il a voulu. Le
mérite n'est pas ce rapport abstrait qu'imagine une morale
vulgaire; c'est un rapport de volonté à volonté, de personne
à personne, un rapport de reconnaissance et conséquemment
d'amour moral, qui consiste en ce que celui qui aime doit être
aimé. Le bonheur, prix de l'amour, doit en être la satisfaction;
or, l'amour n'est satisfait que s'il produit chez les autres
un amour égal à lui-même; l'amour ne peut donc se payer
qu'avec de l'amour: voilà le prix qu'il mérite. Cette conception
du mérite ne fait que reproduire l'idée d'où découle toute
la morale de la liberté: c'est qu'une liberté placée, par hypothèse,
en face d'une autre liberté, une bonne volonté placée
en face d'une bonne volonté, l'aimera certainement, et néanmoins
librement.
Quant au démérite, peut-on admettre la doctrine qui en fait
une sorte de droit à la malveillance et au malheur? Le bien
appelle le bien; mais le mal, ce bien inférieur, appelle aussi le
bien. Si la bonne volonté est nécessaire à l'égard des meilleurs,
elle est encore plus nécessaire à l'égard des moins bons. Le
démérite est donc la nécessité d'un bien, et non d'un mal, pour
l'homme vicieux; ou, si le mal est alors nécessaire, ce n'est
que comme moyen d'un bien, à défaut d'un moyen meilleur.
Tel, dit Platon, le médecin cause parfois de la douleur
au malade en vue de sa guérison. Mais le mal n'appelle pas
pour compensation le mal, selon la loi barbare du talion que
l'humanité prête encore à Dieu même sous le nom d'expiation
ou de vengeance divine. Il n'y a pas d'expiation, ni même de
punition proprement dite; on ne neutralise pas le mal en
ajoutant un second mal au premier, mais on triomphe du mal
à force de bien. Toute douleur infligée, toute répression qui
n'est pas un bienfait et un acte de bonne volonté, devient blâmable.
La force ne peut être employée que comme moyen de
défense personnelle; croire à un Dieu qui emploie la force, lui
qui ne devrait pas avoir besoin de se défendre, c'est se faire
une idole à l'image de l'homme.
Avec la réalité de la mauvaise volonté disparaît toute possibilité
de damnation. Celui qui éprouverait véritablement,
comme l'imaginent les théologiens, la «haine de Dieu» et
ferait librement le mal pour le mal, celui-là, tant que durerait
cet état, semblerait réaliser la conception théologique du dam;
et si, par une hypothèse absurde, une volonté libre dans le
mal s'obstinait éternellement à vouloir le mal, elle réaliserait
le Satan de la Bible. Mais, peut-on dire aux théologiens,
pour que votre Dieu soit possible, faut-il donc que Satan le
soit? faut-il que Dieu même, pour être libre, puisse être à son
choix Satan ou Dieu? faut-il enfin que nous, pour être libres,
nous puissions être aussi, à notre choix, divins ou sataniques?
L'attribution de la liberté au mal, que vous donnez pour pendant
à la liberté du bien, est un reste de ce long culte des
contraires et de ce dualisme qui produisit Ormudz et Ahrimane,
Dieu et Satan, la bonne volonté éternelle et la mauvaise
volonté éternelle. De nos jours, Satan détrôné doit
emporter dans sa chute toutes les conceptions de haine, de
méchanceté libre, de démérite positif, de vengeance, d'expiation,
de damnation. Vous tenez à conserver Dieu, soit; mais
vous ne devez pas tenir à l'existence d'un ennemi qui s'opposerait
à sa bonté. Vous voulez que l'amour subsiste avec toute
sa liberté, sa beauté, sa dignité, son mérite, sa récompense
d'amour; mais, si la haine ou la malice libre n'est qu'une
apparence, regretterez-vous de voir se changer votre colère
en pitié?
Tels sont les arguments favorables à la doctrine qui admet
tout ensemble la liberté dans le bien et l'absence de liberté
dans le mal.
La preuve que cette doctrine est vraie en grande partie, c'est
qu'elle est celle que nous devons appliquer au jugement des
autres: n'est-ce pas à ce point de vue élevé que les grandes
âmes se sont toujours placées pour apprécier les actions d'autrui?
Voici maintenant la contre-partie de cette doctrine.
Si l'indulgence est légitime envers nos semblables, elle
est dangereuse à l'égard de nous-mêmes. Le juste, quand il
s'agit de peser ses propres actions, change entièrement de
poids et de mesure, et semble raisonner d'après des principes
absolument contraires aux précédents: le bien qu'il a fait,
il refuse de se l'attribuer, et il s'attribue le mal. S'il a bien
fait, à l'en croire, il n'a aucun mérite, il n'a fait que suivre
une heureuse inspiration, un élan de la «nature» ou un
élan de la «grâce.» Comme il s'accuse, au contraire,
quand il a mal fait! Avec quelle énergie il réclame sa part de
liberté et de responsabilité! Il ne veut pas être irresponsable
du mal, il en appelle sur sa tête toutes les conséquences, il
veut le remords, il veut l'expiation. C'est un sentiment que
nous avons tous éprouvé après avoir mal agi: nous ne voulons
pas que l'on nous excuse, nous ne voulons pas que l'on nous
plaigne en nous disant que nous n'avons point été libres et
que nous n'aurions pu agir autrement. N'avoir pas assez
aimé! voilà ce que nous nous reprochons avec une indicible
amertume, comme s'il avait dépendu de nous d'aimer davantage.
Nous ne pouvons pas nous pardonner, et nous nous
condamnons en quelque sorte nous-mêmes à un éternel
remords, que nous diminuerons indéfiniment à force d'amour
sans cependant l'effacer jamais. Sans doute nous ne nous
attribuons pas alors une liberté d'indifférence proprement
dite: nous ne croyons pas que nous aurions pu agir autrement
si nous n'avions éprouvé que le même degré d'amour;
mais nous nous persuadons que ce degré aurait pu être supérieur,
nous raisonnons comme si l'amour était une force
indéfiniment et librement expansible, une puissance spontanée
qui, en limitant son acte, peut placer la limite plus ou moins
loin, au prix d'un effort plus ou moins grand, mais toujours
possible. L'amour, à ce point de vue, serait responsable de
ses propres défaillances, provoquées sans doute, mais non imposées
par les fatalités extérieures.
Jusqu'à quel point ces sentiments naturels et instinctifs seraient-ils
justifiables dans l'hypothèse d'un déterminisme absolu?—Nous
l'avons déjà fait voir, le remords n'est pas détruit
entièrement par l'hypothèse du déterminisme, et les paradoxes
de Spinoza, qui condamne ce sentiment, sont des exagérations
même dans sa théorie fataliste. Le remords, en effet, est
toujours utile pour nous faire prendre conscience du désordre
où notre âme s'est trouvée: les maladies morales se distinguent
des autres en ce qu'on les guérit d'autant mieux qu'on
les connaît plus et qu'on en souffre davantage. En outre,
quand on rétablit dans la question l'élément négligé par les
fatalistes,—la persuasion de la liberté,—on obtient une combinaison
d'idées plus voisine encore de la réalité même. Un
homme a-t-il mal agi avec la persuasion qu'il aurait pu bien
agir, il ne saurait trop déplorer un tel genre de maladie,
qui offre toutes les apparences de la malice proprement dite
ou du mal moral. Le déterminisme peut même aller plus loin
encore. L'idée de la liberté tendant à réaliser son objet, et
la persuasion engendrant la force, celui qui a fait le mal en
se croyant libre de faire le bien avait réellement dans la main
le premier anneau d'une série d'actes opposés à ceux qu'il a
choisis: c'est là une raison de plus pour qu'il déplore son acte.
Mais le déterminisme, arrivé à ce point, semble parvenu à
l'extrême limite qu'il peut atteindre. Ses adversaires lui objecteront
que celui qui a mal fait avait les moyens de bien faire,
excepté un cependant, dont l'absence a tout fait manquer. Or,
ajouteront-ils, ce moyen dépendait-il, oui ou non, de l'agent
moral? S'il en dépendait, celui qui a mal fait avait tous les
moyens de bien faire. S'il n'en dépendait pas, l'impossibilité
de faire autrement était en soi complète, malgré la présence
de toutes les autres conditions secondaires. Bien plus, cette
impossibilité subsiste et subsistera tant que quelque heureux
retour de la fortune n'aura pas rétabli la volonté égarée dans
une direction meilleure. Peu importe, disaient les stoïciens,
qu'un chien se noie au fond de l'eau ou près de la surface,
s'il se noie; et ils en concluaient l'égalité de tous les vices.
De même, que celui qui est dans le mal soit près du bien ou
en soit loin, toujours est-il que, selon le déterminisme du mal,
il ne pouvait pas faire le bien et n'est absolument pas responsable
de sa faute. Sans doute il vaut mieux être près du bord
et le savoir, car cette pensée même peut augmenter le courage
et la force de celui qui se noie; mais si, en dernière analyse,
son effort est impuissant en vertu de quelque condition qui ne
dépende pas de lui, il n'y a point de responsabilité vraie, et le
remords n'est plus que le regret de l'inévitable. Or, s'il est conforme
à la «charité» socratique et évangélique de dégager le
plus possible la responsabilité des autres, est-il conforme à la
moralité personnelle de dégager sa propre responsabilité et
d'admettre une doctrine qui semble, en définitive, nous déclarer
innocents dans les actes où nous nous croyons coupables?
Le déterminisme vient donc se heurter de nouveau contre le
sentiment, vrai ou faux, de la responsabilité morale: il ne
suffit pas, semble-t-il, que nous soyons responsables en aimant
le bien, il faudrait aussi que nous fussions responsables en
n'aimant pas assez le bien. Si le positif de l'amour vient de
nous et si les obstacles à l'amour viennent du dehors, il faudrait
pourtant que la mesure établie entre les deux fût en
quelque façon notre œuvre, et que l'obstacle pût être plus ou
moins reculé par nous.
La raison de toutes ces antinomies relatives à la responsabilité
du bien et du mal, c'est que nous ignorons la nature
dernière de l'individualité, et conséquemment sa vraie puissance.
Si l'individualité est un simple phénomène, nous ignorons
assurément la nature de ce phénomène et, en général,
du phénomène; nous ignorons pourquoi et comment il y a
plusieurs phénomènes, plusieurs êtres au moins apparents, au
lieu de l'unité, pourquoi il y a changement au lieu de l'immobilité.
A plus forte raison, si l'individualité a un fond original
et substantiel, si la distinction des êtres a une valeur
plus qu'illusoire, nous ignorons ce qui individualise l'être,
jusqu'à quel point chacun s'oppose à tous, sans cependant se
séparer de tous, enfin quelles sont les limites de notre puissance
morale: Quid nequeas, quid non.
De là deux conceptions rivales de la liberté: l'une qui en
fait un attribut de l'individuel, l'autre qui en fait un attribut
de l'universel. Toutes deux ont leurs raisons et probablement
leur vérité relative. D'une part, si nous sommes libres, c'est,
semble-t-il, en tant que notre action individuelle ne s'abîme
pas dans celle de l'univers et que, relativement au tout, nous
conservons une certaine indépendance qui constitue notre être
propre. D'autre part, la science nous montre tellement dépendants
de l'univers, que notre liberté se trouve à la fin solidaire
de la liberté des autres et que, pour être réelle, elle
impliquerait l'universelle liberté. De cette antinomie, à laquelle
se ramènent toutes celles qui concernent la responsabilité,
on peut conclure que la vraie liberté n'est probablement ni un
attribut de la seule individualité ni un attribut de la seule totalité,
mais un pouvoir qui, s'il existe, a sa racine au delà de
chacun et de tous dans quelque principe commun de l'individualité
et de l'universalité. Or, un tel principe est pour nous
ce qu'il y a de plus indéterminable. A tous les points de vue,
la nature de l'individualité et son rapport à l'universel restent
donc indéterminés pour la pensée humaine.
S'il y a là un sujet de modestie intellectuelle, il y a aussi un
sujet de confiance morale. En effet, c'est le rapport seul de
l'individuel à l'universel qui, s'il était connu comme nécessaire,
nous riverait définitivement à un déterminisme inflexible;
puisque, au contraire, ce rapport reste indéterminé
pour notre pensée, il rend concevable, par voie détournée, une
certaine spontanéité radicale du moi individuel. Nous ne pouvons
savoir si cette spontanéité existe réellement, ni comment
elle existe, mais enfin nous la concevons comme possible ou,
si l'on préfère, comme non impossible. Dès lors, le déterminisme
voit de nouveau se poser devant lui la limite idéale et
problématique que nous lui avons mainte fois assignée; sous
sa forme dernière, qui est la fatalité du mal, il aboutit au
même point d'interrogation que sous ses autres formes. Notre
ignorance invincible du rapport entre l'individuel et l'universel
fonde théoriquement la valeur pratique de l'idée de
liberté, en nous empêchant de considérer cette idée comme
certainement illusoire et comme déguisant une fatalité certaine.
Les doctrines adverses se trouvent alors réconciliées
à la fois dans l'ignorance métaphysique du fond dernier des
choses et dans la connaissance des effets pratiques produits
par l'idée de liberté. Si nous ne comprenons pas comment le
dernier fond des êtres pourrait être une spontanéité radicale,
nous ne comprenons pas davantage comment il serait une
nécessité radicale, car qu'est-ce que la nécessité, sinon un
rapport, et comment un rapport peut-il être je ne sais quoi de
dernier et d'absolu? Nous ne pouvons donc savoir s'il ne reste
point, au delà de tout ce qui est, un idéal non réalisé et cependant
réalisable, un principe de devenir et de progrès, une
sorte de fond auquel la réalité actuelle peut puiser ce qui
deviendra la réalité future. Le temps même, nous l'avons vu,
ne se conçoit pas dans l'hypothèse d'une pure répétition, d'une
pure identité, stérile comme l'être de Parménide. Si l'individu
n'est pas une pure apparence, s'il touche par quelque point
au fond même de la réalité, si enfin ce fond est plus riche que
ses formes actuelles, s'il peut donner plus que la réalité n'a
encore pris, peut-être l'individu n'est-il pas incapable de contribuer
à modifier pour sa part l'état de l'univers, tel que cet
état résulte des phénomènes antécédents; peut-être en s'appuyant
sur l'idée même de liberté, l'individu n'est-il pas incapable
de prendre un élan pour aller au bien idéal, par cela
même pour sortir du mal réel; peut-être ainsi l'individualité
consciente renferme-t-elle une spontanéité radicale, quoique
réglée en son évolution, qui échapperait en sa source à tous les
calculs fondés uniquement sur le déterminisme mécanique.
Peut-être même, si l'infinité existe en toutes choses, le calcul
est-il par essence impuissant à saisir autre chose que des limites
plus ou moins artificiellement déterminées au sein de ce qui
est réellement illimité et indéterminable. Nous ne savons donc
pas ce qui nous est définitivement possible ou impossible, ni
ce qui aurait été possible ou impossible dans telle circonstance
donnée.
Quand on s'élève jusqu'à cette idée d'une puissance radicale
enveloppant l'infini,—idée par rapport à laquelle les
autres deviennent comme des asymptotes incapables d'atteindre
ce dont elles se rapprochent,—on ne s'étonne plus des fluctuations
perpétuelles de nos jugements humains sur la responsabilité
du bien et du mal et sur le pouvoir des contraires. Si
nous nous attribuons l'honneur du bien accompli par nous,
c'est, semble-t-il, en tant que nous nous concevons, par notre
fond, identiques à l'être universel, identiques au tout dont nous
sommes les membres. Si nous nous attribuons le déshonneur
du mal accompli par nous, c'est en tant que nous nous concevons
comme une partie plus ou moins distincte du tout, comme
une individualité plus ou moins différente des autres et divisée
d'avec l'universel. Nous plaçons en nous deux moi, l'un individuel,
l'autre universel, l'un qui constitue tel homme en tel
temps et en tel lieu, l'autre qui embrasse l'univers dans tous
les temps et dans tous les lieux: c'est tantôt à l'un, tantôt à
l'autre que nous rapportons le mérite ou le démérite d'une
action. Le rapport caché de l'un et du multiple, de l'universel
et de l'individuel, est ce qui a suscité tous les symboles métaphysiques
et tous les dogmes religieux. Symboles et dogmes
ne sont point des solutions: ils ne sont que la traduction de la
difficulté en formules nouvelles, les unes abstraites, les autres
sensibles et mythiques. A vrai dire, notre notion de l'individualité
est toujours relative et inadéquate: elle se relie nécessairement
à celle d'universalité. Il y a donc présomption pour
l'homme à vouloir marquer exactement dans sa pensée la part
qui revient à l'individu, à vouloir ainsi exercer une sorte de
justice distributive. Nous ne pouvons juger absolument ni les
autres personnes, ni notre propre personne, car nous ne pouvons
ni descendre dans la conscience d'autrui, ni même descendre
jusqu'au dernier fond de notre propre conscience pour
mesurer notre force de volonté. Pourquoi donc tant discuter
sur le moi et le toi, sur le mien et le tien, sur mon mérite ou
votre mérite? C'est là une sorte d'égoïsme quand il s'agit de
nous, une sorte d'orgueil quand il s'agit des autres.
Scientifiquement et pratiquement, nous sommes obligés,
dans un problème insondable pour la métaphysique, de substituer
à la réalité inconnaissable les idées et leur force, qui
sont connaissables, mais qui n'en sont, pour ainsi dire, que
des équivalents indéfiniment extensibles. Traduits dans le langage
des idées-forces, la responsabilité morale et le remords
ont un sens intelligible. La responsabilité apparaît comme une
idée qui tend à se réaliser elle-même: elle est l'idéal conçu,
désiré, aimé, qui s'attribue une force efficace et qui, en conséquence,
n'accepte pas sa propre défaillance pratique comme
absolument et définitivement nécessaire, cette défaillance fût-elle
explicable par des nécessités physiques et mentales, d'ailleurs
relatives. Le jugement moral est une sorte de négation
jetée par l'idée au fait, un non que la pensée de l'idéal oppose
à toute réalité qui la contredit. C'est à ce point de vue qu'il
devient vrai de dire, avec Kant, que la considération du temps
perd sa valeur pour celui qui juge moralement une action.
Quand nous concevons l'universel, le tout, notre pensée tend
à devenir indépendante du temps: cette indépendance est un
des fondements du repentir. On se souvient de ce que dit
Kant à ce sujet. Le repentir, ne pouvant empêcher ce qui a
été fait de l'avoir été, est pratiquement vide, et cependant il est
moralement légitime, car la pensée, quand il s'agit du bien
universel et idéal, ne demande qu'une chose: le fait nous
appartient-il comme action? et, dans ce cas, que cette action
soit depuis longtemps passée, il n'importe; la raison y lie
toujours moralement la même douleur.—Nous irons plus loin
encore que Kant et nous dirons:—Quand la pensée se place
au point de vue universel et tend ainsi à dépasser la sphère du
temps, elle n'a même pas besoin de se demander «si le fait
nous appartient comme action,» ni si nous aurions pu, nous,
faire le contraire; elle ne s'arrête pas à la question d'individualité
ni même de liberté individuelle; elle laisse de côté
les spéculations sur le possible et l'impossible. Elle condamne
le fait comme contraire à l'idéal, quel que soit celui qui l'a
accompli et à quelque nécessité qu'il ait cédé, parce qu'elle
s'attribue à elle-même la suprématie et l'indépendance: c'est
cette indépendance de la pensée, même devant le fait fatal,
qui commence la liberté pratique. La pensée est un germe de
liberté, en ce sens qu'elle conçoit l'universel amour au milieu
même de la mêlée qui entrechoque les égoïsmes individuels,
et que cette idée, n'étant pas sans force efficace, tend à nous
rendre indépendants de fait et à nous faire régler nos actions
conformément à elle-même. La question des individualités
disparaît à cette hauteur: que ce soit vous ou moi qui fassiez
mal, qu'importe?—«J'ai mal à votre poitrine,» j'ai mal à
votre conscience. J'accepte jusqu'à un certain point la solidarité
du mal fait par vous, comme j'accepte la responsabilité du
mal que j'ai fait, et cela, malgré les nécessités apparentes ou
réelles auxquelles nous avons cédé: le mal nécessaire est toujours
le mal, le mal passé est toujours actuel, le mal individuel
est toujours universel.
Le sentiment de responsabilité et de solidarité n'en prend
pas moins une vivacité supérieure quand c'est en moi et par
moi que s'est produit le mal moral. Alors, c'est le même sujet
intelligent qui conçoit l'idéal et qui se voit réellement en contradiction
avec cet idéal. De plus, il se demande s'il n'aurait
pas pu, par l'intermédiaire de l'idée et de l'amour, trouver en
soi un moyen de réaliser le mieux. La force de l'idée devient
ainsi force de résistance, révolte contre soi-même; et l'effort
contre soi, n'est-ce pas la suprême douleur?
Maintenant, si, au lieu d'avoir présente à l'esprit une
action passée, vous avez présente à l'esprit une action à venir,
l'antinomie est moins éloignée de sa solution, au moins dans
l'ordre scientifique et pratique. En effet, ce n'est plus une
chose inutile et «vide» que de songer à l'avenir et de s'y
attribuer la responsabilité du mal comme du bien, car ici la
pensée de ma responsabilité dans le mal peut empêcher le
mal d'être fait. Cette idée n'est pas pratiquement illusoire,
puisqu'elle agit. Elle ne l'est pas non plus scientifiquement,
puisque la force des idées et de l'amour est pour nous incalculable,
progressive, indéfiniment susceptible d'accroissement.
Enfin, au point de vue métaphysique, ne pouvant savoir ce
qu'est notre individualité et son rapport avec l'universel, nous
avons le droit d'admettre qu'il n'existe pas une antinomie insoluble
entre la réalité fondamentale et cette responsabilité
que nous prenons, que nous voulons avoir, que nous nous
imposons; c'est un fardeau que nous mettons sur nos épaules,
toujours glorieux alors même que nous succombons parfois
sous le faix.
De là dérivent pour nous, en quelque sorte, trois règles de
conduite morale et intellectuelle qui résument tout ce qui précède.
1o Il faut pratiquement agir comme si nous étions responsables
du bien et aussi du mal. 2o Il faut scientifiquement
soutenir que cette idée de notre responsabilité tend à se réaliser
elle-même. 3o Il faut métaphysiquement soutenir qu'il
n'y a pas contradiction démontrée entre cette idée active de
notre responsabilité morale et la réalité dernière, où notre individualité
s'unit à toutes les autres individualités, et où nous
devenons, pour notre part, solidaires du monde entier. C'est
parce que nous sommes un avec l'univers et cependant distincts
des autres que nous pouvons être responsables dans
notre volonté radicale. L'idée de liberté est l'expression
connaissable de l'inconnaissable fondement du moi, du
toi et du tous. Cette idée, jointe à l'impossibilité d'en démontrer
théoriquement la contradiction avec le réel, sert de fondement
à notre liberté pratique, par la force qu'elle développe
en nous et qui modifie la direction primitive du déterminisme.
Les antinomies spéculatives auxquelles donne lieu la notion de
responsabilité expriment notre ignorance du rapport qui relie
l'individu à l'universel. Notre pensée, à sa manière, s'élève
au-dessus de cette opposition, puisqu'elle conçoit à la fois l'individu
et l'univers; notre volonté doit aussi la dépasser et, dans
le jugement moral comme dans l'acte moral, elle doit, en une
certaine mesure, faire abstraction des personnes; elle doit se
désintéresser de la question des individualités et des imputabilités,
non par dédain de l'individu, mais, au contraire, par
respect de l'individualité et par conscience des limites imposées
à notre science. Pour nous en tenir à ce qui est certain,
condamnons et repoussons le mal partout où il se manifeste,
mais surtout en nous, où il devient plus présent, plus immédiat,
où il devient nous-même; aimons le bien partout où il se
montre, mais surtout chez les autres, où il est un bien vivant
et un objet d'amour personnel.
CONCLUSION