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La Liberté et le Déterminisme

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I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En tendant à l'universalité, elles tendent à satisfaire le désir de liberté.—Abstraction, généralisation, affirmation, induction et croyance.

II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement du désir et du vouloir.—Projection du moi.

La tendance du désir à sa propre satisfaction, et à cette satisfaction totale de l'être qui supposerait la liberté, fait le fond de toute notre vie mentale. Cette tendance organise le déterminisme même en vue de la liberté. Suivons-la donc dans les diverses manifestations de la vie mentale: la connaissance, l'art, l'amour, enfin la moralité.

Nous allons d'abord montrer le rôle du désir de la liberté dans la formation de la connaissance.

I.—Penser, selon nous, n'est autre chose que sentir, désirer, vouloir, mouvoir, avec le sentiment de son action et des bornes qu'elle rencontre. Supposez un courant qui se sentirait et se verrait lui-même marcher, par une conscience permanente de son action ou par une sorte de transparence intérieure, et qui en même temps aurait la conscience de ses propres limites ou de ses propres rives, vous aurez l'image du désir devenu intelligence.

En se concentrant dans une direction déterminée, la force consciente renferme sa réaction dans des limites: l'abstraction n'est que la conscience de cette direction exclusive du désir.

Quant à la généralisation, la chose à laquelle elle correspond, par exemple la couleur en général, ne peut se représenter comme objet et matériellement. Rien de moins général que le mot couleur, abstrait parmi les sons et extrait de leur nombre; rien aussi de moins général que l'image du bleu ou du blanc, extraite et abstraite parmi les autres; mais ce qui est général et relativement illimité, c'est moi qui abstrais, et j'ai d'autant mieux conscience de mon pouvoir indéfini que je réduis à une plus grande simplicité l'objet de ma représentation. Plus je vide cet objet et le dépouille, plus j'ajoute à la plénitude de mon pouvoir intellectuel. Quoi de plus vide en soi que le mot couleur? C'est le son cou et le son leur, voilà tout. J'applique ce mot à l'image du blanc, du bleu, du rouge: que lui importe? il n'est que ce que je le fais, et je le fais mobile, changeant, passif; je le traiterai à merci sans qu'il résiste, et ma puissance gagnera tout ce que je lui aurai enlevé. Avec son aide je passerai aisément d'une couleur à l'autre, d'autant plus léger que mon bagage sera moins lourd. Il n'en serait pas de même si je voulais appliquer l'image du bleu à celle du rouge: la première, ayant encore trop de choses qui lui appartiennent en propre, me résisterait comme par une force opposée à la mienne. Aussi je tâche de ne retenir des sensations et des images que ce qui est strictement nécessaire pour empêcher ma pensée d'être complètement subjective; je les dépouille le plus possible, je les appauvris, je les efface: en les diminuant, je diminue l'action de l'extérieur sur moi ou ma passivité au profit de mon activité, et plus je me débarrasse ainsi des entraves, plus le champ est libre pour ma pensée. La généralité que je crois voir alors dans l'objet est simplement la liberté intellectuelle que je me suis donnée à moi-même. Un boulet de mille kilogrammes, auquel je suis attaché par une chaîne, exclut toute généralité en me retenant à un point fixe; un boulet de vingt kilogrammes est en quelque sorte plus général, parce que je puis le traîner avec moi en divers lieux, non sans effort; un boulet d'un kilogramme est bien plus général encore, et plus encore celui de quelques centigrammes. A vrai dire, ce n'est pas le poids que je traîne qui est général, c'est ma puissance de me mouvoir; le poids est au contraire une limite à l'extension de cette puissance. Voilà pourquoi je m'allège autant qu'il est possible, changeant les sensations en images, les images en mots, les mots en chiffres ou en lettres; je ne retiens que la quantité de contre-poids nécessaire pour maintenir en équilibre ma pensée.

L'élan par lequel je tends à persévérer dans une direction quelconque, à maintenir et à continuer mon action intelligente diffère-t-il de ce qu'on appelle l'affirmation? Dès que j'agis avec le sentiment ou la conscience de mon acte et des modifications qu'il subit, on peut dire déjà que j'affirme; car mon action, en même temps qu'elle est faite et sentie, est pour moi affirmée. Nous ne franchissons pas encore le subjectif: à ce point de vue, affirmer et agir avec la conscience de son acte sont même chose.

En fait, toute action passe aux organes et devient mouvement; les limites apparaissent alors avec la résistance, dans le sentiment complexe de l'effort. Moins mon expérience est grande, c'est-à-dire moins j'ai senti d'obstacles, et plus j'ai le sentiment de ma primitive énergie, de mon réservoir de force. Aussi ma volonté va-t-elle de l'avant avec audace et presque toujours trop vite; elle anticipe, elle induit, elle croit, en se fondant sur le sentiment de sa propre activité et de sa vitesse acquise. C'est ce qui fait que l'enfant et le jeune homme croient en eux-mêmes et, d'une manière dérivée, croient dans la persistance des autres choses encore peu nombreuses qu'ils connaissent.

Les logiciens attribuent d'ordinaire la force de l'induction à la multiplicité des expériences; mais il faut ici distinguer le point de vue objectif du point de vue subjectif. Autre chose est l'énergie subjective de l'acte par lequel nous induisons, autre chose la valeur objective de cet acte ou sa conformité avec les objets extérieurs; nous n'en sommes encore qu'au premier point de vue, et alors la force de notre élan dans l'induction ou dans l'affirmation n'est nullement proportionnelle au nombre des expériences. Une seule expérience suffit pour me faire induire. Je me vois capable alors de continuer ma volonté et je me crois capable d'en continuer l'exécution, parce que je ne suppose encore aucun changement dans les causes qui concourent à cette exécution. La volonté et le désir ressemblent à la force d'un courant, la croyance inductive ressemble à sa vitesse. L'une engendre l'autre: croire, au fond, c'est sentir sa puissance de vouloir et son désir d'agir, c'est en faire à la fois l'exertion et l'assertion, c'est avoir la conscience d'une certaine activité intérieure qui ne se manque pas à elle-même et se traduit par le mouvement. Aussi la croyance accompagne l'action et peut précéder en ce sens l'expérience extérieure. Quant à la répétition des expériences, elle fortifie et surtout justifie la croyance en un cours particulier de choses, en une certaine résultante de mouvements; elle nous instruit sur les limites extérieures de notre volonté et nous en trace pour ainsi dire le dessin. L'expérience détermine et endigue le courant du vouloir primitif, qui ne demandait qu'à s'épandre indéfiniment et qui garde la conscience permanente de son effort.

Quand notre volonté ne rencontrd aucune raison de douter, en d'autres termes quand elle se meut dans une voie sans rencontrer d'obstacle, cette faculté d'exercer sans échec sa puissance répond à ce que Descartes nomme l'évidence, qu'il n'a point définie suffisamment. L'évidence, après tout, se réduit pour nous à notre énergie ou conviction intérieure. «Je suis certain de telle chose,» ou «telle chose est évidente,» équivaut à dire: «Je veux et me meus librement dans cette direction, je marche dans une voie entièrement libre.» Traduire en paroles ses pensées et convictions, c'est simplement traduire ses actions et ses mouvements; et il semble que toutes nos démonstrations finissent par se réduire à celle de Diogène, qui affirmait le mouvement en marchant. Les choses évidentes sont les voies dans lesquelles je n'ai jamais trouvé d'obstacle; quand j'ajoute que je n'en trouverai jamais dans l'avenir, je n'affirme point une chose que je sais (mot qui conviendrait seulement à une immédiate et parfaite conscience), mais j'affirme une chose que je crois et induis, c'est-à-dire un mouvement que je continue, une direction dans laquelle je persévère. Le savoir a un fond pratique dont il est la formule. Ce fond pratique n'est pas le libre arbitre, la volonté indifférente qui choisirait entre des affirmations contraires; mais il est le désir, l'action, le vouloir tel que nous l'avons défini plus haut, comme tendance radicale à dépasser toutes bornes.

Quand nous prononçons un jugement sur des choses qui ne dépendent pas de nous, plus sera grande dans leur réalisation la part des antécédents extérieurs, plus nous serons exposés aux échecs et aux erreurs de toutes sortes. Une proposition certaine est donc celle qui porte sur des choses que nous pouvons réaliser; or les choses que nous pouvons réaliser sont celles qui dépendent le plus de nous, ou même exclusivement de nous, par conséquent les choses les plus dépendantes de notre volonté. «Je désire, je veux» est la chose la plus certaine, parce qu'elle exprime simplement ma volonté même, mon désir dominant et sa direction intérieure. «Le soleil est chaud,» exprimera une chose certaine, s'il dépend de moi de me mettre en présence du soleil par une série de mouvements et de déterminer occasionnellement la sensation de chaleur; mais, comme ici tout n'est pas déterminé par mon désir, la part de l'incertitude se montre: il faut que l'action et les mouvements du soleil achèvent mon action et mes mouvements propres, il faut que le soleil d'hier reparaisse demain, il faut que j'y croie préalablement avant de dire «le soleil est chaud». Si tout pouvait dépendre de moi, je tiendrais pour ainsi dire à ma disposition la vérité des choses avec leur réalité; mais les jugements que je porte sur l'extérieur sont toujours conditionnels au point de vue objectif, parce qu'ils n'ont pas leur condition unique dans ma subjectivité. Néanmoins il dépend de moi, en augmentant la part de mon action propre, d'augmenter aussi ma certitude; plus j'agis et me meus, plus je sais, et Aristote avait raison de dire: «Savoir, c'est faire.» On peut dire encore:—Savoir de science absolue, ce serait être idéalement libre; car je n'aurais le droit d'affirmer absolument que ce qui dépendrait absolument de ma liberté. Là se trouverait le seul véritable à priori, puisque la liberté serait antérieure à ses actes et ne dépendrait que d'elle-même. C'est là un type pour nous irréalisable, et pourtant, ainsi entendue, l'idéale liberté est au bout du déterminisme même, qui est le propre domaine de la science.

II.—Maintenant, comment passons-nous à l'objectif, à l'affirmation d'autres êtres, d'autres causes, et même de l'universelle existence, des causes? Ce passage, objet de tant de controverses, a lieu, selon nous, en vertu d'un déploiement du désir et de l'activité volontaire, où se retrouve la tendance à la liberté, et à l'indépendance. La volonté, en s'exerçant, a conscience de choses voulues par elle ou, si l'on préfère, désirées par elle, et d'autres choses qu'elle n'a pas voulues ou désirées. Si, par exemple, j'éprouve une douleur, ma volonté a conscience d'une limite à son développement, et d'une limite qu'elle n'a pas voulue. Voici donc, sur la première partie de la ligne que ma volonté suit, des modifications avec la volonté, ou actions; sur la seconde, des modifications sans la volonté, ou passions, et même des passions douloureuses. L'exécution n'est point adéquate à la volition et au désir: ce qui avait été voulu se trouve en fait empêché et limité. Mais la volonté ne s'arrêtera pas à la limite que rencontre ainsi son exécution; elle la franchira par une loi de conservation analogue à celle de la vitesse acquise, et cette loi prend ici la forme d'un élan spontané. Par là la volonté se projettera elle-même en quelque sorte sur les modifications autres que ce qu'elle avait voulu ou désiré. Il en résulte une sorte de système à quatre termes, ainsi conçus: d'un côté une volonté restant la même et produisant toujours les mêmes modifications agréables, désirées par elles; de l'autre côté la même volonté se prolongeant avec d'autres modifications désagréables:

PREMIER MOMENT

Même vouloir où même désir.
|
Mêmes modifications, agréables.

DEUXIÈME MOMENT

Même vouloir.
|
Autres modifications, désagréables.

La volonté ne s'arrêtera pas à ce système comme s'il était suffisant et satisfaisant. En effet, c'est une loi du désir, comme de toute force, de tendre naturellement à maintenir son identité et sa direction. Or, dans ce système, il y a une sorte de contradiction: la même volonté consciente, après avoir coexisté avec les mêmes modifications, voit, tout en restant la même, se produire d'autres modifications; ce qui lui donne la conscience du même et de l'autre. En fait, le contraste de ces modifications,—plaisir d'abord, puis douleur,—est complet; et je ne vois pas l'antécédent de ce changement dans ma volonté demeurée la même. Ma volonté sentante et mouvante, qui tend, comme toute force, à se rétablir avec la moindre altération possible, continue alors à se concevoir: dans l'échec que lui fait subir l'obstacle, elle le franchit en se plaçant derrière l'obstacle même par la pensée et par l'association des idées. Seulement, elle est obligée de changer en quelque sorte le signe positif en signe négatif, le signe moi en signe non-moi, l'identité en différence. Elle était d'ailleurs en possession préalable de ces signes, car, avant même de s'objectiver, elle avait acquis déjà le sentiment de la différence dans la différence de ses modifications: il lui suffit maintenant de combiner les notions de différence, de modification et de volonté pour concevoir, derrière les modifications différentes, une volonté différente. L'enfant ne tarde pas à projeter ainsi un autre moi derrière les modifications qui lui sont contraires, à construire en se dédoublant d'autres volontés opposées à la sienne; il prolonge le vouloir au delà du pouvoir et ramène le passif à l'actif. C'est le seul moyen de rétablir l'harmonie dans le système dont nous avons donné le tableau. Ce système devient alors le suivant:

PREMIER MOMENT

Même volonté ou même désir.
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Mêmes modifications.

DEUXIÈME MOMENT

Même volonté.
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Autres modifications (ce qui produit dans la conscience la distinction du même et de l'autre).

SOLUTION ET TROISIÈME MOMENT

Autres modifications.
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Autre volonté.

Ce troisième moment est l'application de la distinction du même et de l'autre, et le rétablissement de la volonté sentante et motrice avec la moindre altération possible. Ainsi s'opère le dédoublement qui permet à la volonté de se maintenir d'accord avec soi tout en s'opposant à soi; de sorte que, par un phénomène singulier d'optique intérieure, la volonté consciente ne se divise que pour maintenir son unité; elle ne conçoit une volonté autre que pour pouvoir le plus possible se concevoir la même. Telle est, semble-t-il, exprimée en formules nécessairement abstraites, la construction psychologique de l'objectivité au sein même du subjectif; et c'est, à notre avis, le seul mode d'objectivité qui soit possible, puisqu'en fait nous ne pouvons réellement sortir de nous-mêmes et de notre conscience. Encore une fois, quand ma volonté en exertion motrice vient se heurter à un obstacle, outre qu'elle tend à le surmonter réellement, elle tend encore à le surmonter idéalement, en se prolongeant par la pensée au delà des bornes où expire son action effective; le vide que le désir trouvait à la limite de son action réelle, il le comble avec une volonté idéale qu'il s'oppose et qui pourtant, en dernière analyse, est encore lui-même multiplié par soi. Car, après tout, quand moi je vous conçois, je suis obligé de vous construire, et de vous construire avec moi-même: vous me donnez ou m'imposez certaines modifications et sensations que je ressens, je vous prête mon moi en vous créant pour ainsi dire à mon image et à ma ressemblance[146].

D'après ce qui précède, la conception d'un autre moi, d'une autre existence, d'une autre volonté, comme celle que l'enfant place dans sa mère ou dans son père et jusque dans l'objet matériel qui lui a fait mal, semble être une simple thèse, la plus élémentaire de toutes. La volonté et le désir,—comme la nature, dont le désir ou quelque chose d'analogue semble aussi faire le fond,—«agit par les voies les plus simples,» c'est-à-dire les plus faciles, les plus agréables et, en ce sens, les plus indépendantes et les plus libres.

—Mais, dira-t-on, je n'ai encore en face de moi qu'une seconde volonté (pouvoir de sensibilité et de motricité), une seconde cause, et à l'état d'hypothèse. Comment en venir à concevoir une infinité de causes, de mouvements et même de sensations plus ou moins affaiblies dans ce «non-moi» qui, au premier abord, est un?—Il faut pour cela se placer soi-même dans chaque être, et, s'y étant placé, répéter de quelque manière en lui et pour lui l'acte de «discrimination» que nous avons accompli pour nous-mêmes. Non seulement notre volonté, en se concevant double, suit la loi de la moindre action, mais encore elle fait suivre cette loi à la volonté extérieure, à la force extérieure qu'elle suppose et se représente: elle la fait se diviser à l'infini. Je répète la même hypothèse d'une volonté autre que la mienne, d'une tendance différente de la mienne, toutes les fois que ma volonté subit une modification passive et reçoit le mouvement au lieu de le transmettre: il y a en moi une certaine sensation quand je transmets le mouvement et une sensation différente quand je le reçois; j'accole la première à la seconde. Ainsi j'acquiers la notion d'une pluralité de causes et de forces motrices. Les objets extérieurs servent simplement de miroir et, par un jeu de réflexion, en arrêtant ma volonté m'en renvoient l'image, qui ensuite se multiplie à l'infini dans une perspective sans fond.

Après avoir conçu une pluralité de causes et d'existences, je n'ai donc qu'à continuer le mouvement commencé pour en concevoir une infinité. Nous avons déjà vu comment nous généralisons et induisons, c'est-à-dire comment nous élevons d'une certaine manière les choses à l'infini. Objectiver, c'est supposer une autre volonté; quand j'ai accompli une fois et mille fois cet acte, j'ai conscience d'une tendance identique à l'accomplir encore. En objectivant cette tendance, cette puissance indéfinie qui est en moi et qui demeure indépendante, je suppose une possibilité indéfinie de causes ou de volontés et j'arrive, par l'abstraction des limites, à une supposition universelle, à une totalité de causes pour la totalité des effets.—Ce n'est toujours, direz-vous, qu'une hypothèse.—Je l'accorde; le principe de causalité métaphysique (qu'on pourrait aussi bien appeler causalité psychique, pour le distinguer du principe des conditions ou lois scientifiques), n'est réellement que la première et la plus élémentaire, par cela même aussi la plus générale des hypothèses, qui permet à notre volonté de se maintenir le plus intacte, en concevant un monde de volontés et de forces. C'est même mieux qu'une hypothèse intellectuelle: c'est une thèse sans raisonnement, une position naturelle; ou plutôt c'est une marche naturelle, une continuation d'action qui se ramène à une continuation de désir. En définitive, avez-vous vraiment conscience de l'universalité des causes efficientes, de manière à admettre cette universalité par une nécessité immédiate? Non; vous posez idéalement d'autres volontés, et vous partez de là pour marcher en tous sens; votre succès vous fait alors croire à une action du dehors, quoiqu'il vienne d'un élan intérieur et d'une réaction du dedans. C'est le désir d'indépendance et d'indétermination qui nous fait précisément déterminer toutes choses par la pensée, dans la mesure compatible avec le maximum d'indépendance et le minimum d'effort.

Les disciples de Victor Cousin nous objecteront que l'universel ne saurait procéder de notre causalité particulière, de notre moi, de notre volonté individuelle.—Pourtant il faut bien que nous portions en nous de quelque manière ce qu'on nomme l'universel; il faut que nous trouvions ainsi en nous le pouvoir de nous dépasser. Pour Victor Cousin, ce pouvoir était une faculté particulière, la raison, mais une faculté n'explique rien; même dans la doctrine de Cousin, nous ne pouvons pas avoir deux «âmes,» et il faut bien qu'en définitive volonté et raison s'identifient dans la conscience. La «raison,» sans la sensation et la volonté, est une pure abstraction, comme l'objet même qu'on lui donne, qui serait je ne sais quel infini indéterminé; la raison n'est vivante et concrète que dans le vouloir et le désir. Quant aux idées d'individualité et d'universalité, elles semblent toutes relatives: la conscience proprement dite les domine. Là je vois ce qu'il y a de plus individuel, puisque ma volonté est moi-même; mais là aussi je trouve la source de l'universel, parce que ma volonté tend précisément à franchir toute borne et à réaliser un mouvement perpétuel: elle est une marche perpétuelle en avant, une induction perpétuelle. Ce que j'appelle moi, qu'il soit réel ou formel, n'est-ce pas une force emmagasinée qui paraît ne se faire jamais défaut à elle-même et dépasse toujours ses manifestations présentes dans le temps ou dans l'espace? Qui dit force et puissance motrice, nous l'avons vu, dit quelque chose de virtuellement général, non d'une généralité abstraite, mais en ce sens que ce qui est agissant et mouvant aspire à dépasser ses bornes. Cette puissance de vouloir et de mouvoir, les physiciens pourront la comparer à l'expansion indéfinie des gaz, qui tend à franchir toute sphère limitée. Outre la perception présente, comme le disait Leibnitz, nous avons encore une tendance à passer d'une perception aux autres, et cette tendance est l'appétition. Physiologiquement, nous ne pouvons pas ne point restituer le mouvement reçu, au moyen du mouvement par nous transmis. Nos opérations intellectuelles, principalement la généralisation et l'induction, nous les avons vues s'expliquer par cette réaction que le sensualisme a eu le tort de ne pas assez étudier; or, ce pouvoir de réagir, une fois admis, paraît suffire pour expliquer tout ensemble la volonté et la «raison.» L'objet conçu par la conscience et l'objet conçu par ce qu'on nomme la raison ne différent pas en espèce, mais en degré: dans les deux cas, en effet, il s'agit d'une puissance que nous concevons comme plus ou moins indépendante par rapport à son milieu. Ce qu'on appelle perfection ou infinité n'est qu'une puissance supposée sans obstacle. «Perfection de l'intelligence» signifie «puissance absolue de penser»; et «absolu» veut dire «indépendant des obstacles» ou, en définitive, «libre». De même pour les autres perfections. Toutes les fois que nous croyons (illusion ou réalité) avoir conscience d'un vouloir libre et jouissant de son objet, nous avons le sentiment d'une perfection en nous, de quelque chose de complet, d'achevé en son genre; nous n'avons besoin que de généraliser, de multiplier pour ainsi dire la notion par elle-même, pour imaginer une perfection idéale, parfaitement parfaite en tout genre, qui nous paraît alors supposer une liberté infiniment libre: c'est simplement notre idée de liberté se multipliant et s'élevant à une nouvelle puissance.

On a vu tout à l'heure comment notre volonté s'objective, conséquemment se double et se multiplie, par le pouvoir qu'elle a de franchir ses bornes actuelles; la même tendance en avant lui permet de s'objectiver sous une forme absolue et de concevoir, en abstrayant tout obstacle, une activité dégagée de passivité, un vouloir adéquat à ce qu'il produit, un désir immédiatement satisfait et jouissant de son objet. La «personne-Dieu,» comme les autres personnes, est ainsi une projection de notre propre personnalité; mais, tandis que notre construction des autres personnes humaines est vérifiée par l'expérience, vérifiée par leur réponse même à notre action, la personne-Dieu demeure une construction idéale, sans vérification possible. C'est lui-même, en sa pureté, que le moi conçoit en concevant l'absolu; ce n'est sans doute pas lui-même dans son état présent, mais dans sa tendance et dans ce qu'il veut être; car nous sommes essentiellement, semble-t-il, désir tendant à la complète satisfaction, volonté tendant à la complète liberté, et non seulement au bonheur personnel, mais encore au bonheur universel.


En résumé, ce que nous avons de plus intime, je veux dire la conscience, est aussi ce qui nous permet de pénétrer dans l'extérieur. C'est de ce centre que nous pouvons rayonner; c'est par ce qu'il a de plus essentiel que le sujet qui veut et désire peut s'objectiver; c'est par ce qu'il a de plus personnel qu'il peut pénétrer dans l'impersonnel ou l'admettre en lui-même. Cette pénétrabilité de ce qui nous est le plus propre et de ce qui semble sous un autre rapport le plus impénétrable, est le fait dernier que ne peut guère analyser la pensée logique. A ce point semble s'évanouir cette apparence d'individualité fermée qui semblait d'abord essentielle à la conscience et qui en réalité ne lui est pas essentielle, puisqu'en fait nous concevons autrui, nous concevons même l'univers. Le «monisme» fondamental se laisse entrevoir au fond de la volonté consciente; le principe de la causalité universelle, en son sens métaphysique, n'en est que la formule abstraite, et l'idée de cause par excellence est identique à celle de liberté. Cette idée est ce qu'on peut appeler avec Kant l'idéal problématique de la raison; mais si un tel idéal est problématique en lui-même, dans son existence transcendante, il a du moins une première réalisation dans notre pensée et dans notre désir.

CHAPITRE QUATRIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU

I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.

II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de Plotin et de Kant.

III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté.

I.—Le jugement et le sentiment esthétiques semblent essentiellement désintéressés, et Kant a même cru pouvoir dire qu'en ce sens ils sont libres. N'entendons pas par là une liberté d'indifférence et d'indétermination, qui serait incompatible avec la réelle détermination de notre esprit en face du beau; le sentiment esthétique n'est libre qu'en ce sens qu'il paraît indépendant de toute contrainte mécanique et de tout intérêt sensible; en cela il ressemble au sentiment moral. Quand une chose affecte agréablement mes sens, elle ne me laisse pas désintéressé: elle excite nécessairement en moi un effort pour la posséder ou posséder des objets de même nature, pour continuer ou renouveler mon plaisir: de là naît l'appétit, ce mouvement de notre sensibilité qui nous porte vers l'agréable. Il n'en est pas ainsi, selon Kant, devant la beauté: en sa présence, je tends à me délivrer de tout appétit, de toute contrainte sensible. Je tends aussi à être libre de tout calcul d'utilité personnelle et même d'utilité générale: en jugeant cette seconde sorte d'utilité, j'attacherais encore un intérêt à l'existence matérielle de l'objet, ma volonté, serait encore «liée» dans ses sentiments et dans ses jugements, et ceux-ci envelopperaient, avec cette finalité, une certaine nécessité. Enfin, d'après Kant, en présence du beau, la volonté semble se dégager non seulement de la nécessité mécanique et téléologique, mais même de cette nécessité morale qu'on se fait à soi-même en se liant au bien par une finalité volontaire. Le sentiment esthétique est le seul où la volonté se maintienne, comme en une région intermédiaire, libre des nécessités matérielles sans s'être encore liée par des nécessités morales. Voilà pourquoi, selon Kant et Schiller,—dont Spencer a reproduit la pensée,—le plaisir du beau serait une sorte de jeu supérieur: on agit pour agir, on pense pour penser, on sent pour sentir, on se meut pour se mouvoir; en un mot, on exerce ses facultés sans autre but que d'en sentir le jeu facile, le développement harmonieux, la vie débordante et sans obstacles, l'exercice en pleine liberté.

Dans cette théorie, Kant et Schiller ont certainement exagéré le caractère contemplatif et, en quelque sorte, platonique de notre amour pour le beau. Le sentiment esthétique a pour caractère d'intéresser notre être tout entier, les sens et l'intelligence aussi bien que la volonté, en un mot toutes les fonctions de la vie. On peut cependant accorder à Kant que le sentiment du beau, au milieu même du plaisir sensible, est un commencement de désintéressement intellectuel et volontaire, une sorte de libération par rapport aux besoins et aux désirs inférieurs. C'est ce qui fait la moralité de ce sentiment, quoique en lui-même il n'ait pas pour objet quelque chose de moral.

II.—Pour produire en nous ce sentiment complexe, qui est une des formes de la félicité, la beauté même doit avoir en elle quelque image de ces trois choses en dehors desquelles la pensée ne peut rien concevoir: la nécessité mécanique, la finalité, la liberté idéale. Selon l'école platonicienne et surtout Plotin, la beauté offre d'abord une matière, c'est-à-dire une diversité soumise aux lois de la nécessité mécanique, puis une forme qui domine la matière et l'organise, comme la vie organise le corps qu'elle anime. Aussi, dans toute beauté sensible, l'être vivant, sentant et conscient, reconnaît quelque chose d'intime et de sympathique à sa propre nature: il semble qu'il se retrouve dans les objets extérieurs et prenne par là conscience de tout ce qu'il contenait. Les harmonies que font les voix, dit Plotin, donnent à l'intelligence le sentiment des harmonies qui sont en elle: lorsqu'elle entend ces harmonies au dehors, la beauté du dedans lui devient plus sensible. «Quand les sens aperçoivent dans un objet la forme qui enchaîne, unit et maîtrise une substance sans forme et par conséquent d'une nature contraire à la sienne, alors l'esprit, réunissant ces éléments simples, les rapproche, les compare à la forme indivisible qu'il porte en lui-même, et prononce leur accord, leur affinité, leur sympathie avec ce type intérieur[147].»—Kant admet également que la beauté, outre sa matière, suppose une forme contemplée par nous; de plus, pour être vraiment et objectivement belle, il faut que cette forme paraisse indépendante de celui qui juge ou des autres individus. Il faut en outre qu'elle soit considérée indépendamment: 1o de toute la causalité mécanique qui sert à la produire; 2o de tout rapport avec une fin extérieure ou intérieure. En effet, la causalité mécanique est nécessité; or la beauté vraie, la beauté vivante disparaît pour nous quand nous ne voyons plus dans un objet qu'une machine mue par des ressorts, qui pourrait être démontée sous nos yeux. Quant à la finalité extérieure ou utilité, elle imprime encore à l'objet un caractère de nécessité. La finalité intérieure elle-même, ou la perfection, a encore quelque chose de nécessaire: pour juger de la perfection d'une chose, il faut que j'aie préalablement l'idée de ce que doit être cette chose, et que je compare ensuite ce qu'elle est avec ce qu'elle doit être, sa «réalité sensible» avec sa «nécessité intelligible.» Par exemple, sachant ce que doit être un octogone, je déclare parfaite géométriquement toute figure qui, dans son ordre intérieur, me paraît remplir les conditions exigées par la définition même; au contraire, selon Kant, dans la forme que je juge belle il y a bien une concordance des parties entre elles et avec le tout, mais cette concordance ne semble pas avoir été déterminée par la conception raisonnée et abstraite de la chose même: elle n'offre pas un caractère réfléchi et intentionnel, mais un caractère en apparence spontané et inspiré. Aussi, quoique la forme de la finalité se trouve dans l'objet beau et que tout y semble à la réflexion organisé en vue d'une fin, cette fin, néanmoins, ne semble pas avoir été conçue abstraitement, pour être ensuite réalisée: elle semble avoir été atteinte par une spontanéité de la nature et, dans les œuvres d'art, par une vive inspiration, où Schelling voit la synthèse de la volonté aveugle et de la volonté réfléchie. La beauté «pure»,—la seule proprement belle et sans mélange d'éléments étrangers,—ne paraissant soumise à aucune condition «mécanique» ou «téléologique,» exprime donc quelque chose qui semble échapper tout ensemble à la nécessité physique et à la nécessité finale: voilà pourquoi Kant l'appelle la beauté libre. Toute beauté qui, au contraire, dépend de certaines conditions imposées d'avance, soit par la nature physique ou logique, soit par la destination finale de la chose en qui elle réside, est une beauté liée et comme attachée à autre chose qu'elle-même.

Dans cette théorie, Kant a sans doute exagéré le caractère «libre» de la beauté, en voulant l'élever trop complètement au-dessus de toute finalité, comme il a élevé le sentiment du beau au-dessus de tout désir. Le beau n'est réellement séparé ni de l'agréable ni du bon. Dans son esthétique comme dans sa morale, Kant est trop formaliste; ce qui fait le fond de la vraie beauté, c'est la vie, et la vie n'est pas une pure forme où se jouerait l'intelligence: elle est avant tout sensibilité et volonté. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait point dans la beauté véritable une certaine apparence de liberté; mais, pour bien comprendre en quoi cette liberté consiste, il faut considérer l'élément le plus caractéristique du beau, qui, selon nous, est la grâce.

III.—Au point de vue mécanique, la grâce suppose le mouvement facilement accompli et facilement perçu, les lignes flexibles, continues, arrondies, sans secousse et sans rudesse, la plus grande exertion de force avec le moins de perte et de dépense possible. Au point de vue physiologique, elle exclut tout ce qui sent l'effort, le labeur de la réflexion, la sujétion de la volonté; elle exige l'aisance naturelle, le plus grand effet avec les moindres moyens, en un mot, l'inspiration en apparence spontanée qui trouve sans chercher. La grâce est la surabondance d'une activité qui a plus qu'il ne lui est nécessaire pour réaliser un mouvement ou pour atteindre une fin, et qui semble vouloir se répandre au delà de toutes limites. Il y a par cela même dans la grâce une image de l'infini et de l'absolu, et c'est ce qui fait qu'on la nomme «divine.» Au point de vue moral, la liberté étant le principe de la libéralité, la grâce est un don, et un don désintéressé: le gracieux est gratuit. Enfin la gratuité, la surabondance et la fécondité créatrice étant le propre de l'amour, la grâce est aimante ou paraît aimer, selon la pensée de Schelling; et c'est là ce qui la rend aimable[148]. Kant disait que la beauté est la représentation symbolique de la moralité; on peut dire plus particulièrement de la grâce qu'elle est, au point de vue moral, le symbole de la bonté aimante.

La grâce, que les anciens appelaient χαρις et qu'ils ne séparaient point de l'amour, est ce qui, au sein même d'un mécanisme réellement nécessaire et d'un organisme où les parties dépendent réellement du tout, exprime et fait entrevoir, comme dans un songe, un principe affranchi de toute nécessité matérielle ou formelle: la grâce est, selon nous, l'expression esthétique de l'idéale liberté.

Nous retrouvons ainsi, avec l'école platonicienne, le bien dans le beau: «le bien donne aux choses aimées les grâces, et à ce qui les aime les amours». Ce n'est pas par elle seule que la forme belle a le pouvoir d'exciter l'amour: tandis que le regard de l'intelligence embrasse cette forme, la volonté en franchit les limites et place derrière la forme, comme le fond dont elle dérive, une volonté vivante, qui aspire à agir, à s'épanouir, à aimer.

La beauté et surtout la grâce, «plus belle encore que la beauté», nous invite donc déjà à concevoir un principe d'action et de détermination spontanée qui serait supérieur aux fatalités mécaniques; elle est l'intermédiaire entre le monde matériel et le monde moral. Elle paraît figurer la liberté idéale de la volonté au moment où celle-ci jouirait d'elle-même, avant de s'imposer une loi et une règle nécessaire, une limite et un sacrifice: par cela même la beauté est une expression de la «vie heureuse», de la félicité. Lorsque plus tard, par un dernier effort, la liberté semble s'être élevée au-dessus de toute limite et de tout sacrifice, dans la plénitude et l'infinité de l'amour d'autrui, elle réunit en soi la sublimité morale et la grâce morale. S'il y a grâce et beauté dans l'expansion spontanée de l'innocence, il y a grâce et sublimité dans le désintéressement sans effort de la charité.


Le déterminisme scientifique et mécanique, en détruisant l'illusion de la liberté, tend à détruire le charme moral du beau et enlève à la beauté de son prix. Cependant, une fois complété par l'idée de liberté et par le désir qu'elle excite, le déterminisme moral peut suffire à la rigueur dans le domaine de l'esthétique. Si l'art, qui est surtout de nature contemplative, nous fait pressentir une lointaine liberté dont la grâce est comme un rayon, il ne saurait la montrer dans son foyer même, ni fournir une raison suffisante pour nous faire affirmer son existence.

CHAPITRE CINQUIÈME

L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI

I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de libertés.

II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de vue moral.

Il est quelque chose de moins contemplatif que l'art, c'est l'amour d'autrui, quelle que soit la forme qu'il prenne. Élevons-nous donc à ce nouveau point de vue. Illusoire ou vraie, l'idée de liberté fait-elle le fond de ce que nous nous représentons comme un amour désintéressé?

I.—L'amour réel est d'abord un amour nécessaire. Il est l'harmonie des sensibilités, la «sympathie» dont parle l'école anglaise. Dans cette sorte de contre-coup que les joies ou les peines d'autrui trouvent en nous-mêmes, la part de la passivité et de la fatalité est dominante; aussi la sympathie, sous son air de désintéressement, cache-t-elle encore une sorte d'intérêt élargi. Deux cours qui battent malgré eux d'un même battement sympathisent, ils n'aiment pas encore. Cependant, comme le plaisir ou la douleur résultent d'un vouloir satisfait ou contrarié, l'union des sensibilités semble annoncer déjà une union générale et naturelle des volontés. Supprimez ce commencement de volonté ou d'activité dans le plaisir même, et vous réduirez la sympathie à un accord de sensations brutes.

L'harmonie des intelligences est la préparation de l'amour, elle n'est pas encore l'amour même; mais déjà l'union des désirs et des volontés y est plus évidente. Penser en commun la vérité, c'est la vouloir en commun, c'est aimer un même objet qui sera entre les volontés un trait d'union.

Ce qui constitue essentiellement l'amour, c'est l'union des volontés; non pas seulement leur union avec un objet conçu et poursuivi en commun, mais leur union entre elles, qui fait qu'elles se veulent mutuellement. Aimer quelqu'un, c'est le vouloir, lui, et non autre chose.

Maintenant, jusqu'à quel point cette idée de l'amour est-elle compatible avec la notion de fatalité? Pour répondre à cette question, examinons successivement le sujet et l'objet de l'amour.

En premier lieu, les écoles fatalistes ne peuvent concevoir, semble-t-il, que cette image incomplète de l'amour qu'Auguste Comte nommait l'altruisme. L'égoïsme est une inclination fatale vers le moi comme centre, l'altruisme est une inclination fatale vers autrui comme centre; mais l'altruisme, au fond et absolument, n'est pas plus désintéressé que l'égoïsme, auquel l'école anglaise le ramène. Qu'importe qu'un mouvement soit un mouvement d'expansion ou de concentration, s'il exprime toujours la nécessité d'un désir cherchant à se satisfaire? Deux corps qui s'attirent ne s'aiment pas plus que deux corps qui se repoussent. C'est pour cela que nous ne pouvons confondre l'amour avec le besoin. Si je n'aime que par besoin et que ce dont j'ai besoin, je n'aime que moi-même; mon prétendu amour est égoïsme, mon désintéressement est intérêt. Pour que je vous aime, vous, et non pas moi, il faut que je n'aie pas absolument besoin de vous, que je ne sois pas poussé fatalement vers vous par un intérêt comme celui que je prends à ma nourriture et à ma santé. Quel gré pourriez-vous me savoir pour cette affection prétendue? Aurais-je le droit de dire que je suis un être aimant, que je vous aime, que je vous donne mon affection? Le don qu'arrache la nécessité est un don qu'on se fait à soi-même; et s'il en était toujours ainsi; loin d'être aimants, nous ne pourrions jamais aimer. Si l'amour vrai existe, il ne peut commencer qu'avec le consentement de la volonté et là où cesse la fatalité du besoin; il doit se montrer avec la liberté d'une nature qui donne parce qu'elle est riche, et non parce qu'elle est pauvre. Si le désir est «fils de la Pauvreté et de la Richesse», l'amour en sa pureté idéale est la Richesse même[149]. Dans le fait, l'être le meilleur en soi et qui a le moins besoin d'autrui est cependant le meilleur pour les autres; c'est celui qui donne le plus et qui demande le moins. En nous, à mesure que le besoin et le désir diminuent, l'amour semble grandir; avec le progrès vers la liberté croît la libéralité. Le besoin n'est donc que le point de départ et la condition première dont l'amour aspire à se dégager de plus en plus comme d'un obstacle. L'enfant n'aime d'abord sa mère que par besoin; mais déjà, avec son premier sourire, semble se révéler le premier don d'un amour désintéressé, la première grâce d'une âme volontairement bonne. C'est ce qui fait la beauté et le charme du sourire, aurore de l'intelligence, de la volonté et de l'amour; c'est ce qui en fait aussi l'irrésistible puissance. Le sourire est le symbole de l'idéale et parfaite bonté, souverainement libre de tout besoin et par cela même souverainement libérale, qui, pour appeler toutes choses à l'existence et à la vie, n'aurait qu'à laisser entrevoir à travers l'infini sa grâce radieuse. Tel, selon Platon et Plotin, le Bien en soi engendre l'univers par son rayonnement, Dieu crée le monde par son éternel sourire.

Ce don de l'amour qui nous paraît volontaire, nous aimons nous-mêmes à le faire, et si de plus nous parvenons à nous le faire rendre, nous nous jugeons ainsi tout à la fois auteurs de l'amour donné et de l'amour rendu. Par là nous nous sentons plus actifs, par là aussi plus heureux. Créer l'amour en soi et hors de soi, c'est créer ce qui seul a une valeur infinie et un prix inestimable: l'amour volontaire.


La volonté, en effet, est ce qui rend l'objet vraiment aimable, comme elle rend le sujet aimant; la liberté, seule capable d'aimer par elle-même ou, en un mot, d'aimer,—car aime-t-on véritablement si on n'aime pas par soi-même?—paraît aussi seule digne d'être aimée pour soi.

Ce n'est donc pas le bien en général, comme l'a cru Platon, que j'aime en vous, c'est la bonté personnelle que je vous attribue. La théorie platonicienne aboutit à des conséquences que Pascal a exprimées sous cette forme originale: «Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.» Quoi qu'en dise Pascal avec Platon, l'amour s'adresse toujours non à des qualités générales, mais à des individus, ou à des choses qu'on individualise et qu'on personnifie, fût-ce par une simple illusion d'optique. La parole de Montaigne est le contre-pied de la pensée de Pascal: «Si l'on m'eût demandé pourquoi je l'aimais, j'aurais répondu:—Parce que c'était lui;—et si on lui eût demandé pourquoi il m'aimait, il aurait répondu:—Parce que c'était moi.» Et en effet, l'amour suppose dans son objet l'élément personnel, la forme de l'individualité: quand vous aurez énuméré et analysé scientifiquement toutes les qualités de la personne aimée, vous aurez énuméré les conditions rationnelles de l'amour, mais vous n'aurez pas montré la cause réelle et concrète, l'unité synthétique du caractère, la vie individuelle supérieure à toutes les abstractions logiques.

Où Pascal est dans le vrai, c'est quand il dit: si je n'aime une personne que pour sa beauté physique, je n'aime pas cette personne.—Fragile amour que celui qu'emporterait une maladie! La beauté extérieure n'est aimable que par la beauté intérieure qu'elle me laisse entrevoir. Sous l'enveloppe matérielle, mon esprit cherche l'esprit; séduit surtout par le regard, où plus qu'ailleurs la pensée brille et se fait visible, il monte comme dans un rayon de lumière vers l'invisible foyer qui l'attire. Mais, dans l'esprit même, est-ce à la mémoire, est-ce au jugement, est-ce à la pure intelligence que s'attache mon amour? Non, dit Pascal, et il a encore raison. Ces qualités, il est aussi des maladies qui les enlèvent. Votre mobile amour disparaîtra-t-il donc avec elles? n'est-il pas allé plus loin et plus haut se fixer dans quelque centre indestructible où rien ne lui semble plus pouvoir l'atteindre? Ce centre, qui n'est pas la pure intelligence, n'est pas non plus la pure puissance; car cette dernière, par elle-même, peut aussi bien être terrible qu'aimable. Même quand elle s'unit à l'intelligence, quand elle est ordre et harmonie, la puissance semble encore une manifestation extérieure de quelque principe plus intime et plus profond. Quel est donc enfin ce principe dans lequel seul pourrait se reposer l'amour? Platon l'appelle le bien; mais ce n'est pas encore assez dire: pour qu'en aimant le bien en vous, je vous aime, il faut que ce bien puisse vous être attribué et qu'en définitive il soit vous; il faut donc qu'à tort ou à raison il m'apparaisse comme un bien volontaire et conscient, comme un bien qui se veut lui-même, et qui ne se veut pas seulement pour soi, mais pour les autres et pour moi. Ce que j'aime en vous, c'est la volonté consciente du bien, dont le vrai nom est la bonté. Là je place la personne, là je crois deviner l'unité vivante où le bien devient vous-même et où vous-même devenez le bien. Je ne pourrais aimer en vous une liberté indifférente, abstraction faite du bien, une volonté indéterminée ou une pure puissance; je ne pourrais non plus aimer en vous un bien abstrait et neutre, passif et fatal, non voulu par vous, non accepté par vous, un bien qui ne me semblerait pas vous-même. C'est donc réellement la volonté du bien ou le bien voulu qui est pour nous aimable. Mais la volonté du bien, où s'unissent les deux termes dans une vivante unité, qu'est-ce autre chose que l'amour même? Donc, en dernière analyse, ce qui est aimable, c'est ce qui est aimant. Ce que mon amour cherche par-delà l'organisme visible et, dans la conscience même, par-delà la pure puissance, par-delà la pure intelligence, c'est le foyer d'amour où le bien, s'unissant à la volonté, devient bonté. Moi aussi je veux être voulu par cette bonté, pour le bien que je puis avoir en moi-même; je veux être aimé d'elle comme je la veux et comme je l'aime. Je veux qu'elle soit non seulement volonté du bien, mais volonté de mon bien. Dans cet échange de l'amour, je n'aperçois plus, même là où elle pourrait subsister, la fatalité physique, ni la nécessité logique ou mathématique, encore moins une liberté d'indifférence et d'indétermination; l'amour, s'il est réalisé quelque part en sa vérité, doit être ce qu'il y a à la fois de moins indifférent et de plus libre. Aussi la volonté du bien, là où je crois l'apercevoir, m'inspire la plus parfaite certitude, comme si elle était la plus sûre des déterminations; et cependant, c'est ce qui me semble le plus éloigné de la fatalité physique ou logique. Si je suis certain de celui qui m'aime, c'est que je crois sa liberté trop maîtresse de soi pour être détournée par des accidents extérieurs. J'aime, je suis aimé; c'est pour la bonté que j'aime, et c'est pour ma bonté que je suis aimé; dès lors, emporté dans un monde idéal, je ne songe plus ni à la matière, ni à l'espace, ni à la mort, et je me repose avec bonheur dans l'éternité de l'amour.

Ainsi le véritable amour, considéré dans son type intelligible, ne peut s'adresser qu'à des personnes, et de plus, c'est la liberté réelle ou apparente de la personne qui fait à nos yeux tout le prix de l'amour; en aimant, nous désirons être aimé, et dans ce retour de bienveillance de la part d'un être que nous supposons libre, mais nullement indifférent et indéterminé, nous croyons voir comme une grâce qu'il nous fait. Aussi la première et la plus précieuse des qualités chez l'être aimé, c'est qu'il nous aime. Que ne pardonne-t-on pas à celui qui est aimant? Une foule de petits défauts, qui choqueraient dans un inconnu, peuvent sembler charmants dans la personne aimée et aimante. Pourtant, si on n'aimait dans cette personne que les qualités abstraites et l'esthétique, non la bonne volonté, ces défauts devraient sembler aussi laids chez elle que chez d'autres. Quand même quelqu'un que nous aimons perdrait toutes ses qualités, en conservant cette seule qualité de nous aimer, ne l'aimerions-nous pas encore? Peut-être même l'aimerions-nous davantage, parce que nous espérerions le ramener au bien; car on semble aimer davantage quelqu'un lorsqu'il a besoin de vous, et l'amour, cette source de vie surabondante, préfère donner que recevoir. Enfin un être incorrigible, mais qui vous aimerait, serait encore aimable, au moins pour vous. Telle une mère aime le fils qui lui cause de la tristesse et même du désespoir. Il n'est point de laideur matérielle ni même morale que ne transfigure le sourire divin de l'amour. Donc, non seulement je puis aimer un être qui veut le bien, mais encore qui l'a voulu, qui le voudra peut-être, et même ne le veut pas, surtout s'il m'aime. Mon amour cherche l'amour et, encore une fois, non pas tant un amour qui veuille le bien en général qu'un amour qui me veuille, moi. Ce n'est point là à mes yeux de l'égoïsme: c'est la conviction du prix inestimable qui appartient à l'amour et qui lui vient principalement du don de soi-même. Nous pressentons vaguement que le vrai fond de l'être, c'est la volonté aimante, et que ce qui est le plus nous-mêmes est aussi ce que nous pouvons le plus donner à autrui. Pascal a beau dire qu'il serait injuste d'aimer la personne, quelques qualités qui y fussent, l'être aimant a toujours quelque chose d'aimable; et s'il m'aime, moi, c'est surtout pour moi qu'il est aimable. C'est en ne l'aimant pas que je serais injuste, non en l'aimant, car toute grâce appelle gratitude.

Supprimez cet idéal de la liberté dans l'amour, ramenez-le à une nécessité brute, à une fatalité matérielle ou intellectuelle, vous aurez détruit l'objet de l'affection. Ce qui est fatal en vous, c'est ce qui est produit par autre chose que vous-même, c'est ce qui est vraiment autre que vous. Si je n'aime en vous que ces choses étrangères, je ne vous aime pas vous-même; pour que ma volonté vous veuille, il faut qu'elle veuille votre volonté; il faut de plus que votre volonté soit vraiment la vôtre, comme ma volonté est la mienne. Quelle reconnaissance aurais-je pour un automate dont l'amour serait la résultante d'un mécanisme, et même pour un «automate spirituel?» Il aurait beau me suivre partout et graviter autour de moi, je ne lui en saurais aucun gré et je ne le payerais d'aucun retour. Je pourrais encore moins l'aimer le premier, faire vers lui les premiers pas. Dans cette machine, rien, absolument rien ne m'attirerait. Elle pourrait avoir toutes les qualités géométriques, mécaniques, physiques; il lui manquerait toujours la vie, l'activité, une personnalité plus ou moins ébauchée, un moi enfin, de quelque nature qu'il soit, auquel mon amour puisse se prendre, et dont il puisse recevoir un retour qui ne lui semble pas purement fatal.

Quand l'objet de mon affection n'est pas une personne douée de raison et de volonté, il faut au moins qu'il soit à mes yeux un individu. J'aime dans l'animal une personnalité encore incomplète, mais qui fait effort pour se développer, une personnalité à demi virtuelle, à demi réelle. Le chien que j'aime et qui m'aime n'est pas un automate; en l'aimant, je lui fais une sorte de grâce consciente, quoique non arbitraire, puisque ses qualités motivent mon affection; et en m'aimant, il me semble qu'il me fait aussi une grâce, quelque étrange que la chose paraisse. Il y a en lui spontanéité et un commencement d'indépendance; il sait qu'il m'aime et il veut m'aimer,—science et volonté qui n'ont pas besoin de se formuler nettement pour être réelles. De même, dans la plante, je vois une individualité qui fait effort pour se développer, une ébauche de l'animal, qui est lui-même une ébauche de l'homme. Je m'intéresse à cet être qui veut vivre, qui veut agir, qui semble chercher à sentir et à penser, qui paraît même quelquefois sensible. Je l'aime parce qu'il est lui, parce qu'il possède un moi en germe, et je ne saurais demeurer complètement indifférent à son sort. S'il dépendait de moi de le faire arriver à cette vie plus complète, à cette sensibilité, à cette pensée, à ce bien qu'il désire d'un désir vague et inconscient, je le ferais. C'est donc encore la volonté du bien que j'aime en lui. Quand j'ai donné mes soins à la plante et que je l'ai aidée dans son développement, quand elle a ensuite prodigué ses fruits et ses fleurs comme un retour à mes soins, je l'aime véritablement. Que les esprits superficiels sourient, je crois voir dans les fleurs qu'elle m'a données une certaine grâce qu'elle m'a faite. Un matérialisme exclusif aura beau dire: «fatalité, pur choc d'atomes, pur automate,» il doit y avoir là autre chose que la nécessité brute; il y a là au moins ce principe inexpliqué, la vie, qui enveloppe dans ses puissances une pensée et une volonté; il y a là une dialectique en action, un enfantement laborieux qui semble vouloir produire la personnalité. Aussi j'aime la fleur d'un réel amour; le poète qui lui prête une âme, la femme qui s'éprend comme le poète pour une fleur, ont, après tout, une idée plus vraie de la vie universelle que le partisan du mécanisme exclusif, qui la croit semblable aux rouages inertes d'une machine. Que le savant combine ses molécules et place l'une à droite, l'autre à gauche, la nature intime de ces molécules lui sera toujours inconnue; qu'il démontre ses théorèmes, la partie vraiment démonstrative de sa science ne roulera toujours que sur des rapports extérieurs et se jouera autour des choses; c'est à lui, s'il croit avoir tout expliqué et trouvé le dernier mot de la vie, c'est à lui, dis-je, et non au poète, qu'on pourra demander:—Qu'est-ce que cela prouve?

Si donc la sympathie humaine peut s'étendre à tous les êtres, c'est que tous les êtres nous semblent des volontés, au moins en puissance, enveloppant quelque chose d'indéfini, des forces grosses de la vie, de la pensée et de l'amour.—Mysticisme, dira-t-on. Qu'importe? L'humanité tout entière est mystique à ce compte. Est-ce que le sentiment universel, dont la vraie poésie n'est que l'expression sublime, a jamais vu en toutes choses des théorèmes ou des automates?

De même, ce que le croyant aime en son Dieu, ce n'est pas seulement une collection abstraite de qualités et de perfections. Tant qu'il conçoit Dieu de cette manière, comme une abstraction idéale ou comme une formule, il ne l'aime pas; ou, s'il l'aime, c'est qu'il conçoit la perfection comme une virtualité réalisable et en voie de réalisation dans le monde: le panthéiste aimera le Dieu qui se développe dans le temps et dans l'espace vers l'idéal inaccessible; il aimera le Dieu vivant, qui sera pour lui l'univers. Quand cet amour de l'homme pour le divin atteint-il son plus haut degré? N'est-ce pas lorsqu'il se représente son Dieu comme la liberté souveraine et souverainement aimante, qui lui a donné l'être sans y être forcée, et qui se donne perpétuellement à tous?

C'est le bien volontaire, en un mot, que nous aimons toujours; ce qui ne veut pas dire le bien arbitraire, agissant avec indifférence, sans raison intelligible et bonne pour prendre un parti plutôt qu'un autre. Le bien en soi, dont Platon élève l'idée au-dessus de tout, doit être conscient et libre, bon pour soi et par soi, bon aussi pour les autres. Platon l'a entrevu; mais le terme de Bien qu'il employait, το αγαθον, n'indiquait pas assez le côté personnel de la perfection morale, dont le vrai nom est bonté. La bonté est ce qui concentre en soi le plus de choses et ce qui en répand le plus au dehors: une bonté achevée serait la liberté même. L'acte de bonté ou de désintéressement libre, idéal moral que l'homme se propose et qui est le «suprême aimable,» πρωτον φιλον offre ce double caractère d'individualité et d'universalité: il est à la fois ce qu'il y a de plus personnel, puisqu'il vient du moi, et de plus impersonnel, puisqu'il est le don de soi à autrui.

On croit que ce qui constitue le plus essentiellement un être est aussi le plus incommunicable aux autres; et néanmoins, nous l'avons vu, en aimant quelqu'un, c'est lui-même que nous voulons: notre affection, franchissant tout ce qui est extérieur et étranger, sans s'arrêter même à l'intelligence, va jusqu'à cette volonté personnelle qui est proprement le moi. En vous aimant, c'est quelque chose de moi que je donne, c'est moi-même que je voudrais donner tout entier, et c'est aussi vous-même que je veux. Je sens qu'il est des obstacles, matériels et même intellectuels, qui empêchent mon individualité de se confondre avec une autre individualité, et pourtant c'est là ce que je voudrais. Je ne dis pas que je voudrais cesser d'être moi pour devenir une autre personne, ou qu'elle cessât d'être soi pour devenir moi; mais je voudrais être moi et elle tout ensemble, je voudrais être deux et un: en un mot, me donner tout entier et me retrouver tout entier.

Est-ce là une illusion de l'amour, un vœu chimérique contre lequel doivent à jamais prévaloir les lois de l'impénétrabilité physique, ou de la pluralité mathématique, ou de l'opposition logique? Quelle vaine chose alors que l'amour! Comme il serait faux de dire qu'on aime! Car, encore une fois, on n'aime que si on donne, et on ne donne véritablement que si on donne une chose qui ne vous est pas étrangère, une chose qui vous appartient réellement; on ne donne donc que si on donne quelque chose de soi et, en dernière analyse, que si on se donne soi-même. Tout don de choses extérieures au moi ne suffit ni à l'aimant ni à l'aimé. Même quand je donne un objet extérieur, encore faut-il que j'aie fait à son égard quelque acte de bonne volonté qui vienne de moi; et à vrai dire, c'est cet acte que je donne. L'objet qui passe de ma main dans la vôtre n'en est que le signe matériel et le visible symbole; il perdrait tout son prix s'il ne représentait pas ma volonté intime et un don de moi-même. Si vous me rendez froidement le même objet, sans y rien mettre de votre cœur, nous sommes quittes sans doute, selon l'expression vulgaire; mais cela veut dire que nous restons à part l'un de l'autre, chacun dans son moi, sans aucune union affectueuse. Si nous nous étions aimés véritablement, nous ne serions jamais quittes: la dette de l'amour ne s'acquitte pas, elle se paye avec de l'amour et par là ne fait que s'accroître encore.

Aussi le véritable amour est-il un don qui ne pourra jamais se reprendre, parce qu'il ne le voudra jamais. Donner n'est pas prêter; donner enveloppe en son idée quelque chose d'absolu: l'amour vrai ne peut donc être conçu que sous l'idée de l'éternité. Quelle profanation du nom sacré de l'amour, si l'on disait à quelqu'un: je vous aime pour une année, pour un jour, pour une heure! Peut-on à la fois se donner et se retenir, en marquant d'avance le terme où ce don prétendu gratuit réclamera sa dette intéressée? Égoïsme qui se pare des couleurs du désintéressement, esclavage qui usurpe le rang de la liberté. Non, aimer,—s'il y a quelque chose de tel en ce monde,—c'est faire effort pour s'affranchir du temps et pour créer un ordre moral supérieur à la vicissitude des choses matérielles. Si donc le véritable désintéressement est à la portée de l'homme qui le conçoit et qui y aspire, il doit constituer la suprême liberté: aimer, selon la pensée profonde d'un poète arabe, c'est mourir à la vie égoïste pour vivre de la vie universelle, qui est seule vraiment libre.

C'est un bien que la mort mette un terme aux nécessités de la vie,
Et cependant la vie tremble devant la mort;
C'est ainsi qu'un cœur tremble devant l'amour,
Comme s'il avait devant lui la menace de la mort:
Car où s'éveille l'amour, meurt
Le moi, ce sombre despote;
Tu le laisses expirer dans la nuit,
Et libre tu respires dans la lumière du matin[150].

II.—L'amour désintéressé que nous venons de décrire n'est peut-être qu'un haut idéal dont l'actuelle réalisation est impossible à vérifier. Toutefois, l'amour existe au moins en idée, et est-ce là un mode si méprisable d'existence? Faut-il répéter que l'idée n'est pas quelque chose de mort et de stérile? Elle est un motif, mieux que cela, une action déjà réelle d'un être intelligent, une démarche, un mouvement. L'idée de l'amour désintéressé ne se contente pas d'un rôle passif: ambitieuse, elle voudrait être tout dans l'homme et même dans l'univers. Nous pensons qu'il serait meilleur d'aimer conformément à l'idéal que nous concevons, et nous aspirons à aimer de cette manière; par cela même nous nous dirigeons déjà en quelque façon vers l'idéal. En concevant l'amour désintéressé, le pur égoïsme a honte de soi, il se revêt d'autres couleurs, il n'est plus le même qu'auparavant: il s'est embelli de la pensée de ce qu'il désire. Ce n'est encore, sans doute, qu'une transformation extérieure; mais le progrès ne s'arrête pas là. Il nous arrive d'agir réellement sous l'idée de l'amour d'autrui: il y a des êtres qui se dévouent ou semblent se dévouer; il y a de nobles actions que nous n'oserions traiter d'égoïstes, et qui, quand nous en sommes l'objet, nous inspirent une vive reconnaissance; il y a donc des actes conformes, au moins en apparence, à l'idéal de l'amour.

On peut se demander, il est vrai, si ces actions qui semblent désintéressées ne sont pas toujours des modifications de l'égoïsme. Le même objet peut être envisagé sous deux aspects contraires: comme dit Jean-Paul, la mer est sublime ou ridicule selon ce que le spectateur lui oppose dans son esprit. Vous pouvez croire que le désintéressement est la forme la plus raffinée de l'égoïsme, ou au contraire que l'égoïsme renferme en lui un germe de désintéressement qui s'ignore[151]. De là résulte pour le philosophe cette alternative: ou placer au fond de l'égoïsme le désintéressement,—ou placer au fond du désintéressement l'égoïsme. Nous voilà amenés devant la grande question métaphysique, qui porte non seulement sur des faits, mais encore sur l'essence même de notre volonté. Et on ne pourra la résoudre entièrement par la seule analyse psychologique. Une telle analyse ne saurait établir la certitude du désintéressement; car, êtres imparfaits que nous sommes, nous pouvons et devons toujours nous défier de nous-mêmes et nous dire:—Suis-je bien sûr d'aimer? suis-je bien sûr d'être aussi complètement désintéressé que je voudrais l'être?—Nous demeurerons donc toujours en face de ce doute final:—Peut-être mon désintéressement est-il encore un intérêt inconscient. Doute salutaire d'ailleurs, car il oblige la volonté à agir sans cesse, à aller toujours plus loin et plus haut. Se trouvant toujours inférieure à l'idée qu'elle porte en soi, elle fait effort pour l'égaler et tend ainsi à se développer d'une manière indéfinie.

En même temps que le problème est métaphysique, il est moral; on peut même dire qu'il est, par excellence, le problème moral. Aussi est-ce au point de vue de la moralité que nous devons enfin nous placer pour chercher si l'amour idéal est réalisable. Dans l'ordre moral, aimer n'est plus seulement une joie et un bonheur, c'est une nécessité sans laquelle il n'y aurait ni vraie justice, ni vraie fraternité. La question, ici, prend donc un caractère plus impérieux et appelle une solution plus pratique.

CHAPITRE SIXIÈME

PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ. CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE

I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral.—La liberté comme fond de l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la liberté et du désintéressement. Conciliation du platonisme, du christianisme et du kantisme.

II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire pour la réalisation de l'idéal moral.

III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution de l'idéal persuasif à l'impératif catégorique.

I.—Essayons d'abord de construire l'idéal moral comme nous avons construit celui de l'amour désintéressé, sans nous demander si la réalité répond à l'idée.

Nous avons vu comment Socrate, Platon, les Stoïciens, les Alexandrins, accordèrent à l'amour du bien une puissance irrésistible. On retrouve une théorie analogue dans les spéculations des théologiens sur la grâce, sur l'amour de Dieu inspiré par Dieu même. C'est la forme supérieure du déterminisme. Dans cette forme, comme dans toutes les autres, nous avons déjà rétabli l'idée de la liberté[152]. Dès lors, au lieu de prendre pour idéal moral un bien abstrait, plutôt vrai et beau que bon, το αγαθεν, l'homme aspire à réaliser un bien actif et personnel, une bonté vraiment libre.

La tendance des moralistes modernes est, en effet, de considérer la liberté comme faisant partie de la fin suprême, comme exprimant non pas la forme du bien, mais le fond même du bien et ce qu'il renferme de meilleur. C'est ce que les stoïciens avaient déjà entrevu; c'est ce que le christianisme a enseigné plus ou moins explicitement. Avec Kant, dans la conception de la moralité idéale, le rôle de l'idée de liberté devient dominant. Mais Kant a fait de la liberté une forme plus négative que positive, et de la loi morale une loi également trop négative et trop formelle: Kant est formaliste à l'excès[153]. L'universalité de la loi est une catégorie rationnelle à laquelle on n'arrive qu'après des abstractions successives. A vrai dire, ce n'est pas l'universel qui est le premier objet de la volonté morale, mais plutôt la personnalité: le problème moral se pose véritablement en posant face à face deux moi, deux volontés, la nôtre et celle d'autrui. Il ne s'agit pas d'une loi abstraite, mais de personnes vivantes, et à vrai dire d'individualités que nous nous figurons libres. Sans doute, comme nous le verrons tout à l'heure, la conduite d'une personne à l'égard d'une autre peut renfermer virtuellement et en germe une loi d'universalité: la maxime de cette conduite, abstraite des deux termes individuels, peut devenir une loi universelle; il importe cependant de ne pas confondre la conséquence avec le principe. Dire tout d'abord que le bien est l'universel, ce serait se contenter d'un cadre vide et d'une considération toute formelle de quantité. Kant a beau nous affirmer ensuite que le cadre enveloppe quelque chose de réel et même la réalité suprême, comment le savoir? Si nous le croyons, c'est que nous avons rempli préalablement ce cadre par quelque idée plus concrète et plus vivante. L'universalité n'a de valeur que par ce qu'elle contient.

Quel est donc ce contenu de la moralité? Est-ce un bien renfermé en soi ou est-ce un bien qui soit bon pour tous? Est-ce l'universalité de l'égoïsme ou est-ce l'universalité de l'amour? Pour répondre, il faut examiner tout ce qu'implique la liberté, car, nous l'avons vu, l'idéal est liberté; c'est de là que nous devons partir dans notre déduction.

La liberté apparaît d'abord comme l'indépendance à l'égard de ceci et de cela, comme un pouvoir de choisir entre n'importe quels objets, comme une indétermination relativement à tels et tels motifs déterminés. De là le côté négatif de la liberté, qu'on a cherché à ériger en absolu sous le nom de libre arbitre. Mais ce n'est là, évidemment, qu'un moyen pour la volonté de s'opposer à tout le reste, de se replier sur elle-même et d'emmagasiner sa force propre, afin de ne pas dépendre purement et simplement des motifs extérieurs. On ne saurait admettre que l'idéal de la liberté consiste dans cette indépendance toute négative et dans cette sorte d'indéterminisme qui se mettrait au-dessus des raisons. La vraie liberté agit selon des raisons. L'indépendance positive, et non pas seulement négative, doit elle-même avoir un contenu positif. Elle ne doit être indéterminée que par rapport à tels ou tels motifs inférieurs et extérieurs; mais, en elle-même, elle doit être la détermination par un motif supérieur et intérieur: elle doit porter en soi, avoir sa raison d'être, sa propre lumière.

L'unique question est donc de savoir comment la volonté se délivre des mobiles asservissants, pour se déterminer par ceux qui sont conformes à sa direction normale. Or, la volonté peut être déterminée par une idée plus ou moins étroite ou large. Par exemple, elle peut céder à l'impulsion du moment présent ou embrasser l'avenir, et on a toujours considéré comme plus libre la volonté qui sait se maîtriser dans le présent en vue du bien futur: suî compos. La volonté peut même, nous l'avons vu, agir en une certaine mesure «sous l'idée de l'éternité,» c'est-à-dire avec l'intention d'atteindre un bien qui ne soit pas borné à tel ou tel temps: elle peut se proposer, par exemple, une affection éternelle, soit qu'en fait la nature même des choses comporte, soit qu'elle ne comporte pas la réalisation de ce haut idéal. Tous les philosophes ont regardé comme un affranchissement pour la volonté de s'élever au-dessus des considérations de temps. Parmi les dimensions mêmes du temps, il en est une dont nous essayons principalement de nous affranchir par la pensée et par la volonté: c'est le passé. Nous tendons à ne pas répéter simplement ce qui a été, à ne pas dépendre entièrement de ce que nous avons fait, à trouver dans l'idée même de l'avenir une force de réaction contre le passé, en un mot, à réaliser un véritable progrès qui ne soit pas une simple imitation de soi-même. A défaut d'une création ex nihilo, nous tentons une création par l'idée. En un mot, nous ne voulons pas être épuisés par ce qui fut et par ce qui est, nous voulons dominer le temps écoulé pour faire exister le temps futur. C'est là encore pour nous une des figurations de la liberté; il est même des philosophes qui ont vu la liberté tout entière dans ce pouvoir de rompre en quelque sorte avec le passé. Quelle que soit la mesure dans laquelle nous pouvons réaliser cette idée, toujours est-il que, dans les occasions où il faut prendre l'initiative, elle devient une de nos idées directrices.

Nous tendons à nous affranchir des considérations de lieu comme des considérations de temps. Tout en agissant sur un certain point de l'étendue, l'homme peut cependant se proposer une action qui soit indépendante des bornes de l'espace et qui s'étende au monde entier: il peut vouloir, selon la parole stoïque, se faire citoyen du monde, civis totius mundi. Nous concevons l'immensité de l'univers, donc nous pouvons agir sous cette idée et la faire entrer parmi les idées directrices de nos actes: c'est là encore une sorte de libération que l'humanité a toujours rêvée sous des formes plus ou moins symboliques.

Outre les bornes du temps et de l'espace, nous tendons à dépasser les bornes plus concrètes et plus réelles de notre propre corps et des corps qui nous entourent. La «matière», avec son déterminisme mécanique, a toujours semblé un obstacle à l'idéale liberté. Quoiqu'il ne faille pas se figurer un bouleversement possible des lois mécaniques du monde, on peut cependant concevoir qu'un déterminisme encore inférieur et extérieur soit subordonné à un déterminisme plus intime et plus vivant. C'est déjà une libération que de s'affranchir d'une nécessité par une autre qui surpasse la première: un être déterminé par ses mobiles intérieurs sera toujours considéré comme plus libre qu'une machine déterminée par des ressorts extérieurs; et de même, un être intelligent déterminé par des idées, par des motifs réfléchis, sera toujours considéré comme plus libre que la brute déterminée par ses appétits instinctifs. Agir pour une fin consciente, quelque explicable d'ailleurs que soit un tel acte par ses raisons, c'est être plus libre que d'agir aveuglément et mécaniquement. Aussi l'humanité entière a-t-elle vu dans la recherche des fins une forme de liberté.

Parmi les fins elles-mêmes, celles qui ont toujours paru les plus conformes à la liberté idéale, ce sont les fins intellectuelles, les idées, et parmi ces fins, les plus universelles. D'abord, l'idée la plus large et la plus universelle correspond au plus grand nombre possible de déterminations particulières: elle les résume en quelque sorte, comme un symbole algébrique, grâce à sa généralité supérieure, résume une bien plus grande quantité de choses ou de rapports qu'une formule arithmétique. Agir en vue d'une loi universelle, comme le veut Kant, c'est donc certainement faire preuve d'une liberté plus grande et d'une activité moins bornée que d'agir uniquement pour le particulier, sous l'immédiate influence de la sensation. Toutefois, ne l'oublions point, ce n'est pas comme pure forme que vaut alors la loi, c'est comme exprimant le fond à la fois le plus vaste et le plus concret possible, qui n'est autre que la totalité des individus auxquels la loi est applicable. Agir pour tous les individus, voilà la véritable liberté; car, c'est celle qui implique la plus grande indépendance par rapport à toutes les bornes de l'espace, du temps, du corps et de l'individualité même.

Comme, d'ailleurs, nous ne pouvons pas directement atteindre tous les individus, la question se particularise de fait entre plusieurs individus ou entre plusieurs groupes: humanité, patrie, famille. Le plus souvent, c'est une relation entre deux personnes, ou entre une personne et un groupe. Mais, quelque particuliers que soient les termes de la relation, l'être intelligent peut agir à la fois selon les particularités et indépendamment de ces particularités; il tient compte des circonstances, et cependant il se propose un bien universel qui n'est pas tout entier dépendant de ces circonstances.

Pour qu'une telle action soit possible, il faut qu'en une certaine façon nous puissions franchir la sphère de notre individualité propre, de notre moi égoïste. Or, on l'a vu, nous la franchissons d'abord par la pensée, puisqu'en fait nous arrivons à concevoir autrui. Il y a donc dans notre «monade» des fenêtres sur le dehors, malgré le mot de Leibnitz. En second lieu, notre existence n'est pas plus séparée du tout que notre pensée. Il y a en nous-mêmes quelque chose qui ne semble pas uniquement borné à nous-mêmes et dont les métaphysiciens ont proposé des formules symboliques sous le nom d'essence universelle, d'être présent à chacun et à tous. Peut-être comprendra-t-on que la contradiction entre le moi et le tous n'est qu'apparente, si on réfléchit qu'en fait nous coexistons: nous ne sommes pas des atomes séparés par un vide, puisque nous communiquons ensemble. L'égoïsme métaphysique, consistant à croire que je suis le seul être et la seule conscience qui existe, est aussi absurde qu'il est logiquement irréfutable. Enfin, en troisième lieu, si nous avons des points communs par notre pensée et par notre être, il n'est pas irrationnel d'admettre que ma volonté radicale touche aussi par son centre à votre volonté radicale, et qu'il y a une union possible des volontés. Dès lors, l'égoïsme moral n'est pas une nécessité démontrée. La plus grande approximation de la liberté serait précisément l'acte opposé à l'égoïsme, l'acte qui, tout en sortant du fond même de notre individualité, aurait pour fin l'universalité des individus et dépasserait ainsi infiniment par son objet les bornes de notre individuation proprement dite. Cet idéal, il convient de lui donner le nom que la philosophie moderne a adopté: liberté morale. L'idée d'une telle liberté, en se concevant elle-même avec une force de plus en plus grande, peut devenir réellement supérieure à n'importe quelle force particulière et déterminante, à n'importe quoi autre motif ou mobile moins profond, parce qu'elle est la réflexion de la conscience portant tout ensemble sur le fond du moi et sur le fond de tous, en un mot sur ce qu'il y a de plus personnel et de plus impersonnel. Par rapport à une telle idée, quelque incomplète d'ailleurs qu'elle demeure chez l'homme, tout peut prendre pratiquement une valeur inférieure, tout peut s'anéantir en quelque sorte comme le fini devant l'infini. Le progrès de cette idée et du sentiment qui l'accompagne, c'est le progrès de la moralité, qui est identique au progrès de la liberté.

La liberté ne se réalise donc que dans la détermination par l'idée d'un bien de plus en plus universel; la liberté est le désintéressement.

Mais, qu'est-ce que se désintéresser,—si on veut appeler la chose d'un nom encore plus positif et plus vivant,—sinon aimer? Nous l'avons vu, en effet, tant que la volonté est renfermée dans la sphère du moi, tant qu'elle reste égoïste à quelque degré, tant qu'elle n'aime pas, son activité est dépendante de certaines limites, et cette dépendance ne peut s'expliquer que par la domination des penchants sensibles et des besoins matériels sur la volonté. Celle-ci, en sa liberté idéale, n'aurait pas plus de raison pour être égoïste et «jalouse» que le dieu de Platon: αγαθω δε ουδεις περι ουδενος εγγινεται ψθονος Aussi, loin d'être envieuse, une volonté entièrement libre voudrait le bien d'autrui, et par conséquent serait tout aimante. La pleine liberté et la pleine libéralité du vouloir, si elle était possible quelque part, voilà le fond de l'infinité réelle, de l'infinité morale, dont l'infinité mathématique ou même métaphysique n'est que l'image.

Ainsi conçu, l'idéal de la liberté n'est plus une idée neutre; c'est ce que Platon appelait «l'universelle essence,» et par là il n'entendait point une abstraction, mais l'unité fondamentale des êtres, inséparable de la variété vivante des êtres. L'objet idéal qu'une volonté vraiment libre prendrait pour fin de ses actes, encore une fois, c'est tous les êtres dans leur unité. Dès lors, nous pouvons dire que la liberté est l'amour d'autrui s'étendant à tous. Et l'amour de quoi dans autrui? L'amour de cette même volonté, capable à son tour de désintéressement, d'amour, de liberté. Ainsi, le vrai fond qui peut remplir la notion trop vide de l'universel, c'est une certaine union des personnes qui n'est autre que l'union de l'amour.

Kant a trop partagé l'opinion selon laquelle l'amour d'autrui est un sentiment tout fatal, une inclination qui n'enveloppe rien de proprement moral ou de volontaire, une inclination purement passionnelle ou «pathologique». Aussi la morale, selon lui, ne peut nous ordonner d'aimer nos semblables, d'aimer le bien même, mais seulement d'agir comme si nous aimions; la justice extérieure est seule, pour Kant, un devoir catégorique, et la charité ne devient un objet de vraie obligation que dans sa manifestation extérieure, non dans son intime foyer.—«Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même.—Ce précepte, dit Kant, exige, à titre d'ordre, du respect pour une loi qui commande l'amour et qui ne laisse pas à notre choix le soin d'en faire ou de n'en pas faire notre principe de conduite. Mais l'amour de Dieu est impossible comme inclination, comme amour pathologique, car Dieu n'est pas un objet des sens. Quant à l'amour des hommes, il est sans doute possible à ce point de vue, mais il ne peut être ordonné, car il n'est au pouvoir d'aucun homme d'aimer quelqu'un par ordre. Dans ce noyau de toutes les lois il ne peut donc être question que de l'amour pratique[154].» Kant ne semble pas avoir saisi dans toute son étendue l'idéal de la fraternité morale. «Les désirs, dit-il, et les inclinations, reposent sur des causes physiques[155]; mais l'amour n'est-il conçu par nous, en son idée, que comme une inclination nécessaire et un désir?—Nous l'ayons vu, si l'amour idéal exclut l'indifférence et cette liberté d'indétermination que Descartes appelait le plus bas degré de la liberté, il n'exclut pas cette liberté supérieure qui consisterait à se déterminer soi-même, quoique non indifféremment: loin de là, la libre union des volontés constituerait, au-dessus du rapport des sensibilités, au-dessus du rapport des intelligences, la vraie et seule réalisation de cet idéal qu'on appelle l'amour.

Telle est aussi la véritable universalité; entendue en un sens plus que logique et plus que quantitatif, l'universalité est la perfection de la liberté même; la liberté ne pourrait être parfaite que si elle était universellement réalisée chez tous les êtres. Voilà pourquoi je ne m'estime pas vraiment et complètement libre tant que les autres ne le sont pas, tant qu'il reste une servitude devant moi: Pour que je sois parfaitement libre, il faut que tous le soient. Et de même, pour que je sois parfaitement heureux, il faut que tous le soient. C'est en ce sens que ma liberté personnelle est universelle. En d'autres termes, il y aurait identité des libertés de tous dans la parfaite liberté d'un seul. C'est dire encore que la plénitude de la liberté serait l'amour pleinement satisfait.

On arrive à la même conséquence, si on considère quelle est la nature du déterminisme. Le déterminisme est une réciprocité d'action entre tous les êtres, qui fait que l'un dépend de l'autre et est solidaire de l'autre; le déterminisme est donc universel. Par cela même, un entier affranchissement du déterminisme ne serait pas seulement une liberté bornée à un individu; car, en vertu du déterminisme universellement réciproque, une liberté tout ensemble isolée et complète est chose impossible. La libération de l'une est donc liée à celle des autres. Un seul être ne peut entièrement se délivrer du déterminisme, tous les êtres à la fois pourraient s'en délivrer. La liberté idéale, qui est comme la limite commune à laquelle tendent toutes les libérations partielles, apparaît ainsi de nouveau comme une liberté universelle, conséquemment comme une fraternité universelle.

Concluons. L'amour étant la fin que la moralité se propose et le fond du bien moral,—dont l'universalité des préceptes n'est que la forme logique,—on peut dire que la liberté, au sens positif du mot et non plus au sens négatif, fait le fond même du bien, car elle se réalise dans l'amour et ne fait qu'un avec l'amour même. La liberté n'est donc pas seulement la forme de la moralité, elle en est l'essence, elle est la moralité même.

II.—Maintenant, la fin étant posée,—fraternité universelle et liberté universelle,—par quel moyen cette fin pourra-t-elle être atteinte?

La méthode morale, comme la méthode de la science et comme celle de l'art, tend à l'unité. Mais notre science, on s'en souvient, ne réussit qu'à unir les choses par des lois tout extérieures dans le temps et dans l'espace, lois dont le mouvement est la réalisation visible: la science n'obtient ainsi qu'une identité de séquences ou de concomitances entre des choses qui demeurent absolument diverses. Quant à la méthode de l'art naturel, que nous plaçons au fond des choses par une conception de finalité en grande partie subjective, elle produit l'organisation avec la vie, et semble relier une variété de moyens à une fin intérieure plus ou moins pressentie; c'est donc un lien supérieur au précédent, qui donne à la variété, sans la détruire, la forme de l'individualité. Cependant les individus, une fois posés l'un en face de l'autre, forment encore comme autant de mondes distincts. L'unité vraie et parfaite est si peu réalisée par le déterminisme intérieur de la vie,—comme par le déterminisme extérieur du mouvement,—que l'histoire de la vie est celle d'un combat dans lequel le plus fort l'emporte sur les autres et subsiste à leurs dépens. La lutte pour la vie et la sélection naturelle assurent le triomphe à l'organisme qui a réalisé intérieurement la plus grande somme de désirs et de puissances prenant la forme de la spontanéité. Ce mode de sélection se poursuit jusque dans les sociétés humaines, tant qu'on demeure au point de vue de l'utilité. Les lois de la science utilitaire par excellence, de l'économie politique, nous montrent la même lutte pour la vie que l'histoire naturelle. Il se produit des antagonismes naturels entre l'accroissement de la population et les subsistances, selon la loi de Malthus; des antagonismes entre la rente du sol et le travail, selon la loi de Ricardo; des antagonismes entre le travail du passé ou la violence du passé, emmagasinés dans le capital, et le travail présent, réduit parfois à l'alternative de, l'asservissement ou de la faim. Les harmonies économiques, opposées par Bastiat aux contradictions économiques de Proudhon, sont des harmonies idéales, que la justice humaine peut seule réaliser, mais que la mécanique et la vie ne sauraient réaliser par elles-mêmes. La mécanique naturelle ne connaît que les lois générales, les genres et les espèces; elle ne connaît pas les individus, qu'elle sacrifie à son fonctionnement régulier et aveugle. Quant à la vie, elle subordonne, elle aussi, les membres au corps, et les membres du corps social au corps lui-même. Pouvons-nous donc nous contenter des lois de la causalité mécanique ou de la finalité sensible, et nous abandonner à leur jeu fatal pour réaliser entièrement l'idéal de la fraternité?—Que ces lois préparent le rapprochement des êtres intelligents et sentants, qu'elles réalisent même ce rapprochement sur un nombre croissant de points, c'est ce qui est incontestable; mais il est certain aussi que, ni dans le présent ni dans l'avenir, une complète réconciliation des intérêts n'est possible par cette voie entre les hommes. Il y aura toujours des circonstances où se posera ce problème:—Mon bonheur et le bonheur d'autrui étant contraires, comment agir? comment trouver dans les lois de l'intérêt une raison déterminante du désintéressement? Socrate aura beau répéter que nous ne devons jamais mettre notre bonheur en opposition avec celui des autres, parce qu'en réalité tous les biens ne font qu'un dans le bien suprême, et que bien pour moi, bien pour vous, bien en soi, sont dans le fond une seule et même chose.—On pourra toujours répondre que cette unité est un simple idéal: au point de vue de la réalité présente elle est fausse; au point de vue de la réalité future, elle est invérifiable par l'expérience et indémontrable par la raison.

A quels principes, en effet, à quelles lois essayerez-vous d'emprunter cette démonstration? Est-ce aux lois du mécanisme physique? Démontrez donc, apodictiquement, que la série de nécessités mécaniques qui aboutirait à mon propre bonheur et celle qui aboutirait au vôtre finissent par se rencontrer au même point. Démontrez que le mécanisme de la nature ne peut satisfaire mon intérêt final que si j'identifie mon intérêt avec le vôtre. Démontrez par exemple que, si j'ai le choix entre la mort et une trahison, le mécanisme de la nature fait de la mort mon plus grand intérêt. Pour cela, il faudrait prouver mécaniquement l'immortalité de mon mécanisme et son harmonie finale avec le vôtre, ce qui est chimérique. Nous ne connaissons pas tous les éléments et toutes les lois de la nature: nous ne savons pas en définitive si la machine du monde peut fonctionner sans écraser les uns entre ses rouages au profit des autres. Aussi le fatalisme purement matérialiste et mécaniste ne pourra-t-il jamais considérer l'acte de désintéressement que comme une sublime folie, comme une manière de satisfaire sa nature plus rare, mais peut-être moins sensée que celle du vulgaire.

Puisque vous ne pouvez démontrer par la causalité mécanique l'identité des bonheurs, invoquerez-vous l'ordre des causes finales? Assurément, au point de vue spéculatif, l'unité de tous les biens dans le bien est le «suprême désirable;» mais, pour qu'une chose reste pratiquement le suprême désirable, encore faut-il qu'elle soit possible; or nous ignorons si cette unité de tous les biens dans le bien est réalisable, et à plus forte raison si elle est réelle. Le certain, c'est mon intérêt; l'incertain, c'est l'identité finale de mon intérêt avec le vôtre. Si cette identité se trouve être chimérique, le vrai désirable sera mon bonheur personnel. Sans doute mon bonheur pourra encore avoir pour condition le vôtre; mais ce sera par la prédominance en moi des penchants métaphysiques et rationnels, ou des penchants sympathiques et sociaux, ou des penchants esthétiques. En satisfaisant à votre profit ma nature de logicien et d'artiste, je n'aurai pas fait un acte de réel désintéressement ou de réelle moralité.

Ainsi, entre la série de moyens qui a pour fin mon bonheur et la série de moyens qui a pour fin le vôtre, il reste un intervalle et une solution de continuité; comme leur coïncidence finale m'est inconnue et qu'elles sont actuellement divergentes, le seul moyen de les faire coïncider dès à présent serait un acte vraiment gratuit et désintéressé. Vous ne démontrerez jamais que vous et moi et tous les autres nous sommes un; je ne puis donc être uni à vous que par moi-même[156]. Il faut pour cela que l'ordre des termes soit renversé et que je puisse dire: votre bien devient mon bien parce que je le veux, et non pas: je veux votre bien parce qu'il est mon bien. En d'autres termes, il faut que ce qui change votre bien en mon bien soit l'initiative de ma volonté libre, et non la conséquence d'un rapport nécessaire, soit de causalité mécanique, soit de finalité sensible. Je ne puis confondre mon bien avec le vôtre que par un acte d'amour qui n'est ni forcé ni purement logique, mais inspiré par l'idée même de la liberté comme fond de la moralité. Dans cet acte, c'est une idée supérieure au déterminisme qui tend à se réaliser et, en une certaine mesure, se réalise.

L'amour, on le voit, ne peut avoir d'autre moyen que l'amour même; la liberté, en tant qu'essentiellement identique à l'amour volontaire, est donc à elle-même son moyen comme sa fin. Les conditions diverses de la liberté sont des degrés divers de la liberté. C'est en commençant à aimer qu'on devient capable d'aimer davantage; c'est par une première délivrance qu'on devient capable de se délivrer entièrement; c'est le bien déjà accompli qui est l'instrument du bien à accomplir. Tout ce qui nous élève au-dessus du moi, tout ce qui nous en détache à quelque degré, tout ce qui nous désintéresse, depuis la simple pensée d'autrui et du bien d'autrui jusqu'à la volonté effective du bien d'autrui, est un moyen de la liberté morale.

Dès lors, la morale se trouve tout entière suspendue à la possibilité d'un désintéressement progressif, c'est-à-dire d'un dégagement de la liberté au sein du déterminisme même. Elle suppose que la liberté n'est pas en essentielle opposition avec la nature, que le vrai désintéressement n'est pas impossible à réaliser de plus en plus, que l'égoïsme n'est pas l'unique fond de l'activité et l'essence de la volonté même. En un mot, une certaine liberté en puissance, comme pouvoir de désintéressement graduel, voilà la condition et le moyen nécessaire pour réaliser un idéal véritablement moral.

III.—L'union idéale de tous les êtres, qui réclame un lien supérieur au mécanisme des forces et des intérêts, prend pour notre esprit deux formes principales, selon qu'elle est plus ou moins complète. Nous voudrions d'abord être égaux, puis nous voudrions être frères. La nature ignore l'égalité: elle est fondée tout entière sur le rapport du plus au moins, de la supériorité à l'infériorité. Le mouvement suppose l'excès d'une force sur une autre. La vie suppose aussi la domination d'une force centrale sur les autres, dont cette force se sert instinctivement comme d'organes pour elle-même. Dans le mécanisme brut, tyrannie absolue; dans l'organisme vivant, monarchie plus ou moins constitutionnelle; nulle part la nature n'est républicaine. Nos intelligences sont inégales; nos bonheurs ne sont égaux et équivalents qu'à un point de vue abstrait; dans la réalité concrète, il y aura toujours cette inégalité énorme, que votre bonheur est le vôtre et non pas le mien. Pour établir entre nous le rapport d'égal à égal, il faut donc que je vous conçoive, ainsi que moi, par rapport à une même fin idéale, sous l'idée de liberté. C'est seulement dans cette idée et par cette idée que la substitution de ma personne à la vôtre est possible et que je puis dire: «Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu'il te fit.» Cette réciprocité des volontés, conçues comme tendant au même idéal de liberté, constitue la justice, dont la proportion mathématique n'est que le symbole abstrait: je veux relativement à vous ce que vous voulez relativement à moi. En dehors de cette idéale égalité des libertés, le droit n'est plus qu'une force majeure, un intérêt majeur, une sagesse majeure, toujours un rapport de supériorité, jamais un rapport d'égalité[157].

Mais l'égalité du droit est encore un rapport trop extérieur entre les hommes: elle laisse subsister une certaine opposition des individualités, elle ne réalise ou ne protège que la liberté individuelle. L'acte de fraternité, au contraire, tend à réaliser la liberté universelle. Par cet acte, s'il était possible, je voudrais être un avec vous; je ne me contenterais plus de poser votre liberté égale à la mienne; je les unirais toutes deux en les subordonnant, sans les détruire, à un troisième terme qui est leur commun idéal: la société universelle des libertés, au sein de laquelle disparaîtraient tout antagonisme, tout égoïsme, toute servitude.

Il y a d'ailleurs de la fraternité dans le droit même et de l'amour dans le respect; mais le droit n'est qu'un commencement d'union par l'égalité: la fraternité seule pourrait consommer l'unité morale de tous les êtres.


De ce point de vue supérieur apparaissent sous un jour nouveau les principes de la morale, dont le dernier fondement devient la notion de libre fraternité.

La traduction en langage réfléchi du vouloir spontané qui est notre fonction essentielle et notre direction normale serait la formule suivante:—Je veux la libre union de tous les êtres, l'universelle bonté et l'universel bonheur.

Quand notre volonté arrive, par la réflexion, à la conscience claire d'elle-même et de sa direction normale, la formule qui exprime le mieux cet état est la suivante:—L'universelle bonté devant être une union libre, je veux la vouloir librement.

C'est là ce qu'on désigne, en termes plus ou moins impropres, sous les noms d'obligation morale ou de loi morale; mais, par cette loi, il ne faut pas entendre une nécessité imposée du dehors: c'est une nécessité que nous nous imposons, expression détournée d'une liberté qui se prendrait elle-même pour objet. On caractérise donc mal la moralité en disant que nous sommes obligés; il faudrait dire que nous nous obligeons. Nous ne trouvons pas une loi toute faite, nous nous en faisons une nous-mêmes. Kant, tout en enseignant l'autonomie de la volonté, ou plutôt de la raison, ne paraît pas donner une exacte notion du bien moral quand il l'appelle l'impératif catégorique et qu'il lui prête un caractère de nécessité rationnelle. Une loi qui n'apparaîtrait que comme impérative, sans rien de plus, ne serait encore qu'une règle négative et limitative de la liberté, un joug propre à lui imposer une mesure et des bornes, propre à réaliser un ordre mathématique et logique plutôt qu'un ordre vraiment moral. Le côté par lequel la perfection idéale se manifeste comme règle ou loi ne répond pas à notre idée d'une vraie infinité, qui pénétrerait en toutes choses sans les limiter et sans être limitée par elles. Pour que je conçoive et accepte sans réserve un bien idéalement infini, il faut qu'il m'apparaisse non seulement comme impératif, mais comme persuasif: le bien doit être pour moi non seulement suprême loi ou justice, mais suprême amour ou charité. Si je ne voyais rien de positivement bon et d'aimable dans le bien dont je fais mon idéal, si je n'y voyais pas le règne universel de la bonté libre, je n'y verrais rien non plus de respectable. Respecter, c'est encore aimer; commander, c'est encore persuader. Ce qu'on n'aime absolument pas, ce en quoi on ne trouve pas l'attrait de quelque bonté positive et personnelle, de quelque libre amour, le respecte-t-on? Et ce qui, tout en commandant, ne persuade point, ne demeure-t-il pas extérieur, étranger, comme une nécessité gênante et inintelligible? A vrai dire, il n'y aurait qu'un commandement catégorique et sans réplique possible, c'est celui qu'un amour vraiment libre se ferait à lui-même, à l'appel de l'objet aimé. Nous sommes nous-mêmes le pouvoir législatif, et c'est par un libre suffrage que nous changeons l'idéal en loi. Une obligation morale doit donc être d'abord érigée librement en obligation; c'est là son essence, méconnue d'ordinaire et transformée en nécessité. L'idéale bonté doit se faire aimer librement des êtres bons: elle n'est pas simplement la limite morale qui défend à mon intérêt d'aller plus loin; elle est l'illimité qui m'invite à franchir toutes limites, y compris celles du moi, par mon intelligence, par ma volonté et mon amour[158].

La libre adhésion à cette idéale société d'êtres libres, égaux et frères, qui pourrait seule fonder ce qu'on nomme l'obligation morale, fonderait aussi la seule sanction vraiment morale. Si le bien en soi, comme dit Platon, n'était pas bon pour nous, et nous laissait en dehors de lui-même, comment répondrait-il à notre idée d'infinité? Il y a là une contradiction que nous ne pouvons lever qu'en nous représentant et en désirant un triomphe final du bien dans l'univers. Sans cet accomplissement, qui n'est que la bonté et la fraternité victorieuses de toutes les limites, la «loi», règle intellectuelle et restrictive, resterait étrangère à nous-mêmes, autre que nous, semblable à ce sublime terrible dont parle Kant. Elle se poserait en face de nous, s'opposerait à nous, et nous limiterait pour jamais par un sacrifice sans compensation. De notre côté, nous pourrions nous poser en face d'elle, nous opposer même à elle, comme une puissance capable d'arrêter la sienne. Ce ne serait plus là le bien vraiment idéal et complet, même pour la raison, qui conçoit quelque chose au-delà, franchit ces limites et va à l'infini. Dans la société idéale des êtres il faudrait qu'il y eût partout amour et retour, réponse à l'amour par l'amour même. Alors l'universelle bonté produirait l'universel bonheur. Ainsi conçu, le bien suprême devient pour moi non l'impératif, mais le persuasif. Toute puissance qui triomphe en me limitant et malgré moi, se limite par là elle-même, car cette victoire de nécessité suppose résistance dans l'objet et effort dans le sujet: c'est encore le domaine de la limitation mutuelle des forces. Mais la vraie et définitive victoire serait consentie, voulue par le vaincu lui-même. Alors, il y aurait liberté pure des deux côtés: la liberté de l'un, loin d'empêcher la parfaite liberté de l'autre, la réclamerait au contraire. Supposez réalisée une société d'êtres vraiment libres et aimants, les amours se limiteront-ils, se détruiront-ils? Non, la grandeur de l'un appellera la grandeur de l'autre. Ce seront deux termes d'autant plus réels et distincts qu'ils seront plus unis, deux puissances qui agiront dans le même sens, d'autant plus harmonieuses que chacune sera plus forte, plus libre, plus réelle en son individualité. On aura mieux le droit de dire alors qu'elles sont deux, puisque chacune se manifeste par une activité plus énergique; et d'autre part on aura mieux le droit de dire qu'elles ne sont qu'un, puisqu'elles se confondent en s'aimant. Tel serait le vrai règne de la liberté, qui échapperait aux oppositions ou aux antinomies de la matière et de son mécanisme. Nous voyons maintenant comment pourrait être atteinte cette parfaite unité que poursuivent également la science, l'art et la morale. Platon l'a dit: «La seule chose qui lie tout le reste, c'est le bien;» mais le bien idéal, pour être le vrai bien, devrait se réaliser en tous les êtres par amour et liberté.


La théorie qui rétablit ainsi la liberté dans le bien idéal et dans l'amour de ce bien est le complément naturel des doctrines de Socrate, de Platon, d'Aristote et du christianisme sur l'attrait du Bien suprême. Selon Platon, c'est la réminiscence et l'amour du divin qui fait naître les ailes de l'âme; selon Aristote, c'est l'amour du divin qui meut le monde entier: le divin attire à lui toutes choses par persuasion[159]. De même, selon le christianisme primitif, l'attrait du bien est la vraie grâce morale: cette grâce, au lieu de détruire tout d'abord ma liberté, me fait au contraire désirer d'être libre, parce que je conçois l'absolue liberté comme un caractère du bien et que je tends à réaliser en moi un bien digne de ce nom. Si, lorsque j'aime, le bien faisait tout sans moi, je ne serais plus rien, pas même un pur effet ou un pur instrument, car il n'y a pas de pur instrument: tout moyen est aussi un agent, et toute passion est une action. Le bien doit donc être déterminant en ce sens qu'il propose le but de l'acte; mais mon activité doit être aussi déterminante pour sa part, en ce qu'elle produit l'acte lui-même. Tel serait, en effet, le règne de la bonté universelle et de la fraternité réciproque. Si cet idéal était jamais réalisé, il y aurait partout comme un appel de l'amour et une réponse de l'amour: la réponse serait partout sûre, certaine, infaillible; l'appel ayant lieu partout, il serait certain que la réponse aurait lieu. Mais cette certitude ne reposerait pas sur un seul des termes; ce ne serait pas l'appel de l'un qui ferait complètement et absolument la réponse de l'autre, car alors il ne ferait que se répondre à lui-même ou, pour mieux dire, il n'y aurait que lui. Son appel n'aurait pas de sens; il serait un appel dans le vide, un appel à rien. Donc, l'infaillible certitude de la réponse n'enlèverait pas à celle-ci sa valeur propre et son initiative. L'impuissance de répondre produite par les nécessités extérieures ayant disparu, il serait certain que la réponse de l'amour aurait lieu. Cela serait certain non parce que cela serait forcé, ou par une nécessité logique, mais parce que cela serait raisonnable et bon. L'être aimant qui appellerait serait bon, la réponse de l'autre être serait bonne: ces deux biens, ainsi mis comme en présence l'un de l'autre, se répondraient l'un à l'autre par une certitude de bonté. De ce que vous pouvez aimer, on ne saurait logiquement conclure que vous voudrez et aimerez en effet; car la conclusion dépasserait les prémisses. On ne peut pas non plus l'affirmer en vertu d'une coaction physique qui vous laisserait tout passif, car alors le second terme s'absorberait dans le premier. Si pourtant nous croyons que l'amour, au cas où il serait dégagé de tout obstacle, répondrait aussitôt à l'amour, cette croyance n'a plus son fondement que dans la bonté de l'amour même, que dans la liberté supposée parfaite chez tous les êtres.

Ainsi, à tous les points de vue, semblent coïncider l'amour de la parfaite liberté et la liberté même. Entre l'idée de la liberté et la liberté, entre le désir de la liberté et la liberté, une différence subsistait toujours, mais l'amour moral ne peut s'accommoder de cette différence: la liberté est le fond, la forme et la condition de la charité vraie. Ou l'amour moral est une illusion, ou il est une réalité; et, dans ce dernier cas, croire à la réalité de son amour, c'est s'attribuer un pouvoir de liberté. Cette croyance implicite à la présence d'un germe de liberté au sein même du déterminisme, nous la retrouvons au fond de tout acte moral, de tout acte de justice et principalement de tout acte de fraternité.

CHAPITRE SEPTIÈME

LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.—LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION DU BIEN IDÉAL; 2o DANS LA RÉALISATION DU MAL

I. Les antinomies de la responsabilité.—De l'imputabilité ou attribution des actes au moi.—Nécessité d'un lien entre le moi et ses actes. Absence de ce lien dans l'indéterminisme.—Nécessité d'un lien entre le moi et la cause universelle.—L'idéal moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et de déterminisme.

II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du bien idéal.—Pour qu'il y ait liberté dans l'amour du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel indéterminisme dans la volonté.—La multiplicité des objets de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la liberté.—Comment la puissance du plus fonde la puissance du moins et en détruit en même temps l'exercice.—Comparaison entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance.

Déterminisme moral de Socrate et de Platon.—La science du souverain bien, admise par eux, n'est qu'un idéal.—Part de l'opinion et de l'amour dans l'accomplissement du bien.—Conclusion: la détermination morale et la liberté.

III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal moral.

Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de cette doctrine.—Ses conséquences: suppression du mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de la punition expiatoire, de la damnation.

Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle fournit à l'individu pour ses propres fautes. Conclusion: nature relative de nos idées sur l'individualité et l'universel.—Règles pratiques qui en dérivent.

I.—Les antinomies de la responsabilité morale.

La responsabilité est l'attribution des actes au moi, attribution non plus seulement logique, mais morale. D'une part, dans l'hypothèse de la nécessité il n'y a pas de vrai moi, pas de réelle individualité; l'attribution des actes à un moi responsable semble donc incompatible avec la thèse des nécessitaires. D'autre part, elle n'est pas moins incompatible avec l'antithèse de la liberté d'indétermination ou du libre arbitre. D'abord, l'état d'indifférence est chimérique, surtout en face de cette suprême alternative: dévouement ou égoïsme, bien ou mal. Tout pour moi ou tout pour les autres, être tout ou n'être rien: voilà la terrible question dont Hamlet n'apercevait qu'un faible symbole quand il s'interrogeait avec inquiétude sur la vie et sur la mort. Qu'est-ce que la vie physique ou la mort physique devant le problème moral qui se pose au sein des consciences? Mais, quand même la liberté d'indifférence serait possible, elle ne produirait pas une suffisante attribution au moi. En effet, si chaque moi est en lui-même une volonté indifférente, en quoi se distinguera-t-il des autres moi, volontés également indifférentes, de manière à devenir le sujet d'un attribut propre? Toute distinction est une détermination; quelle distinction déterminée peut-il y avoir entre une chose indéterminée et une autre qui l'est également, entre un x et un x? L'attribution au moi responsable, cette sorte d'individuation morale, ne commencera qu'avec les déterminations différentes qui sortiront de ces volontés indifférentes. Mais, si ces déterminations sont elles-mêmes arbitraires, si elles sont un hasard inexplicable qui peut être suivi d'autres hasards également inexplicables, qu'y aura-t-il dans cette suite incohérente de déterminations qui puisse constituer une individualité distincte des autres et moralement responsable de son choix personnel?

L'idée même du choix, qui est l'acte essentiel d'un moi libre et responsable, apparaît comme incompatible tout ensemble avec les notions opposées de volonté indéterminée et de volonté déterminée. D'une part, il est vrai, pour nous représenter le choix, nous sommes obligés de nous figurer deux choses possibles à la volonté individuelle qui se détermine; car si, en dernière analyse, nous affirmons qu'une seule ligne de conduite est possible, le choix volontaire semblera simplement une sélection dynamique par le triomphe de l'inclination la plus forte, ou une sélection intellectuelle par la prévalence de l'idée du plus grand bien; et comme les idées elles-mêmes correspondent à des forces, le théorème du parallélogramme des forces sera l'unique et suffisante explication du phénomène.—Mais, d'autre part, supposons deux choses également possibles, et une volonté qui se détermine pour l'une plutôt que pour l'autre indépendamment des inclinations et des idées, ou contrairement aux inclinations et aux idées. Pour avoir la part du choix et de la responsabilité il faudra, semble-t-il, mettre de côté tout ce qui pourrait s'expliquer par l'influence de ces inclinations et de ces idées; il faudra supposer qu'une chose contraire est possible par le choix d'une puissance supérieure, qui n'est plus ni l'intelligence, ni la sensibilité, et qui constitue le moi ou la personne. Mais alors ce choix a lieu dans une sorte de région obscure où les divers possibles, perdant leur spécification sensible et intellectuelle, deviennent indifférents, neutres et même impersonnels. Les déterminations imprévues qui sortent ensuite de cette indétermination peuvent-elles bien s'appeler choix? L'idée de choix ou d'arbitre n'enveloppe-t-elle pas celle de comparaison intellectuelle et de conformité finale au résultat de cette comparaison? Si la fatalité n'est pas un choix, le hasard n'en est pas un, et le passage de deux contraires possibles à un acte déterminé apparaît comme un coup de hasard dès qu'on abstrait les raisons tirées des inclinations et des idées. Choisir indifféremment, choisir arbitrairement, choisir autrement que selon ses motifs, ses mobiles et son caractère, c'est choisir sans choix. La thèse et l'antithèse semblent ici équivalentes au fond et également inadmissibles. Un dévouement arbitraire ne se comprend pas plus qu'un dévouement mécanique. Ainsi, quand nous voulons définir le choix personnel, d'où résulte la responsabilité, nous trouvons que la puissance d'un seul contraire et celle de plusieurs contraires sont des notions inadéquates.

C'est qu'à vrai dire l'imputabilité suppose un lien de mon action avec moi-même, et il n'y a point de lien, semble-t-il, entre une chose déterminée et une chose indéterminée; or, la liberté d'indifférence et le libre arbitre laissent bien subsister des conséquents déterminés, qui sont les effets appréciables de la volonté, et ils admettent même des antécédents déterminés, qui sont les motifs de la volonté; mais à ces antécédents ne se lie pas telle action plutôt que telle autre. Dès lors l'action qui se produit, considérée dans son principe, n'est plus reliée à rien; la liberté arbitraire et pour ainsi dire ambiguë à laquelle on la relie aurait pu tout aussi bien produire le contraire. Le lien semble, par une de ses extrémités, attaché au vide; c'est-à-dire qu'au fond, il n'est point attaché. Nous arrivons ainsi à cette antinomie nouvelle: l'action liée de toutes parts ne paraît plus action, mais passion, et n'est plus imputable; d'autre part, si l'un des bouts n'est pas lié, l'action, par ce côté-là, abstraction faite de tout le reste, n'est pas plus ceci que cela et paraît s'évanouir dans l'indétermination.

Aussi Leibnitz disait-il, en donnant d'ailleurs une forme trop logique à sa pensée psychologique, qu'il doit toujours y avoir un lien de l'attribut, fût-il le plus accidentel en apparence, avec le sujet auquel il appartient. Appartenir, c'est être la propriété, le propre d'un sujet; l'acte libre ne fait pas partie de l'«essence», et pourtant il doit être, sous quelque rapport, propre à l'être qui l'accomplit; sans cela je ne pourrais dire que mon acte est mien. «Dans toute proposition affirmative véritable,—nécessaire ou contingente, universelle ou singulière,—la notion du prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet: prædicatum inest subjecto; ou bien je ne sais ce que c'est que la vérité[160].» Serait-il vrai, par exemple, que j'accomplis tel voyage, si ce voyage était un accident entièrement détaché de ma personne? L'action ne me serait pas plus imputable et attribuable, à moi, que le mouvement d'un corps n'est attribuable à l'espace où il se meut et avec lequel il n'a qu'un rapport accidentel, extrinsèque, passager. De plus, quand je passerais d'une action à l'autre, ou plutôt, quand en moi une action succéderait à l'autre, comme en un réceptacle indifférent, on n'aurait aucune raison de dire que c'est le même moi, et non un autre moi, qui fait l'action[161].


Outre la nécessité de quelque relation qui unisse mes actes à moi-même comme cause pour fonder l'imputabilité, il faut aussi admettre une relation qui les unisse au tout. Ce lien est plus indispensable encore dans l'hypothèse théiste: c'est le problème des rapports de la liberté responsable avec la cause omnipotente et avec la providence des théologiens ou des spiritualistes. Il est clair que ceux-ci n'ont jamais pu trouver une chaîne ininterrompue capable de relier les deux termes, c'est-à-dire la diversité des personnes libres et l'unité féconde de la cause première d'où ils les font sortir. Mais ce qu'on peut dire, c'est que, dans n'importe quel système, on doit admettre un lien quelconque entre les êtres et l'Être. Pour le moraliste, ce lien ne doit pas être une fatalité qui détruirait de fait le second terme en lui enlevant, avec l'activité et l'imputabilité, toute existence propre: si d'ailleurs la cause première faisait tout, elle ne ferait rien. Mais d'autre part, l'indétermination du libre arbitre suspendu entre les possibles détacherait entièrement le second terme du premier et supprimerait toute liaison avec l'univers. Ici encore, il faudrait une relation capable de fonder la «certitude» et la «vérité métaphysique» sans détruire l'imputabilité morale. C'est pour cela que Leibnitz déclarait nécessaire un lien entre la cause universelle et le moi, comme entre le moi et ses actions imputables; mais Leibnitz s'est représenté ce lien d'une manière trop intellectuelle: il semble considérer l'individualité, et aussi l'univers, comme une notion logique qui se développe en ses conséquences. C'est un lien plus que logique sans doute, plus même qu'intellectuel, qui serait ici nécessaire pour fonder l'unité d'un monde vraiment moral.


Nous venons de voir que l'acte imputable, considéré dans son rapport avec la cause individuelle et la cause universelle, exclut également la nécessité et la liberté d'indifférence ou même le libre arbitre. Considérez-le maintenant dans son rapport avec sa fin, il vous apparaîtra de nouveau comme devant être supérieur à ces deux contraires.

Ce que nous blâmons ou louons moralement dans un acte et ce qui fonde à nos yeux la responsabilité morale, c'est l'intention. Or l'intention est la fin poursuivie, et la fin est tout à la fois une idée et un sentiment, un motif et un mobile. Si cette fin agit avec une nécessité mécanique, elle est moins une fin qu'une cause qui vous pousse par derrière, et il n'y a pas de responsabilité. D'autre part, supprimez toute raison intentionnelle, faites sortir l'action comme un coup de foudre d'une nuit impénétrable, et vous pourrez encore constater que cet accident, sans but comme sans loi, vous est utile ou nuisible, mais vous ne pourrez plus lui donner aucune qualification morale. Je suis devant vous, vous m'êtes parfaitement indifférent, je ne vous aime ni ne vous déteste, je suis aussi indéterminé par rapport au bien et au mal, soit que je puisse choisir sans raison (liberté d'indifférence) ou choisir contre les raisons (libre arbitre); et voilà que, tout d'un coup, de ma complète indétermination jaillit cette détermination étrange: vous tuer. Je ne le fais pas par une intention égoïste, ce qui serait une raison et une fin; ni pour me donner à moi-même une émotion nouvelle et bizarre, ce qui serait une raison; ni pour me donner le spectacle de ma liberté ou de mon arbitraire, ce qui serait encore une raison. Non; alors que j'aurais pu faire aussi bien mille autres choses indifférentes, ou une autre chose que je jugeais et sentais meilleure dans ma délibération, je tire du néant cette action imprévue et que personne n'aurait pu prévoir. Assurément, c'est là pour vous chose fâcheuse; mais qu'y a-t-il dans mon action de moral ou d'immoral que vous puissiez m'imputer? On me traitera de fou, non d'homme méchant; encore le fou agit-il sous l'influence des passions dominantes, ou sous des impulsions physiques qui expliquent ses actes. Quant à moi, je serai un vivant mystère, insondable et irresponsable comme les décrets de Jéhovah, et pourquoi pas adorable comme eux?

De même, si, au lieu d'être dans un état d'indifférence absolue à votre égard, je suis en parfait équilibre entre mon affection pour vous et ma haine pour vous, et si de cette mutuelle neutralisation des mobiles sort, sans intention et sans fin déterminable, un acte de violence, cet acte incompréhensible, considéré en lui-même, aura-t-il moins de valeur morale qu'un acte de bonté absolument arbitraire? Malheureux hasard! pourrez-vous dire; et non pas: Méchant homme!

Si nous louons un individu, c'est pour avoir l'idée dominante du bien, l'amour dominant du bien, le plaisir dominant du bien, en un mot la détermination au bien comme fin. Quand un acte a été accompli, nous demandons tout d'abord, pour pouvoir le juger, quels en ont été les motifs, les intentions, et quel était le caractère de l'individu; s'il n'y a pas d'explication, notre jugement d'imputabilité n'a plus de prise. Un homme agissant sans motifs, ou contre ses motifs, ou faisant sortir du néant ses motifs par un commencement absolu, échappe à l'appréciation morale, comme une valeur indéterminée échappe à l'appréciation mathématique. Tous ses actes se valent en eux-mêmes et ne se distinguent que par leurs conséquences agréables ou désagréables; chacun d'eux est absolu, il se suffit, il se refuse à votre jugement, il vous impose le silence.

Les jugements sociaux s'évanouiraient avec les jugements moraux, s'ils s'adressaient à ce terme indéterminable: la volonté arbitraire, ou encore l'intelligence arbitraire se créant des motifs imprévus et faisant jaillir en quelque sorte des volitions sans source intérieure. Vivant en bonne amitié avec un homme de ce genre, vous ne pourriez jamais savoir s'il ne se livrera pas, dans les effusions mêmes de l'amitié, aux plus surprenantes et aux plus dangereuses fantaisies, s'il ne se créera pas à lui-même des motifs et des mobiles imprévus et imprévisibles, soit qu'il exerce sa toute-puissance sur la décision, soit qu'il l'exerce sur la délibération: il serait exactement dans le même cas que ces maniaques qui raisonnent, parlent et agissent comme tout le monde, sauf à éprouver de temps en temps des accès imprévus de folie furieuse: ils vous feront des promesses, signeront des contrats, vous donneront mille preuves d'amitié et de sagesse, mais vous ferez bien d'être toujours sur vos gardes et de ne compter sur rien. Croit-on les fous plus responsables que les sages parce qu'ils peuvent agir sans motifs ou contre leurs motifs, ou encore se fabriquer des motifs inattendus?

Le droit, qui est comme la garantie sociale de la responsabilité individuelle, ne saurait se fonder sur le respect d'une pareille puissance, plus propre à justifier la crainte et les moyens de défense légitime que tout autre sentiment à son égard. L'éducation de la famille et les lois de l'État n'auraient pour but que de faire reculer le plus loin possible cette puissance fantasque et redoutable, afin de lui substituer une volonté régulière ou une intelligence régulière, qui se manifestât par des déterminations rationnelles et conséquemment imputables. A celui qui posséderait cette liberté arbitraire, on conseillerait de la laisser dormir dans le coin le plus reculé de son être, et de ne jamais s'en servir.


D'une part, donc, il n'y a de moral et d'imputable au moi dans l'action que ce qui semble indépendant de la puissance intrinsèque des motifs ou des penchants; d'autre part, ce qui est indépendant de la puissance des motifs semble une puissance qui échappe en soi à toute qualification morale et à toute imputabilité. Ce qui vient de mon caractère et de ma nature déterminée paraît venir d'une nécessité que je subis; et ce qui n'est pas lié à mon caractère, paraît un accident ou un hasard sans moralité. Toutes les difficultés qui précèdent viennent donc se résumer, en dernière analyse, dans cette alternative vraiment terrible pour la pensée:—Un acte ne pourrait être vraiment moral qu'en tant qu'il serait libre et conséquemment absolu en lui-même: sic volo; voilà, à ce qu'il semble, la condition de la responsabilité personnelle; eh bien, s'il est absolu, son caractère moral semble aussitôt s'évanouir, et on ne voit pas comment serait responsable une volonté qui peut dire: «Je veux ce que je veux, je suis ce que je suis.» La moralité semble une relation, une loi, un rapport incompatible avec l'acte de volonté absolue.

Métaphysiquement, la question de la responsabilité morale vient se confondre avec cette question:—Quel est le fond de l'individualité? Quel est son lien de causalité et son lien de finalité avec l'universel, avec le principe absolu d'où tout dérive?—Le passage volontaire du moi au non-moi, de l'égoïsme au désintéressement, de l'individu à l'universel, postulat d'un ordre vraiment moral, a son analogue dans le passage du subjectif à l'objectif que présuppose l'ordre intellectuel. La connaissance suppose que, demeurant en nous-mêmes, nous sortons cependant de nous-mêmes par la pensée; l'impossibilité d'expliquer ce passage à l'objectif et à l'universel ne saurait en justifier la négation[162]. L'action transitive d'une force sur une autre suppose encore un passage analogue, parfaitement inexplicable, et dont néanmoins le mouvement nous offre la visible réalisation. Le déterminisme, admettant que ce qui a lieu dans une chose est déterminé par ce qui a lieu dans une autre et même dans toutes les autres, suppose un passage quelconque de l'une aux autres; il n'échappe donc pas à la difficulté et fait le même postulat sous une autre forme. Enfin, le passage de la cause radicale et universelle,—qu'elle soit transcendante ou immanente,—à tous les effets qui composent le monde, semble réclamer le même pouvoir de se communiquer, de se donner sans se perdre.

Sans prétendre résoudre entièrement des antinomies qui tiennent à la relativité de nos notions sur le fond même de l'activité individuelle, nous devons cependant chercher jusqu'à quel point le déterminisme et la liberté peuvent, sans contradiction, être conçus comme conciliables, d'abord dans la réalisation du bien, puis dans celle du mal. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre métaphysique, peut-on admettre un lien qui enchaîne et unisse sans confondre? Peut-on éviter à la fois ce qui n'est que déterminé et ce qui n'est qu'indéterminé, pour subordonner ces deux choses à la notion plus compréhensive d'un pouvoir déterminant et, en ce sens, responsable, qui, dans son idéal, serait dégagé des relations et fins inférieures, mais poserait volontairement les relations et fins supérieures?

II.—Le déterminisme et ta liberté sont-ils conciliables dans la réalisation du bien moral.

Tant que l'être n'a pas de raison pour ne point répondre à cette sorte d'appel que lui adresse le bien idéal, la réponse affirmative de la volonté est certaine. Cette certitude empêche-t-elle: 1o la liberté, 2o la responsabilité? En un mot, pour qu'il y ait indépendance et imputabilité du bien, est-il nécessaire qu'il y ait au fond de la volonté un indéterminisme réel et absolu?

I. Selon nous, il y a deux sortes de certitudes, l'une fondée sur l'effet calculable de la contrainte extérieure ou de la nécessité proprement dite; l'autre fondée sur l'effet attendu de la spontanéité intérieure en l'absence de raisons capables de s'opposer au développement de cette spontanéité. Dans ce dernier cas on pourrait compter sur la liberté, sans qu'elle fût cependant nécessitée par rien. La liberté, idéal d'indépendance et de détermination par soi, n'est une indétermination que relativement à certaines nécessités inférieures; en elle-même elle comporte, à mesure qu'elle se réalise, une plus grande certitude et une plus grande unité de direction. Le progrès de la moralité est un progrès dans l'indépendance de la volonté à l'égard des antécédents particuliers, parce que la dépendance de la volonté à l'égard de l'idée du tout s'accroît: par cela même diminue le libre arbitre comme pouvoir de choisir indéterminable. La doctrine vulgaire du libre arbitre prend pour l'essentiel de la liberté ce qui n'en est que l'accidentel, à savoir la multiplicité des objets de vouloir réellement possibles; elle croit que, plus on peut vouloir de choses opposées, plus on est libre; mais c'est là une illusion d'optique. Si le sage ajoute à la force de sa volonté en l'exerçant, en la perfectionnant, il ajoute aussi à son unité et à sa certitude; il a tout à la fois plus de liberté et plus de détermination au bien.

Les partisans de l'indéterminisme nous feront l'objection suivante:—Le sage ne peut, il est vrai, exercer son libre arbitre que dans la région du bien, mais, parce qu'il ne saurait retomber dans les régions inférieures, il n'en résulte pas que, à la hauteur où il se tient, il n'ait pas une plus grande liberté des contraires. Si les crimes sont exclus de son choix, il reste, dans le domaine des bonnes actions, un champ assez large pour son libre arbitre. Au lieu de s'exercer entre des contraires très opposés l'un à l'autre, dévouement ou trahison, sincérité ou parjure, le choix s'exercera entre des degrés ou des nuances du bien. En un mot, le nombre des objets de choix s'accroîtra, bien que parmi ces objets ceux de l'ordre inférieur aient disparu. A mesure que l'intelligence s'agrandit, elle connaît plus de choses et plus de différences entre les choses; ce qui se confondait en un point, s'allonge en une ligne dont les diverses parties sont discernables. Il doit en résulter une sphère d'action plus large pour la liberté de choix entre les contraires, bien que cette liberté se soit enlevé à elle-même le pouvoir de choisir certains actes inférieurs.—

Nous répondrons que cette conception du libre arbitre confond la connaissance d'un grand nombre d'objets avec la connaissance de leur valeur. Le progrès intellectuel me fait connaître, il est vrai, plus de choses; mais, en même temps, il me les fait ramener de plus en plus à l'unité du bien. Les points plus nombreux que ma vue embrasse sont loin d'avoir tous la même valeur: connaissant plus de choses différentes et contraires intellectuellement, je connais moins de choses indifférentes par rapport au bien; je vois mieux ce qui est comparativement meilleur et superlativement le meilleur. Or, le superlatif implique la notion d'unité: dans une grande multiplicité d'objets, le meilleur ne peut pas être lui-même multiple, il est un. Dès lors, à mesure que mon pouvoir libre augmente d'intensité, le nombre d'objets que je puis effectivement vouloir diminue; lorsque la liberté sera à son maximum, il n'y aura plus qu'un seul objet de vouloir possible, et conséquemment il n'y aura plus de libre arbitre proprement dit. Choisir, c'est ramener les choses à une unité supérieure, c'est prendre une chose entre plusieurs, c'est de plusieurs en faire une. Au point où il n'y a plus qu'une chose, toute nouvelle réduction à l'unité est impossible, précisément parce que la puissance de réduire à l'unité y a atteint son maximum et son point de repos.

De cette manière, l'impuissance résulterait de la puissance même, et la détermination augmenterait avec l'intensité de l'action. Par exemple, il m'est impossible de vouloir la mort d'un de mes amis; mais cette impossibilité tient à un accroissement, non à une diminution de ma puissance. Au lieu de chercher la liberté idéale dans le pouvoir de faire plusieurs choses, qui est le libre arbitre traditionnel, il faudrait appeler libre celui qui se rend à lui-même impossible le contraire de ce qu'il fait. La vraie liberté consiste à avoir assez de puissance pour pouvoir tout faire, assez d'intelligence et assez d'amour pour ne pouvoir faire qu'une chose: la meilleure. Si les obstacles qui nous empêchent de voir distinctement le bien disparaissent, notre spontanéité, admise par hypothèse, se dirigera vers le bien en droite ligne; les lignes autres que la ligne droite ne résultent donc point de la spontanéité, mais d'une contrainte produite par des obstacles intérieurs ou extérieurs. De même, quand un mobile matériel dévie de la ligne droite, cette déviation est la résultante de deux causes, d'abord de son mouvement propre, spontané peut-être, puis d'une action étrangère. On voit que la puissance du plus fonde et détruit tout ensemble la puissance du moins. En un sens, celui qui peut faire mieux est capable aussi de faire moins bien, comme celui qui peut soulever un lourd fardeau peut en soulever un moindre; la puissance du plus fonde donc la puissance du moins. Mais en même temps elle la détruit; car, en fait, la puissance de faire mieux, une fois tout obstacle disparu, se réalisera seule, et l'acte inférieur demeurera une simple possibilité. En effet, il n'y aura, par hypothèse, aucune raison pour que celui qui peut faire le meilleur fasse le moins bon, et il y aura au contraire une raison pour faire le meilleur, à savoir le bien même: c'est donc certainement le meilleur qui sera réalisé. A ce nouveau point de vue, le moins deviendra impossible, et la puissance du moins sera annulée. Mais autre chose est l'impuissance réelle qui dérive de ce qu'on ne peut atteindre un but, et autre chose l'impossibilité rationnelle qui dérive de ce qu'on peut le dépasser; l'une vient d'un manque de force, l'autre d'un excédent de force. A vrai dire, la première seule est une impuissance, la seconde est une puissance supérieure; c'est par une réelle impuissance que je ne puis voir les étoiles trop éloignées de moi, ou que je ne puis résoudre un problème trop difficile; c'est par une puissance supérieure que je ne puis faire telle action vile ou ridicule. Là l'objet dépasse ma puissance, ici c'est ma puissance qui dépasse l'objet. Dans le premier cas, je subis évidemment une nécessité; pourquoi, dans le second cas, cette puissance qui domine un objet inférieur ne serait-elle pas la liberté même, conciliable avec la détermination certaine? A coup sûr, si c'est là une nécessité, ce ne sera plus une nécessité du même genre que l'autre, physique ou logique; ce sera une nécessité morale qui viendra de ce que la puissance du bien et de l'amour, n'ayant rien qui la neutralise, passe par elle-même à l'acte, avec une certitude qu'elle produit elle-même et qu'elle ne subit pas. C'est là cette certitude de bonté dont nous avons parlé déjà, et que l'on confond à tort avec la nécessité.

Entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance, il y a encore une différence essentielle. Quand le moins existe, le plus n'existe pas par cela même, car il n'est aucunement contenu dans le moins; mais celui qui réalise le plus, ou le meilleur, réalise d'une certaine manière le moins, parce que le moins est contenu dans le plus. Ce qu'il y a de positif dans le degré inférieur d'une chose, ne disparaît pas dans le degré supérieur, mais, selon les expressions de l'école platonicienne, y subsiste éminemment. Cela est clair d'abord dans le domaine de la quantité. Si je réalise cent, je réalise cinquante; mais je le réalise deux fois et non une seule; au lieu de le réaliser à part et exclusivement, je l'enveloppe dans un surplus. Si je fais cent pas dans l'espace, j'en fais par cela même d'abord cinquante, puis cinquante en outre. Ici la puissance du moins devient palpable, parce qu'elle se réalise à part, et qu'elle est un des moments de l'action totale: j'ai fait à un certain moment cinquante pas, ni plus ni moins, avant d'achever la somme des cent pas que je voulais faire. Mais si, ma puissance augmentant, je puis d'un seul bond franchir les cent pas qui me sont proposés, le nombre cinquante ne sera qu'un moment fugitif et insaisissable de l'action intégrale. Pourtant, comme on ne peut occuper à la fois plusieurs points, la réalisation, séparée de la moitié existera encore avant la réalisation du tout. Supposez enfin qu'en un instant indivisible je pusse franchir un espace divisible: les éléments du tout ne seraient plus séparés; ils n'en existeraient pas moins dans le tout, distincts pour l'intelligence quoique indivisibles dans le temps. Passez maintenant de la quantité à l'intensité et à la force proprement dite: les différents degrés de la faiblesse, qui n'est qu'une force limitée, ne trouvent-ils pas leur réalisation positive, quoique non exclusive et négative, dans la force supérieure qui a sa limite plus loin, et bien mieux encore dans la force suprême qui, par hypothèse, n'aurait pas de limite? Enfin l'amour d'un bien supérieur ne renferme-t-il pas tout ce qu'aurait de réel l'amour d'un bien inférieur? Si je vous aime assez pour sauver votre vie par la mienne, vous direz que je ne puis pas me contenter de vous donner un faible secours, voisin de l'indifférence, que je suis incapable d'assister presque passif au malheur qui vous menace. Mais est-ce là impuissance en moi; ou plutôt mon amour d'autrui, par cela même qu'il réalise la plénitude du dévouement, ne réalise-t-il pas tout ce qui se trouverait dans un dévouement inférieur et partiel? Vous pouvez bien alors me mettre au défi d'éprouver pour vous un amour faible et vulgaire; mais à vrai dire, en vous donnant le tout, je vous donne la partie; dans ma libéralité qui ne s'arrête pas aux limites d'une demi-affection, ne reconnaîtrez-vous pas la surabondance d'un pouvoir indépendant que j'ai le droit d'appeler liberté?

On dit qu'un jour Apollon défia Jupiter au jeu de l'arc. Faisant placer le but à une grande distance, il l'atteignit du premier coup avec une merveilleuse adresse; puis il passa son arc à Jupiter. Les dieux sourirent, pensant que pour Jupiter même la victoire allait être difficile. Mais le Père du monde, se levant, fit un pas: et ce pas gigantesque l'avait porté bien au delà du but. «Eh quoi! comment veux-tu que je lance une flèche contre un but si rapproché? Un seul pas me suffit pour l'atteindre.»


Dans le déterminisme moral, tel que Socrate et Platon l'ont entendu, on explique la direction vers le bien, direction à la fois déterminée et libre, par des considérations qui ne sont pas sans analogie avec celles que nous proposions tout à l'heure, mais qui, comme celles de Leibnitz, sont trop purement intellectuelles[163]. Selon Socrate et Platon, l'action se mesure à la puissance, la puissance à la science, et on vaut par ce qu'on sait. Seulement, l'acte, la puissance, la science et le bien même peuvent être «ambigus», ou de double usage, quand ils se trouvent parmi les genres inférieurs de la dialectique, non dans le genre suprême ou dans la suprême fin. S'il est des sciences et des arts dont on peut faire un mauvais usage, c'est que les biens qui en sont l'objet peuvent être subordonnés à un bien supérieur, réel ou imaginaire. Mais quand on est parvenu, dans l'échelle dialectique des moyens et des fins, jusqu'au sommet où réside la connaissance du bien suprême, on voit s'évanouir cette duplicité et cette ambiguïté qui, sur les degrés inférieurs, permettait un double usage, tantôt bon, tantôt mauvais.—Pourtant, dira-t-on, l'homme injuste préfère par la volonté son bien propre au souverain bien qu'il connaît.—C'est qu'alors, répond Socrate, il juge son bien propre meilleur que le souverain bien, c'est-à-dire que ce qu'il y a de meilleur: donc, ou il ignore que le souverain bien est ce qu'il y a de meilleur, et alors vous lui attribuez faussement la science du souverain bien; ou il sait que c'est vraiment là le meilleur, et alors il ne peut rien penser ni faire de meilleur. La série des biens, des connaissances, des puissances et des actes, forme un angle dont les côtés demeurent doubles, jusqu'à ce qu'on soit parvenu à ce sommet où la connaissance une du souverain bien, qui est un, ne laisse plus qu'une seule manière d'agir.

Telle est la doctrine de Socrate. Ce dernier a le mérite d'avoir conçu plus fortement que tout autre l'idéal du bien universel comme étant la parfaite unité de tous les biens sans restriction, y compris mon bien même, et il ajoute avec raison que celui pour qui ce bien universel serait un objet de science absolue ne pourrait pas ne pas l'aimer, ne pas le vouloir. Mais il oublie que, en fait, le souverain bien n'est jamais pour nous qu'une idée, dont la réalité ne peut être un objet de science. J'entrevois la grandeur et la beauté de cette idée, et s'il n'y avait pas d'autres raisons pour entrer en balance, je n'hésiterais point à la suivre; mais souvent il faut sacrifier ce qui est certain à ce qui me semble incertain, la réalité présente à une conception qui ne sera peut-être jamais réalisée, le moi à un idéal mystérieux, qui n'est peut-être qu'une création de ma pensée. C'est alors que le moi se pose, avec son bien individuel, en face du bien universel, et il doute. Cette unité de la pensée et de l'être, de l'idéal et du réel, que Socrate et Platon affirmaient avec une si noble énergie, c'est précisément ce qu'on est réduit à aimer et à vouloir sans le voir. En vain la «raison» affirme que cette unité des biens dans l'absolu est nécessaire et qu'elle doit être. Elle doit être, oui; mais sera-t-elle?—Voilà le doute suprême que la pensée de l'homme peut toujours élever sur le triomphe final de son objet dans la réalité. Les vérités réductibles à quelque chose de fini et de déterminé, que ma pensée circonscrit et embrasse par voie de déduction, ne laissent aucune prise au doute; mais les vérités relatives au triomphe du bien dans le temps indéfini ou à la réalité actuelle du bien dans quelque existence infinie, sont des inductions transcendantes où il y a toujours du mystère. Pour notre logique, le fini seul est un objet mesurable et déterminable de tout point.

Par conséquent, dans cette idée de Socrate et de Platon: unité des biens au sein du bien universel, il y a une part à l'opinion, à la δοξα, en même temps qu'à la science, à l'επιστημη. C'est ce que Socrate et Platon n'ont pas vu. Ils méprisent la croyance et ne s'aperçoivent pas que, logiquement inférieure à la science, elle peut lui être moralement supérieure, comme expression de notre caractère personnel. Dans la croyance, en effet, il y a quelque chose qui vient de notre moi, de notre individualité même: l'entendement n'est plus seul, la sensibilité et la volonté interviennent. Quand ce grand dilemme se pose: le bien idéal sera-t-il ou ne sera-t-il pas?—il faut que ma volonté et mon désir joignent leur action à celle de l'intelligence. L'idéal semble dire à chacun de nous:—Ta raison me conçoit et croit m'entrevoir en même temps que la nature me cache et me voile; y a-t-il en toi assez d'amour du bien pour venir vers moi sans être sûr de m'atteindre?—Une bonne action est toujours un acte d'amour et une spéculation rationnellement risquée; c'est une adhésion au bien idéal toute différente de celle qui nous est arrachée par un axiome de géométrie: elle semble accordée par nous plutôt qu'imposée par son objet. Nous ne disons pas: Je sais que mon bien est dans le bien universel; nous disons: je crois. Parfois nous ajoutons: Je crois de toutes les forces de mon âme; expression profonde dans sa simplicité. Je ne crois pas à un axiome de géométrie de toutes mes forces, mais plutôt par la force des choses: je subis la vérité géométrique, il semble que je fais en partie ma croyance au bien. Si donc les Socratiques disent: Ce que vous croyez le vrai bien, vous l'accomplissez; on peut leur répondre qu'il faut déjà aimer et vouloir le vrai bien pour y croire.

Il n'en résulte pas que cette part de l'opinion et de l'amour dans le bien soit une part de libre arbitre proprement dit, comme l'ont soutenu les criticistes français et des cartésiens plus ou moins fidèles à Descartes. S'il y a indétermination partielle dans l'intelligence de celui qui croit, parce que l'objet de sa croyance n'est pas objet de science positive, il n'y a pas pour cela indétermination dans sa volonté.


Mais d'autre part, cette détermination intérieure n'est pas absolument inconciliable avec une certaine liberté. Une volonté qui va certainement et infailliblement à l'universel, une volonté qui aime universellement, est libre en ce sens qu'elle ne dépend plus du moi égoïste: désintéressée, elle est aussi livrée. Si, par hypothèse, le fond des choses est précisément la tendance à un vouloir universel, il en résultera que, quand nous voulons et aimons universellement, nous manifestons notre radicale unité avec cette volonté qui est la racine commune de toute existence.

C'est là une supposition métaphysique, à coup sûr; mais précisément nous sommes dans la région des hypothèses, non de la science comme l'entendait Socrate, et on peut dire que l'acte de moralité est lui-même une hypothèse en action, la plus généreuse de toutes parce qu'elle est la plus aléatoire[164].

Concluons que la détermination morale et la liberté, au vrai sens du mot, sont conciliables dans la moralité et dans l'amour de l'individu pour l'universel. L'idéal de la liberté est absolument identique à l'idéal de la moralité. Cet idéal sera-t-il jamais pleinement réalisé dans une action humaine, c'est un problème; mais, ce qui est incontestable, c'est que nous pouvons nous rapprocher de cet idéal, et que le progrès moral consiste dans ce rapprochement même.

II.—La liberté ainsi entendue est parfaitement compatible avec l'imputabilité du bien,—nous ne parlons pas encore du mal. Quand l'idée de l'universel, l'idée du tout, l'idée du principe qui agit éternellement au fond de tous les êtres, devient mon idée directrice, mon idée-force, mon moteur, je ne vois pas pourquoi vous ne m'appelleriez pas bon, moi, dis-je, et pourquoi vous me refuseriez la dose d'imputabilité, de responsabilité, de dignité à laquelle j'ai raisonnablement droit. Sans doute, tout en faisant la part de mon moi, je ne dois pas la faire trop grande, ni exclusive, ni prendre tout pour moi. Car, précisément, mon activité personnelle se trouve ici, par hypothèse, unifiée avec l'activité universelle: on peut donc dire que c'est l'idée du tout ou, si l'on préfère, l'action du tout qui se manifeste en moi; je suis lui, il est moi dans l'acte de moralité pure (je ne sais si quelqu'un aura l'orgueil de prétendre l'avoir réalisé). Rêver une liberté plus grande que celle-là, c'est demander le moins en croyant demander le plus: c'est vouloir mettre un moi absolument individuel à la place du principe universel qui se déploie réellement en vous comme en moi; c'est s'ériger en une sorte de petit dieu, s'attribuant son acte de bonté par un fiat absolu et absolument inexplicable.

Aussi, quoique les symboles religieux ne soient pas des raisons philosophiques, on peut pourtant reconnaître, jusque dans des mystères souvent absurdes, le vague pressentiment d'une idée vraie au point de vue psychologique ou métaphysique. Or, toutes les religions, ou à peu près, en louant l'homme de bien, ont mis une restriction à l'imputabilité absolue et individuelle qu'il pourrait réclamer; toutes ont vu là un orgueil insoutenable, un réel égoïsme au moment même où on se prétend désintéressé. Toutes ont fait, avec Platon, dans la bonté du sage ou du saint, 1o la part des heureuses circonstances extérieures, de la chance, de la fortune, τυχη; 2o la part d'une action intérieure qui, tout en étant l'action de l'individu, n'est cependant pas exclusivement son acte, mais est encore attribuée à l'influence d'un principe universel, immanent à l'univers: qu'on l'appelle l'Unité, le Tout-un, le grand Tout, la Raison universelle, la Volonté universelle, le Noumène, Dieu, ou de tout autre nom. C'est ce qu'on retrouve symbolisé jusque dans le dogme choquant de la grâce;—si ce dogme est choquant, ce n'est point parce qu'il attribue le bon vouloir de l'individu à un bon vouloir qui lui serait tout ensemble supérieur et intérieur; c'est parce qu'on représente ce bon vouloir lui-même comme je ne sais quoi d'arbitraire, comme une élection, comme un libre arbitre. D'où une double inconséquence: 1o on veut éviter l'arbitraire de la volonté humaine, et on ne fait que le déplacer en le transportant en Dieu; 2o cette élection arbitraire, qui de plus n'est que l'élection «d'un petit nombre d'élus,» se trouve être une limitation de la bonté chez un être auquel on attribue une bonté illimitée: contradiction manifeste qu'aucune subtilité théologique ne pourra lever. Tout cela vient de ce qu'on prête au bien idéal une existence transcendante et une réalisation éternelle, ce qui rend inexplicable l'imperfection manifeste du monde. Supposez au contraire une volonté du bien immanente à l'univers, mais non absolument réalisée et satisfaite, une volonté en action et en progrès dans le monde, vous pourrez admettre que l'homme est libre quand il agit et veut dans le sens de la volonté radicale, dans le sens universel; alors, en vertu du monisme essentiel, ce qu'il veut est son vouloir et est, en même temps, le vouloir universel; pour parler mythologiquement, sa liberté est grâce. Il mérite donc d'être loué et aimé, sans pourtant avoir le droit de prétendre à un mérite absolu et exclusivement individuel. C'est là sans doute, encore une fois, une supposition métaphysique; mais, c'est aussi la traduction exacte, croyons-nous, de la pensée directrice des actes moraux.

Ainsi comprise en un sens supérieur, la liberté redevient la conscience de la nécessité morale suprême, non d'une nécessité extérieure et mécanique, mais d'un vouloir immanent, intelligible dans son évolution et cependant spontané en sa source. Cette conception est comme le résidu de tous les grands systèmes métaphysiques, de toutes les grandes religions et de toutes les grandes doctrines morales; c'est la figuration en langage humain du dernier et impénétrable fond des choses. Si l'univers n'est pas un ensemble de petits cailloux inertes qui se choquent mécaniquement, s'il y a au-dessous ou au-dessus de la multiplicité infinie une unité quelconque, X, la seule formule symbolique qui semble pouvoir nous donner une valeur approchée de cet X, c'est l'identité finale de la vraie liberté d'un seul avec la vraie liberté de tous, l'unité finale des volontés dans une volonté universelle, en un mot, l'amour universalisé. Cette formule est en même temps une conciliation approximative (peut-il y en avoir d'autres pour nous?) de la liberté morale et de la nécessité morale.

III.—La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal moral

Le doute sur la réconciliation finale de tous les biens, y compris mon bien propre, dans un bien universel, tel est le terme de la spéculation intellectuelle. Pratiquement, ce doute qui est dans la pensée se résout en une décision de fait, en une affirmation ou en une négation symbolisant ma croyance. Si je préfère le moi et la certitude du bien présent à l'idée problématique du bien universel, je retire à l'idéal le concours de ma volonté, et au lieu de dire: L'univers avant moi, je dis: Moi avant l'univers.—Le doute de l'intelligence résolu par la volonté en une négation pratique, est ce qu'on nomme le mal moral.

Y a-t-il là un mal complet? Non. Après tout, en voulant mon bien et mon bonheur, je veux encore quelque chose de bon. Le moi que j'affirme et que je préfère, il a aussi sa valeur; il a même, peut-être, une valeur inestimable; il réalise déjà en partie l'idée d'absolu, et l'action égoïste est un effort pour la réaliser davantage: je veux me suffire à moi-même, trouver tout mon bien en moi-même; je veux être comme un dieu. C'est encore une certaine perfection que je veux. Il y a donc quelque chose de raisonnable et de bon dans l'acte même de celui qui affirme son moi et le préfère à tout le reste, car il préfère le certain à l'incertain, et ce qu'il s'efforce de réaliser ainsi, c'est toujours l'idée de liberté, mais sous sa forme immédiate, individuelle et passagère. Il ferme, pour ainsi dire, la main sur la portion d'être et de jouissance puisée au grand océan, et qui, comme l'eau, va s'échapper entre ses doigts.

Maintenant se présente la plus grande difficulté que renferme la «métaphysique des mœurs.» Quand un homme réalise le moins bon et s'y arrête, n'est-ce pas qu'il n'a pu réaliser le mieux, ni aller plus loin? Et cette impuissance n'est plus l'expression détournée d'un excès de puissance, comme lorsque nous disions: celui qui peut le mieux, peut physiquement et logiquement le moins bon, mais est incapable moralement de l'accomplir et, en fait, ne l'accomplit jamais. Celui qui a réellement fait le mal, n'a-t-il pas dû être dans la réelle impuissance de bien faire?

C'est cette considération qui donne lieu à une dernière forme du déterminisme, qu'on pourrait appeler le déterminisme du mal. On aurait tort de confondre ce système avec ceux qui ne laissent aucune place possible à la liberté ni pour le bien, ni pour le mal, au sein de la nécessité universelle. Cherchons d'abord les raisons favorables, puis les raisons défavorables à ce déterminisme du mal.

On peut dire que le mal, contraire du bien, doit être aussi le contraire de la liberté: il doit venir d'un obstacle interposé entre la liberté et son but, entre l'amour et son objet. Nous attribuons le bien à l'amour, et nous plaçons dans cet amour la vraie liberté; mais en quoi est-il nécessaire de donner pour pendant à l'amour la haine, au mérite le démérite, à l'admiration pour les bons la colère contre les méchants? Qu'est-ce que la haine, sinon un amour contrarié, un amour trahi et trompé, semblable à ces Grecs qui, selon Platon, prenaient le fantôme d'Hélène pour l'Hélène véritable? La haine est une maladie où nous subissons quelque fatalité et dont le paroxysme est une folie furieuse; l'amour, cette santé, cette sagesse de l'âme, est seul vraiment libre. Une force, considérée en soi, a telle direction, et pourtant elle dévie; si c'est sa force propre qui explique sa direction normale, c'est une force étrangère qui la fait dévier. Pareillement, la haine peut être la déviation fatale d'un amour libre en lui-même, qui, si l'obstacle venait à disparaître, manifesterait de nouveau sa liberté. En quoi consisterait la véritable méchanceté? A vouloir le mal uniquement pour le mal et en tant que mal; or, encore une fois, le mal n'est tel que relativement à un bien supérieur, et on ne peut rien vouloir qui soit un mal absolu. Le mal n'est voulu que comme moyen de quelque bien, qui est sur le moment même l'objet d'un désir dominant. La méchanceté d'autrui, par une illusion d'optique, nous semble libre; nous accusons alors la personne, nous la haïssons; mais, loin d'être haïssable, le vrai moi est essentiellement aimable, parce qu'il est essentiellement volonté et sans doute, par cela même, volonté du bien. Si vous alliez au fond de ce cœur qui vous semble mériter la haine, vous y verriez, avec la vie, palpiter encore la bonne volonté. Votre haine se changerait alors en pitié, parce qu'au lieu d'une volonté à la fois libre et mauvaise, comme celle que vous imaginiez, vous ne trouveriez qu'une volonté malade, entravée, esclave, et pourtant amoureuse de la liberté; dans votre haine aveugle, vous confondiez le prisonnier avec la prison. La pitié même n'est plus assez à l'égard de celui qui tout à l'heure vous paraissait à la fois haineux et haïssable; vous lui devez l'amour. «Aimez ceux qui vous haïssent.» Voilà le vrai précepte. Mais pourriez-vous les aimer s'ils n'avaient rien en eux d'aimable? et seraient-ils aimables s'ils n'étaient pas aimants, loin d'être ces hommes haineux que vous vous étiez d'abord représentés? Au lieu de les accuser, prenez-vous-en plutôt à vous-même et dites:—Je ne suis pas encore assez bon ni assez aimant, puisque je ne suis pas encore assez aimé.

Dans cette doctrine, avec la réalité de la méchanceté et de la haine semble disparaître la réalité du démérite, c'est-à-dire de cette liberté responsable attribuée au mal, qui produit l'indignation. Il n'y a plus démérite positif, mais seulement absence de mérite dans la mesure même où la volonté est restreinte et asservie. Cela n'empêche pas le mérite inhérent au bien de subsister, puisque, par hypothèse, le bien est toujours libre et que la bonne volonté appelle un retour de la bonne volonté.

Dire que l'homme vertueux mérite, c'est dire que la bonne volonté lui veut du bien en retour du bien qu'il a voulu. Le mérite n'est pas ce rapport abstrait qu'imagine une morale vulgaire; c'est un rapport de volonté à volonté, de personne à personne, un rapport de reconnaissance et conséquemment d'amour moral, qui consiste en ce que celui qui aime doit être aimé. Le bonheur, prix de l'amour, doit en être la satisfaction; or, l'amour n'est satisfait que s'il produit chez les autres un amour égal à lui-même; l'amour ne peut donc se payer qu'avec de l'amour: voilà le prix qu'il mérite. Cette conception du mérite ne fait que reproduire l'idée d'où découle toute la morale de la liberté: c'est qu'une liberté placée, par hypothèse, en face d'une autre liberté, une bonne volonté placée en face d'une bonne volonté, l'aimera certainement, et néanmoins librement.

Quant au démérite, peut-on admettre la doctrine qui en fait une sorte de droit à la malveillance et au malheur? Le bien appelle le bien; mais le mal, ce bien inférieur, appelle aussi le bien. Si la bonne volonté est nécessaire à l'égard des meilleurs, elle est encore plus nécessaire à l'égard des moins bons. Le démérite est donc la nécessité d'un bien, et non d'un mal, pour l'homme vicieux; ou, si le mal est alors nécessaire, ce n'est que comme moyen d'un bien, à défaut d'un moyen meilleur. Tel, dit Platon, le médecin cause parfois de la douleur au malade en vue de sa guérison. Mais le mal n'appelle pas pour compensation le mal, selon la loi barbare du talion que l'humanité prête encore à Dieu même sous le nom d'expiation ou de vengeance divine. Il n'y a pas d'expiation, ni même de punition proprement dite; on ne neutralise pas le mal en ajoutant un second mal au premier, mais on triomphe du mal à force de bien. Toute douleur infligée, toute répression qui n'est pas un bienfait et un acte de bonne volonté, devient blâmable. La force ne peut être employée que comme moyen de défense personnelle; croire à un Dieu qui emploie la force, lui qui ne devrait pas avoir besoin de se défendre, c'est se faire une idole à l'image de l'homme.

Avec la réalité de la mauvaise volonté disparaît toute possibilité de damnation. Celui qui éprouverait véritablement, comme l'imaginent les théologiens, la «haine de Dieu» et ferait librement le mal pour le mal, celui-là, tant que durerait cet état, semblerait réaliser la conception théologique du dam; et si, par une hypothèse absurde, une volonté libre dans le mal s'obstinait éternellement à vouloir le mal, elle réaliserait le Satan de la Bible. Mais, peut-on dire aux théologiens, pour que votre Dieu soit possible, faut-il donc que Satan le soit? faut-il que Dieu même, pour être libre, puisse être à son choix Satan ou Dieu? faut-il enfin que nous, pour être libres, nous puissions être aussi, à notre choix, divins ou sataniques? L'attribution de la liberté au mal, que vous donnez pour pendant à la liberté du bien, est un reste de ce long culte des contraires et de ce dualisme qui produisit Ormudz et Ahrimane, Dieu et Satan, la bonne volonté éternelle et la mauvaise volonté éternelle. De nos jours, Satan détrôné doit emporter dans sa chute toutes les conceptions de haine, de méchanceté libre, de démérite positif, de vengeance, d'expiation, de damnation. Vous tenez à conserver Dieu, soit; mais vous ne devez pas tenir à l'existence d'un ennemi qui s'opposerait à sa bonté. Vous voulez que l'amour subsiste avec toute sa liberté, sa beauté, sa dignité, son mérite, sa récompense d'amour; mais, si la haine ou la malice libre n'est qu'une apparence, regretterez-vous de voir se changer votre colère en pitié?

Tels sont les arguments favorables à la doctrine qui admet tout ensemble la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.

La preuve que cette doctrine est vraie en grande partie, c'est qu'elle est celle que nous devons appliquer au jugement des autres: n'est-ce pas à ce point de vue élevé que les grandes âmes se sont toujours placées pour apprécier les actions d'autrui? Voici maintenant la contre-partie de cette doctrine.


Si l'indulgence est légitime envers nos semblables, elle est dangereuse à l'égard de nous-mêmes. Le juste, quand il s'agit de peser ses propres actions, change entièrement de poids et de mesure, et semble raisonner d'après des principes absolument contraires aux précédents: le bien qu'il a fait, il refuse de se l'attribuer, et il s'attribue le mal. S'il a bien fait, à l'en croire, il n'a aucun mérite, il n'a fait que suivre une heureuse inspiration, un élan de la «nature» ou un élan de la «grâce.» Comme il s'accuse, au contraire, quand il a mal fait! Avec quelle énergie il réclame sa part de liberté et de responsabilité! Il ne veut pas être irresponsable du mal, il en appelle sur sa tête toutes les conséquences, il veut le remords, il veut l'expiation. C'est un sentiment que nous avons tous éprouvé après avoir mal agi: nous ne voulons pas que l'on nous excuse, nous ne voulons pas que l'on nous plaigne en nous disant que nous n'avons point été libres et que nous n'aurions pu agir autrement. N'avoir pas assez aimé! voilà ce que nous nous reprochons avec une indicible amertume, comme s'il avait dépendu de nous d'aimer davantage. Nous ne pouvons pas nous pardonner, et nous nous condamnons en quelque sorte nous-mêmes à un éternel remords, que nous diminuerons indéfiniment à force d'amour sans cependant l'effacer jamais. Sans doute nous ne nous attribuons pas alors une liberté d'indifférence proprement dite: nous ne croyons pas que nous aurions pu agir autrement si nous n'avions éprouvé que le même degré d'amour; mais nous nous persuadons que ce degré aurait pu être supérieur, nous raisonnons comme si l'amour était une force indéfiniment et librement expansible, une puissance spontanée qui, en limitant son acte, peut placer la limite plus ou moins loin, au prix d'un effort plus ou moins grand, mais toujours possible. L'amour, à ce point de vue, serait responsable de ses propres défaillances, provoquées sans doute, mais non imposées par les fatalités extérieures.

Jusqu'à quel point ces sentiments naturels et instinctifs seraient-ils justifiables dans l'hypothèse d'un déterminisme absolu?—Nous l'avons déjà fait voir, le remords n'est pas détruit entièrement par l'hypothèse du déterminisme, et les paradoxes de Spinoza, qui condamne ce sentiment, sont des exagérations même dans sa théorie fataliste. Le remords, en effet, est toujours utile pour nous faire prendre conscience du désordre où notre âme s'est trouvée: les maladies morales se distinguent des autres en ce qu'on les guérit d'autant mieux qu'on les connaît plus et qu'on en souffre davantage. En outre, quand on rétablit dans la question l'élément négligé par les fatalistes,—la persuasion de la liberté,—on obtient une combinaison d'idées plus voisine encore de la réalité même. Un homme a-t-il mal agi avec la persuasion qu'il aurait pu bien agir, il ne saurait trop déplorer un tel genre de maladie, qui offre toutes les apparences de la malice proprement dite ou du mal moral. Le déterminisme peut même aller plus loin encore. L'idée de la liberté tendant à réaliser son objet, et la persuasion engendrant la force, celui qui a fait le mal en se croyant libre de faire le bien avait réellement dans la main le premier anneau d'une série d'actes opposés à ceux qu'il a choisis: c'est là une raison de plus pour qu'il déplore son acte.

Mais le déterminisme, arrivé à ce point, semble parvenu à l'extrême limite qu'il peut atteindre. Ses adversaires lui objecteront que celui qui a mal fait avait les moyens de bien faire, excepté un cependant, dont l'absence a tout fait manquer. Or, ajouteront-ils, ce moyen dépendait-il, oui ou non, de l'agent moral? S'il en dépendait, celui qui a mal fait avait tous les moyens de bien faire. S'il n'en dépendait pas, l'impossibilité de faire autrement était en soi complète, malgré la présence de toutes les autres conditions secondaires. Bien plus, cette impossibilité subsiste et subsistera tant que quelque heureux retour de la fortune n'aura pas rétabli la volonté égarée dans une direction meilleure. Peu importe, disaient les stoïciens, qu'un chien se noie au fond de l'eau ou près de la surface, s'il se noie; et ils en concluaient l'égalité de tous les vices. De même, que celui qui est dans le mal soit près du bien ou en soit loin, toujours est-il que, selon le déterminisme du mal, il ne pouvait pas faire le bien et n'est absolument pas responsable de sa faute. Sans doute il vaut mieux être près du bord et le savoir, car cette pensée même peut augmenter le courage et la force de celui qui se noie; mais si, en dernière analyse, son effort est impuissant en vertu de quelque condition qui ne dépende pas de lui, il n'y a point de responsabilité vraie, et le remords n'est plus que le regret de l'inévitable. Or, s'il est conforme à la «charité» socratique et évangélique de dégager le plus possible la responsabilité des autres, est-il conforme à la moralité personnelle de dégager sa propre responsabilité et d'admettre une doctrine qui semble, en définitive, nous déclarer innocents dans les actes où nous nous croyons coupables?

Le déterminisme vient donc se heurter de nouveau contre le sentiment, vrai ou faux, de la responsabilité morale: il ne suffit pas, semble-t-il, que nous soyons responsables en aimant le bien, il faudrait aussi que nous fussions responsables en n'aimant pas assez le bien. Si le positif de l'amour vient de nous et si les obstacles à l'amour viennent du dehors, il faudrait pourtant que la mesure établie entre les deux fût en quelque façon notre œuvre, et que l'obstacle pût être plus ou moins reculé par nous.


La raison de toutes ces antinomies relatives à la responsabilité du bien et du mal, c'est que nous ignorons la nature dernière de l'individualité, et conséquemment sa vraie puissance. Si l'individualité est un simple phénomène, nous ignorons assurément la nature de ce phénomène et, en général, du phénomène; nous ignorons pourquoi et comment il y a plusieurs phénomènes, plusieurs êtres au moins apparents, au lieu de l'unité, pourquoi il y a changement au lieu de l'immobilité. A plus forte raison, si l'individualité a un fond original et substantiel, si la distinction des êtres a une valeur plus qu'illusoire, nous ignorons ce qui individualise l'être, jusqu'à quel point chacun s'oppose à tous, sans cependant se séparer de tous, enfin quelles sont les limites de notre puissance morale: Quid nequeas, quid non.

De là deux conceptions rivales de la liberté: l'une qui en fait un attribut de l'individuel, l'autre qui en fait un attribut de l'universel. Toutes deux ont leurs raisons et probablement leur vérité relative. D'une part, si nous sommes libres, c'est, semble-t-il, en tant que notre action individuelle ne s'abîme pas dans celle de l'univers et que, relativement au tout, nous conservons une certaine indépendance qui constitue notre être propre. D'autre part, la science nous montre tellement dépendants de l'univers, que notre liberté se trouve à la fin solidaire de la liberté des autres et que, pour être réelle, elle impliquerait l'universelle liberté. De cette antinomie, à laquelle se ramènent toutes celles qui concernent la responsabilité, on peut conclure que la vraie liberté n'est probablement ni un attribut de la seule individualité ni un attribut de la seule totalité, mais un pouvoir qui, s'il existe, a sa racine au delà de chacun et de tous dans quelque principe commun de l'individualité et de l'universalité. Or, un tel principe est pour nous ce qu'il y a de plus indéterminable. A tous les points de vue, la nature de l'individualité et son rapport à l'universel restent donc indéterminés pour la pensée humaine.

S'il y a là un sujet de modestie intellectuelle, il y a aussi un sujet de confiance morale. En effet, c'est le rapport seul de l'individuel à l'universel qui, s'il était connu comme nécessaire, nous riverait définitivement à un déterminisme inflexible; puisque, au contraire, ce rapport reste indéterminé pour notre pensée, il rend concevable, par voie détournée, une certaine spontanéité radicale du moi individuel. Nous ne pouvons savoir si cette spontanéité existe réellement, ni comment elle existe, mais enfin nous la concevons comme possible ou, si l'on préfère, comme non impossible. Dès lors, le déterminisme voit de nouveau se poser devant lui la limite idéale et problématique que nous lui avons mainte fois assignée; sous sa forme dernière, qui est la fatalité du mal, il aboutit au même point d'interrogation que sous ses autres formes. Notre ignorance invincible du rapport entre l'individuel et l'universel fonde théoriquement la valeur pratique de l'idée de liberté, en nous empêchant de considérer cette idée comme certainement illusoire et comme déguisant une fatalité certaine. Les doctrines adverses se trouvent alors réconciliées à la fois dans l'ignorance métaphysique du fond dernier des choses et dans la connaissance des effets pratiques produits par l'idée de liberté. Si nous ne comprenons pas comment le dernier fond des êtres pourrait être une spontanéité radicale, nous ne comprenons pas davantage comment il serait une nécessité radicale, car qu'est-ce que la nécessité, sinon un rapport, et comment un rapport peut-il être je ne sais quoi de dernier et d'absolu? Nous ne pouvons donc savoir s'il ne reste point, au delà de tout ce qui est, un idéal non réalisé et cependant réalisable, un principe de devenir et de progrès, une sorte de fond auquel la réalité actuelle peut puiser ce qui deviendra la réalité future. Le temps même, nous l'avons vu, ne se conçoit pas dans l'hypothèse d'une pure répétition, d'une pure identité, stérile comme l'être de Parménide. Si l'individu n'est pas une pure apparence, s'il touche par quelque point au fond même de la réalité, si enfin ce fond est plus riche que ses formes actuelles, s'il peut donner plus que la réalité n'a encore pris, peut-être l'individu n'est-il pas incapable de contribuer à modifier pour sa part l'état de l'univers, tel que cet état résulte des phénomènes antécédents; peut-être en s'appuyant sur l'idée même de liberté, l'individu n'est-il pas incapable de prendre un élan pour aller au bien idéal, par cela même pour sortir du mal réel; peut-être ainsi l'individualité consciente renferme-t-elle une spontanéité radicale, quoique réglée en son évolution, qui échapperait en sa source à tous les calculs fondés uniquement sur le déterminisme mécanique. Peut-être même, si l'infinité existe en toutes choses, le calcul est-il par essence impuissant à saisir autre chose que des limites plus ou moins artificiellement déterminées au sein de ce qui est réellement illimité et indéterminable. Nous ne savons donc pas ce qui nous est définitivement possible ou impossible, ni ce qui aurait été possible ou impossible dans telle circonstance donnée.

Quand on s'élève jusqu'à cette idée d'une puissance radicale enveloppant l'infini,—idée par rapport à laquelle les autres deviennent comme des asymptotes incapables d'atteindre ce dont elles se rapprochent,—on ne s'étonne plus des fluctuations perpétuelles de nos jugements humains sur la responsabilité du bien et du mal et sur le pouvoir des contraires. Si nous nous attribuons l'honneur du bien accompli par nous, c'est, semble-t-il, en tant que nous nous concevons, par notre fond, identiques à l'être universel, identiques au tout dont nous sommes les membres. Si nous nous attribuons le déshonneur du mal accompli par nous, c'est en tant que nous nous concevons comme une partie plus ou moins distincte du tout, comme une individualité plus ou moins différente des autres et divisée d'avec l'universel. Nous plaçons en nous deux moi, l'un individuel, l'autre universel, l'un qui constitue tel homme en tel temps et en tel lieu, l'autre qui embrasse l'univers dans tous les temps et dans tous les lieux: c'est tantôt à l'un, tantôt à l'autre que nous rapportons le mérite ou le démérite d'une action. Le rapport caché de l'un et du multiple, de l'universel et de l'individuel, est ce qui a suscité tous les symboles métaphysiques et tous les dogmes religieux. Symboles et dogmes ne sont point des solutions: ils ne sont que la traduction de la difficulté en formules nouvelles, les unes abstraites, les autres sensibles et mythiques. A vrai dire, notre notion de l'individualité est toujours relative et inadéquate: elle se relie nécessairement à celle d'universalité. Il y a donc présomption pour l'homme à vouloir marquer exactement dans sa pensée la part qui revient à l'individu, à vouloir ainsi exercer une sorte de justice distributive. Nous ne pouvons juger absolument ni les autres personnes, ni notre propre personne, car nous ne pouvons ni descendre dans la conscience d'autrui, ni même descendre jusqu'au dernier fond de notre propre conscience pour mesurer notre force de volonté. Pourquoi donc tant discuter sur le moi et le toi, sur le mien et le tien, sur mon mérite ou votre mérite? C'est là une sorte d'égoïsme quand il s'agit de nous, une sorte d'orgueil quand il s'agit des autres.


Scientifiquement et pratiquement, nous sommes obligés, dans un problème insondable pour la métaphysique, de substituer à la réalité inconnaissable les idées et leur force, qui sont connaissables, mais qui n'en sont, pour ainsi dire, que des équivalents indéfiniment extensibles. Traduits dans le langage des idées-forces, la responsabilité morale et le remords ont un sens intelligible. La responsabilité apparaît comme une idée qui tend à se réaliser elle-même: elle est l'idéal conçu, désiré, aimé, qui s'attribue une force efficace et qui, en conséquence, n'accepte pas sa propre défaillance pratique comme absolument et définitivement nécessaire, cette défaillance fût-elle explicable par des nécessités physiques et mentales, d'ailleurs relatives. Le jugement moral est une sorte de négation jetée par l'idée au fait, un non que la pensée de l'idéal oppose à toute réalité qui la contredit. C'est à ce point de vue qu'il devient vrai de dire, avec Kant, que la considération du temps perd sa valeur pour celui qui juge moralement une action. Quand nous concevons l'universel, le tout, notre pensée tend à devenir indépendante du temps: cette indépendance est un des fondements du repentir. On se souvient de ce que dit Kant à ce sujet. Le repentir, ne pouvant empêcher ce qui a été fait de l'avoir été, est pratiquement vide, et cependant il est moralement légitime, car la pensée, quand il s'agit du bien universel et idéal, ne demande qu'une chose: le fait nous appartient-il comme action? et, dans ce cas, que cette action soit depuis longtemps passée, il n'importe; la raison y lie toujours moralement la même douleur.—Nous irons plus loin encore que Kant et nous dirons:—Quand la pensée se place au point de vue universel et tend ainsi à dépasser la sphère du temps, elle n'a même pas besoin de se demander «si le fait nous appartient comme action,» ni si nous aurions pu, nous, faire le contraire; elle ne s'arrête pas à la question d'individualité ni même de liberté individuelle; elle laisse de côté les spéculations sur le possible et l'impossible. Elle condamne le fait comme contraire à l'idéal, quel que soit celui qui l'a accompli et à quelque nécessité qu'il ait cédé, parce qu'elle s'attribue à elle-même la suprématie et l'indépendance: c'est cette indépendance de la pensée, même devant le fait fatal, qui commence la liberté pratique. La pensée est un germe de liberté, en ce sens qu'elle conçoit l'universel amour au milieu même de la mêlée qui entrechoque les égoïsmes individuels, et que cette idée, n'étant pas sans force efficace, tend à nous rendre indépendants de fait et à nous faire régler nos actions conformément à elle-même. La question des individualités disparaît à cette hauteur: que ce soit vous ou moi qui fassiez mal, qu'importe?—«J'ai mal à votre poitrine,» j'ai mal à votre conscience. J'accepte jusqu'à un certain point la solidarité du mal fait par vous, comme j'accepte la responsabilité du mal que j'ai fait, et cela, malgré les nécessités apparentes ou réelles auxquelles nous avons cédé: le mal nécessaire est toujours le mal, le mal passé est toujours actuel, le mal individuel est toujours universel.

Le sentiment de responsabilité et de solidarité n'en prend pas moins une vivacité supérieure quand c'est en moi et par moi que s'est produit le mal moral. Alors, c'est le même sujet intelligent qui conçoit l'idéal et qui se voit réellement en contradiction avec cet idéal. De plus, il se demande s'il n'aurait pas pu, par l'intermédiaire de l'idée et de l'amour, trouver en soi un moyen de réaliser le mieux. La force de l'idée devient ainsi force de résistance, révolte contre soi-même; et l'effort contre soi, n'est-ce pas la suprême douleur?

Maintenant, si, au lieu d'avoir présente à l'esprit une action passée, vous avez présente à l'esprit une action à venir, l'antinomie est moins éloignée de sa solution, au moins dans l'ordre scientifique et pratique. En effet, ce n'est plus une chose inutile et «vide» que de songer à l'avenir et de s'y attribuer la responsabilité du mal comme du bien, car ici la pensée de ma responsabilité dans le mal peut empêcher le mal d'être fait. Cette idée n'est pas pratiquement illusoire, puisqu'elle agit. Elle ne l'est pas non plus scientifiquement, puisque la force des idées et de l'amour est pour nous incalculable, progressive, indéfiniment susceptible d'accroissement. Enfin, au point de vue métaphysique, ne pouvant savoir ce qu'est notre individualité et son rapport avec l'universel, nous avons le droit d'admettre qu'il n'existe pas une antinomie insoluble entre la réalité fondamentale et cette responsabilité que nous prenons, que nous voulons avoir, que nous nous imposons; c'est un fardeau que nous mettons sur nos épaules, toujours glorieux alors même que nous succombons parfois sous le faix.

De là dérivent pour nous, en quelque sorte, trois règles de conduite morale et intellectuelle qui résument tout ce qui précède. 1o Il faut pratiquement agir comme si nous étions responsables du bien et aussi du mal. 2o Il faut scientifiquement soutenir que cette idée de notre responsabilité tend à se réaliser elle-même. 3o Il faut métaphysiquement soutenir qu'il n'y a pas contradiction démontrée entre cette idée active de notre responsabilité morale et la réalité dernière, où notre individualité s'unit à toutes les autres individualités, et où nous devenons, pour notre part, solidaires du monde entier. C'est parce que nous sommes un avec l'univers et cependant distincts des autres que nous pouvons être responsables dans notre volonté radicale. L'idée de liberté est l'expression connaissable de l'inconnaissable fondement du moi, du toi et du tous. Cette idée, jointe à l'impossibilité d'en démontrer théoriquement la contradiction avec le réel, sert de fondement à notre liberté pratique, par la force qu'elle développe en nous et qui modifie la direction primitive du déterminisme. Les antinomies spéculatives auxquelles donne lieu la notion de responsabilité expriment notre ignorance du rapport qui relie l'individu à l'universel. Notre pensée, à sa manière, s'élève au-dessus de cette opposition, puisqu'elle conçoit à la fois l'individu et l'univers; notre volonté doit aussi la dépasser et, dans le jugement moral comme dans l'acte moral, elle doit, en une certaine mesure, faire abstraction des personnes; elle doit se désintéresser de la question des individualités et des imputabilités, non par dédain de l'individu, mais, au contraire, par respect de l'individualité et par conscience des limites imposées à notre science. Pour nous en tenir à ce qui est certain, condamnons et repoussons le mal partout où il se manifeste, mais surtout en nous, où il devient plus présent, plus immédiat, où il devient nous-même; aimons le bien partout où il se montre, mais surtout chez les autres, où il est un bien vivant et un objet d'amour personnel.

CONCLUSION

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