La Liberté et le Déterminisme
I. Avons-nous conscience de l'action, dans son contraste avec la passion.
II. Avons-nous conscience de la puissance, dans son contraste avec les actes particuliers.
III. Avons-nous conscience du moi, comme centre commun de l'action et de la puissance.
La liberté étant généralement considérée comme la puissance de se déterminer soi-même à une action, les éléments de cette idée, sur lesquels il faut chercher à s'entendre préalablement, sont l'action, la puissance, et le centre commun d'où elles dérivent, le moi. Cherchons d'abord si tout se réduit dans la conscience à des sensations qui se suivent, ou si nous avons encore conscience de notre vouloir et de notre action dans son contraste avec la passivité.
I.—On s'accorde à reconnaître aujourd'hui que nos sensations sont toutes des sensations de mouvement, et que celles-ci se ramènent à des séries de sensations musculaires qui, à leur tour, supposent l'effort musculaire. C'est par une série d'efforts que nous mesurons la quantité extensive. En même temps nos sensations ont une quantité intensive, c'est-à-dire un degré d'énergie, que nous apprécions, semble-t-il, par la réaction de notre énergie cérébrale et musculaire. Action extérieure et réaction intérieure se retrouvent dans le phénomène fondamental qui est le type des phénomènes cérébraux, l'action réflexe. Enfin les sensations ont des qualités spécifiques par lesquelles elles diffèrent les unes des autres; penser, c'est percevoir des différences, et cette «discrimination» est, selon Bain, la propriété primordiale de l'intelligence. Si l'on met le plaisir ou la peine hors de compte, «nous pouvons proprement appeler l'effet produit par le sentiment des différences un choc, un tressaillement, une surprise.» Bain croit cette idée de choc ou de surprise entièrement irréductible; évidemment elle est encore une expression de l'action réflexe, et il n'est pas difficile d'y apercevoir deux éléments: action subie et réaction. La différence de notre activité et de notre passivité, différence qui est au fond de l'action réflexe, serait donc impliquée dans la perception de toutes les autres. Complètement passif et sans aucun pouvoir de réagir, je ne subirais aucun choc, ou tout au moins je ne percevrais pas le choc subi. Quant à la notion de surprise, elle indique en outre une réaction intellectuelle du dedans sur le dehors, une véritable réflexion de la conscience, que Bain introduit jusque dans le phénomène le plus primitif et le plus spontané. Lorsqu'un objet matériel en choque un autre, ce dernier, en raison de son élasticité, tend à reprendre sa forme primitive; quelque chose d'analogue se retrouve dans la conscience. J'étais dans l'obscurité, et la continuité des ténèbres n'excitait de ma part aucune réaction, ou tout au moins n'en excitait qu'une également continue et uniforme; de là équilibre du cerveau et état neutre de la conscience. Une lumière subite, en rompant l'équilibre, provoque mon étonnement; or, tout étonnement suppose un contraste entre ce qui était attendu et ce qui arrive. Si le différent et le discontinu m'étonnent, c'est que j'attendais la continuation de ce qui existait d'abord, c'est-à-dire de mon état antérieur et de mon action antérieure, dirigée en tel sens et vers tel objet. Je saisis la discontinuité et la différence dans la continuité et l'identité au moins apparente de ma conscience. Tout à l'heure, au milieu des ténèbres, je sentais, pensais, agissais; l'effet passif produit en moi par la nuit avait fini par être annulé, et j'étais comme seul; quand la lumière apparaît tout à coup, elle et moi nous sommes deux; et c'est cette dualité, action et passion, qui éveille ma «surprise.» Aux mots d'action et de passion, on peut substituer ceux de volontaire et d'involontaire, ou plutôt de désiré et de non désiré; ils exprimeront peut-être mieux encore la vérité des choses: je n'ai point désiré cette lumière qui jette une discontinuité soudaine dans la continuité de ma tendance antérieure. Le contraste du désiré et du non désiré, qui a son fond primitif dans le contraste du plaisir et de la peine, est, semble-t-il, ce qui donne le branle à nos facultés intellectuelles. Bain finit par dire: «L'activité entre comme partie composante dans chacune de nos sensations, et elle leur donne le caractère de composés, tandis qu'elle-même est une propriété simple et élémentaire[16].»
Le mieux serait d'admettre en nous, à la racine de tous les phénomènes de conscience, la «discrimination» plus ou moins vague des deux directions centripète et centrifuge impliquées jusque dans le réflexe, et auxquelles correspondent les nerfs afférents ou efférents. Jusque dans le simple choc, l'action et la réaction semblent inséparables, et, si toutes nos sensations se ramènent à des chocs nerveux, la conscience doit distinguer l'action exercée sur nous de notre réaction propre. Ce contraste semble seul expliquer celui du moi et du non-moi. Stuart Mill ramène, comme on sait, la matière et l'esprit à des possibilités ou potentialités permanentes; mais, abstraites de leur véritable origine, qui est la conscience de l'action et de la réaction enveloppée dans le réflexe, les possibilités logiques ne peuvent plus suffire à distinguer le moi du non-moi. D'où vient que nous séparons certains états de conscience de tous les autres pour les réunir sous le nom de sensations et les rapporter à la matière? Pourquoi ne rapportons-nous pas les volitions à la matière, les sons ou les odeurs à l'esprit?—Simple affaire de classification et de généralisation, dit Stuart Mill; nous rangeons dans une même classe ce qui offre des caractères communs.—Oui, mais quel est ce caractère différentiel qui nous fait distinguer en quelque sorte le mien et le tien dans notre commerce avec l'extérieur? Quelle est comme la marque de fabrique par laquelle nous reconnaissons nos produits au milieu des produits étrangers? Dans beaucoup de cas, nous voyons une pensée ou une émotion «succéder invariablement» à une sensation, ou une sensation «succéder invariablement» à une volition; et cependant, nous ne rapportons pas à une même cause les sensations et les pensées, ou les émotions et les volitions. La dernière réponse de Mill est que le corps est une cause inconnue de sensations, tandis que l'esprit est «un récipient ou percevant inconnu» de sensations.—Mais, si les deux termes sont également inconnus, comment puis-je les distinguer l'un de l'autre? Ce n'est pas par ce qu'ils ont d'inconnu que je discerne le mien et le non-mien, mais par ce qu'ils ont de connu. Il faut donc bien qu'il y ait dans la conscience même une certaine marque qui établisse la distinction du mouvement reçu et du mouvement effectué. Bain fournit une meilleure réponse en disant que le contraste du sujet et de l'objet vient du contraste entre l'activité et la sensation passive; mais, à vrai dire, c'est l'élément moteur qu'il eût fallu mettre en lumière. Dans cette question, d'ailleurs, Bain paraît en progrès sur Mill; et ce dernier le reconnaissait lui-même[17]. Spencer, dans ses Premiers principes[18], fonde aussi la distinction du moi et du non-moi sur celle du volontaire et de l'involontaire, à laquelle on est toujours obligé de revenir, semble-t-il, comme à un élément ultime impliqué dans tous les faits de conscience. On pourrait l'appeler encore la distinction du mouvant et du mû, du mouvement imprimé et de la sensation, de la contractilité et de la réceptivité.
Nous voyons donc ici les doctrines aboutir à un point commun, et les diverses écoles reconnaître également d'une manière vague la présence en nous d'une certaine activité; seulement la nature de cette activité demeure inconnue et peut s'interpréter de manières différentes. On n'a nullement le droit de l'identifier immédiatement avec la liberté. Si, en effet, nous avons conscience d'agir, c'est selon des lois. La plus élémentaire de ces lois est celle de l'action réflexe, où nous avons vu qu'apparaît tout d'abord la conscience obscure de l'activité, de la réaction centrifuge, en contraste avec la passivité, avec l'impression centripète. Mais quelle liberté peut-on trouver dans l'action réflexe? Tout au plus peut-on dire qu'elle contient, avec l'activité, le premier et lointain germe de toute idée de liberté. La conscience de vouloir n'est encore ici que la conscience de mouvoir, et on peut même se demander si elle ne renferme pas quelque illusion, s'il y a une réelle différence, autre que celle de direction, entre les mouvements centripètes et les mouvements centrifuges.
II.—Nous venons de chercher dans la conscience le premier élément dynamique nécessaire à la liberté, si elle existe: l'action motrice distincte de la passion, le vouloir et le mouvoir distinct du pâtir: un second élément serait la puissance, supérieure à l'acte particulier, où elle ne s'épuiserait pas. Si nous avions conscience de notre liberté, nous devrions avoir conscience a priori, avant de faire une chose et en la faisant, de notre pouvoir de la faire. Il est même beaucoup de psychologues qui ajoutent le pouvoir de ne pas la faire; mais c'est là une question qu'il n'est pas temps encore d'examiner. Le simple pouvoir de faire est déjà matière à des discussions d'une extrême difficulté et dans lesquelles nous devons successivement entendre le pour et le contre.
Avons-nous une autre conscience que celle de nos états présents? «La conscience, répond Stuart Mill[19], m'apprend ce que je fais ou ce que je sens, non ce dont je suis capable.» Ceux, au contraire, qui admettent une conscience de la puissance répliquent:—Comment distinguer ce que je fais de ce que je sens ou subis, si je vois seulement la chose faite, l'état de choses réalisé, sans aucun lien avec une puissance dont il dérive? Est mien ce que je puis, ce dont je suis la condition suffisante et immédiate; même pour savoir que je fais une chose, ne faut-il point savoir que je la puis? Est étranger à moi, passif pour moi, ce dont je vois en moi l'actuelle réalité sans en voir en moi la puissance, ce que je ne puis pas réaliser et qui pourtant se réalise.—Mill objecte alors qu'on a seulement conscience du réel;—on lui répond que la puissance active est elle-même une réalité, un pouvoir réel, un pouvoir qui est, mais qui n'est encore que pouvoir. Stuart Mill ajoute qu'il est contradictoire de dire:—J'ai présentement conscience de ce qui n'est pas présentement, de ce qui sera: «La conscience n'est pas prophétique; nous avons conscience de ce qui est, non de ce qui sera ou de ce qui peut être.»—A quoi on réplique:—Vous raisonnez comme si «J'ai conscience de ce que je puis» signifiait «J'ai conscience du fait même que je puis accomplir et qui cependant n'existe pas;» mais nous, partisans de la puissance, nous accordons fort bien qu'on n'a pas conscience de ce qui sera comme d'une chose déjà présente; selon nous, on n'en a pas moins conscience de ce qui actuellement nous autorise à dire qu'une chose sera ou peut être: il faut bien qu'il y ait dans la conscience présente quelque chose qui nous permette de concevoir l'avenir.—Cette chose, répond Stuart Mill, est une simple conclusion du passé: «Nous ne savons jamais que nous sommes capables de faire une chose qu'après l'avoir faite, ou qu'après avoir fait quelque chose d'égal ou de semblable.»—Oui, réplique-t-on de nouveau, quand il s'agit d'exécuter ce que nous avons voulu. La possibilité de cette exécution, en effet, n'ayant point pour condition unique la volonté, est subordonnée à une hypothèse: nous supposons que les conditions sont égales et semblables, comme notre volonté elle-même est égale et semblable; et alors, tout étant semblable, nous affirmons semblablement. Quand, par exemple, je me crois capable de mouvoir mon bras, je sais que ma volonté, première condition, demeure la même, et je suppose que toutes les autres conditions sont les mêmes aussi, d'où je conclus le même résultat, à savoir le même mouvement que d'ordinaire. Mais ces déductions ou inductions semblent présupposer toujours l'idée de possibilité, dont elles ne sont qu'une extension au dehors. Nos jugements sur les choses qui peuvent être, sont toujours dérivés et détournés; le jugement je puis est la véritable origine de toutes les idées de possibilité.
Telle est la thèse des partisans de la puissance active, qui s'inspirent plus ou moins de la métaphysique péripatéticienne et leibnizienne. Écoutons jusqu'au bout leurs spéculations.—Quand je déclare, disent-ils, que je puis quelque chose, je ne suis pas, assurément, dans un état d'inaction, car, si je n'agissais pas, je ne jugerais point que je puis; et d'ailleurs ce jugement est déjà lui-même une action; mais, d'autre part, la détermination présente n'est pas la seule chose que j'affirme, puisque alors il n'y aurait aucune différence entre «je puis» et «je fais,» entre «je puis être dans tel état» et «je suis dans tel état.» Si «je puis» n'est pas adéquat à ce qui est, il l'est encore moins à ce qui n'est pas. «Je puis faire une chose» n'a point simplement ce sens: «je ne la fais pas»; car, si vous analysez cette dernière proposition, vous n'en déduirez jamais la proposition suivante: «je puis faire la chose que je ne fais pas». «Je puis» affirme un lien entre ce qui est et ce qui n'est pas; il faut donc que, dans ce que je suis, soit contenu d'une certaine manière ce que je ne suis pas. Or, ce que je ne suis pas n'est point contenu dans ce que je suis comme fait, comme état, comme sensation ou sentiment, comme action; car alors tout serait déjà sous tous les rapports, le changement ne serait qu'une apparence et pas même une apparence, puisque l'apparence est encore un changement. Nous retomberions ainsi dans l'éléatisme, fondé sur ce principe qu'il n'y a point de milieu entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dire que tout est fait ou état actuel, que tout se résout en sensations ou sentiments présents, c'est revenir sans le savoir à l'antique doctrine des Eléates et des Mégariques, auxquels Aristote répondait: «Si tout existe en fait et en acte, lorsque je suis assis, je ne puis me lever; lorsque je suis levé, je ne puis m'asseoir.» Il doit donc y avoir un moyen terme entre ce que le positivisme appelle les faits qui sont et les faits qui ne sont pas, c'est-à-dire les faits qui ne sont pas des faits; ce moyen terme semble supérieur aux faits; il coexiste avec le premier et avec le second, mais il dépasse le premier et le second. Quand je me détermine à m'asseoir, cette détermination n'épuise pas mon pouvoir déterminant; voilà pourquoi je dis que je puis me déterminer à être debout. Ce pouvoir n'est pas une abstraction ni un extrait; c'est lui plutôt qui extrait de lui-même telle ou telle manifestation particulière. Si «je puis» n'était qu'une abstraction, la vérité des choses serait tout entière dans «je suis ceci et je ne suis pas cela»; entre les deux, plus d'intermédiaire. Le pouvoir a donc sa réalité; mais cette réalité n'est pas du même genre que celle des faits. Le fait est tout entier dans ce qu'il est présentement, il est soumis à cette loi d'exclusion qui fait que les parties du temps sont en dehors les unes des autres comme celles de l'espace. Un fait ne peut empiéter sur le passé ou sur l'avenir; il est enfermé dans des bornes précises ou fixes, et pour lui point de milieu entre demeurer tel qu'il est ou cesser d'être: y a-t-il le moindre changement, ce n'est plus le même fait, ce n'est plus le même état. Sa définition, dirait Platon, ne renferme que le même, et non point l'autre. Le fait d'être assis, par exemple, étant purement et simplement ce qu'il est, tout son être est épuisé dans ce qu'il est; il y a équation entre ce qu'il est et ce qu'il peut être. Mais cette équation ne saurait exister en toutes choses sans réduire toutes choses à l'inertie et à l'immutabilité absolue. Nous sommes ainsi amenés à la conception d'un pouvoir qui est réel en lui-même, non pas seulement dans ses effets et ses manifestations. Selon le phénoménisme de M. Taine, une chose est réelle quand toutes les conditions sont données; elle est simplement possible quand «toutes les conditions, moins une, sont données». Mais le même philosophe dit ailleurs que l'absence d'une condition entraîne l'impossibilité, puisque la chose ne se produira jamais en l'absence de la condition finale. Par là se trouvent identifiés, ce semble, le possible et l'impossible. C'est ce qui doit arriver quand on n'admet que des faits sans aucune puissance qui les relie. De deux choses l'une: ou bien un fait n'est rien de plus que l'ensemble des conditions données, ou il est quelque chose de plus. Dans la première hypothèse, si toutes les conditions de toutes choses sont données, tous les faits sont déjà, et aucun changement n'aura lieu; si toutes les conditions ne sont pas données, rien n'est, et rien ne sera; car l'existence des choses aurait besoin de certaines conditions qui ne sont pas données dans cette totalité des conditions en dehors de laquelle il n'y a rien. Il faut donc passer à la seconde hypothèse, et dire que les conditions présentes suffisent pour amener les faits absents; dès lors, les faits sont autre chose que l'ensemble de leurs conditions; en d'autres termes, l'ensemble des faits actuels renferme les faits à venir en tant que possibilités et non en tant que faits. Il faut par conséquent admettre autre chose que de simples faits; il faut admettre dans la condition du réel un principe de différence qui fait que, sans cesser d'être elle-même, elle donne naissance à autre chose qu'elle. Qu'on appelle comme on voudra cette «particularité», cette chose qui, par elle-même, fait exister une autre chose, c'est là ce que nous entendons par puissance active. Vous êtes donc obligés d'admettre à la racine des choses un lien entre ce qui est et ce qui n'est pas, un principe d'union grâce auquel ce qui est peut donner ce qui n'est pas. C'est dans la conscience de notre activité que nous croyons, nous, trouver le type de ce pouvoir qui dépasse ses états présents par ses états possibles, de ce dynamisme supérieur au mécanisme qu'il anime. Les idées de possibilité, de condition, de raison suffisante, ne sont à nos yeux que les expressions indirectes et neutres d'un sentiment vif et d'une idée toute personnelle à son origine. Substituer à cette conscience du moi des notions abstraites, c'est laisser la proie pour l'ombre; la possibilité n'est, en définitive, qu'une puissance.
Ainsi spéculent les métaphysiciens partisans de la puissance aristotélique ou de la force leibnizienne. Leurs spéculations roulent sur un usage transcendant des catégories de possibilité et de réalité, sur lesquelles nous reviendrons à propos de la contingence des actions. Au point de vue métaphysique, il est sans doute plausible d'admettre une différence entre la cause et les effets, sans quoi les effets se confondraient avec la cause; il y a dans la cause une raison de changement, de nouveauté, une sorte de fécondité que nous nous représentons sous le nom de puissance. Mais, sans s'abîmer dans un mystère métaphysique commun à toutes les doctrines, il faut revenir au côté psychologique du problème, qui fait le véritable objet de la question présente: où prenons-nous l'idée de puissance, et en quoi consiste réellement la puissance dont nous croyons avoir conscience? Or, à ce point de vue vraiment intérieur, il nous semble que les psychologues de l'école spiritualiste n'ont pas trouvé plus que Stuart Mill lui-même le véritable moyen terme entre la possibilité abstraite et le fait réel. Nous avons déjà vu[20] ce qu'il y a d'artificiel dans le dilemme aristotélique: Ou je suis actuellement assis ou je suis actuellement levé, et point d'autre milieu s'il n'y a pas de puissance:—ce dilemme laisse échapper dans son abstraction un intermédiaire concret et vivant: cet intermédiaire, selon nous, est l'idée, avec la force qui lui est inhérente et dont nous avons essayé de faire comprendre la nature. Quand je suis immobile, je puis avoir l'idée de marcher; cette idée est une image; cette image implique un ensemble de mouvements cérébraux et un certain état du système nerveux; cet ensemble de mouvements et cet état nerveux est précisément le début des mouvements de la marche, le premier stade de l'innervation qui, si elle acquérait un certain degré d'intensité, aboutirait à mouvoir mes jambes. L'image même de mes jambes existe dans mon imagination quand je pense à marcher. Je puis marcher, signifie:—Je commence l'innervation aboutissant à la marche. Puissance, au point de vue psychologique, c'est la conscience d'un conflit de représentations auquel répond dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. La puissance des contraires, avons-nous dit, est le côté interne de la composition des forces en équilibre mutuel et instable. La conscience de la puissance se ramène donc à la conscience du mouvement imprimé, c'est-à-dire du changement, et du changement selon une loi. Là encore la conscience de la liberté nous échappe. Quant au mystère que nous trouvons sous le mouvement et le changement même, c'est celui du temps et du devenir.
III.—Outre les idées d'action et de puissance, l'idée de liberté enveloppe celle du moi, conçu comme cause amenant la puissance à l'acte. Mais avons-nous conscience du moi comme d'une réalité vraiment indépendante et active? Là est le grand problème.
Bain, dans sa critique de la liberté conçue comme détermination de soi par soi-même, nie l'existence d'une région séparée qui serait le moi, et dit qu'il ne reste rien en nous, pas plus que dans un «morceau de quartz, après l'énumération complète ou exhaustive de toutes les qualités.» Même doctrine chez Spencer, qui voit dans l'illusion du moi séparé la raison de l'illusion du libre arbitre.—Cherchons d'abord les difficultés que soulève cette doctrine purement phénoméniste[21]. L'énumération exhaustive, peut-on dire, ne suffit que pour les choses purement numériques et numérables; même alors, elle présuppose une qualification, et le nombre ne sert que de cadre extérieur aux qualités spécifiées. Maintenant, mettez sur une même ligne tous mes événements passés, présents, à venir, et supposons la qualification complète. Douleur + plaisir + pensée + autre plaisir + désir..., est-il bien sûr que ce soit là le tout de moi-même? Il faut au moins, comme pour les nombres, ajouter ce qui relie ce tout en une synthèse; et le lien n'est plus ici entre des quantités discontinues, mais entre des événements continus. En outre, je ne relie pas seulement les faits entre eux; mais je les relie tous à un terme supérieur et enveloppant, quoique non vraiment «séparé», qui est ma conscience même et que j'appelle moi. Il faut donc ajouter à notre liste ce caractère remarquable qui fait que chaque terme est pensé et pensé comme mien, qu'il est ou me paraît mien. Nous avons alors: douleur et attribution à moi + plaisir et attribution à moi, etc. Ce n'est pas encore tout; car, dans la trame de ce qu'on appelle mes événements, il y a des choses que je ne considère pas comme miennes de la même façon que les autres: il y a des choses dont, à tort ou à raison, je crois voir en moi la condition ou suffisante ou principale et que j'attribue à mon activité, d'autres que je subis et que j'attribue à des conditions non contenues dans la série des choses miennes. Si on ne tient pas compte de tout cela, l'exhaustion ne sera pas complète. Or, tout cela n'est plus une simple numération, ni même une simple qualification, mais une attribution, une relation toute particulière des termes multiples et changeants à un terme qui s'apparaît à lui-même comme permanent.—Il nous suffira, direz-vous, d'ajouter à chaque fait la propriété d'apparaître comme mien, d'avoir pour conséquent uniforme l'idée d'un moi, et l'exhaustion sera alors complète: la liste ainsi achevée sera l'équivalent de ce qu'on appelle la personne et pourra lui être substituée.—Oui, répondront les partisans de l'objectivité du moi, mais c'est peut-être comme on substitue à un cercle des polygones d'un nombre indéfini de côtés, qui donnent l'approximation indéfinie du cercle sans donner jamais le cercle lui-même. Dans la pratique de la vie et dans le langage, la série des événements miens est le substitut du moi: il n'est pas certain qu'elle soit adéquate au moi lui-même. Ce que nous désignons par moi, c'est la raison, quelle qu'elle soit, de la synthèse finale, la cause de cette constante réduction à l'unité. Il y a quelque chose qui fait que tous mes éléments sont liés entre eux, et liés à l'idée de moi-même; et c'est ce quelque chose, esprit ou cerveau, dont les événements intérieurs semblent le substitut.
Les partisans de l'objectivité du moi, pour continuer de soutenir ce qu'il y a de plausible dans leur thèse, pourraient aussi relever une confusion que l'on commet souvent dans les discussions relatives au moi. L'idée du moi peut désigner soit l'idée réfléchie, soit le sentiment spontané de notre existence. Or l'idée réfléchie du moi n'est qu'une manifestation distincte et contrastée de notre existence, de notre pensée; cette connaissance analytique que nous avons de notre existence est dérivée; le sentiment spontané, au contraire, la conscience immédiate de l'être, de la sensation, de la pensée, ne semble plus une résultante tardive des sensations, mais un élément immédiat et toujours présent à chaque sensation, sous une forme implicite, élément sans lequel la sensation ne serait pas sentie, ne serait pas consciente. L'idée réfléchie du moi est le produit d'une élaboration longue et complexe, elle est en grande partie factice et composée; en outre, le moi peut considérer un grand nombre de qualités avant de se considérer lui-même abstraitement, et de se poser dans la réflexion en face du non-moi; ce n'est pas à dire que, dès l'origine, le sentiment confus de l'existence individuelle et de l'activité centrale n'ait pas été présent à nous dans sa continuité, alors même que nous ne le traduisions pas sous les formes discontinues de la pensée abstraite et générale, ou du langage et de ses catégories artificielles. Si toutes nos pensées finissent par se ranger aux deux pôles du sujet et de l'objet, c'est sans doute que, dès le commencement, elles offraient cette orientation naturelle; les particules aimantées, qui finissent par se disposer en ordre aux deux extrémités de l'aimant, n'en ont-elles pas dès le premier instant subi l'influence? Les oppositions nécessaires à la conscience analytique et réfléchie ne sont point également indispensables pour la conscience synthétique et spontanée. Bien plus, nous concevons une limite où les oppositions expireraient et où la pensée serait immédiatement présente à elle-même, se pensant en même temps qu'elle pense le reste. La pensée s'évanouit-elle, comme le croit Hamilton, dans cette unité fondamentale du sujet et de l'objet? Peut-être, mais peut-être aussi est-ce là qu'elle se constitue: cette unité serait alors la pensée même.—
Dans cette argumentation, les partisans du moi mêlent les hypothèses métaphysiques à l'observation psychologique, et concluent trop précipitamment de l'existence d'un vinculum à celle d'un vinculum substantiale qui dépasse l'expérience. Il y a pourtant dans leur thèse une chose qu'on peut retenir: c'est que, dans tout acte de connaissance et de conscience, on ne doit pas exclure le sujet et méconnaître l'originalité de cette notion. Le sujet ne peut se connaître que dans ses sensations et dans ses modifications, non à part, cela est vrai; il ne se saisit pas comme un être qui n'aurait aucune manière d'être; mais d'autre part il ne peut concevoir ses manières d'être comme détachées. La multiplicité qui est dans notre conscience n'est pas une multiplicité physique, comme celle d'un agrégat dont les parties peuvent subsister chacune en elle-même, d'un «morceau de quartz;» c'est une relation d'un autre genre, qui ne peut se confondre avec celle de juxtaposition, de simple coexistence physique, de succession numérique; voilà pourquoi nous la posons à part comme étant la relation originale de la conscience à ce qu'elle saisit, l'aspect subjectif impliqué même par l'aspect objectif. Plus on montre l'impossibilité de mettre d'un côté le sujet et d'un autre côté ses manières d'être, plus on élève au-dessus de toute relation numérique et mécanique la relation incompréhensible de la conscience à ses manières d'être. Aussi l'école anglaise a-t-elle reconnu elle-même qu'il y a là quelque chose de spécial, d'irréductible aux phénomènes purement extérieurs et mécaniques. Stuart Mill finit par dire: «Le lien ou la loi inexplicable, l'union organique qui rattache la conscience présente à la conscience passée qu'elle nous rappelle, est la plus grande approximation que nous puissions atteindre d'une conception positive de soi. Je crois d'une manière indubitable qu'il y a quelque chose de réel dans ce lien, réel comme les sensations elles-mêmes, et qui n'est pas un pur produit des lois de la pensée sans aucun fait qui lui corresponde. A ce titre, j'attribue une réalité au moi,—à mon propre esprit,—en dehors de l'existence réelle des possibilités permanentes, la seule que j'attribue à la matière: et c'est en vertu d'une induction fondée sur mon expérience de ce moi que j'attribue la même réalité aux autres moi ou esprits.»—«Nous sommes forcés de reconnaître que chaque partie de la série est attachée aux autres parties par un lien qui leur est commun à toutes, qui n'est que la chaîne des sentiments eux-mêmes: et comme ce qui est le même dans le premier et dans le second, dans le second et dans le troisième, dans le troisième et dans le quatrième, et ainsi de suite, doit être le même dans le premier et dans le cinquième, cet élément commun est un élément permanent. Mais après cela, nous ne pouvons plus rien affirmer de l'esprit que les états de conscience. Les sentiments ou les faits de conscience qui lui appartiennent ou qui lui ont appartenu, et son pouvoir d'en avoir encore, voilà tout ce qu'on peut affirmer du soi,—les seuls attributs possibles, sauf la permanence, que nous pourrons lui reconnaître[22].» Spencer, lui, s'aventure plus loin: «Comment la conscience peut-elle se résoudre complètement (selon Hume) en impressions et en idées, quand une impression implique nécessairement l'existence de quelque chose d'impressionné? Ou bien encore, comment le sceptique, qui a décomposé sa conscience en impressions et en idées, peut-il expliquer qu'il les regarde comme ses impressions et ses idées[23]?» Spencer, il est vrai, revient dans sa Psychologie à l'objection du moi séparé, et fonde même l'illusion du libre arbitre sur l'illusion de cette séparation. Il donne au problème la forme du dilemme suivant: «Ou le moi qui est supposé déterminer et vouloir l'action est un certain état de conscience, simple ou composé, ou il ne l'est pas. S'il n'est pas un certain état de conscience, il est quelque chose dont nous sommes inconscients, quelque chose donc qui nous est inconnu, quelque chose dont l'existence n'a et ne peut avoir pour nous aucune évidence, quelque chose donc qu'il est absurde de supposer existant. Si le moi est un certain état de conscience, alors, comme il est toujours présent, il ne peut être à chaque moment autre chose que l'état de conscience présent à chaque moment... Ainsi, il est assez naturel que le sujet des changements psychologiques dise qu'il veut l'action, vu que, considéré au point de vue psychologique, il n'est en ce moment rien de plus que l'état de conscience composé par lequel l'action existe[24].» Ce dilemme est ingénieux, mais pas assez pour ne point laisser échapper la vraie question. En ce qui concerne le premier terme du dilemme, le sujet à fond inconnu et inconscient, il n'est pas de tout point «absurde» d'en supposer l'existence. Les Kantiens pourront, en effet, appuyer cette hypothèse sur le principe de causalité, et Spencer vient lui-même de dire, en termes trop substantialistes qu'il est difficile de se figurer des impressions sans «quelque chose» d'impressionné. C'est précisément par là que Kant aboutissait à son moi-noumène, à son moi-transcendant, lequel d'ailleurs peut n'être, au fond, que l'organisme même ou la loi inconnue qui en relie tous les phénomènes en un tout organique. Il eût fallu discuter cette hypothèse. Quant au second terme du dilemme, le moi conscient, en admettant que nous ne soyons à chaque instant «rien autre chose que l'état de conscience présent» il reste toujours à savoir ce qui est contenu dans cet état de conscience; or, l'expression même que Spencer emploie implique un état et une conscience; l'état est particulier et passager, les partisans du moi demanderont s'il n'est pas l'état d'une conscience générale et durable, comme «la conscience de la force absolue» dont Spencer lui-même nous gratifie. Outre les états de conscience, il y a au moins la loi qui les relie, et cette loi a elle-même un fondement dans quelque réalité; les partisans du moi pourront donc encore demander si cette réalité n'est pas précisément la conscience même, le moi conscient. Enfin, que la conscience soit une simple forme ou le fond même de l'être, toujours est-il qu'elle est la condition sine qua non de la pensée et de la sensation même: elle est un élément sui generis, d'une incontestable originalité. Qu'on réduise tout en nous à la sensation, peu importe, car la sensation enveloppe cette chose elle-même à la fois si étrange et si familière: une conscience, un sujet immédiatement présent à lui-même, une pensée qui, en pensant autre chose, se pense elle-même plus ou moins confusément. L'existence de la pensée et de la conscience est l'infranchissable limite du mécanisme purement géométrique. Au reste, Spencer lui-même, dont la doctrine n'est pas toujours bien consistante, conclut sa psychologie en disant que, si tout ce qui est dans le sujet pensant ne peut être pensé qu'en termes d'objets, d'autre part les termes d'objets ne peuvent être saisis qu'en termes de sujet. M. Taine, à son tour, reconnaît l'antériorité logique du subjectif sur l'objectif, du mental sur le mécanique, puisqu'en définitive nous ne connaissons rien que dans et par la conscience, dans et par le sujet qui se pense en pensant toutes choses.—
Voilà ce qu'on peut dire de plus plausible en faveur de l'existence du moi. Il est incontestable que, comme sujet pensant, le moi est impossible à nier, et c'est ce qu'on peut retenir de l'argumentation précédente; mais il n'en résulte point immédiatement, comme le voudraient les spiritualistes, que le moi soit ni vraiment individuel, ni simple, ni identique, ni indépendant de l'organisme, ni libre. Sans doute la conscience est une donnée immédiate, sans laquelle aucune autre chose ne peut être donnée pour nous; je ne sens rien si je ne sens pas ce que j'appelle mon existence, je ne pense rien si je ne pense pas ma pensée; mais d'abord cette existence et cette pensée sont-elles dans la réalité aussi individuelles qu'elles le paraissent? Que d'autres explications possibles! On pourrait supposer, par exemple, que c'est de l'existence en général que j'ai conscience, ou plutôt de l'existence universelle, que Schopenhauer appelait la Volonté universelle. L'individualité commencerait avec les formes, qui supposent la multiplicité des sensations et un cerveau capable de les concentrer en soi; alors seulement la pensée deviendrait individuelle; la conscience prendrait, elle aussi, une forme individuelle, une forme de moi distinct. Qui nous assure que c'est là autre chose qu'une forme, liée à la manière dont le cerveau concentre les sensations et les pensées? De même que notre être, considéré objectivement, est inséparable de l'être de l'univers, pourquoi notre pensée serait-elle autre chose qu'une concentration, en un certain point du temps, de la pensée répandue partout dans l'univers?—Voilà l'hypothèse panthéiste et moniste. Or, ce n'est pas en consultant notre conscience que nous pourrons en vérifier la fausseté ou la réalité. Descartes aura beau dire «je pense, donc je suis,» la pensée et l'existence sont à coup sûr certaines, mais le je ou moi, certain aussi comme forme de la pensée et de l'existence, est-il certain comme fond absolu, durable, distinct, comme monde séparé, comme microcosme? Là-dessus, la conscience m'apprend comment je me pense subjectivement, non comment je suis objectivement. Aussi, ce qu'il y a de certain dans le je pense, c'est le penser, ce n'est pas le je. Le vrai et seul évident principe est le suivant: la pensée est; il y a de la pensée, il y a de l'être, il y a de la conscience. Quant à moi, ce mot ne désigne que la conscience même de la pensée sans m'en révéler l'individualité véritable, d'autant plus que toute pensée a un objet et un objet multiple, et que, par conséquent, la multiplicité s'impose à la conscience autant que l'unité. Si le moi paraît un et simple, ce peut fort bien être, comme le dit Kant, parce qu'il est «la plus pauvre des représentations,» la pensée «vide de tout contenu.» Par moi ou cette chose qui pense, «on ne se représente rien de plus qu'un sujet transcendantal de la pensée = x; ce sujet ne peut être connu que par les pensées qui sont ses prédicats, et en dehors d'elles nous n'en avons pas le moindre concept. La conscience n'est pas une représentation qui distingue un objet particulier, mais une forme de la représentation en général, en tant qu'elle mérite le nom de connaissance[25].» Le fond qui est sous cette forme, le réel, le concret, le vivant, c'est le sentir, le penser, le jouir, le souffrir, le désirer; c'est la conscience avec la multitude de ses états; mais nous ne savons toujours pas si elle est vraiment et objectivement individuelle.
Même incertitude sur l'identité ou la non-identité du moi. Là encore le pour et le contre peuvent être soutenus par des arguments qui ne semblent décisifs ni d'un côté ni de l'autre.
On ne prouve pas que le moi soit de tout point illusoire et que la conscience spontanée soit sans fond propre, quand on rappelle les incontestables déviations et les erreurs dont l'idée réfléchie du moi est susceptible. En premier lieu, dit-on, certains matériaux étrangers peuvent s'introduire dans l'idée que nous avons de nous-mêmes; une série d'événements imaginaires s'insère alors dans la série des événements réels, et nous nous attribuons ce que nous n'avons pas fait[26].—Soit, répondent les partisans du moi identique; mais sur quel point alors porte exactement l'erreur? Est-ce sur le moi et sur la volonté, ou au contraire sur tout ce qui n'est pas le moi ni son action? Balzac croit avoir donné à son ami un cheval qu'il avait l'intention de lui offrir, et qu'il ne lui a pas donné réellement; l'erreur porte sur la réalisation effective et matérielle de la chose dans le monde externe, sur la part du non-moi: Balzac a réellement désiré et voulu faire ce don, il l'a réellement fait dans son imagination, et il a assisté d'avance à la scène dont il était le principal acteur. De même pour les songes et les hallucinations; ce qui leur manque, c'est la réalité extérieure dans le non-moi, nullement la réalité intérieure dans la conscience. Dans d'autres cas, inverses des précédents, nous attribuons à autrui des événements qui appartiennent au moi. Au milieu d'un monologue mental, une apostrophe, une réponse jaillit, une sorte de personnage intérieur surgit et nous parle à la deuxième personne:—Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.—«Supposez que ces apostrophes, ces réponses, tout en demeurant mentales, soient tout à fait imprévues et involontaires, que le malade ne puisse les provoquer à son choix, qu'il les subisse, qu'il en soit obsédé; supposez enfin que ces discours soient bien liés, indiquent une intention..., il sera tenté de les attribuer à un interlocuteur invisible[27].» Les partisans du moi identique répondent à M. Taine qu'il est obligé d'introduire ici la distinction du volontaire et de l'involontaire, pour expliquer l'aliénation d'une partie de nos pensées, de nos sentiments, de nos actes. Ce que nous subissons doit nous paraître étranger; or, nous pouvons devenir en quelque sorte passifs de nous-mêmes; des choses d'abord volontaires deviennent involontaires par l'habitude: il s'établit alors une lutte de nous avec nous-mêmes, du moins de la volition présente avec les effets accumulés des volitions passées, ou, physiologiquement, de la voie nouvelle que tente de suivre la décharge nerveuse avec les canaux déjà tracés qui s'opposent à ce nouveau cours. Il y a toujours en nous une aliénation partielle de nous-mêmes; pour que cette aliénation s'exagère jusqu'à l'hallucination, il suffit que les conditions organiques viennent ajouter leur tyrannie à celle qui résulte déjà de nos idées et de nos passions acquises. Les vibrations maladives du cerveau produisent alors des sensations fortes, réellement imprévues et non voulues. D'après les règles ordinaires de l'attribution aux causes, nous attribuons ce que nous éprouvons à des causes différentes de nous-mêmes, et à vrai dire nous n'avons pas tort; notre seule erreur, c'est de projeter à une trop grande distance les causes étrangères à notre volonté. Elles sont en nous et dans notre cerveau; notre induction les place plus loin dans le monde extérieur; ici encore l'erreur porte, à vrai dire, sur l'extériorité. Si le moi se trompe, c'est dans le partage des modes relatifs entre les deux termes, moi et non-moi. Les associations, étant acquises, peuvent être défaites, même les plus importantes. Par exemple l'association du sentiment de notre existence propre avec notre nom propre peut être détruite; Pierre se donne le nom de Paul; il peut même confondre l'histoire de Paul avec la sienne. Mais notre histoire, à vrai dire, n'est pas encore tout à fait nous-mêmes; c'est notre manifestation à travers le temps. Notre histoire est surtout celle de nos relations avec autrui et avec les choses extérieures; elle a surtout pour objet nos affaires étrangères, dont nos affaires intérieures elles-mêmes ne sont jamais isolées. Tout cela peut donc à la rigueur s'oublier, se confondre, s'aliéner. Dans ce cas encore, l'oubli et l'erreur portent seulement sur nos relations multiples, qui ne sont pas le moi lui-même, réel ou formel. L'oubli, du reste, semble être toujours momentané, l'erreur toujours réparable; la maladie a toujours un remède, connu ou inconnu. La nature opère souvent la guérison par ses propres ressources, à défaut de l'art. Témoin cette dame américaine qui, au sortir d'un long sommeil, se réveilla sans aucun souvenir apparent, fit de nouveau connaissance avec ceux qui l'entouraient, apprit de nouveau à écrire, puis, après un autre sommeil prolongé, retrouva au réveil le souvenir de sa première période en perdant celui de la seconde. On en a conclu qu'il y avait dans le même être deux personnes morales, deux moi qui se sont succédé périodiquement pendant plus de quatre années. C'est aller un peu trop vite. On nous dit que cette dame, «quand elle est dans son ancien état,» a une belle écriture, et dans son second «une pauvre écriture maladroite;» l'écriture n'est pas le moi ni la volonté. On ajoute qu'elle ne reconnaît pas dans une période les personnes qu'elle n'a vues que dans la période précédente; les autres personnes ne sont pas le moi. On ne nous dit pas si son caractère était sensiblement modifié: la chose aurait valu la peine d'un examen, car ici nous approchons du moi; mais enfin, supposons un complet oubli, une vraie table rase: ce n'est encore là qu'une perte apparente de soi-même, puisque en fait tous les souvenirs qui semblaient à jamais perdus ont été retrouvés. Donc le premier moi, réel ou formel, subsistait toujours, et il est inutile de faire intervenir un second moi, un second personnage, là où le premier suffit. Quand la chaleur employée à faire fondre la glace devient latente, puis, après la fusion, redevient sensible, nous ne croyons pas nécessaire de supposer deux chaleurs. Ce cas maladif exceptionnel a son analogue dans l'alternative de la veille et du sommeil, qui ne scinde pas pour cela véritablement notre conscience en deux. Bien plus, pendant la veille même, il a son analogue dans les faits les plus simples d'oubli. L'oubli est un sommeil partiel, comme le sommeil est un oubli partiel. Par exemple, je vais de mon bureau à ma bibliothèque pour chercher un livre; en chemin j'oublie de quel livre il s'agit et fais d'inutiles efforts pour m'en souvenir: est-ce à dire que je sois scindé en deux, que je sois devenu une autre personne, qu'il y ait en moi-même deux moi, l'un qui pensait tout à l'heure à ce livre, l'autre qui n'y pense plus? Je reviens à mon bureau pour me remettre dans le même courant d'idées, et un instant après le souvenir me revient; est-ce le premier moi qui a pris la place du second? L'écheveau des associations est toujours plus ou moins extérieur à ma volonté, de même que l'écheveau de fil à la main qui le débrouille. Ce que j'entends par moi est quelque chose qui me paraît supérieur à ce que j'oublie comme à ce dont je me souviens. Supposons qu'au lieu d'oublier un seul fait, j'oublie toute une série de faits, toute une période de mon histoire, et même toute mon histoire: je ne deviendrai pas nécessairement pour cela un autre individu. La solution de continuité produite dans la connaissance analytique de moi-même pourrait n'être pas absolue et ne pas m'atteindre en moi-même; les perceptions sourdes dont parle Leibniz continueraient à manifester le même individu.
Telle est la discussion à laquelle peuvent donner lieu les maladies de la mémoire et de la conscience, sous lesquelles on peut toujours supposer la persistance de notre identité personnelle, liée elle-même à la persistance du cerveau. Mais, ni d'un côté ni de l'autre, aucun argument n'est décisif relativement à la réalité absolue des choses. Si les matérialistes ne peuvent entièrement démontrer la non-identité absolue du moi, encore bien moins les spiritualistes peuvent-ils démontrer ou vérifier son identité absolue. La mémoire fût-elle toujours à l'abri des altérations et des maladies, des erreurs mêmes sur le passé, elle ne constituerait pas pour cela une preuve suffisante de notre identité.
En effet, nous ne saisissons pas directement le passé en lui-même; nous ne pouvons le saisir que dans le présent. Dès lors, en nous supposant réduits à cette preuve, nous pouvons toujours nous demander si, dans l'intervalle du passé au présent, nous n'avons point changé en notre fond, quoique identiques dans la forme de la pensée. D'autant plus que, matériellement, la mémoire est liée à une innervation du cerveau, dont les parties sont changeantes. «Une boule élastique qui en choque une autre en droite ligne, dit Kant, lui communique tout son mouvement, par conséquent tout son état, si l'on ne considère que les positions dans l'espace. Or, admettez, par analogie avec ces boules, des substances dont l'une transmettrait à l'autre ses représentations avec la conscience qui les accompagne, la dernière substance aurait conscience de tous les états qui se seraient succédé avant elle comme des siens propres, puisque ces états seraient passés en elle avec la conscience qui les accompagne, et pourtant elle n'aurait pas été la même personne dans tous ces états.» Le souvenir, en effet, comme renouvellement d'une représentation particulière, est un phénomène qui peut se transmettre et se reproduire de la même façon que les autres phénomènes. Seule, la reconnaissance immédiate d'un moi absolu dépasserait la sphère des phénomènes; mais elle présupposerait un moyen de se reconnaître qui fût indépendant du temps lui-même. La conscience de l'identité dans différents temps impliquerait la conscience de quelque principe qui, dans un même temps, dépasserait le temps et fonderait par là l'identité à venir. Aussi, Maine de Biran et ses disciples ont-ils été amenés à soutenir que nous nous saisissons nous-mêmes en dehors du temps et, comme dit Spinoza, sub specie æterni. Mais, outre que cette conscience de l'éternel ou de l'intemporel, qui serait la conscience et l'intuition du noumène, est ce qu'il y a de plus problématique, elle ne serait toujours, fût-elle certaine, qu'une conscience non individuelle, une conscience de ce qui est supérieur au moi, de ce qui est vous autant que moi, une conscience de l'universel. Le moi ne serait plus absorbé dans ses organes, mais il le serait dans l'unité absolue de la «raison.» La volonté dont nous aurions ainsi la vague conscience serait de nouveau la volonté universelle de Schopenhauer ou la substance éternelle de Spinoza.
A l'objection de Kant, tirée de la communication du mouvement et, en dernière analyse, de la communication du changement ou des manières d'être, on ne pourrait répondre qu'en montrant dans la conscience quelque chose d'absolument incommunicable; et pour trouver ce je ne sais quoi d'incommunicable, il ne suffirait pas de comparer le moi en différents temps, il faudrait pouvoir reconnaître, non seulement dans un seul et même instant, mais même indépendamment de toute durée, ce qui le rend incommunicable et impénétrable. Or, dès qu'on s'élève au-dessus du temps comme de l'espace, l'être est, au contraire, nécessairement pensé comme communicable, pénétrable, ouvert de toutes parts, en un mot universel. L'individuation, à cette hauteur, se perd dans un profond mystère, et on ne peut plus comprendre tous les esprits que dans un seul esprit. D'autre part, si de cette région problématique des noumènes nous redescendons dans le monde du temps et de l'expérience, le moi ne nous offre plus qu'une impénétrabilité de fait et en quelque sorte matérielle, qu'une incommunicabilité relative qui peut n'être pas définitive. En effet, il y a nécessairement communication, d'une manière quelconque, entre les êtres, puisqu'en fait et dans l'expérience nous nous communiquons des changements, des modifications, nous agissons et pâtissons les uns par rapport aux autres. Contre ce fait (pas plus que contre la réalité du mouvement) ne peuvent prévaloir les spéculations des métaphysiciens sur l'incommunicabilité entre les «substances,» ou, si les substances sont réellement incommunicables, le fait de la communication réciproque prouve précisément que nous ne sommes point des substances. L'histoire naturelle et la psychologie des animaux nous montrent la fusion de plusieurs êtres en un seul, doué probablement de quelque conscience centrale. L'insecte coupé en deux tronçons qui continuent de sentir nous révèle la division possible d'une conscience encore à l'état de dispersion. La communication mutuelle des sensations entre les deux sœurs jumelles soudées par le tronc, est un fait physiologique qui nous ouvre des perspectives sur la possibilité de fondre deux cerveaux, deux vies, peut-être deux consciences en une seule[28]. Actuellement, les moi sont impénétrables; mais l'impossibilité de les fondre peut tenir à l'impossibilité de fondre les cerveaux. Si nous pouvions greffer un centre cérébral sur un autre, rien ne prouve que nous ne ferions pas entrer des sensations, auparavant isolées, dans une conscience commune, comme un son entre dans un accord qui a pour nous son unité, sa forme individuelle. Sans doute, nous n'arrivons pas à comprendre ce mystère: ne faire plus qu'un avec une autre conscience, se fondre en autrui, et pourtant c'est ce que rêve et semble poursuivre l'amour. Qui sait si ce rêve n'est pas l'expression de ce que fait continuellement la nature, et si l'alchimie universelle n'opère pas la transmutation des sensations par la centralisation progressive des organismes? Ce moi dont nous voudrions faire quelque chose d'absolu,—qui pourtant doit bien être dérivé de quelque façon et de quelque façon relatif, s'il n'est pas l'«Absolu» même, s'il n'est pas Dieu,—ce moi que Descartes voulait établir au rang de premier principe, plus nous le cherchons, plus nous le voyons s'évanouir, soit dans les phénomènes dont il semble l'harmonie concrète, soit dans l'être universel qui n'est plus ma pensée, mais la pensée ou l'action partout présente.
Dès lors, que devient la conscience de notre indépendance en tant que moi, de notre liberté individuelle?
Cette conscience de la liberté supposerait que nous nous voyons absolument indépendants: 1o de notre corps; 2o de l'univers; 3o du principe même de l'univers. Eh bien, nous aurons beau contempler notre conscience et répéter avec Descartes: cogito, cogito, nous ne verrons pas par là notre réelle indépendance par rapport à notre organisme. «Ce qui peut être conçu séparément, dit Descartes, peut aussi exister séparément.» Kant a montré l'impossibilité de ce passage d'une distinction intellectuelle, subjective, à une séparation réelle, objective. «Dire que je distingue ma propre existence, comme être pensant, des autres choses qui sont hors de moi, et dont mon corps fait aussi partie, c'est là une proposition simplement analytique; car les autres choses sont précisément celles que je conçois comme distinctes de moi. Mais cette conscience de moi-même est-elle possible sans les choses hors de moi, par lesquelles les représentations me sont données, et par conséquent puis-je exister simplement comme être pensant, sans être homme [et uni à un corps]? C'est ce que je ne sais point du tout par là[29].»
Je sais encore bien moins, par la connaissance de ma conscience, si je puis exister indépendamment de la totalité des êtres, de l'univers avec lequel mes organes me mettent en communication. Il faudrait, pour le savoir, que j'eusse mesuré l'action de toutes les causes extérieures, et que je pusse montrer un résidu inexplicable par ces causes, explicable par moi. J'aurais besoin, pour résoudre ce problème, de la science universelle. La prétendue conscience de la liberté serait donc identique à la science de l'univers. Quant à savoir si je puis exister sans un principe supérieur à moi comme à l'univers même, en un mot si je suis l'absolu, c'est ce que l'inspection de ma conscience ne m'apprendra jamais. Et pourtant, pour avoir conscience de ma substantialité propre, il ne faudrait rien moins qu'avoir conscience de ce que les scolastiques appelaient mon aséité, mon existence par moi seul[30]. On définit la substance ce qui est véritablement en soi-même et non dans autre chose comme une simple qualité. Mais ce qui est en soi-même, Spinoza l'a bien compris, c'est ce qui est par soi-même, ce qui est cause de soi-même, ce qui est indépendant ou absolu. On a beaucoup critiqué cette définition de Spinoza; mais, en définitive, l'être qui ne contient en lui-même rien d'absolu, et qui n'est qu'un ensemble de relations et de dépendances, a-t-il le droit de dire qu'il existe individuellement et en lui-même? Que peut-il montrer, comme titre à l'existence, qui lui appartienne? A-t-il un droit de propriété véritable à faire valoir dans le domaine infini de l'être? ne pourrait-on pas montrer toujours que, s'il possède quelque chose à la surface, le sol lui-même et le fonds ne lui appartiennent point? Il est de par toutes les autres choses et non de par lui-même; en conséquence, il est en tout, plutôt qu'en lui-même. Il n'est pas plus pour soi que par soi et en soi. Ce sont là trois choses inséparables. La conscience de la vraie substantialité, la conscience de l'absolu, voilà ce qui pourrait constituer une vraie conscience de notre indépendance personnelle, de notre liberté, voyant en soi, a priori, la raison et la cause de tout ce qu'elle veut, de tout ce qu'elle est. Si on le méconnaît, c'est qu'on partage une erreur commune à presque tous les philosophes: la confusion du nécessaire et de l'absolu, laquelle se réduit à la confusion de la nécessité et de la liberté. Entend-on par substance la dernière nécessité de notre être, ce qui nous impose nos manières d'être fondamentales, notre caractère personnel?—Alors, relativement à nous, la substance devient quelque chose de passif, reçu du dehors. Or, ce n'est plus notre activité, notre volonté, mais notre nature. Cherchons en nous cette nécessité dernière, nous ne la trouverons pas. Notre nature nous a été donnée, imposée: c'est la part du physique. Notre nature se réduit aux conditions extérieures de notre activité, au milieu où elle agit, aux nécessités qu'elle subit, aux dépendances et aux relations où elle est engagée. En croyant nous chercher nous-mêmes dans cette substance prétendue qui serait notre nécessité, nous cherchons autre chose. La substance ainsi entendue est, comme toute nécessité, impersonnelle. J'ajoute qu'elle est physique; c'est notre corps. Et, comme notre corps n'est qu'un détail du grand monde, notre substance est universelle: notre vrai support est le monde entier. Enfin, si le monde entier se ramène à quelque nécessité primitive et universelle, notre substance finit par se confondre avec cette unité nécessaire, avec cette loi universelle, avec ce fatum suprême, qu'on a si faussement appelé Dieu. Dans cette première voie, notre substance fuit donc en quelque sorte devant nous. Loin d'être le moi, la personne, elle est le non-moi, l'impersonnel. De sorte qu'on aboutit par là à cette conséquence: notre être, c'est l'être d'autrui et de tous. En d'autres termes, nous n'existons pas réellement. Telle serait, dans cette hypothèse, la substance objective, inconnue, l'X de l'équation universelle, le noumène insaisissable.
C'est, au contraire, dans une volonté se suffisant à elle seule, dans une liberté absolue que la vraie substance pourrait résider. Mais dans ce second sens, le plus qu'on pût accorder à l'homme, ce serait simplement une vague conscience de la force ou volonté universelle qui agit en nous comme dans les autres; cette prétendue conscience de l'universel n'est sans doute qu'une pure idée. En tout cas, nous perdons notre moi par ce second côté comme par l'autre. Si nous avions ainsi conscience de quelque liberté, ce ne serait pas de notre liberté individuelle, mais de la liberté, de l'unité absolue, supérieure à notre individualité propre. En ce cas, je serais libre là où précisément je ne serais plus moi. En tant que moi, en tant qu'être distinct et déterminé, je suis déterminé dans mon action comme dans mon être, je suis pris au réseau du déterminisme universel. La liberté, si elle existe, n'est plus que le mens agitat molem. De même donc que mon moi se perd dans la substance des métaphysiciens conçue comme nécessité fondamentale, il se perd aussi, semble-t-il, dans la substance conçue comme liberté fondamentale. Si la nécessité n'est pas moi, l'absolu d'autre part n'est pas moi, ou du moins il n'est pas ce qu'il y a d'individuel et de proprement mien en moi-même.
En dernière analyse, la conscience hypothétique de la liberté se réduit ou bien à la vague conscience d'une existence absolue et universelle, d'une volonté absolue qui ne serait pas vraiment notre volonté individuelle, ou bien à une idée d'absolu, à une idée de liberté, qui est pour le moi un idéal, et non encore une réalité présente au moi. Que la liberté, l'absolu, soit la réalité même, on peut le prétendre; mais ma liberté, mon indépendance absolue est certainement une idée. Je n'ai pas conscience d'être libre, moi; j'ai seulement conscience de penser la liberté, de l'aimer et d'y tendre.
Cette idée même de liberté, nous l'avons vu[31], se produit tout naturellement sans exiger aucun effet de notre part, car elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet calcul. Par un phénomène singulier, l'idée si utile de notre puissance volontaire provient de notre impuissance intellectuelle et de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective intérieure, et cette apparence même les rapproche pratiquement. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de bout?
La «conscience de l'indépendance» peut donc avoir pour fond réel l'inconscience de la dépendance[32].
Soit un motif déterminé: il est clair que je puis ne pas le suivre,—si j'en suis un autre; mais cet autre à son tour, je puis ne pas le suivre. J'acquiers ainsi l'idée de mon indépendance générale par rapport à chaque motif particulier, et je finis même par me persuader que, si je vide la volonté de tout motif, il restera encore une puissance indépendante, une volonté pure et absolue analogue à la pensée pure d'Aristote. Il me semble même alors que je réalise en moi cette volonté et que j'en ai le sentiment ou la conscience. Mais, quand j'ai le sentiment de n'être pas nécessité dans un acte, ce peut être précisément parce que la nécessité y est entière. En effet, pour sentir une nécessité et une contrainte, c'est-à-dire au fond un obstacle, il y faut résister en quelque mesure et par cela n'être pas complètement entraîné; mais, si la nécessité se confond avec mon action même, ou plutôt avec mon vouloir, je n'ai plus que le sentiment d'une spontanéité entière. Il ne faut pas se figurer toujours la nécessité sous la forme anthropomorphique d'une contrainte matérielle, comme celle d'un bras contraint par un autre bras; elle peut être la volonté même et le moi; elle peut être tellement dégagée de résistances extérieures que toute idée de contrainte disparaisse et que la nécessité immanente se voie elle-même spontanéité.
Puisque à tous les points de vue la conscience de la liberté individuelle demeure insaisissable, le vrai problème de la liberté est bien celui que nous avons posé à plusieurs reprises:—Jusqu'à quel point et par quels moyens l'idée de la liberté est-elle réalisable au sein même du déterminisme?—C'est à ce problème qu'aboutissent nécessairement tous les systèmes métaphysiques, et c'est sous cette forme seule qu'on peut espérer un rapprochement pratique de ces systèmes. Le problème de la liberté individuelle n'est autre que celui de l'individuation: on ne peut espérer le résoudre théoriquement et métaphysiquement avec certitude; il ne prend de forme scientifique que sous la formule suivante: «Jusqu'à quel point et par quelle série de moyens-termes pouvons-nous nous individualiser?» et aussi, dans l'ordre moral: «Jusqu'à quel point pouvons-nous nous universaliser?»—C'est donc une question de limite à déplacer, une question expérimentale d'évolution et de progrès.
CHAPITRE DEUXIÈME
L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.—LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE
I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans l'intelligence. Équilibre artificiel et prévalence artificielle des idées.
II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.
III. Comment la détermination succède à l'indétermination.—Peut-on choisir avec réflexion entre deux choses indifférentes, et où finit la part de la liberté dans ce choix? Expériences psychologiques. Analyse des faits de caprice et d'obstination.
On a espéré prouver psychologiquement l'existence d'une liberté individuelle par l'examen des cas où nous choisissons entre des choses équivalentes et indifférentes. Rien de plus éloigné, au premier abord, que le déterminisme mécanique et cette liberté d'indifférence ou d'équilibre. On ne tarde pourtant pas à découvrir entre ces doctrines une foule de points communs qui peuvent en préparer le rapprochement dans une notion plus scientifique. Tout d'abord, elles ont également pour fond des idées d'équilibre et de mouvement, des idées mécaniques; et elles ne semblent guère, l'une et l'autre, s'élever au-dessus des considérations de forces ou de quantités. La liberté d'équilibre serait plus physique que morale; car le problème moral, que du reste nous ne voulons pas poser encore, ne se pose jamais dans l'indifférence. De même que les mathématiciens réduisent ce qu'on appelle jeux de hasard à des jeux de nécessité mathématique, de même, peut-être, cette sorte de jeu et de hasard intérieur qui semble constituer la liberté d'indifférence s'explique-t-il par les règles générales du mécanisme, auxquelles il paraissait d'abord faire exception.
I.—Le mécanisme et la liberté d'indifférence s'accordent à reconnaître dans la sensibilité, dans l'intelligence, dans l'activité, des cas d'indétermination et de statique mentale qui se ramènent à des états d'équilibre. Mais, l'un et l'autre système le reconnaissent aussi, cette indifférence intérieure, dans nos diverses facultés, n'est jamais que partielle: le repos absolu serait pour nous la mort.
La sensibilité semble parfois dans un état de complète indifférence; mais, avec un peu d'attention, on y découvre toujours quelque sentiment confus, qui enveloppe un effort plus ou moins pénible ou un déploiement plus ou moins agréable d'activité. Je puis d'ailleurs, en faisant attention à quelque objet, soustraire ma réflexion, sinon mon être tout entier, à ces petits changements qui surviennent dans ma sensibilité. C'est alors que celle-ci paraît indifférente; mais cette indifférence n'est pas absolue: car je prends intérêt et plaisir à diriger ma pensée dans ce calme même des sens, comme une barque sur des eaux endormies et indifférentes. En l'absence de tous les autres plaisirs, celui-là reste; il ressemble au sillon que la barque produit à sa suite sur la surface qu'elle traverse: tout autre flot a disparu, mais celui-là suffirait encore pour faire tressaillir la masse des eaux et y entretenir un mouvement perpétuel.
L'indétermination absolue de l'intelligence ne serait que la possibilité abstraite de penser. Ce n'est pas dans cette torpeur de l'intelligence qu'il faut chercher la place et le domaine de la liberté. Si celle-ci peut s'exercer dans l'indifférence du jugement, il ne s'agit alors que d'une indifférence sur certains points, qui ne doit pas exclure, mais plutôt favoriser l'action déterminée de l'esprit sur d'autres points.
L'indifférence partielle de l'entendement peut être produite en premier lieu par l'ignorance; car, à l'égard de ce qu'elle ignore entièrement, mon intelligence ne saurait être qu'indifférente et en repos. La seconde cause d'indétermination dans le jugement est le doute. En effet, le doute est un équilibre produit par l'équivalence en quantité et en qualité des raisons pour l'affirmative et des raisons pour la négative. Ces raisons, considérées en elles-mêmes et dans la réalité concrète des choses, ne sont jamais parfaitement équivalentes, et c'est ce que Leibniz soutiendrait à bon droit; mais, Leibniz ne l'a pas assez remarqué, elles peuvent être équivalentes pour notre intelligence imparfaite, qui ne connaît jamais tous les termes de la question. Par exemple, si je sais qu'une urne où je dois puiser contient cinq boules blanches et cinq boules noires, sans connaître rien de plus, il y aura équilibre parfait dans mon intelligence entre le pour et le contre. Pourtant, cet équilibre n'existe pas dans la réalité. Les boules ne sont pas toutes à égale distance de ma main; il en est qui sont au fond de l'urne, et d'autres par dessus; il y a aussi dans le mécanisme de mon bras quelque chose qui le fera dévier à droite plutôt qu'à gauche. Si je connaissais tous les éléments concrets de la question, l'équilibre serait rompu et le doute disparaîtrait de mon esprit. C'est donc l'ignorance, en définitive, qui produit le doute, et cette seconde cause d'indétermination intellectuelle se ramène à la première.
L'ignorance, nous obligeant à négliger certaines choses qui existent dans la réalité sans exister dans notre pensée, est une sorte d'abstraction naturelle et forcée. D'autre part, l'abstraction logique pourrait être appelée une ignorance artificielle par laquelle nous rendons notre intelligence indéterminée sur certains points pour pouvoir la déterminer sur d'autres points. C'est là un troisième moyen de produire l'indifférence. L'artifice de l'abstraction, en effet, ne nous sert pas seulement dans les questions théoriques; nous le mettons aussi en usage dans les problèmes pratiques, quand nous délibérons sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Nous pouvons alors, par l'abstraction, introduire momentanément l'équilibre entre des idées qui ne sont réellement pas équivalentes. Entre deux partis, dont l'un au premier abord prévaut dans mon jugement, je puis rétablir artificiellement l'équilibre, en faisant abstraction des différences de valeur pour ne considérer que les ressemblances, en détournant mon attention de certains points pour la fixer sur d'autres. L'attention ressemble alors au balancier dont on se sert pour maintenir un équilibre instable: suivant qu'on le penche à droite ou à gauche, on établit la compensation et l'indifférence entre des forces différentes. Cet art de l'équilibre nous est familier à tous; l'enfant l'emploie de bonne heure instinctivement, et l'homme finit par y montrer une adresse vraiment merveilleuse.
Nous pouvons aller plus loin encore, et faire en sorte que le parti inférieur paraisse non seulement égal, mais supérieur à l'autre. Nous faisons, par l'abstraction, rentrer dans une sorte de nuit ce qui pourrait assurer la supériorité à un parti, et nous ne projetons la lumière que sur les côtés par où l'infériorité se montre. Les ruses des sophistes pour faire triompher la mauvaise cause, nous les employons au sein même de notre conscience, dans cette sorte d'assemblée délibérante que forment nos idées.
Nous pouvons aussi, comme les rhéteurs et les sophistes, compenser la valeur d'une raison très forte par un grand nombre de raisons faibles. La première prévaudrait sur chacune des raisons opposées prise à part; mais elle peut être équilibrée ou surpassée par leur ensemble. Parfois encore, comme l'a fait voir Leibniz, la victoire que nous n'aurions pas obtenue en gros, nous l'obtenons en détail, par un groupement habile des questions et des raisons qui fait que, dans chaque groupe, le pour doit l'emporter. Cet artifice rappelle l'adresse des politiques et les moyens dont ils se servent, dans les pays de suffrage, pour obtenir une majorité plus apparente que réelle, en groupant les électeurs dans des circonscriptions habilement distribuées.
Le langage, qui n'est qu'un procédé particulier d'abstraction et d'analyse, est aussi un moyen puissant pour produire artificiellement l'équivalence ou la prévalence des idées. Quelque différents que soient en eux-mêmes le devoir et l'intérêt, les mots de devoir et d'intérêt peuvent être considérés comme indifférents, et nous sommes, par rapport à ces mots, dans un état d'équilibre relatif. Il en est de même des propositions verbales, quand on les compare entre elles. «Il est bon en soi de faire son devoir,» «il est bon pour moi de suivre mon intérêt;»—voilà des propositions très différentes pour le sens, mais qui deviendront presque indifférentes si on débite les mots sans faire attention aux idées. L'idée vraie d'un devoir aurait pu l'emporter sur ma passion présente; mais si je n'oppose à cette passion que le mot même de devoir et la pensée vague qu'il enferme, ne pourrai-je pas parvenir, non seulement à équilibrer les chances entre les diverses raisons, mais même à faire prévaloir dans mon jugement la raison la moins bonne? Leibniz remarque que souvent, en pensant «à Dieu,» à la vertu, à la félicité, nous raisonnons en paroles, presque sans avoir l'objet même dans l'esprit; nous débitons les mots comme des perroquets, et nos raisonnements «sont une espèce de psittacisme» qui ne fournit rien pour le présent à la conscience morale. Les mots peuvent donc être pour l'intelligence un moyen de se soustraire tout à la fois à l'action du sensible et à celle de «l'intelligible.» Par les mots, l'esprit devient comme indépendant des choses mêmes et de leurs différences réelles; par eux il peut se mouvoir facilement en tous sens et porter son attention sur ce qui lui plaît.
Produit de l'ignorance naturelle ou de l'abstraction artificielle, l'indifférence qu'offre parfois la pensée s'accorde avec le déterminisme aussi bien qu'avec la doctrine contraire. Si le désaccord a lieu, ce sera plutôt dans l'explication des états d'indifférence ou d'équilibre que peut offrir la volonté et des moyens par lesquels elle en sort.
II.—Les mobiles et les motifs qui influent sur notre activité ne sont autre chose que les déterminations de notre sensibilité et de notre intelligence. Reid et les éclectiques ont représenté la volonté comme une sorte de puissance neutre qui demeurerait par elle-même indifférente aux différences survenues dans le sentiment ou dans la pensée, et qui ne subirait de leur part aucune action réelle, aucune détermination, ni totale ni partielle. «Des motifs, dit Reid, ne sont ni causes ni agents; ils supposent une cause efficiente, et sans elle ne peuvent rien produire... Un motif est également incapable d'action et de passion, parce qu'il n'est pas une chose qui existe, mais une chose qui est conçue; c'est ce que les scolastiques appelaient un être de raison, ens rationis. Les motifs peuvent donc influer sur l'action, mais ils n'agissent pas[33].» Un motif, dit Reid, n'est qu'une chose conçue; mais d'abord une chose conçue est en même temps une chose sentie, parce que nous prenons toujours un intérêt quelconque à nos idées. En outre, un motif est une réelle action exercée sur nous et par nous. La peur, par exemple, est-elle donc un être de raison qui ne peut agir? Ce n'est sans doute pas la peur prise abstraitement qui agit, semblable aux Euménides et aux Gorgones; mais c'est l'objet terrible qui agit sur nous et qui par cela même modifie notre activité, en provoquant une réaction dont la force est d'autant plus grande que l'action extérieure a été elle-même plus forte. Il y a dans tout motif, dans toute idée, un commencement d'action et même de mouvement qui tend à persister et à s'accroître, comme un élan qui nous serait imprimé ou que nous nous imprimerions. Toute idée est déjà une force; notre activité n'est donc ici nullement indifférente.
Reid se contredit lui-même en disant que les motifs peuvent influencer notre action et nous pousser à agir, mais qu'ils n'agissent pas, comme si influencer n'était pas agir. Hamilton montre bien ce paralogisme de Reid: «Si les motifs poussent à agir, dit-il, ils doivent coopérer à l'action en produisant un certain effet sur l'agent.» Mais Hamilton commet un paralogisme à son tour lorsqu'il ajoute: «Cela ne change rien au raisonnement de dire (avec les nécessitaires) que les motifs déterminent l'homme à agir, ou de dire (avec Reid) qu'ils le déterminent à se déterminer à agir[34].»—Cela change quelque chose, au contraire. Dans le premier cas, l'action du motif est seule et suffit seule à produire l'effet final, par exemple la fuite du danger. Dans le second cas, il y a place pour une autre action, qui peut-être sera elle-même fatale, mais qui peut-être aussi sera libre. Autre chose est de dire simplement que la colère me détermine, et autre chose de dire qu'elle me détermine à me déterminer; car il restera à savoir si la fatalité ne cesse pas là où cesse la première détermination, produite par l'objet, et si la liberté ne commence pas là où commence la seconde, qui vient de moi-même. Il n'y aurait qu'une contradiction apparente dans ces mots: «La peur m'a déterminé fatalement à me déterminer librement entre le courage ou la fuite.» Nous ne prétendons pas que cette détermination libre existe; mais Hamilton n'en prouve pas l'impossibilité, et l'action du dehors n'est pas incompatible avec notre action personnelle. Reid et Hamilton ne mettent, l'un et l'autre, qu'un facteur là où il y en a peut-être deux.
Ainsi, les motifs étant l'action de causes réelles et motrices, on ne peut pas se représenter notre activité comme capable de demeurer absolument indifférente sous cette action. Tous les changements qui se produisent dans le sentiment et la pensée produisent eux-mêmes des changements dans l'activité; ce qui semble alors s'accomplir dans trois «facultés» différentes est au fond la même action motrice tendant à persévérer et à croître, tendant à devenir complète, objective et extérieure, d'incomplète et de subjective qu'elle était d'abord. Si donc les motifs peuvent donner lieu à des faits d'indifférence dans l'activité, ce ne sera jamais une indifférence totale qui pénétrerait dans le fond même de la volonté, mais seulement cette indifférence partielle produite par l'équilibre de plusieurs forces. Examinons ces cas d'équilibre et de statique.
III.—Les motifs donnent lieu à des effets statiques ou mécaniques, parce qu'ils enveloppent de la force. On demandera peut-être comment se mesure cette force des motifs; on dira avec Jouffroy qu'il n'y a point de commune mesure entre une idée et une passion, ou entre telle idée et telle autre.—C'est oublier que toute idée est aussi un sentiment; c'est oublier surtout que les motifs et les mobiles sont des actions suivies de réaction. Là où se trouve l'action se trouve aussi l'intensité, la force. C'est donc dans l'action qu'est la commune mesure: nous mesurons l'intensité des motifs à l'intensité de l'action que notre caractère, notre moi, est obligé de déployer pour leur résister, en d'autres termes, à l'effort. Il se passe alors quelque chose d'analogue à ce que nous faisons en soupesant un objet, quand nous apprécions le poids par l'effort que cet objet exige pour être soulevé. Si les instruments de précision manquent pour les forces spirituelles, les lois générales de la combinaison des forces n'en sont pas moins ici applicables. Remarquons d'ailleurs que les forces mentales sont elles-mêmes le type d'après lequel nous nous figurons les autres; nous n'avons après tout conscience que de la force intérieure,—effort, tendance, désir,—et c'est par analogie avec elle que nous nous représentons la nature intime des autres forces.
Deux tendances contraires et d'égale intensité peuvent produire un équilibre relatif dans notre activité; équilibre toujours fort instable, et qui devrait se représenter matériellement par une oscillation plutôt que par le repos. Il nous est impossible, en effet, d'avoir l'esprit également fixé sur deux objets à la fois, par exemple le péril présent et le regret à venir d'une action lâche. De ces deux idées, il en est toujours une qui domine quelque peu et tend à s'éclairer tandis que l'autre s'obscurcit.
La réflexion même qui nous avertit de l'idée actuellement dominante fait surgir à son tour l'idée dominée, en vertu de l'habituelle association des contraires, qui, dans la délibération entre des contraires, est nécessairement en jeu. La tendance tout à l'heure maîtresse est alors peu à peu contrebalancée. De là, comme nous l'avons déjà remarqué, une oscillation analogue à celle du pendule.
La force constante de la pesanteur, qui excite le pendule à rentrer dans sa position normale, peut être aussi comparée à la tendance constante qui incline l'esprit vers le bonheur en général: le désir inné du bonheur n'est-il pas comme la gravitation naturelle des volontés vers leur centre? Les impulsions particulières à droite ou à gauche sont analogues aux tendances tour à tour prédominantes. La résistance que l'air oppose aux mouvements du pendule et qui peu à peu les ralentit, a pour analogue la diminution progressive d'intensité que produisent dans nos tendances rivales, soit l'habitude, soit la fatigue et l'ennui. Enfin, le point fixe auquel est attaché le pendule pourrait être comparé à l'unité, réelle ou apparente, de notre moi.
L'oscillation de l'activité a pour conséquence finale, soit le repos, soit le mouvement dans une direction déterminée. Souvent nous ne savons pas pourquoi l'indétermination primitive a eu pour résultat telle détermination plutôt que telle autre. Cependant il y a toujours une raison qui explique le fait; mais cette raison n'est pas une idée conçue par l'esprit, un motif conscient, et c'est pour cela même que le résultat est mécanique. L'absence de motif ne prouve pas qu'alors je sois libre: au contraire, la liberté disparaît avec le motif même, qui fait place à des influences involontaires. Je veux prendre une guinée pour acquitter une dette, et j'étends le bras vers les guinées qui sont sous mes yeux: là il y a motif, et il peut y avoir liberté. Ma main saisit telle guinée et non pas telle autre: là il n'y a plus de motif et, contrairement à l'opinion de Reid, il n'y a plus de liberté. Le résultat ne cesse pas d'avoir une cause; mais cette cause est dans les organes et dans les circonstances extérieures. Aussi je m'attribue la détermination initiale, qui était de choisir une guinée quelconque, et non le choix final de telle guinée. La preuve en est que, si la guinée se trouve être fausse, je décline toute responsabilité. Et en effet, les guinées se confondaient pour mon esprit, grâce à ma faculté d'abstraire, et formaient une pluralité de termes identiques; ce n'est donc pas sur telle guinée particulière, mais sur la guinée en général qu'a porté ma détermination volontaire. Or, il n'y avait pas indifférence de ma volonté à l'égard de la guinée en général, conçue comme moyen de payer ma dette. La guinée en général n'est pas une chose indéterminée et indifférente: elle offre des caractères précis, parmi lesquels se trouve la possibilité de servir au payement d'une dette, et c'est par rapport à ces caractères déterminés que je me suis déterminé moi-même, en laissant les autres caractères dans le vague. Mais, comme je vis dans un monde où on n'acquitte pas ses dettes avec la guinée en général, il faut bien que l'action aboutisse à une guinée particulière. Ma volonté laisse alors à des causes étrangères le soin de déterminer ce que j'avais laissé dans l'indétermination; le problème est ainsi résolu par des causes qui ne sont plus moi; j'abdique à partir d'un certain point, et me confie à des forces extérieures; je donne l'impulsion initiale en laissant au milieu où elle se propage le soin de l'achever. Ma main est comme le cheval auquel on a donné un coup d'éperon, et qui va ensuite par lui-même, un peu plus à gauche ou un peu plus à droite, selon les circonstances. La portion indéterminée des choses auxquelles je me détermine est donc la limite que je pose à la sphère d'action de ma volonté; je veux telles et telles choses jusqu'à cette limite où doit commencer, avec mon abstention, l'action de l'extérieur. Je puis d'ailleurs étendre plus ou moins la sphère de mon action propre; je puis me déterminer à prendre telle guinée dans le tas qui est à droite, et une guinée à telle effigie, et une guinée neuve, etc. Mais, comme il m'est impossible de passer en revue l'infinité des caractères inhérents à une guinée concrète et réelle, il y aura toujours quelque abstraction dans mon idée, et la sphère de ma détermination sera enveloppée d'une sphère indéterminée.
A vrai dire, le hasard est nécessité, et la part que mon action laisse à l'indétermination pour moi, c'est la part qu'elle laisse à la détermination par autre chose que moi. Aussi mon action est d'autant plus libre et personnelle qu'elle est plus caractérisée dans tous ses détails, plus déterminée, plus différenciée, moins abstraite et moins vague. Plus la vue est perçante, plus augmente le nombre de points déterminés qu'elle embrasse; de même, plus ma volonté est indépendante, plus s'accroît le nombre de points déterminés auxquels s'applique son action. Pour la volonté distraite, quelques points déterminés flottent dans un gouffre d'indétermination; elle s'en contente, s'y attache, et flotte bientôt elle-même au gré des circonstances extérieures. Quand la volonté est attentive, intense et réfléchie, une foule de choses se différencient et se déterminent sous son action; le vague et l'indifférence reculent devant elle; elle ne laisse rien à la fortune, c'est-à-dire à la nécessité extérieure, de tout ce qu'elle peut lui enlever par son initiative intelligente.
Reid, donnant lui-même l'exemple de l'inattention et d'un jugement porté sur des idées trop indéterminées, a confondu ces deux contraires: action propre et action extérieure. La liberté d'indifférence n'est que le pouvoir de donner lieu à des faits de nécessité mécanique, et de faire accomplir en quelque sorte la plus grande partie de sa besogne par des causes étrangères décorées du nom de hasard. Aussi exprime-t-on souvent la chose en disant: «Je suis libre de remuer mon bras au hasard.» C'est ce qui fait l'infériorité de la liberté d'indifférence, essentiellement mêlée d'instinct et de fatalité.
On objectera qu'on peut choisir, non plus au hasard, mais avec réflexion, entre des choses qu'on sait indifférentes, et que l'action ici n'est plus machinale. «Si je dois ranger trois cubes égaux sur une ligne, disait Clarke, je serai libre de les ranger avec un choix réfléchi entre des positions indifférentes.»—Sans doute; mais ce qui sera libre, ce sera seulement de vouloir les ranger; quant aux raisons qui vous feront mettre tel cube le premier plutôt que le second, si elles n'existent pas dans votre pensée, elles existeront ailleurs, dans un concours de circonstances fortuites ou fatales.
Je fais en ce moment l'expérience dont parle Clarke; seulement, pour diminuer le plus possible la part des causes étrangères, je la fais dans mon imagination. Je me figure les trois cubes; puis j'en considère un en particulier, et je lui donne diverses positions à côté des deux autres. Voici la série de ces positions telles qu'elles me sont venues à l'esprit: 1o gauche, milieu, droite; 2o gauche, milieu, droite; 3o milieu, droite, gauche; 4o gauche, droite, milieu.—En y réfléchissant, je me rappelle les causes de ce résultat, dont j'ai eu une vague conscience. Si j'ai d'abord reproduit deux fois la même combinaison, c'est que mon premier mouvement a été de me répéter en vertu d'une vitesse acquise ou d'une habitude à l'état naissant; j'ai mis ainsi une sorte de symétrie dans mes combinaisons, et comme un rythme régulier. C'est là, remarquons-le, l'origine de tous les rythmes: si on a chanté une mesure composée d'une noire et de deux croches, on répète instinctivement une seconde mesure semblable à la première, parce que la volonté, ou en général, la force tend à se maintenir et à se reproduire; ensuite on tend encore à reprendre l'ensemble des deux mesures, ce qui donne naissance à la période carrée, type des phrases musicales. Dans la combinaison des cubes, j'avais commencé une sorte de période carrée. Après les deux premières combinaisons symétriques, je me suis aperçu de cette symétrie, et j'ai voulu en rompre l'ordre, pour montrer qu'elle ne m'enchaînait pas. Mais, en ne voulant suivre aucun ordre, j'en ai encore suivi un instinctivement: j'avais pris deux fois de suite pour premier terme la gauche; j'ai pris ensuite le milieu, qui se trouve être le second terme; c'était la combinaison la plus voisine de la première. Après avoir dit: «milieu,» j'ai ajouté: «droite,» rentrant ainsi par habitude dans les deux premières combinaisons dont je voulais sortir, et alors j'ai dû prendre nécessairement pour troisième terme: «gauche.» Enfin, à la quatrième expérience, j'ai dit: «gauche, droite, milieu.» Comme le dernier mot de l'expérience précédente était «gauche,» je l'ai répété instinctivement; c'était ce qu'il y avait de plus voisin et de plus simple. Me sentant alors ramené dans les deux premières combinaisons dont j'avais voulu sortir, je me suis tiré d'affaire en intervertissant les deux derniers termes et en mettant: «droite, milieu,» à la place de: «milieu, droite.» J'ai donc suivi un ordre continuel, et il y a eu des déterminations dans cette apparente indétermination. Le cours de mon activité tendait toujours à prendre la voie la plus voisine et la plus facile; cette voie étant celle de la répétition, je me serais toujours répété moi-même comme le pendule répète ses oscillations, si je n'avais pas eu le désir d'introduire des différences et des changements brusques pour prouver mon pouvoir arbitraire. Un mobile matériel qui tend à répéter son mouvement le répète en effet, parce que c'est la voie la plus facile et la plus voisine, et que du reste il n'a point l'idée d'autre chose; si j'ai pu, moi, prendre des voies diverses, c'est que j'en avais l'idée, et que mon but était précisément de réaliser une diversité de changements. Ces changements n'ont pourtant pas été aussi brusques que je le voulais, et j'ai suivi spontanément la loi de continuité. Ma volonté ne s'est point manifestée par un désordre inexplicable, mais par un ordre intelligible.
Revenant à l'exemple précédent, je me demande pourquoi, dans la première combinaison des cubes, j'ai suivi l'ordre: «gauche, milieu, droite,» plutôt que: «droite, milieu, gauche.» En comparant ces deux représentations, je m'aperçois que la seconde exige un peu plus d'effort que la première; mon regard intérieur, après avoir parcouru rapidement la ligne de gauche à droite, éprouve une certaine résistance en revenant de droite à gauche, comme quand on remonte un courant au lieu de le descendre. Cela doit être l'effet d'une habitude que je ne m'explique pas tout d'abord. Voici, après réflexion, ce qui m'en paraît être la cause: nous sommes habitués à lire de gauche à droite, et ce mouvement nous est devenu très familier. En voulant parcourir la ligne des cubes en sens opposé, je suis comme quelqu'un qui essayerait de lire à rebours. Cependant l'effort est ici minime, parce que les trois cubes sont similaires. De même, le lecteur aura peu d'effort à faire pour lire à rebours la formule suivante: a a a; il lui en faudra davantage pour lire à rebours le mot toi, qui devient i o t. Pour épeler à rebours a a a, je n'ai qu'à répéter trois fois le même effort; pour lire iot, j'ai trois efforts différents à faire. De plus, quand nous lisons, c'est l'œil gauche qui commence. Ma volonté a donc toujours suivi la loi de la moindre action ou d'économie.
Si je frappe la table de légers coups, plus ou moins rapides, je retombe toujours malgré moi dans la symétrie et je finis par produire des rythmes carrés de tambour. Cet ordre symétrique reparaît dès que je ne suis plus attentif au désordre arbitraire que je veux réaliser, et qui, au moment où je le veux, ne m'est point indifférent. L'indifférence, là où elle se trouve, fait immédiatement reprendre le dessus aux instincts et aux habitudes. Dans tout cela je cherche vainement cette liberté d'équilibre qui se déterminerait sans aucune raison entre deux termes équipollents.
Les expériences pourront varier avec les individus et leurs habitudes, elles pourront offrir des détails inexpliqués et l'apparence d'un caprice absolu, mais elles n'en démontreront pas réellement l'existence. Il m'est impossible d'instituer une expérience telle qu'on puisse calculer exactement toutes les causes connues ou non connues, calcul qui permettrait seul d'affirmer un parfait équilibre suivi d'une action déterminée. L'hypothèse de Buridan est irréalisable. Voici pourtant une des expériences qui s'en rapprocheraient le plus. Soient deux points aussi voisins l'un de l'autre qu'il est possible, de manière à pouvoir être aperçus d'un même regard: · · Je tiens ma plume au-dessus de la page, à un pouce environ de ces points, et autant que possible à la même distance des deux. Il s'agit de savoir si je poserai ma plume sur le point à droite ou sur le point à gauche, ce qui actuellement m'est fort «égal.» Tant que je regarde à la fois les deux points, et que j'en maintiens les deux idées en balance pour qu'elles aient la même intensité, je me sens suspendu et en équilibre. Je ne puis rompre cet équilibre que de deux manières. Premièrement, je me résous à aller vers n'importe quel point, et pour cela à étendre la plume au hasard sans prévoir de quel côté elle se trouvera poussée. Par là je fais abstraction de la différence des deux points, qui se confondent pour moi, et il n'y a plus alors en présence que deux termes; ou repos, ou mouvement vers un point indéterminé. J'abandonne ensuite aux causes extérieures le soin de déterminer ce que j'avais laissé dans l'indétermination et de porter ma main à droite ou à gauche.—Voici la deuxième manière de rompre l'équilibre. La détermination précise du point, au lieu de suivre le mouvement de ma main, peut être faite par moi d'avance, c'est-à-dire que je puis la faire par la pensée. Mais alors il se produit la même chose que tout à l'heure, idéalement et non plus physiquement. Tant que je maintiens les deux idées sous un acte d'intelligence unique, et comme sous un unique regard intérieur, je me sens encore en suspens; ma volonté ne se pose pour ainsi dire sur aucun des deux points, mais plutôt sur les deux à la fois. Pour sortir de là il faut que je brise l'unité concrète de ma conception, et que je fasse abstraction d'un point pour faire attention à l'autre. Je puis alors passer successivement de la première idée à la seconde, et je produis comme un mouvement d'oscillation; après quoi, quand je me décide à agir, cette impulsion venant se surajouter à l'idée qui se trouve alors plus intense comme objet de mon attention, la résultante est une décision dans ce sens. Les deux idées n'étaient donc plus en équilibre, et il y a eu une cause pour le choix final de l'une plutôt que de l'autre.
On remarquera qu'il est physiquement impossible ou très difficile, selon les physiologistes, de considérer à la fois, en les distinguant, deux points situés à une distance appréciable; la même difficulté se retrouve quand il s'agit de penser distinctement à deux choses à la fois, et il est probable que le parfait équilibre des deux images ou des deux idées ne saurait durer plus d'un instant sans faire place à une oscillation. L'hypothèse de l'indifférence n'en est que moins admissible, et tout porte à croire que cette indifférence n'existe plus au moment de la détermination.
La seule ressource des partisans de l'indifférence, c'est de replacer le même problème plus haut.—Soit, diront-ils; une fois prise la décision d'agir, il y a eu une raison d'aller vers tel point plutôt que vers tel autre; mais pourquoi vous êtes-vous décidé à marquer un des points, physiquement avec votre plume, idéalement avec votre pensée, plutôt que de vous abstenir?—Je réponds qu'une induction légitime nous permet d'assimiler ces deux nouveaux termes, abstention ou action vers un point, aux deux termes précédents: action vers le point à droite, ou action vers le point à gauche. Il n'est pas à croire que ma volonté, changeant tout d'un coup de méthode dans ce développement continu, en vienne à se déterminer sans raison; d'autant plus qu'agir ou ne pas agir sont rarement des choses indifférentes. En fait, la raison pour laquelle j'ai agi tout à l'heure n'est pas difficile à trouver: je voulais faire une expérience et vérifier l'exactitude de votre théorie. Je m'étais donc prédéterminé à agir, et la seule question était de savoir de quel côté je me dirigerais.
Cette analyse nous a découvert le procédé dont se sert la volonté pour déterminer sa direction finale: l'abstraction, qui remplace deux idées égales par une idée dominante. S'agit-il pour la volonté de faire de deux choses l'une, de prendre une détermination entre deux partis, pour cela la volonté abstrait par la pensée l'un des termes; car elle ne pourrait agir d'une manière une et exclusive sous deux pensées équivalentes en intensité et en intérêt. La loi du parallélogramme des forces s'applique aussi à la mécanique intellectuelle. Pour changer sa direction, la volonté doit donc abstraire l'une des deux forces en faisant attention à l'autre. Mais cette attention suppose une tendance persistante en un sens plutôt que dans l'autre, de sorte que ce qui a lieu dans la pensée exprime une détermination antérieure de l'activité. Nous nous retrouvons donc toujours en présence d'une activité déterminée, soit qu'elle se détermine elle-même primitivement, ou qu'autre chose la détermine.
Les partisans de la liberté d'indifférence, laissant de côté les cas où la volonté se résoudrait sans raison, nous objecteront peut-être ceux où elle paraît se résoudre contre toute raison. «Vous me donnez à choisir entre vingt francs et quarante, je puis choisir vingt francs.»—Oui, pour affirmer votre pouvoir même de choisir. Votre acte n'est donc pas sans motif ni sans mobile: le motif est l'idée même que vous avez de votre puissance, le mobile est le désir de réaliser cette idée. L'idée de notre puissance sur nous-mêmes, dont nous avons montré toute l'importance, est encore le moyen-terme qui concilie, dans cette question, la liberté d'équilibre et le mécanisme. Les partisans de l'indifférence et leurs adversaires comprennent mal le problème en n'y introduisant comme motifs que des raisons objectives plus ou moins extrinsèques, qu'ils comparent entre elles (vingt francs et quarante francs); il y a toujours en outre une raison intrinsèque dont ils font abstraction, à savoir l'idée même de ma puissance. N'arrive-t-il pas à tout le monde de choisir le moins raisonnable, et jusqu'à l'absurde, uniquement pour faire l'essai et pour se donner le spectacle de sa puissance intérieure? Cet acte, qui serait complètement déraisonnable et inintelligible à ne considérer que les raisons extrinsèques et objectives, redevient raisonnable et intelligible par une raison subjective que je me suis faite moi-même. Les faits de caprice ou d'obstination invoqués par les partisans de l'indifférence sont donc réels, mais mal interprétés. L'indétermination dont on veut les faire précéder est toujours elle-même incomplète et partielle; allez plus loin et plus haut, vous trouverez des motifs déterminés, ne fût-ce que le motif d'éprouver votre libre puissance.
En définitive la liberté d'indifférence, étrangère à l'ordre moral, semble n'être que la faculté de faire incomplètement une action en abandonnant le reste aux faits de hasard ou de nécessité. Cette faculté est d'ailleurs précieuse, car nous ne pouvons pas toujours accomplir toute la besogne, ce qui exigerait une analyse sans fin. Appliquant alors le principe économique de la division du travail, la volonté partage son œuvre avec la nécessité extérieure, à laquelle elle donne mandat pour lui venir en aide.
Les partisans de la liberté d'équilibre ou d'indifférence ont eu tort de chercher la vraie liberté dans cette sphère physique étrangère à la morale. Plus ils croyaient s'écarter de leurs adversaires en opposant au destin une sorte de hasard intérieur, plus ils se rapprochaient de la région du mécanisme, où l'équilibre et le mouvement de nos tendances subissent toutes les conditions de la quantité. Le mécanisme mental peut exécuter les mouvements les plus variés et en apparence les plus arbitraires; mais c'est toujours sous l'influence d'une idée directrice et explicative, ne fût-ce que l'idée même de la liberté d'indifférence, illusoire au fond, et cependant réalisable jusqu'à un certain point dans ses applications pratiques.
CHAPITRE TROISIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME SPIRITUALISTE
I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport des motifs à la volition.
II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le libre arbitre de la liberté d'indifférence.—Avons-nous conscience du libre arbitre, soit comme fait, soit comme condition supérieure aux faits.—Artifice du clinamen infinitésimal qu'on pourrait imaginer. Son insuffisance.
I.—La liberté d'indifférence étant devenue insoutenable, tout l'effort des partisans du libre arbitre consiste à distinguer ce dernier de la liberté d'indifférence, c'est-à-dire de l'arbitraire, qui est lui-même ou moralement indifférent ou immoral. Échapper à l'indifférentisme sans admettre le déterminisme, tel est le but de tous les arguments psychologiques proposés soit par l'éclectisme spiritualiste, soit par le «criticisme phénoméniste.»
Le problème psychologique du libre arbitre, en effet, est tout entier dans la manière dont on se représente le rapport des motifs à la volition. Les motifs peuvent être conçus de quatre façons différentes. Pour l'indéterminisme spiritualiste, ce sont de simples objets de contemplation entre lesquels se détermine à son gré une volonté indéterminée en soi et résidant dans une substance spirituelle.—Pour l'indéterminisme phénoméniste (qui rejette les substances et les noumènes de Kant tout en croyant garder son «criticisme»), les motifs sont eux-mêmes des produits volontaires et même des créations spontanées; ce sont des phénomènes qui, commençant absolument et en dehors de toute substance, se produisent et se meuvent par eux-mêmes: les motifs sont alors «automotifs».—Pour le déterminisme matérialiste, les motifs sont, dans la conscience, d'inactifs symboles des forces profondes et seules actives qui, dans le cerveau, ont pour résultat le mouvement final: les faits de conscience ne sont alors ni contemplatifs ni automotifs; ils sont de simples reflets, comme la lumière d'une locomotive qui n'influe en rien sur son mouvement. C'est l'hypothèse de Maudsley, de Tyndall, de Huxley, de tous ceux qui considèrent la conscience comme un simple «épiphénomène», au-dessous duquel les phénomènes cérébraux suivent leur cours de la même manière que si la pensée n'existait pas. La pensée n'est alors qu'un appareil enregistreur.—Il y a, selon nous, une quatrième hypothèse, celle des idées-forces, d'après laquelle les motifs conscients, enveloppant des tendances motrices, ne sont ni purement réflecteurs comme dans le mécanisme, ni purement contemplatifs comme dans la liberté d'indifférence, ni créateurs d'eux-mêmes et automotifs comme dans l'hypothèse des commencements absolus, mais réagissants et dirigeants. Par là, nous verrons plus loin qu'on échappe tout ensemble: 1o à l'indifférence qui est cachée sous le libre arbitre du spiritualisme; 2o aux commencements absolus et aux générations spontanées de phénomènes; 3o au mécanisme inerte et à «la torpeur» du matérialisme fataliste. Il faut assurer à la fois régularité et flexibilité indéfinie, action de la pensée sur soi et sur le dehors; pour cela, on ne peut admettre ni une machine brute, comme dans le matérialisme exclusif, ni une machine miraculeuse, comme dans le criticisme phénoméniste, ni une entité vide, comme dans le spiritualisme; nous voulons la vie avec son activité, avec ses lois, mais aussi avec son idéal, qui, nous le montrerons, peut devenir le facteur de sa propre réalisation.
Cette dernière solution nous semble la seule compatible avec la science au point de vue psychologique. Quant au point de vue métaphysique, il demeure à part. En ce moment, nous nous tiendrons dans le domaine de la pure psychologie; nous ferons voir la nécessaire évolution qui, de la liberté d'indifférence, entraîne la pensée à la liberté créatrice de motifs, puis de celle-ci, simple apparence provisoire, au déterminisme mécaniste, lequel à la fin a besoin d'être complété par un déterminisme dynamiste et vivant, synthèse du naturalisme et de l'idéalisme. Nous n'apercevons pas pour le psychologue de position possible en dehors de ces quatre hypothèses, auxquelles toutes les autres conceptions psychologiques viennent logiquement se réduire. La grande objection des partisans du libre arbitre aux déterministes est:—Vous paralysez la volonté; et la grande objection des déterministes aux partisans du libre arbitre est:—Vous paralysez l'intelligence.—Nous verrons qu'on peut maintenir ensemble au point de vue psychologique l'intelligence et la volonté, la science et l'action. Au moyen de cette conception synthétique, on évitera à la fois l'argument per absurdum opposé par le déterminisme au libre arbitre, et l'argument paresseux qui fait le fond de toutes les objections au déterminisme.
II.—Commençons par examiner l'argumentation de l'éclectisme spiritualiste. Elle consiste à soutenir que le libre arbitre n'est point le pouvoir de se déterminer sans motifs, mais qu'il est le pouvoir de se déterminer entre plusieurs motifs, par exemple entre l'idée de l'intérêt présent ou celle de l'intérêt durable. Les motifs sont comme des conseillers intimes prononçant de beaux discours devant une Majesté qui se détermine ensuite selon son bon plaisir.—A quoi l'on peut répondre:—Ou bien cette détermination elle-même a un motif qui la détermine, et alors il y a déterminisme; ou elle n'en a pas, et en ce cas elle est réellement indifférente; ou enfin elle en a un, mais elle lui est contraire, et alors elle est pis qu'indifférente: elle est irrationnelle. Le comble de l'indifférence et de l'irrationalité en effet, c'est d'agir non seulement sans motifs, mais contre ses motifs; or, c'est précisément ce qui caractérise le libre arbitre du spiritualisme classique et éclectique. On en a proposé une bonne formule en caractérisant les motifs comme de simples objets de contemplation, de représentation, entre lesquels la volonté se décide par un effort propre[35]; tel le promeneur choisit entre deux rues dont chacune est éclairée. Ce sont des idées-spectacles, qui n'exercent qu'une action platonique, comme les étoiles brillant sur nos têtes, comme les astres qui ne «nécessitent» pas.—Mais, en croyant par là sauver la liberté, on fait ce qui est le plus propre à la compromettre, et on donne la main sans le savoir aux purs mécanistes. En effet, on réduit comme eux les idées à de simples reflets; l'action reste donc à expliquer tout entière: on n'a plus alors de refuge que dans une volonté indifférente, qu'on place entre deux idées comme entre deux fanaux. Aussi les matérialistes ont-ils le droit de dire:—Votre volonté indéterminée est un mythe, et vos motifs abstraits sont des symboles; le vrai fond, c'est le désir, face subjective des mouvements cérébraux: et ces désirs ne sont plus des motifs dilettantes: ils ne se contentent même pas d'«incliner», comme dit Leibnitz, ils nécessitent. Votre volonté prétendue est une aiguille d'horloge mue par des ressorts qui sont les désirs, tout autour d'un cadran lumineux dont les idées sont les heures. L'intelligence vous apprend simplement quelle heure marque votre volonté, ou, pour parler plus clairement, votre organisme: la conscience n'est que la mesure et le symbole des forces cérébrales.
La vérité est qu'il n'y a pas d'idées contemplatives, sinon les idées très abstraites et indifférentes, qui se réduisent elles-mêmes à des mots et à un psittacisme, quand on ne les remplit pas d'images concrètes et par cela même de sentiments. Tout motif pratique est en même temps un mobile, par cela même une tendance, à laquelle répond une tension du cerveau.
S'il en est ainsi, que devient le libre arbitre de la philosophie traditionnelle? On définit ordinairement ce libre arbitre la faculté de se déterminer avec la conscience et la certitude qu'on pourrait réellement se déterminer d'une autre manière. Jusqu'à quel point cette possibilité des contraires est-elle effectivement vérifiable dans la conscience?
On fait appel au sens commun et à la conscience universelle pour soutenir qu'au moment même où nous voulons une chose, nous pourrions vouloir exactement le contraire. Mais ce qui fait du sens commun un témoin fort suspect, c'est qu'on l'amène facilement à se contredire lui-même sur ce point. Demandez au premier venu si, toutes les circonstances étant les mêmes, il aurait pu agir autrement qu'il n'a fait: sa réponse sera d'abord affirmative, surtout s'il s'agit d'une action qu'il regrette d'avoir commise. Mais, avec un peu d'attention, vous découvrirez qu'au lieu de se supposer exactement le même dans les mêmes circonstances, il projette son présent dans le passé, il se suppose dans les mêmes circonstances avec les idées ou les sentiments qu'il a aujourd'hui; en disant: «J'aurais pu faire le contraire», il sous-entend: «si j'avais pensé ce qu'aujourd'hui je pense».—Maintenant, changez son centre de perspective, et dites-lui: «Si vous étiez aujourd'hui exactement dans les mêmes dispositions qu'autrefois, sans l'expérience des choses que vous avez, avec les mêmes préjugés et les mêmes passions, feriez-vous la même chose qu'autrefois?—Sa réponse la plus spontanée sera: «Si c'était à refaire dans les mêmes circonstances et avec le même état d'esprit, je le referais.» C'est que, tout à l'heure, il projetait son présent dans son passé, et maintenant il projette son passé dans son présent. Ce simple changement de point de vue l'amène à se contredire. Comment se fier à ce bon sens tant de fois invoqué par les écossais et par les éclectiques? Vous parviendrez difficilement à faire concevoir au bon sens deux cas absolument indiscernables; mais, si vous y arrivez, vous le verrez hésiter entre la croyance à la liberté, qui lui semble impliquer la possibilité des contraires, et la croyance aux causes, qui rend incompréhensible la production d'effets différents par une cause absolument identique.
Plaçons-nous donc sur le vrai terrain de la question, c'est-à-dire dans le moment présent. Quand nous nous déterminons, avons-nous la conscience que nous pourrions vouloir en réalité le contraire?—Lorsque la chose n'est pas logiquement contradictoire et qu'elle tombe sous ma puissance physique, je pourrais agir autrement si je voulais, et je pourrais vouloir si...? Là commence la difficulté. Assurément je pourrais vouloir le contraire, si je pensais et sentais autrement; en ce cas, la condition de la volonté autre serait dans d'autres idées et d'autres sentiments, c'est-à-dire dans une différence de direction et d'intensité de l'activité antécédente. Mais aurais-je pu vouloir autrement si le cours de mon activité et si ma passivité eussent été absolument identiques? En ce cas, la condition serait dans la volonté même: j'aurais pu vouloir autrement si j'avais voulu, et j'aurais pu le vouloir. Ce qui revient à répéter deux fois: j'aurais pu vouloir autrement. On admet donc alors une possibilité inconditionnelle.
Or, cette possibilité est d'abord invérifiable comme fait dans l'ordre des phénomènes, dans l'ordre du temps; car, pour la vérifier et la voir en action, il faudrait faire en un même instant deux choses contraires; ou, s'il y a une différence de temps, il faudrait que, sans aucune autre différence, nous fissions deux actes différents. Cette seconde expérience est irréalisable, et quand nous faisons successivement des choses opposées, sans autre différence apparente que celle du temps, un peu plus d'attention découvre d'autres différences. Au second instant, nous avons en plus le souvenir du premier; et ce souvenir de ce que nous avons fait est une raison de ne pas le refaire quand nous avons l'intention de montrer précisément notre pouvoir de réaliser les contraires. Aussi, nous l'avons vu, les expériences dans lesquelles on lève ou on abaisse le bras, et tous les faits de ce genre, impliquent une véritable diversité d'un moment à l'autre. Nous ne pouvons donc réaliser comme fait observable le pouvoir idéal que nous nous attribuons. La moindre différence dans les conditions suffit pour expliquer la différence des actes, comme le moindre écart de deux lignes qui coïncidaient d'abord suffit pour produire un angle et une divergence indéfinie. Or nous ne sommes jamais absolument identiques dans deux moments différents; et d'autre part, en un seul et même instant, nous ne pouvons vouloir deux actes contraires à la fois. Si donc nous affirmons qu'au même instant nous pourrions vouloir le contraire, c'est ou une simple croyance ou une conscience de quelque chose qui n'est pas un fait proprement dit.
Dira-t-on que cette chose est une condition première, commune aux deux actes différents, comme le sommet de l'angle est commun aux deux lignes divergentes?—Ce qu'il y a de commun aux deux actes, c'est, semble-t-il, d'être pensés comme possibles pour la volonté; il faut même, pour que cette condition soit vraiment commune, qu'ils soient pensés comme également possibles sous tous les rapports; bien plus, il faudrait qu'ils fussent pensés en même temps. Mais la pensée simultanée de deux choses également possibles est irréalisable. A chaque moment notre pensée est plus sur un des côtés de l'angle que sur l'autre. Dans l'instant où je pense l'un des possibles, cette pensée est déjà un commencement d'exécution qui constitue un surplus actuel en sa faveur; et nous avons vu que, dans les cas d'équilibre, ce surplus peut suffire à motiver la direction finale de la volonté. Nous n'avons donc pas même conscience de penser au même instant deux possibles égaux, à plus forte raison de le pouvoir au même instant. D'ailleurs on a déjà vu ce qu'il faut penser de la prétendue conscience de notre puissance[36].
Essayons de diminuer la difficulté pour la mieux résoudre.—Les psychologues, pourrons-nous dire, mettent ordinairement en présence de la volonté des partis extrêmes et lui demandent si elle pourrait choisir l'un ou l'autre, par exemple, faire du bien à un ami ou le tuer. Par là ils établissent entre les choses un hiatus, une solution de continuité, qui obligerait la volonté à faire un saut énorme. Mais peut-être au contraire la volonté, tout en demeurant libre, pourrait-elle respecter la grande loi de la nature: natura non facit saltus. Si vous m'offrez le choix entre deux choses trop opposées, le choix me sera impossible; je serai obligé préalablement de les rapprocher dans une idée commune, de trouver un moyen terme qui les relie et diminue leurs différences: j'abstrairai les contrastes pour considérer les choses sous quelque rapport commun. Cette méthode semble un moyen de rétablir la continuité dans les choses. La volonté commence par placer les objets trop distants l'un à côté de l'autre, comme si elle se sentait incapable de faire un bond subit et de passer d'un extrême à l'autre sans parcourir les intermédiaires. Eh bien, une fois les deux objets rapprochés, ne peut-elle passer de l'un à l'autre par une déviation infiniment petite? Un point qui se meut s'écarte infiniment peu de sa première position, puis infiniment peu de sa seconde; et ces écarts différentiels finissent pourtant par produire un écart sensible. Deux positions successives semblent à la fois indifférentes et différentes, comme deux points contigus semblent se confondre tout en se distinguant. La volonté n'aurait-elle point aussi un pouvoir de dévier, une liberté de choix entre des choses peu différentes? Ne pourrait-elle suivre ou la ligne droite ou une courbe qui s'en écarte d'abord très peu pour s'en éloigner ensuite de plus en plus? Je ne puis me mettre en opposition absolue avec le bien que j'aime; mais ne puis-je lui faire une légère opposition et comme une légère infidélité? Dans les cas où j'ai le choix entre plusieurs partis presque semblables, mais dont l'un me semble un peu meilleur que l'autre, ne puis-je choisir le moins bon comme plus agréable, et préférer ainsi un léger égoïsme à un léger désintéressement? On pourrait, dans cette hypothèse, comparer le bien à un ministre parlementaire qui propose une mesure au pouvoir délibératif: dans les cas graves, le ministre fait de la mesure proposée une question de cabinet, et un refus amènerait sa retraite définitive; une assemblée fidèle sera incapable de cette opposition extrême, mais elle pourra user de son libre arbitre sur les questions de détail et y montrer plus ou moins de bonne volonté. Dans l'ordre moral les questions de détail ont leur importance par le résultat qu'elles peuvent produire en s'accumulant. Si un grand nombre de fois j'ai préféré un léger acte de désintéressement à un léger acte d'égoïsme, j'accumule en moi une force d'affection qui, exercée d'abord dans les petites choses, pourra se manifester dans les grandes. L'amitié et l'amour vivent de petits soins, qui pourront rendre capable de grands dévouements. D'autre part, de petits actes d'égoïsme accumulés pourront rendre incapable de telle ou telle bonne action. Cette conception répond assurément à une méthode souvent suivie par l'homme; elle semble fournir un artifice pour sauver la continuité dans la discontinuité même. Nous pourrions alors faire, sinon le contraire de ce que nous faisons, du moins une chose très peu différente de notre action, mais capable en se continuant de produire à la longue un écart considérable; on pourrait même dire en général que le contraire est toujours possible, mais par intermédiaires et par méthode. Après tout, la loi de continuité est la loi de l'action même: pour passer d'un lieu à un lieu différent, il faut en un certain sens rendre les deux points extrêmes indifférents, ce qui se fait en franchissant d'abord des points infiniment peu différents et en multipliant infiniment la même action. Ce mystère du mouvement continu, qu'il faut bien accepter sans le comprendre, a peut-être son analogue dans tous les changements en général, et en particulier dans les changements volontaires.—Telle est l'hypothèse qu'on pourrait proposer pour venir au secours du libre arbitre.
Mais la difficulté, pour être ainsi ramenée à des proportions infinitésimales, n'est cependant pas supprimée. L'explication que nous venons d'imaginer rappelle, par plusieurs points, la théorie épicurienne du clinamen: la raison veut que l'atome se meuve en ligne droite parce qu'il n'y a aucune raison pour dévier d'un côté plutôt que de l'autre; mais Epicure, ayant besoin d'une légère déviation, la suppose infiniment petite: cet écart est du reste déclaré sans raison, et attribué à une spontanéité qui ressemble fort au hasard et qui en prend même le nom. Le hasard serait aussi, dans l'hypothèse précédente, le caractère de la déviation libre par laquelle nous nous écarterions progressivement du bien. Mais voici ce qu'on peut objecter. Si nous dévions ainsi sans nous en apercevoir, notre acte sera une erreur involontaire; si nous nous apercevons de l'écart, mais qu'il nous semble très petit ou infiniment petit, la faute sera elle-même insignifiante; enfin, même dans ces limites, l'acte de libre arbitre préférant le moins au plus sera toujours inintelligible. Quelque petite que soit la différence entre la première position et la seconde, il y aura toujours sur quelque point contrariété absolue entre les deux actions qu'on suppose possibles: une petite différence est une contrariété resserrée dans d'étroites limites, mais qui subsiste dans ces limites; et c'est sur cette contrariété que doit porter le choix. On en reviendra donc toujours à se demander comment le libre arbitre peut opter entre des contraires, et entre des contraires inégaux. Cette décision de la volonté demeurera une bizarrerie, à moins qu'on ne l'explique par un mobile égoïste, ce qui replacera le sentiment du plus grand bien ou son apparence du côté où aura penché le libre arbitre. Enfin, dans les décisions vraiment morales il y a ordinairement une alternative tranchée, souvent violente, par exemple entre une trahison ou la mort, entre une lâcheté ou une souffrance, entre un oui et un non sans milieu. L'artifice d'un clinamen infinitésimal serait donc ici stérile.
En résumé, la puissance de vouloir le contraire de ce qu'on fait, sans autre condition que de le vouloir, demeure à tous les points de vue problématique pour la conscience et incompréhensible pour la raison. La faculté de choisir, dont l'existence en nous semble si évidente à la conscience spontanée, recule et fuit devant la conscience réfléchie. La liberté de choix ou libre arbitre revient finalement à cette liberté d'indétermination que la conscience réfléchie ne peut parvenir à prendre sur le fait. Le choix, d'ailleurs, ne suppose-t-il pas deux partis? Si je choisis toujours celui auquel je suis porté par une inclination plus forte, le pouvoir de choisir n'ajoute rien à la force antérieure de l'inclination et n'est, dans le calcul, qu'un terme superflu: la prévalence de l'inclination la plus forte est toujours réelle en fait, et le pouvoir de faire le contraire demeure toujours virtuel. Nous nous attribuons idéalement ce pouvoir, mais nous ne pouvons jamais nous en servir; or une puissance qu'on a sous la condition de ne jamais s'en servir en fait, ressemble fort à de l'impuissance.—D'autre part, si on dit que je puis choisir l'objet de l'inclination la plus faible, cela revient à dire que je puis vouloir, non seulement sans raison, mais même contre toute raison. En opposant à l'inclination la plus forte la force de ma volonté, j'ai dû, avant de la dominer, la contrebalancer d'abord jusqu'à un parfait équilibre; pourquoi donc cet équilibre, une fois établi, s'est-il résolu en une action plutôt qu'en une autre? Voilà qui suppose toujours une détermination arbitraire. Le choix du libre arbitre, pour s'opposer à la résultante dynamique des inclinations et au jugement de préférence purement intellectuel, implique donc une volonté qui, par rapport aux inclinations et aux idées, serait indéterminée, fût-ce un seul instant, et qui sortirait de cette indétermination sans mobile sensible et sans motif intellectuel, par un acte absolument incompréhensible. Le libre arbitre des spiritualistes ne peut se distinguer de la liberté d'indifférence[37].
CHAPITRE QUATRIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME PHÉNOMÉNISTE
I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.
II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.
III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée et du jugement dans la délibération.—Prétendue impossibilité de la certitude dans le déterminisme.
Pour échapper à ces inconvénients, un nouvel éclectisme, qui se donne le nom de «criticisme phénoméniste,» s'est efforcé de juxtaposer le phénoménisme de Hume, les lois à priori de Kant et le libre arbitre sans lois du spiritualisme. Dans la question qui nous occupe, il a proposé des arguments en partie empruntés à Descartes, en partie nouveaux. La méthode de ce criticisme réduit aux phénomènes consiste, comme nous le verrons, soit à reporter la difficulté plus haut, soit à la répandre sur tous les points, soit enfin à la voiler par le moyen d'une fusion systématique entre les idées. Nous avons à examiner si ce n'est pas là simplement déplacer ou déguiser l'indifférence en croyant la supprimer.
I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.—Jules Lequier commence par déclarer qu'il rejette absolument la liberté d'indifférence. «Si la liberté des résolutions humaines est réelle, dit-il, la liberté s'applique au dernier jugement qui motive l'acte libre, et non pas seulement à l'acte proprement dit d'une volonté; car il n'y a pas de volonté indifférente en matière d'actes réfléchis... Il faut que l'essence de la liberté remonte jusque-là[38].» Ainsi, c'est bien en faisant remonter la difficulté que Lequier espère la résoudre. M. Renouvier, à son tour, admet que la volonté suit le dernier jugement, «que la volonté est conforme au motif sous la représentation duquel se produit l'acte[39]»; mais il nie «le caractère de nécessité des jugements qui s'enchaînent dans une délibération.» «Si l'acte n'est pas nécessaire... c'est que le dernier jugement n'est pas non plus nécessaire... En un mot, dans une vraie délibération où tout l'homme est en exercice, les jugements sont aussi des actions.»—«Admettons qu'un motif est toujours voulu, c'est-à-dire évoqué maintenant parmi d'autres motifs également possibles; et l'argumentation du déterminisme est à l'instant renversée.»
A l'instant nous semble un peu rapide: suffit-il de reculer la difficulté pour qu'elle soit à l'instant supprimée? On songe ici involontairement au raisonnement indien:—Qui soutient la terre dans l'espace?—Une tortue.—Mais qui soutient la tortue?... Les motifs expliquent la volonté, mais qui explique les motifs? De deux choses l'une: ou ces motifs auxquels la résolution se conforme toujours sont les résultats de lois mentales nécessaires, et alors la résolution même tombe sous ces lois; ou ils sont le résultat d'une détermination de la volonté; dans ce second cas, ils deviennent des actions comme d'autres, puisque «les jugements sont aussi des actions;» on peut donc leur appliquer le même raisonnement. Étant donné un certain ensemble de motifs et de mobiles, qui expriment l'état de l'agent à un moment donné, vous reconnaissez qu'il n'en peut sortir «qu'une seule action[40]»; de même, ajouterons-nous, il n'en peut sortir qu'un seul motif nouveau, puisque le motif est lui-même une action. Si on le nie, au cercle vicieux s'ajoute une contradiction.
Les motifs sont comme les côtés d'un parallélogramme de forces, l'action en est la diagonale; on nous concède que la diagonale est la résultante nécessaire des côtés, mais on soutient que les côtés eux-mêmes peuvent être libres et modifier spontanément leur direction. Soit; mais avez-vous montré que les côtés ne sont point eux-mêmes des diagonales et des résultantes d'un parallélogramme caché plus profondément, par cela même invisible?
Pour sortir de ce cercle, il ne suffit pas de recourir à l'image de l'«évocation», qui précisément ne représente qu'une fiction de l'esprit. La volonté, nous dit-on, se conforme toujours à ses motifs, mais elle a le pouvoir d'«appeler», d'«évoquer» ces motifs mêmes; elle n'est donc pas indifférente, puisqu'elle agit selon ses motifs; et elle est libre, puisqu'elle se donne à elle-même ses motifs. «Le philosophe qui croit sérieusement à la liberté... prendra la volonté pour le nom donné à la propriété qu'a l'homme de créer, de faire sortir en certains cas, des mêmes précédents donnés, un fait ou le contraire de ce fait, ambigument, sans prévision possible, même imaginable; enfin de délibérer de manière à conférer à ses motifs, à ceux qu'il possède, à ceux qu'il repousse, à ceux qu'il évoque, des puissances inégales, imprévisibles... Voilà ce qu'on doit croire quand on croit à la liberté[41].» Nous doutons que la foi vienne de cette manière. On ne peut, en effet, sortir de ce dilemme:—Si la volonté a un motif pour «appeler» tel motif et non tel autre, ou pour le «repousser», ou pour le «maintenir», c'est le motif antécédent qui explique les motifs subséquents, et ainsi de suite jusqu'à ce que la succession des motifs et jugements, qui est la délibération, aboutisse à l'action finale. Si au contraire la volonté évoque sans motif un motif plutôt qu'un autre, nous voilà revenus à la liberté d'indifférence, avec cette aggravation qu'elle s'applique aux jugements mêmes, aux phénomènes intellectuels et passionnels, à la «raison et aux passions», c'est-à-dire aux choses les moins indifférentes qu'il y ait au monde. C'est la raison qui, après avoir suivi une série de raisons, se met tout d'un coup à dévier; c'est la passion qui, après avoir suivi une ligne de passions, se met tout d'un coup, pour ainsi dire, à dérailler: au lieu du clinamen de la volonté, on a le clinamen de la raison et de la passion. Or, s'il est difficile d'admettre une volonté irrationnelle, que sera-ce quand il faudra admettre une raison irrationnelle? La première hypothèse violait simplement le principe de causalité; la seconde violera le principe de contradiction. Au lieu de supprimer l'indifférence, l'indéterminisme phénoméniste la place au fond de la raison même et de la passion. «Le libre arbitre est la passion même, mais une passion qui se fait.» Les motifs «automotifs», ainsi que les passions, se mettent en mouvement par une puissance absolue et «commencent absolument» sans dériver ni d'un noumène, ni d'une substance, ni d'une loi. Cette puissance de s'évoquer eux-mêmes qui appartient aux motifs et aux mobiles, à de simples phénomènes, est une évocation magique encore plus étonnante que celle de Robert le Diable; ici, en effet, ce sont les motifs qui s'appellent et se répondent du fond de leur non-être antérieur[42].
II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.—Une difficulté reculée n'est pas une difficulté résolue. L'indéterminisme phénoméniste, il est vrai, ne se borne pas à reculer la difficulté: il l'enlève du point précis où l'on aurait pu la saisir et la répand sur l'ensemble des phénomènes internes en disant que la volonté libre est déjà dans tous les motifs et mobiles[43]. C'est ce qu'il appelle une synthèse naturelle, par opposition à l'analyse «artificielle» des indifférentistes et des déterministes, qui, à l'en croire, brisent également l'unité humaine.—Parler ainsi, répondrons-nous, c'est confondre l'analyse factice et fausse des Écossais ou des éclectiques, qui aboutit à des «facultés», avec l'analyse naturelle et scientifique des déterministes, qui aboutit à des lois. Dire avec les Écossais que l'intelligence conseille la volonté, c'est sans doute personnifier des abstractions; mais montrer, avec les déterministes, que les lois de la succession des désirs et idées sont identiques aux lois de la succession des actes et mouvements, ce n'est pas briser l'homme en «facultés». La direction suivie par un mobile a beau être une: le mécanicien n'en a pas moins le droit de décomposer les forces composantes qui l'entraînent; on ne l'accusera pas pour cela de séparer et de «personnifier» des forces inséparables. Vous refusez de considérer à part les éléments et les lois d'une volition, sous prétexte que c'est le «tout» qui est libre; mais on aura toujours le droit d'opposer l'analyse à cet artifice de synthèse. Cette fusion trop voisine d'une confusion ne fait que déguiser la difficulté en mêlant les termes du problème. Supposons, pour prendre un exemple sensible, qu'il y ait dans un vase une couche d'eau et au-dessus une couche de vin plus légère qui surnage: un chimiste conclut, après analyse, que le vin ne peut provenir de l'eau, ayant une composition et des propriétés différentes, pas plus qu'un vrai libre arbitre ne peut venir de la passion ou de la raison. Son contradicteur, aussitôt, agite le vase et mêle intimement pour les yeux les deux liqueurs: de cette apparente «synthèse», aura-t-il bien le droit de conclure que le vin est déjà dans chaque particule d'eau et en est inséparable, comme le libre arbitre serait déjà dans les motifs?
C'est donc à tort que les criticistes infidèles à Kant croient trouver dans le déterminisme, soutenu par Kant lui-même, des personnifications mythologiques. Selon eux, la théorie de la liberté d'indifférence et la théorie des déterministes s'accorderaient à admettre «une volonté nue et séparée du jugement», avec cette seule distinction que, pour les indifférentistes, la volonté peut résister aux motifs, pour les déterministes, elle ne peut que leur obéir. Là une volonté rebelle, ici une volonté docile; mais, dans les deux cas, une volonté séparée de l'intelligence et des sentiments, une volonté «à part», une volonté au fond indifférente. «Ces deux doctrines s'accordent, dans le fond, à donner la volonté comme indifférente de sa nature; seulement l'indifférence est active ici (pour les partisans de la liberté indifférente) et là passive (pour les déterministes qui attribuent toute l'activité aux motifs)[44]»... «Nous avons vu l'indifférentisme imaginer une volonté séparée du jugement, séparée de l'homme raisonnable, hors-d'œuvre de la conscience réfléchie, impulsion gratuite, pouvoir insaisissable, cause absolue et chimérique introduite dans l'ordre de la réflexion et de la délibération. Mais, chose étrange! le déterminisme s'appuie sur une fiction pareille. Seulement, au lieu de faire la volonté se mouvoir d'elle-même, il suppose qu'elle est là pour céder à des mouvements communiqués, semblable à une balance dont les plateaux... j'omets le détail d'une comparaison consacrée[45].»—On pourrait répondre que cette fiction est tout entière de la façon des «criticistes» et n'appartient nullement aux déterministes. Oui, sans doute, les partisans de la liberté d'indifférence admettent une volonté nue et séparée, qui peut résister aux motifs; mais les déterministes, eux, n'admettent aucune volonté nue; ils admettent, à tort ou à raison, une volonté nulle, ce qui est bien différent. Ils nient qu'il existe, en dehors de l'intelligence, de la sensibilité et de la motilité, en dehors des phénomènes intellectuels ou sensibles et de leurs lois, une «faculté» séparée, du nom de volonté, qui aurait une puissance propre. Où a-t-on vu le déterminisme imaginer une volonté différente de la passion et de l'idée, qui serait là uniquement pour leur céder, qui n'aurait d'autre charge que de n'en pas avoir, simple sinécure, simple passivité? C'est là un fantôme qu'on crée pour l'exorciser ensuite, ou plutôt on prête aux déterministes précisément la doctrine de leurs adversaires. Il ne s'agit pas de savoir si la volonté est passive ou active: il s'agit de savoir si nous avons ou non une volonté, une puissance libre différente des phénomènes intellectuels et des phénomènes sensibles. Il ne s'agit pas de savoir, par exemple, si les revenants sont actifs ou passifs, mais s'ils existent. Qu'on appelle la théorie des facultés une «dichotomie» artificielle, une «mythologie», rien de mieux; mais qu'on attribue cette théorie à ceux mêmes qui l'ont renversée, c'est là une sorte de contre-sens historique. La théorie des facultés n'est nullement impliquée dans la comparaison de la balance; cette comparaison est exacte et scientifique comme expression du parallélogramme des forces; seulement, dans le déterminisme, le plateau n'est pas une «volonté» inerte; il est le caractère, le cerveau sur lequel pèsent les inclinations dominantes: la volonté n'est que le nom abstrait donné à la résultante finale des forces inhérentes au cerveau et des forces inhérentes aux mobiles. Comment voir dans cette comparaison «un homme purement passif», recevant l'impulsion d'un «homme purement actif»[46]?
Cette dichotomie des deux hommes est au contraire le propre de toute théorie du libre arbitre, et non pas seulement de la théorie indifférentiste. C'est précisément le criticisme phénoméniste qui oppose à la vraie synthèse scientifique une division arbitraire et même une séparation absolue entre la volonté et les autres faits intérieurs. Il admet tout le premier deux hommes ou, ce qui revient au même, deux séries de phénomènes absolument irréductibles qui se développent dans l'homme et le coupent en deux tronçons: 1o une série de phénomènes soumis aux lois du déterminisme; 2o des phénomènes non soumis à ces lois et se produisant spontanément, de manière à introduire en nous la discontinuité. Où y a-t-il une dualité, une dichotomie plus radicale qu'entre le nécessaire et le libre, entre l'homme nécessité et l'homme libre? Or ces deux hommes, selon le criticisme phénoméniste, sont en nous: l'homme présent peut se détacher de l'homme passé, au moins sur quelques points réservés à la nouveauté absolue, aux commencements absolus; il peut dire: «Toi et moi, nous sommes deux»; ce n'est pas seulement une dualité, mais une pluralité indéfinie qu'on place ainsi en nous: il y a en effet non pas deux, mais plusieurs commencements absolus; et, comme sous ces commencements le criticisme phénoméniste n'admet point la permanence d'une substance quelconque, il en résulte qu'il n'y a plus seulement un changement en moi, mais une vicissitude (au sens de Kant)[47], un «perpétuel devenir», une «suite continue» ou plutôt discontinue «de morts et de naissances», enfin une série de petites créations, qui brisent pour ainsi dire le moi en autant de fragments[48]. L'analyse des criticistes est donc aussi peu scientifique que leur synthèse: loin de montrer, comme ils l'espéraient, l'identité de l'indifférentisme avec le déterminisme, ils mettent en pleine lumière l'identité de l'indifférentisme avec le libre arbitre. C'est ce que va rendre encore plus évident l'examen des conséquences psychologiques et morales qui découlent de leur théorie.
III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée.—La première question que soulève le criticisme phénoméniste est celle des rapports de la pensée et du libre arbitre. Le jugement, acte essentiel de la pensée, peut-il être le produit d'un libre arbitre échappant d'une part aux lois nécessaires de l'association des idées, de l'autre aux lois nécessaires des sentiments et des désirs?
Le déterminisme, dit-on, nous enlève le moyen de reconnaître la vérité. Si toutes nos opinions, si toutes nos «représentations» intérieures sont également nécessaires, dit M. Secrétan, à quoi reconnaître celles qui sont vraies? Vous ne pouvez sortir de vous-même pour comparer vos représentations avec les objets représentés: le critérium objectif vous manque; il est vrai qu'il nous manque aussi à nous-mêmes, partisans du libre arbitre; mais en revanche nous en avons un équivalent: «C'est le concert des esprits, obtenu par le sincère effort de chacun d'eux pour étendre et pour ordonner le champ de ses représentations.» Cet accord «s'obtient par la vérification, c'est-à-dire par la concordance des résultats d'une méthode avec ceux d'une autre, se reproduisant dans chaque esprit[49].»
«Si tout est nécessaire, avait dit déjà M. Renouvier avec Jules Lequier, l'erreur est nécessaire aussi bien que la vérité, et leurs titres sont pareils, à cela près du nombre des hommes qui tiennent pour l'une ou pour l'autre, et qui demain peut changer. Le faux est donc vrai, comme nécessaire, et le vrai peut devenir faux... Il suit de là que la nécessité n'accorde point de moyens pour discerner le vrai du faux; chacun de nous pense et juge comme il doit penser et juger[50].»—«Nie-t-on la liberté, dit à son tour M. Delbœuf, il n'y a plus de bien ni de mal, de vérité ni d'erreur, partant plus de science; tout ce qui est fait et tout ce qui est passé est indifféremment légitime; l'opinion qui se pose comme le champion de la liberté vaut tout autant que celle qui la combat... Le fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps qu'il nie la liberté[51].»
Les adversaires du déterminisme ne songent pas que nos opinions, fussent-elles nécessaires pour nous au moment même où nous les avons, ont toujours un double contrôle; les faits mêmes et les lois de la logique, en d'autres termes les nécessités du dehors et les nécessités fondamentales du dedans. Si j'ai prédit une éclipse pour telle heure et que l'éclipse n'ait pas lieu, j'aurai beau me dire que mon erreur a été produite par des causes nécessaires, je n'en reconnaîtrai pas moins que c'était la nécessité d'une erreur, non d'une vérité. De plus, si je vérifie mes calculs et que j'y découvre, par exemple, une faute d'addition, j'y reconnaîtrai fort bien une violation des nécessités fondamentales de la pensée, quoique cette violation ait été amenée par des nécessités accidentelles: distraction, confusion, fatigue cérébrale, etc.
«Une erreur nécessitée, répète-t-on, n'est pas une erreur; par exemple, si les anciens devaient fatalement juger la terre immobile, rien ne nous autorise à croire que, de leur temps, elle ne l'était pas: car pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la pensée[52]?» Avec ce raisonnement, on pourrait croire aussi que le bâton qui me paraissait nécessairement courbé dans l'eau l'était en effet et s'est redressé dans l'intervalle, car «pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la perception?» Mais nous ne savons pas où on a vu que les lois de la pensée soient changeantes pour le déterministe. N'est-ce pas au contraire le partisan du libre arbitre qui introduit le caprice dans la pensée et dans la science? Serons-nous plus assurés que la terre était immobile du temps des anciens, si c'est librement qu'il l'ont crue mobile? Ne connaissons-nous pas et les vraies lois qui font nécessairement tourner la terre, et les vraies lois qui produisent nécessairement l'apparence du mouvement solaire, et les vraies lois qui ont rendu nécessaire la découverte de cette illusion? L'indéterminisme dans la pensée est le renversement de la pensée même. Si une volonté indifférente est inintelligible, une pensée indifférente est franchement absurde[53].
Bien plus, le critérium tout extérieur du consentement des intelligences, que revendiquent les partisans du libre arbitre, est au contraire la légitime propriété des partisans du déterminisme intellectuel. C'est précisément parce que nos diverses intelligences sont soumises aux mêmes lois, c'est-à-dire aux mêmes nécessités intérieures de la logique et aux mêmes nécessités extérieures de l'expérience, qu'on peut contrôler une intelligence par une autre, les calculs ou les observations d'un astronome par celles d'un autre astronome, comme la pesée d'une balance par celle d'une autre balance. Si au contraire les balances sont libres, comment se fier à leurs pesées et comment les contrôler entre elles? Mille baromètres construits sur le même plan s'accordent à marquer 10 degrés au-dessus de zéro, j'en conclus à la fois que la température est en effet de 10 degrés et que tous les baromètres doivent être justes. Il est douteux qu'un physicien préférât s'en rapporter à des baromètres doués de libre arbitre. Voici deux miroirs dont l'un reproduit exactement l'objet et dont l'autre le déforme; sont-ils de même valeur, comme la vérité et l'erreur dont parle M. Delbœuf, sous prétexte qu'ils sont également nécessités l'un à reproduire l'objet, l'autre à ne pas le reproduire? Toutes les horloges sont-elles également bien réglées parce qu'aucune ne se règle librement, et M. Delbœuf se défie-t-il de sa montre marquant midi parce qu'elle n'est pas libre? La vérité est une harmonie: un piano n'a pas besoin d'être libre pour qu'on juge s'il est d'accord; tout au contraire. De même pour l'esprit. Si les accords ou «représentations» de mon esprit dépendent de ma volonté, si je puis me représenter rouge ce qui est bleu, égal à dix ce qui est égal à cinq, c'est alors que tout critérium sera enlevé à la science. Le jour où il suffirait à un astronome d'un acte de libre arbitre pour voir une nouvelle étoile au bout de sa lunette, l'astronomie n'existerait plus. Les partisans du libre arbitre frappent donc sur eux-mêmes en croyant frapper sur leurs adversaires; l'arme jetée en l'air retombe sur eux. L'intérêt de la science, disons mieux, les nécessités de la science impliquent, quoi qu'en disent MM. Secrétan, Renouvier et Delbœuf, le déterminisme dans les objets et le déterminisme dans les pensées.
Supposons que nous sommes dans le désert. Vous croyez voir une oasis; moi, placé à une certaine distance de vous, je ne la vois pas. En fait, il y a ou il n'y a pas une oasis réelle; les partisans du libre arbitre et ceux du déterminisme l'admettent également; mais la question est de savoir comment, dans chacune des deux hypothèses, on pourra établir une distinction de valeur entre les opinions. Selon le déterminisme, moi qui ne vois pas l'oasis et vous qui la voyez, nous sommes actuellement nécessités tous deux, moi à ne pas voir, vous à voir. Faut-il en conclure que nous n'ayons «aucun moyen de discerner le vrai du faux?»—Tant que nous en demeurerons là et que nous nous croiserons les bras, la distinction sera sans doute impossible; mais, dans l'hypothèse du libre arbitre, elle sera tout aussi impossible. Il ne suffira pas que vous disiez:—J'affirme librement l'oasis, il me plaît qu'elle soit—, pour que la distinction du vrai et du faux devienne possible; on distinguera simplement par là ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas. Jusqu'ici, nous sommes donc au même point. Maintenant, de deux choses l'une: ou la chose en litige est vérifiable, ou elle ne l'est pas. Si elle est vérifiable, nous marcherons tous les deux vers l'oasis que vous croyez voir; le déterministe n'est pas plus paralysé que le partisan du libre arbitre. En arrivant devant une oasis réelle, la même nécessité qui m'empêchait tout à l'heure de la voir me déterminera maintenant à la voir; nous aurons donc corrigé une nécessité par une autre; si voir ou ne pas voir dépendait de notre libre arbitre, c'est alors que nous serions impuissants à distinguer le réel de l'imaginaire. Supposons maintenant que toute vérification soit impossible; ici encore, l'hypothèse se subdivise. Ou bien, en l'absence de vérification sensible, il y a des raisons soit logiques, soit scientifiques, soit métaphysiques, soit morales et sociales, pour établir des degrés de probabilité; ou bien il n'y en a pas. Dans le premier cas, vous pouvez, par exemple, me faire observer que vous n'êtes pas au même point que moi, que mes yeux sont moins bons, qu'il y a une vapeur entre moi et l'oasis, que j'ai un intérêt à prendre un autre chemin, tandis que vous êtes parfaitement désintéressé, etc. Vous pouvez ainsi arriver à me convaincre que les probabilités sont pour le chemin que vous voulez prendre. Ces probabilités me détermineront à prendre ce chemin, à moins que mon désir ou mon intérêt ne l'emportent sur mon intelligence. N'y a-t-il, au contraire, aucun moyen d'établir des probabilités, ni intellectuelles ni d'aucune sorte? En ce cas, toutes raisons ayant disparu, nous serons réduits à une sorte de pari, à un jeu de hasard. Mais qui empêche un déterministe de jouer et de parier tout comme un autre? Si nous sommes libres, nos paris contraires seront libres; et, faute de vérification possible, on ne pourra discerner quelle décision est ou n'est pas conforme à l'objet. Si nous sommes déterminés, nos deux décisions seront également déterminées, et, en l'absence de vérification possible ou d'appréciation possible des probabilités, on ne pourra non plus discerner leur conformité ou leur non-conformité à l'objet. On ne pourra ici se décider que pour des raisons subjectives à tous les points de vue. Donc, en somme, là où la distinction du vrai et du faux est possible, c'est précisément par le déterminisme intellectuel qu'elle se produit, et là où elle est impossible pour le déterminisme, elle l'est encore bien plus pour le libre arbitre; jouer à pile ou face sur une affirmation ou une négation, ce n'est pas s'éclairer sur ce qui était obscur; dans les cas mêmes où l'on prend inévitablement une décision pratique, cette décision, soit libre, soit déterminée par nos penchants, n'empêche pas les jugements contraires d'être aussi indiscernables qu'auparavant sous le rapport de l'objectivité.
Le «criticisme phénoméniste» représente toujours, suivant la méthode ancienne, l'homme déterminé comme un homme passif et inerte: c'est l'argument paresseux appliqué à l'intelligence. On oublie que, si l'intelligence est un miroir, elle n'est pas un miroir immobile et impuissant: c'est un miroir tournant sans cesse, qui, présentant ses diverses faces aux choses, reflète des tableaux divers et peut ainsi contrôler l'un par l'autre; bien plus, les objets eux-mêmes tournent autour de l'intelligence et lui offrent ainsi successivement leurs différentes faces, ce qui fournit un nouveau moyen de distinction. Outre ce premier paralogisme, on en fait un second en prétendant que l'esprit humain, dans l'hypothèse déterministe, est une intelligence pure uniquement déterminée par des raisons qui lui apparaissent, et qui elles-mêmes s'expliquent uniquement par l'objet inconnu; si bien que, quand les pures intelligences se contredisent, il n'y aurait plus de distinction possible à établir entre elles.—Mais, peut répondre le déterministe, nos opinions ont des raisons déterminantes ou antécédentes qui ne sont pas toujours des raisons intellectuelles et logiques, ni toujours logiquement valables. Donc, de ce que toute opinion est explicable par des raisons, il ne s'ensuit pas que, pour le déterminisme, toutes soient également fondées en raison. Il peut y avoir des raisons de déraisonner comme des raisons de bien raisonner. «Le vrai et le faux», dites-vous, «ont des titres égaux» parce qu'ils «sont également nécessaires». «C'est une manière d'être dans le vrai que de suivre une loi nécessaire en affirmant le faux des autres hommes[54].»—Mais un fou est nécessairement fou, un esprit sain est nécessairement sain, et la folie est en harmonie avec l'ensemble des lois de l'univers puisque certaines rencontres de ces lois la produisent; en résulte-t-il que la folie soit en harmonie avec les objets sur lesquels le fou porte des jugements faux? De ce que la folie «est vraie», comme compatible avec le grand tout, mal à propos appelé l'universelle vérité, il n'en résulte pas que les opinions du fou soient vraies comme harmoniques avec les objets particuliers auxquels elles s'appliquent, ni qu'il fasse jour quand le fou le déclare en plein minuit.
On objectera qu'il y a des questions insolubles où chacun se croit sage, sans qu'on puisse distinguer les vrais sages des fous.—Sans doute; mais, en ce cas, le libre arbitre n'est-il pas tout aussi impuissant que le déterminisme à faire la distinction? Il ne peut que servir à accroître l'embarras, car chacun se jugera librement sage, et cela au moment même où il sera le plus fou. C'est encore le déterminisme qui peut fournir ici ou un critérium ou un succédané de critérium. Supposez, par exemple, qu'il s'agisse du vote d'une chambre de députés relativement à une mesure dont les effets futurs sont actuellement invérifiables et même, par hypothèse, impossibles à prévoir. En l'absence de toute certitude et même de toute probabilité tirée de l'objet, je pourrai encore me faire une probabilité tirée des motifs et mobiles qui ont déterminé le vote. Je penserai que les députés qui ont le plus de chance d'avoir raison sont ceux qui ont le moins cédé aux raisons subjectives, aux passions de parti, aux ambitions personnelles, aux intrigues corruptrices, etc. J'éliminerai autant que possible tout le subjectif, toutes les questions de personnalité, pour avoir une probabilité objective, la plus impersonnelle possible. Je pourrai dire:—Ce vote doit être absurde, parce qu'il a été une œuvre de passion, de légèreté, de haine, de corruption. Le critérium, en ce cas, est justement l'opposé de la méthode subjective que le criticisme phénoméniste préfère à la méthode objective. Si l'on vient me dire que les députés se sont fait librement leurs motifs et mobiles de vote, ma défiance ne fera que s'accroître, tout comme si l'on m'apprenait qu'ils ont voté à la courte paille. Donc, même au point de vue interne, est plus probable ce qui est plus dégagé des penchants subjectifs et des commencements absolus subjectifs. Donc encore, nous ne saurions admettre que l'incertitude produite par les résultats contradictoires des jugements humains «ne se peut lever qu'en reconnaissant que la certitude est un état psychique, résultat d'un acte libre, en une conscience responsable, et non point l'effet d'une nécessité qui se contredit en ses différents produits[55].»—Oui, la certitude, la croyance est un état psychique, mais l'hypothèse du libre arbitre n'est nullement la seule possible pour expliquer cet état psychique. On oublie les passions, les instincts, les sentiments, les «perceptions confuses», les mille causes grandes ou petites qui peuvent incliner le jugement, produire ou achever la croyance, alors même qu'il n'y aurait pas le moindre libre arbitre. Les criticistes font une «énumération incomplète» des hypothèses possibles. De ce qu'un objet n'est pas blanc, a-t-on immédiatement le droit d'en conclure qu'il soit noir? Il peut être rouge, vert, etc. De même, de ce que la croyance n'est pas l'œuvre d'une nécessité purement logique ni d'une action nécessaire de la «chose en soi» ou de l'objet sur la pure pensée, il n'en résulte pas immédiatement que la croyance soit libre; elle peut être l'œuvre d'une nécessité passionnelle, sentimentale; elle peut résulter du caractère, des habitudes, de l'éducation, etc.[56]. Mais c'est alors, répète-t-on, que toutes les croyances seront indiscernables en tant que nécessaires.—Le fussent-elles sous ce rapport, elles ne le seraient pas pour cela sous tous les autres rapports. Les effets sont indiscernables en tant qu'ils ont tous des causes; il n'en résulte pas qu'ils soient indiscernables par ailleurs et qu'une maladie nécessaire soit indiscernable d'une santé nécessaire. Même en l'absence de toute vérification possible, nous avons vu que la méthode de discernement entre le vrai et le faux consiste à calculer, autant que faire se peut, la part du passionnel et du subjectif pour l'éliminer du problème, comme un astronome élimine de ses calculs l'équation personnelle. On peut ainsi dans la conscience même établir une hiérarchie, subordonner une nécessité à une autre moins individuelle, mesurer plus ou moins exactement des degrés de probabilité, comparer une croyance avec l'ensemble des vérités acquises et confirmées, continuer rationnellement le mouvement commencé, etc. Donc les criticistes phénoménistes, en passant de l'analogie d'un seul caractère des jugements, le mode de génération dans la conscience, à l'identité de valeur pour la conscience, passent sans l'ombre d'une preuve d'un rapport à un autre tout différent.
On peut maintenant apprécier le syllogisme que M. Renouvier nous a opposé à nous-même et par lequel il a espéré acculer le déterminisme à l'impuissance. «La distinction du vrai et du faux, dans la conscience, est impossible, dit-il, en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme imposés par la nécessité.»—Après les explications qui précèdent, nous avons le droit de nier cette majeure, où on prend pour accordé ce qui est en question. De ce que les jugements sont tous également les effets nécessaires de leurs antécédents, il n'en résulte point que, dans la conscience, on ne puisse comparer un jugement avec un autre ou avec un ensemble de jugements, et établir ainsi, dans la conscience même, d'autres rapports aboutissant à une distinction de valeur. La conclusion n'est donc point contenue dans les prémisses: le second rapport, qui est celui du sujet à l'objet, ne se déduit pas du premier, qui est simplement le mode subjectif de formation des jugements. Conclure ainsi sans moyen terme de l'un à l'autre, ce peut être un acte de «libre arbitre»; mais la conclusion est inadmissible pour qui veut être logiquement «nécessité». Du reste, de cette majeure qui affirme précisément la chose à démontrer, M. Renouvier passe commodément à la conclusion: «Or, dit-il, la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible autrement qu'au moyen de la distinction comme vrais ou faux des jugements contradictoires entre eux, dans la conscience. Donc la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible dans la conscience en tant qu'on regarde les jugements contradictoires entre eux comme imposés par la nécessité.»—Remarquons la généralité de la conclusion; M. Renouvier ne fait ici aucune distinction entre les vérités scientifiques ou les vérités philosophiques; il parle d'un objet externe, ce qui peut signifier ou un objet de nos sens ou, plus universellement, un objet quelconque extérieur au sujet. Et en effet, si la majeure est exacte, elle doit s'appliquer à tout. Et c'est précisément parce qu'elle prouve trop qu'elle ne prouve rien.
Il y a plus. On peut retourner le syllogisme tout entier contre les criticistes eux-mêmes. Non seulement le déterminisme ne supprime pas dans la conscience tout moyen de discerner l'objectif du subjectif; mais c'est l'hypothèse même du libre arbitre dans les jugements qui supprime ce moyen.—La distinction du vrai et du faux, dans la conscience, peut-on dire, est impossible en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme évoqués indépendamment de leurs antécédents par le libre arbitre de chacun, «sans prévision même imaginable.» Donc la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible, dans la conscience, en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme «également produits par le libre arbitre.» Cela est vrai pour les objets externes proprement dits: par exemple, pour l'accord d'un instrument par «l'accordeur» muni d'oreilles et de liberté, dont parle M. Renouvier. Si un accordeur juge, par un acte du libre arbitre, de la consonnance ou de la dissonance, ce n'est pas à lui que nous confierons le soin d'accorder un piano; nous préférons celui dont les oreilles et le jugement sont nécessités. Cela est vrai aussi pour les objets invérifiables de la métaphysique: en tant qu'invérifiables, égaux en probabilité intellectuelle et affirmés par un acte de libre arbitre, ils sont parfaitement «indiscernables comme vrais ou faux dans la conscience.» Votre affirmation ne porte plus alors sur ce qui est, mais sur ce que vous voulez librement ou nécessairement (car le problème subsiste toujours); vous voulez une chose ou vous en voulez une autre, voilà tout[57].
IV. L'attribution au moi dans le criticisme phénoméniste.—L'attribution au moi, psychologique ou morale, est encore plus inexplicable dans la doctrine des commencements absolus que dans l'indifférentisme. L'attribution, nous le verrons plus loin[58], suppose un lien entre moi et mes actes; elle suppose l'unité et la continuité du moi. Or, dans le criticisme phénoméniste, il y a des commencements encore plus absolus que dans l'indifférentisme. Comment les attribuer au moi, avec lequel ils ne sont pas liés? Ce sont des commencements absolus en moi, admettons-le; mais supposons des commencements absolus (réels ou apparents) dont je serais simplement le théâtre, par exemple une sensation imprévue; en quoi se distingueront-ils des commencements absolus dont je serais la cause? Puis-je même dire que moi j'en suis la cause? Moi, c'est «le groupe de phénomènes et de lois[59];» or les phénomènes commençant absolument n'ont leur cause ni dans les autres phénomènes antérieurs ou simultanés, ni dans les lois; ils ont leur cause en eux-mêmes ou, si l'on préfère, ils sont eux-mêmes causes.
Aussi l'attribution à la conscience est-elle impossible, et il n'y a point, selon le criticisme phénoméniste, «conscience de la liberté.» Mais alors s'élève une nouvelle et insurmontable difficulté: si la liberté est purement phénoménale et non, comme dans Kant, nouménale, on ne voit plus pourquoi elle n'aurait pas conscience de soi. Comment se fait-il qu'un commencement absolu de la conscience ne se saisisse lui-même ni comme commencement ni comme absolu? Dira-t-on que la liberté consiste précisément dans la discontinuité, dans la rupture, dans l'hiatus et le vide entre des séries de phénomènes?—En ce cas, il sera effectivement facile de comprendre qu'on n'ait point conscience d'une discontinuité, d'un vide; mais, que ce vide puisse constituer le libre arbitre, c'est ce qui sera plus difficile à saisir. Dans tous les cas, si le «groupe de phénomènes et de lois» s'attribue les phénomènes qui jaillissent au beau milieu des phénomènes préexistants, c'est par pure hypothèse. Un Grec aurait pu tout aussi bien attribuer ces commencements absolus soit à la Fortune, soit à la Destinée. Un chrétien les attribuera vraisemblablement tantôt à son ange gardien, tantôt à un démon tentateur. En effet, l'apparition d'un motif ou d'un mobile nouveau dans la conscience est une véritable suggestion; de plus, elle est «imprévisible» pour moi tout comme pour autrui, car, si je pouvais prévoir sûrement ce que je vais vouloir, il n'y aurait plus commencement absolu et «liberté imprévisible.» L'idée ou le sentiment «automotifs» qui font subitement leur «apparition» ont donc tous les caractères de choses étrangères: comme je ne puis voir leur raison en moi et dans mes états antécédents, comme aussi le criticisme phénoméniste m'affirme que cette raison n'est pas dans mon cerveau et dans mon organisme, je puis parfaitement supposer un ange ou un démon qui m'inspire.