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La Liberté et le Déterminisme

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I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant.

II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante admise par Kant et Schopenhauer.

III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du déterminisme dans l'ordre immanent.

I.—Le grand ennemi de la liberté, aux yeux de Kant, c'est le temps: toute sa doctrine a pour but de nous en affranchir. Dans l'ordre du temps, ce sont les antécédents des actions qui les déterminent; or le nom même d'antécédent indique une chose passée qui n'est plus «en notre pouvoir,» et dont nous ne pouvons plus changer les effets[113]. Seul, en quelque sorte, le phénomène antécédent l'aurait pu; mais il est déjà passé à tout jamais. On pourrait rendre sensible la pensée de Kant en disant que le présent est comme un testament que le mort seul pourrait changer, mais qu'il ne peut changer parce qu'il est mort.

A ce point de vue du temps et de son ordre régulier, si nous pouvions pénétrer l'âme d'un homme, telle qu'elle se révèle par des actes internes ou externes, connaître tous ses mobiles, même les plus légers, et tenir compte en même temps de toutes les influences extérieures, nous pourrions calculer la conduite future de cet homme avec autant de certitude qu'une éclipse de lune ou de soleil[114].

C'est que, empiriquement, toutes les actions et passions sont liées selon les règles de l'expérience. Il en résulte une série ou trame continue de phénomènes, qui est l'histoire ou la biographie de l'individu. De cette série, éliminez la part des circonstances et des objets extérieurs, ne laissez que les mobiles et les motifs moraux: ce reste représentera le caractère propre de l'individu, la part non plus des objets extérieurs, mais du sujet même, ou «les principes subjectifs de son arbitre»[115]. C'est ce que Kant appelle le caractère empirique, qui seul tombe sous l'observation.

Mais, une fois qu'on a expliqué les actions par le caractère empirique préalablement donné, tout n'est pas expliqué encore. Il reste à savoir ce qui donne ce caractère, ce qui le produit, en un mot sa vraie cause. La vie d'un homme peut être considérée comme un seul et même phénomène total, dont le caractère empirique est la règle ou la loi. D'où vient donc cette règle, cette loi qui imprime une unité de direction à tous les phénomènes, et qui a pour conséquence un degré plus ou moins grand de bonté ou de méchanceté, une plus ou moins grande intensité dans l'inclination au bien?

Ce terme supérieur, cette vraie cause de notre caractère, ce n'est point dans la série des phénomènes qu'il faut la chercher. Le caractère empirique, comme tout ce qui se manifeste dans le temps, n'est qu'une représentation de ce que la chose est en soi. L'homme, tel qu'il apparaît aux autres et tel qu'il s'apparaît dans le sens intime, n'est que «le phénomène de lui-même»[116]. Sa réalité absolue, c'est son caractère intelligible, qui n'est soumis à aucune condition de temps, et dans lequel «ne naît ni ne passe aucune action»[117].

Comme cause intelligible, l'homme peut commencer spontanément et de lui-même ses effets dans le monde sensible, sans que l'action commence en lui. Aussi n'est-il pas soumis à la loi de toutes les déterminations de temps, à la loi nécessaire de tout ce qui change et se meut. Dans cette sphère, il est conçu libre de toute influence sensible et de toute détermination phénoménale[118].

Quand nous avons expliqué un mensonge par toutes les conditions antécédentes, cette explication nous empêche-t-elle de blâmer le menteur? Non, répond Kant. Nous attribuons donc à la raison un pouvoir indépendant de la sensibilité et transcendant, pouvoir dont elle aurait pu faire usage et dont elle n'a point fait usage. Mais il ne faut pas entendre par là que la raison aurait pu dans le temps, après toutes ses actions antérieures et dans les mêmes circonstances, produire exactement le phénomène contraire, par la décision particulière d'une liberté d'indifférence. Si tel homme n'avait pas menti à tel moment, il n'aurait pas fait telle chose auparavant, ni telle autre chose; toute la série de ses actions phénoménales et tout son caractère empirique auraient été changés; ce changement dans la direction visible ou dans la règle de la conduite empirique supposerait un autre caractère intelligible: l'homme n'aurait donc pu ne pas mentir qu'en ayant un autre caractère intelligible. Mais précisément, rien n'empêche de croire, ajoute Kant, qu'il aurait pu avoir cet autre caractère; car le caractère intelligible est indépendant de la série totale des phénomènes, qu'il produit selon une règle et dans une direction dont il est l'auteur. En d'autres termes, chaque action, considérée par rapport aux antécédents chronologiques, n'aurait jamais pu être autrement; mais, par rapport à son antécédent métaphysique, à la puissance intelligible de l'être raisonnable, elle aurait toujours pu être autrement, parce que l'être raisonnable aurait toujours pu, comme chose en soi et dans le monde intelligible, déterminer autrement la totalité de la série empirique, en se donnant à lui-même un caractère moral différent[119].

Notre vie entière ne fait que dérouler dans sa variété ce que notre caractère intelligible enveloppe dans son unité. Tels nous nous faisons dans l'ordre intemporel de la réalité absolue, tels nous apparaissons dans le temps, image mobile de l'immobile liberté. Tels nous nous faisons, avons-nous dit, et non pas: tels nous nous sommes faits. On ne peut dire en effet que nous soyons aujourd'hui les esclaves du caractère que nous nous sommes donné dans le passé, car pour la liberté intelligible il n'y a point de passé. La liberté est toujours actuelle, sans être à proprement parler ni présente, ni passée, ni à venir. Dire:—J'agis aujourd'hui et j'agirai demain en vertu du caractère que je me suis donné dans le passé,—ce serait transporter la fatalité du temps, avec son ordre successif, dans la réalité intelligible. La liberté étant pour ainsi dire, dans la pensée de Kant, omniprésente et simultanée à toutes nos actions, il faut dire plutôt:—J'agis en vertu du caractère que je me donne librement,—sans entendre par là un acte de liberté qui descendrait présentement dans la série phénoménale. De même encore, nous ne devons pas croire l'avenir prédéterminé par le présent, sinon dans l'ordre chronologique; à considérer l'ordre métaphysique, l'avenir sera dans le temps ce que je le détermine à être du haut de ma volonté intemporelle.

C'est dans cette indépendance de la volonté raisonnable par rapport au temps que Kant voit le fondement et la justification du repentir. Que signifie ce sentiment douloureux produit par la condamnation de nous-mêmes? Au point de vue de la pure expérience, il est «pratiquement vide, en ce sens qu'il ne peut empêcher ce qui a été fait de l'avoir été.» Mais le repentir, comme douleur, est parfaitement légitime; car la raison, quand il s'agit de la loi intelligible, de la loi morale, ne reconnaît aucune distinction de temps. «Elle ne demande qu'une chose: le fait nous appartient-il comme action? et, dans ce cas, que cette action soit depuis longtemps passée, la raison y lie toujours moralement le même sentiment.» Voilà l'explication de cette actualité perpétuelle qui s'attache à nos actes, même les plus lointains; en vain le cours du temps semble les avoir emportés et effacés: la volonté raisonnable les retient à jamais sous son regard, elle les juge comme ses œuvres impérissables, et si ce sont des œuvres de lâcheté ou d'égoïsme, elle ne peut voir sans douleur le mal enfanté par elle: qu'il soit passé, présent, à venir, qu'importe? c'est le mal[120].

Le caractère intelligible semble donc être, dans la pensée de Kant, une sorte d'élan libre vers le bien, élan d'une intensité plus ou moins grande, que la volonté raisonnable s'imprimerait à elle-même par un acte supérieur au temps. De là une certaine force morale, une certaine énergie morale qui est ma volonté telle qu'elle se fait, et qui par conséquent est moi-même. Cette force, une en soi, est d'ailleurs soumise à la nécessité de ne produire ses effets que dans la diversité du temps; elle se réfracte alors dans ce milieu selon la variété des forces concomitantes, se divise, se multiplie, s'étale en une image qui est le spectre d'elle-même: c'est le caractère empirique. La résultante finale de ce concours entre la cause libre et les influences extérieures est la vie sensible en sa totalité. Tel le rayon de lumière unique à son origine, en traversant un milieu inégal, se colore de mille nuances et s'épanouit en un cône, dont les parties sont multiples comme celles du temps ou de l'espace. Une fois le rayon donné avec le milieu, on pourra calculer le cône et toutes ses parties, mais encore faut-il que ce rayon soit donné; dans l'ordre intelligible, il se donne lui-même, il se fait lui-même plus ou moins brillant et plus ou moins ardent.


Ici une question se présente. Une fois donné le caractère empirique, ou le degré visible d'amour pour le bien et de courage dans le bien, tout se déduit de cette force et des forces physiques concomitantes; mais le caractère empirique pourrait-il lui-même se déduire des forces physiques antécédentes, ou résulte-t-il seulement de l'intervention imprévue et imprévisible du moi libre, se manifestant à partir de la naissance jusqu'à la mort? En d'autres termes, étant donné l'état physique de l'univers à tel moment, pourrait-on en déduire tous ses états ultérieurs, y compris les actions des volontés libres, qui ne semblent pas encore exister dans le temps ou ne s'y manifestent pas encore? Si la chose est impossible, l'unité mécanique de l'univers est brisée: un commencement absolu a lieu même dans la série empirique, l'ensemble des choses phénoménales subit une addition qu'aucun calcul n'aurait pu déduire de la somme antécédente. La difficulté première reparaît alors, simplement reculée, non résolue.

Aussi Kant n'admet point ce commencement imprévu, produit par l'intervention de la liberté à un moment précis du temps et de l'histoire du monde. Mon caractère empirique est, selon lui, une simple continuation de la série physique antécédente.—Mais alors, comment peut-il être en même temps l'œuvre de ma liberté? Supprimons celle-ci, l'ensemble des causes antécédentes eût produit le même caractère empirique. A quoi bon ce personnage toujours absent, sans lequel tout se passe et s'explique?—Kant eût répondu sans doute: Vous parlez comme si le temps était une réalité, et vous en appliquez les lois à la liberté transcendante. La substance intelligible du moi, où la liberté réside, ne commence pas à notre naissance, ne tombe pas du ciel ou du néant à un point déterminé de la durée. Toutes les substances existent au-dessus du temps et, sous ce rapport, coexistent. Nous étions donc ou sommes déjà présents, quoique non temporellement, à l'ensemble des choses, avant notre apparition sous une forme humaine. Dans la réalité intelligible, il y a un ordre intemporel des choses en soi dont la succession chronologique est l'image, il y a une coexistence des choses en soi dont la simultanéité chronologique est l'image, il y a une action réciproque des choses en soi dont l'harmonie chronologique est l'image. Le monde intelligible de Kant rappelle celui de Platon; mais les idées, ici, sont des êtres en soi, des causes, des raisons, des libertés. L'ensemble de ces libertés, avec leur évolution idéale, avec leur idéale coexistence, avec leur idéale réciprocité, se projette dans le temps et dans l'espace; et la mutuelle influence des libertés intelligibles se traduit par la détermination réciproque de tous les phénomènes visibles, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. C'est aussi quelque chose d'analogue à l'harmonie préétablie de Leibnitz. Avant mon apparition sous la forme humaine, tout conspirait à produire le caractère empirique qui devait exactement correspondre à mon caractère intelligible: c'est que nous tous, les volontés libres, qui semblons être les effets, nous sommes réellement les causes, et l'ordre du temps ne fait que se conformer à l'ordre intemporel du monde intelligible, qui lui est supérieur. La complète connaissance d'un état mécanique et psychique de l'univers permettrait donc de calculer tous les autres, parce que l'ensemble des phénomènes résulte non pas d'une partie des causes intelligibles, mais de toutes ces causes, y compris moi-même, sans considération de temps. Par une conception analogue, Leibnitz voyait en chaque chose la représentation ou le miroir de l'univers, et il attribuait à l'intelligence divine la solution éternelle de ce problème: «Étant donné l'état présent d'un être, calculer le passé, le présent et l'avenir de tous les autres.» En un mot, il n'y a prédétermination que dans la série des antécédents chronologiques. Dans leur rapport avec leurs causes, les effets ne sont plus prédéterminés, mot emprunté à la langue du temps; ils sont déterminés par leurs causes déterminantes, dont je fais partie.

Ainsi, nous nous sommes tous entendus ou plutôt nous nous entendons tous entre nous, au-dessus du temps et derrière la scène, pour produire l'univers que le temps déroule sur la scène. Mais, si les rapports que j'ai avec l'ensemble de l'univers ne détruisent point ma liberté selon Kant, mes rapports avec Dieu ne la détruiront-ils pas?—Ils la détruiraient en effet, répond Kant, si on admettait le temps et l'espace comme des conditions de la réalité en soi; non, si on y voit seulement des conditions subjectives de notre sensibilité propre. Le temps et l'espace sont-ils, comme le veut le vulgaire, des conditions à priori de la réalité même et de la chose en soi; Dieu alors ne peut plus créer de réalités que sous ces conditions, et par conséquent il les subit dans son acte créateur; que devient son indépendance? Il faut alors être logique comme Spinoza, qui fait du temps et de l'espace des attributs de Dieu même. Mais le Dieu de Spinoza ne crée pas des êtres en soi, mais seulement des êtres en lui, c'est-à-dire des manières d'être; il ne crée pas des noumènes, mais seulement des phénomènes. A vrai dire, il ne crée rien, il ne fait que se déployer dans la série de ses modes selon l'invincible fatalité de sa nature géométrique, et il produit directement, immédiatement le mécanisme des phénomènes, sans laisser aucune place à la liberté d'êtres qui ne seraient ni lui ni ces phénomènes. Pour sauver la liberté il faut, selon Kant, dire que Dieu ne produit pas les phénomènes, mais crée les êtres en soi, c'est-à-dire les causes dont ces phénomènes sont les effets et les actions; et il crée des causes libres. Mais pour cela, il faut que Dieu leur donne une existence supérieure au temps; car, s'il était obligé, pour créer des êtres, de les créer inférieurs au temps, il ne pourrait plus par cela même créer qu'une série de phénomènes fatals. L'ordre des réalités intemporelles, au contraire, pourra être un ordre de libertés; et alors seulement Dieu aura produit un monde vraiment digne de ce nom, un monde de réalités et non d'apparences, de vie véritable et non de fantasmagorie. Pour la même raison, les difficultés relatives à la prescience divine semblent à Kant levées en partie: car le rapport de l'être éternel avec des êtres intemporels ne peut plus s'appeler ni prescience ni prédétermination, mots encore empruntés à la langue du temps. C'est un rapport mystérieux, dont on peut dire au moins, selon Kant, qu'il ne détruit pas la liberté, quand même on n'en pourrait dire autre chose[121].

Pour toutes ces raisons, Kant soustrait au temps la liberté: que l'aveugle Saturne dévore ses enfants et se nourrisse de la matière brute, la libre intelligence n'a rien à craindre, car le temps, loin d'être le père de l'intelligence, n'en est que le produit, ou plutôt l'ombre et le fantôme.

Par là Kant ne prétend pas expliquer la liberté, ou dire comment elle est possible; car nous ne pouvons déterminer à priori, «par de simples concepts, la possibilité d'aucun principe réel et d'aucune causalité.» Il ne veut pas non plus prouver la réalité de la liberté; car «nous ne pouvons jamais conclure de l'expérience à quelque chose qui ne doit pas être conçu suivant les lois de l'expérience.» La liberté transcendante et intelligible n'est pas impossible ni contradictoire, elle n'implique pas, et elle pourrait subsister avec le mécanisme de la nature: voilà, selon Kant, tout ce que la théorie permet de conclure.

Si nous affirmons la liberté comme réelle, ce ne peut être, selon Kant, que pour des raisons pratiques. En acceptant le fait du devoir (factum), nous acceptons sa condition, la liberté. Ainsi, c'est le devoir qui nous ouvre les portes du monde intelligible: si nous y entrons, c'est seulement par un acte de volonté morale.

II.—Telle est, autant que nous avons pu la repenser, la pensée de Kant. Elle a trop de grandeur et même de beauté pour ne pas avoir sa part de vérité. Pourtant on ne peut s'empêcher de croire que Kant, tout en se défendant de montrer la possibilité de la liberté, a fait une construction métaphysique qui n'est pas sans analogie avec les subtiles spéculations des théologiens du moyen âge.

La première objection qu'on peut faire, c'est qu'on ne sait pas, en définitive, ce qu'est dans ce système la liberté. Kant désigne par ce mot deux choses distinctes et, quel que soit le sens qu'on préfère, la difficulté du problème subsiste. Tantôt la liberté désigne la causalité de la chose en soi, du noumène, c'est-à-dire le pouvoir, indépendant du mécanisme physique, par lequel la chose en soi produit ses manifestations. Elle est alors la puissance d'agir tantôt bien, tantôt mal; elle est l'existence transcendante du sujet, le fond absolu et substantiel du moi, soit qu'il se soumette au devoir, soit qu'il préfère les biens sensibles. En ce sens, la liberté est faillible et, en fait, a péché; aussi Kant dit-il que l'origine du péché radical est dans le noumène, dans la cause en soi[122]. Tel est le sens ordinaire de la liberté dans la Critique de la raison pure.

Dans la Critique de la raison pratique, au contraire, et surtout dans la Métaphysique des mœurs, la liberté désigne non plus l'activité transcendante du sujet, qui peut être morale ou non, mais la moralité effective ou tout au moins la moralité idéale. La liberté est en effet, «au sens positif,» la détermination de l'activité par la loi du devoir. Elle n'est donc plus seulement la détermination de l'action par «l'homme en soi» sous la loi du devoir, tantôt en conformité, tantôt en opposition avec cette loi. Elle est en somme la raison même, la raison pure pratique: «Liberté et loi pratique absolue sont des concepts corrélatifs; je ne cherche pas ici si ce sont des choses réellement distinctes, ou si plutôt une loi absolue n'est pas entièrement identique à la conscience d'une raison pure pratique et celle-ci au concept positif de la liberté[123].» Même théorie dans la Doctrine du droit, avec cette conséquence que la liberté exclut la possibilité de violer la loi morale, parce que «cette possibilité est une impuissance[124]

Ainsi la causalité de la raison pure ne peut être rationnellement déterminée que par un principe d'action indépendant de toute condition sensible. Et cependant, elle a été en fait déterminée par un principe d'action dépendant du monde sensible, puisqu'elle a péché et pèche encore. La liberté est donc, pour Kant, tantôt ce qui permet au «moi-noumène» de bien faire en lui permettant aussi de mal faire, tantôt l'immédiate et certaine actualité de la loi morale. Kant n'a point concilié ces deux notions antinomiques, qui aboutissent, l'une à la possibilité de pécher, l'autre à l'impossibilité de pécher.


L'antinomie va reparaître et développer ses conséquences dans les deux théories kantiennes de l'obligation et de la responsabilité.

L'obligation tient, selon Kant, à ce que la liberté intemporelle est cependant astreinte à la condition d'agir dans le temps et d'y agir selon une loi universelle.—Mais d'abord, demanderons-nous, comment la liberté peut-elle être nécessitée à agir dans le monde du temps? Puis, comment peut-elle être obligée dans ce monde? En tant que vraiment libres au sein du noumène, nous ne pouvons avoir d'obligation relativement à la totalité des phénomènes, car il n'y a rien qui puisse obliger une liberté absolue, et d'ailleurs il n'existe aucune raison pour qu'une liberté absolue fasse le mal. Nous ne pouvons donc être obligés que par rapport à l'ensemble de nos phénomènes, de notre caractère empirique. Mais précisément ce qui spécifie notre caractère, ce qui détermine l'ensemble particulier de nos phénomènes, c'est le tout, c'est une nécessité universelle, et nous ne pouvons être obligés par rapport à cette nécessité: nous ne pouvons être que prédestinés par la puissance d'où sort le tout. Donc, notre liberté individuelle dans le monde intelligible est prédestination et nécessité. Nous ne pourrions être libres que d'une liberté universelle; nous ne pourrions être obligés que par rapport à l'univers, que comme créateurs de l'univers, que comme Dieu; par malheur, Kant nous dit que l'obligation n'a plus de sens pour Dieu, pas plus que le péché. On ne voit donc nulle part sur quelle liberté fonder une obligation quelconque ni par rapport à quoi la fonder.

La responsabilité n'est pas plus intelligible que l'obligation si on accepte l'idée de la liberté nouménale. Le péché de notre moi-noumène, en effet, ne peut être produit par les conditions seules de son existence phénoménale, qui ne dépendent pas de lui; ce péché doit donc être produit encore par un mauvais vouloir transcendant, non explicable par les conditions de l'existence phénoménale. Mais ce mauvais vouloir est, en somme, absolument inexplicable pour nous, pour nous qui sommes cependant les auteurs responsables de ce péché. Dès lors, cet acte de liberté morale n'est toujours qu'un acte de liberté d'indifférence transporté au sein de l'absolu: c'est un hasard nouménal, qui pourrait bien recouvrir un destin nouménal. En d'autres termes, pourquoi le moi-noumène n'est-il pas immédiatement saint et éternellement pur? Comment la «raison» peut-elle, par exemple, ainsi que le soutient Kant, se résoudre à un «mensonge?» Comment peut-elle montrer de la «négligence»? Comment, avec sa portée universelle, peut-elle produire des actions sans maximes universalisables? Comment, en un mot, la raison peut-elle ne pas être absolument raisonnable, puisqu'elle n'a pas de raisons, mais des déraisons pour vouloir être autre chose?—Il faut évidemment supposer ici, comme condition du péché et du devoir dont il est la violation, un noumène imparfait, car Kant nous a formellement dit qu'il n'y a pas de devoir pour Dieu; mais en quoi peut consister l'imperfection d'un noumène et la différence du créé avec le créateur? En ce que le noumène,—même intemporel, même créé par Dieu «en dehors du temps» et comme «être en soi»,—est cependant soumis à de certaines conditions, sinon de temps et d'espace, du moins de multiplicité, d'action réciproque, de causalité transitive et de passivité. Donc, il n'est tel noumène qu'à condition d'être déjà engagé dans le phénomène; il n'est telle liberté, tel moi libre, qu'à la condition d'être enveloppé de nécessités. Kant lui-même vient de nous dire que Dieu ne crée pas les êtres dans le temps, sans quoi, d'une part, son acte subirait la condition du temps, et d'autre part, les êtres eux-mêmes ne seraient plus des êtres en soi, mais des phénomènes; or, on peut appliquer son propre argument aux autres conditions de multiplicité, d'action réciproque et de passivité qu'il admet. Si c'est Dieu qui subit ces conditions, Dieu n'est plus libre et vraiment créateur; si ce sont ses créatures, elles ne sont plus libres ni vraiment des êtres en soi. On ne peut donc pas leur imputer la faute si elles tombent dans le phénomène et dans le mal. C'est la volonté absolue et universelle, et non le moi individuel qui a commis la faute de déchoir, au lieu de rester dans son insondable abîme: elle est seule responsable de cette faute. Toutes les difficultés reparaissent ainsi avec les deux sens de la liberté entre lesquels nous avons vu flotter la pensée de Kant: 1o causalité du noumène, pouvant être morale ou immorale; 2o moralité. Ou ces deux sens sont au fond identiques,—ce qui supprime le péché du noumène,—ou ils sont différents, ce qui supprime la liberté et la responsabilité du noumène. Entre le noumène pur et le phénomène, entre l'éternel et le temporel, nous voyons toujours un hiatus infranchissable. L'intemporel doit être tellement libre que le phénomène y disparaisse, et le phénomène est toujours tellement nécessité que le noumène y disparaît.

Admettons cependant le péché radical et la responsabilité du moi-noumène, une nouvelle difficulté se présente: comment l'homme réel peut-il connaître ce péché accompli dans un monde inconnaissable? On répondra peut-être:—«Parce que l'homme réel, par sa raison pure, a conscience de la loi morale, sous laquelle le noumène doit produire tel phénomène[125];» en d'autres termes, nous trouvons que les phénomènes ne répondent pas en nous à la loi idéale par nous conçue.—Soit, mais comment savons-nous que c'est notre faute à nous, le résultat de notre causalité nouménale, qui précisément est pour nous inconnaissable? D'une part, dans le monde phénoménal, notre action est expliquée par la totalité des phénomènes, par l'univers; d'autre part la causalité nouménale, qui a produit notre action, nous échappe; comment donc, encore une fois, connaître un péché accompli dans un monde inconnaissable par une cause inconnue que rien ne prouve être nous, plutôt que la cause universelle?—Nous ne pouvons vraiment savoir s'il existe des êtres responsables et si nous sommes du nombre. Nous savons qu'il y a des êtres sans raison et des êtres doués de raison, voilà tout. Chez ces derniers, la raison élèvera sans doute son idéal au-dessus du fait, elle souffrira de se voir méconnue, elle jugera et condamnera le mal, et cela sans se préoccuper de savoir si ce mal est présent, passé ou à venir; mais elle ne s'attribuera pas à elle-même, dans la conscience, la cause du désaccord entre l'idéal et la réalité. Je ne me connais pas comme moi en soi, comme cause en soi; je ne connais donc pas ma responsabilité, et, si je l'accepte pratiquement en acceptant pour moi la loi du devoir, cette acceptation, en tant que personnelle, est tout hypothétique. Le moi que je connais est déterminé, le moi que je ne connais pas est seul libre; dès lors, plus de marque pour distinguer, dans la série de mes actions, ce qui est l'œuvre de ma liberté, de mon moi transcendantal, et ce qui provient des causes étrangères. Comment, en effet, discerner le mal que j'ai fait avec une «intention» libre, de celui que j'ai fait sans intention? La véritable intention doit «appartenir au caractère intelligible» et ce caractère intelligible «ne peut être connu de nous...»—«La moralité propre des actions (le mérite et le démérite), celle même de notre propre conduite, nous est donc profondément cachée,» avoue Kant. «Nos imputations ne peuvent se rapporter qu'au caractère empirique.»—Mais précisément le caractère empirique n'est pas responsable; nos imputations tombent donc à faux.—«Personne ne peut faire la juste part de la liberté, celle de la simple nature, celle du tempérament involontairement mauvais ou bon (merito fortunæ), ni par conséquent juger avec une parfaite justice[126].»—Nous ne devons point sans doute prétendre faire la juste part; mais comment, dans une série tout entière déterminée, faire pratiquement une part quelconque à la liberté et distinguer les actes de responsabilité morale d'avec les actes sans responsabilité morale? Quand nous nous croyons bons ou méchants, quand nous nous croyons responsables, en fait nous n'en savons rien. Nous ne devrions donc éprouver qu'un remords platonique et général, non personnel, sans rien juger de notre responsabilité propre, car nous ne voyons pas plus clair dans notre conscience individuelle que dans celle d'autrui.


Le problème de la responsabilité personnelle aboutit, comme on le voit, à la question de savoir si nous avons ou non conscience de notre liberté, et c'est en agissant que nous aurions besoin de sentir notre pouvoir libre et responsable; mais l'examen de notre conscience est impuissant à nous révéler ce pouvoir, car, selon Kant lui-même, la conscience ne saisit que des phénomènes, tout comme les sens. «L'homme, dit-il, d'après la connaissance qu'il a de lui-même par le sentiment intérieur, ne peut se flatter de se connaître tel qu'il est en soi; car, comme il ne se produit pas lui-même, et que le concept qu'il a de lui-même n'est pas à priori, mais qu'il le reçoit de l'expérience ou du sens intime, il est clair qu'il ne connaît sa nature que comme phénomène, c'est-à-dire par la manière dont sa conscience est affectée[127].» Voilà précisément le point capital; si je suis libre, je dois connaître à priori ce que je produis moi-même. Qu'est-ce qu'une liberté qui ne sait pas ce qu'elle fait et qui est obligée d'attendre que l'expérience le lui apprenne comme du dehors? Selon Kant, je me détermine d'une manière absolue dans le noumène; ma vie phénoménale ne sera que le visible reflet de cette détermination dans les eaux mobiles du temps; et néanmoins je suis obligé, comme Narcisse, de me pencher sur ce miroir, pour savoir si ma détermination est belle ou laide! Est-ce donc bien là mon moi, et cet acte aveugle est-il un acte libre? «Au-dessus, continue Kant, de cette collection de purs phénomènes que l'homme trouve en son propre sujet, il doit nécessairement admettre quelque autre chose qui leur sert de fondement, c'est-à-dire son moi, quelle que puisse être sa nature intime.»—Pourquoi dois-je admettre cette autre chose qui est moi, et qui ne devrait pas paraître autre ou étrangère à ma conscience? C'est là un moi de raison, un moi inconnu et transcendant, qui est bien loin de la vraie liberté.

Dans les lignes qui suivent, il est vrai, Kant semble nous rendre une certaine conscience de notre activité propre: «Toutes les représentations, dit-il, que nous recevons passivement (comme celles des sens) ne nous font connaître les objets que comme ils nous affectent, ce qui ne nous apprend pas du tout ce qu'ils peuvent être en soi; par conséquent, par cette espèce de représentations, quelque attention que leur donne et quelque clarté qu'y ajoute l'entendement, nous ne pouvons arriver qu'à la connaissance des phénomènes, jamais à celle des choses en soi. Dès qu'on fait cette distinction (et il suffit pour cela de remarquer la différence des représentations qui nous viennent du dehors, où nous sommes passifs, et de celles que nous produisons de nous-mêmes, où nous montrons notre activité), il s'ensuit nécessairement qu'on doit admettre derrière les phénomènes quelque chose encore qui n'est pas phénomène, c'est-à-dire les choses en soi; quoiqu'il faille bien avouer que nous ne pouvons les connaître que par la manière dont elles nous affectent, et non pas comme elles sont[128].» Toute cette doctrine est fort obscure; si nous avons conscience, d'une manière quelconque, de représentations que nous produisons nous-mêmes par notre activité, nous les connaissons dans leur cause, à priori; nous pouvons donc les connaître telles qu'elles sont en elles-mêmes, et nous pouvons ainsi avoir une conscience de notre liberté par le dedans, non par le dehors, une conscience active et non passive de notre activité. Seulement, cette activité n'est plus, chez Kant, que celle de la raison. Nous voilà donc revenus à la liberté purement rationnelle, conséquemment impeccable. Quant à la conscience que j'ai de moi-même comme être individuel agissant dans le temps, loin de me révéler ma liberté, elle n'est possible elle-même, selon Kant, que sous la condition de la nécessité empirique. C'est donc bien à la raison universelle, et à elle seule, que Kant accorde la spontanéité absolue. Dès lors, on cherche vainement dans sa doctrine la part du moi et de la conscience véritable, non de celle qui se verrait passivement affectée, mais de celle qui, en agissant, se verrait agir. Nous demeurons toujours en présence de deux mondes, l'un intelligible et intemporel, celui de la raison, l'autre sensible et temporel, celui des phénomènes; mais nous n'avons aucun moyen terme entre la liberté universelle du premier et la nécessité universelle du second: les deux sont également impersonnelles.


Toutes les considérations précédentes peuvent se résumer en une objection fondamentale. Kant, pour sauver la liberté, a cru qu'il suffisait de l'élever au-dessus du temps, et il nous en a donné ce motif un peu trop élémentaire que, le passé n'étant point en notre pouvoir et le présent dépendant du passé, rien de ce qui est dans le temps ne se trouve en notre pouvoir.—Mais, comme nous croyons l'avoir montré, le temps n'est pas l'unique ennemi de la liberté: là où subsistent la pluralité des individus, leur causalité réciproque, la relation d'agent et de patient, le déterminisme mutuel demeure[129]. Dans le monde intemporel subsiste tout l'ordre temporel, toutes les choses relatives et nécessaires, mais réduites pour nous à l'état d'ombres métaphysiques. L'ombre de notre moi, placée par une loi inexplicable devant l'ombre des fruits défendus, commet avec une ombre de responsabilité un péché inexplicable; et il en résulte qu'elle éprouve dans la vie temporelle des souffrances qui, elles, ne sont pas des ombres de souffrance. La métaphysique transcendante se borne à projeter le monde immanent dans une sorte de vide élyséen: elle concentre le temps dans l'éternité, mais elle ne change rien aux relations véritables des choses, ni à leurs lois nécessaires. L'antinomie que nous avons signalée entre les deux conceptions de la liberté s'y retrouve à son maximum: si la liberté y est raison et moralité, elle est toujours nécessité; si elle est libre arbitre, elle est toujours hasard. Ces deux sens du mot restent d'ailleurs également insoutenables et inconciliables; ni péché ni impossibilité de pécher ne se comprennent. La liberté personnelle vient donc finalement, dans le monde prétendu intelligible, se confondre avec la nécessité universelle d'où dérive le torrent des choses.


Veut-on voir comme en une image agrandie les défauts et le caractère trop mythique de la liberté extemporelle, c'est dans Schopenhauer qu'il faut la considérer.

«Les opérations dérivent de la nature même de l'être: operari sequitur esse,» disaient les scolastiques; Schopenhauer le répète après eux.—«La conduite d'un homme, son operari, est déterminée extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et cela d'une façon nécessaire; chacun de ses actes est donc un événement nécessaire; mais c'est dans son être, dans son esse, que se retrouve la liberté. Il pourrait être autre; et tout ce en quoi il est coupable ou méritant, c'est d'être ce qu'il est... Dans la réalité des choses, chaque homme le sait bien, l'acte contraire à celui qu'il a fait était possible, et il aurait eu lieu, si seulement lui, il avait été autre qu'il n'est[130].» Ainsi nous sommes libres dans l'éternité d'être ou de ne pas être, de choisir un caractère bon ou un caractère méchant, courageux ou lâche. Mais, d'autre part, nous ne pouvons connaître a priori le caractère choisi par nous. «Nous n'apprenons, dit Schopenhauer, à nous connaître nous-mêmes et les autres, que par expérience; nous n'avons pas de notre caractère une notion a priori.» Pourtant, demanderons-nous de nouveau, pour qu'un choix soit vraiment libre, ne faut-il pas qu'on ait conscience a priori et du pouvoir de choisir et des raisons de choisir? Si je prends sans le savoir une mauvaise nature au lieu d'une bonne, mon erreur est involontaire, non libre. C'est une sorte de colin-maillard transporté dans la vie intemporelle, où chacun poursuit un caractère et une destinée qu'il saisit sans les voir, comme dans le mythe de Platon. Aussi, en dernière analyse, la responsabilité et la liberté finissent, selon Schopenhauer, par ne porter ni sur l'«operari» ni sur l'«esse», mais sur une troisième chose, le «fieri», c'est-à-dire sur le devenir, sur le fait d'avoir préféré l'existence et son devenir à la non-existence et à son immobilité.—Si tu es, tu seras bête brute, et si tu es bête brute, tu agiras en bête brute, mais tu peux ne pas devenir, ne point passer de l'être intelligible à l'existence sensible.—Cette nouvelle distinction de l'esse et du fieri ne nous avance pas plus que celle de l'esse et de l'operari; car, l'être ne révélant sa nature que par ses opérations, en voulant éternellement devenir tel être, je ne sais pas ce que je veux devenir, homme, ange ou bête; le fieri ne m'est donc pas plus imputable que le reste. J'en suis toujours réduit par delà le temps à tirer un billet de loterie dans une urne où je ne vois rien, à moins qu'on ne dise que la faute primitive est de vouloir tirer un lot quelconque, de vouloir devenir n'importe quel être, au lieu de rester dans le non-être. Mais cette incompréhensible et aveugle détermination à devenir, sans savoir ce qu'on devient ou deviendra, ne fonde pas une responsabilité plus réelle que toutes les autres. La doctrine de Schopenhauer place notre responsabilité là où personne ne l'a jamais placée, dans le fait de l'existence. On pourrait, du reste, poser à Schopenhauer une question préalable:—Comment sait-il ce qu'il nous apprend? Ce ne peut être ni a posteriori, puisque sa liberté est antérieure à l'expérience, ni a priori, puisqu'elle est inconsciente et qu'elle ne devient «intelligente» que quand elle a un «cerveau.»

Une autre objection consiste à demander comment nous pouvons nous donner un caractère individuel en dehors du temps et de l'espace, alors que, selon Schopenhauer, la distinction des individus, l'individuation, n'est fondée que sur le temps et l'espace. Schopenhauer distingue vainement ici l'individualité, qui aurait sa racine dans le monde intelligible, et l'individuation, ou projection de l'individualité dans la lanterne magique du monde sensible. Si le «caractère» appartient vraiment au monde intelligible, c'est-à-dire au monde de l'éternité et de l'unité, comment peut-il être réellement individuel, et d'où peut provenir cette éternelle distinction des individus? Si elle vient de Dieu, je ne suis plus libre; si elle vient de moi, c'est moi qui suis mon créateur; bien plus, un monisme conséquent (par exemple celui de Hartmann) ne peut plus distinguer de moi ni de non-moi dans le domaine de l'éternelle unité: je suis donc le créateur de tous les autres êtres, sans m'en douter.

Par cela même que le monisme doit supprimer l'individualité dans la sphère de la liberté absolue ou de la «volonté absolue,» il est obligé de supprimer aussi tout l'intellectuel, comme trompeur et illusoire. Dès lors, par une élimination progressive, Schopenhauer aboutit à placer le fond prétendu libre et moral de l'homme dans une absolue indétermination, à laquelle tendait déjà le noumène de Kant. En premier lieu, la volonté et le moral de l'homme ne peut être pour Schopenhauer la détermination éclairée par des motifs, car ces motifs sont intellectuels, donc plus ou moins matériels et «cérébraux.» La volonté absolue ne peut être non plus simplement le désir, la tendance à vivre, à jouir, la détermination à une fin: le désir n'est point l'absolu, car il enveloppe une évidente relativité. S'il nous paraît plus voisin du fond des choses, c'est simplement parce qu'il est chronologiquement antérieur à l'intelligence développée, parce qu'il est plus général parmi les êtres que l'intelligence même, à laquelle il sert comme de matière; mais suffit-il qu'une chose soit la matière d'une autre et son antécédent pour avoir le droit d'être érigée en absolu? De plus, le désir lui-même, par la fin qu'il suppose, enveloppe encore plus ou moins implicitement de la pensée, car comment désirer s'il n'y a pas un objet désiré et une conscience plus ou moins obscure de cet objet? Enfin la volonté radicale n'est pas non plus ce que les physiciens appellent la force, et c'est au contraire la force, nous dit Schopenhauer, qui doit se ramener à la volonté. Et en effet, au point de vue scientifique, la force n'est qu'un symbole abstrait du mouvement; au point de vue psychologique et métaphysique, elle n'est qu'une forme de nos sensations de pression et de tact, c'est-à-dire la chose la plus relative du monde. Mais que reste-t-il alors dans la volonté après cette élimination successive des motifs, des désirs, des fins conçues ou senties, des forces déployées, etc.? Il ne reste qu'une idée vague et générale d'activité. Peut-on même dire que cette idée reste? Toute activité à nous connue est déterminée, saisissable à la conscience et par cela même à l'intelligence, d'autant plus active et forte qu'elle se connaît mieux et qu'elle est plus pénétrée de lumière. La prétendue liberté de Schopenhauer est la nuit absolue. Aussi Schopenhauer conclut son traité par le mot de Malebranche: «La liberté est un mystère;» si bien que l'action libre, au lieu d'être faite «en connaissance de cause», est ce qu'il y a de plus mystérieux, de plus inconnu et de plus inconnaissable. La liberté ainsi entendue, Schopenhauer lui donne lui-même son nom véritable: X. Et telle est en effet la seule liberté qu'on puisse concevoir, ou plutôt cesser de concevoir, quand on veut la mettre toute hors du temps et la réduire à un noumène.

III.—En somme, une hypothèse ne se justifie qu'en tant qu'elle explique des faits. L'hypothèse d'un dieu et d'une providence, par exemple, ne se justifie qu'en tant qu'elle prétend expliquer l'existence du monde et sa conservation. Si elle ne l'explique pas, elle est inutile; il en est ainsi de toute autre hypothèse. Une hypothèse ne doit pas être en quelque sorte une superposition à la réalité, mais une explication de cette réalité. Or, l'hypothèse de la liberté intemporelle et individuelle tout ensemble est la traduction de la difficulté même en termes nouveaux et incompréhensibles. Nous n'avons donc pas le droit de dire immédiatement: «La liberté est un mystère;» il faut dire: «Il y a au fond des choses un mystère, et nous ne savons pas s'il faut l'appeler liberté plutôt que de tout autre nom.» Le mystère porte sur ce fond innommable de la réalité; quant à la liberté, elle est pour nous un idéal, et nous ne savons pas si elle fait le fond de la réalité même. Le vrai problème est donc de chercher, à un point de vue immanent, comment nous pouvons nous rapprocher de cet idéal, comment le progrès est possible dans la sphère du temps, et possible par cette idée même de liberté.

Dans cette recherche, l'accord peut exister entre les diverses doctrines, et sur le point de départ et sur le but à atteindre. Les déterministes eux-mêmes, nous l'avons vu, doivent se ranger parmi les partisans, sinon de la liberté déjà réalisée, du moins de l'indépendance idéale sous toutes ses formes, de la liberté idéale en tant qu'elle est réalisable; comme Pythagore, qui ne se croyait pas sage, mais ami de la sagesse, ils ne se croiront pas libres, mais du moins amis de la liberté. La vraie liberté étant pour tous le but à atteindre, les déterministes pourront lui appliquer ce qu'on a dit de l'Éden: elle est devant nous, et non pas derrière nous; nous n'en venons pas, mais nous y allons, et peut être nous est-il permis de nous en rapprocher sans cesse.

C'est là, dans le déterminisme, le commencement d'une évolution dont nous avons déjà mesuré l'importance et les limites dans la pratique. Le moment est venu de la poursuivre dans l'ordre théorique et d'en déterminer aussi la limite à ce point de vue. Nous ne pouvons nous arrêter à moitié chemin dans une voie où le déterminisme lui-même commence à entrer de nos jours, et où la nécessité semble se diriger dans le sens de la liberté idéale. Nous avons reconnu que, quand nous croyons l'idéal de la liberté déjà réalisé en nous partiellement et réalisable progressivement, cette croyance nous confère sur nous-mêmes un pouvoir pratique, une liberté d'action apparente que les déterministes eux-mêmes peuvent admettre. Mais, de cette nouvelle position où nous avons amené le déterminisme, l'homme aspire encore à quelque chose de plus élevé; partis de la liberté apparente, ne pourrions-nous nous rapprocher de la liberté réelle? Nous avons poussé la conciliation des doctrines jusqu'à un centre intérieur sur la nature duquel le désaccord demeure possible: tout se passe comme si, dans ce centre, était en germe une réelle liberté, et cependant ce n'en est peut-être que le semblant. Tel est le doute final.

Ce doute n'intéresse-t-il que la spéculation, et pouvons-nous, même dans la pratique, laisser le problème irrésolu?—Beaucoup d'hommes, sans doute, agissent sous l'idée de la liberté et de leur liberté sans se demander s'il y a là autre chose qu'une simple idée et une simple apparence de réalisation. Leur pratique semble alors indépendante de la théorie; mais c'est qu'en réalité les deux choses demeurent à leurs yeux confondues dans une synthèse spontanée et obscure. Pour eux, l'idée est la chose, et ils n'en demandent pas davantage. Mais, pour quiconque réfléchit et en vient par la réflexion à séparer le subjectif et l'objectif, l'incertitude de la solution, tant qu'elle subsiste, exerce une influence sur la pratique même. Du moins l'exerce-t-elle dans l'ordre moral, car, sous toutes les autres formes pratiques, l'idée de liberté et la croyance à sa réalité en nous équivalent de fait à la liberté réelle. Mais, en morale, si nous doutons de notre liberté objective, surtout si nous la nions, nous diminuons par cela même notre énergie morale, nous subissons, au lieu d'une influence excitatrice de l'idée, l'influence paralysante de l'idée sur l'action, qui a été plus haut analysée. Il y a assurément une morale pour ainsi dire impersonnelle et théorique dont nous avons reconnu la possibilité dans les écoles déterministes. Cette morale toute nécessitaire se concilie avec l'autre tant qu'on n'est pas arrivé à l'acte même de la moralité, à la détermination morale ou aux faits qui en sont la plus immédiate expression: sentiment d'obligation et de responsabilité, remords ou satisfaction intérieure; mais le côté proprement moral de ces faits subit une évidente altération dans le déterminisme traditionnel et exclusif. C'est que non seulement on n'y admet pas la liberté, mais l'idée même de liberté en est absente. Il en résulte dans les choses comme un notable changement de couleur, produit par l'absence d'une de ces couleurs élémentaires auxquelles nous avons comparé les éléments de nos notions morales; non seulement se trouve supprimée la réalité des faits moraux, mais nous n'en retrouvons plus l'apparence exacte en nous. Ce sont des nuances toutes nouvelles, auxquelles on donne par analogie le même nom qu'aux anciennes. Ce n'est pas là, encore une fois, la dernière position que le déterminisme peut et doit prendre. Parmi les éléments du problème il doit rétablir: 1o l'idée de la liberté comme fin concevable et désirable, 2o l'idée de notre liberté comme apparente réalisation de cet idéal en nous-même. En fait, après avoir conçu ce que Stuart Mill appelle le pouvoir de modifier notre caractère si nous le voulons, nous concevons tous, au moins comme idéal, un pouvoir que Stuart Mill ne nous accorde pas, celui de vouloir modifier notre caractère[131]. Nous concevons une puissance sur nous-mêmes qui ne serait pas seulement «intermédiaire», comme dit Mill, mais première et radicale. Cette idée, chimérique ou non, nous l'avons tous; tous nous désirons la réaliser, tous nous la reconnaissons douée d'une certaine efficacité, tous à de certaines heures nous croyons la voir réalisée en nous. Cette illusion, si c'en est une, ne peut être détruite que par les plus subtils raisonnements; encore ces raisonnements ne détruisent-ils pas l'apparence intérieure, mais seulement la croyance à la valeur objective de cette apparence. Nous ressemblons alors à un homme que l'on convaincrait d'être en proie à une hallucination, mais qui, tout en reconnaissant la fausseté des apparences, n'en continuerait pas moins à les voir. Il ne pourrait pas exclure ces apparences de sa propre psychologie sous prétexte qu'elles sont sans objet; il devrait, au contraire, en étudier avec soin la nature, l'influence, les combinaisons diverses avec les autres apparences plus véridiques. Si même il reconnaissait qu'il y a dans ses illusions quelque chose de bon, il se demanderait s'il n'y a pas aussi en elles quelque chose de vrai et si on ne pourrait pas, tout au moins, les rendre plus vraies à l'avenir: la perception et la mémoire ne sont-elles pas elles-mêmes, en définitive, des «hallucinations vraies?»

Recommençons donc cette sorte de voyage à la recherche de la liberté qui résume le progrès de la pensée même et de la volonté humaine. Il importe de déterminer avec précision l'étendue et la valeur théoriques de cette efficacité pratique qui appartient à l'idée et à la persuasion de notre liberté. Ce pouvoir conféré par l'idée, déjà réel comme pouvoir, peut-il être aussi réel comme pouvoir libre, et jusqu'à quel point? C'est là une dernière question que le déterminisme même doit s'adresser, une dernière position qu'il doit prendre. Plus ambitieux que Pyrrhus, après avoir conquis la terre, il faut que l'homme s'essaie à y faire descendre le ciel même avec la liberté idéale.

LIVRE DEUXIÈME


RECHERCHE D'UNE SYNTHÈSE THÉORIQUE

CHAPITRE PREMIER

FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE DES IDÉES-FORCES

I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Recherche de la notion où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de positif, le système de la détermination et celui de l'indifférence.

II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—L'acte libre doit avoir la liberté et pour fin et pour cause.—Mécanisme et organisme de la liberté, que nous cherchons à réaliser.

III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—Evolution nécessaire pour arriver à produire des actes ayant comme fin l'idée de liberté.

IV. L'idée-force de liberté comme complément du naturalisme.—Objections et réponses.—L'idée de liberté, équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre logique, mathématique et mécanique.

V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Introduction d'un nouvel élément dans les théories de Leibnitz et de Kant.

VI. L'idée de liberté et l'idée de l'avenir.—Influence des idées du temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction de l'idée sur le fait et de la prévision sur l'action.

I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Nous entendons par liberté, on s'en souvient, l'indépendance sous toutes ses formes et à tous ses degrés. Des analyses que nous avons faites précédemment il résulte que, dans l'idée ordinaire de la liberté, il y a de l'impossible et du possible. La liberté d'indifférence est impossible: le libre arbitre, qui s'y ramène, est impossible en tant que puissance de vouloir au même instant, dans les mêmes conditions, deux choses contraires: une telle puissance n'est conçue que par l'abstraction des réelles conditions de la volonté. Et cette abstraction, on s'en souvient, s'opère en quelque sorte toute seule par le seul effet de l'ignorance. Il en résulte une illusion, d'ailleurs partiellement utile dans la pratique par la réaction qu'elle produit; car la réaction de l'idée sur le fait a une si grande force de réalisation que, même sous ces deux formes inférieures et paradoxales de l'indifférentisme et du libre arbitre, je puis encore réaliser approximativement la liberté. Ce qui n'est pas illusoire et faux dans l'idée de liberté, c'est d'abord le côté négatif de cette idée, qui est l'indépendance de l'être intelligent à l'égard du dehors; puis le fond positif de l'idée, qui est la plénitude de la puissance et notamment de la puissance intelligente ou consciente. Cette puissance n'a rien d'illusoire. L'idée de liberté, dans son fond le plus empirique, renferme donc tout au moins un élément indéniable et vrai: l'idée de la force des idées, de quelque manière qu'on conçoive cette force. N'y eût-il rien de plus, ce serait déjà quelque chose, et l'idée de liberté ne ressemblerait pas à l'utopie du mouvement perpétuel.

Mais ce n'est pas là tout ce que renferme cette notion. Parmi ces idées-forces qui ont une incontestable puissance, il y en a deux dominantes en nous: celle du moi et celle de l'universel. L'indépendance du moi, voilà déjà une notion plus concrète de la liberté. Et cette indépendance même, nous le verrons, ne se manifeste jamais mieux que quand le moi agit pour un motif universel. De là dérive la notion de liberté supérieure et morale, qui manifeste l'indépendance du moi par rapport aux limites de sa propre individualité bornée. Cette liberté est la condition du vrai désintéressement et de l'amour d'autrui.

En abstrayant ainsi toutes les dépendances, toutes les limites, nous finissons par concevoir, d'une conception indirecte, une indépendance absolue, une cause qui serait indépendante sous tous les rapports: c'est ce que les métaphysiciens appellent l'absolu. C'est là, à nos yeux, la forme tout idéale de la liberté, conçue au point de vue métaphysique[132].

On le voit, vouloir renfermer la liberté dans les bornes d'une définition étroite, c'est en contredire la notion même, qui exclut précisément toutes les bornes. Cependant, nous ne pouvons ici considérer la liberté à la fois sous tous ses aspects. Nous serons donc obligé de procéder dialectiquement, comme eût dit Platon, ou, pour parler le langage moderne, d'établir un processus et une évolution qui nous fasse passer d'un degré à l'autre, d'une forme d'indépendance à une autre supérieure et plus complète.

Il est naturel, au début de notre recherche, de considérer d'abord la liberté psychologique, la liberté du moi. Nous n'entendons point par cette liberté psychologique une détermination qu'on ne saurait trop comment qualifier, qui aurait lieu abstraction faite de toute appréciation des choses, de toute considération des buts offerts, une détermination de libre arbitre sans motif et sans mobile, en un mot sans raison. La liberté humaine nous semble, à son premier degré, le pouvoir de faire équilibre aux raisons tirées de la nature intrinsèque des choses par une raison tirée de l'idée que le moi a de son indépendance. Si la valeur intrinsèque des choses, telle que mon intelligence la conçoit, déterminait seule mon action, cette valeur des choses étant impersonnelle et conçue en vertu de lois impersonnelles, je n'aurais aucune liberté; mais, si je trouve dans la conscience même de mon individualité (réelle ou formelle), du sujet qui est moi, un motif et un mobile capable de contre-balancer les raisons qui procèdent des objets, il y aura une certaine attribution de l'acte à moi-même et non plus seulement au non-moi. La liberté est donc, sous cette première forme, le sujet se posant en face de l'objet comme une force capable de résister avec la conscience de sa résistance; c'est le moi trouvant dans le moi une raison d'agir qu'il se fait à lui-même au lieu de la recevoir du dehors. Nous admettons toujours une raison d'agir, mais elle est tantôt dans la conscience du sujet, tantôt dans la perception des objets.

Nous avons vu le fort et le faible des deux théories relatives à la liberté: il faut maintenant essayer de les concilier dans une notion plus large et plus compréhensive de la liberté psychologique. Selon le déterminisme, nous nous déterminons pour tels ou tels motifs; et ces motifs sont des pensées actuelles qui, étant donnée notre constitution psychologique, devaient nécessairement amener notre détermination. Dès lors, l'idée de notre liberté ne serait plus qu'une forme vide s'appliquant indifféremment à tous nos actes; le contenu positif de ces actes serait déterminé réellement et exclusivement par les motifs actuels et par toute la série d'états de conscience antécédents.—Selon la doctrine vulgaire de la liberté d'indifférence, au contraire, nous nous déterminons parce que nous le voulons; ce qui revient à dire que nous nous déterminons ainsi parce que nous nous déterminons à nous déterminer ainsi. C'est là un acte absolu et indépendant de tout le reste. Comment alors expliquer le contenu positif et déterminé de ses effets? Comment cette suprême indifférence a-t-elle pu aboutir à telles et telles différences, par exemple à un acte de pardon ou à un acte de vengeance?—Voilà les notions contraires de la liberté que se font les déterministes et les indéterministes.

Maintenant, il y a deux manières de concilier des notions. On peut les combiner dans ce qu'elles ont de positif pour arriver à une troisième idée, distincte et une, qui en est la synthèse; c'est là, ce semble, la vraie méthode. On peut aussi juxtaposer simplement les notions contraires et, pour éviter la contradiction, en éliminer les caractères spécifiques ou différentiels; mais on n'arrive ainsi qu'à une identité vide et sans contenu déterminé, ou, si on laisse subsister la moindre différence, l'opposition éclate bientôt au sein même de l'apparente conciliation et réclame en vain une conciliation nouvelle[133]. L'abstrait, et conséquemment l'incomplet, voilà le défaut ordinaire des systèmes relatifs à la liberté. «Nous nous déterminons pour tels ou tels motifs;» mais alors les motifs sont tout sans la volonté, et le mot «nous nous déterminons» n'a plus de sens. «Nous nous déterminons pour nous déterminer, nous voulons pour vouloir; mais alors la volonté demeure abstraite et sans motif, comme une forme sans contenu.» Toutes ces doctrines, après avoir brisé la vivante unité du vouloir, s'efforcent vainement de la reconstruire. Nous devons d'abord rétablir la réalité psychologique des faits, avant de passer aux considérations métaphysiques.

En premier lieu, relativement au motif de nos actes, l'observation intérieure nous a montré que les systèmes adverses sont également incomplets.—Je puis vouloir pour vouloir, disent les partisans de la liberté indifférente.—Oui, leur avons-nous répondu; mais vous avez alors un motif intérieur, qui est d'exercer la puissance même que vous concevez.—Alors, disent à leur tour les déterministes, je veux pour une raison, et en vue de quelque chose?—Oui; seulement cette raison, ce quelque chose que vous avez en vue comme idéal, est le vouloir même et le vouloir libre.—En ce cas, ma volition est déterminée par le motif, et je ne suis pas libre.—Votre volition est déterminée par le motif, et comme ce motif est précisément d'être libre, la question que vous ne devez pas préjuger est de savoir si vous ne réalisez pas effectivement, dans quelque mesure, une certaine liberté en vous-mêmes. Reconnaissez tout au moins que la question doit être mieux posée qu'elle ne l'a été.

Voici donc, relativement au motif de nos actions, les deux extrêmes et la notion synthétique, fournie par l'expérience intérieure, qui les concilie dans ce qu'ils ont de positif.—Je ne puis vouloir pour vouloir et sans raison, disait Leibnitz.—Je puis vouloir sans raison et pour vouloir, disait Reid.—La vérité psychologique est que je puis vouloir pour la raison de vouloir, et alors je veux tout à la fois pour une raison et sans raison: pour une raison subjective (l'idée de ma puissance), et sans raison objective (tirée de la nature des choses que je veux, ou des fins externes). Dans ce cas, nous expliquons notre acte en disant: «Parce que je veux». Cette expression ne désigne pas seulement l'agent ou la volonté, mais aussi un objet de pensée ou un motif que la volonté se pose à elle-même: ce n'est donc pas, comme on le croit, une tautologie. Lorsque la volonté, entre deux biens, choisit un bien moindre ou égal parce qu'elle le veut, ce mot est pris dans un sens original, et sert à rendre raison du choix ainsi fait: il ne désigne plus la volonté en général, mais la volonté se prenant elle-même spécialement pour motif et pour fin, par un acte de réflexion. Quand nous préférons le plus grand bien extérieur, mille francs plutôt qu'un franc, nous croyons inutile d'ajouter que nous le voulons pour vouloir: la valeur du motif extrinsèque suffit alors pour expliquer la détermination de la volonté; mais, dans le choix d'un moindre bien ou d'un bien égal, si on nous interroge sur le motif, nous donnons pour raison: parce que je veux. La volonté devient alors pour elle-même un vrai motif, car elle s'objective et se pose en face d'elle-même: Sit pro ratione voluntas.—Reid n'a vu que le côté extrinsèque des choses; il n'a pas vu la raison intrinsèque qui détruit en nous l'indifférence: à savoir l'idée de l'indépendance même, à laquelle nous sommes loin d'être indifférents. D'autre part, les déterministes ont négligé à tort l'idée de la volonté libre parmi les motifs de détermination.

La même insuffisance des doctrines opposées se retrouve à propos du mobile de nos déterminations, qui n'est que le motif par nous senti et désiré. Ici encore les faits psychologiques semblent avoir été mal analysés.

Selon les déterministes, non seulement il n'y a point d'acte sans raison ou sans motif, mais encore la raison d'agir ne peut être que quelque bien senti ou représenté: on ne peut vouloir que pour un bien, et tout motif devient ainsi un mobile.—Je puis vouloir pour vouloir et sans mobile, disent au contraire les partisans de la liberté d'indifférence.—Mais, répondrons-nous aux deux systèmes adverses, si la volonté libre est elle-même un bien, les contraires ne sont plus aussi inconciliables: je puis vouloir pour le bien de vouloir. Ici encore les partis dissidents font à tort abstraction de l'idée de liberté; celle-ci nous apparaît toujours, à ses degrés différents, comme l'idée d'un bien réalisable dans le moi; et conséquemment, de même qu'elle est un motif, elle est un mobile.

—Ce n'est pas un bien, objectera-t-on, de lever le bras ou de l'abaisser; et cependant je lève librement le bras pour le lever, je l'abaisse librement pour l'abaisser.—Analyse incomplète. Quand vous faites ces mouvements avec réflexion, vous les faites pour montrer aux autres votre liberté, ou pour vous la montrer à vous-même; et cette sorte de triomphe que vous remportez sur le simple possible en le rendant actuel est assurément un bien, dont vous avez la notion plus ou moins confuse et le sentiment plus ou moins vif: il y a ici un mobile, ne fût-ce que le plaisir d'agir, de se mouvoir, de se sentir maître de ses mouvements, de se sentir vivre.

De même, vous me proposez le choix entre deux biens extérieurs, l'un beaucoup plus grand que l'autre, et je choisis le moindre: ma détermination est-elle sans mobile? Non. Je veux vous prouver ou me prouver à moi-même que je ne suis pas esclave d'une influence extérieure, je veux affirmer et, en une certaine mesure, réaliser ma personnalité, mon moi, ma liberté et ma dignité, en préférant le moindre bien au plus grand. Cette affirmation et réalisation de ma puissance personnelle est un bien à mes yeux, et je préfère ma liberté aux choses extérieures. Les déterministes ont donc raison: quoi que je fasse, je ne puis vouloir qu'un bien; mais ce bien peut être précisément la liberté. En concevant la liberté, je la conçois comme bonne, je l'aime, et je suis excité ainsi à la réaliser; l'être raisonnable, qui se créait tout à l'heure à lui-même un motif par la conception de la liberté, se crée aussi un mobile et une fin: le moi trouve en lui-même une raison de vouloir et un intérêt à vouloir. Que cette idée et ce désir de la liberté aillent croissant par l'attention et la réflexion, ils produiront des effets en analogie avec eux-mêmes, indépendants de la valeur des autres motifs ou des autres mobiles. Voilà, ce semble, la réalité psychologique. Le grand tort du déterminisme est donc de n'avoir pas vu que, si l'homme veut toujours en vue d'un bien, il peut vouloir en vue d'un bien qui soit sa volonté même. Cette conception de la volonté libre comme bonne en soi se mêle à tous nos actes réfléchis; elle constitue un motif et un mobile inhérent au moi, et dont l'intervention modifie tous les autres motifs et tous les autres mobiles empreints de passivité extérieure. C'est proprement la part du moi et de son idée dans l'acte accompli; aussi est-ce là ce que le moi croit pouvoir s'attribuer à lui-même.

En résumé, l'idée du vouloir qui semble la plus synthétique et la plus conforme à l'expérience psychologique est la suivante: nous voulons pour telles ou telles raisons, pour tels ou tels biens, et de plus, et surtout, pour la raison et le bien de vouloir.

II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—C'est là aussi ce qui répond le mieux, ce semble, à la notion métaphysique de la vraie liberté individuelle. D'une part, en effet, pour être entièrement libre, la volonté ne doit pas, en se portant vers tels et tels objets, s'y porter exclusivement pour eux; elle ne doit pas s'absorber dans la matière sur laquelle elle s'exerce: il faut qu'elle veuille encore avec le but d'être libre, avec le but de vouloir librement. D'autre part, elle ne peut vouloir à vide, dans une indifférence qui exclurait tout contenu déterminé. La réalité concrète, c'est de vouloir librement telle chose 1o pour vouloir cette chose-là et non une autre, 2o pour la vouloir librement et non d'une autre manière.

La liberté individuelle doit donc remplir deux conditions pour réaliser son idéal: elle doit donner à son acte la forme de la liberté, non une forme tout extérieure, mais, s'il est possible, cette forme réelle et constitutive qu'Aristote appelait «l'essence»; en même temps elle doit donner à cet acte, de forme libre, un contenu déterminé.

La forme essentielle de la liberté du moi c'est de vouloir pour vouloir, de se déterminer par soi-même pour se déterminer par soi-même. Vouloir ainsi pour vouloir, d'après nos explications précédentes, n'est pas une identité vide posée par l'entendement, au moyen de laquelle on se dispenserait de toute explication en répondant à la question par la question même. Le premier vouloir n'est pas la même chose que le second; ce sont deux éléments à la fois identiques et différents, dont l'unité concrète forme un tout, parce que le premier a sa raison dans le second et le second sa raison dans le premier. Comment ce cercle peut-il se produire sans constituer un cercle vicieux?—C'est que, quand je veux pour vouloir, le premier terme est le vouloir actuel, et le second un vouloir possible, raison finale et idéale du premier. Si ces deux vouloirs pouvaient se suffire l'un à l'autre indépendamment de tout le reste, il en résulterait que l'acte libre, composé de deux vouloirs inséparables, à la fois identiques dans leur forme et différents parce que l'un est moyen, l'autre fin, subsisterait dans leur unité ou plutôt serait lui-même cette unité.

En ce qui concerne le premier point, il n'y a pas de difficulté à admettre que le vouloir libre devienne une fin pour notre activité présente. La liberté est indépendance; de plus, en son sens le plus positif et au plus haut degré de son évolution, nous verrons qu'elle se confond avec la volonté de l'universel, avec la moralité. On conçoit donc très bien la possibilité de se proposer à soi-même comme raison finale un acte libre,—sinon un acte libre abstrait, notion sans contenu, du moins un acte libre particulier, enveloppé dans un ensemble de circonstances données. Je veux faire telle chose et non telle autre, et je veux la faire librement; c'est-à-dire que je veux, tout en la faisant, être indépendant de ce que je fais, ne pas y épuiser une puissance qui me paraît contenir en elle des choses opposées. En fait, c'est là l'idée dont nous nous proposons à chaque instant la réalisation dans la pratique: nous voulons, par exemple, faire un acte de désintéressement pour le faire et aussi pour manifester, pour réaliser notre liberté, qui est en même temps notre indépendance individuelle et notre volontaire union à l'universel; nous ne voulons pas être libres sans agir et sans faire passer notre liberté dans un acte particulier, ni accomplir un acte particulier sans y mettre notre liberté. La liberté se trouve donc toujours dans l'idée de l'acte proposé et en est la forme essentielle: nous agissons en vue de la liberté.

Bien plus, pour que le contenu déterminé de l'acte libre ne soit pas en contradiction avec la forme essentielle, nous voulons imprimer cette forme à tous les éléments dont l'acte se compose, et conséquemment à cet ensemble de circonstances où nous nous trouvons engagés. Or, pour ne pas être déterminé par ces circonstances, il faut les connaître, sinon dans leur nature intime, du moins dans leur rapport avec moi. Si je ne les connaissais pas et qu'elles me déterminassent à mon insu, il se trouverait dans l'acte accompli des choses dont je ne verrais pas la raison en moi-même. Voilà pourquoi je pénètre par la réflexion dans les moindres détails de l'acte (tel que l'exercice d'une fonction à moi confiée) et du milieu où il se produit, loin de m'y mouvoir sans y porter la lumière. Ce que je connais, je l'ai, dans une certaine mesure, ramené à moi et mis sous ma dépendance; ce que je connais, je le tiens. Aussi, plus mon vouloir est libre, plus il est raisonné, réfléchi, et par suite concret. Mon premier vouloir se subdivise en autant de vouloirs particuliers qu'il y a de conditions à remplir pour que l'acte produit soit, et ait la forme de la liberté. Et tous ces vouloirs ont leur raison dans la fin à atteindre, c'est-à-dire dans l'acte libre idéal dont ils sont les moyens; comme d'autre part l'acte libre, qui ne sera que le dernier de ces vouloirs, aura son principe dans les vouloirs antécédents dont il doit être la conséquence. Une fois que toutes les conditions seront ainsi déterminées, je saurai complètement ce que je veux, je pourrai vouloir toutes ces choses connues de moi, et me vouloir moi-même avec ma liberté dans ces choses ou plutôt au-dessus de ces choses. L'acte concret que je veux est comme une ligne à parcourir, dont il faudrait déterminer tous les points par la pensée afin de les vouloir tous. C'est là un idéal impossible à réaliser entièrement. Dans la pratique on se contente de déterminer le plus grand nombre de points possible, comme quand on divise une ligne en un grand nombre de parties; puis, ces points de repère déterminés, on se meut de l'un à l'autre par un mouvement continu, en laissant les intervalles dans l'indétermination et l'indifférence. Voilà pourquoi la liberté doit être en raison inverse et non en raison directe de l'indétermination. Plus mon vouloir sera déterminé et concret, plus sa réalisation d'un point à l'autre paraîtra nécessaire, et plus cependant il pourra être raisonnable et libre, au vrai sens de ce mot.

D'après ce qui précède, c'est tout d'abord dans un mécanisme que l'acte idéal de liberté doit se réaliser.

L'acte libre, que nous nous proposons comme fin, a besoin en effet d'une série d'actions liées par la loi mécanique des conditions suffisantes; car l'effet que la liberté veut produire doit être sous sa dépendance absolue, et conséquemment soumis à des conditions qui le rendront nécessaire. Sans cette nécessité des effets, il n'y aurait plus de certitude pour la liberté intelligente: en attirant à elle un anneau de la chaîne des choses pour atteindre un autre anneau plus ou moins éloigné, la volonté ne serait point sûre de ne pas voir la chaîne se briser entre ses mains, et les anneaux détachés se perdre dans le vide. La liberté doit donc réaliser un mécanisme d'effets soumis à la nécessité, c'est-à-dire à cette loi mécanique des effets que l'on confond trop souvent avec la notion métaphysique de cause efficiente.

Dans tout mécanisme apparaît une direction principale, déterminée par le point de départ et par le point d'arrivée. Au sein de la conscience l'idée directrice sera celle même de la liberté. Cette idée sera d'abord la force impulsive qui domine et meut tout le système, car toute idée a une intensité et une force proportionnelle à cette intensité. En outre, l'idée de liberté imprimera aux autres forces une direction vers elle-même; c'est elle-même qu'elle prendra pour but dernier, tout en se réalisant dans un système concret d'actions intermédiaires. En conséquence, elle devra se maintenir d'un bout à l'autre de la ligne suivie, comme un mobile présent à chaque point parcouru et qui conserve toujours sa tendance au mouvement. Bien plus, le résultat dynamique obtenu par l'idée de liberté ne sera pas seulement la conservation d'elle-même, mais son accroissement. Chaque mouvement intérieur étant réfléchi sur ce moteur qui ramène tout à lui et ayant en outre pour effet de diminuer progressivement les forces opposantes, quelles qu'elles soient, la force principale, c'est-à-dire l'idée de liberté, accroîtra sans cesse son effet de tout ce qu'auront perdu les autres forces. Elle aura ainsi réussi à agir en vue d'elle-même sur elle-même, et à produire la réflexion du mouvement sur le moteur.

Un mécanisme circulaire est précisément ce qui constitue un organisme. On sait que, selon la formule de Kant, l'organisme est un système dont toutes les parties sont tour à tour cause et effet; il se résume dans une réciprocité principale: celle de la force dominante et des forces auxiliaires, de la vie et des organes. La vie produit les organes, qui à leur tour produisent, maintiennent, accroissent la vie. Mais, dans les organismes inférieurs, la vie s'ignore et ignore les moyens qu'elle emploie: elle est instinctive. Au contraire, la vie supérieure, que tend à créer l'idée de liberté, serait une vie consciente d'elle-même et de ses moyens, transparente pour elle-même dans tous ses organes, se voyant fonctionner et voyant se ramener à elle toutes les autres fonctions mentales. Pour cela l'idée de liberté doit être présente, comme fin et comme cause, à tous ses organes intérieurs ou psychiques; et de plus elle doit être son organe à elle-même.

III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—La volonté ne peut réaliser l'idéal de l'acte libre sans passer par trois moments dont l'évolution constitue un véritable progrès. Si, par hypothèse, nous considérons le moi avant qu'il ait produit aucun acte sous l'idée de liberté (comme chez les enfants), nous le trouvons déterminé principalement par le dehors et par ce qui ne vient pas de lui-même; il est tout entier esclave de la conformation du cerveau. C'est là le premier moment, où les déterminations du moi intelligent sont posées par des forces étrangères,—hérédité, milieu, excitations du dehors,—plutôt qu'il ne les pose et ne les affirme lui-même en sa conscience. Son activité ne s'est exercée encore que par des réactions purement réflexes (non réfléchies), en raison composée des actions de l'extérieur et des forces emmagasinées dans le système nerveux. Ces réactions réflexes étaient comme la traduction exacte du dehors par le dedans, du physique par le mental. Ce n'était pas cependant une complète fatalité, c'est-à-dire une complète passivité, puisqu'il y avait déjà réaction et conscience confuse de réagir; mais cette réaction était moins individuelle que due à l'espèce; de plus, elle était analogue à l'élasticité des corps. Aussi est-elle restée soumise aux lois de la pure dynamique, jusqu'à ce que la force qui réagissait sous forme simplement réflexe se fût développée par l'action même, fût arrivée à une conscience réfléchie, se fût posée dans son unité en face de la multiplicité extérieure. Tout le travail de la volonté pendant l'enfance consiste à se ressaisir par une réflexion progressive, dans le chaos des sensations disparates, qu'elle réduit peu à peu à l'unité formelle d'une même conscience.

Nous arrivons au second moment, que l'analyse sépare du premier, mais qui peut se confondre avec lui dans le développement continu et synthétique de la nature humaine. Le moi, aspirant à la liberté idéale, c'est-à-dire à l'affirmation de soi par des actes propres, travaille à détruire en lui ces déterminations qui n'y ont pas été posées par lui-même. Notre volonté imparfaite semble d'abord contenir tout plutôt que soi: le cerveau, résultat de l'hérédité dans la famille et dans l'espèce, est tout entier sous la dépendance du dehors; pour que la volonté s'affirme, il faut donc qu'elle commence par nier le reste, en un certain sens, c'est-à-dire par résister aux impulsions immédiates du dehors, et cela au moyen d'une réaction individuelle. Quand nous nous saisissons par la conscience, nous nous trouvons mis en mouvement ou modifiés dans notre mouvement par mille moteurs divers et étrangers. Avant donc de faire effort pour nous imprimer un élan qui vienne entièrement de nous-mêmes, il faut d'abord que nous arrêtions tous les autres mouvements et fassions en nous le repos. Au point de vue physiologique, ce second stade de la volonté, tout préparatoire, est ce qu'on a nommé le pouvoir d'inhibition ou d'arrêt; il se manifeste par un équilibre des impulsions nerveuses en divers sens. C'est comme un phénomène d'interférence. C'est aussi le second moment de l'évolution psychologique, qui enveloppe une sorte de dialectique vivante; c'est le moment de la négation, par où doit passer ce moi que Platon définissait «un moteur qui se meut lui-même». Le moi se fait alors immobile relativement au dehors; c'est-à-dire que, parmi toutes les déterminations possibles, il n'en regarde aucune comme capable d'absorber ou d'épuiser son idée de liberté en le contraignant à telle ou telle action. Cette situation du moi à l'égard des choses extérieures, sous l'idée de liberté, est celle de l'indépendance et même de la séparation; il tend en effet à se séparer de tous ses mobiles, de toutes ses inclinations, de toutes ses habitudes: il conçoit tout cela comme incapable de produire un acte tel qu'il se le représente, c'est-à-dire un acte vraiment libre. Dès lors, tout devient petit et presque indifférent devant cette idée d'une entière indépendance. Sous ce rapport, le moi en suspens et en équilibre est indéterminé; mais, nous l'avons vu déjà, c'est une indétermination partielle dont il est lui-même l'auteur au moyen de sa pensée. Par cet arrêt, par cet équilibre, le moi est déterminé à se déterminer soi-même. Il arrive à ce troisième et décisif moment où la nécessité intelligente, réfléchie sur soi, doit s'efforcer de se dépasser et de se contredire, par une sorte de métamorphose psychologique qui est l'apparition de l'être moral. Il y a là un passage que l'intelligence aspire à franchir, comme si la nécessité, après l'avoir conduite jusqu'à ce point, lui montrant au delà de l'obstacle la terre promise de la liberté idéale, la chargeait d'achever l'œuvre commencée.

En fait, quand nous agissons sous l'idée de liberté, nous nous efforçons de réaliser le mécanisme automoteur précédemment décrit, qui a la liberté pour fin directrice. L'idée de liberté montre sa valeur, comme le mouvement, en marchant. En prenant la liberté pour but nous ne poursuivons pas un idéal de tout point chimérique et illusoire: l'acte que nous nous proposons d'accomplir librement, nous l'accomplissons comme s'il était libre en une certaine façon et soumis à notre pouvoir. Nous réalisons donc tout au moins le contenu de cet acte. Si on peut nous contester le succès complet, c'est relativement à ce principe de liberté que nous lui attribuons, à cette forme essentielle (au sens aristotélique du mot) que nous aurions voulu aussi lui donner. La contestation ne peut plus porter, à vrai dire, que sur le degré de notre succès dans cette tentative d'affranchissement et dans cette évolution progressive; mais on ne saurait nier les effets réels de ce coefficient négligé par tous les déterministes. Rétablissons-le donc d'abord dans le déterminisme naturaliste, puis dans le déterminisme idéaliste.

«Des faits, disent les naturalistes, tout s'explique par des faits.» Mais l'idée de liberté est aussi un fait qui doit produire comme les autres un résultat original.—«Des idées, disent les idéalistes, tout s'explique par des idées.» Mais la liberté est aussi une idée, qui doit avoir sa part dans la génération des choses par les idées mêmes.—Les systèmes arrivent donc par diverses voies à poser une idée-force ou une force-idée. Nous devons examiner successivement ces deux points de vue.

IV. L'idée-force comme complément du naturalisme.—Les plus récentes observations de l'école empirique et naturaliste s'accordent avec les spéculations des idéalistes sur l'identité fondamentale de la pensée et de l'action. Selon MM. Bain et Spencer, et aussi selon Müller, l'idée d'un objet absent et la perception d'un objet présent sont des actes qui ne diffèrent pas en nature, mais seulement en degré; l'idée, en général, est le commencement d'une action. Le phénomène fondamental du mécanisme nerveux est l'acte réflexe; par conséquent, c'est une transmission de mouvement. Le mouvement communiqué aux centres cérébraux se restitue nécessairement au dehors et se transmet sous une forme ou sous l'autre. Toute pensée suppose une réception et une transmission de mouvement, par conséquent une continuation de mouvement, une tendance, une force motrice au sens mécanique[134].

La tendance qu'a l'idée d'une action à la produire montre que l'idée est déjà l'action elle-même sous une forme plus faible. Au souvenir de quelque action énergique, par exemple d'un combat, il nous est très difficile de nous empêcher de répéter partiellement cette action. Une sorte de courant causé par l'émotion se précipite dans les mêmes voies et s'empare des mêmes muscles, au point de leur imposer une répétition réelle. Un enfant ne peut rendre compte d'une scène à laquelle il a pris part qu'en la reproduisant avec tous les détails. Remarquons en passant que c'est ce qui donne naissance au langage d'action; c'est aussi ce qui le rend si facilement intelligible pour les enfants eux-mêmes: nous interprétons rapidement les signes parce qu'ils sont le commencement des actes qu'ils représentent.—En pensant des mots ou une phrase, on sent une sorte d'impulsion et de mouvement se communiquer à la langue et aux autres organes de l'articulation, qui sont alors sensiblement excités. «L'articulation, dit M. Bain, est la seule différence qu'il y ait entre la représentation purement intellectuelle d'une idée et son expression vocale... Penser, c'est se retenir de parler ou d'agir.» Nous sentons à chaque instant combien il est facile de convertir nos idées en paroles; il suffit d'y ajouter une force mécanique presque insensible, de faire entendre un faible chuchotement. Il y a des gens qui sont si peu maîtres de leurs organes qu'ils articulent ou murmurent toutes leurs pensées; il en est d'autres qui, dans certains moments d'excitation, ne peuvent s'empêcher de se parler à eux-mêmes. L'idée seule du bâillement le provoque: «le frein qui accompagne ordinairement les idées d'action et qui les empêche de se traduire en mouvements, est trop faible dans ce cas; en conséquence l'idée devient à elle seule l'expression complète de la réalité.» Ce frein résulte du mécanisme des forces: les mouvements commencés dans le cerveau tendent à se répandre et à se réaliser dans les muscles, mais ils rencontrent des mouvements déjà réalisés qui peuvent les contenir, ou d'autres courants nerveux qui les neutralisent. Les ondes produites par une pierre dans l'eau vont plus ou moins loin et sont neutralisées plus ou moins vite, selon la force du choc initial; de même il est en nous des tendances et des mouvements qui ne rayonnent pas jusqu'à la sphère visible de l'activité extérieure, mais qui n'en sont pas moins déjà l'action elle-même et le mouvement lui-même au premier degré.

Si l'idée peut exercer une action jusque sur des mouvements de nature réflexe, de manière à les exciter ou à les modérer, on comprend combien elle doit être plus puissante sur les mouvements qui dépendent immédiatement d'elle-même. Et parmi ces idées, qui tendent à se réaliser, à s'exprimer par des actes, nous savons qu'il faut placer au premier rang l'idée de liberté, dont l'action est tantôt modératrice, tantôt excitatrice. Cette idée est un ressort dont l'action a été négligée par l'école physiologique et naturaliste.

Le tort de cette école, en général, c'est le peu d'importance qu'elle accorde à la conscience et aux idées. Nous avons vu qu'elle en fait de simples reflets d'un mouvement accompli sans elles, de simples «phénomènes lumineux» sans action et sans réelle influence. Les choses se passent dans le cerveau tantôt avec conscience, tantôt sans conscience, et dans le premier cas elles se passent comme si la conscience même n'existait pas: le courant suit l'arc nerveux de la même manière, soit qu'il y ait conscience au centre, soit qu'il y ait inconscience. Ce rôle effacé, ou plutôt cette absence de toute action efficace attribuée aux idées, nous paraît une exagération des naturalistes contemporains, que nous avons déjà signalée[135]. Leur erreur est de croire que les actes, connus ou non de nous, demeurent toujours les mêmes, semblables au fleuve qui coule de la même manière, soit qu'on regarde ou qu'on ne regarde pas les flots qui se suivent.

Sans doute il y a des combinaisons d'idées qui ne tendent pas à se réaliser parce qu'elles n'enveloppent en elles-mêmes aucune tendance capable de satisfaire l'être qui les conçoit; parfois même elles enveloppent une tendance répulsive plutôt qu'attractive. L'idée d'imbécillité, par exemple, ou celle de fatalité, n'incline pas à sa réalisation. Encore ne faudrait-il pas qu'une intelligence fût tout envahie et absorbée par des idées de ce genre, car alors elles tendraient à s'exprimer tantôt par une sorte de fascination, tantôt par une passivité inerte, etc. Une représentation dominante et exclusive, fût-elle chimérique ou terrible, exerce déjà par elle-même une fascination qui peut susciter les mouvements élémentaires correspondants. Une idée n'est oisive et inactive que dans deux cas: 1o quand elle est contrebalancée et refrénée par d'autres; 2o quand, étant seule, elle est tout à fait abstraite ou tout à fait impossible. Si je conçois, par exemple, la négation de toutes mes conditions d'existence, cette idée purement négative et irreprésentable n'entraîne d'autres mouvements élémentaires que ceux des mots qui l'expriment. Si la liberté n'était qu'une idée de ce genre, elle n'agirait pas. Mais, dans l'idée d'indépendance, surtout par rapport aux mobiles sensibles et à l'égoïsme, dans l'idée d'une possession de soi par soi-même, dans l'idée d'une expansion vers l'universel, dans l'idée de perfectibilité et de progrès, il y a des éléments intelligibles et désirables, conséquemment excitateurs et moteurs. C'est donc, de la part des naturalistes, une inconséquence que de méconnaître, en ce sens, la force des idées et surtout de l'idéal de la liberté.


Cherchons maintenant jusqu'où peut aller l'efficacité finale de l'idée de liberté tant qu'on s'en tient au point de vue exclusif du déterminisme naturaliste. Si ce point de vue exprimait le fond des choses, les déterministes auraient le droit de dire:—Nous avions sans doute négligé un chiffre dans nos calculs et vous avez raison de le rétablir; mais nous n'aurons désormais qu'à mesurer la valeur de l'idée de liberté; après l'avoir calculée une fois pour toutes, nous commencerons nos tables des motifs par ce premier facteur invariable, après lequel nous écrirons, comme nous le faisions auparavant, les motifs variables. La loi de nos actions sera trouvée.

On peut répondre, d'abord, que l'idée de liberté n'est pas un facteur d'une valeur constante.—Cette idée, quoique toujours présente plus ou moins implicitement à toute action réfléchie et délibérée, n'est pas toujours également développée, claire et intense: il y a donc des intermittences et des degrés dans notre conception réfléchie de la liberté.

—Mais, dira-t-on, constante ou variable, sa force ne modifie pas la résultante du mécanisme interne: elle s'ajoute toujours aux motifs antérieurement dominants, tantôt égoïstes, tantôt désintéressés, et se borne à en accélérer l'action.—Cela n'est vrai que quand nous agissons sans penser au contraire de notre acte; dans ce cas, l'idée de notre puissance accroît en effet notre confiance et accélère notre mouvement. Mais, quand il s'agit d'une chose où le bon et le mauvais se mêlent, l'association des idées par contraste nous fait concevoir toujours le parti opposé; et ce parti nous apparaît, lui aussi, comme un mélange de bon et de mauvais. Si nous n'avions aucune idée de notre liberté possible, nous accepterions simplement et passivement l'état présent de nos tendances, sans concevoir la possibilité de rendre dominante la tendance actuellement la plus faible; mais il n'en est pas ainsi, et l'idée de liberté, loin d'accélérer la tendance dominante, la retarde ordinairement en faveur de la plus faible. C'est quelque chose d'analogue à ce qui se passe quand nous sommes témoins d'une lutte entre deux adversaires dont l'un est plus fort que l'autre: nous sommes inclinés à prendre parti pour le plus faible afin de rétablir l'égalité; au besoin, nous lui portons secours. Et pourquoi voulons-nous rétablir l'égalité? Pour laisser libre jeu à une puissance supérieure, par exemple celle de l'intelligence, plus intime, plus personnelle que la force physique, quoique en même temps plus impersonnelle par son objet. Mais, devant une trop grande inégalité d'intelligence, nous sommes encore portés à rétablir l'égalité, comme pour donner place de nouveau à une puissance supérieure, comme pour en appeler d'un tribunal provisoire à un jugement sans appel. Nous voulons moins la victoire du plus intelligent que du meilleur, et moins celle du meilleur en lui-même que de celui qui serait meilleur par lui-même ou librement aimant. Le moi, avec son idéal d'indépendance personnelle et de volontaire impersonnalité, est la grande force décisive que, dans cette lutte, nous voudrions voir donner. Quand il s'agit d'une lutte intérieure dans notre conscience, la même tendance à intervenir pour le plus faible se produit: l'idée même de notre liberté surgit et se réserve le dernier mot, au lieu de laisser la décision à des puissances inférieures. Cette idée tend donc à équilibrer les motifs et à les rendre par là indifférents devant elle, plutôt qu'à se précipiter du côté de la force dominante. Au lieu d'accélérer, elle suspend d'abord, elle arrête; elle produit, avec ce que les physiologistes appellent l'inhibition à son plus haut degré, ce que les moralistes appellent la possession de soi: le moi, au lieu d'être absorbé par les tendances particulières et les objets extérieurs, se recueille dans la réflexion et se pose. Le moi fût-il toujours une simple idée, cette idée devient, au point de vue même du naturalisme, une puissance capable en fait de contrebalancer les autres, elle est une idée-force.

En outre, ce n'est pas une puissance fixe, mais quelque chose d'analogue à ces variables des mathématiciens qui tendent vers une limite plus grande que toute quantité donnée. L'idée de la liberté, en effet, est l'idée d'une force capable de se multiplier elle-même par la réflexion, d'une force variable et virtuellement indéfinie. Tels deux miroirs se renvoient l'un à l'autre une même image; et l'idée de la liberté, au lieu de s'affaiblir dans cette réflexion du sujet moi sur l'objet moi, va grandissant. Le déterminisme mécaniste parle toujours des idées comme de valeurs stables, comme d'unités fixes; mais il faut admettre des idées dont la valeur et la force impulsive soient capables de s'accroître, et qui deviennent multiples de soi par la réflexion. Le cerveau, disent eux-mêmes les physiologistes, est un organe multiplicateur et condensateur.

Ainsi se produit un phénomène mental de haute importance, qui résulte du pouvoir que nous avons de réfléchir sur notre moi: du moment où nous réfléchissons, il y a le moi actuel donné à notre réflexion, et le moi possible, qui, en se concevant, peut se réaliser différent du moi donné. De là deux termes et une multiplication possible de l'un par l'autre. Une seconde réflexion peut multiplier encore la puissance de l'idée par elle-même. Nous avons ainsi un multiplicateur qui s'élève à des puissances successives. L'idée de liberté est précisément l'idée de cette multiplication toujours possible, de cette variabilité sans limites précises.

Les symboles arithmétiques sont, du reste, bien loin de suffire à l'explication de tout ce que contiennent les faits de liberté apparente ou réelle: aux considérations de quantité doivent se joindre celles de qualité. Les faits physiques eux-mêmes ne trouvent pas leur unique explication dans des variations de quantité purement mathématiques et mécaniques; il existe des combinaisons où le tout est autre chose que la somme numérique de ses éléments: ce sont les combinaisons chimiques. De même, dans l'esprit, se produisent ces faits que l'école naturaliste appelle une sorte de chimie mentale, comme quand les sensations élémentaires des sept couleurs engendrent, par leur synthèse, une sensation toute différente en qualité, celle du blanc. Les naturalistes seront donc forcés de reconnaître que l'idée de liberté, en s'ajoutant à un motif, n'en doit pas modifier simplement l'intensité quantitative, mais encore la qualité spécifique et surtout la qualité «morale.» Si, par exemple, je conçois un tort fait à autrui comme pouvant être libre, ce n'est pas seulement un tort plus grand que je conçois, mais un mal d'un nouveau genre et pour ainsi dire d'une tout autre couleur, l'injustice volontaire. De même, le bonheur d'autrui produit par le sacrifice de mon intérêt devient, en se combinant avec l'idée de liberté, cette merveille idéale qui ne ressemble à aucun autre objet: la libre bonté. Le bien conçu sous l'idée de liberté cesse donc d'être neutre et impersonnel pour apparaître comme bien «moral,» en même temps que le mal apparaît comme mal moral. Ou plutôt, auparavant, nous ne concevions que le plaisir ou la douleur; le bien comme tel, ou la moralité, n'a pu être conçu que grâce à l'idée, vraie ou fausse, de liberté. Celle-ci introduit donc des motifs tout nouveaux et sui generis, c'est-à-dire les motifs moraux, impliquant un certain degré de croyance à la liberté: ce que je veux, c'est un bien libre, une réelle bonté. Or, la persuasion de ma liberté me permet d'agir en vue de cette réelle bonté, et c'est là une évolution intérieure d'où peut sortir progressivement un monde nouveau. Quand même ces hautes notions morales ne seraient qu'un idéal, la seule conception de cet idéal n'en introduit pas moins en nous une lumière toute nouvelle. Si nous agissons sous la pensée et le désir de la libre bonté, n'aurons-nous pas lieu de croire avec Platon qu'on peut devenir, en une certaine mesure, semblable à l'objet de sa contemplation et, qui plus est, de son action? J'ai une arme dans les mains; vous prétendez que c'est une ombre et non une réalité; mais, puisque avec cette arme je triomphe des forces ennemies, comment ne finirais-je pas par me demander si c'est simplement une ombre, ou au moins si l'ombre ne prend pas corps?


Est-ce à dire que nous prétendions, sans sortir du point de vue même auquel se placent les naturalistes, introduire dans le déterminisme une liberté radicalement différente de ce déterminisme même?—Non; nous voulons seulement, à ce premier point de vue, qui n'est pas le dernier et le plus haut, élargir le déterminisme et l'orienter vers la liberté idéale. Nous voulons montrer que l'être intelligent, si déterminé qu'il soit, n'attend point que les choses se fassent ou ne se fassent pas: le croire, c'est là un faux déterminisme. Le vrai déterminisme n'est pas fait passivement, il se fait lui-même, il se modifie lui-même par lui-même. Le but que nous nous proposons dans ce livre, c'est de rendre le déterminisme aussi large, aussi ouvert, aussi infini, conséquemment aussi flexible et vivant, aussi modifiable, aussi variable et progressif que cela est compatible avec un ordre intelligible, avec une continuité sans hiatus, avec une loi sans exception, qui est pourtant une loi de vie et non d'inertie. Pour cela le déterminisme ne doit pas être réduit exclusivement aux lois mécaniques, car ces lois sont une enveloppe trop extérieure; il ne doit pas être réduit aux lois physiques et physiologiques, qui n'épuisent pas tout; au moins faut-il y ajouter les lois psychiques, et principalement celles de la pensée; puis, après avoir ainsi égalé le déterminisme à tout ce que nous pouvons connaître, il est encore permis de se demander si tout est pour nous connaissable. On laisse ainsi subsister l'x problématique au fond des choses. Tout déterminisme qui s'arrête à moitié chemin est un déterminisme paresseux; d'autre part, les objections adressées à un déterminisme incomplet sont des objections paresseuses.

Le déterminisme naturaliste et mécaniste est de ceux qui s'arrêtent à moitié chemin. Il voit les choses du dehors, il voit simplement le réseau qui les enserre, et encore il ne se rend pas un compte exact de la nature des mailles. Ces mailles, en effet, ne sont pas purement mécaniques et physiques, elles sont encore psychiques. De plus, dans le domaine psychique, il y a un facteur capital qui intervient, la conscience de soi, dont l'idée n'est qu'une forme supérieure. Répéter que la conscience est simplement un reflet, c'est dogmatiser, c'est faire de la métaphysique matérialiste. A vrai dire, nous ne savons pas si la conscience, au lieu de refléter le dehors, ne nous révèle point précisément le dedans de l'être et la vraie cause active, dont les lois mécaniques, physiologiques, sociologiques, statistiques, ne sont que les expressions et traductions diverses. La conception des idées ou, plus généralement des états de conscience comme simples empreintes des choses extérieures, est un reste du préjugé vulgaire, qui prend au sérieux la métaphore contenue dans l'étymologie même du mot idée. C'est en même temps un reste de substantialisme: on trouve que l'état mental, l'état de conscience, l'idée au sens large du mot, a besoin d'un substratum, et il en résulte que la conscience peut recouvrir un fond substantiel, soumis à une nécessité absolue. C'est là une pure hypothèse matérialiste. Nous ne savons pas ce qu'est le fond de la conscience: nous n'avons donc pas le droit de traiter d'illusoire l'action que la conscience, par la réflexion, croit exercer sur elle-même, l'action que l'idée croit exercer sur sa propre réalisation. La possibilité de l'idéalisme subsiste toujours à côté et au-dessus du naturalisme.

Si l'idée de liberté, par sa seule action efficiente et mécanique, ne suffit pas à changer absolument et objectivement la nature des choses, si elle ne donne pas tout d'un coup une entière liberté morale à un être qui, par hypothèse, serait exclusivement soumis aux lois physiques, il n'en est pas moins vrai que cette idée, entre le mécanisme et la liberté, offre un moyen terme nécessaire. C'est là ce que nous pouvons conclure de toutes les considérations qui précèdent, et par là se produit une première rencontre des doctrines. En effet, supposons que la liberté existe; elle n'existera qu'à la condition d'avoir conscience d'elle-même, et elle n'aura conscience d'elle-même qu'à la condition de devenir l'idée d'elle-même. Or, toute idée étant une force capable de produire le mouvement, la liberté devra toucher par là au mécanisme. D'autre part, si c'est le mécanisme qui existe tout d'abord et qui, dans les systèmes particuliers de mouvements et de forces appelés individus intelligents, arrive à concevoir l'idée de la liberté, le mécanisme pourra, en se conformant à cette idée, se rapprocher progressivement de la liberté idéale. L'idée de la liberté est donc bien un terrain commun et en quelque sorte neutre, où peut se préparer un rapprochement entre les opinions opposées. Si la liberté n'existe pas, le mécanisme que nous avons décrit sera ce qui peut le mieux la suppléer dans l'ordre mécanique. Si elle existe, elle devra, pour agir dans l'ordre mécanique, réaliser précisément ce mécanisme. Nous avons donc, soit le substitut, soit l'instrument de la liberté.

Ce substitut ou cet instrument pourrait être appelé, par simple analogie, l'équivalent de la liberté au sein du mécanisme. La chaleur, l'électricité, le magnétisme ont leur équivalent mécanique, qui exprime la quantité de mouvement dans laquelle ils doivent se transformer pour produire tel ou tel effet. La liberté, devant produire ses effets dans l'ordre mécanique, a dans cet ordre un autre genre d'équivalent, moins sous le rapport de la quantité que sous le rapport de la qualité: la notion de liberté est un équivalent logique et intellectuel de la liberté, et la force impulsive inhérente à cette idée en est, si on peut parler ainsi, une sorte d'équivalent mécanique. Seulement, il ne faut pas oublier l'extrême variabilité de cette force susceptible d'accroissement et de diminution. Nous ne voulons d'ailleurs indiquer ici que des analogies.

Nous avons déjà rappelé comment Leibnitz s'est efforcé de rendre les quantités discontinues adéquates à la quantité continue: par le rapport constant des variables, il découvre le rapport de leurs limites idéales; on substitue ainsi aux choses des séries indéfinies dont elles sont la limite. Ces séries pourraient s'appeler des substituts mathématiques; elles sont, en d'autres termes, un moyen d'approximation indéfinie. De même, nous avons cherché au sein du déterminisme mécanique un moyen d'approximation indéfinie par rapport à la liberté idéale, ou son substitut mathématique, mécanique et logique tout à la fois. C'est l'idée de liberté qui nous permet d'intercaler une série indéfinie de moyens termes entre le mécanisme physique et la parfaite liberté morale. Étant donné un système de forces, quelque grand qu'il soit, l'idée de liberté, toujours présente en moi, me fait concevoir une force encore supérieure; et si je mets cette idée à l'essai, je puis réussir. J'arrive donc à concevoir une série de forces de plus en plus grandes. Sans doute aucune de ces forces ne doit être considérée comme adéquate à la liberté parfaite; mais, pour cette raison même, je puis toujours dépasser la force présente par ma pensée; je puis toujours, grâce à l'idée de liberté, passer d'une force à une autre plus grande; je n'aurai donc qu'à continuer ce mouvement pour obtenir le degré de force nécessaire à chaque action. J'obtiens par là non une puissance infinie, mais une puissance pratiquement indéfinie, qui en est le symbole mathématique et le substitut mécanique.

V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Si, du point de vue naturaliste, nous passons au point de vue idéaliste, l'idée de liberté nous apparaîtra encore comme un moyen de rectification et de conciliation progressive. La théorie platonicienne des idées prendrait un sens plausible si, au lieu de ne considérer les idées que dans un monde intelligible où on les suppose éternellement réalisées, on les faisait descendre et agir au sein du monde sensible, par une influence observable et déterminable. Au lieu d'une dialectique purement formelle et logique, on aurait ainsi une dialectique vivante et réelle, comme celle dont Hegel voulait établir les lois et dont il n'a écrit que le roman fantastique.

Leibnitz, en introduisant dans l'idéalisme platonicien des conceptions plus réalistes et même mécanistes, essaie d'expliquer la production des choses par une sorte de «mécanisme métaphysique», par une «mathématique» éternelle. Dans ses spéculations aventureuses et cependant profondes, il s'efforce de montrer comment du vrai métaphysique, ou des possibilités idéales, procède le vrai physique, c'est-à-dire les réalités actuelles. La possibilité ou l'essence implique un effort vers l'existence: chaque possible, en vertu d'une loi vivante, tend à devenir réel, et il serait réel s'il ne rencontrait pas quelque obstacle qui le rend impossible, soit provisoirement, soit définitivement, auquel cas il n'est réellement pas possible. Tous les possibles ne peuvent se réaliser à la fois: il en est qui s'excluent et se contredisent; de là une sorte de lutte entre des prétentions rivales. Ces prétentions ne peuvent toutes être satisfaites, mais il en résulte toujours, dans la réalité, la combinaison par laquelle peut exister le plus grand nombre de choses[136]. On voit que c'est le parallélogramme des forces transporté dans le principe d'où dérive l'univers. Cette évolution des possibles qui sont en même temps des puissances, des forces, des causes de mouvement, explique tout, selon Leibnitz, par une dialectique idéale et réelle. Le mécanisme intelligible, d'ailleurs, n'exclut pas dans le principe des choses la liberté, dont il est l'instrument.

Si cette lutte des possibles imaginée par Leibnitz dans l'activité primordiale est une pure hypothèse, elle devient la vérité dans notre activité intelligente. Il n'y a pas en nous de dialectique purement formelle comme celle des métaphysiciens, car toute dialectique de la pensée enveloppe une mécanique qui aboutit à l'action et au mouvement; aussi notre pensée est-elle toujours accompagnée de quelque action.

L'idée directrice de toutes les autres, celle de liberté, ne saurait donc rester abstraite. La liberté, pour parler le langage de Leibnitz, est un possible qui doit, lui aussi, prétendre et tendre à l'existence en nous, par une sorte de prétention idéale et de tendance réelle ou active. La conception de cette puissance supérieure ne saurait rester en nous à l'état d'une simple possibilité logique; elle s'accompagne nécessairement de quelque tendance à l'action, elle commence sa réalisation et ne se conçoit qu'en se réalisant déjà: car, selon la parole d'Aristote, savoir c'est faire, et faire c'est savoir.

«L'intelligence est comme l'âme de la liberté,» disait Leibnitz. Seulement, mesurant encore mal la puissance des idées, Leibnitz ne voit toujours dans cette intelligence, dans cette conscience, qu'une réflexion par laquelle le développement interne de l'âme devient pour l'âme un spectacle. Il ne pousse pas jusqu'au bout l'analyse, il ne s'aperçoit pas que le spectateur même va transformer le drame. L'introduction du spectateur, au lieu de laisser passivement le drame se développer suivant son plan primitif, y entre comme élément, fait partie du plan et du drame même. Il n'y a pas, comme dans nos théâtres, l'acteur qui joue son rôle, et un spectateur passif; c'est l'acteur même qui est spectateur. Et quand il devient spectateur, il ne joue plus de la même manière qu'auparavant. Le spectacle modifie donc le drame; la contemplation modifie l'objet contemplé. C'est une vision qui agit sur la chose vue, c'est un miroir qui transforme les objets; bien plus, ce vivant miroir arrive à produire lui-même toute une série d'objets qui, sans lui, n'eussent pas existé.


Dans l'idéalisme de Kant, non moins que dans celui de Leibnitz, l'idée de liberté pourra être introduite comme un moyen terme entre le phénomène et le noumène. L'idée de liberté étant en même temps une puissance, par cette idée l'homme est en possession actuelle de sa raison, qui descend alors, en quelque sorte, dans la série des phénomènes; par cette idée la «raison» est en même temps «nature». Il n'y a pas d'un côté le sensus sans l'intellectus, et de l'autre l'intellectus sans le sensus: les deux mondes, intelligible et sensible, semblent coïncider dans la conscience que l'être raisonnable a de lui-même et de son pouvoir, dans son idée active de l'activité même.

Tout, dans le mensonge, «est expliqué et déterminé par les antécédents du menteur»,—dit Kant; mais dans ces antécédents mêmes, ajouterons-nous, il faut compter l'idée de la liberté et l'action motrice de cette idée, dont l'intervention peut suspendre ou faire dévier le cours antérieur des causes naturelles. Pour prédire les actions par leurs conditions phénoménales, il faut donc aussi calculer l'intensité de cette idée.

Si le tort des naturalistes est de ne pas voir que, parmi les forces naturelles, se trouve l'idée de liberté, le vrai tort des idéalistes n'est pas de croire à la puissance des idées, mais au contraire de n'y pas croire encore suffisamment. En refusant à l'idée de liberté la puissance de produire un effet de plus en plus conforme à elle-même, de se réaliser au moins partiellement et progressivement comme les autres idées, ils s'arrêtent à moitié chemin dans leur idéalisme. Kant a admirablement défini la volonté en l'appelant: la propriété d'être cause par ses idées de la réalité des objets de ces idées mêmes. Dans cette définition, il semble avoir en vue la puissance déterminante des idées, qui réalisent leurs objets dans la conduite. Allons jusqu'au bout de cette définition et nous pourrons dire aux idéalistes:—Puisque j'ai, selon vous, la propriété de produire par mes idées les objets de ces idées, je dois avoir la propriété de produire, par l'idée subjective de ma puissance libre, la réalité au moins partielle de cette puissance même. Donc, du déterminisme la liberté tend à surgir; donc, de votre point de départ subjectif il n'est pas absolument impossible de passer à un effet objectif; donc, de ce que vous appelez la raison sort la volonté, et c'est surtout en ce sens qu'on peut parler avec Kant d'une raison pratique par elle-même.

VI. L'idée-force de liberté et l'idée de l'avenir.—Nous avons vu que le problème du libre arbitre vient se concentrer peu à peu dans la considération du temps. Les uns cherchent au libre arbitre un refuge dans le temps même; les autres, comme Kant, placent au contraire la liberté hors du temps. Nous savons ce qu'il y a de hasardeux dans cette dernière ressource. Quant au refuge du temps pour le libre arbitre, on peut le considérer au point de vue mécanique et au point de vue psychologique. Nous avons montré combien il est peu sûr au point de vue mécanique. Dans les questions mécaniques, le temps est ce qu'il y a de plus dépendant; on le traite comme une pure conséquence qui est donnée et fixe quand les principes sont donnés: le temps d'une éclipse, par exemple, n'offre aucun élément de variation. On considère donc le temps en son abstraction comme sans efficace par lui-même, comme une pure forme, dirait Kant, et cette forme est par excellence celle du déterminisme. Il n'en est pas de même de la distance, parce que, l'espace étant plein, la distance répond à un nombre plus ou moins grand de forces, à une quantité plus ou moins grande de matière: si l'espace est plein, le temps, en un certain sens, est vide, la quantité de matière et de force n'y croissant point. Supposez un glacier absolument immobile: un kilomètre carré de glace contiendra plus de matière et plus de force qu'un mètre carré; mais une année, pour ce glacier immobile par hypothèse, ne contiendra rien de plus qu'un jour: des données identiques en des temps différents sont toujours des données identiques, et la différence du temps est objectivement indifférente. L'accroissement du temps n'est une expression et une première image du progrès que pour l'esprit qui le calcule, et il ne devient un progrès réel que s'il recouvre un progrès de l'activité, de l'intelligence, de la sensibilité. Chercher le libre arbitre dans le temps, au point de vue mécanique—et cela, en voulant garder le principe de la conservation de la force,—c'est donc précisément, comme nous l'avons fait voir, chercher le libre arbitre dans le domaine de la plus grande détermination et de la plus grande passivité.

Mais il n'en est plus de même au point de vue psychologique. L'idée du temps, ici, peut commencer à nous affranchir; elle peut produire dans le déterminisme même ce que nous avons appelé une première approximation de la liberté. La supériorité du déterminisme humain sur les pures machines (auxquelles voudraient l'assimiler des théories grossièrement mécanistes), consiste précisément en ce que l'intelligence conçoit le temps. Il y a donc un problème très intéressant de psychologie:—Quelle influence l'idée de temps exerce-t-elle dans le déterminisme de nos actions?—Elle y peut produire des phénomènes de suspension et de direction nouvelle, comme si nous disposions du temps en une certaine mesure par l'idée même que nous avons d'un tel pouvoir. Et c'est là une confirmation nouvelle de notre doctrine sur la force efficace des idées. Quand, dans l'emportement tout mécanique de la passion, surgit l'idée de l'avenir, cette idée produit un phénomène d'arrêt. Ce qui distingue l'action purement réflexe de l'action plus ou moins volontaire, c'est la conscience, et la conscience suppose un certain temps intercalé entre l'excitation et la décharge. Eh bien, placez dans cette conscience l'idée du temps même, et vous avez une complication de la plus haute importance. L'être conscient vivra par anticipation dans l'avenir, et il y aura comme une réaction de l'avenir anticipé sur le présent,—réaction soumise à des lois déterminées et qui pourtant nous rapproche d'un idéal de liberté. Cette approximation est d'autant plus grande que nous faisons entrer un espace de temps plus vaste dans notre calcul. Que sera-ce si j'essaie, tant bien que mal, de concevoir les choses sub specie æterni? Ce sera alors l'idée de ce qu'il y a de plus durable qui tendra à se réaliser dans ma conduite: je m'efforcerai, comme si j'étais la providence, d'agir pour l'éternité, et aussi pour l'immensité, pour l'universalité des êtres. Je me désintéresserai de mon moi, peut-être périssable, pour considérer la durée infinie des siècles, l'intérêt permanent de l'humanité, l'intérêt éternel du monde, tel que je me le figure symboliquement dans ma pensée. L'action toute mécanique sans considération de temps, c'est la passion pure; l'action avec considération de temps limité, c'est l'intérêt proprement dit; l'action sub specie æterni, ou universi, c'est le désintéressement et la moralité idéale; c'est en même temps la plus grande approximation possible de la liberté au sein du déterminisme. L'idée du temps et de l'éternité est donc un élément capital du problème psychologique; dans cette sorte de tempête intérieure qui est la passion, elle produit le même effet qu'une large main qui, au moment où les vagues se soulèvent et vont tout submerger, les aplanirait en les refoulant et les ferait s'étendre, équilibrées, apaisées, sur un espace indéfini.

Concluons qu'au point de vue psychologique, c'est par l'idée du temps que nous disposons du temps et semblons le «suspendre», ce n'est pas par une sorte de miracle mécanique, comme celui que quelques philosophes ont proposé. L'idée permet d'asservir le mécanisme, mais comme Bacon veut que nous asservissions la nature: parendo. Pour produire un effet mécanique sans une action mécanique, nous avons vu qu'il faudrait produire cet effet sans y penser, sans se le représenter dans sa pensée, et conséquemment sans l'avoir déjà commencé par cette pensée. Nous ne pourrions échapper tout à fait au mécanisme que par une idée qui n'aurait absolument plus rien ni de mécanique ni de sensible, une νοησις ανευ φαντασιας, une pensée sans manifestation cérébrale, comme celle que s'attribuent un peu généreusement les spiritualistes. Du moins y a-t-il des idées qui se rapprochent de ce pur idéal, sans l'atteindre, et parmi lesquelles nous placerions volontiers l'idée de l'éternité. C'est en agissant sous l'influence de ces idées que nous tendons le plus directement vers notre idéal de liberté. L'idée de ce qui serait hors du temps agit alors dans le temps même. De là encore une théorie synthétique, où peuvent se rencontrer les adorateurs du temps et les adorateurs de l'éternité.


Il résulte des considérations qui précèdent que, loin d'exclure la réaction de l'idée sur le fait à venir, le déterminisme tel que nous l'avons rectifié présuppose cette réaction. Et il faut la concevoir comme capable d'une énergie et d'une flexibilité dont les bornes nous sont inconnues. Le possible et le probable ont beau n'être au fond que des idées, auxquelles répondent primitivement dans les objets des rapports réels et certains, ces idées réagissent secondairement sur la nécessité aveugle. L'idéale indétermination de l'avenir pénètre dans le déterminisme même sous cette forme d'idée, et d'idée directrice.

Est-ce là une indétermination absolue?—«Si nous pouvions tenir compte de tout ce qui agit dans l'âme d'un homme, disait Kant, nous pourrions calculer sa conduite future.» On a essayé, dans cette question, de retourner contre Kant le principe même dont il est parti, à savoir que les phénomènes, ou cela seul qui est objet de représentation, tombent sous le déterminisme. Et qu'est-ce qui est objet de représentation? Des faits; or, selon certains néo-kantiens ou criticistes, les faits ne peuvent être que ce qui est accompli déjà; le passé, selon eux, est donc seul soumis aux lois nécessaires. Il serait contradictoire, ajoutent-ils, de nous dire que l'avenir peut nous être représenté et plus évidemment encore de dire qu'il peut nous être présenté:—«Cet avenir prétendu n'est qu'un passé décoré du nom de futur. L'avenir ne peut donc être déterminé[137].»—Dans ce passé, a-t-on dit encore, qui a été et qui est, avec le présent, la seule réalité achevée ou s'achevant, il y a sans doute une nécessité; «mais le futur est encore dans le néant; on ne peut pas dire qu'il soit nécessité, car il n'est pas[138].» Nous ne saurions admettre ce raisonnement. Le déterminisme ne porte pas seulement sur les phénomènes et sur les faits accomplis, mais sur leurs lois de succession. Or, si le phénomène est passé, la loi peut et doit être toujours présente. Ce n'est donc pas seulement «le passé qui est soumis aux lois nécessaires»; par cela même que nous concevons des lois et encore mieux des lois nécessaires, ces lois sont indépendantes du temps et des termes mêmes qu'elles relient. Donc encore, si nous nous représentons ou présentons l'avenir, ce n'est pas seulement en nous représentant des phénomènes passés, mais en concevant des rapports présents et futurs; il n'y a là rien de contradictoire. L'avenir n'est pas un simple passé décoré du nom de futur: c'est le passé, plus une loi qui est toujours actuelle. Donc enfin «l'avenir peut être déterminé».—D'ailleurs, l'argument qu'on vient de lire prouverait trop et s'appliquerait même aux lois physiques et astronomiques; on ne pourrait plus prédire une éclipse, pour cette raison qu'elle est un passé décoré du nom de futur ou qu'une éclipse à venir ne peut être nécessitée puisqu'elle n'est pas. La vraie question n'est point de savoir si les phénomènes futurs peuvent être présents, mais si leur loi et leurs conditions ou causes peuvent être présentes et relier les divers moments de la durée.

Loin de croire ainsi qu'il soit impossible et même contradictoire de se représenter l'avenir dans la pensée, nous croyons que c'est seulement en nous représentant notre avenir qu'il nous est possible, à nous, de le faire exister par nous. Laplace, supposant une intelligence universelle, capable de soumettre toutes les forces de la nature à l'analyse mathématique, lui faisait résoudre ce problème déjà indiqué par Leibnitz et Kant:—Étant donné l'état présent du monde, en déduire le passé et le futur.—Peut-être, remarquerons-nous d'abord, un tel calcul est-il de fait impossible au sens mathématique, si les phénomènes et les êtres constituent une multiplicité infinie en tous sens, qui ne se laisserait pas mettre en équation régulière: l'infinité actuelle échappe peut-être au calcul même de Leibnitz. A cause de cela même, elle peut devenir pour nous un espoir de délivrance, sinon une raison de liberté immédiate: il semble que l'infinité se concilie mieux avec la flexibilité, avec la variabilité, avec le progrès. Si les combinaisons possibles des choses sont en quantité infinie, au lieu d'être bornées à tels ou tels effets monotones, nous pouvons mieux espérer, du sein de cette infinité, l'avènement progressif d'un monde nouveau, surtout quand nous arrivons à concevoir cette infinité et à agir sous cette idée directrice. En un mot, l'infinité dans le déterminisme et dans la pensée, c'est la fécondité dans le déterminisme même. Supposons cependant possible le calcul de Laplace, il y a un second problème qui rentre dans la question générale de l'influence des idées: c'est de savoir si l'individu ne pourrait pas faire lui-même, non pour un autre, mais pour soi, le calcul de la conduite à venir. Il ne s'agit plus ici d'un monde qui m'est pour ainsi dire extérieur et étranger, et qui va son chemin sans se douter que je détermine en ce moment à priori la trajectoire qu'il va suivre; il s'agit de cet individu qui est en moi, qui est moi-même, et dont je veux prédire toutes les démarches à venir[139]. Supposons-nous donc capables de faire ce calcul avec toute la compétence requise, comme l'intelligence universelle dont parlent Laplace et du Bois-Reymond.

«Cette vue entière de l'avenir, a dit un partisan du fatalisme, serait le plus cruel des supplices[140],» parce que nous nous sentirions «aussi impuissants à agir qu'à modifier le cours des astres; si l'esprit doué de cette prescience, prophète clairvoyant, «ne savait d'avance combien seraient vains les vœux qu'on pourrait former, il en formerait un seul, celui de perdre toute sa science de l'avenir.» Il aimerait mieux recommencer à vivre dans un monde comme le nôtre, où l'immense majorité des hommes ne pensent pas, où la foule inconsciente semble avoir compris la profondeur du conseil donné à Faust par son conseiller railleur: traverser le monde sans rien approfondir.—Selon nous, il y a dans ce découragement un fatalisme excessif, où se glisse encore un souvenir du λογος αργος. L'analyse du problème n'est pas poussée assez loin. Soit ma conduite à venir complètement déterminée ou tout au moins partiellement déterminée dans toutes ses circonstances importantes; me voilà en possession du tracé de la trajectoire que je vais décrire, et il s'agit de savoir si l'avenir vérifiera ma prévision. Mais voici ce qui va se produire, en vertu même de la réflexion de la conscience sur soi. Si tout ce qui arrive dans le présent a une cause dans le passé, tout ce qui arrive dans le présent est aussi une cause pour l'avenir: ces deux propositions réciproques sont le fondement même du déterminisme. Par suite, outre les causes qui constituent mon état présent et dont j'ai calculé les effets, il y a une autre cause qui doit aussi exercer son influence sur l'avenir: à savoir le résultat de mon calcul ou ma prévision elle-même, qui, étant comme une expérience anticipée, a pour modifier la conduite la même propriété qu'aurait l'expérience. L'avenir, en tant qu'il est pensé et produit par moi-même, est donc un avenir modifiable pour moi-même. En d'autres termes, connaître l'avenir, c'est connaître tous les effets des causes actuellement ou prochainement agissantes; mais, parmi ces causes, une des principales, une de celles qui peuvent et doivent modifier les effets de toutes les autres, c'est précisément la connaissance même et l'idée de tous ces effets, ou de l'avenir; dès lors, il ne faut plus poser comme entièrement déterminé indépendamment de ma connaissance ce qui n'est déterminé en partie que par cette connaissance. Quoi qu'il fasse, l'être pensant ne peut se considérer lui-même comme un mécanisme inerte et passif. La prévision n'est pas une simple prescience contemplative qui verrait d'avance s'écouler sans elle le fleuve des choses: elle modifie et produit en partie ce qu'elle prévoit; elle est pour ainsi dire une prémotion.

Aussi nous concevons-nous plutôt dans l'avenir sous la forme de la liberté, tandis que nous arrivons par la réflexion et l'analyse à déterminer pourquoi nous avons agi de telle manière dans le passé. Avoir conscience d'un futur possible, c'est avoir conscience de la première et essentielle condition de sa réalité, puisque cette condition est ma pensée même; il n'est donc pas étonnant que je me voie libre en une certaine mesure de commencer la réalisation de l'avenir, puisque effectivement je tiens le premier anneau et n'ai qu'à tirer vers moi les autres. L'intelligence est à la fois le pouvoir de lier et celui de délier: en pensant les choses du dehors, nous les lions, et la science même consiste dans cette liaison; en les pensant du dedans et en nous, en nous pensant nous-mêmes, nous pouvons nous délier en une certaine mesure par rapport à l'extérieur, mais en nous reliant toujours à quelque motif intérieur ou supérieur. L'idée de l'avenir indéterminé tend ainsi à déterminer dans le cours des choses, par une sorte d'interférence, une certaine indétermination partielle et relative, ou plutôt un certain équilibre. Cet équilibre peut amener la partielle dépendance des choses par rapport à notre pensée agissante, non plus seulement voyante ou expectante. C'est dans cette mesure que nous pouvons dire comme le Dieu de Bossuet:—Je ne pense pas les choses à venir uniquement parce qu'elles seront, mais elles seront en partie parce que je les pense.

CHAPITRE DEUXIÈME

PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.—I. LIBERTÉ ET SÉLECTION NATURELLE.—II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE

I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories de Lamarck et de Darwin.

II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des causes finales au déterminisme des causes efficientes. Organisme produit par le désir de liberté.

III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.—Leur impuissance à exprimer le fond de l'activité universelle.—Félicité et liberté.

I.—Liberté et sélection naturelle.

Les théories de Lamarck et de Darwin, sur le jeu des fonctions physiologiques et sur les lois fondamentales de l'organisation, nous semblent propres à répandre quelque lumière sur cette fonction supérieure que nous tendons à réaliser en nous: la liberté, qui serait la vie à sa plus haute puissance. Selon Lamarck, la tendance à la fonction crée l'organe quand elle s'exerce dans un milieu qui en fournit les éléments. Platon disait poétiquement que le désir fait croître les ailes de l'âme; Lamarck et Darwin diraient presque, en un sens scientifique, que le désir de voler, joint aux matériaux nécessaires, est ce qui donna aux oiseaux leurs ailes. Les circonstances développent chez l'animal un besoin par l'obstacle même qu'elles opposent à une fonction; le besoin n'est donc que la fonction tendant à s'affranchir des obstacles. Par là la fonction tend à s'accroître en intensité et à se perfectionner sous le rapport de la qualité, pour s'approprier au milieu tout en le soumettant à sa dépendance. Il en résulte une série d'actions et de réactions, par lesquelles se transforment à la fois et la fonction et ce milieu le plus immédiat qui constitue l'organe. La tendance à la fonction, force supérieure, agit sur les forces inférieures, et se sert de leur résistance même comme d'un moyen, semblable à l'architecte qui tourne les obstacles au profit de son œuvre en les faisant entrer dans son plan. Le rudiment de la fonction agit sur le rudiment de l'organe, qui réagit à son tour sur la fonction; et de ces actes répétés naissent des habitudes, c'est-à-dire un accroissement des puissances par la diminution des résistances. Par l'hérédité se transmettront ensuite et les tendances instinctives et des organes plus dociles à leur action; les générations successives, en perfectionnant la machine organisée, aplaniront peu à peu les obstacles devant le désir, qui trouvera à son service des instruments plus parfaits. L'existence d'un besoin prouve physiologiquement l'existence au moins rudimentaire d'un organe qui, en se développant, pourrait le satisfaire; et d'autre part, la tendance à satisfaire le besoin développe l'organe même. On ne désire pas ce qu'on ne fait pas déjà à quelque degré; s'il est vrai de dire qu'il n'y a aucun désir de l'inconnu, c'est que la connaissance est déjà l'action. L'action, en se révélant elle-même, est aussi la révélation d'une puissance capable de progrès; c'est une ouverture sur un horizon dont on ne voit pas les bornes. Aussi Platon disait-il encore, dans sa poésie métaphysique, que le désir est fils de la richesse et de la pauvreté. L'être qui constamment désire des ailes et en porte le premier germe transmettra ce germe avec ce désir à ceux qui le suivront, et un jour viendra peut-être où, grâce aux efforts accumulés des générations, les derniers venus verront devant eux s'ouvrir l'espace.

Les mêmes lois se retrouvent dans la vie intérieure. Si notre désir dominant est celui de la liberté, c'est que déjà peut-être nous portons en nous un moyen quelconque de libération progressive. Ce moyen, cet organe est l'intelligence même, «âme de la liberté», et la tendance à la fonction suffit pour le produire au jour. Ici en effet la tendance agit dans un milieu plus voisin d'elle-même. Entre le désir de voler et les ailes, quelle distance et que de moyens termes à franchir! Cependant ils ont été franchis. Mais les organes de la volonté tendant à la liberté sont ce qu'il y a de plus voisin d'elle: la pensée, le sentiment, l'action; bien plus, la liberté complète et idéale serait à elle-même son organe, elle serait la fonction exercée sans intermédiaire, l'action qui pour se poser n'aurait besoin que de soi, la puissance qui se rendrait actuelle elle-même: ce serait l'aile toujours déployée qui plane au-dessus de toutes choses.

Les lois physiologiques et psychologiques aboutissent donc à une même induction; l'idée de la liberté, qui en est aussi le désir, doit peu à peu s'approprier et s'adapter tous les penchants de l'être sensible et raisonnable. S'il est une tendance qui ait existé toujours dans l'humanité, c'est la tendance à accomplir cette suprême fonction de la vie psychique: croire qu'elle ne peut se satisfaire en aucune façon, ce serait croire que l'humanité, ou la pensée consciente, a travaillé en vain, quand la nature même, ou la pensée obscure, est plus ou moins parvenue à produire ce que cherchait son instinct à la fois aveugle et infaillible.

Ici intervient le maître des maîtres, le temps, qui agit en accumulant, en thésaurisant, sous la forme de l'hérédité et de la sélection naturelle. L'être qui, grâce à quelque circonstance heureuse, se trouve avoir un avantage matériel ou intellectuel sur les autres tend à transmettre sa supériorité de génération en génération; or, l'idée de liberté est une supériorité intellectuelle et morale. L'être qui s'abandonne passivement et auquel fait défaut ce que les physiologistes appellent la réaction personnelle, ce que les psychologues appellent la volonté, cet être manque de résistance et tend à s'effacer dans la lutte pour la vie. Au contraire, un organisme assez perfectionné pour arriver à se diriger lui-même, ne fût-ce que par la seule idée de sa direction possible, un organisme qui réussit à réagir par la seule pensée d'une réaction possible et désirable, un tel organisme est supérieur aux autres comme l'intelligence est supérieure à l'instinct de la brute. Il ressemble à un banquier qui trouverait moyen d'augmenter son trésor par des idées intérieures et par un désir intérieur, portant ainsi en lui-même une mine d'or inépuisable. L'être qui parvient à dire moi, à poser son moi sous forme de réaction et d'action en face des choses, marque donc un progrès dans l'évolution de la nature. Ce progrès, il le transmet par hérédité, et la sélection assure le triomphe aux volontés les plus énergiques, soit chez les individus, soit chez les peuples. C'est pour cette raison que les nations trop fatalistes finissent par s'immobiliser et par disparaître; les nations individualistes, au contraire, qui sont aussi les nations libérales et qui favorisent le développement de la volonté personnelle, ont de plus en plus devant elles l'avenir. C'est à la condition, pourtant, que leur individualisme n'exclue pas l'esprit de communauté et de libre association, l'idée et l'instinct de l'universel, forme supérieure de liberté.

De ces lois darwiniennes résulte une transmission héréditaire et un progrès de l'idée de liberté à travers les âges. L'idée de liberté est la forme héréditaire de la conscience humaine, le désir de la liberté est l'instinct humain par excellence.

II.—Liberté et finalité immanente

Si nous passons du point de vue expérimental au point de vue métaphysique, nous aboutissons à des conclusions analogues. Mettons-nous, pour un instant, au centre de perspective que préfèrent ceux qui voient sous le mouvement le désir et, sous la cause mécanique, une certaine finalité en action.

Selon Aristote, Leibnitz et Kant, la série mécanique des conditions efficientes, prise en sens inverse, peut devenir une série de moyens, quand un être doué d'intelligence ou de désir tend à une fin. Le tout, en se concevant lui-même, détermine alors l'existence des parties qui doivent le produire comme effet, ou au moins l'achever, le perfectionner; ce qui ne semblait du dehors qu'un pur mécanisme apparaît alors comme étant par dedans un organisme. Et c'est en cela que consiste la vie. Les mouvements de l'être vivant, outre qu'ils sont dérivés du passé, semblent en même temps les anticipations de l'avenir. La résultante y est une attente, l'impulsion une attraction; en d'autres termes, les mouvements sont psychologiquement des tendances, et, leur objet étant des biens sentis ou pressentis, ces tendances ne peuvent être, selon la pensée d'Aristote, que des désirs[141]. Ce serait donc quelque chose d'analogue à l'appétit qui serait le principe interne et le fond psychologique du mouvement. L'appétit est ce qui produit et anime tout organisme; il est la vie même. Mais la loi de l'appétit est d'aller au plus grand bien réel ou apparent; il tend à la jouissance et au bonheur. La certitude de cette détermination au plus grand bien constitue donc encore un déterminisme, supérieur sans doute au déterminisme purement mécanique, et qui pourtant nous présente les mêmes choses dans un ordre contraire. Toutefois, ce changement de point de vue peut entraîner d'importantes conséquences. En premier lieu, la tendance des moyens à la fin ne semble plus offrir un caractère de contrainte brutale, mais de «spontanéité intime» qui n'en demeure pas moins une certitude et une détermination; les moyens semblent se disposer d'eux-mêmes en vue de la fin, du moins dans la «finalité interne», qui est la vraie et qui caractérise les êtres vivants. Le désir ne subit de contrainte véritable que de la part des obstacles qui le contrarient; mais en lui-même, dans ce qu'il a de positif, on peut supposer qu'il part d'une mystérieuse spontanéité, d'une volonté plus ou moins affranchie et déjà en possession d'un certain bien, dont elle jouit librement, dont elle veut continuer de jouir. Ce qui, selon les partisans de la finalité vivante, nous empêche souvent de comprendre et d'admettre cette spontanéité dans l'élan des moyens vers la fin, c'est la confusion vulgaire de la finalité externe avec la finalité interne et immanente. Nous ne devons pas juger la nature vivante, qui travaille par le dedans et est ouvrière de son propre progrès, comme nous jugeons les œuvres que l'homme travaille et perfectionne par le dehors. Selon Aristote, selon Leibnitz et surtout Kant, c'est là une erreur de l'imagination vulgaire et un des plus grands obstacles à la conception de la liberté, parce qu'elle en supprime la première condition, c'est-à-dire la spontanéité radicale. Nous nous figurons des substances inertes, mal à propos nommées causes, et une fin qui agit sur elles extérieurement ou mécaniquement. Nous ne pouvons plus alors concevoir qu'un mécanisme externe, incompatible avec la spontanéité, quand il faudrait concevoir un mécanisme automoteur, conséquemment un «dynamisme», conséquemment encore une évolution spontanée, quoique certaine et infaillible, de là pensée et du désir. Il importe donc, nous disent Aristote et Leibnitz, de ne pas retomber dans la conception même d'où l'on voudrait sortir, celle du mécanisme extérieur, et de ne pas raisonner sur la surface concave ou mentale des choses, qui est tournée vers le centre, comme s'il s'agissait encore de la surface convexe et physique, qui s'offre à l'action de tous les autres êtres. Les lois mécaniques et extérieures étant une fois reconnues comme la traduction et l'effet au dehors de lois intérieures et psychiques, on n'a plus le droit de se figurer des substances inertes en repos, puis des causes actives en mouvement qui viennent pousser les substances inertes et leur donner la chiquenaude dont se moquait Pascal.—Telle est, si nous ne nous trompons, la pensée qu'on retrouve obscurément exprimée dans l'harmonie préétablie de Leibnitz. Malheureusement, l'exemple des horloges, que Leibnitz répétait comme plus populaire, figurait tout le contraire de sa pensée et substituait dans l'être organisé l'harmonie par le dehors à l'harmonie par le dedans. Leibnitz rendait bien mieux sa propre idée quand il comparait l'univers, où tout vit et vibre, à un chœur de musiciens: dans ce chœur, chacun fait sa partie en tâchant de s'accorder avec tous les autres, mais sans exercer sur eux aucune action proprement matérielle et impulsive; il agit par la seule influence d'une communauté de sentiment ou d'obscure pensée, par le seul attrait d'un bien commun et d'une commune existence, par le seul pressentiment d'un commun idéal et d'un progrès vers cet idéal. Si les monades n'ont point de fenêtres sur le dehors, c'est qu'elles s'accordent, se perçoivent et en un certain sens se pénètrent par le dedans; le bien et l'être, dont la jouissance plus ou moins complète est comme centre partout et comme circonférence nulle part, n'est le moteur de leur activité que parce qu'il en est le mobile; il n'est pas en dehors d'elles: en lui elles existent, vivent et se meuvent. Le dehors et l'étendue ne sont que des relations et des symboles de l'imagination: tout, au fond, est interne, conséquemment vivant, sentant, agissant et spontané.—Nul n'a mieux développé la pensée de Leibnitz que Schelling: il a essayé de montrer comment, dans la nature et dans l'art, ce que nous appelons les moyens s'organisent d'eux-mêmes en vue de leur fin. Dans la nature vivante, comme dans le génie artistique, l'idée directrice, qui est en réalité désir organisateur, fait surgir en elle ou autour d'elle, sans même le savoir, des forces auxiliaires dont elle devient la dominante. Dans le germe animé, avec la vie s'éveille et se sent l'appétit; puis les organes propres à satisfaire cet appétit semblent se disposer d'eux-mêmes et se coordonner en vue du résultat final. L'être animé désire-t-il se mouvoir dans l'espace; aussitôt, comme l'a dit M. Ravaisson, de tous ses organes «émergent des mouvements élémentaires qui répondent d'eux-mêmes à son appel». Ces mouvements, tout mécaniques pour le physicien, sont pour le psychologue des désirs plus ou moins psychiques. L'être vivant désire-t-il changer et se mouvoir dans le temps; les changements auxiliaires, pensées et tendances secondaires, convergent encore au but proposé. Chaque désir de l'être vivant est comme l'astre central qui, en se mouvant, entraîne avec lui tous ses satellites. Dans l'inspiration du génie, même attraction de l'idée et du sentiment dominateurs sur les idées et sentiments secondaires. L'artiste aspire à la réalisation d'un idéal: aussitôt, par un travail dont il n'a pas même conscience, les idées et les sentiments se groupent pour former comme un organisme plus ou moins conforme au type conçu et désiré; les mots eux-mêmes suivent les idées et s'y approprient, de telle sorte que l'organisme principal se produit et s'achève par le concours d'une multitude indéfinie d'organismes secondaires.

Les considérations métaphysiques de ce genre, sur le rôle du désir dans l'univers, peuvent sans doute être contestées: on peut se demander jusqu'à quel point il est légitime d'étendre au dehors ce que l'être intelligent aperçoit en lui-même. Mais, que la finalité existe ou n'existe pas sous une forme quelconque dans le monde extérieur, toujours est-il que le désir existe en nous,—désir conscient qui, sous le nom de volonté, tend à une fin préconçue ou pressentie: nous réalisons en nous la finalité. Or, puisque le désir est le grand ressort de notre vie psychologique, le désir de la liberté devra exercer aussi son influence, selon cette loi d'attraction intérieure qui est propre aux idéaux conçus par la pensée et pressentis par la sensibilité. De plus, quand le désir de la liberté acquiert une énergie inaccoutumée, nous devrons voir vraiment ici les moyens se disposer en vue de la fin et la série mécanique se changer en une série organique.


Comment se représenter, dans ce cas, le type que tend à réaliser cette sorte d'organisation intérieure qui n'est pas sans analogie avec l'inspiration artistique?

La vraie liberté, identique au fond à l'activité sans limites, est une chose sans forme sensible, qui n'offre point par elle-même de prise à l'imagination, comme en offre le type d'une œuvre de la nature ou d'une œuvre de l'art. Pour se conformer à ce qui est précisément sans forme, toutes les formes sensibles, toutes les représentations de biens matériels et de jouissances brutales devront donc tendre à s'affaiblir et à s'évanouir; toute sensation grossière, toute image trop vive qui pourrait opposer ses contours définis au type idéal de la liberté absolue reculera peu à peu, pour se confondre dans une perspective lointaine avec les autres objets des sens. Le premier effet du désir de la liberté sera ainsi une action répulsive par rapport à tous les désirs sensibles: les réalités matérielles, se dispersant pour ainsi dire à l'apparition de cette lumière supérieure que Platon appelait intelligible, sembleront des ombres prêtes à rentrer dans la nuit.

La représentation des objets matériels, qui ne sont après tout que des mouvements, est un mouvement elle-même; le désir de la liberté devra donc d'abord tendre à une sorte de repos. Ce qui était, au point de vue mécanique, une neutralisation mutuelle des courants nerveux, devient, au point de vue de la conscience, un équilibre des désirs inférieurs sous l'influence d'un désir supérieur. Ne nous représentons pas ce repos comme le calme de l'inertie; c'est plutôt le calme de la force: c'est le moi prenant possession de lui-même. L'aspiration à l'indépendance et à la liberté «intelligible», qui n'offre point l'agitation propre aux passions sensibles, produira peu à peu l'apaisement des désirs brutaux et des appétits, loin de produire en nous le trouble. Du reste, cet apaisement moral n'est pas instantané; il se manifeste, comme dans une masse agitée, par des ondulations de moins en moins irrégulières, qui se produisent à la fin d'une manière égale et dans tous les sens autour du centre; et ici, le centre est l'idée du moi ou de la volonté personnelle.

En même temps qu'une influence répulsive sur les parties inférieures de notre être, le désir de la liberté exerce une influence attractive sur toutes les parties de ce «monde intelligible» que chacun de nous porte dans son intelligence. Les idées du bien, du désintéressement, d'universelle raison, d'universel amour, d'un règne universel des libertés, se présentent à notre pensée comme les naturels organes de cette liberté même que nous désirons. Par eux il semble que nous vivrons le plus en nous, et aussi le plus dans les autres. Rendus à nous-mêmes et tout ensemble ravis à nous-mêmes, quelque chose se produit en notre esprit qui rappelle l'inspiration de l'art: nous inventons, nous suscitons un ordre de perfections nouvelles; par une fécondité dont le secret intérieur nous échappe, nous créons dans notre pensée un nouvel univers, un monde idéal.

Selon Kant et Schelling, l'invention serait «libre» dans la nature vivante comme dans l'art. Elle l'est en effet, peut-on dire, en ce sens que, sans rien produire de nouveau au point de vue mécanique, elle crée sans cesse du nouveau au point de vue mental. Le mécanisme est toujours le même, les organismes sont toujours différents et en progrès; les conditions élémentaires de l'existence se suivent dans l'espace et dans le temps selon les mêmes lois de la nécessité mécanique, mais dans la pensée et dans le sentiment s'organisent les idées et les désirs, que transforme sans cesse un progrès nécessaire par le dehors et spontané par le dedans: le mécanisme, à vrai dire, n'avance pas; l'organisation, la vie, la pensée, avance toujours.

Le caractère de liberté, c'est-à-dire au fond de progressivité et d'affranchissement, dans cette évolution, doit être attribué surtout à ce qu'on pourrait appeler l'invention morale, qui conçoit et réalise des types nouveaux de beauté morale. Cette invention, dont tous sont capables, peut s'exalter chez quelques-uns jusqu'au génie, et ces derniers sont comme les poètes du bien.

Pourtant, on ne saurait encore reconnaître dans cette liberté purement téléologique et esthétique, dans cette «finalité immanente» dont se sont contentés beaucoup de philosophes allemands, une liberté vraie et absolue: c'est encore un déterminisme des désirs parallèle au déterminisme des mouvements. La liberté est ici une liberté d'invention, puis d'exécution, plutôt que de volition. Nous sommes libres, à ce, point de vue, ou nous nous croyons libres, quand notre type idéal et notre désir sont tout-puissants sur les moyens de les réaliser et quand ils les produisent nécessairement; il n'y a pas de différence essentielle entré cette liberté artistique et la liberté physique. Mon désir de mouvoir mes membres détermine sans doute en eux tous les mouvements qui doivent le réaliser, et je me trouve alors physiquement libre, mais mon désir, lui, est-il libre? Non, car il n'a pas en lui-même le vrai principe des mouvements qu'il communique; il est la face interne d'un mouvement déjà commencé. Je désire réaliser un idéal de beauté, et ce désir exerce une influence nécessitante sur tous les moyens de sa réalisation, mais c'est toujours là une sorte de liberté naturelle, non morale, même quand il s'agit d'une beauté morale à réaliser; car mon désir ne semble pas alors d'une autre nature que le fond interne de tous les mouvements qui agitent l'univers; il est la conscience d'un ensemble de mouvements convergents, concentrée en un cerveau. Aussi, par cet ordre d'idées, arrive-t-on à conclure avec Hegel que la liberté est la conscience de la nécessité même[142].

Cette sorte de liberté téléologique et esthétique n'en est pas moins, selon nous, un moyen terme entre la nécessité mécanique et l'idéal de la vraie liberté morale. De plus, pour compléter la conception de la liberté à ce point de vue de la finalité immanente, notre théorie des idées-forces permet encore d'introduire un moyen terme nouveau. Nous avons vu, en effet, que la liberté peut se prendre pour fin elle-même; or, si on admet que la fin détermine nécessairement l'existence des moyens qui doivent déterminer la sienne, on arrivera à dire que la liberté, en devenant la fin du désir, tend à déterminer l'existence des moyens propres à déterminer son existence même. On aura ainsi, par un mouvement circulaire, une nécessité descendante, qui a pour principe l'idée de la liberté, puis une nécessité en quelque sorte remontante, qui tend à réaliser la liberté. Un doute légitime restera toujours sur le résultat final; mais nous obtiendrons, ici encore, par ce mouvement circulaire, une approximation indéfinie. L'équivalent progressif de la liberté dans l'ordre des désirs, ou, s'il est permis de le dire, son équivalent téléologique et esthétique, c'est donc le désir de la liberté.

III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.

Dans le mécanisme et la finalité, ces deux grands domaines du déterminisme, nous avons rétabli successivement l'idée et le désir de la liberté; si maintenant nous poussons plus loin l'analyse métaphysique, le mécanisme et la finalité nous apparaîtront comme deux aspects des choses entièrement relatifs à la nature de notre intelligence discursive, que Platon appelait διανοια. Il importe de mettre cette relativité en lumière, puisqu'elle a pour conséquence de limiter les affirmations du déterminisme et d'ouvrir à la liberté une perspective plus étendue.

En ce qui concerne la série mécanique des choses dans le temps et dans l'espace, nous avons reconnu déjà qu'elle est une représentation successive, un mouvement de la pensée qui ne s'explique pas par lui-même et paraît appeler un principe supérieur; car enfin, pourquoi le mouvement et la succession[143]? Il faut bien qu'il y ait quelque chose de donné et d'immédiat, condition de tout le reste,—que ce soit matière, esprit, ou ni l'un ni l'autre. Pour les partisans d'un mécanisme absolu et exclusif, ce sont les parties qui expliquent le tout, mais comment expliquer les parties mêmes? Pour les partisans des causes finales, d'autre part, c'est l'idée du tout qui explique les parties; mais comment expliquer et faire agir cette idée même? Dans la réalité dernière, il n'y a probablement ni succession mécanique ni succession téléologique, mais immédiation: le principe du tout, des parties et de leur évolution est immédiatement donné. Pour notre entendement, dit Kant, «un tout réel de la nature est le résultat du concours entre les forces motrices des parties, tandis que, pour un entendement intuitif, intellectus archetypus (terme emprunté par Kant aux Platoniciens), ce serait le tout[144] qui serait donné par lui-même et déterminerait les parties. Si donc, au lieu de concevoir le tout dépendant des parties, comme le fait notre entendement discursif, nous voulons, selon l'idée d'une intelligence intuitive, nous représenter les parties comme dépendantes du tout, et quant à leurs formes et quant à leurs rapports, cela ne nous est possible, encore d'après la nature de notre entendement, qu'autant que nous considérons non le tout lui-même comme déterminant les parties (ce qui impliquerait, eu égard à l'entendement discursif), mais l'idée d'un tout comme la raison de sa possibilité et de la liaison de ses parties. Or, dans ce cas, le tout serait un effet dont une idée serait regardée comme la cause; il serait une fin par conséquent[145].» Mais ce mode de représentation discursive, qui fait le fond des systèmes cause-finaliers, ne peut être lui-même la vérité absolue; c'est un expédient qui repose toujours sur des considérations mécaniques de temps et de quantité. Concevoir la fin comme une idée qui est la cause d'une série d'effets, c'est revenir au Démiurge du Timée, qui travaille mécaniquement la matière tout en contemplant l'idéal; en d'autres termes, on change la prétendue fin en cause efficiente et mécanique, on lui fait précéder chronologiquement ses effets, et on retombe dans le mécanisme même d'où on avait voulu sortir.

C'est précisément ce qui rend si inintelligible la liberté du spiritualisme traditionnel. Les spiritualistes se représentent d'abord une cause efficiente et neutre par elle-même, la volonté, puis des motifs ou idées qui semblent agir sur elle par impulsion, comme des moteurs étrangers. L'imagination fait tous les frais de cette conception inexacte et contradictoire, qui n'est qu'un machinisme de fantaisie: la finalité, ici, est du mécanisme à rebours. D'autre part, quand l'entendement discursif veut se représenter un mode d'action autre que l'impulsion mécanique, un mode plus conforme à la nature d'une cause qui, par hypothèse, serait première et métaphysique, il est toujours tenté de substituer à l'impulsion l'attraction, laquelle n'est elle-même qu'un aveu d'ignorance: il imagine alors une cause finale comme une beauté qui, du sein de son repos, meut les choses par son attrait. Cette conception d'Aristote qui semble d'abord plus compatible avec la spontanéité, n'est cependant encore qu'une représentation incomplète et métaphorique.

La vérité est que le fond impénétrable des choses est au-dessus de toutes ces combinaisons d'une pensée humaine. Ce qui en nous paraît le plus s'en rapprocher, c'est la jouissance immédiate de l'existence et de l'action, dont le bonheur serait l'idéal achèvement. Il y a un point où nous sentons immédiatement notre existence, où la vie en s'exerçant jouit d'elle-même. Là il n'y a plus, semble-t-il, une simple impulsion mécanique exercée par l'extérieur: c'est un dedans et non un dehors, c'est le côté psychique, non mécanique. D'autre part, il n'y a pas là non plus une conception abstraite d'un bien à venir, d'une fin proprement dite: il y a possession concrète et sans intermédiaire d'une existence qui se sent précisément agir, il y a bonheur élémentaire. C'est quelque chose d'analogue, peut-être, à l'ενεργεια à l'εντελεχεια d'Aristote. La résistance à ce bien-être immédiatement inhérent à l'être et à la vie, voilà sans doute ce qui produit l'effort; quand l'effort est conscient de ses moyens de satisfaction et les conçoit d'avance, il devient tendance à une fin. L'effort intérieur, à son tour, se manifeste par le mouvement extérieur. Le mouvement ne serait ainsi que la surface de l'effort, qui lui-même ne serait que le bien-être élémentaire luttant pour se maintenir. Or, là où il y a être et bien-être immédiat, il doit y avoir quelque chose de ce que nous nommons affranchissement des obstacles, délivrance, activité en possession de soi, liberté. Le bien-être élémentaire peut être appelé une liberté élémentaire; le bonheur parfait serait parfaite liberté: il impliquerait une existence ou une activité vraiment absolue, ab soluta, c'est-à-dire ne rencontrant au dehors de soi rien qui pût lui faire obstacle.

Nous ne nous dissimulons pas le caractère hypothétique de ces spéculations sur le fond des choses. Sous ce rapport comme sous tous les autres, l'idée de liberté est essentiellement problématique, ainsi que celle de l'absolu avec laquelle elle vient toujours se confondre; mais elle n'en est pas moins le foyer idéal vers lequel semblent converger nos deux conceptions du mécanisme extérieur et du désir intérieur. Ces deux perspectives différentes tendent vers un même centre, qui serait le bien-être immédiat, non plus une série médiate de déplacements dans l'espace ou de moyens échelonnés dans le temps en vue d'une fin préconçue. Devant ces questions, le métaphysicien se trouve dans le même embarras que le physicien auquel on demande si le mouvement a lieu par choc au contact ou par action à distance: ces deux modes de communication du mouvement sont également incompréhensibles, et il est probable qu'ils sont également faux. De même, le métaphysicien n'a que deux manières de se figurer l'action: tantôt il se la figure comme un mécanisme qu'on pousse en quelque sorte par derrière; alors toute activité devient extérieure et le fond universel est inerte,—mystère incompréhensible; tantôt il se figure l'action comme une recherche de fins ou un attrait, et alors toute activité redevient intérieure sans qu'on puisse concevoir d'action extérieure;—autre mystère, où s'est perdue la pensée de Leibnitz. Pourtant, l'homme croit entrevoir au plus profond de lui-même l'immédiat; est-ce illusion? La joie du moins n'est pas illusoire, et il semble bien que la joie, la jouissance, le bien-être suppose une possession actuelle, immédiate, de l'être par l'être, de l'action par l'action, de la vie par la vie, de la pensée par la pensée. C'est ainsi que le métaphysicien arrive à pressentir, par des conceptions éminemment problématiques, une sorte de liberté comme condition de toute félicité.

Si ce n'est point là la réalité actuelle, c'est du moins l'idéal que nous arrivons à nous proposer, à désirer, à réaliser progressivement par le désir même que nous en avons. Le terme du désir, n'est-ce pas en effet d'être affranchi du désir même, c'est-à-dire de l'effort, pour jouir librement de la félicité? Et d'autre part, n'avons-nous pas vu que le désir, qui se retrouve au fond de l'idée, tend à réaliser son objet en le concevant?

CHAPITRE TROISIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION DE LA CONNAISSANCE.—THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI

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