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La Panhypocrisiade, ou le spectacle infernal du seizième siècle

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The Project Gutenberg eBook of La Panhypocrisiade, ou le spectacle infernal du seizième siècle

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Title: La Panhypocrisiade, ou le spectacle infernal du seizième siècle

Author: Népomucène-Louis Lemercier

Release date: January 12, 2017 [eBook #53950]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Eleni Christofaki and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PANHYPOCRISIADE, OU LE SPECTACLE INFERNAL DU SEIZIÈME SIÈCLE ***

Note sur la Transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Une liste d'autres corrections faites se trouve à la fin du livre. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.


LA
PANHYPOCRISIADE,
OU
LE SPECTACLE INFERNAL
DU SEIZIÈME SIÈCLE.


SE TROUVE A PARIS

Chez { Firmin Didot, rue Jacob, nº 24.
Nepveu, passage des Panoramas, nº 26.
Barba, galeries du Palais-Royal, près du théâtre Français.

LA PANHYPOCRISIADE,
ou
LE SPECTACLE INFERNAL
DU SEIZIÈME SIÈCLE.

COMÉDIE ÉPIQUE.

Par Népomucène L. LEMERCIER,
MEMBRE DE L'INSTITUT DE FRANCE.

Incedo per ignes.

A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT DE FRANCE,
RUE JACOB, Nº 24.


M. D. CCC. XIX.


ÉPITRE
A DANTE ALIGHIERI.

Impérissable Dante,

Ou recevras-tu ma lettre? Quels lieux habites-tu, depuis que tu n'es plus dans ce monde vicieux où, de jour en jour, nous sentons que ton génie vengeur nous manque? Mon envoi ne te parviendra dans aucun des cercles qui forment l'immense spirale de ton enfer; ils ne sont que l'allégorie des horribles réalités de la vie humaine: ni dans les circuits de ton purgatoire; ils ne figurent que le labyrinthe où nous égarent nos erreurs passionnées, avant que nous arrivions au repos: ni dans les limbes de ton paradis; tableau poétique d'une béatitude et d'une gloire que tes rêves nous ont tracées. Je t'adresse donc cet écrit dans les régions inconnues, séjour ouvert par l'immortalité aux ames sublimes d'Homère, de Lucrèce, de Virgile, d'Arioste, de Camoëns, de Tasse, de Milton, de Klopstock, et de Voltaire. Une messagère ailée, l'Imagination, te le portera dans l'espace où tu planes avec eux.

Il faut que je me confesse à toi, profond scrutateur des consciences: car je rougirais du moindre scrupule, devant ta redoutable ironie.

J'ai découvert, sous les décombres d'un vieux sanctuaire de la Vérité, le manuscrit d'un poëte nommé Mimopeste, c'est-à-dire, fatal aux mimes. Je publie son travail comme étant le mien. Son poëme, dont je m'attribue l'honneur, est intitulé Panhypocrisiade; ce qui, conformément au caractère satirique de son auteur, et à l'étymologie grecque, signifie POEME SUR TOUTE HYPOCRISIE.

Il paraît que l'auteur avait ajouté dans son esprit à cette ancienne maxime de l'ecclésiaste, vanité des vanités! tout est vanité! un axiôme non moins général sur notre pauvre terre; hypocrisie des hypocrisies, tout est hypocrisie.

Il a vu les humains tels qu'ils sont: il les a peints tels qu'il les a vus. S'en fâcheront-ils? non: parce qu'il n'a pas, comme tu l'as fait si courageusement, marqué d'un sceau réprobateur le front de ses ennemis personnels; parce qu'il n'a pas, en égalant ton audace, pris la liberté de mettre dans son enfer des princes, des cardinaux et des papes vivants; mais qu'au lieu d'y jeter ses contemporains, il n'y a placé que les morts du seizième âge; et qu'il n'y a point représenté les hommes qui existent encore. Ceux-ci respirent la franchise; ils sont la sincérité même, grâce à notre perfectibilité prouvée, et à nos lumières progressives qui leur ont démontré combien il est superflu de mentir et de porter des masques!

J'avais dérobé avec tant de plaisir, au poëte que je vole encore, l'idée d'une théogonie nouvelle, dont je fis agir les divinités qui figurèrent les phénomènes de la nature dévoilée par nos sciences dans mon Atlantiade, que je n'ai pu résister à l'envie de commettre ce nouveau larcin. Tu trouveras ici quelques-uns des mêmes dieux qu'il a créés, d'après son systême newtonien. Il les introduit dans cet autre ouvrage hardi qu'il a qualifié du titre de comédie épique.

Si j'eusse voulu l'accompagner de commentaires et de scholies, il m'eût fallu composer un gros in-folio de bénédictin, sur tout ce qu'il renferme de relatif à la fable et à l'histoire politique, ecclésiastique et militaire, sur toutes les curiosités qu'il a extraites des mémoires. Mais il vaut mieux que j'imite adroitement certain auteur d'une défense des Jésuites, qui en publia la première édition sans notes, afin, dit-il plaisamment, que les rats de la critique qui le voudront éplucher et ronger, viennent se prendre dans la souricière de leur ignorance.

Ta mâle philosophie saura saisir le plan moral qu'a suivi le poëte. Ton siècle t'inspira l'image des tourments de l'Enfer: le sien lui a inspiré la peinture de ses joyeux divertissements.

Il aurait eu matière à peindre aussi largement le nôtre, qui lui eût fourni des scènes non moins terribles que ridicules, et dont voici le principal sujet, résumé dans quelques vers épigrammatiques.

Notre beau siècle, en France, ayant planté
Chêne civique, arbre de liberté,
Prophétisa que son ombre immortelle
Étoufferait tiges de royauté:
Puis, en védette, il y mit sentinelle.
Mais vint au poste un rusé bûcheron,
Tourneur expert; or, trompant l'horoscope.
Sa main coupa les branches et le tronc,
Sceptres en fit, à revendre en Europe;
Et le beau siècle enrichit le larron:
Mais la racine est restée, et tient bon.

Tu me demanderas comment on a souffert qu'on y portât sitôt la coignée; le dixain suivant va te répondre.

Nos fiers tribuns, déclamant pour leurs droits,
Foulaient aux pieds couronnes, armoiries;
Nos fiers seigneurs, vantant leurs rêveries,
Juraient amour au pur sang de leurs rois:
Que firent donc tant de grands fanatiques,
Dès qu'un enfant des troubles politiques
S'érigea maître?... Ah! saluant son char,
De royauté les serviteurs antiques
Se sont unis, en lestes domestiques,
A nos Brutus, bons valets de César.

Un Aristophane n'eût-il pas vu là tout le fonds d'une ample et forte comédie? mais était-il possible qu'on la jouât sous la censure oppressive que maintenait à cette époque la tyrannie dont le ciel nous a délivrés?

Un pâle trio d'Aristarques,
De ses froids ciseaux coupant tout,
Eut sur le génie et le goût
Le ministère des trois Parques.

Ces temps ont déja fui: la noble liberté des lettres et de la pensée revivra sous le règne des lois.

Montre ce nouveau poëme, quand tu l'auras lu tout entier, à Michel-Ange, à Shakespeare, et même au bon Rabelais; et, si l'originalité de cette sorte d'épopée théâtrale leur paraît en accord avec vos inventions gigantesques, et avec l'indépendance de vos génies, consulte-les sur sa durée. Peut-être, se riant dans leur barbe des jugements de nos modernes docteurs, augureront-ils qu'avant un siècle encore, c'est-à-dire un de vos jours, en style d'immortels, on l'imprimera plus de vingt fois, quoique étant hors du code des classiques.

La haute et mordante raillerie qui l'anime n'est point celle de la méchanceté, mais d'une vive indignation de la vertu contre le vice.

Adieu, Dante! je me distrais avec les Muses du spectacle des tristes discordes. Ainsi que toi, je soupire après les lois stables, fondamentalement constitutionnelles, qui seules assureraient le bonheur et l'illustration de ma patrie. Tu fus tour-à-tour poursuivi des Guelfes et des Gibelins pour t'être précipité trop aveuglément dans leurs factions: ils proscrivirent ta tête, rasèrent ta maison, t'accablèrent de calomnies, et tâchèrent d'ensevelir ton nom en décriant tes poésies, en te réduisant à défendre seul la gloire de tes propres œuvres; et moi, qu'instruisit ton exemple à m'écarter des partis pour ne soutenir qu'une juste cause, comment n'ai-je pu me préserver des attaques perfides, et d'une part des mêmes misères que tu as endurées? Les hommes punissent donc le refus constant de servir leurs fureurs, comme l'ardente énergie qui s'efforce à les dompter, le fer à la main! Ah! la perspective de toute paix est détruite pour les citoyens, lorsque s'ouvrent une fois les gouffres des révolutions; et c'est sur-tout à leur entrée que me semblent applicables ces menaces de tes portes infernales:

Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell' eterno dolore,
Per me si va tra la perduta gente.

Lasciate ogni speranza, voi che'ntrate!

Adieu donc! puisse ma mémoire être protégée de la tienne, et ne pas périr! La vie de l'esprit est ici-bas aussi incertaine que la vie du corps. Toi, qui nous quittas au quatorzième siècle, tu es plus sûr de durer que moi qui transcrivais ceci, pour l'avenir, pendant les premières années du dix-neuvième.


LA PANHYPOCRISIADE,
POËME.


SOMMAIRE DU PREMIER CHANT.


Exposition du sujet. Le Poëte veut chanter une fête que se donnent les démons au moment où leurs supplices sont suspendus. Lieu de l'enfer dans une comète lancée au travers de l'étendue et de l'obscurité. Description des plaisirs que goûtent les démons, de leur théâtre, et de la foule qui vient assister au drame tragi-comique de la vie de Charles-Quint, et des révolutions de son siècle. Peintures de la toile qui couvre l'avant-scène. Là sont représentées toutes les superstitions du monde terrestre. La toile se lève, la Terre et Copernic apparaissent. Copernic instruit celle-ci sur son propre mouvement autour du soleil. Dialogue du Temps, de l'Espace, et de la Terre, dont les entretiens terminent le prologue qui prépare le sujet du drame infernal. Une seconde toile s'abaisse sur le théâtre, et présente aux spectateurs le tableau de la fausse renommée des héros sanguinaires. Le drame est prêt à commencer.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT PREMIER.


Ma muse, qui du monde a vu les tragédies
Aux esprits immortels servir de comédies,
Du ciel et de l'enfer va chanter les acteurs,
Les drames, le théâtre, et tous les spectateurs.
Dieu permit qu'une fois, dans l'empire des diables,
Succédassent les jeux à leurs maux effroyables;
Les carreaux et les fouets restèrent suspendus,
Et de longs cris joyeux y furent entendus.
Je veux, d'un pinceau neuf, essayer les peintures
Des plaisirs de l'enfer, et non de ses tortures.
Dans l'Ether sans limite, il est des profondeurs
Où des traits du soleil se bornent les splendeurs:
L'espace est traversé par des sphères sans nombre,
Et la lumière au loin le partage avec l'ombre.
D'un côté, sous le deuil, et de l'autre, sous l'or,
Là, règne Lampélie, et là, règne Ennuctor.
De l'astre pur des jours Lampélie est la fille;
Et loin de la carrière où sa présence brille,
Le sceptre d'Ennuctor, dieu de l'obscurité,
Des ténèbres régit l'abyme redouté.
Dans son empire affreux, par-delà notre monde,
Une ardente comète, à jamais vagabonde,
Roule au milieu des nuits, et de son épaisseur
Le seul feu des volcans éclaire la noirceur.
C'est là que sont déchus ces démons si terribles,
Ces hauts titans, l'horreur des fables et des bibles:
Leurs tourments trop chantés ne sont plus inouis;
O muse! chante donc les diables réjouis;
Dis les feux de l'abyme illuminant ses routes,
Les torches en festons pendantes à ses voûtes,
Les phosphores roulant en soleils colorés,
Et les métaux fondus en miroirs épurés:
Dis l'éclat des banquets, et les pompes qu'étale
Dans un gouffre enflammé la cohue infernale.
Spectacle comparable au fol aspect des cours,
Où des fêtes sans joie assemblent un concours
D'hommes blêmes d'ennuis, et de femmes flétries,
Qui rampent, enchaînés d'or et de pierreries;
S'efforçant, à l'envi, de dérider leur front,
Qu'attriste la mémoire ou la peur d'un affront.
Tels sont les noirs esprits, en leur palais funeste:
Ils ne jouissent plus de la clarté céleste;
Des lampions fumants sont leurs astres menteurs;
Leurs faux jardins sont pleins de bouquets imposteurs:
Les lambris lumineux de leurs grands édifices,
Brûlent leurs yeux lassés de brillants artifices;
Et tout ce riche éclat, fatigant appareil,
Les jaunit, les rougit, comme un ardent soleil.
Leurs plaisirs les plus vifs sont les jeux du théâtre.
Sous d'énormes piliers est un amphithéâtre,
Qu'inondent les démons à flots tumultueux,
Accourant applaudir des drames monstrueux.
Leur art, qui de la scène élargit la carrière,
Y fait d'un personnage entrer la vie entière;
Peu jaloux qu'un seul lieu, dans son étroit contour,
Resserre une action terminée en un jour.
De leurs yeux immortels la vue est peu bornée:
Devant eux, comme un point passe une destinée;
Et leur regard saisit avec rapidité,
L'enfance d'un héros, et sa caducité.
Pour nous mieux figurer, tout grossiers que nous sommes,
Ils rapprochent d'instincts les bêtes et les hommes;
De l'œuvre du grand-tout curieux amateurs,
La nature animée a pour eux mille acteurs;
Et parmi les bergers, les rois, les chefs suprêmes,
Ils font intervenir les divinités mêmes.
Ce qui ravit sur-tout leur cœur enclin au mal,
Ce sont les vils tyrans, nés d'un germe infernal,
Dont la noirceur, charmant leur goût diabolique,
Leur semble un rare effet de haute politique;
Bien que des assassins les caractères bas
Montrent les mêmes traits que ces grands scélérats.
Leur dialogue en vers est plaisant et tragique,
Descend à la satire, et s'élève à l'épique;
Et chacun des acteurs, en leurs mœurs ou leurs rangs,
A son propre langage et ses tons différents.
Les démons, au-dessus des plus savants artistes,
Dédaignent les ressorts de nos vains machinistes;
Leurs décorations, en tous leurs changements,
Sont un effet divin de prompts enchantements.
On y voit des hameaux, illusions vivantes,
Des bois, des eaux, des cieux, les images mouvantes,
De magiques châteaux, et de trompeuses fleurs,
Et des feux qui de l'aube imitent les pâleurs.
Faut-il offrir l'aspect du châtiment des crimes,
Ils lèvent le rideau qui cache leurs abymes;
Et leur regard encor s'effraie à pénétrer
Des gouffres, des volcans qu'il ne peut mesurer.
Déja s'ouvre le cirque à l'innombrable foule:
Tous fondent sur les bancs comme un torrent qui roule,
Et leur plaisir rugit non moins que la douleur.
Sur un mince clinquant de sanglante couleur,
L'œil, en lettres de feu, lit: «la Charlequinade,
«Ou l'orgueil couronné par un siècle malade;
«Pièce comi-tragique, à divertissements,
«Et tournois, et combats, et grands embrasements.»
Un nébuleux rideau couvrant d'abord la scène,
Offre, en mille portraits, à l'œil qui s'y promène,
Les masques différents dont l'Erreur en tout lieu
Déguisa de tout temps la face du vrai dieu;
Tableau dont les couleurs charment l'Hypocrisie,
Qui de tant de faux dieux bénit la fantaisie.
Là, sont tous les chaos d'où les religions
Tirèrent de la nuit leurs superstitions.
Comme autant de soleils, au centre de leurs mondes,
En ce rideau, sortant des ténèbres profondes,
Mille divinités, partageant l'univers,
Ont leurs trônes, leurs cieux, leurs olympes divers.
Un monstre gigantesque, à cinq têtes énormes,
D'un ventre sans mesure étale ici les formes;
C'est le puissant Brama, que la crédulité
Fait passer dans un fleuve à l'immortalité:
De son sein, de ses flancs, et de ses pieds fertiles,
S'écoulent les tribus des hameaux et des villes.
Là, ce divin monarque, honoré dans Babel,
Nourrit le feu, du monde élément éternel:
La flamme, sur son front, rayonne en diadême
Et l'astre pur des jours, son lumineux emblême,
Aux hommes éblouis cachant leur créateur,
Sous l'éclat de l'ouvrage en éclipse l'auteur.
Plus loin, brille Mithra dans l'azur diaphane,
Près du doux Oromase et du triste Arimane;
Triple divinité, dont le pouvoir égal
Balance dans le monde et le bien et le mal:
D'un côté sont les cieux, le jour et la science;
De l'autre les enfers, la nuit et l'ignorance.
La grande Isis est là, cherchant son Osiris,
Dont Typhon dispersait les membres en débris:
On lui voit retirer de l'ombre sépulcrale
Ses restes qu'elle assemble, et dresser un haut phalle,
Simulacre fécond, qu'elle veut conserver
De ce que son amour n'en a pu retrouver.
La lune la revêt de parures nouvelles,
Et vers son fils Horus pendent ses huit mamelles.
Le bœuf, le crocodile, et le sphinx, et l'Ibis,
Et le bouc de Mendès, et le chien Anubis,
Sont peints dans le troupeau des bêtes consacrées
Par un peuple brutal à sa suite adorées.
Son époux, nouveau dieu de cent peuples vaincus,
Semble ressuscité sous les traits de Bacchus:
Le lotus sur sa tête en un lierre se change;
Il ne sort plus du Nil, il redescend du Gange,
Tenant pour sceptre un thyrse, et jaloux d'assister
Aux banquets de l'Ida, séjour de Jupiter.
Du trône olympien, le grand fils de Saturne,
Versant les biens, les maux, qu'il puisait dans son urne,
Tonnait, se transformait en aigle impérieux,
En taureau mugissant, en cygne gracieux:
Ses frères, son épouse, et ses fils et ses filles,
Peuplaient tout l'univers de divines familles.
Mais en un plus haut ciel Jéhova s'aperçoit,
Disant au premier jour: «Que la lumière soit.»
Il n'était que splendeur, que gloire, et la lumière
Sous un brûlant éclat voilait sa face entière.
Enfin sur un berceau, mystérieux trésor,
Un pigeon enflammé suspendait son essor,
Tandis que dans les bras d'une mère indigente,
Mère qui paraît vierge à sa grâce innocente,
Dormait l'enfant sauveur, né d'un dieu paternel:
Triple unité, que peint un triangle éternel.
Retracerai-je aux yeux ces légions d'idoles,
Ces pagodes au loin présentant leurs symboles;
Depuis le vieux Lama, l'objet d'honneurs si vains,
Payant l'encens des rois en excréments divins,
Jusqu'au dur Theutatès, si fier de sa massue,
Et de la chaîne d'or à ses lèvres pendue?
Chimères, qui cédaient à celles de la croix,
Pour qui, le fer en main, on criait: «Meurs, ou crois!»
Ces peintures montraient notre sphère embrasée
Sous un glaive sanglant en deux parts divisée.
Des califes géants ouvraient leur paradis
Aux élus forcenés combattant les maudits;
Et les temps, la nature, en traits allégoriques,
Aux peuples éblouis offraient cent dieux antiques.
Les pals et les bûchers qui bordaient ce tableau,
Surchargeaient d'ornements ce mystique rideau.
Debout, sur ses ergots, le peuple du parterre
Gronde et siffle à l'égal des vents et du tonnerre.
Les princes de l'abyme, empire d'Ennuctor,
Sont dans leur loge assis, derrière un balcon d'or.
Les plus grands, qu'un vain sceptre et que la pourpre accable,
Roidissant par orgueil leur maintien misérable,
Présentent lourdement leur fausse majesté
En spectacle risible à la malignité.
D'autres, de leur écaille étalant la richesse,
Masquent leur front abject d'une feinte noblesse:
Des manteaux étoilés couvrent leurs dos flétris
Par la honte des coups dont ils furent meurtris.
Ceux-ci, moins insolents, sur leur visage infâme
Portent, en traits confus, l'opprobre de leur ame;
Un noir fiel rend amer leur pénible souris.
Ceux-là, de leur splendeur sont gênés et surpris,
Ils n'osent déployer leurs ailes diaprées,
Et déguisent leur queue et leurs griffes dorées.
Non loin de ces démons cornus et soucieux,
Entre elles se rongeant et s'épluchant des yeux,
Leurs épouses dressaient, diablesses arrogantes,
Des aigrettes de feu, des crêtes élégantes:
Leur cœur de jalousie était envenimé;
Leurs lèvres se séchaient d'un dépit enflammé,
Sitôt qu'une rivale, à leurs yeux rayonnante,
Déroulait plus d'émail sur sa croupe traînante;
Ou que, sous ses cheveux, tressés de serpents verts,
Son diadême au loin envoyait plus d'éclairs:
A son tour, celle-ci pâlissait consternée
Quand d'un éclat voisin elle était dominée.
Cependant un orchestre interrompt les clameurs
De tout le cirque ému par de folles rumeurs.
D'un triple rang d'archets la profonde harmonie,
Que seconde des cors la douceur infinie,
Elève des sons purs, mélodieux, touchants,
Dont tressaillaient les cœurs, tendres échos des chants:
Tantôt ses longs accords soupirent une plainte,
Tantôt en bruits guerriers elle répand la crainte,
Porte les voluptés, la langueur dans les sens,
Et pénètre dans l'ame en aiguillons perçants.
Mais des princes d'enfer la cour est arrivée;
Tous les acteurs sont prêts, et la toile est levée.
Notre globe apparaît dans un ciel étendu;
Là, plane Copernic, astronome assidu,
Portant sa vue au loin de lunettes armée,
Pour mieux vaincre l'erreur des yeux de Ptolomée.
Ce prologue au sujet sert de commencement;
Ainsi qu'un haut portique ouvre un grand monument.

COPERNIC ET LA TERRE.

COPERNIC.

Terre, sur le soleil c'est toi qui fais la roue:
Cet astre est ton essieu.

LA TERRE.

Mortel, né de ma boue,
Homme, frêle animal, es-tu si curieux
Que d'oser sur ma sphère interroger les cieux?
Tu dois si peu de temps ramper à ma surface!
En toi-même plutôt cherche ce qui se passe.

COPERNIC.

Eh! peut-on y voir clair? mon bonnet de docteur
Atteste qu'un scalpel, sous mon œil scrutateur,
A trop souvent, au sein d'une victime humaine,
Cherché par où l'artère est unie à la veine,
Et comment le poumon y forme un sang pourpré
Qui se change en sang noir dans sa course altéré.
Lorsqu'épiant les nerfs, j'ai vu les tiges fines
Des troncs dont le cerveau reçoit tant de racines,
Quand j'ai sondé le crâne où fermente si fort
L'ardeur des passions, qu'éteint sitôt la mort;
Et l'écho du rocher frappé du son qui vole,
Et le souple larynx, route de la parole,
Et du cœur enflammé ce trépied véhément
Qui, partageant le corps en un double fragment,
Soulève en son courroux les voûtes ébranlées
Dont la secousse émeut les entrailles troublées;
Quand j'ai percé l'horreur des replis intestins,
Où se perd et se rompt le fil de nos destins;
Ce foie où la tristesse et le fiel semblent fondre,
Et le sombre embarras du fatal hypocondre:
Je n'ai trouvé dans l'homme, au grand jour dépouillé,
Qu'un labyrinthe obscur où je m'étais souillé.
J'ai reculé, j'ai fui ce néant de moi-même;
Et me refugiant vers la raison suprême,
Honteux de demander, après un vain effort,
Le secret de la vie à la muette mort,
Ma pensée aussitôt recouvrit ces viscères
Dont, trop long-temps encor m'étalant les mystères,
L'image, en tout mortel, m'offrait même souvent
L'aspect de l'homme éteint dans l'homme encor vivant.
Respectant les tissus où la sage nature
Cache de nos ressorts la fragile structure,
Etonné que des yeux le liquide crystal
Des rayons éthérés fût le mouvant canal,
Vers les grands corps des cieux je levai ma paupière;
Et fier de réfléchir leurs torrents de lumière,
Mon esprit reconnut, planant de toutes parts,
Que plus loin que mon œil il étend ses regards;
Et j'ai vu ma grandeur, en cette intelligence
Qui de la bête à l'homme établit la distance.

LA TERRE.

Superbe insecte! eh quoi! tu prétends donc savoir
L'ordre de l'univers, ce qui le fait mouvoir?
Toi, de qui la faiblesse aux erreurs asservie,
N'a pu voir quel principe est l'agent de ta vie!

COPERNIC.

Je sais que tu te meus; mais, ignorant pourquoi,
J'en sais sur toi du moins tout autant que sur moi.

LA TERRE.

A quoi bon t'enquérir, pour guider ton ménage,
Si le soleil ou moi nous faisons un voyage?

COPERNIC.

Ce savoir, inutile à l'étroite raison
Des mortels concentrés au soin de leur maison,
Sert aux explorateurs des bords de nos deux mondes
A nombrer tous leurs pas sur le sol et les ondes,
Et soumet, à l'aspect des astres mieux suivis,
Les terrestres labeurs aux célestes avis.
Si je n'avais connu sur quel axe inclinée
Tu tournes doublement par jour et par année,
Du zodiaque ardent comptant mal les retours,
Je n'eusse pu prévoir les saisons ni les jours,
Ni quand d'un astre, au loin précédant ta planète,
L'apparence changée ou recule, ou s'arrête;
Ni quand, sous l'écliptique ombragée en passant,
La lune cachera son disque brunissant,
Ni combien le soleil se baissant vers ta ligne,
Des jours égaux aux nuits hâte en un an le signe;
Et l'homme ignorerait du midi jusqu'au nord,
Quels mois viendront ouvrir son sillon ou son port.

LA TERRE.

Va, subtil raisonneur, dès avant Ptolomée,
Qui me laissa jadis sa relique embaumée,
On mangeait, on buvait, sans regarder si haut.
Chaque animal pour vivre en sait autant qu'il faut.

COPERNIC.

Chacun suit son instinct et remplit sa carrière:
Le nôtre est de sonder le monde et la matière:
Et l'esprit qui te pèse et mesure tes pas,
Est plus noble que toi, qui ne te connais pas.
Je préfère un rayon de science profonde
A l'éclat des dehors couvrant ta sphère immonde:
Tu cesses de briller quand la clarté te fuit;
La pensée est la flamme, et veille dans la nuit.
Cette lampe immortelle éclaira Pythagore
Sur l'immobilité du soleil qui te dore.
Déja les temps passés m'ont dit que Nicétas
Te vit sous le soleil variant tes climats,
De ses feux vers l'aurore aller puiser la source
Qu'on croyait au couchant apportés par sa course.
Sous l'espace des cieux mon compas s'est ouvert.
Ton étroit diamètre eût-il rien découvert?
Celui de ta carrière est l'immense mesure,
Où d'une parallaxe enfin l'atteinte sûre
Touche, au sommet d'un angle, un monde errant dans l'air,
Jusqu'à l'étoile fixe au plus haut de l'éther,
Où les astres lointains d'un ciel inaccessible
Cachent dans l'infini leur orbite insensible.

LA TERRE.

Ainsi tu brises donc l'antique firmament,
Ceintre de crystal pur, voûte de diamant,
Dont les clous d'or.....

COPERNIC.

Erreurs! songes de l'ignorance!
Vains prestiges des sens dupes de l'apparence!

LA TERRE.

Crois-tu les détromper?

COPERNIC.

L'homme apprendra de moi
Que son soleil si lourd, immense au prix de toi,
Ne peut, pour éclairer ta ronde petitesse,
Au cercle de tes jours rouler avec vîtesse;
Tandis que, pour t'offrir à ses traits éclatants,
En pivotant sur toi, tu tournes moins de temps.

LA TERRE.

L'homme ne croira pas qu'un transport si commode
De lui-même, le soir, le rende l'antipode.
Les oiseaux, dira-t-on, du nadir au zénith,
De vue, en fendant l'air, perdraient soudain leur nid.

COPERNIC.

On saura qu'avec toi l'atmosphère qui roule,
Entraîne en cheminant ce qui vit sur ta boule;
Comme sur un navire, où tous ceux qu'il conduit
S'imaginent voir fuir tous les objets qu'il fuit.

LA TERRE.

Au mortel indolent qui se sent immobile,
Affirme que sans cesse il court de mille en mille,
Et qu'il voyage autant, sans s'en apercevoir,
Que Charles-Quint, toujours fier de se faire voir:
L'ellébore sera le prix de ta remarque,
Elève d'Hippocrate, et beau vainqueur d'Hipparque.

COPERNIC.

Je ne m'empresse pas de proclamer à tous
Les lois de ma raison, car les humains sont fous;
Et des contemporains toujours l'ingratitude
Proscrit la vérité conquise par l'étude.
D'Euclide et d'Archimède astronome appuyé,
Je m'avance à pas lents, de doutes effrayé:
Si mon art faisait luire entre les deux solstices
La face des Césars, le poil des Bérénices,
Astrologue menteur, si mes vagues discours
Semblaient mettre d'accord les cieux avec les cours,
Si, dans l'ombre observant mille intrigues secrètes
J'en étais le devin, ainsi que des comètes,
Mon siècle, aimant la fourbe et l'ostentation,
Me nommerait des grands la constellation:
Mais, ne tendant qu'au vrai, je n'ai que Dieu pour maître,
Ce n'est que du tombeau que ma gloire peut naître,
Après les vains fracas qu'on entend éclater
Au nom de tous nos rois, du pape et de Luther.
Retiré loin du bruit, l'ignorance et l'église
Ne sacrifieront point Copernic à Moïse.
Je lègue mon systême à quelque zélateur
Qui sera condamné d'un saint inquisiteur
A renier sa foi sur le cours de la terre:
Tant la vérité plaît aux prêtres de ta sphère!
Adieu. Je crois sentir qu'en fuyant d'ici-bas
L'ame, à son apogée, ignore leurs débats.

LA TERRE.

Crains ce périhélie où son feu la dévore.

COPERNIC.

Je suis dans le soleil, et je te mire encore.
(Il disparaît.)

LA TERRE, L'ESPACE ET LE TEMPS.

LA TERRE.

De quels maîtres divins en a donc tant appris
Cet animal pensant, de la lumière épris?
Qui de mes mouvements lui découvrit la trace?

L'ESPACE ET LE TEMPS.

Nous.

LA TERRE.

Qui donc êtes-vous?

LE TEMPS.

Moi, le Temps.

L'ESPACE.

Moi, l'Espace.

LE TEMPS.

Oui, c'est moi qui toujours, un long pendule en main,
Dans l'horloge des cieux sonne sur ton chemin.

L'ESPACE.

C'est moi qui de la voûte où chaque étoile brille
Forme un cadran immense à l'éternelle aiguille.

LA TERRE.

Je reconnais ta voix, ô Temps fallacieux,
Qui, par ta double face, à-la-fois jeune et vieux,
Regardes, emportant les mondes sous ton aile,
Le passé qui me fuit, l'avenir qui m'appelle:
Toi, je te reconnais aux cercles azurés
Où sont de tes grandeurs marqués tous les degrés.

L'ESPACE.

Fils de l'éternité, le temps produit chaque âge;
Fils de l'immensité, l'espace la partage;
L'immobile infini qu'on ne peut concevoir,
En son sein tous les deux nous laisse nous mouvoir;
On ne saisit qu'en nous les lieux et la durée;
Et par notre puissance, avec art mesurée,
L'esprit, qui tient de nous ses doctes éléments,
De nos rapports unis tire ses jugements.
Ce fut par nos leçons que l'humaine industrie
Te soumit aux calculs de sa géométrie.
Sans l'espace, le temps serait inaperçu;
Sans le temps, de l'espace on n'eût jamais rien su.

LA TERRE.

Je ne te comprends pas.

LE TEMPS.

Trop ignorante masse!
Sentirais-tu dans l'air toujours changer ta place,
Si tu n'apercevais de moments en moments
Des astres d'alentour les divers changements?
Le terme de leur cours, leur vîtesse inégale,
Ne t'instruisent-ils pas par leur double intervalle?
C'est ainsi qu'un chasseur, en décochant deux traits,
Les juge lents ou prompts d'autant que loin ou près
Vers le but de leur vol un même instant les porte:
Et tout ce qui se meut s'estime de la sorte.

L'ESPACE.

Oui, des corps circulant dans ma capacité,
La pesanteur s'égale à leur vélocité;
C'est par nos seuls avis que l'homme qui te sonde
Sait que ta lune agit sur les reflux de l'onde,
Et connaît que ton pôle en sa nutation
Borne à vingt-cinq mille ans sa révolution:
C'est peu que de prévoir les phases des planètes,
Il suit dans notre sein les retours des comètes,
Trace la parabole où leurs feux sont perdus,
Et prédit aux mortels qu'ils ne les verront plus.

LA TERRE.

Ce petit être-là reçut un haut génie!

LE TEMPS.

Non, le temps éternel, l'étendue infinie,
Où le temps mesurable et l'espace apparent
Emportent l'univers et passent en courant,
Sont pour l'homme des mots qu'il ne saurait entendre;
Son esprit jusque-là ne put jamais s'étendre;
Et n'attachant à tout qu'un sens matériel,
Derrière un ciel franchi n'imagine qu'un ciel.
Il faut que des moments, des lieux et des figures,
Pour être comparés, lui prêtent leurs mesures;
Et le temps fixe et vrai, le vide illimité,
Se cache autant à lui que la divinité.
Que de choses pourtant, véritables mystères,
Que sa science ignore, et nomme des chimères!
Dieu même, à sa faiblesse invisible en tout point,
Parce qu'il est voilé, lui semble n'être point.

L'ESPACE.

Eh! l'homme, qui toujours examine et compare,
Médite peu le fond, et son esprit s'égare.
Par le temps et l'espace il compte les instants,
Et ne sait ce que c'est que l'espace et le temps.
Un an est un long siècle à son impatience;
Un siècle n'est qu'un jour pour sa vaine espérance:
Son orgueil ne voit pas que tout son avenir
Dans le passé rapide est tout près de finir.
Terre, un quart de ton globe, inutile domaine,
Aux mortels couronnés paraît suffire à peine;
Tandis que leurs sujets, n'arpentant qu'un jardin,
S'étonnent des grandeurs de son étroit confin.
Ainsi, toujours trompé sur tout ce qu'il embrasse,
L'homme se croit durable et sans borne en sa place;
La mort vient, le dépouille, et je reprends sur lui
Jusqu'au lieu resserré d'où son corps même a fui:
Car, tout passe en mon sein, emporté par les âges;
Le monde en doit sortir, et même ses images.

LE TEMPS.

Un drame néanmoins va montrer aux démons
Ce que font les mortels pour leurs rangs et leurs noms,
Et l'âge où Charles-Quint, en fatiguant sa vie,
A cru s'éterniser sur ta superficie.

LA TERRE.

Où donc est le théâtre où ses traits sont offerts?

L'ESPACE.

Aux enfers.

LA TERRE.

En quels lieux sont cachés les enfers?

L'ESPACE.

L'erreur se les figure au centre de ton globe:
Une comète au loin dans la nuit les dérobe,
Monde errant, embrasé, plus vaste que le tien;
Car, dans l'immensité, ton orbe entier n'est rien.
Tu le sais: dans le vide il est tant de demeures!
Adieu! poursuis ta route, et roule au gré des heures.

Là finit le prologue, on voit tout s'éclipser;
L'acte, image du siècle, enfin va commencer.
Mais sur la scène encor s'abaisse un second voile:
La fausse renommée y brille en une toile
Où le pinceau traça le triomphe des chars,
Au temple de mémoire entraînant les Césars.
Quelques sages, témoins de leurs superbes rôles,
Soit dédain, soit pitié qui haussât leurs épaules,
Courrouçaient d'un souris les centaures d'acier
Qui de leur sabre nu croyaient les effrayer.
On voyait des grandeurs les cimes orageuses
Sur des remparts en feu, qu'en ses courses fangeuses
Entourait de replis un long fleuve sanglant.
Les noirs torrents du Styx, le Phlégéton brûlant,
Dont l'horreur fabuleuse épouvante les ames,
N'ont rien de plus affreux, dans leurs eaux, dans leurs flammes,
Qu'un cours de sang humain, roulant à gros bouillons,
Où surnagent encor, en proie aux tourbillons,
Des pieds, des corps tronqués, des mains, de pâles têtes.
Cependant le vainqueur, dont les palmes sont prêtes,
Traverse le carnage; et, rougi de ce sang,
L'affreux jour qui s'y plonge en s'y réfléchissant
Fait reluire au passage une pourpre enflammée,
Vêtement du héros cher à la renommée;
Tandis qu'un peuple aveugle entend de toutes parts
Les trompettes, les chants, les cris, et les pétards.
L'enfer se plaît à voir que du sang qui s'étale
La lueur rejaillit en pourpre triomphale.
Le peintre est applaudi par les noirs spectateurs.
La toile enfin remonte, et fait place aux acteurs.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT DEUXIEME.


SOMMAIRE DU DEUXIÈME CHANT.


La toile se lève. Description du lieu de la scène. L'amiral Bonnivet, endormi dans sa tente, aperçoit l'image de sa maîtresse, qui lui reproche d'avoir entraîné les Français en Italie, moins pour leur gloire que par le desir de la revoir à Milan. Entretien de Clément Marot et de l'amiral. Apparition de l'ombre de Bayard au pied d'un chêne, devant le Connétable de Bourbon, qu'il laisse avec la Conscience. Scène entre la Conscience et le Connétable transfuge. Dialogue de la Mort et d'une Fourmi. Pressentiment que s'exprime à soi-même le chêne antique sous lequel apparut Bayard. Histoire et chûte de ce vieux arbre, arraché par des soldats.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT DEUXIÈME.


Le théâtre présente, en un château gothique,
Une chambre, que pare un lit non moins antique:
La nuit y règne encor sous deux rideaux épais
Brodés à larges fleurs, surmontés par un dais.
Là, s'agite en dormant un chef plein de vaillance,
Qui pour François-Premier a manié la lance,
Bonnivet, dont le camp siége au bord du Tésin:
Les vîtraux sont blanchis des rayons du matin.
Vers le lit du guerrier une image se glisse;
Fille du souvenir, c'est la belle Clérice.

BONNIVET ET L'IMAGE DE CLÉRICE.

L'IMAGE DE CLÉRICE.

Tu languis, amiral! n'est-ce donc pas pour moi
Que tu fis traverser les Alpes à ton roi?
Si j'en crois les baisers et les mots de ta bouche,
Milan n'eut rien pour toi de plus doux que ma couche.
Moi, folle Italienne, ardente en mon amour,
Je te fis oublier tes Lucrèces de cour:
D'autant plus préférable à ces illustres belles,
Qu'alors qu'on les subjugue on est fatigué d'elles;
Tandis que sans façon me laissant obtenir,
Quand on sort de mes bras, on veut y revenir.
L'abandon inquiet de vos prudes maîtresses
Ne vaut pas les transports de mes vives caresses,
Et leur triste scrupule, et leurs plaisirs gênés
Embrasent moins vos sens que mes sens effrénés.
Mon port a-t-il perdu ses graces attrayantes?
Ai-je les yeux moins vifs, les lèvres moins riantes,
Le col moins blanc, le sein moins ferme et moins poli,
Le bras, le pied, le..... quoi? qu'ai-je de moins joli?
Ah! mon cher Bonnivet! tu brûles, tu soupires,
Et l'ardeur qui t'émeut dit ce que tu desires.....
Viens donc.

BONNIVET.

O ma Clérice! objet aimable et beau!
Déja tu m'apparus vers ce double ruisseau
Qui, mêlant ses tributs pour former la Durance,
Des rocs de Briançon coule avec abondance.
Là, dans ma couche ainsi réveillant mes desirs,
Tu me vins de Milan retracer les plaisirs:
Tes appas demi-nus me ravirent en songe;
Et quand de tes baisers je goûtais le mensonge,
Tu semblas t'échapper comme une ombre sans corps,
Loin du lit qu'en désordre avaient mis tes transports.

L'IMAGE DE CLÉRICE.

J'ai voulu, te laissant le regret de ma perte,
Au sein de l'Italie à tes armes rouverte,
T'attirer doucement par le secret pouvoir
Que j'ai sur tout Français épris de mon œil noir.
Mon orgueil a bien ri, s'il faut parler sans feinte,
Quand, plein de ma mémoire en tous tes sens empreinte,
Au conseil de ton roi, par cent nobles raisons,
Tu poussas son armée à repasser les monts.
Ah! de ton éloquence héroïque, suprême,
Ma flamme était la source inconnue à toi-même.
Tu crus, en confondant les plus sages guerriers,
N'avoir devant les yeux que l'honneur des lauriers;
Tu ne voyais que moi: j'étais la seule envie
Dont l'attrait t'amenât sous les murs de Pavie.
Les peuples ont-ils cru qu'un magnanime roi
Au milieu des périls entraînât, sur ta foi,
Ses soldats, et la fleur des preux de sa famille,
Pour rendre un libertin à l'amour d'une fille?
Tel est le monde! Allons; aux assiégés vaincus
Reprends-moi dans Pavie, et presse le blocus.
(L'image disparaît.)

BONNIVET, s'éveillant.

Que dit-elle?.... Ah! j'entends la trompette qui sonne.
Déja sur l'horizon le jour naissant rayonne.....
Levons-nous..... dans mon camp devançons le soleil.
Quoi donc? à quel objet rêvais-je en mon sommeil?
A Clérice!... Elle-même.... Oh! l'étrange folie!....
Son amour m'aurait fait rentrer dans l'Italie!
Non, non, dans les périls dont je me sens pressé,
Ce lâche sentiment ne m'eût jamais poussé:
Vous n'êtes pas, madame, une seconde Hélène;
Votre Milan n'est pas l'Ilion qui m'amène.
Non, je n'ai point pour vous suivi le roi des rois;
Je n'ai point follement, jaloux de vains exploits,
Pour me reconquérir vos faveurs et vos charmes,
Ebranlé tout-à-coup les Alpes sous mes armes,
Et porté mes canons sur des rocs sourcilleux
Où jamais n'ont tonné que les foudres des cieux.
Qui? moi! pour contenter mes amoureux caprices,
Mettre une armée entière au bord des précipices,
Exposer un grand roi, ses parents, ses soldats;
Les conduire en aveugle à de lointains combats!
Pour qui? pour ma maîtresse offerte à ma mémoire?
Non, mon cœur n'écouta que la voix de la gloire;
Et sans qu'à mes projets un fol amour ait part,
Je vins ici venger nos affronts et Bayard.

CLÉMENT-MAROT, ET BONNIVET.

BONNIVET.

C'est vous, galant Marot! vous, levé dès l'aurore!

MAROT.

Oui, j'aime à voir l'éclat dont l'orient se dore;
Et le dieu des beaux vers m'emplit de feux nouveaux,
Quand l'heure matinale attèle ses chevaux.
J'aime à voir de son char la lumière vermeille
Luire au camp des Français, que le clairon éveille;
Et, brillant dans l'azur, l'astre de Lucifer
Emailler les vallons étincelants de fer.

BONNIVET.

Si vous ne me parliez sur le ton des poëtes,
Je vous méconnaîtrais, armé comme vous l'êtes.

MAROT.

Je ne ferais nul cas d'un poëte de cour
Qui n'endosserait point la cuirasse à son tour.

BONNIVET.

Marot veut que son sang, grace à quelques prouesses,
Lui mérite les pleurs des plus nobles princesses.

MAROT.

Marot chez les neuf sœurs survivra plus d'un jour,
Blessé du fer de Mars et des traits de l'Amour.

BONNIVET.

La propre sœur du roi, si j'en crois la chronique,
Vous l'aura dit, peut-être, en un style saphique.

MAROT.

La sœur de notre roi, duchesse d'Alençon,
Protège en moi du Pinde un humble nourrisson:
Je l'aide quelquefois des avis de ma muse
A tourner plaisamment un conte qui l'amuse.
Mais les grands sont jaloux quand elle me sourit,
Et fait céder pour moi l'étiquette à l'esprit.

BONNIVET.

Marguerite, en secret, vous met, dit-on, en verve?

MAROT.

La Pallas de nos jours doit être ma Minerve.
Est-ce un sujet de glose aux malins envieux?

BONNIVET.

Que fait donc votre muse, absente de ses yeux?

MAROT.

Elle chante le roi, pour qui je prends l'épée.

BONNIVET.

Brave rimeur, courage! A quand votre épopée?

MAROT.

Le Parnasse, amiral, est plus lent à forcer
Que vos remparts tonnants, si prompts à renverser.
Un poëme renaît sur d'héroïques cendres.
Nous n'avons qu'un Homère; il est tant d'Alexandres!
N'imaginez donc pas, en vous raillant toujours,
Qu'un poëte, en soldat, marche au gré des tambours.

BONNIVET.

Vous, n'imaginez pas qu'en ses folles bouffées
Votre docte Phébus élève nos trophées.

MAROT.

Non; l'honneur d'un guerrier a d'autres fondements
Qui prêtent à nos vers d'utiles ornements.

BONNIVET.

Ah! les héros outrés et la fiction pure,
Des œuvres d'Apollon sont la seule parure;
Et de grands mots, tirés du latin et du grec,
Enrichissent leur fonds, quelquefois pauvre et sec.
Voilà ce qui soutient les vaines renommées
Des beaux diseurs de rien, en paroles rimées.

MAROT.

Si je connais votre art ainsi que vous le mien,
Je confesse qu'ici je n'en parle pas bien.
Chacun notre métier: perdons la frénésie
Moi, de parler de guerre, et vous, de poésie.
Souffrez qu'ici Marot, cavalier mal-expert,
Use à son gré du temps que vous jugez qu'il perd;
Que, sans titre en vos camps, rimant son badinage,
Il offre à plus d'un siècle un miroir de son âge.
Venez; le roi vous mande, et va tenir conseil.
L'Europe ne doit plus voir un double soleil:
Valois dit qu'il est temps que Charles-Quint lui cède.

BONNIVET.

S'il m'écoute, il vaincra.

MAROT.

Que Dieu vous soit en aide!

BONNIVET.

Lannoy veut nous surprendre... Ah! je jure qu'avant,
Les nonnes de Pavie, en leur étroit couvent
Recevront mes soudards comme révérends pères.

MAROT.

Bon! que comme Marie elles soient vierges-mères.

Ils sortent; les démons rirent aux grands éclats,
Que la virginité, dévolue aux prélats,
Dût-être un jour en proie aux baisers à moustaches:
Car de l'honneur dévot le diable aime les taches.
Tout a changé d'aspect: dix jours sont écoulés.
La scène offre aux regards des chemins isolés;
Ils tendent vers un camp dont l'enceinte est voisine:
Sur de larges vallons Pavie au loin domine.
Le soleil qui se couche éclaire encor les fronts
Des arbres dont le soir déja noircit les troncs:
Là, d'un chêne élevé la grande ombre s'allonge.
Un coursier, qui hennit sous le frein d'or qu'il ronge,
Porte en ce lieu Bourbon, connétable fameux,
Transfuge de la France, et proscrit belliqueux.
C'est l'heure où du sommeil accourent les fantômes;
Où les esprits ailés, les Sylphes et les Gnômes,
Courbent, en voltigeant, la bruyère des bois,
Et remplissent les airs de murmurantes voix.
Sous d'humides vapeurs tout semble se confondre;
Le jour est prêt à fuir, et la nuit prête à fondre.

BOURBON.

Soleil! en t'éloignant tu vois mes camps agir:
L'astre d'un prince ingrat comme toi va rougir;
Et, me fuyant demain, sa splendeur éclipsée
Cédera pour sa honte à ma gloire offensée.
Heureux François-Premier, tremble d'être puni
Par ce même mortel que ta haine a banni.
Charles-Quint que je sers, mon juste et nouveau maître,
Des brigues de ta cour me vengera peut-être;
Et je te convaincrai, plaisir digne de moi!
Qu'un sujet outragé peut avilir un roi.
Que vois-je?... est-ce une erreur, une chimère vaine?...
Quel guerrier m'apparaît appuyé sous ce chêne?.....
C'est celui qu'à Rébec j'ai vu de sang baigné,
Me jeter en mourant un regard indigné!
C'est lui! je reconnais ses traits, et sa stature,
Sa longue épée en croix, et sa pesante armure.....
Écarte-toi, fantôme! et sors de mon chemin....!
Pour m'arracher la bride il étend une main....!
Avance, ô mon coursier!... Presse le pas! te dis-je....
Quoi! son crin se hérisse, il recule.... ô prodige!
Bourbon même, Bourbon de crainte est combattu......
Et toi, chez les vivants pourquoi reparais-tu?
Rentre au lit de la mort, ou cette lance.....

L'OMBRE DE BAYARD.

Approche.
Je suis le chevalier sans peur et sans reproche.

BOURBON.

Qui t'a fait du tombeau quitter la froide nuit?

L'OMBRE DE BAYARD.

Bayard vient consterner l'orgueil qui te conduit.

BOURBON.

Ton roi, dont l'amitié t'honora dans ta vie,
Humilia souvent ma vertu poursuivie:
Lui dûmes-nous tous deux garder la même foi?

L'OMBRE DE BAYARD.

L'honneur pour nos pareils n'a qu'une même loi.

BOURBON.

J'abhorrais d'un tyran l'injustice hautaine.

L'OMBRE DE BAYARD.

Lorsqu'il daigna de moi, modeste capitaine,
Recevoir l'accolade, aux champs de Marignan,
Valois s'annonca-t-il en superbe tyran,
Lui qui devant l'honneur de la chevalerie
Courba sa tête auguste, espoir de la patrie?

BOURBON.

Il voulut d'un prestige exalter nos vertus,
Pour vaincre ses rivaux par nos mains abattus.

L'OMBRE DE BAYARD.

Tu les sers contre lui, Connétable perfide!
Regarde à tes côtés cette vierge rigide:
Elle te redira qu'on doit au lit d'honneur
Mourir pour son pays sans reproche et sans peur.
Adieu! va, déloyal! ton vil triomphe approche:
Mais tu n'éviteras la peur ni le reproche.
(L'ombre disparaît.)

BOURBON ET LA CONSCIENCE.

BOURBON.

Où suis-je?... Oracle affreux qui confond mon orgueil!
O spectre tout armé, déserteur du cercueil,
Serais-tu des enfers l'organe et le ministre?
Arrête, ombre sévère!... Ah! quel adieu sinistre!...
Il s'enfonce à travers l'épaisseur des forêts,
Silencieux comme elle, et sombre en tous ses traits...
Il fuit.... il a soufflé le désordre en mon ame....
O mânes redoutés!... Mais toi, maligne femme,
Toi, parle; que veux-tu? l'horreur de cet instant
Doit-elle provoquer ton sourire insultant?
Pourquoi, d'un blanc si pur couverte tout entière,
Me blesser dans la nuit par ta vive lumière?

LA CONSCIENCE.

Traître! la Conscience enfin te veut parler.

BOURBON.

Importune! à mon camp laisse moi revoler.

LA CONSCIENCE.

L'ombre du preux Bayard m'ordonna de te suivre:
N'attends pas que de moi nul effort te délivre.
Je ne te quitte plus.

BOURBON.

Eh bien, suis mon coursier.

LA CONSCIENCE.

J'ai des ailes: sur toi je fonds en épervier.

BOURBON.

Crois-tu m'épouvanter comme un enfant timide?

LA CONSCIENCE.

Ma présence a glacé plus d'un cœur intrépide.
Je te rendrai la paix, si tu me fais juger
Que sans crime tu vends ton bras à l'étranger.

BOURBON.

N'ai-je pas de Valois, par un zélé service,
Conquis et mérité la faveur protectrice?

LA CONSCIENCE.

Du rang de connétable il paya tes exploits,
Et son amitié tendre aggrandit tes emplois.

BOURBON.

Bientôt l'ingrat lui-même, en brisant son ouvrage,
Ne m'a-t-il pas ravi jusqu'à mon héritage?

LA CONSCIENCE.

Ta fière indépendance, ambitieux soldat,
Dans l'état prétendait s'ériger un état.

BOURBON.

Sa mère m'y forçait: Louise, à qui la France
Laisse aujourd'hui porter le poids de la régence,
Calomniait par-tout mes projets soupçonnés;
Depuis que, méprisant ses amours surannés,
Je refusai mes sens et mon jeune veuvage
A l'offre de son lit dont m'écartait son âge.
Une vieille coquette, implacable en ce point,
Poursuit qui la dédaigne, et ne pardonne point.
Elle me dépouilla de mon bien légitime:
Fallait-il au couteau me livrer en victime?
Elle, sa cour, son fils, ne m'opprimaient-ils pas?
Quel vil principe ont eu nos illustres débats!

LA CONSCIENCE.

Toujours d'un beau prétexte on se farde à soi-même
Ses petites noirceurs, son infamie extrême:
Mais, démentant au fond les dehors affectés,
J'éclaire les méchants sur leurs difformités.
Il valait mieux attendre, et détromper ton maître,
Que d'encourir sa haine, et devenir un traître.

BOURBON.

Pour les peuples ingrats et les rois insolents,
Des traîtres tels que moi sont des Coriolans.

LA CONSCIENCE.

S'appuyer de grands noms aux pervers est facile:
Si tu fais le Romain, imite donc Camille:
Proscrit des sénateurs, exilé généreux,
Il ne s'en est vengé qu'en triomphant pour eux:
Et si Coriolan a droit qu'on le révère,
C'est par son repentir, né des pleurs d'une mère.
Cesse donc, en rival d'un malheureux héros,
D'embraser ton pays au prix de ton repos:
Ou si son noble exemple a pour toi quelques charmes,
La patrie est ta mère; eh bien! rends lui les armes.

BOURBON.

Chacun dirait bientôt que faible, irrésolu,
Je ne n'ai rien su jamais de ce que j'ai voulu,
Que, tour-à-tour quittant l'empereur et la France,
J'ai doublement trahi l'une et l'autre puissance;
Et qu'entre ces partis, homme toujours douteux,
Je mérite à-la-fois le mépris de tous deux.

LA CONSCIENCE.

C'est donc la vanité qui seule t'aiguillonne
Dans le chemin du crime où ton cœur s'abandonne?
Insensé! ton orgueil a-t-il moins à souffrir
Parmi ces étrangers à qui tu vins t'offrir?
Les rivaux, dont ta gloire excite le murmure,
Te disputent ta place en te nommant parjure:
L'ombrageux Charles-Quint soupçonne qu'aujourd'hui
Perfide envers ton roi, tu peux l'être envers lui.
Il repaît ton espoir de promesses frivoles:
Tu le sers par des faits, il s'acquitte en paroles;
Et Pesquaire, et Lannoy, tes compagnons guerriers,
D'un sourcil dédaigneux insultent tes lauriers:
Le regard des soldats et leur malin sourire
Te dit ce que leur bouche a besoin de te dire;
Et ton crime t'expose à l'affront que tu fuis,
Chez ceux que tu quittas, et chez ceux que tu suis.
Ah! qu'il eût mieux valu, recherchant la retraite,
Dévorant, loin des cours, une douleur muette,
Te montrer au-dessus de tes fiers ennemis,
Et digne des grandeurs où le sort t'eût remis!
Que produit en ces lieux ton courage inutile?
Tout transfuge est à charge à qui lui donne asyle;
Un mépris défiant accueille ses secours.
Je te plains: le dépit t'agite à mes discours;
Ils pénètrent ton cœur non moins que les morsures
D'un aspic dont le fiel irrite les piqûres.....
Où vas-tu donc? pourquoi tes éperons sanglants
D'un innocent cheval déchirent-ils les flancs?...
Tu reviens malgré toi sous ces rameaux funèbres,
Sous ce chêne, où Bayard est sorti des ténèbres:
Ses traits, ses derniers mots t'ont frappé de terreur.

BOURBON.

Conscience, tais-toi! tu n'es rien qu'une erreur,
Des sens désordonnés un vaporeux prestige.....
A te craindre, à t'ouïr, quelle force m'oblige?
Peux-tu m'ôter mes biens, mon crédit et mon rang?
Peux-tu blesser ma chair, et répandre mon sang?
As-tu, pour m'attaquer, une pique, une épée?.....
Menteuse vision de toute ame trompée,
Tes scrupules craintifs alarment les dévots,
Les femmes, les mourants, et non pas les héros.

LA CONSCIENCE.

Superbe! à ma rigueur ne crois pas te soustraire:
Je punis tes pareils ainsi que le vulgaire.
Inévitable, prompte à condamner le mal,
Tout coupable frémit devant mon tribunal.
On ne me voit en main le glaive ni la lance:
Mais de mon équité l'invisible vengeance
S'arme de traits aigus dont je perce le cœur
De tel qui me bravait par un discours moqueur.
C'est moi qui fais rougir l'altière courtisane
De l'or dont l'enrichit l'amour qu'elle profane;
C'est moi qui, trahissant les voleurs les plus fins,
Par-fois, sur leur visage écrivis leurs larcins.
Souvent pour le forçat échappé de la chaîne
Mon secret jugement est la plus rude gêne:
Au meurtrier obscur comme au noble brigand,
Je montre, à tous les coins, l'échafaud qui l'attend.
J'humilie à ma voix plus d'un Séjan illustre,
Devant l'homme qui n'a que sa vertu pour lustre:
Je pince nuit et jour les vils Amphitryons
Qui laissent Jupiter aggrandir leurs maisons;
Je mords la Danaé qui l'appelle à son aide;
Et ma verge en courroux fouette son Ganymède.
Pour toi, héros de titre et non héros de fait,
Je te ferai sentir qu'on te fuit, qu'on te hait,
Que, te rendant la vie à toi-même importune,
Tourmenté sur la roue où te mit la fortune,
Sans retour arraché des routes du devoir,
Ton audace est en toi l'effet du désespoir.
Pars donc! rejoins ton camp; va singer le grand homme.

BOURBON.

Laisse-moi.

LA CONSCIENCE.

Je te suis.

BOURBON.

Quoi! toujours?

LA CONSCIENCE.

Jusqu'à Rome.

Elle dit: mais Bourbon, lançant un œil hagard
Autour du sombre chêne où reparut Bayard,
Pique de l'éperon; et du pied, en arrière,
Son coursier en partant touche une fourmillière,
Populeuse cité, qu'écrase en un moment
De ses amples greniers l'entier écroulement.
Les démons, dont la vue est perçante et divine,
Pleins d'un vif intérêt contemplent sa ruine:
Des rangs les plus lointains de leur cirque étendu,
Ils attachent leurs yeux sur ce peuple éperdu,
Dont se sauve à grand'peine une fourmi tremblante,
Qui, grimpant au travers de l'arène roulante,
Dans le commun naufrage enfin trouvant un port,
Atteint le haut d'une herbe; et là, parle à la Mort.

LA FOURMI ET LA MORT.

LA FOURMI.

Où fuirai-je? ô désastre! ah! tout tombe en poussière...
Quel gouffre ensevelit ma nation entière?
Eh quoi! la terre, hélas! ébranlant ses soutiens,
Engloutit nos travaux, nos familles, nos biens...
Ciel! protège la cime où je fuis la tempête;
O Mort! épargne-moi: cruelle Mort! arrête.
Je suis seule échappée aux abymes ouverts.....
Prétends-tu qu'avec moi finisse l'univers?

LA MORT.

Que dis-tu, faible insecte, et quelle est ta pensée?
Toute ta république à jamais renversée
Changera seulement ton étroit horizon:
L'ordre de l'univers en souffrira-t-il? Non.

LA FOURMI.

Ah! Dieu qui fit pour nous l'ombre, la clarté pure,
Les eaux, les fleurs, les fruits, et toute la nature,
Ne t'a pas commandé de nous exterminer.

LA MORT.

Le Dieu qui fit vos jours m'a dit de les borner.
Ce Dieu fit tout pour vous comme pour chaque race
Dont la foule innombrable arrive au monde, et passe.

LA FOURMI.

O triste Mort! fléau de la création!

LA MORT.

Moi! je la reproduis par la destruction.
Chaque individu meurt, l'espèce est éternelle:
Je dois les frapper tous, et ne puis rien sur elle.
Quand je viens les saisir, Dieu qui sait bien pourquoi
Ne voit pas que la mort ait rien de triste en soi.

LA FOURMI.

Ainsi donc, sans pitié tu m'ôteras la vie,
Comme à ce peuple, hélas! tu l'as déja ravie!
Eh! qu'avions-nous besoin d'établir nos maisons,
D'y nourrir nos enfants à l'abri des saisons,
Et de tant signaler notre active industrie,
Nos politiques lois, nos soins pour la patrie?

LA MORT.

Ces mœurs sont votre instinct jusqu'au temps du trépas;
Par elles vous viviez, ne les déplorez pas.

LA FOURMI.

Après l'ébranlement de tout notre hémisphère,
Des êtres tels que nous restent-ils sur la terre?

LA MORT.

Pauvre fourmi! le choc a brouillé ton cerveau.
A quelques pas d'ici cherche un abri nouveau:
Tes yeux y trouveront des peuplades semblables
A celle qui périt sous un monceau de sables;
Bientôt, vers le butin courant par millions,
Elles vont t'enrôler en leurs noirs bataillons.

LA FOURMI.

Quel pouvoir a, du sol agitant la surface,
Subverti nos états et la terrestre masse?

LA MORT.

Le pied d'un animal, et non le bras d'un Dieu,
Renversa votre empire en traversant ce lieu.

LA FOURMI.

Quel colosse puissant!

LA MORT.

Ce colosse superbe
N'est qu'un cheval mortel, qui foule et qui paît l'herbe.
Aveugles l'un pour l'autre, et d'instinct séparés,
Vous existez ensemble et vous vous ignorez:
Il échappe à tes yeux par sa grandeur extrême;
Ta petitesse aux siens te dérobe de même.
Ainsi tant d'animaux, diversement produits,
Sont au gré du hasard l'un par l'autre détruits:
Tour-à-tour l'un de l'autre utile nourriture,
A tous également je les livre en pâture;
Et, les cédant sans choix aux rongeants appétits,
L'aigle est en proie au ver, et les forts aux petits.
Te souvient-il d'un monstre à tes yeux si terrible,
Au long dos écaillé d'émeraude flexible,
Ce lézard, dont la gueule effrayait vos cités?
Un serpent en dîna dans ses trous écartés.
Ce pivert, qui dardait une langue afilée
Sur votre colonie à sa faim immolée,
Fut mangé d'un vautour; et son sanglant vainqueur
Fut pris d'un épervier, qui lui rongea le cœur.
Cet ennemi si prompt, ignoré de ta vue,
Craint d'autres ennemis dont la serre le tue.
Tous vivent de carnage; et, rebelles au sort,
Tous, quand vient leur instant, se plaignent de la mort.

LA FOURMI.

Ces créatures-là n'ont pas des destinées
Si tristes que la nôtre et sitôt terminées?

LA MORT.

Etonne-toi bien moins de tes destins si courts,
Que de naître si faible, et de compter des jours.
Effet prodigieux de la toute-puissance,
Qui, d'organes si fins protégeant l'existence,
Défend à mille chocs de rompre les ressorts
Par qui ton cœur palpite en un si frêle corps!
Que peut contre mes dards ta fragile cuirasse?
Comment affermis-tu ton regard dans l'espace,
Et respires-tu l'air, souvent pernicieux
Au plus robuste oiseau né pour braver les cieux?
Ne murmure donc plus si ton destin s'arrête.
L'herbe qui maintenant te porte sur son faîte,
Doit-elle autant durer que ce chêne au longs bras,
Grand être, encor vivant, que tu ne connais pas?
Ce géant des forêts va sous ma faulx encore
Gémir, atteint des coups d'un être qu'il ignore;
Cet être enfin, c'est l'homme, orgueilleux animal.
Et des lieux qu'il parcourt tyran le plus fatal.

La Mort avait parlé: du creux de l'arbre antique,
Un hibou fit ouïr son cri mélancolique:
Au présage annoncé par sa sinistre voix
Le chêne à part se dit, en langage des bois:

LE CHÊNE.

Malheureux arbre! En moi quel tumulte s'élève!
Je sens que vers mon cœur se retire ma sève:
Mes membres ont tremblé, comme ils tremblent souvent
Du frisson qui les glace à l'approche du vent.
Cependant la fraîcheur et la paix m'environne:
Nul choc ne m'avertit qu'il pleuve ni qu'il tonne:
De tous les points divers de l'espace éthéré
La nuit souffle sur moi l'air le plus épuré.
Quel noir pressentiment m'épouvante, me glace?
M'annonce-t-il ma fin? moi, dont l'antique race
A peuplé l'univers de tant d'arbres fameux!
La nature me dit que je suis grand comme eux:
En mon accroissement nul voisin ne m'arrête:
Je sens loin de mon tronc se balancer ma tête:
Je sens mes bras des cieux mesurer la hauteur,
Et mes pieds des enfers sonder la profondeur.
Ah, qu'importe! La mort va m'entraîner peut-être.....
Sais-je comment, pourquoi, je commençai de naître?
Sais-je comment, pourquoi, sitôt je périrai?
Immobile sur terre, en moi seul retiré,
Je ne vois ni n'entends: aucune voix n'exhale
Le trouble qui saisit mon ame végétale;
Mais sensible aux objets qui me viennent saisir,
Non moins que la douleur j'éprouve le plaisir.
Cent hivers, m'arrachant ma robe de verdure,
M'ont déja fait subir leur piquante froidure,
Et, glaçant mes rameaux comprimés et roidis,
Ont chargé de frimas mes membres engourdis:
Mais lorsque du printemps les ailes caressantes
Revenaient protéger mes feuilles renaissantes,
Quel charme de sentir sa main me délivrer,
Ma sève plus active en mes veines errer,
La force déployer mes tiges vigoureuses,
Le germe entrer au sein de mes fleurs amoureuses,
Et se multipliant par mille extrémités,
Rapporter à mon cœur toutes leurs voluptés!
Quelle douceur je goûte à boire la rosée,
Et les sucs de la terre à mes pieds arrosée,
Lorsque des chauds étés les feux étincelants
Brûlent ma chevelure et desséchent mes flancs!
Dans le recueillement du nocturne silence,
De mon secret sommeil paisible jouissance,
Que semblent respecter le mouvement des airs
Et les hôtes nourris sous mes ombrages verts,
J'attends l'heure où par-tout les chantres de l'aurore
Font tendrement frémir mon écorce sonore.
Si j'ai peine à dompter les vents et leurs fureurs,
Des torrents de la pluie affreux avant-coureurs;
Si la foudre, sur moi gravant des cicatrices,
M'a déja de la mort annoncé les supplices;
N'ai-je donc pas, ô Dieu! sujet de redouter
La perte des plaisirs qu'elle viendra m'ôter?
Encor plein de verdeur, mon feu va-t-il s'éteindre?
Je jouis de la vie; ô Mort, je dois te craindre.

Il dit: on aperçoit quelques soldats épars:
De hauts bonnets velus ombrageaient leurs regards:
Leurs mains portaient un càble, et leur dos une hache:
Leur visage fendu par leur double moustache,
Leur teint où de la vigne a bourgeonné la fleur,
D'un prêtre qui les suit relevaient la pâleur;
C'était leur aumônier; et, cousu d'aiguillettes,
Leur commandant, tout fier de jeunes épaulettes,
En Céphale nouveau, devançait le matin:
Armé d'un court fusil, il poursuit le butin;
Et chassant les oiseaux, familles bocagères,
S'exerce en les tuant à mieux tuer ses frères.

UN AUMONIER, UN CAPITAINE, UN OFFICIER, ET QUELQUES SOLDATS.

LE CAPITAINE.

Voici le lieu marqué pour nos détachements:
Ces bois nous serviront de bons retranchements:
Faites-en sur la route un abattis en forme.

L'OFFICIER.

Camarades, holà! coupez cet arbre énorme.

L'AUMÔNIER.

La parole de Dieu s'accomplit en nos temps,
Messieurs: tout est fauché comme l'herbe des champs:
L'orgueilleux dont le front est voisin de la nue,
Tombe, et meurt à jamais quand son heure est venue.

LE CAPITAINE.

Quoi! votre charité s'étend-elle à ces bois,
L'abbé? vous en parlez comme on parle des rois!

L'AUMÔNIER.

Cet arbre est né comme eux superbe et périssable.
Que lui sert aujourd'hui que l'histoire ou la fable
De son antique honneur ait rempli l'univers?
Car si nous en croyons tous les siècles divers,
La plaine de Membré vit son aïeul auguste
Protéger de ses bras la famille d'un juste.
Les chênes, ses parents, quoique sourds et sans yeux,
Devenus à Dodone organes des faux dieux,
Exhalaient de leur tronc une voix prophétique,
Oracle interrogé des confins de l'Attique.
La dryade, au sortir de leur sein verdoyant,
Aux voyageurs divins montrait un front riant;
Et leur feuille ondoyante en couronnes civiques
Ceignait dans les cités les têtes héroïques.
De la Tamise au Rhône, et du Rhin à l'Oder,
Gaulois, Germains, frappant des boucliers de fer,
Ont de sanglants autels honoré ses ancêtres:
On vit, la serpe en main, leurs homicides prêtres,
Perçant les airs de chants mêlés aux sons du cor,
De son gui consacré couper les bourgeons d'or.
Son corps, depuis ce temps, a recelé des fées:
Ses bras des chevaliers portèrent les trophées;
Et, de fragiles nœuds durables monuments,
Ses flancs en leur écorce ont reçu les serments
Des amours plus légers que les oiseaux sans nombre
Peuple ailé qui voltige et bâtit sous son ombre.
Eh bien! tant d'attributs ne préserveront pas
Ce vieux roi des forêts de pourrir ici-bas.

L'OFFICIER, aux soldats.

Frappez, sciez, taillez, sappez, fouillez la terre.

L'AUMÔNIER.

Rien n'est donc à l'abri des fleaux de la guerre!
Combien tous ces soldats et leur chef rugissant
Signalent de courroux contre un arbre innocent!
Hier, contre un moulin ils écumaient de rage;
Et demain leur fureur va brûler un village.
Sot délire!

UN SOLDAT.

Voyez ce chat-huant qui fuit!.....

LE CAPITAINE, tirant sur l'oiseau.

Pour ton œil faux et louche il n'est plus assez nuit....
A bas! tu n'iras plus, quand l'ombre tend ses voiles,
Chasser dans la campagne aux lueurs des étoiles.

L'AUMÔNIER.

Quel luxe de plumage en son obscurité!
De la création riche diversité!....

LE SOLDAT.

Une taupe en ces trous?.. tiens, meurs en ton coin sombre.

LE CAPITAINE.

La taupe dans son nid, le hibou dans son ombre,
Ont subi le destin de tant d'hommes peureux
Souvent frappés de mort dans leur lit ténébreux.

L'AUMÔNIER.

Les dangers sont par-tout: il n'est d'autre science
Que de mettre en Dieu seul toute sa confiance.

LE CHÊNE.

Quelle force m'ébranle?....

LA MORT.

Ah! tu gémis en vain.

LE CHÊNE.

Je chancelle....

LA MORT.

Il est temps de céder à ma main:
Du sol qui t'a nourri j'arrache ta racine,
Tombe, et remplis le ciel du bruit de ta ruine!
Adieu! j'entends de Mars le bronze au loin tonner,
Et sur des bords sanglants ma fureur va planer.
L'arbre alors se renverse, et tout le voisinage
Perd à jamais sa vue et son antique ombrage.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT TROISIÈME.


SOMMAIRE DU TROISIÈME CHANT.


Description des camps retranchés de François-Premier sous Pavie, et de ceux de Bourbon, Lannoi et Pesquaire. Discours des chefs qui haranguent leurs soldats avant la bataille. Les Vents. Dialogue du chevalier la Trimouille et de la Mort. Combat. Dialogue de la Peur, de la Honte, et du duc d'Alençon. Mort de l'amiral Bonnivet et de la Trimouille. Entretien de François-Premier vaincu; discours et mort de son cheval. Invocation du roi au soleil, témoin de sa défaite. Discours d'Hélion, dieu du soleil. Applaudissements des démons, spectateurs de ces différentes scènes.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT TROISIÈME.


Le théâtre changé soudain offre aux regards
Les plaines où Pavie élève ses remparts:
Des escadrons par-tout, rangés sous leurs bannières,
Bordent les champs lointains d'éclatantes barrières;
Les piques, hérissant les épais bataillons,
Forment des murs d'acier, lancent mille rayons.
Sur leurs foudres ici par des chevaux traînées,
Chantent, le verre en main, de fumants Salmonées:
Là, des soldats vont boire en des brocs de liqueurs
Le mépris des dangers dont s'enivrent leurs cœurs;
Là, se hâte l'adieu d'ardentes vivandières,
Veuves deux fois le jour, et Ménades grossières.
Non loin, à triples rangs marchent des corps nombreux;
Les fifres, le tambour, guident leurs pieds poudreux;
Et le clairon aigu, les sonores tymbales,
Répondent aux canons, tonnant par intervalles.
D'un côté c'est Bourbon, qui, plein du feu de Mars,
Conduit de Charles-Quint les flottants étendards;
Lannoy partage ici l'armée avec Pesquaire:
De l'autre, impatient des hasards de la guerre,
François-Premier commande à ses preux chevaliers:
Sa vive Salamandre et l'or de ses colliers,
Sa plume, d'un beau front décorant la jeunesse,
Ses cheveux demi-ras, sa longue barbe épaisse,
La candeur de ses traits, la hauteur de son port,
Sur tous les autres chefs le signalent d'abord:
Il leur parle de lui moins que de la patrie.
Henri-d'Albret est là, de qui l'ame aguerrie
Dispute à Charles-Quint le sceptre Navarois:
Son sang, d'où sortira le plus aimé des rois,
D'une ardeur martiale enflamme son visage.
Après lui vient Saint-Pol, son émule en courage,
Favori de Valois, dans sa cour sans rival;
A son port, à son luxe, on le croit son égal.
Plus loin, avec lenteur s'avance la Trimouille;
Il courbe un front pensif que l'âge enfin dépouille:
Treize lustres passés le virent chez trois rois
Blanchir sous le fardeau d'un belliqueux harnois;
Vieux, son vieux corselet atteste un long service.
A ses côtés paraît le noble la Palisse,
Sage ami de Bayard, plus froid, non moins vaillant;
Sous un maintien tranquille il cache un cœur bouillant.
Bonnivet, ton coursier hennit devant ta troupe;
L'image de Clérice alors montée en croupe
Te presse; et l'on distingue et Lambesc, et Brion,
Parmi vingt chefs brillants et d'armure et de nom.
L'Imprévoyance accourt, et d'un aile étourdie
Plane autour d'eux, levant une tête hardie,
Prête à les aveugler d'un magique bandeau
Dont le prisme éblouit, et change tout en beau.
Les Vents poussent des cris d'orgueil et de colère;
Et de ses premiers feux l'astre du jour éclaire
Ces atômes guerriers, se disputant un coin
Sur le globe terrestre où lui seul brille au loin.

PESQUAIRE, SES SOLDATS, ET LES VENTS.

PESQUAIRE.

Amis de la fortune et de la renommée,
Soldats! portons secours à Pavie affamée.
L'ennemi, dans son camp faussement attaqué,
S'épouvante déja de s'y voir provoqué:
S'ils nous cèdent la route, allons sauver Pavie;
S'ils arrêtent nos pas, arrachons-leur la vie.
Croyez-en et Pesquaire, et Bourbon, et Lannoy;
Méprisez les Français et leur superbe roi.
L'Italie, aisément par leurs armes surprise,
Fut de tout temps perdue aussitôt que conquise:
Légers, impatients, non moins que hasardeux,
Quand leur fougue est à bout, on ne craint plus rien d'eux.
Les longs travaux d'un siége, épuisant leur armée,
Ont ralenti leur force à demi consumée:
Leur prince est loin d'avoir en ses rangs complétés
Tous les soldats qu'il paie et qui lui sont comptés:
Las, faibles, appauvris de garnisons lointaines,
Trahis des alliés, désertant par centaines,
Ces troupeaux de Gaulois vont fuir devant le char
De l'heureux Charles-Quint, notre nouveau César.
Vive notre empereur! mort à cette canaille!

LES SOLDATS.

Vive notre empereur! oui, livrons la bataille!

LES VENTS.

Quelles clameurs, mon frère! ah! je fuis plein d'horreur...
—La mer ne hurle pas avec tant de fureur.
—Vers le camp des Français tes ailes sont tendues,
Va, porte-leur ces voix dans les airs répandues.
—Mon frère, je venais sur les bords du Tésin
Semer l'esprit des fleurs qui parfumaient mon sein,
Agiter doucement les cloches matinales:
Hélas! faut-il, percé du sifflement des balles,
Souffler l'odeur du sang et la poudre à canon,
Des mousquets tout le jour vomir l'horrible son,
Et, rapides courriers de subites alarmes,
Faire au loin retentir la tempête des armes?
—Eh bien! renvoyons-nous tous les bruits des combats,
Frappons dans les deux camps l'oreille des soldats,
Et, chassant coup-sur-coup la grêle meurtrière,
Volons chargés de cris, de flamme, et de poussière.

FRANÇOIS-PREMIER, LES CHEFS, LES SOLDATS DE SON ARMÉE, L'IMPRÉVOYANCE, LA MORT, LES VENTS, ET LES HEURES.

FRANÇOIS-PREMIER.

Dignes vengeurs des lys, voici l'heure et le jour
De signaler pour eux votre honorable amour.
On ose rallumer autour de nos enceintes
Des foudres qu'à jamais nous devions croire éteintes;
Entendez nos rivaux dans nos camps insultés
Braver de Marignan les vainqueurs redoutés!
C'est peu que ce combat soit nommé par l'histoire
Le combat des Géants, titre immortel de gloire!...
Ah! s'ils l'ont oublié, réprimons leur transport:
Leur attaque a donné le signal de leur mort.
Marchons! et vous saurez contre leur insolence
Ce que peut votre zèle aidé par ma présence.
Sied-il que votre roi, moins digne de son nom,
Tarde encor à punir le transfuge Bourbon?
Sied-il qu'un déserteur, qu'un ingrat, qu'un rebelle,
Nous force à reculer vers quelque citadelle?
Que servit notre essor, qui, s'ouvrant des chemins,
Surprit au haut des monts l'aigle altier des Germains,
S'il nous faut, reployant nos ailes inutiles,
Sous les Alpes ramper, fuir en lâches reptiles?
Non; ces monts éternels, gardant mon souvenir,
Ne diront point ma honte aux âges à venir:
Je ne repasserai sur leurs têtes blanchies
Qu'en des routes encore avec honneur franchies.....
Il semble que du ciel je les entends crier:
«Vos ennemis sont là; courez les foudroyer,
«Soldats! vos premiers coups, dont la France se vante,
«Font devant vos drapeaux élancer l'épouvante:
«Le bruit par-tout semé de tant d'exploits heureux
«D'avance les terrasse, et gronde encor sur eux.»
Ne balançons donc pas, et terminons la guerre.
Frappons, foulons aux pieds Lannoy, Bourbon, Pesquaire.
Mon rival apprendra que ses fiers généraux
Sur le bord du Tésin ont trouvé nos héros;
Et qu'à jamais rentré dans mes mains souveraines,
Le duché de Milan est un de mes domaines.

UN CAPITAINE.

Gloire à notre Alexandre! et feu sur tout coquin
Osant nommer César le pâle Charles-Quint!

SOLDATS.

Vive, vive le roi! mort à cette canaille!

L'IMPRÉVOYANCE.

Grand roi! l'heure est propice à livrer la bataille.
Ceins mon divin bandeau: marche, et vois rayonner
Les palmes que ta main s'apprête à moissonner.
L'empereur, lent et sombre, est né pour les désastres:
Toi, prompt, fier et hardi, tu vas toucher les astres.

HENRI-D'ALBRET.

O Chabanne, voyez que, malgré vous et moi,
La folle Imprévoyance aveugle votre roi.

LA PALISSE.

Ah! quiconque à la guerre est jaloux de la gloire,
N'a qu'un but devant lui, ce but est la victoire.
La constance n'est point l'opiniâtreté.
«Laissons, disais-je au roi, ce siége en vain tenté:
«Ecartons-nous plutôt de la ville investie
«Que de perdre en un coup le gain de la partie.
«Nos rivaux, épuisés par la route et la faim,
«D'eux-mêmes en marchant se détruiront enfin:
«Sire, alors paraissons; et les villes charmées
«Vous apportant leurs clés, s'ouvrant à vos armées,
«Admireront comment, arbitre des hasards,
«Vous hâtez vos succès par de sages retards.»
Tels étaient nos avis: l'instant de le convaincre
Est passé maintenant. On canonne ... allons vaincre!

HENRI-D'ALBRET.

Au feu, mes compagnons! fondons sur ces gens-ci;
Vous n'avez nul péril à redouter ici:
La victoire est à nous; leur mort est assurée.

LA PALISSE.

Au feu, vaillants soldats! allons à la curée.
Nous sommes les plus forts: ces gens vont devant nous
Fuir comme les moutons à l'approche des loups.

SAINT-POL.

Mes amis, ce sont là les pillards du Mexique:
Tuons-les! empochons tout l'or de l'Amérique.

LA MORT.

Oh! comme du butin ces guerriers trop jaloux
Courent, bride abattue, au-devant de mes coups!
Agitez tous leurs sens d'une rage insensée,
Tambour, fifre, trompette; ôtez-leur la pensée.
Vieux la Trimouille, toi, parmi tes escadrons
Au péril qui t'attend tu vas à pas moins prompts.

LA TRIMOUILLE.

C'est que tu m'apparais; et mon heure arrivée
M'avertit que ta faulx sur ma tête est levée.

LA MORT.

Si tu pressens mes coups, que ne sors-tu des rangs?

LA TRIMOUILLE.

Me fais-tu peur?

LA MORT.

Malgré les dehors que tu prends,
Vieillard, de m'éviter n'aurais-tu pas envie?

LA TRIMOUILLE.

Non, je sais préférer mon honneur à ma vie.

LA MORT.

Tu te roidis, brave homme: hélas! qu'en ce moment
Ton courage affecté me sourit tristement!

LA TRIMOUILLE.

J'ai toujours sans effroi contemplé ton image.

LA MORT.

Oui, telle qu'un fantôme au travers d'un nuage:
Mais lorsque les regards m'envisagent de près,
Mon aspect fait frémir: conviens-en.

LA TRIMOUILLE.

Moi! jamais.

LA MORT.

Je sais qu'à tes pareils ma tête décharnée
De lauriers éclatants se montre couronnée;
La gloire, de son voile, aux regards des héros
Cache les vers hideux qui me rongent les os:
On vante mes cyprès. Cependant ma présence
Hier à la retraite exhortait ta prudence:
Je t'ai glacé, la nuit, d'un présage odieux;
Ton chien hurlant sembla t'adresser des adieux;
Et ton coursier, l'œil morne, et baissant la crinière,
Sent qu'il conduit son maître au bout de sa carrière.
C'en est fait! tes brassards, ta cuirasse d'airain,
Ne pourront de ma faulx parer le coup certain.
Va te faire immoler... Un jour, ta vieille armure
Sera de ton château l'honorable parure!
Mais quand de tes périls je t'accours avertir,
Aux crédules soldats oseras-tu mentir;
Et mener sans pitié sous la mitraille affreuse
Ces jeunes campagnards, milice valeureuse?

LA TRIMOUILLE.

Laisse-moi les guider, ne les consterne pas.
Avancez, mes enfants! et signalez vos bras!
Je vous parle en bon père, et vous le dis sans feindre;
Ici tout à gagner, et nulle perte à craindre.

BONNIVET.

Bien, mon vieux chevalier! c'est parler comme il faut.

LA TRIMOUILLE.

Nous mentons en damnés; ce jour-ci sera chaud.
Je te l'ai dit.

BONNIVET.

Ami, que rien ne t'effarouche:
Nous vaincrons.

L'IMAGE DE CLÉRICE.

Bonnivet, ce soir, viens dans ma couche!

BONNIVET.

Ai-je temps d'y songer dans ce bruyant conflit?
Gare ici que la mort me creuse un autre lit.

L'IMAGE DE CLÉRICE.

Souviens-toi qu'à ces bords j'attachai ta constance:
J'ai dans l'événement plus de part qu'on ne pense.

BONNIVET.

Folle image! va-t'en..... mes braves canonniers,
Là-bas, de l'ennemi les bataillons entiers
Des portes de Pavie ont tenté le passage.....
De nos feux sur leur route allez grossir l'orage;
Et dirigeant contre eux vos tonnerres roulants,
Faites pleuvoir le fer et le plomb sur leurs flancs.

LA MORT.

Quel tumulte!... La foule et se disperse et crie.....
Déchargez la fureur de votre artillerie!
Redoublez, éclatez, mousquetades, obus!
Voilà, voilà les rangs entr'ouverts et rompus....
Les escadrons ployant sous le feu qui les perce;
Chevaux et fantassins, tout tombe, se renverse.....
Têtes, jambes et bras, affreux lambeaux, volez!
Plumets, bonnets sanglants, casques vides, roulez!
Grondez, bouches d'airain, mes organes fidèles,
Vomissez la terreur et mes flèches cruelles.....
Bourbon, soutiens le choc... Ah! ah! je m'aperçois
Que ton front a pâli pour la première fois.....
Pesquaire, de bien près j'ai passé sur ta tête...
Toi, qui viens si fougueux, l'arquebuse t'arrête,
Jeune officier buveur, qui te battais si bien!
Tu dédaignais l'hymen, la paix du citoyen;
Où t'a conduit l'orgueil d'une ardeur martiale?
Dans ton bel âge, atteint d'une homicide balle,
Tu n'es plus! ton œil fier ne verra plus le ciel.
Et vous, qui, sur les monts, nourris de lait, de miel,
Innocents, respiriez dans la libre Helvétie;
Et vous, pauvres enfants de l'âpre Carinthie,
Qui vendîtes vos jours au prix de quelques sous,
Troupeaux que j'achetai, tombez donc sous mes coups.
Quoi donc? vous reculez, trop timides recrues!
Ah! jamais tant d'horreurs ne vous sont apparues;
La mort est inflexible à vos cris qu'elle entend.
«Mon vieux père, dis-tu, dans ses vignes m'attend...»
Tu ne fouleras plus la pourpre des vendanges,
Rougis tes pieds au sang qui fume dans les fanges.
«Moi, ma femme au hameau compte sur mon retour..»
Elle peut dans ton lit soudain changer d'amour:
Son sein fécondera les baisers d'un autre homme.
Toi donc, que je t'égorge, et toi, que je t'assomme!
Je cours à pas plus prompts que le pied des fuyards..
Mais quoi! vous franchissez vos fossés, vos remparts,
Français!... De vos rivaux j'ai fait un long carnage:
Eh bien, dans votre sang il faut donc que je nage;
Et que, trompant le sort, je tourne mes rigueurs
Sur vous et votre roi qui vous croyez vainqueurs.

FRANÇOIS-PREMIER.

Amis! sonnez la chasse, et forçons dans l'arène
Tous ces timides cerfs nous fuyant par la plaine.

LA TRIMOUILLE.

Sire, hors de ce camp pourquoi vous élancer?
Entre eux et vos canons c'est trop mal vous placer.

MAROT.

Suivons de Marignan le héros tutélaire!

SAINT-POL.

Qui connaît les périls n'est pas si téméraire:
Qui n'en courut jamais s'y lance trop avant.

MAROT.

Qui les prévoit le moins en sort le plus souvent.

FRANÇOIS-PREMIER.

Quoi! Marot tient l'épée ainsi que la trompette!

MAROT.

Sire, on n'est pas poltron parce qu'on est poëte:
Tyrthée, Eschyle, Alcée, ont bravé les hasards.
Un vrai fils d'Apollon n'a jamais peur de Mars.

FRANÇOIS-PREMIER.

A moi, mes défenseurs! au butin! à la gloire!
Partons.

LES SOLDATS.

Vive le roi!... Mort! Massacre! Victoire!

LES VENTS.

Ah! d'horreur et de bruit quel effroyable cours!
O rage!... il nous suffoque.... il rend les échos sourds...
Mais les bronzes français sont réduits à se taire....
La force a rallié les troupes de Pesquaire....
Vole, à toi ce salpêtre!...—A toi, bombes, boulets!
—Tremblez, clochers lointains, ponts, remparts, et palais!
—Eh bien? nos promptes sœurs, eh bien, filles ailées,
Avez-vous du canon pu compter les volées,
Heures, qui vous hâtez de rappeler Vesper?
Précipitez ce jour, rendez la paix à l'air.
Nous, aux quartiers voisins où Montmorenci veille,
Portons de ce combat l'avis à son oreille.

Ils volent: un prestige incroyable à nos yeux
Rend soudain les démons présents à d'autres lieux,
Et plus prompt que les vents les transporte en des plaines
Où d'un camp retranché siégeaient les capitaines.

LE DUC D'ALENÇON, MONTMORENCI, ET LES HEURES.

MONTMORENCI.

Oh! quel bruit sourd ... des airs entendez-vous le son?
Votre frère combat, noble duc d'Alençon!

D'ALENÇON.

Oui, des Vents empressés je reçois le message.
Le roi cueillera-t-il des lauriers sans partage?
Courons de Charles-Quint punir les vils agents;
Passons leur sur le ventre, écrasons tous ses gens.
Les malheurs de Lautrec au sein de l'Italie
De leur superbe audace exaltaient la folie:
Maintenant nos soldats ont de fermes appuis;
Mon frère est dans l'armée, et moi-même j'y suis.

MONTMORENCI.

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