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La Panhypocrisiade, ou le spectacle infernal du seizième siècle

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On ne te croit jamais; tu n'enrichis personne.

LA VÉRITÉ.

On t'évalue au poids de l'argent qu'on te donne.

LA LOUANGE.

Où voit-on estimer tes tristes sectateurs?
Les biens et le crédit comblent mes orateurs.
Qui sont les mendiants? ce sont tes interprètes.
Qui marche sur tes pas? des aveugles poëtes,
Chantant pour les oisifs, une tasse à la main;
Des pédants sans manteau, sans chaussure, et sans pain.
Ces pauvres confidents de la Nature immense,
Savent peu mes secrets pour chasser l'indigence.
Mais vois les favoris qu'emmiellent mes discours;
Vêtus de pourpre, ils sont les idoles des cours.
Ton Homère si gueux, ton Phocion si rustre,
Ont-ils jeté l'éclat de mon Séjan illustre?

LA VÉRITÉ.

Tu fais des rois plus vils que des bêtes sans lois,
Et je fais d'Épictète un égal des grands rois.

LA LOUANGE.

Va, va, sors de ce monde! on ne t'écoute guère.

LA VÉRITÉ.

Aussi voit-on durer l'injustice et la guerre.

LA LOUANGE.

Lie au moins ta droiture à mon art captieux.

LA VÉRITÉ.

J'aime mieux fuir la terre, et m'exiler aux cieux.
Mais entends-tu, là-haut, la Thémis séculaire
Aux crimes, aux vertus, dispenser leur salaire;
Et sur tes favoris, sa voix, qui te dément,
Renouveler encor l'antique jugement?

LA THÉMIS DES SIÈCLES, LES VRAIS ET LES FAUX GRANDS HOMMES.

PYTHAGORE.

J'éclairai les mortels.

HOMÈRE.

J'éternisai leur gloire.

ÉPAMINONDAS.

La vertu fut ma loi.

ALEXANDRE.

Ma loi fut la victoire.

NUMA.

Rome eut par moi des mœurs.

BRUTUS L'ANCIEN.

Je brisai ses liens.

ATTILA.

J'ai fait frémir les rois.

SYLLA.

Et moi, les citoyens.

ARCHIMÈDE.

Je pesai l'univers.

PLINE.

J'en burinai l'histoire.

OMAR.

Je brûlai les écrits.

TIBÈRE.

Je bravai leur mémoire.

COLOMB.

J'acquis un nouveau monde.

CÉSAR.

Et j'ai mis l'autre aux fers.

LA THÉMIS DES SIÈCLES.

Vous donc, volez aux cieux! Vous, tombez aux enfers.

CÉSAR.

Quoi! César même!

LA THÉMIS DES SIÈCLES.

Oui, toi, dont la gloire usurpée
A fait céder la toge au pouvoir de l'épée;
Toi qui, dans l'univers, né pour tout subjuguer,
Tuant la liberté que tu lui pus léguer,
Laissas par ton exemple, en sanglant héritage,
L'empire à des Nérons qu'adora l'esclavage.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT QUINZIÈME.


SOMMAIRE DU QUINZIÈME CHANT.


Le sultan Soliman s'entretient avec un muphti de la démence qui vient de saisir l'empereur Charles-Quint; et de sa reclusion volontaire au monastère de Saint-Just. Retraite de Charles-Quint: son dialogue avec un moine Jéronimite. L'orgueil lui inspire dans la solitude le desir de surmonter la gloire des saints par ses austérités; mais saint Jérôme, saint Augustin et saint Bernard lui apparaissent, et confondent ses vanités.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT QUINZIÈME.


Ici paraît Bysance, et les jardins charmants
Consacrés aux loisirs des princes ottomans,
Colline où du cyprès la verdure éternelle
De leur divin sérail couvre l'enclos fidèle,
Et dont la pente, riche en brillants minarets,
En bassins couronnés d'ombrages toujours frais,
S'incline vers la rive où mugit le Bosphore,
Amphithéâtre ouvert aux rayons de l'aurore,
D'où l'œil se plaît à voir, des bouts de l'univers,
Le commerce appelé par les vents de deux mers.
C'est là que, relevant sa moustache épaissie
Qu'une pipe enfumait des parfums de l'Asie,
Couché parmi des fleurs, au sortir du divan,
Parle avec un Muphti l'auguste Soliman.

SOLIMAN, ET LE MUPHTI.

SOLIMAN.

Assis dans ces beaux lieux, ministre du prophète,
Quels pensers près de moi te roulent dans la tête?

LE MUPHTI.

Je songe à ton pouvoir, ô mon souverain bien!

SOLIMAN.

Muphti, Dieu seul est grand! les princes ne sont rien.

LE MUPHTI.

Est-ce au fier Soliman qu'il convient de le croire?

SOLIMAN.

Vois l'immense horizon où Dieu montre sa gloire:
Lui seul imprime un ordre immuable et certain:
Dieu seul gouverne tout; nos cœurs sont en sa main.

LE MUPHTI.

Son prophète remet aux sultans de la terre
Sa règle invariable et son puissant tonnerre.

SOLIMAN.

De l'aurore au couchant s'il n'est plus de rival
Qui soutienne ma vue et marche mon égal;
A qui le dois-je? au Dieu dont les flèches lancées
Ont de mon fier émule abattu les pensées:
La veille, il disputait l'Europe à ma grandeur;
Le lendemain, du trône il a fui la splendeur.
De l'altier Charles-Quint mémorable caprice!

LE MUPHTI.

Les chrétiens sont jaloux, superbes, sans justice;
Et le ciel a permis, malgré ses faits passés,
Que ce héros tombât au rang des insensés.
D'où part ce changement? de son orgueil avare.
Voulant à sa couronne ajouter la tiare,
Il osait plus tenter que n'ose un vrai sultan
Qui, du seul glaive armé, nous laisse l'Alcoran;
Et qui, sans renverser les lois qui l'ont vu naître,
Est le chef des croyants et n'en est pas le prêtre.
Voilà pourquoi l'ennui, triste enfant de l'orgueil,
L'a fait tomber du trône et jeté dans le deuil.

SOLIMAN.

Non, Muphti, ce dessein que lui prête la haine,
N'a jamais pu troubler sa raison souveraine.
Cet empereur savait que, bornés dans leurs droits,
Les pontifes toujours sont au-dessous des rois.
La voix des cultes saints dirige le vulgaire
Suivant qu'un potentat la fait parler ou taire.
Il n'eut donc pas besoin, pour combler son pouvoir,
Que sa main réunît le sceptre et l'encensoir.
Si Charles-Quint est las des pompes qu'on envie,
C'est qu'il se crut lui-même artisan de sa vie,
Et que de sa sagesse osant se prévaloir,
Resserré dans ses droits moindres que son espoir,
Impie, et n'ayant plus que soi pour vaine idole,
Perfide à ses traités, parjure à sa parole,
En ses propres complots enfin enveloppé,
Des grands revers du sort il s'est senti frappé;
Et de ses vœux hautains n'atteignant pas le faîte,
L'ambition le plonge au fond de la retraite.

LE MUPHTI.

On dit qu'il se repent de sa témérité
Qui ploya son église à son autorité.
Pour vous, ô Soliman, dont la rare prudence
Souffre de nos docteurs la sainte indépendance,
Votre cœur, mieux instruit par le grand Mahomet,
A notre auguste foi lui-même se soumet.

SOLIMAN.

J'obéis à Dieu seul, non à ton ministère:
Si des prêtres s'armaient de leur sacré mystère,
Ce Dieu, qui m'a conduit, prompt à les condamner,
M'inspirerait l'ardeur de les exterminer.

LE MUPHTI.

Ah! des lois des sultans fidèles émissaires,
Ils ont, sous votre aïeul, béni vos janissaires,
Et de ce vaste empire étendu le confin
Du Danube à l'Euphrate, et du Nil à l'Euxin.
Notre ange qui vous guide exauce leurs prières.

SOLIMAN.

Sois vrai: pourquoi, Muphti, nous voiler nos lumières?
A l'âge où tous les deux nous voici parvenus,
Peu de secrets d'état nous restent inconnus.
De tant de nations la diverse doctrine
D'un même espoir en Dieu tire son origine.
Les antiques respects des sages Indiens,
Les temples musulmans, et les autels chrétiens,
N'encensent que l'auteur, maître de tous les maîtres,
Que croiront nos neveux, que croyaient nos ancêtres:
Les cultes sont nombreux, le Dieu n'est qu'un pour tous.
Les rois et les sultans de leur gloire jaloux
Souvent ont sans remords uni Rome et Bysance.
Mon croissant qui s'allie à la croix de la France
Prouve que mes pareils aux volontés du sort
Des fanatismes vains soumettent le ressort.
Moi-même enfin, dans Rhode ouverte à ma vaillance,
Aux tentes des chrétiens accordant ma présence,
J'allai d'un preux vieillard, chevalier de sa foi,
Honorer la valeur si terrible pour moi:
Qui me poussait? Dieu seul, qui d'un amour sincère
M'émeut pour la vertu même d'un adversaire.
Docile au créateur de la terre et des cieux,
Sans superstition je porte un cœur pieux.
Crois-tu que néanmoins de regrets attaquée
Ma vieillesse s'enferme au sein d'une mosquée,
Ainsi que mon rival dans un cloître ignoré
Se cache à l'Occident dont il fut adoré?
Non, le ciel me créa pour livrer des batailles:
Je mourrai combattant sous d'illustres murailles;
Et s'il eût à la meule enchaîné mon destin,
J'aurais en paix subi cet autre arrêt divin.
Instrument de la loi qui règle tous les hommes,
Dont la fatalité nous fit ce que nous sommes,
J'ai mis en feu Belgrade, empli Vienne d'effroi,
Vaincu les Mamelus asservis à ma loi;
Et moi, si redouté jusque dans Ecbatane,
L'amour m'a fait trembler aux pieds de Roxelane!
Hélas! que sommes-nous, vains jouets des hasards?
Du triste Charles-Quint plaignons donc les écarts.
Que notre ame jamais ne soit enorgueillie
De sa fausse raison, si près de la folie.
Frémissons, à l'aspect d'un morne aveuglement,
De la fragilité de notre jugement.
Ce céleste flambeau de notre intelligence,
Qu'est-ce? un rayon qu'un souffle ôte à l'esprit qui pense.
Cette horreur me présente un abyme d'ennui....
Va, n'espérons qu'en Dieu, notre suprême appui.
Lis-moi notre Alcoran, tout plein de son génie.
L'oreille que chatouille une vague harmonie,
Porte aux sens enchantés moins de douce langueur,
Que ce sublime écrit n'en inspire à mon cœur.

Ainsi de l'Orient parlait l'auguste maître.
Des murs de Constantin qu'on a vus disparaître,
La scène est transportée en ce paisible lieu
Où Charles-Quint au monde a dit enfin adieu!
Le voilà seul, errant en un long vestibule,
Où les tristes lueurs du premier crépuscule,
Nuançant leurs reflets sous les vitrages peints,
Doublent sur le plancher les figures des saints.
Appelant dans le chœur tous les révérends pères,
Sa voix avant la cloche éveille ses confrères.
Oh! quel rire élevé du parterre infernal
Accueillit tout-à-coup son zèle matinal!
Pâle encor de sommeil, un froid jéronimite
Sort, et réprime ainsi la chaleur qui l'excite.

CHARLES-QUINT, ET LE JÉRONIMITE.

LE JÉRONIMITE.

Toi, qui troublas le monde, enfin lassé du bruit,
Ne permettras-tu pas qu'on dorme ici la nuit?

CHARLES-QUINT.

Est-ce pour sommeiller que l'homme est sur la terre?
Attends-tu que l'aurore ait blanchi l'hémisphère,
Pour traîner aux autels ton languissant amour
Vers le Dieu dont la main va rallumer le jour?
Faut-il que du matin le prompt oiseau devance
Les chants religieux de ta reconnaissance?

LE JÉRONIMITE.

A la force toujours mesurant le devoir,
Dieu ne commande rien qui passe le pouvoir:
Il divisa le temps par l'ombre et la lumière,
Afin que le repos suspendît la prière.

CHARLES-QUINT.

De tous temps on m'a vu, moi, chef du monde entier,
Aux offices pieux m'empresser le premier.

LE JÉRONIMITE.

Seigneur, la vanité de s'offrir pour modèle
Aux labeurs diligents pousse autant qu'un vrai zèle.
La simple humilité ne se distingue pas.
Mais quoi! l'ambition eut pour vous tant d'appas,
Que dans le sein obscur de votre monastère
Vous en portez toujours l'orgueilleux caractère.

CHARLES-QUINT.

Toi, qui si hautement me parles sans terreur,
As-tu donc oublié que je fus empereur?

LE JÉRONIMITE.

N'avez-vous pas du siècle abjuré les maximes?

CHARLES-QUINT.

On me rend en ces murs des respects légitimes:
Tes compagnons pour moi n'ont pas ces fiers dédains.

LE JÉRONIMITE.

C'est qu'exilés du monde, ils ont des cœurs mondains;
Et qu'ils fondent l'espoir de leur vaine prudence
Sur des appuis de chair, non sur la providence.

CHARLES-QUINT.

De quel vil intérêt les peut-on soupçonner?
Sans sceptre, je n'ai plus de biens à leur donner.

LE JÉRONIMITE.

Vous imaginez donc, sans or ni diadême,
Que, parfait en tous points, en vous c'est vous qu'on aime?
Ah! reconnaissez là le piége le plus fin
Qu'à vos présomptions tende l'esprit malin.
Si de tous vos flatteurs vous reste un petit nombre,
De vos honneurs quittés c'est qu'on encense l'ombre.
Les titres, les succès, et les exploits vainqueurs,
Gravent un souvenir dont s'étonnent les cœurs.
Un homme qu'une fois ont admiré les hommes,
S'abaisse faussement dans les rangs où nous sommes;
Son renom qu'il y porte, et qu'il feint d'y cacher,
De son aspect jamais ne peut se détacher.
Née en lui d'un revers, ou de sa fantaisie,
Son humilité même accroît la jalousie:
Même entre les reclus, peu de sages mortels
Pour se voir tous égaux ont des yeux fraternels.
L'un, qui suit tous vos pas mieux que ceux de l'apôtre,
Rend sa retraite illustre en écrivant la vôtre:
L'autre, espère qu'à Rome un jour sera redit
Son éloge, appuyé de votre haut crédit,
Et que l'épiscopat, le tirant du chapitre,
Changera, devant tous, son capuchon en mitre.
Les disciples d'Ignace, épiant vos discours,
Se façonnent dans l'art d'intriguer près des cours,
De bénir les complots, d'étouffer les scrupules,
Et de saisir des grands les oreilles crédules.
Ceux qu'instruisit Pacôme à se mortifier,
Ardents en leur ferveur pour s'en glorifier,
Des ermites de Thèbe imitant les merveilles,
Disputant de maigreur, de jeûnes et de veilles,
Tâtant leurs os, leur chair, au défaut du miroir,
S'efforcent de pâlir les traits qu'ils vous font voir.
Ceux-là, de vos destins affectant l'ignorance,
Fiers que vous subissiez leur feinte indifférence,
Appliquent, en passant, un soin minutieux
A vous sembler distraits quand vous cherchez leurs yeux.
A quoi bon tant de peine où leur orgueil succombe,
Pour descendre avec Job et nous deux, sous la tombe?

CHARLES-QUINT.

Moine altier, te crois-tu le seul sage ici-bas?

LE JÉRONIMITE.

Non, mon infirmité ne m'enorgueillit pas.

CHARLES-QUINT.

Qui donc a tes respects?

LE JÉRONIMITE.

Tout homme époux et père,
Qui vit d'un art utile, ou cultive la terre:
Ce mortel est béni de sa race et de Dieu.

CHARLES-QUINT.

Apprends-moi....

LE JÉRONIMITE.

L'airain sonne; allons prier: adieu!

CHARLES-QUINT, seul.

Quel esprit saint remplit ce jeune homme inflexible!
Le silence profond, et l'étude paisible,
Comme deux anges saints l'écartant du péril,
Ont-ils instruit son cœur en son pieux exil,
Et bornant ses regards aux murs d'un monastère,
Et vers Dieu seul tournant son ame solitaire,
Tellement éclairé sa méditation
Qu'il ait vu le néant de toute ambition!
A ses traits, à son œil, pleins d'une ardente flamme,
On n'accusera pas le sommeil de son ame:
Ainsi donc sa vertu comme une aigle a plané
Par-dessus l'univers qu'enfin j'ai dominé;
Et, venu sans fatigue à ce point où j'arrive,
Il foule aux pieds l'orgueil, et rien ne le captive.
Quel exemple! ma gloire a sujet d'en rougir.
Vain jouet des humains que je pensais régir,
Il m'a fallu, traînant mes pompeuses entraves,
Être esclave du joug reçu par mes esclaves....
Vous le savez, palais, qui sous vos riches toits
Me vîtes de ma pourpre étaler tout le poids;
Et vous, larges parvis, et degrés des portiques,
Usés par mon cortège en des fêtes publiques,
Vous, enceintes des camps où, malheureux acteur,
Je m'offrais en spectacle au peuple adorateur,
Dites quels noirs chagrins dévorés en silence
Démentaient de mon front la pénible insolence!
Combien, sous les dehors de ma sérénité,
D'orages menaçants mon cœur a palpité!
Parlez, ô tristes nuits! parlez, ô jours sinistres!
Sans repos consumés près d'assidus ministres;
Terres, fleuves, et mers! dites combien de fois
Je vous ai traversés, et j'ai changé vos lois!
Afrique, parle! Europe, as-tu quelques rivages
Que je n'aie étonnés de mes nombreux voyages?
Eh bien! de ces labeurs quels ont été les fruits?
Des troubles pour le monde, et pour moi des ennuis.
Tant de peuples charmés, courant de ville en ville
Aux décorations de mon faste inutile,
Admirent du même œil mes ingrats successeurs,
De mes nobles tréteaux aujourd'hui possesseurs.
Heureux si pour tout prix, mon siècle, tu m'égales
Aux rois dont j'imitai les scènes théâtrales,
Et si je ne me perds sous tous les monuments
Des princes qu'ont vantés l'histoire ou les romans!
Ai-je assez fait déja pour éclipser leur gloire?....
Non, non, quittons ce cloître où languit ma mémoire.
Reprenons la couronne; et que mes cheveux blancs
Frappent encor les yeux de mes rivaux tremblants!...
Obtenons un triomphe à mon fils, à mon frère,
Et de l'aigle assoupi réveillons le tonnerre....
Superbe! que dis-tu? ne te souvient-il pas
Qu'en litière traîné parmi tes vieux soldats,
Tes débiles esprits, tes forces épuisées,
Trahissant ta fortune, excitaient leurs risées...
Il était temps, hélas! de jeter ton fardeau....
Du trône descendu, marche en paix au tombeau.
Mais pourquoi sans honneur, prêt à fuir la lumière,
Suivre encore un modèle en quittant ma carrière?
Second Dioclétien parmi les empereurs,
Mourrai-je à son exemple en arrosant des fleurs?
Qu'une palme nouvelle orne ma sépulture.
Ici l'orgueil en froc est humble sous la bure:
Dans l'ombre il se conquiert le respect des humains:
J'ai vaincu des héros; je veux vaincre les saints;
Et, de ma pénitence illustrant le supplice,
Faire autant que ma pourpre adorer mon cilice.

Il dit: l'enfer s'émut du projet que l'orgueil
Soufflait à l'insensé, méditant son cercueil.
On le vit tout-à-coup, muet, sourd, et stupide,
L'œil et les mains au ciel, courbant un front timide,
De derniers ornements prompt à se dépouiller,
En face de la croix allant s'agenouiller.
Parmi les changements que l'intermède entraîne,
Son même aspect, toujours reproduit sur la scène,
Aux démons sans pitié rend un rire inhumain.
Il entre au chœur du temple, un missel à la main;
Et jusqu'au soir unit ses accents hypocrites
Aux longs psaumes hurlés par cent gueules bénites.
Ses entrailles à jeun alors ont beau crier,
Devant la table sainte il s'obstine à prier.
Les moines cependant, zélés en gourmandise,
Assis au réfectoire, amour de leur église,
Ont laissé ce martyr, le chapelet au cou,
Seul, errant dans la nef, et canonisé fou.
O du théâtre alors enchantement extrême!
Du sanctuaire ouvert le spectacle est le même;
Et le seul mouvement qu'un art divin produit
Est le dernier combat du soir et de la nuit.
Plus des murs spacieux les ténèbres noircissent,
Des cierges rougissants plus les feux s'éclaircissent;
Et tandis qu'aux piliers l'ombre ôte la couleur,
L'or aux flambeaux reluit avec moins de pâleur.
Les stalles dans le deuil s'ensevelissent toutes:
Et sous les jets croisés et les hauts arcs des voûtes,
Les fenêtres du chœur entr'ouvrent d'un côté
Aux rayons de la lune un passage argenté:
Son disque, honneur du ciel, blanchit quelques nuages.
Le cœur de Charles-Quint, plein de confus orages,
Soupire; et, frissonnant dans le temple profond,
Des portiques au loin l'écho sourd lui répond.
Voici qu'une vapeur s'abattant sous le dôme,
Porte à l'autel trois saints; le fulminant Jérôme,
Et le tendre Augustin, et le zélé Bernard;
Leur lin sacerdotal se déploie au regard.

CHARLES-QUINT, SAINT JÉROME, SAINT AUGUSTIN, ET SAINT BERNARD.

CHARLES-QUINT.

O pères de Sion! docteurs saints! graves ombres!
Est-ce vous qui, sortis de vos sépulcres sombres,
Sur les hauteurs du ciel avez pu vous placer?
En votre noble essor je veux vous surpasser,
Et qu'un nimbe étoilé succède à la couronne
Qu'à mes vains héritiers mon mépris abandonne.

SAINT JÉRÔME.

O roi jaloux des saints! eh! quoi donc? prétends-tu
Faire monter l'orgueil où monta la vertu?
Équitable aux humains, l'arbitre tutélaire
Accorde à leurs travaux un différent salaire:
Héros, ceins ton laurier; la palme est notre prix.
Tu régnas sur les corps, et nous sur les esprits:
Ton empire est la terre, et le ciel est le nôtre.
Un trône t'appuyait; nous, le cri d'un apôtre.
On te nommait un dieu dans tes palais dorés:
Nous bravions tes pareils dans les cours adorés.
Les hommes égorgés te servaient de victimes;
Nous pleurions sous la croix les meurtres et les crimes.
Ta politique aux rangs immolait l'équité;
Nos fraternelles voix prêchaient l'égalité:
Nous disions que les grands ne sont bientôt que cendre,
Que de tous leurs degrés la Mort les fait descendre;
Et que seul ferme et libre, en tous temps, en tout lieu,
Le juste clairvoyant craint les rois moins que Dieu.
Ta fierté despotique eût proscrit notre vie:
D'où vient que notre gloire allume ton envie?
Crois-tu qu'il te suffise, au terme de tes ans,
De vouer aux autels tes loisirs impuissants,
D'achever ta vieillesse en un cloître sévère,
Pour t'égaler aux saints que le monde révère?
Tel paraîtrait moins grand, s'il n'eût, jusqu'au trépas,
Traîné durant un siècle un sort obscur et bas,
Et repoussé des cours les faveurs corruptrices,
Pour marcher, pauvre et nu, vainqueur de leurs délices,
Et laisser aux mortels qu'enfle leur vanité
L'exemple patient de son humilité.
Sais-tu quel fut Jérôme, et comment sa doctrine
Consacra dans ces murs son nom, sa discipline?
Né fier, ardent, subtil, instruit dans tous les arts,
Dont le charme étonnait la ville des Césars,
Du monde, en sa jeunesse, écartant les amorces,
En d'austères ferveurs il consuma ses forces.
S'en vint-il comme toi, de fatigue épuisé,
A l'amour du désert offrir un cœur usé?
Au fond de la Syrie, où Dieu fut son étude,
Avec zèle embrassant la triste solitude,
Sous des antres brûlants, disciple des lions,
Il apprit à rugir contre ses passions.
Ce fut là que, couché sans luxe et sans mollesse,
De sa nudité même il connut la richesse:
Ce fut là que ses sens, émus d'objets impurs,
Des beaux cirques de Rome oublièrent les murs;
Et qu'assailli des traits de ses Vénus infâmes,
De ses membres séchés il éteignit les flammes.
Oui, dès-lors proclamant la liberté, la foi,
Il devint plus fameux et plus puissant que toi.
Des sublimes hauteurs où la vertu se fonde,
J'abaissai mes regards sur les pompes du monde;
Comme un pasteur, debout au sommet des rochers,
Voit à ses pieds l'abyme où luttent les nochers.
Qu'ai-je vu? des honneurs, toujours près du naufrage,
Moins grands que la vertu qui se rit de l'orage:
Un crédit et des biens, dignes de peu d'égards,
Ou donnés, ou ravis par le jeu des hasards:
Le seul juste en son cœur a des trésors durables.
Qu'ai-je vu? des cités un moment admirables,
Que l'affreuse misère ou les coups des fléaux,
Que la discorde atroce aiguisant ses couteaux,
Que l'effroi des prisons, l'horreur des funérailles,
Soulevaient, déchiraient jusque dans leurs entrailles;
Tandis qu'inébranlable entre tous leurs enfants,
Le seul juste résiste aux bourreaux triomphants.
Qu'ai-je vu? des banquets, des théâtres, des danses,
Dont le peuple adorait les fausses jouissances;
Spectacles que payaient son pain ou ses affronts,
Que suspendait souvent un seul mot des Nérons,
Et peu fait pour séduire à leur splendeur funeste
Le juste qu'éblouit l'éternité céleste.
Qu'ai-je vu? des mortels, fantômes-empereurs,
Maîtrisant leurs soldats, non leurs propres fureurs;
Un Goth, un vil Gainas, la terreur d'un royaume,
Redoutable à son prince, et non à Chrysostôme,
Qui prouva que le juste est seul fort contre tous
Pour rompre les conseils des intérêts jaloux,
Et que l'ombre et les bois sont la profonde école
D'où sort avec éclat l'invincible parole.
Qu'ai-je vu? des rhéteurs, des sophistes rivaux,
Par la brigue emportant les prix dus aux travaux,
Et confondus chacun en leur science impie
Par un Dieu méconnu, qui leur ôte la vie.
Qu'ai-je vu? de Thémis les magistrats honteux
Au gré des souverains pesant le droit douteux;
Et que le juste seul, observant la balance,
Retient comme assiégés par sa noble présence.
Qu'ai-je vu? cette terre encline à s'abymer,
Gouffre, où tout s'engloutit comme au sein d'une mer;
Et dont les tremblements, pires que les tempêtes,
Renversent de vos toits les plus superbes faîtes.
Enfin, qu'ai-je donc vu, dans les jours, dans les nuits?
Des pervers qui, semant de formidables bruits,
En leur lit désarmés, quand leur fureur sommeille,
Dorment comme au cercueil, lorsque le juste veille.
Je n'ai donc craint que Dieu, je n'ai cherché qu'en lui
Ma gloire, mes trésors, mon véritable appui;
Et je ne daignai pas, en héros sanguinaire,
Briguer de tes grandeurs le comble imaginaire.
Tout chaste, et vraiment saint, plus épuré que l'or,
Sur des ailes de flamme élevant mon essor,
J'ai, libre de ma chair que brûlait l'abstinence,
Vécu par la pensée, et tout intelligence,
Ravi sur les sommets d'où ce globe n'est rien,
Où la vie est un songe, et la mort même un bien.
Toi donc, monstre affamé du miel de la louange,
Nabuchodonosor, qui régnas sur ta fange,
N'espère pas briller entre les aigles saints
Aux cieux qu'habite l'ame, et les anges sereins.

SAINT AUGUSTIN.

Apprends que pour t'asseoir aux limbes où nous sommes,
En pasteur bienfaisant il faut guider les hommes,
Et, plein de charité jusqu'à son dernier jour,
Remplir la douce loi, qui seule est tout; l'amour.
Aime, a dit le grand Paul; et ma voix le publie.
Le juste adorant Dieu vit pour tous, et s'oublie:
Ce précepte jamais se grava-t-il au cœur
D'un prince ivre de soi, politique vainqueur?
Triste sort d'un tel homme, idole de soi-même!
Que fait-il? il s'absorbe en son pouvoir suprême:
Sa vaine ambition jamais ne s'assoupit:
Il prodigue le sang pour venger un dépit:
Il amasse les biens d'une main criminelle:
Il arrache à Naboth sa vigne paternelle,
Tient sur ses seuls périls les yeux toujours ouverts,
Et s'estime le dieu, centre de l'univers.
Qui produit en son cœur ce désordre coupable?
C'est ce besoin d'aimer à tous inévitable,
L'amour qui nous égare alors que fol et vain
Il n'a point un objet éternel et divin;
L'amour, tendre penchant de nos sensibles ames,
L'amour, alimenté par de célestes flammes,
Plus solide, plus pur, en ses liens charmants,
Que ne le sont les nœuds d'or et de diamants;
L'amour, dont les plaisirs consolant nos misères,
Nous attachant à Dieu, nous attache à nos frères!
Complaire à ce qu'on aime est le vœu de l'amour:
Ce doux espoir, ce soin le presse nuit et jour;
Plus d'orgueilleux projets, plus de noire injustice,
Plus de débats jaloux, plus d'infame avarice;
Il chérit en autrui l'opulence et l'honneur,
Et du bonheur de tous compose son bonheur.
L'homme épris de ses feux n'a point l'œil adultère:
Si des femmes qu'il voit la beauté passagère
Se relève d'atours et s'anime de fard,
Il n'idôlatre pas leurs colliers et leur art,
Et ne sent nulle ardeur corruptible et profane
Pour la fleur qui périt et la chair qui se fane.
Voit-il une indigente et muette beauté
Qu'à l'ombre, et gracieuse en sa simplicité,
Semble orner le malheur empreint sur son visage?
Les consolations, piège où l'ame s'engage,
Ne captiveront pas son cœur sanctifié:
Toute humaine douleur a droit à sa pitié.
Voudra-t-il s'ériger des palais, des portiques?
Graver par-tout son nom en lettres magnifiques?
Non; l'aumône en secret, les charitables soins,
Feront de sa bonté parler mille témoins,
Monuments animés, et voix impérissables,
Qui rediront son zèle aux âges innombrables.
Que les schismes trompeurs et les séditions
Aux fureurs de leurs chefs livrent les nations;
Éloquent, il sait vaincre et l'audace et la ruse
Par une bouche d'or comme le fils d'Anthuse;
Et, non moins fort qu'Ambroise, aux portes de Milan
Il osera fermer le saint temple au tyran.
Qui doute que l'amour rende un cœur intrépide?
Contemple le maintien d'une vierge timide:
Elle aime; et s'effrayant de sa fragilité,
Son scrupule frémit d'une infidélité:
La flamme du jeune âge errante dans ses veines
Allume dans ses sens des rebellions vaines;
Sa constante pudeur, ferme en ses chastes vœux,
Traverse noblement les épines, les feux:
Tel un ange sans corps marche dans sa carrière:
Mais d'un front où reluit une pure lumière,
S'il faut, (triste courage en un objet si doux!)
Qu'elle brave la mort pour son divin époux,
Elle court au martyre; et, de regrets suivie,
Brebis sans tache, aux loups abandonne sa vie.
Juge combien l'amour, triomphant des bourreaux,
Nous aide à surpasser la vertu des héros,
Et du tendre orateur de la chaire d'Hippone
Juge si c'est à toi d'envier la couronne!

SAINT-BERNARD.

Prince, qui dans nos rangs te flattes de siéger,
Bernard veut à son tour ici t'interroger.
Fier d'avoir en tous lieux porté le fer, la flamme,
Ta puissance abdiquée étonne encor ton ame;
Mais, rappelant tes faits, pour mieux te mesurer,
Avec nos saints exploits ose les comparer.
Comment as-tu conquis les villes alarmées?
Par tes ambassadeurs, ton or, et tes armées.
Comment séduisais-tu les peuples éblouis?
Par ta pompe étalée à leurs yeux réjouis.
Comment consternais-tu les états et leurs ligues?
Par mille surveillants, délateurs de leurs brigues.
Quel amas d'instruments, d'armes, et de ressorts!
Moi, sans cour, sans soldats, sans faste, sans trésors,
Hôte obscur de Clairvaux, je montai dans la chaire;
Et soumettant les cœurs à l'esprit qui m'éclaire,
De la cité de Dieu levant les étendards,
Conquérant plus d'états que les fameux Césars,
Triomphant des clameurs que jetait l'hérésie,
Terrible, j'ai versé l'Europe sur l'Asie,
Et de tous ses guerriers grossi la légion
Qui roulait en torrents vers l'autel de Sion.
Seul et nu, d'où tirai-je une telle puissance?
Ce fut de ma cellule et de mon indigence.
A ton art politique aurais-je pu devoir
De si profonds secrets, un si vaste pouvoir?
L'homme qui sous le ciel vit pauvre et solitaire
Se sent victorieux des maîtres de la terre,
Si son ame en effet, droite en sa fermeté,
Se plaît dans la retraite et dans la pauvreté.
Notre corps peut agir parmi la multitude,
Si l'ame en soi toujours garde sa solitude:
Les pensers, au-dessus des vulgaires humains,
Nous en séparent mieux que les déserts lointains,
Et nous fermant l'oreille à l'injure, aux louanges,
Nous font sur l'univers planer avec les anges.
La pauvreté qu'on aime est riche en liberté:
Elle soutient sans peur l'auguste vérité,
Du vain appât de l'or ne se sent point captive,
Des biens qu'elle n'a pas ne craint point qu'on la prive,
Des pontifes, des rois, menace l'appareil,
Ne voit rien de constant que le cours du soleil,
Et par-tout, de ses pieds secouant la poussière,
En méprisant la mort, passe intrépide et fière.
Elle fut ma compagne; elle est l'appui d'un saint;
Et le tissu grossier dont elle m'avait ceint,
M'attira sur la terre un encens préférable
Aux honneurs que s'acquit ta pourpre misérable.
Tels, ces rois des déserts, Elie, et Daniel
Contre leurs ennemis s'armaient des feux du ciel.
Hélas! qu'aurais-tu fait contre nos voix sinistres,
Grand roi, qui ne peux rien sans or et sans ministres?

CHARLES-QUINT.

J'aurais par mes soldats châtié vos pareils,
Dès qu'ils eussent formé de turbulents conseils.
J'aurais été de Jean l'Hérode inexorable,
Si, quittant son désert, apôtre déplorable,
Ceint de viles toisons, il eût dans mon séjour
Paru couvert de cendre, et censuré ma cour.
J'ai régi les mortels: je sais leurs impostures,
Vos ames, doctes saints, étaient-elles si pures?
Tantôt le zèle altier de votre apostolat
Signalait plus en vous un tyran qu'un prélat,
Et, jaloux d'opprimer le peuple ou son monarque,
De l'humble sacerdoce ensanglantait la marque:
Tantôt, martyrs publics des rigueurs de la croix,
Votre orgueil s'abaissait pour abaisser les rois,
Et, rampant au travers de tortueuses routes,
Fuyait les dignités pour les dominer toutes.
Vous subissiez le jeûne au milieu des festins,
Pour repaître l'encens brûlé sur vos chemins:
Vous vantiez le silence et la paix des retraites;
Et l'oubli courrouçait vos vanités secrètes:
Austères avec faste, à l'ombre relâchés,
Vos haines s'accusaient de cent vices cachés:
Et, de vos saints docteurs calomniant la vie,
Un faux mépris de tous décelait votre envie.
Vous prêchâtes la foi, vous qui ne crûtes rien:
Votre art fut de tromper, grands hommes! c'est le mien.

SAINT-JÉRÔME.

Je vois, digne Bernard, ton dédaigneux sourire.
Augustin, revolons à notre heureux empire.
Laissons ce héros nain, déchu de tout espoir,
Se nier des grandeurs que son œil ne peut voir.

Ils disent: Charles-Quint, honteux d'apprendre encore
Qu'il soit pour les esprits des hauteurs qu'il ignore,
Suivit d'un œil si sot leur noble ascension,
Que l'Enfer l'écrasa de sa dérision.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT SEIZIÈME.


SOMMAIRE DU SEIZIÈME CHANT.


Charles-Quint, accablé par la Tristesse, cherche en vain les distractions que lui peuvent offrir les diverses heures du jour: la Tristesse, qui égare sa raison, lui inspire le projet de faire célébrer ses propres obsèques avant de mourir. Tableau du temple où les démons, acteurs de la scène, paraissent en habits sacerdotaux, et chantent la messe mortuaire de Charles-Quint. La Tristesse et la Mort achèvent d'épouvanter l'empereur couché dans sa bière: une fièvre ardente le saisit, et la Mort l'enlève. Fin du drame. A peine la toile est tombée, que le parterre infernal se divise en deux partis; l'un, contre Mimopeste, auteur de la pièce; l'autre, en sa faveur. Le théâtre, détruit par l'Anarchie, s'écroule enfin dans l'abyme.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT SEIZIÈME.


Devant les spectateurs vont se changer sans cesse
Les lieux où Charles-Quint marche avec la Tristesse.
Que l'oreille attentive au fil de ses discours
Des tableaux qu'ils peindront poursuive donc le cours.
Il s'avance, au milieu des chimères, des ombres;
La fille de l'ennui, la Tristesse aux yeux sombres,
L'entraîne hors du temple où des pâles flambeaux
Éclairaient sous ses pieds les marbres des tombeaux.

CHARLES-QUINT ET LA TRISTESSE.

LA TRISTESSE.

Hélas! tu te flattais que l'aurore nouvelle
Retirerait tes sens de leur langueur mortelle:
Te voilà de retour au paisible réduit,
Voisin du temple auguste où tu veillas la nuit.
Tes soins ont décoré cette cellule obscure
En berceau verdoyant d'où te rit la nature;
De là, sur les côteaux, un ciel plein de clarté
Du front épais des bois découvre la beauté;
De là, des prés charmants, où Zéphire, en ses courses,
Mêle ses doux soupirs aux murmures des sources,
Exhalant dans les airs comme un divin encens
Les parfums de leurs fleurs pour enivrer tes sens....
Mais hélas! tout est vain: l'ombre et le jour te blesse.

CHARLES-QUINT.

N'offusque pas mon ame, importune Tristesse!
Et je pourrai me plaire au spectacle riant
Qu'étale sous mes yeux l'éclat de l'Orient.

LA TRISTESSE.

La terre encor dans l'ombre est à demi-plongée;
Ton ame de son deuil est comme elle chargée:
Attends que le soleil, se levant pour vous deux,
Dissipe tes vapeurs d'un rayon moins douteux.
Les brouillards du matin, voilant les paysages,
Compriment ton cerveau de leurs pesants nuages:
A peine, en leurs bosquets, les oiseaux matineux
De premiers sons encor percent les airs brumeux:
Attends leur doux réveil et que leur chant salue
L'astre dont la splendeur va réjouir ta vue.
L'aurore inspire à l'ame un attendrissement
Qui de tes souvenirs redouble le tourment.

CHARLES-QUINT.

A cette heure autrefois, devancé du tonnerre,
Mon coursier hennissait; et, bouillant pour la guerre,
M'emportait sur les monts ou j'allais méditer
Les coups dont l'Occident devait s'épouvanter:
Maintenant seul, oisif, je m'égaie au ramage
De deux chantres ailés qu'emprisonne leur cage.

LA TRISTESSE.

Tu ne les nourris donc que pour les désoler?
Ils respireraient mieux aux vastes champs de l'air:
Ne sois pas leur tyran, et qu'aux cieux ils revolent.

CHARLES-QUINT.

Je crains que les vautours bientôt ne les immolent:
Dès le nid de leur mère élevés par mes soins,
Nés captifs, sauraient-ils pourvoir à leurs besoins?

LA TRISTESSE.

Ainsi tu préparas la longue dépendance
Des hommes, à ton joug façonnés dès l'enfance,
Et qui, si tant d'erreurs n'assiégeaient leurs berceaux,
Vivraient libres au monde ainsi que les oiseaux.

CHARLES-QUINT.

Oui, mon orgueil dément la vérité suprême,
En niant aux humains que leur liberté même
Accroît leur industrie, ajoute à leur vigueur,
Quand leur vertu native est laissée en leur cœur.
Hélas! par cet orgueil de gouverner la terre,
J'ai dans mes longs travaux subi plus de misère
Que tous ces bûcherons qui, vers le sol penchés,
Amassent les rameaux que l'hiver a séchés.
Le soleil resplendit, ô Tristesse! et sa flamme
N'éclaircit point encor les ombres de mon ame...
N'entends-je pas sonner l'heure de mon repas?

LA TRISTESSE.

Ah! remportez ces mets qu'il ne goûtera pas;
Otez ces vins, pour lui trop mêlés d'amertume.
Valets, n'aigrissez pas l'ennui qui le consume:
Respectez sa retraite... Et toi, parcours des yeux
Ces vallons émaillés par les rayons des cieux,
Ces ruisseaux bouillonnants sous les roches voisines...

CHARLES-QUINT.

Toujours des cieux, des eaux, des champs et des collines...
Quel monotone aspect, Tristesse, m'offres-tu?

LA TRISTESSE.

Tu disais autrefois, sous la pourpre abattu,
Toujours des camps, un trône, une cour importune...
Quel spectacle accablant dans ma noble fortune!

CHARLES-QUINT.

Hélas!

LA TRISTESSE.

Pourquoi gémir en ce riant séjour?

CHARLES-QUINT.

Je me sens fatigué de la splendeur du jour.

LA TRISTESSE.

Jamais des nations les trop superbes maîtres
Ne retrouvent le calme aux demeures champêtres.
L'oisiveté te pèse en ces champs producteurs,
Où le travail nourrit d'heureux cultivateurs:
Tes yeux sont ignorants des richesses agrestes;
Tu méprises les fleurs, et les présents célestes;
Et, bien que las du faste et des soins des héros,
Tu hais ta solitude et maudis ton repos.
Mais, privé d'aliments, la faiblesse t'accable...
L'airain encor t'appelle aux plaisirs de la table.

CHARLES-QUINT.

Ah! j'en suis écarté par un dégoût affreux;
Et ce corps que je traîne est un poids douloureux.

LA TRISTESSE.

Peut-être que du soir l'agréable influence
Te fera mieux goûter la paix et le silence,
Moment, où je me plais moi-même à soupirer.
Au doux sein de la nuit tout s'apprête à rentrer:
Entends le pâtre au loin fermant les bergeries,
L'aboi des chiens frappant le seuil des métairies,
Le chant du rossignol attendrir les forêts,
Et sous les noirs buissons frissonner un vent frais.

CHARLES-QUINT.

Suis-je amant, ou poëte? et ma mélancolie
Cède-t-elle aux accès de leur tendre folie?
Non, Vesper et la lune ont des effets plus lents
Sur mes yeux endurcis aux spectacles sanglants.

LA TRISTESSE.

Eh bien! trouble-toi donc d'un plus sombre délire.
Orgueilleux conquérant, long-temps chef d'un empire,
Un ver à tes pieds rampe autour du saint parvis;
Je lui prête une voix ... médite ses avis.

CHARLES-QUINT.

Qu'es-tu devant un prince, ô créature vile?

LE VER.

Moi, je ne suis qu'un ver, misérable reptile;
Mais rampant sur la fange où tu sommeilleras,
Je dis à l'aigle altier: «Je t'attends ici-bas.»

LA TRISTESSE.

Cet insecte abandonne une tête mortelle
Dont le crâne enfermait la plus docte cervelle:
Il te vient avertir qu'au tombeau dont il sort,
Il rongera ta chair, pâture de la mort.
Toi donc qui, des grandeurs quittant la folle envie,
Abdiquas la couronne, abdique aussi la vie.
Tu tiens encor au monde après t'en être exclus,
Fuis-le plus loin encor; va-t'en où l'on n'est plus.
Mais, avec faste orné des habits funéraires,
Ne pars point froid et nu, comme les morts vulgaires;
Et préside, vivant, de l'oreille et de l'œil
Aux chants de ton trépas, aux pompes de ton deuil,
Spectateur animé des larmes que, peut-être,
Feindront tes serviteurs aux cendres de leur maître.

Ainsi dit la Tristesse au fragile empereur
Mais le drame infernal ici change d'horreur;
Et, par d'affreux ressorts que la magie invente,
La scène, au dénouement, se noircit d'épouvante.
D'innombrables Démons marchent en saints prélats
Dans le temple qui s'ouvre et qui reçoit leurs pas.
Les crêpes de la nuit, sépulcrale tenture,
Du dôme et des piliers couvrent l'architecture;
Des dragons enlacés font reluire en tous lieux,
Tels que des lampes d'or, leurs gueules et leurs yeux:
Ils éclairent la nef, le chœur, et sa barrière;
Et d'une croix de feu la sanglante lumière
Domine un sarcophage, où des titres d'orgueil
Argentent les velours, ornements du cercueil,
Édifice paré d'emblêmes héroïques
Dont le néant s'inscrit en lettres magnifiques.
Une chapelle ardente, au haut de cent degrés,
Porte un Diable servi par des diables mitrés:
Sa messe fait répondre en son chant mortuaire
Dix mille diables noirs, échos du sanctuaire,
Qui poussent, au-delà d'un triple paradis,
Les lugubres clameurs d'un bas De profundis.
Cependant Charles-Quint, livide, l'œil farouche,
S'étend au lit de plomb, froide et dernière couche,
Où, près d'un grand linceul, psalmodiant soudain,
La Tristesse et la Mort, une torche à la main,
Exposent la pâleur des traits de la victime,
Qu'un vaste deuil isole, et suspend dans l'abyme;
Et le serpent sonore, et l'orgue aux voix de fer,
D'une ample symphonie ébranle tout l'Enfer.

CHARLES-QUINT, LA TRISTESSE, ET LA MORT.

LA TRISTESSE.

Homme! des rois ainsi finit la race entière.

LA MORT.

De la poussière né, retourne à la poussière.

LA TRISTESSE.

La Mort te paraissait loin de toi; la voici.

LA MORT.

Héros qui me bravais, pourquoi frémir ici?

CHARLES-QUINT.

Me pouvais-je alarmer d'un futur anathême!
Je ne crus point en Dieu.

LA MORT.

Tu t'es donc fait toi-même?

LA TRISTESSE.

Sage et puissant mortel, ton esprit connut-il
Comment ta faible vie a prolongé son fil?

LA MORT.

Tremble qu'en le coupant je ne te précipite
En quelque espace, horrible à ton cœur qui palpite.

CHARLES-QUINT.

Je me suis dit que l'homme, au néant destiné,
Redevient à sa fin tel qu'avant d'être né.

LA TRISTESSE.

Je l'ignore, et te laisse au tourment de ce doute.

LA MORT.

Ame coupable! viens: sais-tu quelle est ta route?
Sors du sang et des os qu'il est temps de quitter.

CHARLES-QUINT.

J'en tressaille en mes flancs.

LA TRISTESSE.

Que peux-tu regretter?
Tourne tes propres yeux sur ta vile dépouille.
Le trouble qui l'émeut, la sueur qui la souille,
De sa fragilité sont les signes certains.

CHARLES-QUINT.

Hélas! dans tout le cours de mes errants destins,
Brûlante d'une ardeur en mes veines cachée,
Ainsi qu'un fumier vil ma chair s'est desséchée!
Mes jours évanouis ont emporté sa fleur.
Las du monde, en ces murs j'ai traîné ma douleur...
Pourquoi seul m'enfoncé-je aux bois voisins du Tage,
En hibou lamentable, en pélican sauvage?
Pourquoi naguère assis au trône des cités?
Pourquoi dans ce linceul, terme des vanités?
De tous ces mouvements quelle raison décide?
Qu'étais-je? hélas! que suis-je? et qu'est-ce qui nous guide?
Ces hommes, ces concerts, que j'entends, que je voi,
Tous ces objets sont-ils en mes sens, hors de moi?
Espace, éternité, qu'êtes-vous? quelle flamme
Trop vive aux yeux du corps, luit pour les yeux de l'ame?
Est-ce que mes terreurs peuplent de visions
Ces cercles infinis, sphères d'illusions?
L'esprit de la lumière, en des cieux sans limite,
Règne ... il ouvre l'enfer à la race maudite...
Devant son tribunal quel sera mon appui?
Trônes, puissance, rangs, tout croule devant lui.

LA TRISTESSE.

Est-il vrai que toujours les morts en paix sommeillent?
La trompette a sonné ... les voilà qui s'éveillent!
La terre voit par-tout les tombes se briser...
Que d'hommes se levant tout prêts à t'accuser!
Les uns, trempés encor des ruisseaux de leurs larmes,
Te présentent leurs fils mutilés par les armes:
Les autres, par leur sang qu'ont versé tes arrêts
Inscrivent les horreurs de tes ordres secrets.
Roi guerrier, vaincras-tu les nombreuses phalanges
Des ames qui, planant sur les ailes des anges,
S'élancent de la nuit pour t'accabler d'effroi,
Et crier dans le ciel: Anathême sur toi!
Juge inique! réponds au seul juge suprême...
L'univers est présent, et tous les siècles même.
Tant de peuples jamais, ni tant de majesté,
N'entourèrent le trône où tu fus écouté.
Parle, déploie au jour ta noble conscience...
Pourquoi balbutier? où donc est ta science?
Quoi! tu restes honteux, muet, et sans couleur!
Ici trop de lumière, éclairant ta pâleur,
Révèle de tes traits les bassesses obscures,
Et des plis de ton cœur les profondes souillures.
Fuis donc! fuis, si tu peux, même le souvenir;
Et cherche le néant, ton dernier avenir.

CHARLES-QUINT.

O ciel! ô Dieu du ciel! prends pitié de mon ame!

LA MORT.

Regarde ces torrents de l'infernale flamme...!
Les cieux, qui sous tes pieds se roulent à grand bruit,
T'abandonnent au gouffre où mon vol te poursuit.
Telles qu'une hydre ouvrant ses gueules avec joie,
Les bouches de l'abyme, affamé de sa proie,
T'engloutissent parmi les brigands couronnés,
Qu'aux yeux des nations ma faulx a détrônés.

CHARLES-QUINT.

Arrête, affreuse mort!...

LA MORT.

Non, mes mains rigoureuses
Vont punir, lâche acteur, tes obsèques menteuses.
Ne t'aperçois-tu pas que, resté sans témoin,
La foule, en te raillant, s'est écoulée au loin?
Et qu'enlevé déja de tes linceuls funestes,
On t'a mis en un lit ... où je veux que tu restes.

CHARLES-QUINT.

Où suis-je?... ô songe horrible! ah! je m'éveille enfin...
Doux éclat!... je revois les rayons du matin...

LA MORT.

Que dis-tu? la nuit règne, et l'hémisphère est sombre.

CHARLES-QUINT.

Non, mes yeux sont ouverts...

LA MORT.

Sous les voiles de l'ombre
Le délire t'aveugle, et porte en ton cerveau
Un faux jour, et l'horreur d'un désordre nouveau:
Des organes troublés effroyable chimère!
Meurs donc, meurs! il est temps, roi fou, que je t'enterre.

Elle arrache aussitôt l'ame à ce noble corps,
Qui n'est plus rien: Dieu seul sait ce qu'il fait des morts.
Ici la toile tombe, et finit l'acte immense.
Mais au parterre ému quelle guerre commence!
Que je compare au bruit des torrents et des airs
Les applaudissements, les sifflets des enfers;
Que je rappelle ici les volcans, les tempêtes,
En éternel écho des poétiques têtes,
Mes vers ne feront pas ouïr à l'auditeur
Ce cirque furieux, tout vociférateur.
Oh! c'est en cet instant, Muse, que je t'invoque!
Prête, prête à mon luth un son perçant et rauque,
Qui plaise à la discorde et l'imite en ses cris;
Et non ces doux accents dont les cœurs sont épris,
Qui charment les humains de langueurs si touchantes,
Et font aimer la paix, alors que tu la chantes.
Le tumulte confus du cirque ténébreux
Long-temps de tous les bruits ne fit qu'un bruit affreux:
Mais comme, sous les flots d'une épaisse fumée,
Au faîte d'une ville en des feux abymée,
Se perd dans un chaos la face des objets,
Jusqu'à l'heure où, lançant quelques lumineux jets,
La flamme en ces vapeurs éclaire enfin la vue:
Ainsi, lorsque la foule applaudit, siffle, et hue,
Tout se confond d'abord; mais enfin les clameurs
Distinguent deux partis au milieu des rumeurs:
L'un, s'écriant, bravo! veut voir l'auteur paraître,
L'autre, criant, à bas! frémit de le connaître.
Le rideau cependant remonte; et mille voix
Font trembler les piliers et le cintre à-la-fois.
Sans frayeur de l'orage, apparaît au théâtre
L'acteur, encor sali de carmin et de plâtre,
Qui, dépouillé des traits de Charles-Quint joué,
Et du manteau tragique aussitôt secoué,
A repris des Démons les gigantesques formes,
Et leurs mains, et leurs pieds, armés d'ongles énormes.
Ce mime est de l'enfer, où son art s'enflamma,
Le sublime Lekain, le terrible Talma;
Sensible et déchirant, nul ne fut plus habile
A peindre l'ame humaine en sa face mobile;
Son vaste sein, foyer d'un cœur tout véhément,
De pathétique empli, l'épanche largement:
S'il imite l'effroi, le remords sur le trône,
Son front pâle ressemble au front de la Gorgone:
S'il veut des passions exhaler les douleurs,
Brisée en longs sanglots, sa voix se fond en pleurs:
Le parterre, frappé de sa magie extrême,
Pense, au malheur qu'il feint, voir le malheur lui-même.
L'acteur ouvrit la bouche, et crut, par ses accents,
Surmonter la hauteur des bruits retentissants:
Mais ses lèvres formaient des paroles perdues.
Ainsi des noirs hivers quand les neiges fondues
Sur les flancs des rochers tombent avec fracas,
Si, du torrent grossi traversant les éclats,
Les voix de deux pasteurs s'appellent des deux rives,
Son cours emporte et rompt leurs clameurs fugitives.
La fureur des Démons, et huppés, et titrés,
Descend de loge en loge aux plus bas des degrés:
Là, des derniers lutins l'épaisse populace
Autour des cabaleurs, et se rue, et s'entasse.
Ainsi, lorsque les grands accordent aux petits
Ces jeux, payés si cher, qu'on leur donne gratis,
Du plus vil peuple on voit la multitude immense
Couvrir un cirque entier, sali de sa présence:
Ainsi l'amas infect de Diables tout fangeux
Formait le centre obscur du parterre orageux.
Ce sont bandits, experts en tous métiers perfides:
Les uns, noirs recruteurs, sont fumants d'homicides;
D'autres, en plein marché, vendeurs non scrupuleux,
Ont des litres menteurs, et des poids frauduleux:
Ceux-là chez nos Thémis s'inscrivent en faussaires;
Ceux-ci, sur leurs fourneaux, impurs apothicaires,
Dosent leur arsenic en de coupables mains,
Et de l'humeur de vivre ils purgent les humains.
D'autres, fatals Hermès, altèrent la monnaie;
D'autres sont croque-morts, le sépulcre les paie:
Apprentis carabins, ceux-là, d'un coup mortel,
Hâtent l'agonisant, convoité du scalpel.
Huissiers, greffiers, et clercs, engeance de vampires,
Ivrognes, débauchés, filoux, escrocs et sbires,
Sirènes des égoûts, harangères Vénus,
Sous les bourgeons en fleurs vendant leurs charmes nus;
Des enfers, en un mot, la plus vile canaille
Tout-à-coup se déchaîne, et hue, et siffle, et braille.
Elle garda long-temps un silence hébété,
Muette d'ignorance et de stupidité:
Ces ressorts que chez nous le vulgaire idolâtre,
Les éclatants décors, les beaux coups de théâtre,
Et le lustre étoilé des princes histrions,
Avaient conquis, ravi ses admirations:
Mais, répondant aux cris des nobles galeries,
Jusqu'aux voûtes monta le cri de ses furies.
Telle, quand des états les chefs ambitieux
Donnent le premier branle aux partis factieux,
L'écume des ruisseaux, la plèbe enorgueillie
Gronde, fait bouillonner sa plus infâme lie,
S'emporte, se déborde; et, sous le joug des lois,
De la démagogie hurlent toutes les voix:
Telle, de ces damnés la cohue insolente
Au vaste amphithéâtre imprime l'épouvante.
Tout rugit: cependant le Stentor des Démons
Fait sortir ce discours de ses larges poumons;
Perché sur un haut banc, en épervier farouche,
Qu'attache un pied crochu sur une vieille souche:
«Par un juste suffrage accueillons notre acteur,»
Dit-il, «mais que du drame il nous taise l'auteur.
«Son ouvrage sans goût, sans règle, sans morale,
«N'a qu'une vérité hideuse ou triviale.
«J'ai frémi, mais d'horreur; j'ai ri, mais de pitié.
«Le monstre qui le fit doit être châtié,
«Écorché, scié, cuit ... il faut que sur la claie
«On le traîne, percé d'une éternelle plaie;
«Ou qu'il soit à l'oubli condamné sans retour:
«L'orgueil est d'un auteur le plus cruel vautour.
«Mais non, de notre enfer déchaînons la critique;
«Qu'il se torde à jamais sous sa dent satirique,
«Et que, de tous les sens en lambeaux déchiré,
«Il rende au noir chaos ce qu'il en a tiré.»
Il dit, roulant un œil où pétille sa rage,
Qui des autres lutins recherche le suffrage:
Mais l'un des plus bouillants, qui veut lui répliquer,
Sentant à ses esprits les paroles manquer,
Pour mieux humilier sa critique verbeuse,
Lui tire, en grimaçant, une langue moqueuse.
Celui-ci, pour punir ce dédain trivial,
Se tourne, en lui montrant son anti-facial.
Le bruit s'accroît. Voici qu'un autre Diable grimpe,
Ami du nourrisson de l'infernal Olympe:
Son aigre voix glapit sur le vacarme entier.
Tel entre des tambours perce un fifre guerrier.
«Est-ce en vain qu'en ces vers, peintre de la nature,
«Le poëte, arrachant tout masque à l'imposture,
«Produit, s'écria-t-il, sans peur, sans préjugé,
«Du fécond univers un vivant abrégé?
«L'abandonnera-t-on aux cris de la cabale?
«Comment du goût, des mœurs, est-il donc le scandale?
«Il ne saurait blesser les règles des rhéteurs,
«Étant hors de la loi des classiques auteurs;
«Non moins original que le furent eux-mêmes
«Ces hardis inventeurs de nos doctes systêmes,
«On les siffla jadis; on le hue à son tour:
«De l'avenir peut-être il deviendra l'amour.
«Son style, en descendant du ton noble au vulgaire,
«Évite mieux l'ennui qu'en un mode ordinaire.
«A quoi bon asservir l'esprit, né dans son sein,
«Au modèle idéal de l'antique dessin?
«La nature est diverse, immense, affreuse, et belle:
«Son tableau grand, bizarre, et varié comme elle,
«Alliant tous les tons, rompant chaque unité,
«Échappe à la froideur de l'uniformité.
«Les peuples, qu'instruirait le cours d'un tel ouvrage,
«Voyant périr deux rois, les plus grands de leur âge,
«L'un, en cerveau brûlé, l'autre, d'un mal impur,
«Sentiraient que des lois le seul empire est sûr.
«N'est-ce rien que d'avoir calculé dans sa tête
«Ce vaste plan moral? l'auteur est-il si bête?
«Sa fable, dites-vous, mérite un châtiment:
«Que peint-il? ce qu'au monde on fait impunément.
«Ne frémissons-nous pas, tout damnés que nous sommes,
«Lorsqu'il nous faut, témoins des cruautés des hommes,
«Voir les tigres, les ours, orner leurs écussons,
«Et leur gloire nourrir et corbeaux et poissons?
«Voir les peuples agneaux immolés en hosties;
«Le crime sur l'autel asseoir ses dynasties;
«Haine, avarice, orgueil, sous de saints capuchons,
«Dans nos ardents brasiers attiser les brandons;
«Voir le rire apprêter la corde aux calvinistes,
«Et la pudeur en proie au viol des papistes;
«Voir baptiser de sang d'incrédules beautés,
«Dont la Luxure en froc fouette les nudités:
«Des bibles, des missels, voir les sinets mystiques
«Cousus, d'un doigt railleur, aux fesses hérétiques,
«Par d'enjoués bourreaux, par de gais assassins...
«Ah! nous-mêmes, près d'eux, nous serions de vrais saints!
«Osons dire tout...! Non. Notre pudeur m'arrête;
«Je vous ferais dresser les cornes sur la tête!
«L'antropophage impie, en son acharnement,
«Ne fait pas ce qu'ils font, religieusement.
«Quoi! ces hommes, d'un Dieu se prétendant l'image,
«L'un par l'autre écrasés, n'écoutent que leur rage!
«Quoi! ces monstres pourront, dans leurs hideux transports,
«Percer de traits aigus les ames et les corps,
«Et viendront nous chanter ces mots, Indépendance,
«Charité, Sainteté, Chasteté, Tolérance!
«Oh! préférons l'horreur de nos punitions
«A ce qu'ont inventé leurs noires passions!
«Souffrons donc qu'un spectacle aux enfers nous retrace
«Les vices que sur terre on envisage en face.
«Craignez-vous que, honteux d'être moqué de nous,
«L'homme ne se corrige?... Ah! tranquillisez-vous;
«Ses mœurs seront toujours criminelles, infâmes,
«Dût-on, chez les mortels, jouer même nos drames.
«Là, qui les jugerait? un famélique essaim,
«Vendant le fiel jaloux qui bouillonne en son sein,
«Dont l'immoralité, ne prêchant que morale,
«Noie honneur et bon sens dans son encre vénale.
«Qui les écouterait? des spectateurs légers,
«Faibles cerveaux, émus par des traits passagers,
«Et de qui la mémoire, en sa marche incertaine,
«Oublie où s'attacha le long fil d'une scène;
«Peu faits pour mesurer par quels puissants efforts
«Vers un seul but profond tendent de grands ressorts.
«Honneur à ce travail! il est digne d'un Diable.
«Craignons que la colère injuste, impitoyable,
«Comme chez les humains, ne dicte nos arrêts,
«Dont l'affront éternel nous flétrisse à jamais.
«Un ouvrage a, par-fois, les beautés qu'on lui nie.
«Gare au sot tribunal qui proscrit le génie!»
A ce mot, ô discorde! ô désordre! ô terreur!
Le cirque est une arène où combat la fureur.
Les princes infernaux lancent dans le parterre
Trente griffons armés, pour terminer la guerre:
La rage s'en accroît; on mugit autour d'eux.
Les Diablesses, fuyant ce spectacle hideux,
Volent, jetant des cris en nocturnes chouettes.
Des loges et du cintre on perce les retraites;
Et se précipitant des plus hauts des balcons
Sur les derniers des bancs roulent mille Démons.
Tous ceux de qui la foudre avait brûlé les ailes,
Titans, demi-roués en leurs chûtes cruelles,
Bondissent en tombant: telle, d'un pesant choc,
Si du sommet d'un mont le temps détache un roc,
Sa masse retentit sur la plaine ébranlée.
Figure, si tu peux, cette horrible mêlée,
O Muse! aide ma vue à mesurer le tour
Du parquet infernal éclairé d'un faux jour,
Plus vaste que ne sont les abymes stériles
Des ardents souterrains, dévorateurs des villes;
Et non moins spacieux que le cercle étoilé
Qu'embrasse un esprit docte, à qui rien n'est voilé;
Hauteur, d'où les humains, bornés dans leurs limites,
Paraissent à son œil des mouches et des mites.
Misérables damnés! votre dernier loisir
S'écoule en ces fureurs promptes à vous saisir:
L'inflexible Destin déja commande aux Heures
De vous rendre aux tourments de vos tristes demeures.
Xiphorane descend, et s'écriant trois fois:
«Anarchie!» Oh! quel monstre apparut à sa voix!
Hydre informe et sans yeux, de ses mains furieuses,
Elle-même abattant ses têtes odieuses,
En nourrit une seule; et d'un bandeau sanglant
Sur ses propres débris la couronne en hurlant:
Cette tête aggrandie, et d'elle encor frappée,
Tombe, et l'hydre renaît de sang toujours trempée.
Tel est le monstre. «Accours, épouse du Chaos,
«Toi qui souffles la guerre, et qui hais le repos,
«Des équitables lois ennemie éternelle,
«Dans tes cent mains, dit-il, que la flamme étincelle.»
L'hydre aveugle l'entend, plane, et d'un vague essor
S'abat des hauts plafonds sur les balustres d'or:
Des décorations la rougeâtre lumière
Allume tout-à-coup sa torche incendiaire.
Sous vingt trombes de feu, piliers, voûtes, lambris,
Croulent sur les démons embrasés et meurtris;
Et, tel qu'un puits sans fond, le gouffre à ces ruines
Ouvre, en les entraînant, ses routes intestines.
Leur immense théâtre en cendres se réduit,
Et ne laisse après soi que le vide et la nuit.
Sauve-moi de leur gouffre, ô Dieu vengeur du crime!
Dieu, pour qui notre monde est un point dans l'abyme!
Théose! être éternel, présent à l'infini!
A tout ce qui se meut ton mystère est uni.
Être que tout ignore, et que pourtant mon ame
Invoque, et sent par-tout quand s'élève sa flamme!
Dieu, principe sans forme, inaccessible à tous,
Créateur des soleils qui rayonnent sur nous,
Auteur de tant de cieux inconnus de la terre,
Tu formas les tissus de la mouche éphémère;
Tu n'as pas négligé le ressort palpitant
De son corps invisible, atôme d'un instant;
Et la moindre vapeur, globule de rosée,
Suit ta loi souveraine aux sphères imposée.
Tout n'est que profondeur qui cache ton pouvoir.
Toi, que j'ose implorer, te puis-je concevoir?
Sais-je ce que je suis? pourquoi j'entends et pense?
Si ton souffle bientôt retire ma présence
Du théâtre vivant où chacun est acteur,
Ah! que de l'ordre au moins un moment spectateur,
Je voie, avant ma mort, l'homme sincère et libre,
Des lois, reines du monde, observer l'équilibre,
Saper du fol orgueil l'édifice abattu,
N'aspirer qu'aux grandeurs de la noble vertu,
Gouverner par Thémis république ou royaume,
Juger d'un œil égal le palais et le chaume,
Ouvrir son toit, son cœur, à l'humble adversité,
Ne plus, d'un joug sanglant, fouler l'humanité,
Enrichir par le fer la seule agriculture,
Paisible conquérant, explorer la Nature,
Et des Arts, du Commerce, étendant le pouvoir,
Envahir hardiment les trésors du savoir!
Dieu! qu'au néant, enfin, rentre l'Hypocrisie,
Qui change en un enfer le trajet de la vie;
Et je rendrai sans peine, au sein de l'univers,
Cette ame qui te cherche, et qui dicta mes vers.

FIN.


ON TROUVE DU MÊME AUTEUR,

Chez BARBA, libraire, galerie du Palais-Royal, derriere le Théâtre-Français.

Agamemnon } tragédies en 5 actes.
Ophis
Isule et Orovèse
Charlemagne
Pinto, ou la journée d'une conspiration, comédie historique, en 5 actes et en prose.
Le Frère et la Sœur jumeaux, } comédies en 3 actes.
Le faux Bon-Homme,
Le Complot domestique,
Les Ages Français, poëme en strophes et en 15 chants.

Chez NEPVEU, libraire, passage des Panoramas, nº 26.

  • L'Atlantiade, ou la Théogonie Newtonnienne, poëme en 6 chants.
  • Homère, } Alexandre, poëmes en 4 chants.
  • L'Homme renouvelé, récit moral, en vers.
  • Agar et Ismaël, scène orientale.
  • La Méroveïde, poëme héroï-comique, en octaves, et en 14 chants.
  • La Panhypocrisiade, ou le Spectacle infernal du seizième siècle, comédie-épique, en 16 chants.
  • Cours analytique de Littérature générale, prononcé à l'Athénée de Paris, 4 vol. in-8º.

Chez LALOY, libraire, rue de Richelieu, vis-à-vis la rue Feydeau.

Les quatre Métamorphoses, poëmes.

Chez FIRMIN-DIDOT, imprimeur du Roi, de l'Institut, et de la Marine, rue Jacob, nº 24.

  • La Méroveïde.
  • La Panhypocrisiade, ou le Spectacle infernal du seizième siècle.

Les Éditions de Plaute et de Christophe-Colomb, comédies en 3 actes et en vers, et de Baudouin, empereur, tragédie en 3 actes, sont à refaire, ayant été détruites dans un incendie.


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