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La Panhypocrisiade, ou le spectacle infernal du seizième siècle

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D'où vient que dans mes eaux à jamais abymés,
Se dévorent ainsi tant d'êtres animés,
Que mon lit est sans cesse enrichi de naufrages,
Et que mes flots rongeurs, creusant tous les rivages,
Vers l'occident poussés d'un éternel penchant,
Menacent pas à pas tout le globe en marchant?
La vie est fugitive en tout ce qui respire,
Comme le cours de l'onde en mon sein qui soupire,
Où chaque vague, enflée au gré de mes reflux,
Semble dire, je suis! tombe, et déja n'est plus.
Quoi? des créations, si tout est périssable,
Le néant fut-il donc le but inévitable?

LA MÉTEMPSYCOSE.

Contemple l'univers dont le double ressort,
Principe de durée, est la vie et la mort,
Il n'est point de néant; rien ne périt; tout change.
Tous les êtres, dans l'ordre où leur chaîne les range,
Objets des mêmes soins en leurs instants divers,
Aux yeux de la Nature également sont chers.
Elle fait circuler le feu dont elle est pleine
Du ver à l'éléphant, de l'huître à la baleine;
Et l'animal, nourri des sucs du végétal,
A la plante à son tour rend l'aliment vital.
Ainsi se variant, l'ame, ni la matière,
Ne consument jamais leur essence première.
Du fond de l'Océan au centre du soleil,
L'une, au gré d'un pouvoir à sa masse pareil,
S'attire, se transforme et ne peut se détruire:
L'autre, enflammant les corps prompts à se reproduire,
Prodigue sa vertu, dans les airs, sous les eaux,
Du dernier des poissons au premier des oiseaux,
De l'humble insecte à l'homme; et ce constant miracle
D'un cercle sans repos présente le spectacle.
Comme en tous temps les nuits succéderont aux jours,
Sur le globe amenés par les mêmes retours;
Comme on voit les saisons, qui s'entraînent sans cesse,
A la terre enlever et rendre sa jeunesse,
Et le même flambeau, qui mesure le temps,
Distribuer l'ardeur de ses rayons constants;
On voit la même flamme, abondante, infinie,
Source d'intelligence à la matière unie,
Passer aux animaux, qui passent à jamais,
Images de leur race immortelle en ses traits,
Et prêter la chaleur aux organes sensibles
Des êtres expirés moules indestructibles.
Ces immuables lois des atômes mouvants
Font naître de la mort tous les germes vivants:
Voilà comment toujours, et semblable, et nouvelle,
Ne s'épuisant jamais, la Nature éternelle,
Dévorante à toute heure, et féconde en tout lieu,
Attestera sans fin la puissance d'un Dieu!
Le plus sublime esprit qu'ait vu le monde encore,
Qui le croirait? un homme; oui, jadis Pythagore,
Réfléchit, révéla ces pures vérités:
Mais les fables, les temps ont voilé ses clartés;
Et la transmission de l'ame universelle
Ne parut qu'un vain rêve au préjugé rebelle.
Sans doute qu'arrêtant les regards indiscrets,
Le divin Créateur veut cacher ses secrets,
Et soulève l'erreur contre la créature
Dont l'œil hardi se plonge au sein de la Nature.

Ce discours élevé, peu fait pour nos esprits,
Des démons, nés savants, fut clairement compris;
Et l'applaudissement couvrant la scène entière
De ce brillant systême accueillit la lumière.
Cependant le théâtre, image de nos jours,
En spectacles changeants si varié toujours,
Reproduit aux regards Rome jadis sanglante,
Où du grand Charles-Quint la pompe triomphante
Fournit un intermède au drame suspendu
Dont au gré des démons le fil est détendu.
Au bruit de la trompette et de la mousquetade,
Paraît de Charles-Quint la noble cavalcade.
Des temples jour et nuit passant dans les palais,
Des bords siciliens porté de dais en dais,
Il revient, orgueilleux du nombre de victimes
Dont sa flotte engraissa les monstres des abymes,
Faire admirer à tous sa magnanimité
En héros de la paix et de l'humanité.
La foule à rangs épais s'étend sur son passage,
Où des arcs triomphaux l'immense échafaudage
Élève jusqu'aux cieux mille emblêmes flatteurs
Arrachés aux cerveaux des Apollons menteurs.
Les géants terrassés par le dieu des tempêtes,
Les Alcides, les Mars, les aigles à deux têtes,
Thémis assise encor sur le trône des lois,
L'Afrique dans les fers pleurant sur son carquois,
Proserpine et Cérès apportant leurs offrandes,
L'abondance et les ris couronnés de guirlandes,
Et les distiques vains par les muses tracés,
Sont les lâches tributs des arts intéressés.
Eux, chargeant de festons des planches et des toiles,
Y peignirent l'olympe, et mille et mille étoiles,
Qui ne trompaient pas mieux que les inscriptions
Où l'empereur se dit l'amour des nations,
L'honneur du monde entier, son soleil, et sa gloire,
Et le premier des dieux consacrés par l'histoire;
Épuisant tous les noms que pourront obtenir
Tous les héros futurs des flatteurs à venir,
Et condamnant ainsi la foule adulatrice
A n'être en les louant que basse imitatrice.
En ordre se suivaient les troupeaux de guerriers,
Blêmes, et las du faix de leurs poudreux lauriers;
Les traits secs et bronzés de leur mâle visage
Attestaient les travaux subis par leur courage;
Et ces tigres, ces ours, nés pour tout ravager,
S'avançaient en moutons soumis à leur berger.
Les chefs, sur des coursiers les plus beaux de la troupe,
Argentés au poitrail, argentés à la croupe,
Caracolaient entre eux, s'admirant plus que tous,
Et fiers de leurs plumets comme les paons jaloux.
Chacun, se rappelant quelques hameaux en cendre,
Croyait sur Bucéphale être un autre Alexandre;
Et de loin leur orgueil saluait d'un souris
Les balcons où venaient s'offrir leurs Thalestris.
Des nombreux fantassins les phalanges plus lentes
Portaient de vingt pays les enseignes sanglantes:
Leurs pas se mesuraient au bruit de leurs tambours.
De la cérémonie augmentant le concours,
Les captifs africains, sous leurs habits mauresques,
Relevaient ces aspects rendus plus pittoresques.
Derrière eux, cheminaient les esclaves chrétiens,
Dont avec trop d'éclat on brisa les liens:
Des veuves saintement portant des croix, des cierges,
Et des filles de Dieu, que l'homme croyait vierges,
Bénissant le vainqueur, s'unissaient pour chanter
Ses modestes vertus qui se laissaient vanter.
Sur des chars qui traînaient d'élégantes altesses,
Squillace, la plus belle au milieu des princesses,
Montrait les lys d'un sein de joie épanoui,
Trésor dont l'empereur avait, dit-on, joui.
Un brillant équipage attirait après elle
L'aimable Bisignan, trahie, et non moins belle;
Épouse d'un vieux prince, elle sut galamment
De son jeune empereur faire un heureux amant:
Mais de lui négligée, et refusant d'y croire,
Du rang de sa rivale elle affecte la gloire,
Et, sur ses diamants, dans ses amples velours,
Semble éclater le prix de ses libres amours.
Un cortége empressé qui suit la favorite
Précède avec splendeur celui de Marguerite,
Fille de Charles-Quint, fruit des baisers secrets
Qui d'une mère pauvre ont souillé les attraits;
L'orpheline Vangest, belle et dans l'indigence,
Chez un comte flamand cachait son innocence:
Son bienfaiteur pervers, courtisan assidu,
Se voulut enrichir aux frais de sa vertu:
Charles-Quint sur ses pas la vit dans une fête,
Et charmé, la voulut revoir en tête-à-tête:
Marguerite naquit de leur lit clandestin,
Et l'illustre empereur illustra son destin:
Mille bouches aussi répétaient à la ronde;
«Hommage à la vertu de ce maître du monde!»
Alarçon et Dugast, de leurs crimes honteux,
Révélaient le salaire en leur luxe pompeux.
Le prince Bisignan, plein d'orgueil en son ame,
Marchait, levant un front rehaussé par sa femme;
Et son génie actif n'attribuait qu'à soi
Tant de gouvernements qu'il obtint de son roi.
Les grands, les chanceliers, les chambellans dociles,
Portaient le globe d'or, le pain, les clés des villes.
Apôtres du seigneur, confessez qu'en ce lieu
Vous rendiez à César ce qu'on ne doit qu'à Dieu:
Marchiez-vous sous le lin, humbles de contenance?
Non, sous des chapes d'or, fiers de votre opulence;
Crossés et mitrés d'or, vous guidiez pesamment
Votre grave empereur comme un Saint-Sacrement.
Les princes de l'état, vos rivaux hypocrites,
Étalaient sous les yeux deux couronnes bénites;
L'une de fer, jadis l'orgueil des rois lombards;
L'autre d'argent, non moins respectable aux regards,
Bandeau que d'âge en âge un vieux glaive accompagne,
Et qu'autrefois, dans Aix, consacra Charlemagne.
Une couronne d'or les suit; mais sa splendeur
Du front de Charles-Quint décore la grandeur.
Sous le damas et l'or d'un haut dais magnifique,
Charles, sur un coursier, fils bouillant de l'Afrique,
Dont le col, et le frein, et les pieds brillants d'or,
Rélèvent une housse où l'or éclate encor,
Tenant un sceptre, enflé de pourpre impériale,
Affectait dans son port la clémence royale.
Il marchait entouré de nobles chevaliers
Que de la toison d'or surchargeaient les colliers,
Et qui, du riche dais soutenant l'étalage,
Formaient sous le harnois son superbe attelage.
Quatre seigneurs tenaient la bride et l'étrier:
Le sot peuple en chacun voit un palefrenier:
Trop vil, des nobles rangs sait-il quelle est la marque,
Que plus les grands sont bas, plus grand est le monarque,
Et que ces nobles, fiers de leur servilité,
Pour s'arracher la bride avaient deux mois lutté?
Le vulgaire, ébloui du train des équipages,
Confondait en passant les valets et les pages,
Adonis galonnés, que les dames de cour
Pour le même service épuisaient tour-à-tour.
Vingt prêtres sur leur mule, ô quel pieux exemple!
Conduisent Charles-Quint jusqu'aux parvis du temple:
Il entre; et mille feux, jaillissant en éclats,
Sur les arcs triomphaux croulants avec fracas,
Se consument dans l'air en astres phosphoriques,
Et ne laissent, au lieu de ces marbres antiques,
Fondement des palais érigés autrefois,
Que des amas poudreux de cartons et de bois,
Reste décoloré de ces vains artifices
Pour qui sont des Titus tombés les édifices.
Un voile, se roulant devant les spectateurs,
Du sanctuaire enfin découvre les acteurs.
Au son des instruments déja les voix unies
Remplissent tout le chœur de saintes harmonies:
Et lorsque l'empereur, courbé sur un coussin,
Du pape couronné sur un trône voisin
Eut, en baisant son pied, scellé les impostures,
On vit, en s'embrassant, rire ces grands augures.

PASQUIN ET MARPHORIUS.

PASQUIN.

Entends ce Te Deum; conviens, Marphorius,
Qu'il vaudrait mieux chanter Diabolum laudamus!

MARPHORIUS.

Pasquin, es-tu surpris que l'église de Rome
Brûle un encens divin au plus infernal homme,
Et qu'un servile amour pour ce tyran fêté,
Fasse braire son peuple, âne qu'il a bâté?

PASQUIN.

Non, je sais trop qu'aux yeux de la foule éblouie
La splendeur des pétards efface un incendie;
Et que sur nos pavés la poussière des chars
Couvre bientôt le sang versé par nos Césars:
C'est pourquoi je voudrais que l'Église équitable
Ne rendît pas à Dieu l'honneur qu'on doit au diable.

MARPHORIUS.

C'est l'œuvre du démon le plus docte en ce lieu
De consacrer toujours le mal au nom de Dieu.

PASQUIN.

Afin qu'au temps futur la véridique histoire
Offre les imposteurs en modèles de gloire.

MARPHORIUS.

A quoi bon te fâcher de ce que les humains
Vendent aux conquérants leurs langues et leurs mains?
Pourquoi, leur enviant des suffrages, qu'ils paient,
Et les soumissions des villes, qu'ils effraient,
Verser, comme un pédant, ton humeur en grands mots
Sur l'appareil plâtré qui masque les héros?

PASQUIN.

Non, rions-en plutôt: et que mes pasquinades
Soient l'éternel effroi de ces charlequinades.

En achevant ces mots, déja sont disparus
Les masques de Pasquin et de Marphorius:
Et, poursuivant son fil, l'intérêt de la scène
Passe des bords du Tibre aux rives de la Seine,
Entre ces verds coteaux dont les antiques bois
Du hameau de Meudon couvraient les premiers toits;
Lieux reculés, charmants, asyle solitaire
D'un grand magicien, hôte d'un presbytère,
D'où ses yeux dominaient sur les vallons fleuris
Qui s'étendaient au loin jusqu'aux murs de Paris.
Cet enchanteur fameux n'a point l'ame noircie
Des apparitions de la nécromancie;
Mais, pour frapper gaîment tous les cerveaux émus,
Le rire lui prêta la verge de Momus.
Un bonnet doctoral ombrage sa tonsure;
Habile en tous métiers, il en sait l'imposture:
Père de l'enjouement, Rabelais est son nom.
Chez lui, sous des grelots, apparaît la Raison.

RABELAIS, ET LA RAISON.

RABELAIS.

Oh! oh! que te voilà plaisamment habillée,
Ma vieille amie! Oh! oh! qui t'a donc dépouillée
De la toge à longs plis, des lourds manteaux flottants
Qui te paraient aux yeux des sages du vieux temps?

LA RAISON.

Moi-même: lasse enfin que mon grave étalage
Ne m'attirât par-tout qu'affronts et persifflage,
Voyant que la Folie, un bandeau sur les yeux,
A guider les humains réussissait bien mieux,
Au moment quelle entrait chez Erasme, que j'aime,
Et qui raille les fous par son éloge même,
Pour animer ici tes joyeux entretiens,
J'empruntai ses dehors en lui prêtant les miens,
Et lui laissant ma robe et mon ton pédantesque,
Me voici, Rabelais, sous son habit grotesque.

RABELAIS.

Ma naïve compagne! égayons-nous céans;
Arrive qui pourra de nos petits géants!
Foin des papes, des rois, et de qui les conseille!
Faisons mousser la verve!... Haut le cul, la bouteille!
Trousse ta jupe immense, incommode attirail!
Trémousse cette queue ouverte en éventail!
Redresse ta couronne en crête enorgueillie!
Sonnez grelots, clinquant, huppes de la Folie!
Sautez, sceptres! craquez, rubans et parchemins!
Raison, amusons-nous à ces drelin, din, dins!
Ah! ah! ah! quoi l'orgueil s'enflamme, s'évertue,
Pour ces colifichets dont tu t'es revêtue!
Oh! oh! oh! j'en ris tant que je me sens peter
La cervelle... Oui, voilà de quoi me dérater.

LA RAISON.

De grace, en tes propos un peu plus de réserve...

RABELAIS.

Ouais! ferais-tu la prude? allons, gai, ma Minerve!
Le peuple est attristé des refrains du Missel,
Mais savoure à plaisir les bons mots à gros sel:
Et mes joyeux rébus, que tout bas on répète,
Poussent même à la cour le bons sens en cachette.

LA RAISON.

Certes, le plus grand mal est par tout l'univers,
De voir les faits honteux de décence couverts;
Et des fausses grandeurs on détruirait les causes,
Si tout franc par leurs noms on appelait les choses.
Çà, dis-moi, qu'as-tu fait dans tes libres instants?

RABELAIS.

De magiques miroirs aux princes de nos temps:
Là, se verra mon siècle; et gaîment, après boire,
Pour les rieurs futurs j'en écrirai l'histoire.
Vois-tu ces ogres-là s'ébattre et festoyer?

LA RAISON.

Oui.

RABELAIS.

C'est Gargantua, sorti de Grand-Gousier;
Race en gloutonnerie opérant des merveilles:
Leurs larges avaloirs, leurs dents jusqu'aux oreilles,
Mangeant hommes vivants, bœufs, et porcs, et moutons,
Dépeuplant l'air d'oiseaux et la mer de poissons;
Leur généalogie, aux yeux d'un docte juge,
Où remonte si haut, au mépris du déluge,
Un aïeul, enjambé sur l'arche de Noé;
Beau titre, qu'un Cyrus n'eut pas désavoué;
Les arpents de velours, de soie, et d'aiguillettes,
Étoffant, galonnant leur chausse et leurs braguettes:
Leurs flancs entripaillés, leurs chefs dodelinants,
Et leurs vents intestins toujours barytonnants,
Doivent, en ces miroirs, te faire reconnaître
D'insatiables rois que l'on ne peut repaître.

LA RAISON.

Quelle haute jument monte Gargantua?

RABELAIS.

C'est la dame d'Heilly: vois quel amble elle va;
Et que sur son chemin elle a, de lieue en lieue,
Jeté bois et maisons sous les coups de sa queue.

LA RAISON.

C'est bien frayer sa route en maîtresse de rois,
Que d'abattre en passant les forêts et les toits.
Mais tourne ce miroir par-devant la justice.

RABELAIS.

Grippeminaud s'y peint, monstre nourri d'épice;
Et ses gros chats, fourrés de diverse toison,
Miaulant près de lui, flairent la venaison:
Leurs griffes et leur gueule, instruments de leurs crimes,
Sur leur table de marbre écorchent leurs victimes.

LA RAISON.

Je reconnais sans peine, à ces vils animaux,
Juges, clercs, et greffiers, pères de tous les maux.

RABELAIS.

Vois-tu ces Chicanoux? vois-tu ce vieux Bride-oie,
Magistrat ingénu, qui vit en paix, en joie,
Et qui, ses dés en mains, au bout des longs procès,
Tire pour jugement le sort de ses cornets?

LA RAISON.

Quel est ce long corps sec qui se géantifie?

RABELAIS.

C'est Carême-prenant, que l'orgueil mortifie:
Son peuple, ichtyophage, efflanqué, vaporeux,
A l'oreille qui tinte et l'esprit rêve-creux.
Envisage non loin ces zélés Papimanes,
Qui, sur l'amour divin, sont plus forts que des ânes,
Et qui, béats fervents, engraissés de tous biens,
Rôtissent mainte andouille et maints luthériens.
Ris de la nation des moines gastrolâtres:
Aperçois-tu le dieu dont ils sont idolâtres?
Ce colosse arrondi, grondant, sourd, et sans yeux,
Premier auteur des arts cultivés sous les cieux,
Seul roi des volontés, tyran des consciences,
Et maître ingénieux de toutes les sciences,
C'est le ventre! le ventre! Oui, messire gaster
Des hommes de tout temps fut le grand magister,
Et toujours se vautra la canaille insensée
Pour ce dieu, dont le trône est la selle percée.
J'en pleure et ris ensemble; et tour-à-tour je croi
Retrouver Héraclite et Démocrite en moi.
Hu! hu! dis-je en pleurant, quoi? ce dieu qui digère;
Quoi! tant d'effets si beaux, le ventre les opère!
Hu! hu! lamentons-nous! hu! quels honteux destins,
De nous tant agiter pour nos seuls intestins!
Hu! hu! hu! de l'esprit quel pitoyable centre!
L'homme en tous ses travaux a donc pour but le ventre!
Mais tel que Grand-Gousier pleurant sur Badebec,
Se tournant vers son fils sent ses larmes à sec;
Hi! hi! dis-je en riant, hi! hi! hi! quel prodige!
Qu'ainsi depuis Adam le ventre nous oblige
A labourer, semer, moissonner, vendanger,
Bâtir, chasser, pêcher, combattre, naviger,
Peindre, chanter, danser, forger, filer et coudre,
Alambiquer, peser les riens, l'air et la poudre,
Etre prédicateurs, poëtes, avocats,
Titrer, mitrer, bénir, couronner des Midas,
Nous lier à leur cour comme à l'unique centre,
Hi! hi! tout cela, tout, hi! hi! hi! pour le ventre!

LA RAISON.

Il est d'autres objets où tend l'humanité.

RABELAIS.

Qui peut nous en instruire, hélas!

LA RAISON.

La vérité.

RABELAIS.

Mon Panurge, qui court en lui tendant l'oreille,
La cherche sous la terre au fond d'une bouteille;
La bouteille divine, oracle du caveau,
Épanouit les sens, dilate le cerveau,
Purge le cœur de fiel, désopile la rate,
Aiguillonne les flancs, émeut, chatouille, gratte,
Redresse ... quoi? l'esprit. C'est assez: buvons frais,
Et, s'il se peut, allons en riant, ad patres!

Du parterre aussitôt la malice avisée
Fit à ces mots bouffons éclater sa risée.
De menus farfadets en blâmaient l'impudeur:
Mais les diables ardents, goûtant peu la fadeur,
Sentaient que pour le peuple, accroupi sous les trônes,
Les propos du curé valaient la fleur des prônes,
Et que ses quolibets, par leur obscénité,
Salissaient mieux des rangs la fausse dignité.
Tandis que l'enchanteur tient son joyeux langage,
S'efface tout-à-coup son vineux hermitage.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT DOUZIÈME.


SOMMAIRE DU DOUZIÈME CHANT.


Rincon et Frégose, envoyés de François-Premier, l'un à Venise et l'autre à Constantinople, sont tués en naviguant sur le Pô. Des brigands instruits de ce meurtre craignent d'en être accusés. La justice fait des perquisitions, et ces voleurs de grands chemins sont arrêtés. Au moment où leur procès commence, et où ils jurent qu'ils sont innocents du meurtre des deux ambassadeurs, un émissaire secret de Charles-Quint interrompt la poursuite de l'information, et renvoie ces assassins chez Dugast, les prenant pour ceux que l'empereur avait chargés du coup dont on les soupçonne. Ceux-ci, délivrés par cette méprise, en profitent pour s'échapper, et leur chef réfléchit que son métier de brigand le met en parallèle avec celui de potentat, puisque ses crimes et ceux de Charles-Quint sont les mêmes.


LA PANHYPOCRISIADE


CHANT DOUZIÈME.


On apperçoit des bords, ceints d'ombrages touffus,
Où pleurèrent jadis Lampétie et Cygnus.
L'Éridan souriait à de promptes nacelles
Que portaient vers la mer ses ondes éternelles;
Et calme, et rafraîchi par l'haleine du soir,
Montrait aux voyageurs l'éclat de son miroir.

L'ÉRIDAN, FRÉGOSE ET RINCON.

L'ÉRIDAN.

Passagers, de votre âme écartez les nuages;
Suspendez vos soucis; admirez mes rivages;
Prêtez l'oreille aux flots; voguez en paix: vos jours
S'écoulent emportés aussi prompts que mon cours.

FRÉGOSE.

Rincon!

RINCON.

Frégose!

FRÉGOSE.

Eh bien! le sort nous favorise:
Le prince de Bysance, et le chef de Venise,
Nous verront sans péril, adroits ambassadeurs,
Au nom de notre cour saluer leurs grandeurs.
Charles-Quint ne pourra, malgré sa vigilance,
Soustraire à Soliman les lettres de la France;
Et l'Orient, ligué par mon roi plus prudent,
D'un perfide empereur défendra l'Occident.

RINCON.

Au puissant roi des lys veuille le ciel encore
Me faire signaler un zèle qui m'honore;
Et que je puisse enfin, sans trouble et sans rivaux,
Riche d'heureux loisirs, fruits d'assidus travaux,
Content, libre, achever d'arrondir plus à l'aise
Mon embonpoint précoce à qui l'intrigue pèse,
Et courtiser gaîment, en un château sans bruit,
Quelques muses le jour, quelques nymphes la nuit!
C'est pour cet avenir, espoir de ma vieillesse,
Que je cours les hasards et dompte ma paresse.

FRÉGOSE.

Oh! je déclare, moi, que je veux à la cour
Blanchir en m'illustrant jusqu'à mon dernier jour.
Des intrigues d'état le zèle ardent me mine.
Émule de Joinville, et rival de Comine,
Confident de mes rois, je veux des temps passés
Transmettre à nos neveux des portraits bien tracés;
Et de tant de complots je toucherai la trame,
A tant de grands ressorts j'appliquerai mon ame,
Que, comblé de crédit, monté par tous les rangs,
Je serai la lumière et l'oracle des grands.

L'ÉRIDAN.

Ils traversent, hélas! sans vue et sans oreilles
Le crystal de mes eaux, le jour, et ses merveilles!
Un cercle d'intérêts qui remplit leurs cerveaux
Leur voile l'univers sous mille épais rideaux:
Et si leurs yeux distraits s'ouvrent sur la nature,
Ils goûtent faiblement sa splendeur la plus pure.
Que vois-je!... Quels combats se livrent sur mes flots!...
Des rochers de mes bords j'entends les longs échos
Se renvoyer des cris de douleur et de rage....
Une barque assaillie est tout près du naufrage.

RINCON.

Ah! sauve, si tu peux, les lettres de ton roi,
Frégose.... je me meurs!

FRÉGOSE.

Rincon!.., j'expire, moi!

L'ÉRIDAN.

Roulez, mes tristes flots, ces victimes humaines.
Mortels pleins d'espérance ou de terreurs lointaines,
Émissaires des cours, vous ne prévoyiez pas
Que vous ramiez tous deux si voisins du trépas!
Ah! plus heureux que vous l'habitant de ma rive
Qui, nourri de la pêche, ou des fruits qu'il cultive,
Suit comme moi sa pente, erre libre en tous lieux,
Et réfléchit en soi la nature et les cieux!

Il dit; tout disparaît. D'un feu livide et terne
Une lampe rayonne au sein d'une caverne,
Noir palais souterrain, assis sur des piliers,
Taillés des mains du temps en des marbres grossiers:
C'est là qu'au fond d'un bois règne un brigand terrible:
Long-temps il a rendu son antre inaccessible;
Héros des grands chemins, le pillage est sa loi;
Et ses fiers compagnons l'ont proclamé leur roi.
Vingt femmes, dont sans prêtre il célébra la noce,
Composent le serrail de ce sultan féroce:
De l'ivresse à la crainte il passe tour-à-tour:
Maintenant il frémit, et tout tremble à sa cour.

FORBANTE, SCÉLESTINE, ESCORTE DE BRIGANDS.

FORBANTE.

Tu te flattes en vain, ma chère Scélestine,
De fléchir ma justice, et notre discipline.
N'avais-je pas prescrit à leur soumission
D'épargner au passage et Frégose, et Rincon?
Messagers d'un grand roi, leur mort nous est contraire;
Et rien aux magistrats ne pourra nous soustraire.
On cherche par quels coups purent être immolés
Ces deux ambassadeurs, en tout lieu signalés:
Des troupes qu'on rassemble investissent les routes,
Et de notre demeure on percera les voûtes.
N'était-ce pas assez d'attaquer sur ces bords
Les voyageurs sans nom, chargés de leurs trésors,
De fouiller les ballots, de détrousser la femme
Des marchands étrangers qu'à peine l'on réclame,
Sans toucher aux mortels dont les distinctions
Commandent le respect du droit des nations?
Violer ce droit saint est le dernier des crimes!
Et je dois en venger les règles légitimes.

SCÉLESTINE.

Cher Forbante! je crains qu'un excès de rigueur
De tes amis blessés ne révolte le cœur.

FORBANTE.

De tant d'esprits mutins crains plutôt la licence,
Si j'enhardis un peu leur désobéissance,
Et si je ne punis d'un soudain châtiment
Le coup qu'ils ont porté sans mon commandement.
Déja même, fraudant le traité du partage,
Dérobant au trésor le gain de leur pillage,
Ils m'ont osé nier leur meurtre injurieux!
En vain, par un supplice effroyable à leurs yeux,
J'ai voulu, confondant toutes les impostures,
En tirer des aveux qu'arrachent les tortures:
Tout se tait, me résiste; et leur complicité
Affronte ma vengeance et mon autorité.

SCÉLESTINE.

Quels aveux obtiendraient tes rigueurs impuissantes,
Si des meurtres commis leurs mains sont innocentes?

FORBANTE.

Eh! quels autres voleurs, quels autres assassins,
Habitent ce rivage et les pays voisins?
Ma troupe est sur ces bords si nombreuse et si forte
Que nous y portons seuls tous les coups qu'on y porte.
De vulgaires filoux, de novices bandits
N'eussent commis jamais des meurtres si hardis:
Des deux ambassadeurs l'égorgement funeste
Ne part que de mes gens: la chose est manifeste.
Mais voici nos amis.... Eh bien! ont-ils parlé?

UN DES BRIGANDS.

A force de tourments ils ont tout révélé.
Leur bouche s'est d'abord obstinée au silence:
Mais ils n'ont pu du gril souffrir la violence,
Et ceux que des charbons approchaient les ardeurs
Ont confessé la mort des deux ambassadeurs.

FORBANTE.

Dressez les chevalets; consommez leurs supplices.

SCÉLESTINE.

Grace, grace au plus jeune!

FORBANTE.

Il suivra ses complices:
Je commande, et je dois même justice à tous.

SCÉLESTINE.

Il a le port si noble, et les regards si doux!
Sa femme qui l'adore....

FORBANTE.

Oser frapper les têtes
De deux ambassadeurs!... Non, en vain tu m'arrêtes....
L'aveu que de leur sein nous avons fait sortir
N'est dû qu'à la torture et non au repentir.
Si je pardonne à l'un, il faut tous les absoudre;
Et dès-lors, plus de foi: nos nœuds vont se dissoudre:
Notre séjour bientôt n'aura plus de rempart:
Et du trésor public chacun prenant sa part,
Tuant à son profit, et volant pour son compte,
Ira sur l'échafaud porter enfin sa honte.
Non, il faut un exemple; et ma sévérité
Doit veiller au salut de la société.

SCÉLESTINE.

Ah! cède à mes conseils! penche vers l'indulgence.
Déja grand par tes faits, sois grand par la clémence.
Vois ces femmes en pleurs.... Accourez! jetons-nous
Aux pieds de notre maître! embrassons ses genoux!
Hélas! des condamnés rends la vie à nos larmes....
Sois auguste et clément....

FORBANTE.

Quel bruit entends-je?...

TOUS.

Aux armes!
On nous a découverts: nos bois sont investis.

FORBANTE.

Les voilà ces dangers que j'avais pressentis!
Des deux agents titrés le meurtre plein d'audace
A de nos pas obscurs fait rechercher la trace....
Allons vaincre! Thémis nous destine aux bourreaux;
Nous sommes des brigands; sauvons-nous en héros!

Ils sortent: des démons l'unanime suffrage
De tous ces scélérats applaudit le courage.
Tels on voit des cités les rois les plus pervers,
A d'horribles exploits forcés par des revers,
Couvrir mille forfaits d'un éclat de victoire,
Et, tout trempés de sang, briller de plus de gloire.
Bientôt, hormis leur chef, ils reparaissent tous,
En de vastes prisons, sous de triples verroux;
L'un, serré d'une chaîne au pied d'une muraille,
Répond d'un ris sinistre au voisin qui le raille;
L'autre, vil et méchant, baigné de pleurs honteux,
Baisse vers son fumier un front blême et hideux:
Ceux-ci, fabricateurs d'impudents artifices,
Sur leur visage infâme où sont écrits leurs vices,
D'un repos innocent affectent les dehors;
Ceux-là pour noirs bourreaux ont déja les remords:
D'autres enfin, couverts de récentes blessures,
Sont livrés par avance à de justes tortures.

LA JUSTICE HUMAINE ET LES BRIGANDS.

PREMIER BRIGAND.

Eh! pourquoi nous charger de ces fers inhumains?
Frégose, ni Rincon n'ont péri sous nos mains.
J'ai cru qu'on nous payait de nos autres prouesses.

DEUXIÈME BRIGAND.

Au milieu des tourments, d'où vient que vos faiblesses
De ce meurtre à Forbante ont prononcé l'aveu?

PREMIER BRIGAND.

J'étais las d'endurer la tenaille et le feu:
Mes compagnons et moi nous cédions aux souffrances.

TROISIÈME BRIGAND.

J'ai de tous nos amis sondé les consciences:
Aucun n'a répandu le sang qu'on veut venger.
Qui donc?... chut! Thémis vient pour nous interroger.

LA JUSTICE HUMAINE.

La justice sévère, intègre, impartiale,
Traînant dans vos prisons sa robe magistrale,
Cherche la vérité sur vos assassinats
Plus faciles peut-être à déclarer tout bas:
Si les regards publics vous inspirent la crainte,
Confiez en mon sein tous vos secrets sans feinte.
La sincérité pure, en m'ouvrant votre cœur,
Peut seule de ma loi désarmer la rigueur.
Les routes de Milan ne sont plus assurées
Depuis qu'on vous a vus infestant ces contrées.
Tantôt, on vous entend aux bois des environs,
La coignée à la main, siffler en bûcherons;
Et tantôt, en soldats, qui n'avez pour casernes
Que d'obscurs cabarets et de sombres cavernes,
Déguisés, et cachant vos exploits inhumains,
Vous buvez et mangez tout ce qu'ont pris vos mains.
Quelquefois, revêtus de frocs et de soutanes,
Attristant les hameaux de vos bandes profanes,
Vous emportez au loin, dans vos processions,
Des trésors arrachés par les confessions:
D'autres fois, sous le masque, en charlatans de place,
De vos magots bouffons charmant la populace,
Vos larcins dans les jeux soulèvent des rumeurs;
Et toujours travestis, changeant d'habits, de mœurs,
Par le meurtre en tous lieux signalant votre course,
Vous ôtez aux passants la vie avec la bourse.
Misérables! quel sang crie enfin contre vous?...
Les messagers d'un roi sont tombés sous vos coups!
Mais n'importe: un aveu peut réparer vos crimes:
Rendez-moi les écrits que portaient vos victimes;
L'intérêt de l'état veut qu'ils me soient remis.
Déclarez tout sans peur: vous fléchirez Thémis.

LES BRIGANDS.

Nous sommes innocents.

LA JUSTICE HUMAINE.

Vous, effrontés infâmes!
L'aiguillon des douleurs sondera mieux vos ames....
Frémissez! mes bourreaux sauront vous arracher
Quelque aveu des forfaits que vous pensez cacher.

UN DES BRIGANDS.

Folle justice humaine! ah! tes clous et tes barres
Ne sont contre l'erreur que des recours barbares.
Tel qu'aura fait céder l'âpreté d'un tourment,
Innocent d'un forfait, s'en accuse, et te ment;
Et tel, dont la vigueur surmonte les supplices,
Peut de ses attentats nier jusqu'aux indices:
Et tu frappes ainsi par d'aveugles arrêts
La faiblesse toujours, et le crime jamais.
Cruelle! abjure donc ton horrible industrie.

LA JUSTICE HUMAINE.

Non, coupables! en vain l'humanité s'écrie;
Et les ambassadeurs lâchement égorgés
Pour le salut public doivent être vengés....
Mais Charles-Quint m'envoie un secret émissaire!

UN ENVOYÉ.

De ce procès, Thémis, étouffe le mystère.
Absous les accusés, et reçois ces présents:
Tends ta balance.

LA JUSTICE HUMAINE, aux brigands.

Allez! sortez tous innocents.

L'ENVOYÉ, aux mêmes.

Gouverneur de Milan, Dugast, en sa demeure,
Pour vous récompenser vous attend d'heure en heure;
Hâtez vos pas, amis: on est content de vous.
Mais, de par l'empereur, silence sur vos coups.

Tout change; et l'on revoit Scélestine et Forbante
Poursuivre en des forêts leur carrière sanglante:
Échappés à Thémis, leurs compagnons affreux
Ont rejoint leur escorte et marchent derrière eux.

FORBANTE ET SCÉLESTINE.

SCÉLESTINE.

Eh bien! à tes fureurs tu t'es livré sans cause:
Tes gens n'avaient frappé ni Rincon, ni Frégose;
Et le crime imprévu qui sème ici l'horreur,
Politique attentat, partait de l'empereur.
Devais-tu, sur la foi de vaines apparences,
Livrer sans examen tes amis aux souffrances?
Si Dugast, à leur aide envoyant des soutiens,
N'eût sauvé tes agents, les prenant pour les siens;
Si l'indiscrète erreur de son messager même
N'eût détrompé la tienne en ce désordre extrême,
Rien n'aurait éclairé tes injustes soupçons;
Tu chercherais encor un fil de trahisons:
Ah! crains, si désormais tu n'es plus équitable,
Que de tes défenseurs le courroux ne t'accable.

FORBANTE.

Abusé d'une erreur, si je les jugeai mal,
Thémis n'y voit pas mieux devant son tribunal.
En passant par ses mains gagneraient-ils au change?
Non, non, de ma rigueur ne crois pas qu'on se venge:
Pour fuir les échafauds par-tout les menaçant,
Tous ont de mon génie un besoin trop pressant.
Mon esprit les dirige en leur route effrayante;
Et je suis de leur corps la tête prévoyante.

SCÉLESTINE.

Ton orgueil est, vraiment, risible en ton métier!

FORBANTE.

Que ferais-je de plus, roi d'un empire entier?
Tu vois de Charles-Quint les serviteurs fidèles
Sur deux ambassadeurs porter leurs mains cruelles;
Et sur les grands chemins, pour de vils intérêts,
Les rois assassiner leurs envoyés secrets.
Les chefs du brigandage et les chefs des conquêtes
Ont des moyens égaux et de pareilles têtes.
Compare leurs desseins, leurs ressorts, et leur but.
Le conquérant, paré d'un superbe attribut,
Et dieu de la terreur dans les murs pleins d'alarmes,
Consternant les mortels au seul bruit de ses armes,
S'il était délaissé de ses héros nombreux,
Ne serait qu'un voleur, qu'un assassin heureux:
Le brigand, secondé de sa petite escorte,
Redevable à lui seul des succès qu'il remporte,
Sans peur bravant par-tout le glaive de la loi,
Entouré d'une cour, serait nommé grand roi.
Qu'admirent ces humains en leurs vainqueurs barbares?
Quel courage si ferme, et quels talents si rares,
Surpassent les vertus auxquelles nous tendons?
Leur peuple les défend; seuls, nous nous défendons:
L'univers les soutient, on adore leur trace;
On poursuit tous nos pas, l'univers nous menace:
Ils ont peu de repos; nous errons sans sommeil:
Ils courent tous les bords qu'éclaire le soleil;
Et nous, nous promenons nos fureurs vagabondes
Sans armée et sans flotte aux rives des deux mondes.
Prêts à tout, dominant les préjugés humains,
Pirates, ou soldats, nous frayant des chemins,
De tous les tribunaux perçant les labyrintes,
Nous rions des périls et répandons les craintes:
Ainsi de l'héroïsme émules dans nos rangs,
Des brigands tels que nous valent des conquérants.

Il dit; et ces rapports tristement véritables
D'une maligne joie enivrèrent les Diables,
Charmés qu'un vagabond eût tous les sentiments
Des nobles Charles-Quints et des fiers Solimans:
Mais du Héros joué l'ame pleine de rage,
Au rang des spectateurs, siffla sa propre image.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT TREIZIÈME.


SOMMAIRE DU TREIZIÈME CHANT.


L'époux de la belle Ferronnière veut l'emmener dans un asyle champêtre éloigné de la cour, où François-Premier l'a vue pendant une fête. Cette femme a fait avertir le roi, qui la surprend chez elle, et qui, ayant passé la nuit dans sa maison, change cette demeure en un riche hôtel, meublé magnifiquement, par un coup magique de son sceptre. L'époux désespéré va consoler ses chagrins chez des filles de joie, où l'entraîne l'Ivresse. Il revient au lit de son épouse adultère, et la fatale Syphilite, qui l'a suivi, prépare ses vengeances en la dévorant de son poison secret. Le roi, qui en est atteint ensuite, périt misérablement.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT TREIZIÈME.


Aux démons spectateurs se découvre l'asyle
D'un couple heureux long-temps de son destin tranquille;
La belle Ferronnière est avec son époux,
Organe du barreau, dont l'esprit noble et doux
Crut par son éloquence attacher l'infidèle
Jusqu'à s'en faire aimer d'une amour immortelle:
Mais un roi l'aperçut; et ce hasard fatal
Au nouveau Cicéron donne un puissant rival.
Du beau François-Premier la belle Ferronnière
Est en espoir déja la favorite altière;
Et son miroir lui dit que trop d'obscurité
Dans le lit conjugal a voilé sa beauté.
Un seul flambeau, qui luit près d'une alcove sombre,
Astre de ses foyers, éclaire au sein de l'ombre
Le lustre de son teint, et l'azur de ses yeux,
Et l'adorable éclat de son col gracieux.
A peine tous les lys qu'on prête à Cythérée
Égalent de son sein la blancheur épurée.
Son époux la gourmande, et, tout prêt à partir,
Veut l'enlever au roi qu'elle a fait avertir.

LA FERRONNIÈRE ET SON ÉPOUX.

LA FERRONNIÈRE.

La nuit nous environne, attendez une autre heure.

L'ÉPOUX.

Non, non, si vous m'aimez, fuyons notre demeure.

LA FERRONNIÈRE.

Rejetez des soupçons cruels, envenimés:
Demeurez calme ici.

L'ÉPOUX.

Fuyons, si vous m'aimez.

LA FERRONNIÈRE.

Dérobez vos esprits à ce délire extrême....

L'ÉPOUX.

Si tu m'aimes, fuyons, te dis-je, un roi qui t'aime.

LA FERRONNIÈRE.

Hélas! ignorez-vous que le cœur d'un grand roi
A des soins plus pressants que de songer à moi,
Et que mon peu d'attraits n'aurait pas la puissance
De distraire un héros qu'idolâtre la France?
Ma beauté peut suffire à votre obscur bonheur,
Mais ne mérite pas ce haut degré d'honneur.

L'ÉPOUX.

Comment? vous semble-t-il si glorieux, madame,
D'être élevée au rang d'une maîtresse infâme?....
Mais ô ciel! j'interprète avec trop de rigueur
Un mot dit au hasard et démenti du cœur.
Je sais qu'à tes appas la pudeur est unie:
Mais je crains que la ruse ou que la tyrannie
N'altère de nos jours l'aimable pureté.
Je crains mon propre cœur par ses feux emporté,
Qui, jaloux de toi seule, oserait te défendre
Contre tout ce qu'un roi pourrait même entreprendre,
Et qui, s'il m'outrageait, saurait lui rappeler
Qu'il doit suivre les lois, et non les violer,
Et laisser aux Tarquins, aux Nérons impudiques,
Le crime de souiller les vertus domestiques.

LA FERRONNIÈRE.

En quel transport vous jette un chimérique effroi?
Déja comme un tyran vous traitez votre roi.
Sur quel pressentiment fondez-vous tant d'alarmes?
Sur ce qu'en une fête il me vit quelques charmes,
Qu'il daigna m'aborder, me présenter des fleurs,
Simple bouquet lié d'un nœud de ses couleurs,
Et sur quelques récits qu'en rivales coquettes
Ont semés de la cour les femmes inquiètes,
Depuis que tour-à-tour les grands ont cru devoir
Flatter leur souverain en accourant me voir.

L'ÉPOUX.

Eh bien! je reconnais qu'il faut que tu l'évites,
Aux soins des favoris, aux cris des favorites;
L'œil de la flatterie et des rivalités
De l'amour soupçonneux a toutes les clartés.
Ah! si trop idolâtre, et devenu farouche,
Je sens mon ame errer sur tes yeux, sur ta bouche,
Si de tous mes amis épiant les regards,
J'accuse en mes soupçons les plus simples égards,
Juge combien d'un roi, trop séduit par ta vue,
Me consterne pour nous la faveur imprévue,
Et ce concours des grands attachés sur tes pas,
De ses suprêmes vœux interprètes si bas!
Pardonne, ô ma compagne! ô mon bien! ô ma vie!
Existerais-je encor si tu m'étais ravie?
Ton époux te préfère à la clarté du jour,
Et serait moins jaloux s'il avait moins d'amour.
Partons, éloignons-nous.

LA FERRONNIÈRE.

Est-il quelque distance
Qui m'écartât du roi mieux que ma résistance,
S'il fallait repousser l'injure de ses feux?

L'ÉPOUX.

Ta pudeur, je le crois, rejetterait ses vœux:
Mais quoi? les souverains sont prompts à tout enfreindre;
S'ils ne se font aimer, ils se font bientôt craindre:
Je sais que la vertu, leur résistant d'abord,
Contre leurs vains desirs tente un rebelle effort;
Mais enfin leur discours revient à la pensée:
On rappelle chez soi la fortune chassée;
D'un rang privé d'honneurs on est bientôt confus;
On se peint les dangers d'un scrupuleux refus,
Tous les biens, la splendeur, et la magnificence,
Qui d'un tendre retour suivraient la complaisance;
Et ces nobles rigueurs qu'inspirait la fierté
Ne paraissent qu'orgueil, ou puérilité.
Alors se renouvelle une offre séductrice;
On cède; et pour jamais victime d'un caprice,
Aux regards du public on flétrit sa beauté
Qui du fidèle hymen parait la chasteté,
Et l'époux malheureux, que le chagrin surmonte,
En un luxe outrageant voit reluire sa honte.
Ah! fuyons! mon amour te le commande enfin.

LA FERRONNIÈRE.

La nuit m'effraye.... Attends le retour du matin.

L'ÉPOUX.

Les astres de la nuit, autrefois nos complices,
Ont de nos premiers feux protégé les délices:
Nouvelle épouse encor, sans peur à mes côtés,
Tu traversais son ombre en des bois écartés.
Depuis quand la crains-tu? depuis quand, si timide,
As-tu lieu de frémir alors que je te guide?

LA FERRONNIÈRE.

Où voulez-vous aller?

L'ÉPOUX.

En ces foyers charmants,
Domicile champêtre où nous fûmes amants,
Où nos cœurs s'adoraient, libres d'inquiétude.

LA FERRONNIÈRE.

Qui? moi! m'ensevelir dans cette solitude!
Quoi? pour jouir encor de nœuds tendres et chers,
Est-il besoin de fuir au milieu des déserts?

L'ÉPOUX.

Est-ce un désert qu'un lieu peuplé par ta famille,
Entouré de hameaux où l'innocence brille,
Dominant des vergers et de riants coteaux,
Où, tandis que ma main plantait mille arbrisseaux
Tu semblais avec moi prendre un plaisir extrême
A cultiver des fleurs moins belles que toi-même?
De quels ravissements nos cœurs étaient saisis,
Lorsque sous un beau ciel, en une barque assis,
Nous embrassant tous deux, abandonnant les rames,
Nous cédions au penchant de l'onde et de nos ames,
Et que souvent la nuit, sans troubler nos transports,
Nous voyait jusqu'à l'aube errer aux mêmes bords!
Viens! l'ombre dans les champs n'est pas si redoutable
Que d'un roi sans pudeur la flamme détestable.

LA FERRONNIÈRE.

Notre monarque est-il un monstre menaçant!

L'ÉPOUX.

A-t-il pour tes regards un attrait si puissant,
Que, ne respectant plus ma tendre jalousie....

LA FERRONNIÈRE.

Je n'ai point de respect pour une frénésie;
Et n'imiterai pas cette folle d'honneur
Qu'effraya tellement un accueil suborneur,
Quand sur les bords du Rhône un père trop peu sage
A notre roi galant l'offrit sur son passage,
Que, dès le lendemain, elle lui fit revoir
Ses traits, qu'avait brûlés son chaste désespoir.

L'ÉPOUX.

Plains, et ne raille pas ce vertueux modèle
Qui laissa de son ame une image plus belle
Que les plus beaux contours par notre œil admirés;
Traits fugitifs, que l'âge aurait défigurés:
Elle sut, dépouillant sa forme peu durable,
Montrer de sa pudeur l'éclat inaltérable,
Et seule apprit aux grands, mieux que tous les censeurs,
A voir d'un œil glacé nos femmes et nos sœurs.
Mais, viens: ne tardons plus: que demain l'on ignore
En quels lieux tes appas seront vus par l'aurore.
Obéis; je le veux.

LA FERRONNIÈRE.

Moi, je veux appaiser
Tes sentiments jaloux.

L'ÉPOUX.

Comment?

LA FERRONNIÈRE.

Par ce baiser.

Elle dit, en riant; et ses lèvres trompeuses,
Calmant de son amour les craintes soupçonneuses,
L'enflamment d'un baiser, vain gage de sa foi;
Lorsqu'une voix s'écrie: «Ouvrez, de par le Roi.»
La porte est à grands coups au même instant heurtée:
Il pâlit: la fureur de son ame agitée
Fait trois fois à son front remonter la couleur,
Et, trois fois le glaçant, en accroît la paleur.
Mais elle:

LA FERRONNIÈRE.

O mon ami! ne faites rien paraître:
Comptez sur moi: sachez ce que veut notre maître.

Il sort, muet de rage; et tout l'enfer surpris
A l'acteur pathétique applaudit par des cris.

LA FERRONNIÈRE, seule.

Le roi n'a contre lui nul sujet de colère:
Qu'ai-je à craindre? il envoye un ordre salutaire
Suspendre de ces lieux mon triste enlèvement....
L'ordre a bientôt suivi mon avertissement!
Mais si de mon époux la violence extrême....

FRANÇOIS-PREMIER ET LA FERRONNIÈRE.

LA FERRONNIÈRE.

On entre ... ô Dieu! que vois-je? ah! c'est le roi lui-même.
Me trompé-je? le roi! qui l'amène?...

FRANÇOIS-PREMIER.

L'amour.

LA FERRONNIÈRE.

Ah! sire....

FRANÇOIS-PREMIER.

Oui, pour vous voir il a quitté sa cour:
Vous vaincre est à ses yeux la gloire la plus chère.

LA FERRONNIÈRE.

Eh sire!... qui vous peut résister sur la terre?...

A ces mots, qu'en tremblant elle a balbutiés,
Le roi, que le respect prosternait à ses pieds,
Se relève ardemment, et vers l'alcove entraîne
La belle, entre ses mains se défendant à peine;
Toute émue, et roulant ses beaux yeux aveuglés,
Par l'orgueil, la surprise, et la frayeur troublés;
Palpitante aux assauts du héros téméraire:
Ainsi l'autour ravit la colombe en sa serre.
Les Démons, égayés de son doux embarras,
Près du hardi vainqueur la pressant dans ses bras,
Admiraient les effets si prompts, si manifestes,
Le quelques mots confus qu'éclaircissaient des gestes.
Sitôt! se disaient-ils; elle se rend! eh quoi?
Est-ce éblouissement, magie, amour, effroi?
Mais sur le couple heureux des rideaux se fermèrent:
La scène resta vide; et les ris éclatèrent.
La foule s'attendait, les voyant s'éclipser,
Que de nouveaux acteurs viendraient les remplacer;
Mais l'auteur, voilant tout en sa folle licence,
Pour comique ressort présenta leur absence.
Les Diables, qui d'abord en rirent étonnés,
Regardèrent enfin les diablesses au nez:
Leur sexe plein d'ardeur se peint tout en images:
Tout le feu des enfers colora leurs visages.
Déja les vieux Démons, si zélés pour les mœurs,
Opposaient leur murmure à cent lutins rimeurs,
Beaux-esprits farfadets, dont la troupe idolâtre
Toujours chante Vénus, ses lys, et son albâtre,
Et que faisait pâmer le voile ingénieux
Qui laissait entrevoir ce qu'il cachait aux yeux.
C'est ainsi qu'un grand art montre ce qu'il dérobe;
Tel on sent mieux le nu sous les plis d'une robe:
Tel, disait-on encore, un habile pinceau
Traçant Agamemnon le voila d'un manteau,
Ne sachant pas quels pleurs prêterait le génie
A ce père, témoin du sort d'Iphigénie.
Le silence animé ne se prolongea pas:
Les plaisirs des mortels sont rapides, hélas!
Nul monarque en amour n'a de pouvoir suprême:
La belle reparut, vermeille, et le roi, blême.
Mais avant de quitter ces lieux, encore obscurs,
Le héros, de son sceptre, avait touché les murs:
O miracle soudain! la tendre Ferronnière
Vit son toit se changer en palais de lumière.
Les lambris, les plafonds, revêtus de cristaux,
Réfléchirent l'éclat des plus rares métaux;
De candélabres d'or ses foyers rayonnèrent;
De velours argentés ses fenêtres s'ornèrent;
De glands d'or soutenu, son lit, chargé d'un dais,
Devint un sanctuaire à ses divins attraits;
De riches diamants ses écrins se garnirent;
En ses vastes haras trente étalons hénnirent;
Salaire des baisers que, d'un cœur délicat,
Le monarque ravit à l'époux avocat.
La novice Phryné, trop facile conquête,
Sentit mille vapeurs gonfler sa jeune tête;
Son orgueil éventé s'entoura de valets,
Et monta sur un char, pour fuir les camouflets.
Cependant son époux, en proie au chagrin sombre,
Erra deux jours, deux nuits, grondant encor dans l'ombre;
Il traîne un corps maigri, faible, et sans aliments:
Son désordre éperdu signale ses tourments:
Immobile, debout, l'œil sans vue, il soupire,
Tel qu'un homme frappé d'un aveugle délire.

L'ÉPOUX DE LA FERRONNIÈRE.

O crime qui m'accable autant qu'il m'avilit!
Un autre est en ses bras! un autre est en mon lit!
Mon cœur, tout comprimé de rage et de colère,
Se gonfle de sanglots et soudain se resserre.
Je sens de mes chagrins l'orage s'amasser,
Et je n'ai point de pleurs que je puisse verser.
Ah! pour moi nul espoir n'aurait autant de charmes,
Hélas! que le plaisir de répandre des larmes.
Malheureux! de ton sexe as-tu perdu l'orgueil?
Quand tes cris de ta porte ont fatigué le seuil,
Ont-ils calmé tes maux? non, et de la parjure
Mes propres lâchetés n'ont fait qu'aigrir l'injure:
Je me suis dit trop tôt qu'ivre de son amant
L'infidèle peut-être a ri de mon tourment.
Tu me connais bien mal, ô criminelle femme!
Si tu ris de la plaie ouverte dans mon ame.
Des vanités d'époux je sens peu l'aiguillon:
Que m'importe une ville, insensé tourbillon,
Où le bruit de ma honte a grossi les scandales
Emportés dans le cours des galantes annales!
Qu'importent des regards plus lâches que malins
Dans les cercles étroits de mes obscurs voisins!
C'est ma félicité cruellement ravie,
C'est l'erreur d'un amour, chimère de ma vie,
C'est un long avenir corrompu par l'ennui,
C'est mon bonheur perdu, que je plains aujourd'hui.
Je plains de ma candeur les douces imprudences
En un cœur mal jugé versant mes confidences.
Je regrette ces jours sereins et radieux,
Qui semblaient pour moi seul éclairés par ses yeux,
Quand ma timide épouse, en foulant les prairies,
Suivait de mon amour les tendres rêveries!
Je fondais sans orgueil l'espoir d'un sort heureux
Sur la paix, sur les biens d'un hymen vertueux!
Mon hymen, ma vertu, font mon ignominie.
Il n'est donc nul recours contre la tyrannie,
Puisque les rois, nommés les protecteurs des lois,
Pour usurper nos lits pénètrent sous nos toits;
Et rendent périlleux à la foi conjugale
D'éviter de leur or l'influence fatale!
A quoi, près d'eux, le cœur ose-t-il se lier?
Honneur, amour, il faut tout leur sacrifier.
Crédule, je pensais, dérobant ma fortune,
Parmi les rangs cachés de la foule commune,
Prouver, en cultivant une chaste union,
Qu'un mortel vit heureux, libre d'ambition:
Ah! que n'ai-je plutôt, distrait par milles intrigues,
Fait de ma lâche épouse un instrument de brigues!
Plus redouté peut-être, on m'aurait épargné:
Ou, renonçant moi-même à mon lit dédaigné,
Je n'eusse été jaloux que du regard des princes,
Et jouirais des biens volés sur les provinces.
Où m'a réduit l'amour et la loi du devoir?
A mourir seul au monde, en proie au désespoir.
Tyran, qui te complais en des bras infidèles,
Voilà, tyran, le fruit de tes leçons cruelles!
Et, si j'armais mon bras, tu me ferais jeter
Sur l'indigne échafaud où tu devrais monter,
Toi, qui pour un caprice insolemment profanes
Une épouse rangée au rang des courtisanes,
Et pour jamais détruis la paix d'un citoyen
Qui n'a que son amour et sa foi pour tout bien!
Seul, trahi, sur la terre ai-je même un asyle?
La parjure a souillé mon heureux domicile:
Oserais-je y rentrer? pourrai-je soutenir
L'aspect d'un lieu rempli du triste souvenir
De tant de voluptés et de jours d'alégresse,
Dont ma couche et nos murs me parleraient sans cesse?
Irai-je en ces hameaux, où près de moi souvent
Le soleil la voyait briller en se levant;
Où l'écho de la nuit se plaisait à répandre
Nos amoureux serments, qu'il ne doit plus entendre?
L'aube, le soir, les bois, les plaines, et les eaux,
En m'offrant sa présence irriteraient mes maux:
Tout, dans la ville, aux champs, la rend à ma pensée:
Où fuir? où me soustraire à ma rage insensée!
Où m'éviter moi même?... ô supplice!.... comment
Endurer de mon cœur l'affreux déchirement?...
Mais qu'entends-je? que vois-je?... une retraite impure
Où dansent follement l'ivresse et la luxure.
Ces amants insensés d'un aveugle plaisir
Ont-ils quelques chagrins qui les viennent saisir?
Non; écoutons leurs chants et leur joie effrénée....
Ici, point de pudeur: ici, point d'hyménée:
En ce sérail le vice achète les amours....
Eh bien! plus de vertu: suivons les mœurs des cours;
Et noyons dans le vin ma démence jalouse.
Parmi de vils objets, moins vils que mon épouse:
En un brutal sommeil peut-être enseveli,
Mes cuisantes douleurs céderont à l'oubli.

Il entre en ce séjour plein de nymphes bachiques,
Où les aimables Grecs, cerveaux si poétiques,
Eussent cru voir Cypris, et le dieu des festins,
Et Priape, éclatant de la pourpre des vins:
Car du libertinage, et de l'ivrognerie,
Ils se créaient des dieux, grace à l'allégorie,
Froide pour les esprits nés sans inventions,
Mais seule animant tout au gré des fictions;
Et de noms adoucis, et de riantes faces,
Aux objets odieux prêtant même des graces:
Elle a peuplé l'olympe; et fait parler ici
L'Ivresse, aux yeux troublés, et libre de souci.

L'IVRESSE, L'ÉPOUX, ET DEUX COURTISANES.

L'IVRESSE.

Noie, époux affligé, tes chagrins dans ma coupe.
Les consolations sont mon aimable troupe!
Avec elles toujours parcourant l'univers,
J'allége des humains les ennuis et les fers.
De l'orgueil d'Alexandre, au milieu de l'Asie,
J'ai même soulagé la longue frénésie.
En mes philtres joyeux j'ai su par-fois, dit-on,
Tremper le cœur de fer du malheureux Caton.
C'est peu que des héros j'aie adouci les peines;
Je déride le peuple attristé de ses chaînes,
Et qui, de ses bourreaux se délivrant enfin,
S'abreuverait de sang s'il ne buvait du vin.
L'eau du Léthé se mêle au doux jus de la treille.
Vois, à travers mon prisme, Hébé fraîche et vermeille,
Qui, le verre à la main, riante à tes côtés,
Vers toi de son beau corps penche les nudités.
Bois, chante, ris, folâtre, obéis aux caprices
Qu'inspirent tour-à-tour ces folles mérétrices.
Tes yeux sont éblouis.... quitte la table.... eh-bien!
Le bandeau de l'amour vaut-il mieux que le mien!

PREMIÈRE COURTISANE.

Retire-toi, ma sœur; et laisse ta compagne
Faire avec lui mousser le nectar de Champagne.

DEUXIÈME COURTISANE.

Non, j'aime ce jeune homme et ses emportements:
Pourquoi l'enlève-t-elle à mes embrassements?

PREMIÈRE COURTISANE.

Son âge a peu besoin du secours de tes charmes:
Réserve à ton vieillard tes appas et tes armes!

DEUXIÈME COURTISANE.

Ses mains ont beaucoup d'or: mais ses riches présents
Font-ils aimer son front argenté par les ans?
Ce barbon édenté, goutteux sexagénaire,
Vil objet de dégoûts, a-t-il de quoi me plaire?
Son seul aspect suffit pour nous humilier
D'un sort qui du plaisir nous a fait un métier.

PREMIÈRE COURTISANE.

Ma sœur, j'ai vu le monde, et je suis ton aînée.
D'une dame autrefois compagne fortunée,
Un méchant séducteur m'enleva de son toit,
Et m'abandonna mère aux lieux où l'on nous voit.
Ce monde, il m'en souvient et j'en garde l'image,
De ton respect, crois-moi, mérite peu l'hommage.
Les avares parents, les intérêts jaloux,
A de jeunes beautés donnent de vieux époux;
Et par-fois, sans remords, un père de famille
A la plus riche dot vend la fleur de sa fille;
Fleur que souvent l'amour a fait épanouir,
Mais que rajeunit l'art pour qui veut en jouir.

DEUXIÈME COURTISANE.

Celles dont nul pouvoir n'a gêné les tendresses,
Épouses qu'on honore, au moins sont leurs maîtresses;
Et libres de leur choix, ne font pas comme nous
Un infâme trafic des baisers les plus doux.

PREMIÈRE COURTISANE.

L'amour du jeu, ma sœur, l'orgueil d'un équipage,
Et les atours coquets, ruineux étalage,
Réduisent leur misère aux emprunts délicats
Qu'aux frais de leur pudeur acquittent leurs appas.
Les ministres, les grands, dispensateurs des places,
Leur cèdent la faveur que marchandent leurs graces;
Et, pour les attirer, leur soin industrieux
Fait ce qu'en nos réduits nous ne faisons pas mieux.

DEUXIÈME COURTISANE.

L'amour, en occupant le loisir de leurs heures,
Vient brûler son encens dans leurs propres demeures,
Sans que la faim, rouvrant leur porte à tous moments,
Les appelle au dehors pour quêter des amants,
Et les force, en un jour trente fois rajustées,
A reprendre à l'envi leurs parures quittées,
Et feignant la jeunesse avec des traits usés,
A pétrir de leur teint les lys recomposés.

PREMIÈRE COURTISANE.

Détrompe-toi, ma sœur.... ah! de leurs tristes rides
J'ai vu le fard discret souvent masquer les vides;
Et, grace à beaucoup d'art, quarante ans rajeunis
Offrent une Vénus aux jeunes Adonis.
Leurs bains mystérieux, leurs toilettes rivales,
Du soir jusqu'à la nuit les montrent nos égales;
Et dans les lieux publics leurs jupes vont briller
Aux yeux de l'homme ardent à les en dépouiller.
Heureuses quand leur front, étincelant d'aigrettes,
D'un loyer de bijoux ne grossit pas leur dettes!
Car ces vaines beautés en leur cercle aujourd'hui
Se parent comme nous des diamants d'autrui.

DEUXIÈME COURTISANE.

Oh! n'assimile pas nos mœurs que l'on méprise
Aux mœurs sages d'un monde, où chaque femme éprise
Reçoit d'un homme seul mille soins assidus,
Sans profaner son lit et ses baisers vendus.

PREMIÈRE COURTISANE.

Innocente! eh, vraiment, tu penses en vestale!
Apprends que chaque épouse à l'ardeur maritale
Joint toujours en secret le feu de quelque amant,
Second mari lui-même, et trompé décemment;
Et par-fois un rival, en oiseau de passage,
Dérobe aux deux amis quelque tendre partage.
Moquons-nous donc, ma sœur, de ces femmes de bien:
Leur commerce est facile et ne nous cède en rien.
Nous, filles de plaisir, et sans hypocrisie,
Des hommes trompons-nous la foi, la jalousie?
Plus que nous ne valons nous ne nous prisons pas;
Et ce n'est point aux cœurs que nous tendons nos lacs.
Crois-moi donc; fuis, ma sœur, l'indigence importune:
Sans honte, et sans dégoûts, travaille à ta fortune.
L'or établit les rangs dans la société:
Si tu n'en acquiers point, la dure pauvreté,
Aux vents des carrefours exposant ta jeunesse,
Hâtera sur tes fleurs l'hiver de la vieillesse:
Mais si tu t'enrichis, long-temps fraîche aux regards,
Couchée en des palais, et roulée en des chars,
Nous te verrons passer en brillant météore;
Et cet organe heureux du plaisir qu'on adore,
De tes prospérités instrument féminin,
Nous semblera, lui seul, comme un ressort divin,
Soutenir dans Paris tes splendeurs souveraines,
Et de tes prompts coursiers les élégantes rênes:
Et l'hymen te pourra transformer quelque jour
De catin à la ville en duchesse à la cour.

TROISIÈME COURTISANE, accourant.

Fuyons! fuyons!

PREMIÈRE COURTISANE.

D'où naît la crainte ou tu te livres?...
Quel bruit!....

TROISIÈME COURTISANE.

Entendez-vous ces capitaines ivres,
Brisant meubles, miroirs, criant, blasphémant Dieu?...
Je fuis tremblante, et nue....

TOUTES.

Au vol! au meurtre! au feu!...

A ces cris se relève, étonné du tumulte,
Le mari qui venait d'oublier son insulte.
La porte est enfoncée: on entre; on se débat:
Mais la scène changeant dérobe le combat.
On voit la Ferronnière en sa chambre nouvelle:
Une riche splendeur ne la rend que plus belle;
Et ses yeux, non encor du faste détrompés,
Brillent de plus de feux par son éclat frappés.
Hélas! qui, devant elle, ose encor reparaître?
C'est son mari: vient-il se venger de son maître?

LA FERRONNIÈRE ET SON ÉPOUX.

L'ÉPOUX.

Madame, est-il au moins permis à votre époux
D'entrer en ce séjour et d'approcher de vous?
Et l'orgueil d'avoir pu soumettre un diadême
Vous fait-il oublier tout devoir et moi-même?
Non, non, il vous souvient, peut-être avec terreur,
Que je vous adorai jusques à la fureur:
C'est donc en furieux qu'ici je viens vous dire
Que sur moi la raison a perdu tout empire.
L'outrage le plus noir qui me doive toucher
De mon cœur malheureux n'a pu vous arracher.
Je ne me connais plus depuis votre inconstance,
Parjure! et contre vous, faible, sans résistance,
Au hasard en tous lieux je porte en soupirant
Mes cruels souvenirs, mon désespoir errant,
Et de vos traits encor l'image ineffaçable
Vous ramène ici même un époux implacable.
Mais je m'en punirai, mais je dois vous punir....
Eh, quoi donc? loin de vous ne me puis-je bannir?
L'espace où vous vivez n'est qu'un point sur la terre:
Il est d'autres climats que le soleil éclaire:
Il est par-tout des cieux, des jours, des nuits pour moi.
Mais est-il une femme aussi belle que toi?
Perfide! où donc fuirai-je? où réparer ma perte?
De mes regrets par-tout l'image m'est offerte.
Ma vie est attachée aux seuls lieux où tu vis.
Si mes pas dans la tombe étaient par toi suivis,
La mort te ravirait au tyran qui m'offense....
Oui, c'est mon dernier vœu: ce sera ma vengeance....
Vois ce couteau levé... tremble!...

LA FERRONNIÈRE.

O dieux! quel courroux!...
Épargnez-moi.... je tombe en pleurs à vos genoux....

L'ÉPOUX.

Tu ne fléchiras point mon cœur inexorable.
Infidèle! quel crime au tien est comparable?
La pudeur colorait les roses de ton front;
Tu semblais chaste et pure, et m'as couvert d'affront.
Si tes yeux ont brillé d'une fausse innocence,
Si de tes traits charmants la trompeuse décence,
Si ta bouche, et ton sein que glace ma rigueur,
Respira l'imposture et mentit à mon cœur,
Quel homme goûtera l'aimable confiance,
Danger, dont mon amour fit trop d'expérience?
L'effet le plus cruel des lâches trahisons
Est de remplir les cœurs de doute et de poisons,
Et, prêtant aux vertus l'apparence des crimes,
De livrer aux soupçons les plus pures victimes.
Subis donc sans murmure un juste châtiment.
Que notre sang se mêle aux yeux de ton amant,
Qu'il teigne ces habits, ton indigne parure....
Ornements fastueux, gages de mon injure,
Ah! tombez en lambeaux par mes mains déchirés....
O ciel!... la mort se peint dans ses traits altérés....
La couleur à son front tout-à-coup est ravie....
Sa gorge palpitante.... ah! reviens à la vie!....
Modère tes sanglots! cesse de t'effrayer....
Non, ton mari n'est point un affreux meurtrier.
Sur ton corps demi-nu mes lèvres enflammées....
Renais à tant d'ardeurs en mes sens allumées....
Que fais-je?.... de son œil quels éclairs sont sortis!....
O transports que jamais je n'avais ressentis!
Du courroux au pardon incroyable passage!
Baisers trempés de pleurs, plaisirs mêlés de rage,
Achevez, embrasez un mortel éperdu!....

Il l'embrasse, il succombe, et n'est plus entendu:
Un court silence règne; et l'épouse pâmée,
Aux baisers d'un époux doucement ranimée,
Souriant au superbe en sa couche abattu,
Dit à voix basse:

LA FERRONNIÈRE.

Eh bien! m'assassineras-tu?

Mais lui, se relevant:

L'ÉPOUX.

Non, plus honteux encore,
Sans retour je te fuis! désormais je t'abhorre.
Adieu! non moins perfide à l'époux qu'à l'amant,
Je te laisse au mépris: c'est le plus long tourment.

Il dit, et sort: mais toi, toi, pâle Syphilite,
Monstre du nouveau monde, et fille d'Aphrodite,
De la volage en pleurs tu viens troubler le sang:
Tel un reptile impur sous les fleurs s'élançant,
Infecte de son dard la bergère amoureuse
Qui les osa cueillir d'une main malheureuse.
Au sortir du sérail, asyle empoisonné,
Le monstre, qui suivit l'époux abandonné,
Toucha la Ferronnière, et pour le venger d'elle
Son aspect flétrissant consterna l'infidèle.

SYPHILITE.

Beauté, si fière encor de tes brillants attraits,
Sens-tu mes doigts de plomb s'imprimer sur tes traits?
Sens-tu se dépouiller l'or de ta chevelure?
Pleure de ton beau col la flottante parure!
Pleure tes lys tombés au printemps de tes jours!
Ton jeune âge se ride et fait fuir les amours.
Des plaisirs criminels fatale corruptrice,
Reconnais-moi: mon fiel en tes veines se glisse.
Tu n'oseras pourtant de ton sein attristé,
Confuse, repousser un amant redouté;
Et perdus l'un par l'autre, et punis de vos crimes,
Tous deux vous périrez mes illustres victimes.
Pleure! tu vas mourir; et lui, vers le tombeau
Courbant son corps, hélas! triste et honteux fardeau,
Long-temps plein de langueur, penchera sur son trône
Un front pesant et las du poids de sa couronne;
Et lui-même abhorrant l'opprobre de son sort,
Pour le salut de tous implorera sa mort.
Qu'un tel exemple apprenne aux souverains du monde
A fuir les voluptés, de qui la source immonde
Épanche un noir venin dans tous leurs sens flétris,
Et même éteint le feu des plus nobles esprits!
Puisse enfin ton trépas effrayer les épouses
Qui se vendent au luxe, aux vanités jalouses!
Car l'amour ne fut pas ton séducteur fatal:
C'est le vil Chrysophis, c'est ce dieu de métal,
C'est l'or qui t'a charmée, et qui, souillant ta couche,
Mit un infâme prix aux baisers de ta bouche:
Nouvelle Eve, éblouie au serpent adoré,
Du Pérou, du Mexique, en Europe attiré,
Monstre, que, pour tout fruit de leur conquête avare,
Traînèrent à ma suite et Cortez et Pizarre.

Syphilite en ces mots parle de Chrysophis;
Et leur victime en pleurs fuit, en poussant des cris.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT QUATORZIÈME.


SOMMAIRE DU QUATORZIÈME CHANT.


Chrysophis, ou le dragon d'or, reproche à Magnégine, divinité de l'aimant, d'avoir conduit dans le nouveau-monde les Européens, qui, pour leur malheur, sont venus le retirer des mines, où sa colère leur adressa des menaces prophétiques. Magnégine s'excuse de l'abus que les hommes ont fait des secours qu'elle prêta au génie de Christophe-Colomb, dont elle lui raconte les travaux et les adversités. Une nouvelle décoration présente l'aspect de deux temples, où sont reçus séparément les héros de la Gloire et ceux de la Renommée. Charles-Quint est accueilli dans le second par la Louange, qui lui promet la monarchie universelle. La Vérité le retient au passage, et lui annonce que sa raison va s'égarer. Dialogue entre la Vérité et la Louange. Jugement de la Thémis Séculaire sur les vrais et les faux grands-hommes.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT QUATORZIÈME.


Les murs sont disparus: le globe de la terre
Présente dans l'azur l'arc de notre hémisphère:
Le monstre Chrysophis le parcourt en rampant:
Tel on vit dans Eden un tortueux serpent,
D'abord en humble ver suivre une obscure trace,
Et du monde en ses plis envelopper la masse.
Tel en reptile abject, en hydre immense encor,
Se déroule à son gré le nouveau dragon d'or.
Il parle en ce moment à l'amante du pôle,
De qui l'art des nochers emprunta la boussole,
La prompte Magnégine, épouse de Sider,
Puissantes déités de l'aimant et du fer.

CHRYSOPHIS ET MAGNÉGINE.

CHRYSOPHIS.

Contemple les malheurs dont tu devins la cause
En guidant l'avarice aux mines du Potose,
Subtile Magnégine! eh bien? quand sur les eaux
Le dieu fatal du fer arma quelques vaisseaux,
Présageais-tu qu'ici par mon pouvoir suprême,
Moi, brillant dieu de l'or, je le vaincrais moi-même,
Et qu'en tyran des cœurs je saurais gouverner
Les cités de l'Europe où tu me fis traîner?
Elle te confia ses flottes intrépides:
Tu dirigeas vers moi les Castillans cupides,
Que protégeait Sider, ton inflexible époux,
Le fer cruel, de l'or ennemi si jaloux,
Qui, pour me conquérir, vint par-delà les ondes
De la terre fouiller les entrailles profondes.
Un dieu qui me celait aux regards des humains
M'ordonna de punir ce crime de leurs mains:
Instruit par ses décrets de leurs futurs supplices,
En vain je menaçai Pizarre et ses complices:
Je m'en souviens encore.... il entra, tout armé,
Au séjour ténébreux où j'étais enfermé:
Les torches que portait sa troupe criminelle
Avaient jauni le sein de la nuit éternelle;
Lorsqu'à leur pâle éclat mon corps se déroulant,
«O monstre! quel es-tu? dit-il en reculant,
«Ton front d'or qui reluit dans l'ombre où je me plonge,
«Décèle un gouffre immense où ta croupe s'allonge.
«Réponds-nous: du Potose es-tu le riche dieu
«Que la terre jalouse enchaîna dans ce lieu?
«—Fuis! m'écriais-je alors; fuis, étranger barbare,
«Ce monde que du tien la vaste mer sépare!
«Malheur aux conquérants qui doivent m'arracher
«Des prisons où le sort prit soin de me cacher!
«Laissez d'heureux Incas ignorant ma richesse
«Bénir en paix leurs jours pleins d'innocente ivresse:
«Quittez mon antre infect, inconnu de leurs fils.
«Sortez! redoutez-moi: mon nom est Chrysophis.
«—Ah! c'est toi, repart-il, qu'au sein de ces contrées
«Nous cherchions, en coupant les vagues azurées!
«Cède aux mains des soldats appuyés de Sider.»
Mes flancs à ce discours furent atteints du fer.
Un oracle, funeste à la Castille avare,
Me donnait à ce dieu qui secondait Pizarre:
Hélas! il me fallut céder au fer vainqueur:
Mais ces sinistres mots sortirent de mon cœur,
Au moment qu'arraché de ma caverne humide,
J'attirai l'œil du jour sur ma crête livide.
«Tremblez, vous que séduit mon trésor tentateur!
«Le fer, long-temps guerrier, long-temps agriculteur,
«Vous a soumis la terre, abondante nourrice:
«Mais depuis qu'en sa rage armant votre avarice,
«Il me force à quitter le lit où je dormais,
«Chrysophis et Sider combattront à jamais,
«Et l'un l'autre animés d'une envie éternelle
«Troubleront vos neveux de leur longue querelle.
«Suivis des trahisons et des assassinats,
«Jaloux de s'asservir par de sanglants combats,
«Ils baigneront l'Europe en des flots de carnage:
«Et si, du monde un jour méditant l'esclavage,
«Le fer s'unit à l'or, vous pleurerez vos droits,
«Vos vertus, vos hymens, et vos antiques lois.
«Nous flatterons l'orgueil de vos épouses vaines,
«Nous corromprons vos cœurs; nous forgerons vos chaînes;
«Nous appesantirons les trônes détestés,
«Et nous couronnerons les vices effrontés.
«Ah! prévenez vos maux et des forfaits sans nombre!
«Ah! laissez-moi rentrer au sein profond de l'ombre,
«Où, si je ne fus pas trompé d'un bruit menteur,
«Vespuce, de ce monde avide explorateur,
«Aux doux Péruviens, aux enfants du Mexique,
«Fera payer le nom qu'il donne à l'Amérique!
«Gloire, que l'Éternel devait, en son courroux,
«Ravir au précurseur de brigands tels que vous.»

MAGNÉGINE.

Que dis-tu, Chrysophis, et quelle erreur t'abuse?
Ce faux lustre, succès d'une perfide ruse,
De Vespuce à jamais est l'avilissement,
Et des faits de Colomb l'éternel monument.
Jamais nul des larcins qu'on put faire au génie
N'appauvrit le trésor de sa gloire infinie:
Les siècles, qui des prix sont les dispensateurs,
Trompent les vœux jaloux de ses imitateurs.
Vespuce, qui suivit d'une ame intéressée
La route que Colomb avait déja tracée,
Aux bords qu'il atteignit ne recherchait que l'or:
Colomb, plus fier, briguait un plus noble trésor,
Le nom de demi-dieu, révélateur d'un monde:
Et sur l'aspect des temps, d'Uranie et de l'onde,
Prophète audacieux de son propre destin,
Il jura sa conquête, et l'accomplit enfin.
Que l'univers le sache: apprends sa gloire; écoute,
Et crois en Magnégine; elle éclaira sa route.
Aux bords liguriens, parmi des matelots,
Il me vint en naissant consulter sur les flots:
J'écartai des écueils sa jeunesse agitée:
Je remis dans ses mains mon aiguille aimantée,
Gage de mon hymen avec le dieu du fer:
Pour moi, sœur d'Électrone, invisible dans l'air,
Nul homme avant ces nœuds ne m'avait dévoilée.
Je lui dis qu'en secret au pôle rappelée,
Sous le joug de Sider le regardant toujours,
Je ne tends qu'à l'objet de mes premiers amours.
Instruit de mon penchant par cette confidence,
Son soin observateur m'attesta sa prudence.
Je lui voulus payer en bienfaits renommés
Les loisirs qu'à m'entendre il avait consumés.
Un jour que soupirait ce disciple d'Euclide
Tourné devant les mers qui couvrent l'Atlantide;
«Les mortels, me dit-il, moins courageux que moi,
«N'osent tenter la sphère et voguer sur ta foi:
«Mais ce ciel où ma vue a compté tant d'aurores,
«Ce colosse debout dans les îles Açores,
«Son bras levé qui semble aux bords occidentaux
«Me montrer un chemin vers des pays nouveaux,
«Ah! s'ils me promettaient les tributs du commerce
«Dont la source enrichit la Syrie et la Perse!
«Tentons plus que n'ont fait les héros les plus grands.
«La science aux yeux d'aigle a ses prompts conquérants,
«Qui de ceux de la guerre, environnés d'alarmes,
«Surpassent les exploits, sans tumulte, et sans armes.
«Ouvrons, ô Magnégine! ô ma divinité!
«Ces mers dont on n'osa fendre l'immensité.»
Il dit, et j'assurai mon aide à son audace.
Mais du rare génie ordinaire disgrace!
Le vulgaire, trop bas près de si hauts esprits,
N'atteint pas aux objets que leurs yeux ont surpris:
Et huit ans de dédains, sans lasser son courage,
Ont de ses beaux succès démenti le présage.
Enfin, domptant la brigue et l'incrédulité,
Loin de tout bord terrestre il s'est précipité.
Oh! comme ses nochers rappelaient le rivage,
Quand sur le vaste gouffre, empire de l'orage,
Chaque jour, allongeant leur liquide chemin,
Ne montrait plus qu'un ciel et qu'une mer sans fin!
Lui, calme, tint sur moi son regard immobile:
Mes seuls balancements glaçaient son cœur tranquille.
Combien je fremissais en mes doutes flottants!
En vain déguisait-il son trajet et le temps:
Ses amis, éperdus entre les vents et l'onde,
Jurent de l'engloutir sous la vague profonde;
Quand, fixant à deux jours le terme de son sort,
Intrépide, il promet sa conquête, ou sa mort.
Et sur quoi cependant plane son espérance?
Sur une mer déserte; abyme affreux, immense!
Mais le vol d'un oiseau, né sous de nouveaux cieux,
Augure favorable, étonne tous les yeux:
Mais une herbe, qui cède au torrent qui l'envoie,
Est reçue en signal de victoire et de joie.
Sur l'humide horizon les regards sont tendus.
Nuit dernière, par toi les aspects confondus
Laissent poindre en ton sein une clarté lointaine:
Les nochers attentifs sont sans voix, sans haleine:
Cependant Lampélie, aux traits d'un doux rayon,
Divinité du jour et fille d'Hélion,
Du soleil immobile éternelle courrière,
Révèle un continent que frappe sa lumière:
«Gloire à Colomb! dit-elle; et, le bénissant tous,
«Terre! voici la terre! un monde vient à nous!»
Tel est le cri perçant que, sur chaque navire,
Pousse la foule en pleurs vers Colomb qu'elle admire.
Rivages d'Haïti, vos hôtes innocents
Reçurent ces héros comme des dieux puissants;
Et pour leur consacrer les trésors de la terre
Ils n'attendirent pas les coups de leur tonnerre!
Colomb victorieux, Colomb, fier cette fois
D'aller frapper l'Europe au bruit de ses exploits,
Jaloux qu'on reconnût ce rêveur en délire
Qu'insultait l'ignorance et le malin sourire,
Colomb rendit sa voile à des vents ennemis.
Un fortuné retour lui sera-t-il permis?
Non, soulevés du choc des tempêtes cruelles,
Les flots, plus mutinés que ses soldats rebelles,
Rugissent de fureur et brisent ses vaisseaux.
«Eh quoi, les cieux, la foudre, et les vents, et les eaux,
«Veulent, s'écria-t-il, engloutir ma mémoire...!
«Eh bien! grand Océan, hérite de ma gloire.
«Puisqu'à jamais privé de revoir mon foyer,
«Mes destins dans l'oubli sont prêts à se noyer,
«Reçois dans tes torrents, arrache à la tempête
«Le secret de ma route, admirable conquête,
«Et porte vers l'Europe, alors que je péris,
«L'espoir du nouveau monde, et mes travaux écrits.»
Il jette alors son titre, auguste caractère,
Au terrible Océan, son dernier légataire.
Mais du sein bouillonnant de son gouffre profond
Le dieu sort, blanc d'écume, et soudain lui répond:
«Va, Colomb, ne crains pas que la mer te dévore:
«Va retrouver les cours, plus perfides encore,
«Où des vents plus jaloux et non moins furieux
«Te feront aux enfers tomber du haut des cieux.
«Quel salaire y reçoit le génie et ses peines!
«Je te reverrai nu, le corps meurtri de chaînes,
«Attester que l'abyme où gronde au loin ma voix
«Est plus calme et plus sûr que le palais des rois.
«Mais tel que sont liés le pôle et Magnégine,
«Marche, attiré, conduit par ta vertu divine!»
Le dieu ne lui dit pas que mon époux Sider
Livrerait sa conquête à l'empire du fer,
Ni que la bouche en feu du grondant Pyrotone
Des brigands de l'Europe y fonderait le trône:
Le dieu ne lui dit pas qu'un indigne bonheur
De ses faits à Vespuce attacherait l'honneur.

CHRYSOPHIS.

Il est vrai; tout héros, que hait la jalousie,
N'est vanté dans les cours que par l'hypocrisie:
Les princes ombrageux paraissent s'effrayer
Du mérite éminent que l'or ne peut payer.
Voilà comme, traînant sa pourpre accoutumée,
Charles-Quint que je sers court à la renommée:
Aux talents imposteurs accordant son appui,
Et voulant au respect ne présenter que lui:
Voilà comme en un âge éclatant en prodiges
Il croit tout éclipser à force de prestiges:
Vois outrager Colomb, et courir les mortels
Aux pieds de l'oppresseur qui me doit ses autels.

En deux temples déja la scène est ranimée,
L'un à la gloire ouvert, l'autre à la renommée:
Dans l'un sont les héros, martyrs de leurs vertus,
Qui, relevant Thémis et les arts abattus,
Servaient la piété, les lois, et la patrie;
Ceux qui rivaux d'Alcide ont, d'une ame aguerrie,
Opposé la constance unie à la valeur,
Aux monstres, aux tyrans, et sur-tout au malheur:
Les sages qu'abreuva la coupe de Socrate;
Les doctes bienfaiteurs, disciples d'Hippocrate,
Qui, donnant aux humains des jours nombreux et doux,
En bravant les fléaux les écartaient de tous,
Et qui, des morts hideux fouillant la sépulture,
Pour y chercher la vie ont vaincu la nature;
Là, sont Euclide, Hipparque, hommes de qui les yeux
Mesurèrent l'espace et les orbes des cieux;
Et tristes compagnons et d'Homère et d'Alcée,
Tous deux chantant des rois la colère insensée,
Ces poëtes nés fiers, indigents illustrés,
Qui, dédaigneux des grands, aux peuples sont sacrés.
Dans l'autre temple étaient les favoris du monde,
Assis sur les degrés que l'illusion fonde;
Ce concours insensé que dans le sein du bruit
La louange et le blâme au hasard ont produit;
Ces singes des Bacchus, des Ammons, des Hercules;
Ces brigands, d'Érostrate exécrables émules,
Qui, tels que les Xerxès et les fougueux Timurs,
Ont fondé leurs honneurs en détruisant des murs.
On y voit tous les fous chers à la renommée,
Ceux même dont l'ivresse au meurtre accoutumée
S'illustrait en riant des publiques douleurs;
Un vil Sardanapale, un Néron ceint de fleurs:
Là, brillent le caprice et les sectes nouvelles;
Et, parmi des lueurs qui semblent éternelles,
Figurent ces talents faux et présomptueux,
Des muses et des arts avortons monstrueux;
Là, de folles beautés, sur l'autel d'Aspasie,
Divinisent enfin jusqu'à leur frénésie,
Consacrant les banquets et les galants tributs
Ou d'un Alcibiade, ou d'un Apicius;
Montrant par-tout l'orgueil de leurs têtes huppées,
Des peuples trop enfants immortelles poupées.
La Louange, tenant l'encensoir à la main,
De Charles-Quint alors parfumant le chemin,
Le conduit au travers d'innombrables images,
Simulacres des dieux, des demi-dieux, des sages,
Masques ternis, concours d'infidèles portraits,
Qui du vainqueur flatté relèvent tous les traits.
Il monte au sanctuaire en acteur héroïque;
Et bientôt, exhaussé sur un trône magique,
Semble, en levant des yeux pleins de sécurité,
Soi-même s'admirer dans la postérité.

CHARLES-QUINT, LA LOUANGE, ET LA VÉRITÉ.

LA LOUANGE.

Je ne sais plus à qui te comparer, grand homme,
Entre tous les héros que la mémoire nomme.
Sésostris et Cyrus me semblent fabuleux;
Le divin Alexandre eut le cœur trop fougueux:
César fut grand, mais froid; Constantin, hypocrite;
Attila, sacrilège; et ta gloire mérite
D'effacer Charlemagne, aussi-bien que Clovis,
Princes dignes des Goths dont ils furent suivis:
Tous jetaient des clartés moins brillantes que rares
En d'incultes pays, en des siècles barbares,
Chez des peuples sans lois, ou trop efféminés
Pour repousser les fers qui les ont étonnés:
Aisément dans l'Asie on sema l'épouvante;
Mais toi, dominateur de l'Europe savante,
Toi, fameux Charles-Quint, en un temps éclairé,
Tu luis sur l'occident comme un astre épuré.
La terre ouvre pour toi ses mamelles fécondes;
Ton nom, l'effroi des mers, retentit aux deux mondes:
Toi seul enfin es tout, conquérant, fondateur,
Dieu pacificateur, et même créateur.

CHARLES-QUINT.

Tais-toi: je ne veux pas que l'on me déïfie:
La Louange est flatteuse, et mon cœur s'en défie.

LA LOUANGE.

Tu t'élèves encor par tes humbles discours:
Mais quoi? des nations démens-tu le concours?
Et les arts à ma voix consacrant tes batailles,
Et tes lois se gravant sur de nobles médailles,
Et ta statue équestre en toutes les cités
Multipliant ta vue et tes faits récités?

CHARLES-QUINT.

La haine, après un temps, flétrira mes images,
Et dira que mes dons ont payé tes hommages.
J'entendrai chez les morts cent reproches amers
D'avoir suivi, trompé tant de partis divers;
Et penchant tour-à-tour vers Luther ou l'Église,
Immolé l'un et l'autre à ma haute entreprise.

LA LOUANGE.

L'histoire à l'avenir ne prouvera que mieux
Que tu parus dévot, et ne fus point pieux.
Un héros tel que toi, que le génie éclaire,
Se rit des préjugés qu'il inspire au vulgaire.
Poëtes! unissez vos luths à mes accents!
Thurifères, trépieds, accablez-le d'encens;
A ce triomphateur présentez vos offrandes,
Filles, femmes, enfants, que j'ornai de guirlandes!....
Son œil déja s'enflamme, et les destins obscurs
S'éclaircissent pour lui, soleil des temps futurs.
Enivré de mon hymne, et du concert des âges,
Et de tant de parfums qui montent en nuages,
Le voilà qui s'agite...! Il voit sur mon autel
L'Europe enfin lui tendre un sceptre universel.

CHARLES-QUINT.

Oui, j'atteindrai ce prix, qu'on croit inaccessible...
Désormais à mon bras est-il rien d'impossible?
M'abusé-je d'un songe, ou d'un tableau trompeur
Que de ces flots d'encens produirait la vapeur?
Non, ma tête affermie est sans trouble et sans rêve.
Seul, je puis tout régir; plus de paix ni de trève:
Il faut que sous mon joug l'univers n'ait qu'un roi,
Ainsi qu'il n'a qu'un Dieu, qu'un centre, et qu'une loi.
Sortons, accomplissons mon grand dessein.

LA VÉRITÉ.

Arrête!
Un excès de fumée a surchargé ta tête;
Et je dois, en passant, t'avertir que l'orgueil
Frappera ton cerveau, près de ce même seuil.

CHARLES-QUINT.

Comment? qu'a donc mon vœu qui soit déraisonnable?
François-Premier n'est plus; Henri, peu redoutable,
En désastres verra se changer les succès
Dont son règne naissant éblouit les Français:
Un fils, de ma couronne héritier chez l'Ibère,
Par son utile hymen m'asservit l'Angleterre;
Vainement Albion, qu'alarment ses projets,
Veut au pouvoir de Rome enlever ses sujets;
Philippe inquisiteur, par son zèle inflexible,
M'assure le pontife, à mes rivaux terrible:
L'Église parle, au nom du ciel et de l'enfer,
Contre les libertés que proclama Luther;
Elle enchaîne à mon joug toute la Germanie:
Qui la disputerait à ma race bannie?
Serait-ce Ferdinand, ce frère que mes mains
Ont couronné lui-même, et fait roi des Romains?
Il ne peut refuser, pour le but où j'aspire,
De céder à mon fils le trône de l'empire,
Si contre Soliman je soutiens son effort:
Et, ma seule maison régnante après ma mort,
L'Europe sous mes lois florissante, enrichie,
Ne sera qu'une immense et stable monarchie.
Alors, qui retiendra mon aigle en son essor?
De Bysance en Asie il peut voler encor,
Planer sur le Liban, où la croix fut plantée,
Remonter de Gengis la route ensanglantée;
Et, donnant à la Chine un nouvel empereur,
Aux mers de la Corée essayer sans terreur
De m'ouvrir quelque voie inconnue au Tartare,
Vers ce monde récent que m'a conquis Pizarre:
Et je verrais enfin, abordant au Pérou,
Le globe entier soumis.

LA VÉRITÉ.

Grand roi, tu n'es qu'un fou.

LA LOUANGE.

Divinité fâcheuse à la haute puissance,
Que tu mérites bien le dédaigneux silence
De ce fier empereur qui te tourne le dos!

LA VÉRITÉ.

C'est l'adieu que souvent je reçus des héros.

LA LOUANGE.

Quelle chaleur te pousse à dire tes pensées?

LA VÉRITÉ.

L'espoir de prévenir leurs fureurs insensées.

LA LOUANGE.

Mentir est profitable, et ton langage est vain.

LA VÉRITÉ.

Je parle pour instruire, et sans l'espoir du gain.

LA LOUANGE.

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