← Retour

La Panhypocrisiade, ou le spectacle infernal du seizième siècle

16px
100%
Tu mens; et ce projet si beau, si magnanime,
De ton stérile sein n'est pas le fruit sublime:
Frère des Augustins, si l'on t'avait chargé
De vendre à leur profit les graces du clergé,
Tu déclamerais peu contre les indulgences
Dont les Dominicains vendent les assurances.
Les papes qu'aujourd'hui tu nommes en courroux
Papelins, papelards, papes-sots, papes-foux,
Souverains-Ante-Christ, prêtres Satanissimes,
Furent traités par toi de révérentissimes.
Tu les craignais alors et les as respectés:
Mais dès qu'à tes abois les peuples ameutés
Des moines enrichis pillèrent les cellules,
On brûla tes sermons, et tu brûlas les bulles;
Et les seigneurs, jaloux des trésors des reclus,
T'ont mieux servi depuis que tes cris superflus.
C'est pourquoi ton cerveau, rêvant la renommée,
Creusé par un long jeûne, ivre de sa fumée,
Repaît ta vanité de l'espoir si flatteur
D'être de l'avenir le grand réformateur.

LUTHER.

Du Démon envieux c'est bien là le génie!
A qui produit le bon toujours il le lui nie;
Et ne souffre jamais que, de la gloire épris,
Son véritable auteur en reçoive le prix.
N'ai-je donc pas, du zèle apôtre téméraire,
Fait tonner ma vertu des hauteurs de la chaire?
N'ai-je pas, d'un courage au martyre aguerri,
Défié les bûchers où Jean-Hus a péri?
Et devant l'empereur, les guerriers, et les prêtres,
Opposé mon front calme aux fureurs de mes maîtres?
N'ai-je pas su prouver que, du ciel inspiré,
Je m'assure en Dieu seul qui m'a seul éclairé,
Que la paisible étude et la retraite obscure
N'ont point intimidé ma fidèle droiture,
Et que d'un humble habit la modeste pudeur
Des somptueux prélats efface la splendeur?
Pour l'exemple de tous que pouvais-je mieux faire?

LE DIABLE.

Moins livrer le pontife au rire du vulgaire,
En sarcasmes grossiers moins verser ton venin,
Fangeuse obscénité qui souille ton latin.

LUTHER.

Eh! feins-tu d'ignorer, père de la malice,
Que le ris populaire est un vengeur propice,
Et qu'un fol enjouement, aux vieux respects fatal,
Ne naît que des gros mots d'un style trivial,
Par qui dans tous les rangs la lumière circule
Mieux qu'en de purs écrits dictés par le scrupule?

LE DIABLE.

Tu crois légitimer par ces raisonnements
Les erreurs du caprice et tes emportements:
Je connaîs mieux que toi la chaleur de ta bile:
En soulever l'aigreur ne m'est pas difficile;
Et je me plais moi-même, afin de te damner,
A voir tes sens fougueux si mal se gouverner.
Ainsi j'en attisai l'ardente convoitise
Qui d'un bizarre hymen t'inspira la sottise
Et j'ai ri des motifs dont j'appuyais ad hoc
Ton acte marital consommé sous le froc.

LUTHER.

O Diable, de ton nom le plus digne peut-être!
En quarante ans entiers te rendis-tu mon maître?
Et lorsque de la chair les mordants aiguillons
De mon sang jeune et vif excitaient les bouillons,
Si, quand mon feu croissait par trop de continence,
Une chaste ferveur maintint mon abstinence,
Et me fit d'Augustin garder l'étroite loi,
Près des filles de Dieu, qui brûlaient comme moi,
Le monde croira-t-il que je n'épousai Bore
Qu'afin de soulager l'ardeur qui me dévore,
Et que pour obtenir les baisers familiers
Qui de tout Wittemberg charmaient les écoliers?
Non, esprit tentateur: mais, en beaucoup d'épreuves,
De la faiblesse humaine ayant acquis les preuves,
J'ai voulu des cloîtrés, las d'un joug rigoureux,
Rompre en me mariant les ridicules vœux,
Par qui tous mes pareils, abondants en mérites,
Sont de tant de bâtards les pères hypocrites.

LE DIABLE.

Courage! applaudis-toi, loin de te repentir:
De tous les mauvais pas un dévot peut sortir.
Je veux que l'intérêt de ta réforme sage
Te force d'approuver jusqu'au concubinage.
Les hommes, non sans rire, entendront tes docteurs,
Ménageant un Landgrave entre leurs protecteurs,
Se demander en corps si par la bigamie
Il a droit de calmer sa luxure ennemie.

LUTHER.

Tu prétends.....

LE DIABLE.

Son salut rend ses motifs puissants:
Sa table est succulente et soulève ses sens:
Sa compagne n'est pas comme sa forteresse
Redoutant peu le choc du bélier qui la blesse:
Le lit d'une autre femme au moins l'adoucira:
Agar, sous Abraham, a secondé Sara:
Bel exemple à citer! l'écriture à ton aide
Contre Asmodée ainsi fournit plus d'un remède.

LUTHER.

Monstre! qu'oses-tu dire?.. Ah! c'est trop m'attaquer..
De colère, d'horreur je me sens suffoquer!
Va-t-en! crains les clartés que l'Esprit-Saint m'envoie..
N'attends pas que jamais ta torche me fourvoie...
Aux yeux de l'univers que j'illuminerai,
Comme l'ange Michel, je te terrasserai.
Fuis, Dragon, fuis les traits de ma vive lumière...
Méditation, jeûne, exercice, prière,
De mes ravissements soutenez la hauteur,
Joignez la créature à son suprême auteur!.....
Oui, l'auréole enfin couronnera ma tête!
Oui, j'instruirai le monde, et me voilà Prophète!

Il retombe, à ces mots, rêveur en son fauteuil.
Bore, qui de sa porte avait heurté le seuil,
Et qui depuis trois jours ne put le voir une heure,
Faisant sauter les gonds, pénètre en sa demeure;
Cette compagne sainte embrasse son héros,
Absorbé comme Jean dans l'île de Pathmos.

BORE ET LUTHER.

LUTHER.

Viens-tu, pour me troubler, te joindre au mauvais ange?

BORE.

Tout saint homme qu'on soit, il faut pourtant qu'on mange.
C'est trop faire carême à l'ombre de ce trou:
Je crains que mon Luther n'en meure, on n'en soit fou.

LUTHER.

L'esprit, sanctifié par le jeûne et les veilles,
De Dieu plus nettement aperçoit les merveilles:
Il croit sentir qu'aux cieux le vol des séraphins
Ravit tous ses pensers plus légers et plus fins,
Et comme dégagé du limon qui le souille,
Il oublie ici-bas sa mortelle dépouille.

BORE.

Lèvres d'un Augustin, laisse-moi donc puiser
Une éloquente ardeur en un tendre baiser.

LUTHER.

Chère épouse, goûtons de plus chastes délices:
Mes sens, mortifiés par de longs sacrifices,
N'ont plus rien de terrestre, et l'œuvre de la chair
Par ses grossiers plaisirs ne saurait les toucher:
En un état si pur, que reste-t-il de l'homme?

BORE.

Eve a séduit Adam par l'offre d'une pomme;
Et moi, de ce soupé qu'ont disposé mes soins,
Sur le cœur d'un époux je n'espère pas moins.
Allons, ranime-toi: ta pâleur m'épouvante:
Rêve à table en mangeant; je serai ta servante.

LUTHER.

Faible nature humaine! hélas! notre appétit
De notre infirmité trop tôt nous avertit.

BORE.

D'un cœur humble et docile il faut donc s'y soumettre.
Tu parais défaillant.... bois donc pour te remettre.....
Prends de cet agneau tendre, arrosé de son jus...
En ton sépulcre obscur trois jours entiers reclus,
Ressuscite, et fais Pâque.... il me semble un fantôme!
Les ermites de Thèbe, et l'abstinent Jérôme,
N'offrirent pas des traits si blêmes, si flétris.....
Un coup de ce vin vieux! une de ces perdrix!...
Il ne me répond rien, tant la faim le tourmente!...
Quelle ardeur! plus tu bois, et plus ta soif augmente!...
Les murs de ce pâté recèlent un jambon....

LUTHER.

Un Juif en aurait peur; mais un fidèle, non.
Les enfants de l'Église écoutent de sots rêves
Lorsque, nous prescrivant les herbes et les fèves,
Leur superstition n'ose à table souffrir
La chair des animaux, créés pour les nourrir.
La chair soutient la chair; Dieu même ainsi l'ordonne.
Ce n'est point un péché d'user de ce qu'il donne.
«O mon Dieu! fournis-moi, cent ans, à mes repas,
Moutons, bœufs, et gibier, poulets, et cochons gras;
Gloire éternelle! amen!» tu sais que ma syntaxe,
Dicta cette prière, et qu'elle court la Saxe,
Égayant les docteurs des universités,
Qu'elle affranchit du joug des prélats dépités.

BORE.

L'enjouement te revient; ta force est rajeunie!

LUTHER.

O liqueur de Noé, sois à jamais bénie!
C'est toi de qui les flots raniment notre cœur,
Quand le diable l'abat et le jette en langueur.
Jamais, depuis l'instant que j'attaquai la messe,
Il n'a de plus d'assauts fatigué ma faiblesse.
Verse en ma large coupe, et que le feu du vin
Inspire à mon ivresse un cantique divin!
David chantait, dansait, festinait devant l'arche;
Imitons les transports de ce roi patriarche.

BORE.

Enfin, mon bon Martin, ton front s'est éclairci.

LUTHER.

De mes combats pieux j'écarte le souci...
O toi, que je sauvai du joug de Babylone!
O fille de Sion! ma bienheureuse nonne!
Ma Bore! un saint amour embrase ton époux!

BORE.

Eh bien!... holà ... sitôt!... la porte est sans verroux...

LUTHER.

Le Créateur veut-il qu'une étroite clôture
En d'inutiles feux sèche sa créature?
Il forma notre chair, et nous dit de jouir
De la fleur de nos sens, prête à s'évanouir.

BORE.

Que fais-tu?...

LUTHER.

J'obéis à sa loi fécondante...
L'amour est un effet de sa grace abondante.
Aimer est la leçon qu'Augustin nous prescrit...

BORE.

Quel feu matériel pour un divin esprit!

LUTHER.

Dieu même s'incarna dans le sein d'une femme.

BORE.

D'une vierge: et le suis-je?

LUTHER.

Eh! suis-je un Dieu, madame?
Non, bonne Catherine; à mon humanité
Il suffit des douceurs de ta maternité.
Viens donc, ma Sulamite!... oh! comme tu m'embrases!
Adorable union! ravissantes extases!

Il dit: et de la sorte était née autrefois
La bruyante Hérésie, organe de leurs lois;
Et qui, des vœux rompus par sa mère et son père,
Alla multiplier l'exemple si prospère.
La voici qui revient d'un pas tout triomphant.

LUTHER, BORE, ET L'HÉRÉSIE.

LUTHER.

O mon heureuse fille!

BORE.

O notre chère enfant!

LUTHER.

Ma fille, as-tu déja fait le tour de l'Europe.

L'HÉRÉSIE.

Oui; ma taille, en marchant, croît et se développe.
Dans un âge si tendre, on s'étonne de voir
Mes progrès merveilleux surpasser votre espoir.

BORE.

De la faveur du ciel n'est-ce pas un miracle?

L'HÉRÉSIE.

Mon doux instituteur, Mélancton, votre oracle,
M'annonce, me présente à chaque souverain;
Et des rives de l'Elbe à tous les bords du Rhin,
Les peuples m'ont reçue, enchantés de m'entendre.
Pour maîtresse déja les rois m'ont voulu prendre:
Nous triomphons, mon père... Ah! qu'il m'est glorieux
D'ouïr au loin porter votre nom jusqu'aux cieux!
Devenu des humains le modèle sévère,
Votre règle par-tout est la loi qu'on révère:
Vos travaux assidus, vos mœurs, votre maintien,
Sont du monde attentif l'éternel entretien:
De vos moindres secrets la nouvelle semée
Passe aux rois curieux de votre renommée;
On va jusqu'à chercher de quel pain se nourrit
Ce Prophète, homme étrange et de corps et d'esprit.
Interdits devant moi, vos ennemis vous craignent:
Le sacerdoce tremble, et ses foudres s'éteignent:
En tous lieux on redit que, terrassant l'erreur,
Debout, dans un conseil, bravant un empereur,
Vous avez confondu l'imposture idolâtre.
Des brebis d'Israël on vous nomme le pâtre.
Mais quel jeu du destin! les rois, mal assurés,
Attaquant vos écrits, les ont même illustrés:
L'Anglais, qui condamna votre sainte entreprise,
Pour épouser Boulen, divorce avec l'église;
Ce caprice, changeant les dogmes d'Albion,
Ote au pape un soutien de sa communion:
De la foi des humains, ô pitoyable cause!
La Suède, plaignant tout le sang qui l'arrose,
Lasse du joug béni des prélats, ses tyrans,
Électeurs achetés par ses rois différents,
Liés aux Christierns, qui la rendaient esclave,
M'assied sous les drapeaux du valeureux Gustave.
Le métal des clochers, de la paix ennemis,
Coule en monnaie utile, et m'acquiert des amis:
La Hollande en grossit les trésors du commerce;
Avec la liberté notre influence y perce:
Et tout présage enfin l'entier soulèvement
De la haute Helvétie, et des flots du Léman.
En céleste fléau des chefs du Capitole,
Un pasteur, conformant sa vie à sa parole,
Zélé, rigide et pur, votre émule Calvin,
Purge aussi les troupeaux et le bercail divin:
Que dis-je, en ce moment Charles-Quint nous seconde.
Quel spectacle nos jours vont-ils donner au monde!
Le pontife Clément, son infidèle appui,
Marchant de ruse en ruse entre François et lui,
Désormais sans secours, entouré d'adversaires,
Voit marcher contre lui les Germains mes sectaires,
Que le cruel Bourbon n'ayant pu soudoyer,
Du pillage de Rome a promis de payer.
C'en est fait, tout nous cède; et de l'église avare
Les peuples à leurs pieds fouleront la tiare.

LUTHER.

Ma fille, l'univers sent donc ce que tu vaux:
Sa liberté sera le prix de mes travaux.

BORE.

Qu'elle débite bien son nouveau catéchisme!

LUTHER.

Lisons l'écrit d'Érasme, intimidé d'un schisme:
Avant de m'endormir, il me faut rétorquer
Les arguments cornus dont il veut me piquer.

BORE, seule.

BORE.

Épouse de Luther, jadis religieuse,
Voilà que de la nuit l'heure silencieuse
Te commande d'entrer dans le lit conjugal:
Rester vierge était triste; être femme, est-ce un mal?
Je ne me repens pas d'avoir quitté le voile:
On m'en blâme; et pourquoi? chacun suit son étoile.
Faisant de ma jeunesse une longue douleur,
La discipline austère en desséchait la fleur;
Mes sens, par-fois tentés des délices du monde,
Emportaient loin de Dieu mon ame vagabonde:
J'aurais failli plus tard; ainsi que font toujours
Les Lucrèces du siècle écartant les amours,
Et qui, de leur orgueil déshonorant l'ouvrage,
En leur maturité prennent un cœur volage,
Et que le vif regret d'avoir perdu leur temps
Précipite sans frein au déclin des beaux ans.
Mais peut-être pour moi la règle moins cruelle
Eût enfin à son joug soumis mon cœur fidèle....
O cloche! dont le son frappe les airs lointains,
Tu rappelles mon ame à ses premiers destins!
Ta voix, pendant la nuit, signal de la prière,
Sous les voûtes du cloître où j'étais prisonnière,
Me tirait de ma couche, et traînait ma langueur
Devant l'autel d'un Dieu, seul époux de mon cœur!
Ce devoir partagé de mes chastes rivales,
Ces cierges qui perçaient des ombres sépulcrales,
Ces élans d'un amour né de vagues desirs,
Hélas! je m'en souviens, me donnaient des plaisirs.
Mon esprit s'échauffait d'une plus pure flamme;
Mon corps, libre de soins, vivait moins que mon ame:
Vers un ciel consolant je la sentais errer,
Quand mes jalouses sœurs me faisaient soupirer.
Mais dans la vie active où le monde m'entraîne,
De soucis en soucis chaque moment s'enchaîne;
On mange sur la terre un pain trempé de fiel,
On y porte sa croix sans espérer le ciel;
Et l'on quitte le jour, au bout de sa carrière,
Sans avoir pu goûter et bénir sa lumière.

Elle dit: au parterre où l'on aime le bruit,
On regarde en pitié quel regret la poursuit:
Car les Diables, brûlés par une humeur caustique,
N'ont, dans leur esprit sec, rien de mélancolique.
Mais un spectacle affreux, plus doux à leurs regards,
C'est Rome, dont le sac promis à des soudards
Attire sur les pas de Bourbon qui l'assiège,
Tant de luthériens, ennemis du saint-siége.
Vêtu de la blancheur d'un corset argenté,
Le hardi connétable, avec célérité,
D'un mur déja croulant surmonte les ruines:
Tel que brille au matin, levé sur des collines,
Entre les flancs noircis d'un nuage orageux,
Lucifer, non voilé, serein et lumineux,
Qui regarde sous lui le désastre et la guerre
Fondre au loin dans les cieux ébranlés du tonnerre.
Tel, devançant le jour, Bourbon impatient
Préside la tempête, et l'éclaire en riant.
Par-tout la Conscience, ardente, vengeresse,
Jura de le poursuivre, et lui tient sa promesse.

BOURBON, LA CONSCIENCE, ET LA MORT.

LA CONSCIENCE.

Ici, triomphe ou meurs, ô connétable altier!
Trahi de Charles-Quint, traître à François-Premier,
Bientôt, sans autre nom que celui de transfuge,
Un trône sur la terre est ton dernier refuge:
Échappe, en y montant, aux coups de l'avenir,
Et fais-toi redouter de qui veut te punir.
Le joug d'un premier crime est le dur esclavage
Qui t'enchaîne au succès d'un criminel ouvrage;
Et d'avance en ton cœur j'ai corrompu le fruit
Des glorieux travaux que ton remords produit.
Je te condamne à fuir de conquête en conquête
Le juste châtiment qui menace ta tête:
D'un degré qui t'assure atteins donc la hauteur;
Traître, pour te sauver, deviens usurpateur.
C'est moi qui, te traînant au pied de ces murailles,
Te fis à tes soldats, avides de batailles,
Par les chants, les bons mots, en riant fantassin,
Déguiser le poison qui fermente en ton sein:
Leur versant à longs traits ta belliqueuse ivresse,
En buvant avec eux, ton orgueil les caresse:
Mets leur zèle à profit pour décider le sort,
Parle, et cours dans leurs rangs, pousse-les à la mort...
Mais on quitte la brèche, on t'abandonne ... ah! tremble...
Voilà tes défenseurs qui reculent ensemble...
Ils te déchireront, si tu n'es pas vainqueur.

BOURBON.

Mes frères! mes amis! allons, ferme, du cœur!
Héros à qui jamais la victoire n'échappe,
Céderez-vous la palme aux vils soldats du pape?
Aurons-nous donc sans fruit, en dépit des hivers,
Franchi les Apennins, de neige tout couverts,
Traversé l'Italie, épuisés d'indigence,
Fait frémir, en passant, et Bologne, et Florence?
Rome est là sous nos yeux, pleine d'argent et d'or,
Rome, de l'univers le plus riche trésor!
Eh quoi! lâcherons-nous une proie aussi belle?
Non, périssons plutôt... A moi donc cette échelle!
A moi, mes compagnons! j'y monte le premier.

LA MORT.

Où s'élance cet homme, intrépide guerrier?
Tous ses traits sont émus par des chaleurs soudaines;
La vertu de son sang bouillonne dans ses veines...
Quelque intérêt durable allume ses fureurs....
Quels efforts! quel courage!... Un plomb siffle...

BOURBON.

Ah! je meurs.

LA MORT.

Il tombe, abandonné du souffle de la vie;
Ainsi que tout-à-coup s'affaisse et se replie,
Lasse d'avoir gonflé son sein tout irrité,
La voile d'un vaisseau que le vent a quitté.

BOURBON.

Dérobez aux soldats ma dépouille fumante...

LA CONSCIENCE.

Laisse, laisse, orgueilleux, le soin qui te tourmente!
Vois le terme commun des petites grandeurs...
De l'éternel oubli sonde les profondeurs,
Et descends dans le gouffre où dorment terrassées
L'espérance lointaine, et les hautes pensées.

LA MORT.

Pourquoi sur son cadavre étendre ce manteau?...
Soldats, qui de Bourbon suivîtes le drapeau,
Votre chef est tombé: publiez votre perte!
Vengez-la!... que par-tout Rome, de sang couverte,
Apprenne qu'en poussant votre guide au trépas,
J'enflammai votre rage, et ne l'arrêtai pas!
Et toi, fière cité! frémis, hurle ... tes portes
S'ouvrent avec fracas au torrent des cohortes.

ROME.

O Dieu, Dieu protecteur! les Germains, les Gaulois,
Vont me fouler aux pieds pour la dernière fois!
O ville si long-temps souveraine du monde,
Bientôt, anéantie en ta chûte profonde,
Il ne restera plus de Rome que son nom.
As-tu des dieux, des lois, des vengeurs? Hélas non!
Mars de ton Capitole a quitté la colline;
Thémis, Vesta, n'ont plus leur puissance divine;
Tu n'as plus de Camille et de prompt Décius
Arrachant la victoire à tes vainqueurs déçus!
Quel secours implorer contre tant d'adversaires?
Où seront les Narsès, les vaillants Bélisaires,
Qui te déroberont aux sacrilèges mains
Des Vandales, des Goths, tes bourreaux inhumains?
Du Dieu de tes martyrs le vicaire timide
T'abandonne aux couteaux d'une horde homicide:
Son infaillible voix n'ose rien prononcer;
Il n'a plus maintenant de foudres à lancer.
Pontife, cardinaux, augustes sacriléges,
Fuyez! l'autel menteur n'a plus de priviléges.
Vous qui ne croyez point, que vous sert de prier?
Un rempart est le Dieu qui peut vous appuyer.
Saint-Ange assied ses murs au sommet d'une roche;
Que du ciel invoqué ce château vous rapproche:
Hypocrites, fuyez! abandonnez aux coups
Les peuples de la terre, hélas! punis pour vous.
Quel tumulte! quels cris!... Oh! quels flots de barbares!..
Oh! quel débordement de meurtriers avares!...
Venez, dépouillez-moi, vous êtes triomphants:
Mais pourquoi sur le marbre écraser ces enfants?
Leur jeune âge si pur est innocent de crimes...
Ah! du moins épargnez de si tendres victimes...
Ciel! où fuir, où marcher sur ces pavés sanglants?...
Mères, filles, sortez de mes palais brûlants:
Échappez aux fureurs du rapide incendie...
Ah! plutôt reculez ... cette troupe hardie
Qu'enflamme votre aspect d'une insolente ardeur,
Accourt, l'épée en main, vaincre votre pudeur...
Frémissez! leurs plaisirs sont suivis du carnage.
O mes fils, rachetez vos foyers du pillage!
Prodiguez vos trésors à ces fiers ravisseurs;
Dérobez à leurs yeux vos femmes et vos sœurs...
Vos pères vers le ciel tendent leurs mains sans armes,
Sauvez-les ... entendez les menaces, les larmes,
Et les chevaux hennir dans mes temples fumants,
Et les profanateurs briser mes monuments.
O désastre! ô regrets! vous êtes abattues,
Idoles de mes yeux, admirables statues,
Que, pour m'environner de respects plus constants,
Mon amour préserva de l'outrage des temps!
Et de qui les beautés, défendant mes rivages,
Ont vaincu tant de fois les conquérants sauvages,
Attestant en effet que la main des beaux-arts
Protège les cités non moins que les remparts!

Ainsi se lamentait Rome tout éplorée,
Par le fer des soldats, par le feu dévorée;
Et l'effrayant tableau de mille embrasements
Présentait à l'Enfer l'aspect de ses tourments.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT NEUVIÈME.


SOMMAIRE DU NEUVIÈME CHANT.


Dialogue entre saint Pierre, l'Église, et l'Esprit des Conciles. Cet entretien présente le développement de la politique ecclésiastique depuis son origine jusqu'à nos temps. Continuation du sac de Rome. Aventure de Candor et de Pulcrine: mort de cette italienne et de son enfant, qu'elle noie dans le Tibre avec elle.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT NEUVIEME.


Sur la colline où dort l'empereur Adrien,
Espace où descendit un ange aërien
Qui, rendant au fourreau sa menaçante épée,
Sauva Rome qu'un jour la peste avait frappée,
Le pontife Grégoire a fait dresser des tours:
Cet asyle à Clément offre un dernier recours.
Plus effrayé pour soi que pour le saint collége,
Il parle aux cardinaux, restes de son cortége,
Vieux princes du conclave, apôtres décorés,
Qui tous, par la terreur alors défigurés,
Penchant leurs fronts usés à méditer des crimes,
De leur espoir en Dieu démentaient les maximes.
Sous leur calotte rouge et leurs sacrés chapeaux,
Mille desseins roulaient en leurs larges cerveaux,
Magasin d'artifice et de noirs stratagêmes,
Et de poisons empreints sur leurs visages blêmes.
L'effroi plombait le teint de ces menteurs bénis,
De l'or du Vatican fabricateurs jaunis.
Mais tandis qu'ils tremblaient pour la reine des villes,
Pierre, et la sainte Église, et l'Esprit des Conciles,
Planaient au-dessus d'eux; ainsi qu'au mont Thabor,
Jésus transfiguré, dans son divin essor,
Loin des yeux des humains gémissants sur la terre,
Entretint ses élus de son céleste Père:
Tableau dont la grandeur visible à Raphaël
Devint de ses pinceaux le miracle éternel!

SAINT PIERRE, L'ÉGLISE, L'ESPRIT DES CONCILES.

L'ÉGLISE.

O toi dont l'Homme-Dieu, ton maître et ton modèle,
A du nom de Céphas payé le cœur fidèle,
Titre saint de ta foi, solide fondement,
Sur qui j'ai du Seigneur bâti le monument;
Toi, le premier élu, de qui la main pieuse
Jadis reçut du ciel la clef mystérieuse,
Plains l'opprobre où languit l'un de tes successeurs;
Plains un pontife aux mains de cruels oppresseurs;
Plains mon temple qu'on souille, et ma croix qu'on méprise,
Et mêle ta prière aux clameurs de l'Église.
Ma suprême grandeur, penchant vers son déclin,
Soumise au cours des ans touche-t-elle à sa fin?
De l'empire éternel où tu me fis prétendre,
Dans l'ombre de la mort vais-je sitôt descendre?
Et par l'âge emportée en souvenirs confus,
Ne laisser qu'un néant de tout ce que je fus?
Comme dans l'univers sont passés les royaumes,
Grossirai-je en tombant le nombre des fantômes,
Moi qui, riche en effet des biens les plus constants,
Devais nourrir mes fils par-delà tous les temps?
Leur sang fume en tous lieux ... qu'un autre Jérémie
Pleure Sion en proie à la flamme ennemie,
Et la haine écrasant les orphelins épars
Sous les pieds des chevaux, et sous l'airain des chars!
Aux portes de mon temple entends crier la foule...
On renverse nos murs, et notre autel s'écroule...
Hélas! contre le choc du désordre effréné,
Que peut en ses remparts Clément emprisonné?
Nulle foudre en ce jour ne suit son anathême:
L'ange exterminateur l'abandonne à lui-même;
Et la voix du démon, qu'à soulevé Luther,
Insulte, en le raillant, nous, les cieux et l'enfer.
Pourquoi m'as-tu promis que le Dieu des armées
Protégerait toujours mes enceintes fermées;
Et que des loups cruels, et des lions grondants,
Toujours en mon bercail je briserais les dents?
Trompais-tu mon espoir, ou m'as-tu délaissée?
O Céphas! ton Église expire terrassée.
Prends pitié des tourments qu'on lui fait éprouver,
Et que ta main encor l'aide à se relever.

SAINT PIERRE.

Que me demandes-tu, malheureuse infidèle!
Qui courus en aveugle à ta chûte cruelle,
Et que le Dieu sauveur pousse contre un écueil,
Afin qu'en te heurtant il brise ton orgueil?
Depuis quand, du Seigneur oubliant la promesse,
Te laisses-tu donc vaincre au danger qui te presse?
Depuis qu'avec la foi l'espérance a quitté
Mon temple, où s'éteignit l'ardente charité.
Depuis que, t'abaissant aux délices charnelles,
Ton ame abandonna les graces éternelles,
Et, contestant des biens qu'il fallait dédaigner,
Descendit des hauteurs où je te fis régner.
Que nous dit de Jésus l'autorité suprême?
«Qui veut s'unir à moi, qu'il renonce à soi-même.»
Et lorsqu'aux bords du fleuve il appela ma foi:
«Laisse-là tes filets, pêcheur, viens, et suis-moi!»
J'obéis, j'épousai sa pauvreté sévère,
Et pour les dons du ciel quittai ceux de la terre.
Ce fut dans l'indigence, et dans l'humilité,
Que j'assis de ta loi l'auguste majesté:
Je tirai ta splendeur du milieu des ténèbres;
La croix, en éclairant les bords les plus célèbres,
Montra, même aux Césars, les martyrs fiers et doux,
Plus rois que les tyrans dont le siècle est jaloux.
Dieu n'orne point les chefs de l'empire céleste
D'un or ni d'un argent corrupteur et funeste;
Il ne les revêt point de superbes dehors:
Mais, sous leur nudité riche de ses trésors,
Il fait, pour éclipser toute mortelle idole,
Reluire dans leur cœur sa vivante parole:
Il veut qu'aux yeux du monde, où le juste est proscrit,
Les épines, les maux, couronnent leur esprit.
Voilà comment d'abord mon zèle secourable
Accrut ta nation maintenant innombrable.
Apôtres sans éclat, tous les premiers pasteurs
Furent du peuple en deuil les saints consolateurs.
Tu ne ravissais pas leur diadême aux princes,
Ni leur faste aux cités, ni leurs droits aux provinces;
Mais, sans terrestres biens, reine des malheureux,
Ta main ne recueillait les moissons que pour eux.
Que fais-tu dans ces jours? ta vue est éblouie
D'une richesse vaine ici-bas enfouie:
De la clarté des cieux ton cœur s'est détourné,
Et ta basse avarice aux enfers l'a donné.
De ton législateur qu'ont produit les merveilles?
Mes yeux l'ont vu: sa voix instruisit mes oreilles.
Seul, pauvre, désarmé, patient dans les maux,
Nourri comme le sont les innocents oiseaux,
Il vainquit le besoin, dormit dans les tempêtes,
Et marcha confiant à ses hautes conquêtes.
Ah! que dans ses travaux n'as-tu su l'imiter!
Ah! du temple divin qu'il voulut cimenter
Les vertus de tes saints d'un pur zèle enflammées
Devaient être à jamais les pierres animées,
Et de son sanctuaire inaccessible à tous,
Ta lumière eût frappé tes ennemis jaloux:
Mais non; quittant le ciel, magnifique espérance,
Tu disputes aux grands leur étroite puissance:
Pour des honneurs mondains tu trahis les autels:
Pour de vils intérêts tu combats les mortels;
Ne t'étonne donc plus, avide usurpatrice,
De succomber sans gloire en cette infâme lice.
Cesse de m'invoquer contre d'affreux soldats
Sur tes parvis sanglants assiégeant tes prélats.
Toute chair doit périr; elle est telle que l'herbe:
Sa gloire est une fleur qui, brillante et superbe,
Se lève le matin, et tombe avant la nuit.
Ta fureur prit le fer, et le fer te détruit.
Bénis donc les rigueurs d'une foule guerrière
Qui pour seule arme enfin te laisse la prière,
Te rappelle à Jésus qui vint, entre les morts,
Sur les âmes régner, et non pas sur les corps;
Et qui force un pontife, en martyr pacifique,
A recourir aux cieux, ton héritage unique.
Dans l'univers entier qui te fit prévaloir?
Qui te sanctifia? la souffrance, et l'espoir.
De tes ambitions que l'erreur se dissipe;
Et pour durer sans fin remonte à ton principe.

L'ÉGLISE.

Tu t'abuses, Céphas: né des faibles ruisseaux,
Un fleuve accroît son lit en recueillant leurs eaux;
Et de son urne enfin l'abondance s'arrête
S'il ne peut sur la terre étendre sa conquête:
La source de ma vie, humble en mes premiers jours,
Dut s'augmenter d'abord pour prolonger son cours.
Si les hommes grossiers, pour seul prix de mes peines,
N'eussent vu que mes cloux, mes cilices, mes chaînes,
En mes labeurs obscurs leur courage abattu
De fol emportement eût traité ma vertu.
Notre gloire éternelle, invisible salaire,
N'eût point à ses appâts amorcé le vulgaire,
Et le peu de zélés sortis d'un rang abject
Ne m'aurait pu des grands conquérir le respect.
Il fallut, pour leur faire honorer mes supplices,
Joindre à l'espoir futur les présentes délices:
Il fallut que les arts et les purs orateurs
Charmassent dans les cours mes fiers persécuteurs:
Pour fléchir mes bourreaux, m'acheter des ministres,
M'asservir des tyrans les conseillers sinistres,
L'or me devint utile; et, fondant mon trésor,
Il me fallut du fer pour conserver mon or.
Ainsi, m'environnant d'une pompe mondaine,
Alliant à ma foi la politique humaine,
Dans les états nombreux où je portai ma croix,
Je me fis des sujets nourris par tous les rois,
Et courbai sous mon joug les têtes couronnées
Par ma tiare auguste en tous lieux dominées.
Dès-lors, mes citoyens, les élus de Sion,
Défendirent leurs droits sous ma protection:
Des peuples et des chefs mon oreille maîtresse
Par de secrets aveux me rassura sans cesse:
Ma voix emplit la chaire; et, sous mon appareil,
La gloire de mon temple effaça le soleil.

L'ESPRIT DES CONCILES.

Tu ne dois qu'à moi seul, république sacrée,
La liberté des lois dont tu fus illustrée:
Tant que de tes prélats le saint gouvernement
De leur égalité garda le sentiment,
Tant que de tes degrés la juste hiérarchie
Régla ton ministère, et non ta monarchie,
Et que l'esprit zélé des conciles nombreux
En ton sein maternel unit tes fils entre eux,
L'unanime intérêt, d'un hémisphère à l'autre,
Nommait le digne élu, successeur de l'apôtre:
Alors la même voix, parlant de tous côtés,
Soulevait ton grand corps dans toutes les cités:
Le mérite éprouvé, la foi qui le rehausse,
Désignaient sans combats l'appui du sacerdoce;
Et, formant tes conseils, un immense concours
Te faisait révérer des peuples et des cours.
Qu'un tyran apostat conjurât ta ruine,
Qu'un schisme ténébreux obscurcît ta doctrine,
Qu'un poison infectât tes membres languissants,
J'opposais à tes maux des remèdes puissants;
Et réveillant ta force en quelque heureuse lutte,
Quand tes pieds chancelaient, je prévenais ta chûte.
Mais depuis que le chef, assis au Vatican,
Se proclame Infaillible, et gouverne en tyran,
Que des princes du siècle il imite l'exemple,
Qu'il consacre à sa cour tout le luxe du temple,
S'immole tes brebis qu'il promet de nourrir,
Et boit jusqu'à ton sang tout près de se tarir;
Depuis qu'un titre, un nom, des richesses, des brigues,
Ont usurpé ton siége, et le vendent aux ligues,
Et qu'un conclave impur choisit dans le saint lieu
L'homme des potentats, et non l'homme de Dieu;
Tes avares enfants respectent ce seul maître,
Et de l'autel souillé n'encensent que le prêtre.
Sion, dépouille-toi! rends, devant l'éternel,
L'égalité première au troupeau fraternel.

L'ÉGLISE.

O fanatique esprit des turbulents conciles!
Que souhaitent de moi tes chagrins indociles?
Qu'en populaire état changeant ma royauté,
J'abaisse à ton niveau la fière papauté!
A mes libres statuts est-elle si contraire?
Le sceptre qu'elle tient n'est point héréditaire:
Son choix renouvelé, sans nul égard au sang,
Du dernier rang élève un chef au premier rang,
Et l'âge du mortel que je prends soin d'élire
Lui laisse peu le temps de troubler mon empire.
Au pouvoir après lui ses sujets prétendant
Pour les droits de son titre ont un respect prudent;
Et, toujours occupé, mon trône, sans régence,
Est le centre puissant de ma vaste influence.
Ce sceptre qui courba l'univers asservi,
Est-ce pour le briser que je te l'ai ravi?
Non, je te l'arrachai, par tant d'art et de peines,
Pour imposer silence à tes querelles vaines.
Fol esprit des chrétiens assemblés par la loi,
Que prétends-tu? souvent le schisme est né de toi.
Tantôt l'orgueil naissant d'une bouche éloquente
Fait frémir l'orthodoxe aux erreurs qu'elle enfante:
Tantôt le nom des grands, le poids de leurs trésors,
Balancent tes avis, rompent mes vieux ressorts;
Et les partis, armés par la haine et les doutes,
Joignent mille fléaux à ceux que tu redoutes.
Tel est, tel est le sort trop commun aux états
Où la foule est livrée à d'orageux débats!
L'empire de l'Église a des lois plus certaines;
C'est pour le mieux guider qu'un homme en tient les rênes,
Et seul, pour mes enfants gardant mes biens entiers,
Il a des successeurs, et n'a point d'héritiers:
Libre des nœuds du sang, ma famille est la sienne:
Le salut, l'intérêt de la cité chrétienne,
Sur tous mes ennemis tiennent ses yeux ouverts.
Quel autre eût au croissant disputé l'univers?
L'Europe encenserait un prophète barbare,
Si je n'eusse au turban opposé la tiare,
Et fait, en roi des rois, marcher les potentats,
Qui sont les humbles chefs de mes pieux soldats.
Les aveugles Païens, les farouches Vandales,
Les Musulmans, zélés pour des erreurs fatales,
Tout a fléchi devant le souverain sacré
Qui de mon arbre antique est le tronc adoré.
Va, ne t'ombrage plus de sa hauteur suprême.
Ah! loin de dégrader mon triple diadême,
Suscitons en tous lieux pour ses grands intérêts
Le peuple des cloîtrés, mes défenseurs secrets.

L'ESPRIT DES CONCILES.

Quoi! ces lourds favoris couchés dans la mollesse,
Dont ta grace féconde a béni la paresse!
Église aveugle, au sein des périls que tu cours,
As-tu lieu d'en attendre un effort, un secours?
Hélas! leur privilége excite trop d'envie;
Et c'est pour les punir qu'on menace ta vie.

L'ÉGLISE.

Connais ma sainte armée: apprends que leurs langueurs
Sont les plus forts liens qui m'attachent les cœurs.
Le charme des loisirs et des joyeuses tables
Les rend de qui me hait ennemis implacables;
Et leurs esprits flatteurs, doctement exercés,
Gagnent à mon parti les héros insensés.
C'est peu: de tous les cœurs observant les caprices,
J'ai su multiplier mes pieuses milices.
Les uns, poussés au loin par de tristes penchants,
Sur les rocs et les mers me font plaindre en leurs chants:
Les autres, du remords étalant les misères,
Font de ma pénitence adorer les mystères:
Des vierges, embrassant mes chastes voluptés,
Goûtent la solitude au milieu des cités:
Hameaux, villes, déserts, et profonds hermitages,
Des sons de mon airain frapperont tous les âges:
Et tandis que ceux-là, dans l'étude plongés,
De la poudre arrachant mes faux titres rongés,
Disent en leurs écrits que ma loi consacrée,
Produite avec le monde, en aura la durée;
Ceux-ci, de mon pouvoir ministres agissants,
Organes de la foi, dans l'Espagne naissants,
Dirigent à mon gré la jeunesse ignorante;
Et si, dans l'univers leur mission errante,
Aux deux mondes conquis étendait ses travaux,
Mon glaive planerait sur les rois mes rivaux;
Et l'Inquisition, mon alliée ardente,
Vaincrait des nations la révolte imprudente.

L'ESPRIT DES CONCILES.

Tremble!... d'horreur émus, les peuples et les rois
Pour t'écraser un jour s'uniront à-la-fois.

L'ÉGLISE.

Non, je reviens du coup qui m'a d'abord surprise:
Forte ou faible ici-bas, je suis toujours l'Église.
Ma prière en tous temps armera les mortels;
Sur leurs inimitiés j'ai fondé mes autels:
Qu'un peuple les abjure, un roi prend leur défense;
Un état veut ma perte, un autre ma vengeance;
Leurs discordes pour moi sont d'éternels secours;
Et dans leurs mouvements, immuable toujours,
Mon pouvoir, épanchant leur sang pour mes querelles,
Semble un miracle antique aux regards des fidèles,
Qui raniment sans cesse, en relevant ma croix,
La vie impérissable accordée à mes lois.

SAINT PIERRE.

O cieux! t'affermis-tu, dans tes liens durables,
Par la désunion des états déplorables,
Toi, que créa ton Dieu pour inspirer la paix,
Et qui dois de lui seul attendre tes succès!
Ah! crois-en le martyr de l'évangile auguste,
Tu quittes les sentiers que te traça le Juste,
Qui prêchait aux humains, en paroles de miel,
L'amour entre leurs fils, nés égaux sous le ciel,
Qui, vainqueur des tourments, plein d'une foi profonde,
A rompu par sa mort l'esclavage du monde,
Et que l'homme innocent, qui craint plus Dieu qu'un roi,
Sent au fond de son cœur, et connaît mieux que toi;
Toi, qui deviens terrestre et qui n'es plus divine,
Tu te corromps: ta fin dément ton origine.

Il dit: et monte aux cieux en plaignant les humains.
Cependant Rome cède à de profanes mains
Les biens de ses autels, l'honneur de ses vestales;
Et la flamme répand mille horreurs infernales.
Mais du prompt incendie un palais respecté
Par de jeunes époux est encore habité.
Ici, nouveaux objets; le théâtre mobile
De leur appartement offre l'aspect tranquille.
Auprès de leur enfant leur vieux père est assis,
Et ses pleurs échappés mouillent son petit-fils.
Là, Pulcrine et Candor, inconnus de l'histoire,
Et trop sages toujours pour briguer nulle gloire,
Amants, époux heureux jusqu'à ce jour d'horreur,
En leur dernier réduit s'exprimaient leur terreur.

CANDOR, PULCRINE, L'ENFANT, ET LE VIEILLARD.

PULCRINE.

Abaisse les rideaux devant cette croisée
Que rougit la lueur de la ville embrasée:
Ces sanglantes clartés, qui tremblent devant moi,
Consternent mes regards, les remplissent d'effroi.

CANDOR.

Que de ton sein troublé la frayeur se tempère,
Et n'épouvante pas mon fils et ton vieux père.

L'ENFANT.

Les cris qui s'éloignaient se rapprochent de nous...
O mon Dieu! ces méchants nous égorgeront tous.

CANDOR.

Mon fils, dans les périls s'exerce le courage:
Tu seras homme, un jour ... soutiens donc cet orage;
Et, sans frémir ainsi, tâche de rassurer
Ta mère qui s'effraie, et que tu fais pleurer.

LE VIEILLARD.

Ah! de ce tendre enfant ne retiens point les larmes...
Faible contre un tel choc, frappé de tant d'alarmes,
Si jeune, je le plains d'approcher du trépas...
Moi, qui vers le tombeau n'ai plus qu'à faire un pas,
Si ma tête blanchie est soudain abattue,
Ce coup m'importe peu ... qu'on entre, et qu'on me tue.

CANDOR.

Mon père, à votre gendre épargnez ce discours.
Mes jours paîront plutôt le dernier de vos jours
Que de souffrir, vivant, qu'un barbare assassine
L'aïeul de mon cher fils, le père de Pulcrine.

PULCRINE.

Hélas! que produirait ton impuissant effort?

CANDOR.

J'ai des armes, je t'aime, et je suis jeune et fort.

PULCRINE.

Ces armes, en tes mains pures du sang des hommes,
Nous préserveraient mal du danger où nous sommes.
Elles ne t'ont servi qu'à chasser dans les bois
Les lièvres fugitifs et les cerfs aux abois.
Pour vaincre il faut du meurtre un dur apprentissage.
Ta force, ta jeunesse est un faux avantage
Contre d'affreux soldats, à l'homicide instruits,
Enivrés par la rage, et par la mort conduits.
Tu passais mollement tes heureuses journées,
Par les jeux, la musique, et l'amour enchaînées,
A cultiver les lois, les muses et les arts:
Tu n'as point de la guerre éprouvé les hasards.

CANDOR.

Combattre est-il l'effet d'une rare industrie?
C'est l'art qu'aux animaux inspire leur furie:
J'en fis trop peu de cas pour m'enrégimenter...
Mais contre des brigands s'il faut ici lutter,
Tu verras, sur le seuil de notre doux asyle,
Se changer en lion un citoyen tranquille;
Et je ne céderai ma maison au vainqueur
Que si, vaincu du nombre, on me perce le cœur.
Cher enfant! tendre épouse! et toi, vertueux père!
Quels intérêts pour moi plus sacrés sur la terre
Auraient droit de m'armer, hélas! tant que mes yeux
Demeureront ouverts à la clarté des cieux?
C'est à vous, doux objets, mon unique richesse,
Que j'attachai mes soins, mon amour, ma tendresse;
Et ta pudeur sincère, unie à mille appas,
Est le premier des biens que défendrait mon bras.
O ma Pulcrine! ô toi, mes délices, ma vie!...
Qu'entends-je?...

PULCRINE.

Vers la porte une troupe s'écrie...

LE VIEILLARD.

Quels coups heurtent le seuil!...

L'ENFANT.

O mon père, arme-toi!...

PULCRINE, à Candor.

Ciel! devant ces bourreaux vas-tu t'offrir sans moi?

CANDOR.

Tous trois, à ce foyer, restez dans le silence.

PULCRINE.

Ah! comme des clameurs s'accroît la violence!

L'ENFANT.

Quel bruit!...

CANDOR.

Nos serviteurs appellent mes secours...

PULCRINE.

Je ne te quitte pas...

LE VIEILLARD.

C'en est fait de nos jours!

PULCRINE.

La force m'abandonne... Ah, Candor!... il me laisse.
(Candor disparaît.)

LE VIEILLARD.

Contre tant d'assassins que pourra ma vieillesse?
Mes enfants ... à genoux! prions, prions les cieux!
Rendons-nous l'Éternel miséricordieux!

L'ENFANT.

O ciel! pour mes parents exauce ma prière!

LE VIEILLARD.

Dieu! ne prive que moi de la douce lumière.
L'âge a rendu mes jours ténébreux, incertains;
Et mes enfants ont droit à de plus longs destins.

PULCRINE.

Quel tumulte!... on se bat ... force-t-on les passages?
Va, mon fils, va jeter les yeux sur ces vitrages...
Peut-être mon époux, dans la lutte engagé...

L'ENFANT.

Voici de notre seuil le portier égorgé;
Des hommes demi-nus, d'autres sous la cuirasse,
Ma nourrice à leurs pieds, qui leur demande grace.

PULCRINE.

Viens, mon fils...

LE VIEILLARD.

O ma fille! où cours-tu sans appui?...

PULCRINE.

Je vais sauver Candor, ou mourir avec lui.

LE VIEILLARD.

M'abandonneras-tu? ma chère fille!... arrête!
Hélas! n'expose encor ni ton fils, ni ta tête...
On accourt ... c'est mon gendre!
(Candor reparaît.)

PULCRINE.

Il n'est point immolé!

L'ENFANT.

Comme il revient ici, terrible, échevelé!...

CANDOR.

Tout est fini pour nous, si Dieu ne nous seconde.
De tous ces meurtriers la horde vagabonde
S'avance, et fait sauter gonds, portes, et verroux.
J'ai, leur offrant mon or, cru vaincre leur courroux:
Leurs coups m'ont répondu: regardez cette épée...
Au sang de deux brigands je l'ai déja trempée;
Mais poussant devant moi chaises, tables, débris,
J'ai, pour voler à vous, fui leur rage et leurs cris.
Barricadons la porte, et si l'on nous assiége...
Il n'est plus temps.

PULCRINE.

Grand Dieu! que ta main nous protége.

LES MÊMES, ET DES SOLDATS ARMÉS.

LES SOLDATS.

Point de pitié! massacre! et vengeance à Bourbon!

LE VIEILLARD.

Ah, par mes cheveux blancs!...

LES SOLDATS.

Hors de là, vieux barbon!

LE VIEILLARD.

Non, je reste à vos pieds ... n'avez-vous pas un père?
Ah! d'un vainqueur peut-être arrêtant la colère,
Un jour il lui tendra de suppliantes mains,
Méritez qu'on l'épargne, et devenez humains.

UN SOLDAT.

Mon père est enterré: va le joindre, bon homme.

PULCRINE.

Bourreaux! tigres! comment faut-il que je vous nomme?...
Immolez-nous ensemble.

LES SOLDATS.

Armes bas, ou la mort!

CANDOR, à sa famille.

Attachez-vous à moi ... Dieu! rends mon bras plus fort
(Aux soldats.)
Non, non, n'espérez pas que l'effroi nous sépare...
Voilà ton lot, brigand! voici le tien, barbare!
Mords la poussière, infâme! expire ici, bourreau!

PULCRINE.

O cher époux! ton sang jaillit sous leur couteau...

LES SOLDATS.

Courage! baîllonnons son insolente bouche,
Amis, et qu'en trophée on le lie à sa couche;
Et qu'il raconte aux morts les consolations
Que va goûter sa veuve en ses afflictions.
Nous, soupons à ses frais! buvons à nos prouesses!
Et vivent les Tarquins de toutes les Lucrèces!

Un voile alors cacha le courroux allumé
De la pudeur luttant contre un Mars enfumé;
Scène dont les humains raillent l'horreur extrême,
Et dont l'aspect hideux révolta l'enfer même.
La féroce Ironie, en des plaisirs affreux,
Mêlait le sang au vin, les cruautés aux jeux,
Et Rome, en tous ses murs ouverts à la rapine,
Étalait les horreurs des foyers de Pulcrine.
Déja par-tout le feu, qui court de seuil en seuil,
Vole au sein de la nuit, teint de pourpre son deuil:
Et de la triste Rome illuminant les rues,
Éclairant des vainqueurs les légions accrues,
Sa lueur sur le Tibre ondoie avec les flots.
Une femme accourait, poussant mille sanglots;
Sa main guide un enfant: elle a fui sa demeure,
Et sur l'arc d'un vieux pont, marche, s'arrête, et pleure.
C'est Pulcrine et son fils, d'un pas épouvanté
Traversant les débris de la vaste cité;
Pulcrine, qui fuyant et bourreaux et victimes,
Lève ses yeux, frappés de l'image des crimes,
Et sous l'affreux éclat répandu dans les airs,
Paraît une ombre pâle, échappant aux enfers.

PULCRINE ET SON ENFANT.

L'ENFANT.

Ma mère, où nous sauver? la ville est toute en flamme...
D'où vient que tu souris?

PULCRINE.

Quel trouble émeut ton ame?
Le seuil de nos foyers, qui rassurait nos cœurs,
Ne fut pas un abri respectable aux vainqueurs:
N'en ont-ils pas rompu la barrière sacrée?
A quels dangers plus grands serais-je ici livrée?
Où verrai-je mon père, où verras-tu le tien?
Tous deux percés de coups ... tous deux mourants... Eh bien!
Au milieu du carnage on épargna nos têtes...
Ne redoute que moi ... mes mains sont toutes prêtes
A te ravir encor ta mère, ton appui...
Dieu! qu'osé-je penser?... O cruelle!... Va, fui!
Évite une insensée, et fuis mes violences,
Cher petit enfant!

L'ENFANT.

Dieu! quels regards tu me lances!...
Tes yeux toujours si doux, si caressants, hélas!
M'ont plus épouvanté que les yeux des soldats.

PULCRINE.

Ne pleure pas ... tes pleurs importunent ta mère...
Va, va te consoler dans les bras de ton père:
Il t'aime, il nous sourit; son aimable bonté
Jamais pour tes erreurs n'eut de sévérité:
C'est pour nous rendre heureux qu'il agit, qu'il respire;
Et quand nous soupirons sa tendresse en soupire...
N'est-il pas vrai, Candor, modèle de vertu?
Cher époux, réponds-moi...

L'ENFANT.

Ma mère, ou le vois-tu?

PULCRINE.

Oui, Candor, hâtons-nous de sortir de la ville:
Ta fidèle équité cherche un séjour tranquille...
La guerre menaçante approche de ces murs;
Nous trouverons aux champs des asyles plus sûrs:
Des mœurs de l'âge d'or nous reverrons la trace.
Tu te plais à Tibur, où se plaisait Horace:
L'amour, la poésie, et le doux soin des fleurs,
Sous d'agrestes abris enchanteront nos cœurs.
Viens ... faisons à mon père approuver ce voyage;
Les vieillards à leur toit sont attachés par l'âge.

L'ENFANT.

A qui parles-tu donc?

PULCRINE.

A ton père...

L'ENFANT.

Il est mort.

PULCRINE.

Mort! qui?... perds-tu l'esprit?... Non, mon enfant, il dort.
Regarde ... pour jamais il dort sur la poussière...
Son corps est tout sanglant, et ses yeux sans lumière,
Ses yeux, hélas! témoins de mon horrible affront...
Misérable! où cacher l'opprobre de mon front?...
Candor, en expirant tu reçus ma promesse...
Je ne trahirai point ma gloire et ta tendresse.
L'outrage qui me souille est ignoré de tous;
Et victime après toi de ton amour jaloux,
Dans l'éternel oubli dérobant notre injure...
Vois ces ondes ... entends le Tibre qui murmure...
La Mort, qui sous ce pont roule au milieu des flots,
M'ouvre leur vaste lit... C'est là qu'est le repos.

L'ENFANT.

Ah! pourquoi coupes-tu ta belle chevelure,
Ma mère?

PULCRINE.

O longs cheveux! inutile parure!
La main de mon époux se plut à vous tresser;
C'est autour de mon fils qu'il faut vous enlacer...
Liez d'un nœud fatal et l'enfant et la mère...
Pourquoi vivrions-nous? pour traîner sur la terre
Les hideux souvenirs d'un père assassiné,
D'un époux expirant, et d'un lit profané;
Pour craindre de nos nuits la solitude sombre,
Pour détester nos jours plus que l'horreur de l'ombre..
Que suis-je? que serai-je? et mon fils malheureux,
Pourquoi vit-il?... Tout fut, tout sera sans nous deux.
O fleuve, dans ton cours emporte notre vie!

L'ENFANT.

Vas-tu donc te jeter?... ciel! en as-tu l'envie?...
Sur le bord de ce pont ne t'incline donc pas...
Tu m'entraînes ... je tremble...

PULCRINE.

Ah! reste entre mes bras,
Reste, mon pauvre enfant! qu'est-ce qui t'épouvante?

L'ENFANT.

Ce pont, cette eau profonde, et ta voix gémissante.

PULCRINE.

Ce bord te fait frémir ... viens, viens t'asseoir ici...
Tu recules!...

L'ENFANT.

Mon Dieu! ne souris pas ainsi.

PULCRINE.

Moi, sourire! Eh pourquoi? quand l'horreur m'environne.
Vois cet embrasement qui sur les eaux rayonne...
Il dévore nos biens, nos temples, nos palais...
O mon mari! mon père! ô douleurs! ô forfaits!
Pardonne, cher Candor! mais je ne peux te suivre:
L'amour de notre enfant me force encore à vivre...
Mais non, je te rejoins, j'obéis à ta voix!
Le sein de l'Éternel nous recevra tous trois.

L'ENFANT.

Arrête!... oh! par pitié!...

PULCRINE.

Ton père nous appelle.

Elle dit, prend sa course, et, mère trop cruelle,
Dans le fleuve avec lui tout-à-coup s'élançant,
Pousse un cri vers les cieux, et tombe en l'embrassant.
On vit long-temps sa robe, en flottant sur les ondes,
Les soutenir luttant sur les vagues profondes,
Leurs mains battre les flots rougis des feux lointains,
Disparaître; et le Tibre engloutit leurs destins.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT DIXIÈME.


SOMMAIRE DU DIXIÈME CHANT.


Entretiens des chefs de l'armée Luthérienne dans les environs du château Saint-Ange. Mort d'une vieille femme, que pousse sa dévotion à porter des aliments au Pape, qu'elle croit affamé dans le fort gardé par les soldats de Bourbon. Soulèvement du parterre infernal: apparition de Xiphorane, envoyé aux démons spectateurs par Théose, suprême ordonnateur du monde. Dialogue entre le sage Agathémi et André Doria, sur les côtes de Gênes. Liberté rendue à cette ville par le héros qui en fut nommé prince.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT DIXIÈME.


Cependant le temps vole; et la scène qui change
Présente un double aspect au pied du fort Saint-Ange:
Au sein d'un pavillon, qui s'ouvre d'un côté,
D'un festin militaire éclate la gaîté:
L'autre part du théâtre offre une large place
Dont les travaux d'un camp cernent au loin l'espace:
Cette publique enceinte est le marché mouvant,
Où la troupe et le peuple à toute heure arrivant,
Au gré de leurs besoins achetent les denrées.
Un long pieu qui suspend des toiles déchirées
Est l'abri d'une vieille, humble et simple d'esprit,
Mais qui des maux du temps porte un cœur tout contrit.
Assise dans un coin, sous des palais superbes,
Pour substanter sa vie elle vend quelques herbes:
Fille d'un artisan, qu'a nourri son métier,
Cette veuve eut deux fils d'un époux ouvrier;
L'un, pour quelques liards, est mort dans les batailles;
L'autre, en un hôpital, périt sans funérailles:
Seule, âgée, en des murs dévastés par la mort,
Sa tranquille vertu confie à Dieu son sort:
Ainsi brille un feu pur dans l'argile grossière.
Un manuel des saints, recueil de la prière,
D'un latin non compris fit ses plaisirs pieux;
Mais depuis qu'un long âge a fatigué ses yeux,
Sa mémoire retrace à ses pensers fidèles
Les psaumes qu'elle chante et l'éclat des chapelles.
L'accent qu'adresse aux cieux sa tremblotante voix
N'y monte pas moins haut que l'oremus des rois;
Et dans son rang abject, des hommes oubliée,
Aux anges du Seigneur elle se sent liée.
Non loin de cet objet triste et religieux,
Sous leur tente dressée, en leur banquet joyeux,
Des chevaliers buveurs, fêtant leur table ronde,
Se vantaient leurs exploits, sources des pleurs du monde.
Alarçon est entre eux, scélérat sans terreur,
N'adorant d'autre Dieu que l'or et l'empereur,
Et qui, geolier cruel des captifs de son maître,
De Rome, en sa prison, tient aujourd'hui le prêtre:
Lui seul, dur instrument, mérita qu'autrefois
Charles-Quint lui remît la garde de François:
Tel, veillant sur la proie aux chasseurs assurée,
Un chien féroce attend sa part de la curée.

ALARÇON, OFFICIERS ALLEMANDS ET ITALIENS, UNE VIEILLE FEMME.

PREMIER OFFICIER.

Que fait dans son château le bon pape Clément?

ALARÇON.

Ce vicaire infaillible est un homme qui ment.

DEUXIÈME OFFICIER.

Tu parles sur ce ton du prince de l'église!

ALARÇON.

Clément est un vrai saint, si la peur canonise:
Car jamais nul chrétien, devant les empereurs,
Ne fut mortifié par autant de terreurs.
Ses cardinaux et lui font les dignes apôtres:
Mais le dieu de Madrid, sourd à leurs patenôtres,
Charle, est pour eux le diable, et j'en suis le suppôt.

TROISIÈME OFFICIER.

Vous vous trompez: au fond Charles-Quint est dévot;
Et, contrit des malheurs du pape qu'on assiége,
Fait des processions pour que Dieu le protège,
Et que l'aide des cieux délivre ses élus
Des fers....

ALARÇON.

Qu'un mot de lui soudain aurait rompus.
Notre empereur auguste est rusé politique:
Il veut punir Clément de sa démarche oblique,
Et retirer sur-tout du prix de sa rançon
De quoi payer nos gens qui l'ont mis en prison:
Ainsi tout le trésor des dîmes, des croisades,
Va solder à ses frais nous et nos camarades.

QUATRIÈME OFFICIER.

Les voyez-vous là-bas, montés sur des tréteaux,
Se réjouir, couverts d'habits sacerdotaux?
Les uns portant l'aumusse, et les autres l'étole,
Des acteurs de la messe entre eux jouer le rôle,
Et répandre à grands flots des bénédictions
Sur un peuple qui rit de leurs immersions?

ALARÇON.

Ces hommes-là, du moins, se font prêtres pour rire:
J'aime leur bonne foi.

CINQUIÈME OFFICIER.

Pour Clément quel martyre
S'il voit, la crosse en main, de chapes habillés,
Les soldats travestis devant les saints raillés.

ALARÇON.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que la mitre, et le casque,
Sont sur les mêmes fronts: chaque temps, chaque masque.

SIXIÈME OFFICIER.

Quel objet enchâssé montre-t-on en passant
Aux femmes que je vois sourire en rougissant?
De quelque anachorète est-ce un cordon qui brille?
Cette mère qui fuit en écarte sa fille;
Et les moins chastes sœurs n'osent le regarder:
Qu'a donc cet attribut pour les intimider?

SEPTIÈME OFFICIER.

L'Eglise étale ainsi des reliques secrètes
A la crédulité qui grossit ses recettes.

ALARÇON.

Elle a, par-dieu, raison! Clément nous paîra mieux.
La disette le presse, et, grace à mes bons yeux,
Il n'échappera pas à notre surveillance
Qu'il n'ait de notre armée acquitté la dépense.

Ils disaient, et riaient: près du réduit guerrier,
Pour son pape martyr la vieille est à prier:
Sur la foi des récits elle croit qu'on l'affame,
Et prend tout à la lettre, étant du peuple, et femme.

LA VIEILLE FEMME, LE PAPE CLÉMENT, ALARÇON, ET DES SOLDATS.

LA VIEILLE.

Si mon cœur charitable, en mon abaissement,
Aux regards du Très-Haut a su plaire un moment,
Daigne, ô vierge éternelle! ô toi, que Dieu fit mère,
Et toi, leur doux Jésus, délivrer le saint-père!
Qu'il était noble et beau, quand, debout aux autels,
Il célébrait vos noms en des jours solennels!
Dans les fers maintenant la famine le tue.
Mettons en ce panier des fruits, une laitue;
Et s'il vient nous bénir du haut de ses remparts,
Rodons, et par un signe attirons ses regards....
Si la garde me prend, voici ma dernière heure....
Mais, en servant le ciel, qu'importe que je meure!
Mon Dieu! dans les périls que j'ose ici tenter,
Dirige ma faiblesse et daigne m'assister!
On court ... ah! la frayeur me trouble les entrailles....
C'est le pape!.... à l'écart glissons sous les murailles.

CLÉMENT, sur les remparts.

Mes doigts bénis n'ont plus d'effet sur les soldats.
Ah! que vois-je? quelqu'un nous fait signe d'en-bas...
C'est une pauvre vieille.... on use de son zèle
Pour m'adresser peut-être une heureuse nouvelle....
Jetez-lui quelque fil vers ce mur écarté....
Bon! tirez son panier.... Ciel! on l'avait guetté,
On le saisit.

UN SOLDAT, en bas, à la vieille.

Coquine!

LA VIEILLE.

Ah, Dieu!... miséricorde!

LE SOLDAT.

Vieille bigote, viens! ce fil sera ta corde.

ALARÇON, dans sa tente.

Quelle clameur entends-je?... et qui peut dans ces lieux
Faire entrer ces soldats armés et furieux?

LE SOLDAT.

Commandant, cette femme a bravé la consigne.
Sous les murs assiégés elle a passé la ligne,
Pour offrir saintement à votre prisonnier
Le légume et les fruits saisis dans ce panier.

ALARÇON.

Ah! maraude, reçois le prix de ton offrande.

LA VIEILLE.

Grace, grace, seigneur! mon âge....

ALARÇON.

Qu'on la pende.
Et n'interrompez plus notre joyeux repas.

LA VIEILLE.

O Dieu, mort sur la croix, ne m'abandonne pas!

CLÉMENT, du haut du fort Saint-Ange.

On sort du pavillon.... C'est elle qu'on ramène...
Je vois, je reconnais le soldat qui la traîne....
Cette pauvre dévote est dupe de sa foi,
Et pour monter au ciel se fait pendre pour moi.
Mais peut-être il nous faut cette victime à Rome.
Pour qu'au rang des martyrs la légende la nomme:
Parfois un tel exemple, en exaltant les cœurs,
A soulevé lui seul mille poignards vainqueurs.

Par ces mots inhumains la voix pontificale
Tout à coup suscita la rumeur infernale:
On n'écouta plus rien; et la colère aigrit
Les Démons, inventeurs du catholique esprit:
Ils craignirent qu'un trait du tableau satirique
Ne fît trop mépriser l'ouvrage œcuménique;
Et contre les acteurs le bruit recommençant
Fit du cirque un chaos par-tout retentissant.
Le noir gouvernement des princes de l'abyme
Déchaîna ses vengeurs: «O blasphêmes! ô crime!
«Quoi! s'écria l'un d'eux, c'est peu que d'endurer
«Un style âpre et méchant, propre à nous torturer,
«Le sacrilége auteur de la pièce nouvelle
«De nos productions raille ici la plus belle,
«La papauté! Veut-on, qu'irrité de ce jeu,
«Dieu redouble aux enfers les supplices du feu?
«Nous ne croyons à rien, mais nous voulons qu'on croie.
«De l'Inquisition que le gril se déploie;
«Et brûlons Mimopeste, écrivain inspiré
«Pour avilir le pape et le culte sacré.
«Oui, même à l'Éternel son drame fait injure...
«Comment put-il tromper l'inquiète Censure,
«Dont, pour le bien de tous, les rigoureux ciseaux
«Devaient d'un acte infâme ôter tant de morceaux?
«Quel excès de licence épouvantable, impie!
«Et jusques à ce jour ici même inouie!
«Craignons que cent carreaux ne tombent à-la-fois;
«Démons, prosternons-nous, signons-nous d'une croix!»
Les seigneurs infernaux, monstres d'hypocrisie,
Les diablesses sur-tout, tombant en frénésie,
Et qui, faibles d'esprit, mais robustes de corps,
Aiment tant à passer des péchés aux remords,
Dévotes par vapeurs, chrétiennes par vengeance,
Tous de l'auteur alors demandaient la sentence.
Mais, ô cris! le théâtre, aussitôt agité,
Ouvre à grand bruit au jour sa vaste sommité;
Et blanchissant le gouffre, une vive lumière
Décolora le cirque et l'assemblée entière.
Tel qu'on voit se ternir et se défigurer,
(Si le petit au grand se laisse comparer)
Un concours de Phrynés, que la nuit et la danse
Rassemblent aux flambeaux, brillantes d'élégance;
Quand l'aurore se lève, accourt, et fait glisser
Un rayon du matin, prompt à les éclipser,
Tous les apprêts fleuris des trompeuses bergères
Tombent; l'aube fanant leurs roses mensongères,
Sur leurs fronts abattus de lascives fureurs
De leur fard qui s'écoule efface les couleurs:
Tel cet éclat, perçant les voûtes de la salle,
Rendant son or plus triste, et son lustre plus pâle,
Et des lampions morts effaçant la splendeur,
Des princesses d'enfer mit à nu la laideur.
Par Théose envoyé, cependant Xiphorane,
Ministre ailé, descend; et son front diaphane
Rayonne couronné d'un azur lumineux;
De la nacre et de l'or ses ailes ont les feux:
C'est lui qui, des mortels tranchant les destinées,
Frappe de coups subits les ames étonnées.
«O noirs Démons, dit-il, en votre nuit plongés,
«Des querelles de Dieu qui vous a donc chargés?
«Son règne est au-dessus des traits de la satire.
«En vos dépits amers il permet qu'un vain rire
«Console follement votre malignité
«Du pouvoir éternel de sa divinité.
«Eh! que sont devant lui les dogmes de la terre?
«Des voiles mensongers, où sa splendeur s'altère.
«Le Sacerdoce aveugle et son zèle imposteur
«Le cache à la Raison, qui le révèle au cœur.
«Aux plus grossiers humains la Nature l'atteste
«Mieux que la chaire antique aux peuples si funeste;
«Et l'image formée au gré de vains discours
«Ne figura jamais CELUI QUI FUT TOUJOURS.
«Raillez vos cultes faux; le pape est votre ouvrage.
«Vos jeux au Créateur ne font aucun ombrage:
«Il les voit de trop haut; et vous ne pourriez pas,
«Vils esprits de l'enfer, l'atteindre de si bas.»
Il dit: et le parterre, à ces hautes paroles,
Sentit avec chagrin que ses drames frivoles
Ne sauraient alarmer le suprême pouvoir
Du grand dominateur qu'on ne peut émouvoir.
L'esprit qui suscitait la Censure invoquée
Vit sa fausse rigueur honteusement moquée:
Et Xiphorane alors, remontant vers le jour,
Referma le sommet du nocturne séjour.
Mais, blessés du rayon qui perça leurs ténèbres,
Les Démons quelque temps, sous leurs voûtes funèbres,
Restèrent sans oreille, et sans yeux, et sans voix:
Le grand Théose, auteur du monde et de ses lois,
Qui, dans l'espace immense, anime et pulvérise,
Rappela l'épouvante en leur ame surprise.
Ainsi, quand tout-à-coup l'atteinte d'un fléau
Nous glace, et tourne enfin notre œil vers le tombeau,
Si de l'éternité la lumière soudaine
Éclaire le néant de notre vie humaine,
Nous frémissons d'abord; mais tant d'objets pressants
Nous rendent aux erreurs dont nous flattent nos sens,
Qu'à nous-mêmes ravis, nous nous livrons encore
Au plaisir d'oublier que le temps nous dévore:
Ainsi de leur effroi la morne impression
Arrêta peu le cours de leur illusion,
Puissance qui charma l'assemblée idolâtre
Par les nouveaux effets des ressorts du théâtre.
Où sont-ils transportés? au pied des Apennins,
Lieux où coulent en paix les vertueux destins
Du libre Agathémi, dont la sagesse extrême
Pour empire a l'espace, et pour dais le ciel même.
Sa grotte est sur des bords que vient de traverser
Un héros voyageur, accourant l'embrasser:
C'était André Dorie, homme de qui ce sage
Prévit un jour la gloire en voyant son visage;
Intrépide guerrier, habile sur les mers
A dompter du destin les orages divers;
Et selon qu'il servit ou l'Espagne, ou la France,
De leur sort à son gré décidant la balance:
Génois indépendant, qui, fier en ses discours,
Fut trop républicain pour être aimé des cours;
Mais qui, par son génie errant toujours sur l'onde,
Conquit sa liberté, bien si rare en ce monde!

ANDRÉ DORIE, AGATHÉMI.

ANDRÉ DORIE.

Heureux Agathémi, tranquille sur ces monts,
Exempt des soins nombreux où nous nous consumons,
Des hauteurs de la cime où le ciel vous éclaire,
Vous regardez en paix les fureurs du vulgaire,
Et n'êtes plus ému des troubles des cités.

AGATHÉMI.

Ah! trop sensible encore à leurs adversités,
Je ne suis point un sage; et les malheurs de Rome
M'ont tristement prouvé que je ne suis qu'un homme.
Zélé, compatissant, je crus les prévenir;
Inutile pitié, dont on m'a su punir!

ANDRÉ DORIE.

Expliquez-vous.

AGATHÉMI.

Hélas! un peu d'expérience
Des maux de l'avenir m'a donné la science;
Clarté de la raison, et qui me rend devin,
Sans miracle, et sans être un prophète divin.
Mes yeux contemplaient Rome, et prévirent l'orage.
Eh! qui, sans apporter nul obstacle au ravage,
Verrait d'un feu subit l'étincelle partir
Sur des murs, à ses yeux, prêts à s'anéantir?
J'ai couru, j'ai crié, présagé les désastres:
On m'a cru le jouet du délire et des astres,
Et, jeté dans les fers, l'ombre d'une prison
A soudain étouffé la voix de ma raison.
Mais trop tôt les vainqueurs détrompèrent la ville!
D'Orange, me tirant de mon obscur asyle,
Me présenta de l'or, qui ne put me toucher,
Me demanda mon nom, que je voulus cacher;
Heureux qu'on m'ignorât, fier de ne pas me vendre.
Hélas! à mes rochers je revins donc me rendre,
Pour jamais convaincu par mes oracles vains
Que sans fruit la sagesse avertit les humains.

ANDRÉ DORIE.

C'est ainsi que, dit-on, le front couvert de cendre,
On voyait d'Israël les inspirés descendre,
Prédisant à Sion l'ange exterminateur;
Et l'organe de Dieu semblait toujours menteur.
Sans doute votre foi, dans ces monts retirée,
N'a pu voir sans horreur fouler l'arche sacrée,
Et son prêtre investi par des soldats cruels?

AGATHÉMI.

Non, je n'ai pas frémi pour de trompeurs autels:
Le pape n'est qu'un prince, et n'est plus un apôtre;
Grand du monde, il s'expose aux revers comme un autre.
Je n'ai craint que pour Rome et pour tous ses enfants,
Près d'être encore en proie à des Goths triomphants.

ANDRÉ DORIE.

Je vous croyais un saint, caché dans ce refuge.

AGATHÉMI.

Sachez quelle est ma foi; je vous en rends le juge.
Souvent je méditai, dans le calme des nuits,
Le Dieu qui créa tout, et qui fait que je suis.
Ce vrai Dieu, quel est-il, disais-je, et quel mystère
L'offre sous tant de noms aux peuples de la terre?
Soudain, un feu rapide enlevant mes esprits,
Me porta dans les cieux de l'antique Osiris:
Surpris de sa grandeur, j'adorais sa statue;
Mais j'en touchai la base, elle fut abattue;
Et sur les bords du Nil volant de tous côtés,
Je renversai d'un choc trente divinités:
Ce n'est qu'erreur, me dis-je, en fuyant ces images.
Sous le ciel de l'Asie, emporté par deux mages,
Je révérai le feu, crus Bélus immortel;
Lorsque je vis crouler sa table et son autel.
Je revolai plus loin: toujours mêmes exemples.
Lama, le grand Lama périt même en ses temples.
Mais, toujours parcourant l'empire de l'Éther,
Dans l'Olympe des Grecs j'aperçus Jupiter:
J'approche, et sur l'Ida vois se réduire en poudre
L'amant de Ganymède, et son aigle, et sa foudre.
Fatigué, je m'abats sur de noires forêts;
J'y trouve un dieu guerrier, le puissant Theutatès:
Ma main ose sonder ce colosse homicide;
Il se brise, et son chêne écrase le druide.
Fausse idole! me dis-je, en échappant des bois.
Montons à ce Calvaire, où rayonne une croix;
Mon esprit s'éclaira; je vis, à sa lumière,
Se pourrir des débris qui tombaient en poussière,
Et, frappé d'une voix, dans les airs j'entendis:
«Nul mortel n'a reçu la clef du paradis.»
Éperdu dans ma course, et l'ame épouvantée,
Je revins à ma fange, et rampais en athée:
La raison me cria: «Les superstitions
«Cachent un Dieu, présent dans ses créations.
«Les sphères, les soleils, ouvrages périssables,
«L'homme, les animaux, divinités des fables,
«N'ont aucun de ses traits inconnus en tout lieu.
«Tu ne peux te connaître; et veux connaître Dieu!
«Ah! pour le mesurer que peut ton court génie,
«Imperceptible anneau de la chaîne infinie?»
Le savoir et le vrai m'ont prêté leur appui:
Sans comprendre mon Dieu, je comprends jusqu'à lui:
Et, mon esprit planant au-dessus des idoles
Que nous peint le mensonge en de vaines paroles,
Devant le Créateur, plein d'amour et d'effroi,
J'abaisse mon orgueil, je me tais, et je croi.

ANDRÉ DORIE.

Ah! cultivez long-temps, sans qu'aucun soin vous presse,
Ces augustes pensers, doux prix de la sagesse:
Vous ferez envier votre noble repos
Aux hommes tels que moi, qu'on appelle héros;
Et qui, s'embarrassant de respects misérables,
Ne servent pour seuls dieux que des rois leurs semblables;
Et de leur inclémence éprouvant le danger,
De culte chaque jour sont contraints à changer.

AGATHÉMI.

J'ai su que des jaloux, vous nommant un rebelle,
Privent François-Premier du fruit de votre zèle,
Et qu'à son ennemi vous portez vos secours.
Le mérite est en butte aux intrigues des cours.

ANDRÉ DORIE.

Ma vengeance s'apprête; et ma voix souveraine
Contre le joug français demain soulève Gêne:
Au nom de Charles-Quint, en prince fortuné,
Je ferai refleurir les murs où je suis né.

AGATHÉMI.

De votre noble cœur ce dessein est bien digne;
Mais faites plus; rendez votre nom plus insigne:
Foulez aux pieds les rangs; et dans votre cité
Rappelez en ces jours l'antique Liberté;
Et que, de l'Italie étonnant les provinces,
Un tel bienfait vous place au-dessus des grands princes.

ANDRÉ DORIE.

Une ville si faible, entre tant d'ennemis,
Défendrait peu les droits qui lui seraient remis.

AGATHÉMI.

Au sein d'un vaste état, votre effroi chimérique
Aurait d'autres motifs contre la république:
Et des cœurs les plus droits les principes douteux
Ainsi chassent toujours la Liberté loin d'eux.
La nuit descend des monts: couchez dans ma demeure;
Et lorsque du matin luira la première heure,
Vous partirez, ému d'un espoir bien plus grand,
Que celui dont s'enivre un prince, un conquérant.
Vous les surpasserez; croyez-en mon présage:
Mon œil juge du cœur sur l'aspect du visage.

Tels que d'un voyageur mille aspects variés
Ravissent chaque jour les regards égayés;
Tel de l'acte qui court le rapide passage
Sans cesse au spectateur produit une autre image.
Il admire à cette heure un des beaux monuments,
De la superbe Gêne antiques ornements,
Un port, où se miraient des galères rangées,
Fières de cent lauriers dont elles sont chargées.
Le généreux Dorie, assemblant les soldats,
Les nobles, et le peuple, et les vieux magistrats,
Maintenant souverain des murs qui l'ont vu naître,
En chassa les Français, et seul y parle en maître.
Parmi les habitants dont il reçoit l'accueil,
Vrai héros, son maintien n'affecte aucun orgueil.
Déja les courtisans, dont il est l'espérance,
Le caressent des yeux, se courbent par avance:
D'autres lui souriant, plus timides flatteurs,
Des mouvements de tous ne sont qu'imitateurs;
Quelques-uns, désertant leurs partis avec peine,
Le vantent d'autant plus qu'ils couvent plus de haine;
Et le peuple, en tous temps jouet des factieux,
De ses destins futurs alarmé, curieux,
Applaudit en espoir aux décrets que vient rendre
Le vainqueur, dont enfin la voix se fait entendre.

ANDRÉ DORIE.

O citoyens! Dorie est issu parmi vous:
A l'enfant de vos murs vos hommages sont doux.
Je ne veux point, ingrat à mes destins propices,
Par mon ambition avilir mes services,
Et, pour un titre altier vous vendant mes exploits,
Fonder l'orgueil d'un trône, et non l'honneur des lois.
La douce liberté, seule loi naturelle,
De tous les cœurs humains est la pente éternelle:
L'erreur même en est chère, et j'en ai pour garants
Tant d'autels érigés aux fléaux des tyrans.
La voix des temps passés répète à notre oreille:
«L'homme est toujours divers, Thémis toujours pareille.»
Qu'à l'homme donc jamais vos droits ne soient remis;
Et qu'ils restent fixés dans la main de Thémis.
Hardis navigateurs, craignez-vous les naufrages?
Dans une république il est beaucoup d'orages:
On y craint les partis dont la haine et l'amour
De tous leurs chocs bruyants ont pour témoin le jour.
Mais, sous les fers d'un seul, comptez, comptez le nombre
Des victimes d'état qu'on étouffe dans l'ombre.
Opposez donc toujours, sous vos fiers étendards,
Aux ennemis le glaive, aux tyrans les poignards.
Soyez libres, Génois! et préférez pour l'être
La pauvreté, la mort, au joug honteux d'un maître;
Et j'aurai de ma tombe, heureux libérateur,
Fait un sinistre écueil à tout usurpateur.

Dans Gênes, à ces mots, la voix de la patrie
Frappa les cieux, les mers, du grand nom de Dorie:
Et sur un vieil amas de cent chaînes de fer,
S'assit la Vertu libre. Elle étonna l'enfer.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT ONZIEME.


SOMMAIRE DU ONZIÈME CHANT.


Tableau de l'intérieur des mers. Entretiens de la Méditerranée et d'un Phoque. Dialogue d'un Requin et d'un Esquinéis, qui le conduit sur les bords Algériens, où se livre une bataille navale. Repas des monstres marins, qui se nourrissent de la chair des soldats de Charles-Quint et de Barberousse. La scène change de face, et le festin des poissons devient la cause du triomphe de l'empereur: ce spectacle remplit l'intermède, à la suite d'un dialogue entre la Méditerranée et la Métempsycose. Scène satirique de Pasquin et de Marphorius à ce sujet. Rome disparaît. Les côteaux de Meudon présentent aux spectateurs la demeure de Rabelais, qui, visité par la Raison, lui offre, dans ses miroirs magiques, l'image des extravagances du siècle.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT ONZIÈME.


Souvent l'illusion produite en nos théâtres,
En promenant nos yeux sur les ondes bleuâtres,
Les amuse à l'aspect des écueils menaçants,
De la vague qui roule en bouillons blanchissants,
Et de l'humide plaine, empire des orages,
Où les vaisseaux guerriers conjurent leurs naufrages;
Jusqu'ici nul tableau de l'abyme des mers
N'a plongé nos regards au sein des flots amers,
Et dans leur nuit verdâtre, à demi-transparente,
Montré le fond du gouffre et son eau dévorante
Rongeant avec lenteur ces rochers écumants,
Du grand corps de la terre antiques ossements,
Appuis long-temps creusés par des masses liquides,
Où flottent en suspens ses entrailles avides,
Et qui, brisés, fondus, en ses flancs sulfureux
Entraînent des cités et des états nombreux.
C'est donc là, c'est au fond du maritime empire,
Qu'un nouvel intérêt agit, marche, et respire.
La Méditerranée, en un palais d'azur,
Tapissé de rubis, et de nacre, et d'or pur,
Fille de l'Océan, épouse du Bosphore,
Dont l'hymen l'enrichit des tributs de l'aurore,
Inquiète, voit fuir tout son peuple nageant.
Ses poissons, revêtus d'émeraude et d'argent,
Soufflent de leurs nazeaux l'onde élevée en gerbes:
Les uns, en déployant leurs avirons superbes,
Imbus des feux du jour qui frappe leur émail,
Éclairaient les berceaux de l'algue et du corail;
Les autres serpentaient sous des torrents de fange
Dont cent fleuves troublés versent l'affreux mélange,
Et de leur lit obscur sondant la profondeur,
D'une croupe luisante éteignaient la splendeur:
Mille autres se plongeaient dans les plus noires urnes
Que recèlent des mers les cavernes nocturnes.
Poursuivi d'un requin, un phoque monstrueux,
Lui-même épouvanté, portait l'horreur entre eux.

LA MÉDITERRANÉE, LE PHOQUE, LE REQUIN ET L'ESQUINÉIS.

LA MÉDITERRANÉE.

Pourquoi viens-tu troubler les peuples de mon onde,
Phoque étranger? où tend ta course vagabonde?
Nul enfant de ta race, aussi grand que tu l'es,
N'avait encor touché le seuil de mes palais.

LE PHOQUE.

Je suis né sous le pôle, où d'éternelles glaces
Couvrent des mers du nord les immobiles faces:
Mais la guerre, la faim, les harpons des pêcheurs,
De ma froide patrie ont accru les rigueurs:
J'ai fui, j'ai traversé la région humide,
De l'onde hyperborée à l'onde où l'Atlantide,
Terre qui nourrissait des animaux humains,
Sur ses écroulements nous fraya des chemins.
Je ne te dirai pas, secourable déesse,
Quels périls en nageant m'ont attaqué sans cesse,
De quels dragons hideux l'essaim vint m'assiéger,
Comment de gouffre en gouffre il m'a fallu plonger,
Et traversant des eaux l'abyme sans mesure,
Fuir la dent ennemie, ou chercher ma pâture.
Allais-je, quand les vents brisaient les flots moins clairs
Jouïr sur quelque bord de l'aspect des éclairs,
M'échauffer au soleil qui dorait un rivage;
Bientôt l'homme, accourant, me chassait de la plage.
Tu sais de leur compagne, et de leurs jeunes fils,
Combien tous mes pareils sont tendrement épris:
La mienne me suivait: un tourbillon avide
Tous deux nous saisissant d'une force rapide,
L'a jettée au plus bas de ces lits souterrains
Où grondent les volcans sous les gouffres marins,
Où des monstres, rampant sous la vague profonde,
Dorment appesantis au sein caché du monde.
Moi, dans les grands déserts de l'humide séjour,
Seul, errant, je tentais mille écueils chaque jour.
J'abordai ces grands rocs, jadis impénétrables,
Que rompit l'Océan de ses pieds redoutables,
Lorsque de ton royaume il ouvrit les sentiers,
Et divisa d'un choc les continents entiers,
Portes de l'occident, ton antique passage:
Là, heurté d'un requin, affamé, plein de rage,
J'ai vu se présenter la mort entre ses dents....
Il me suit.... le voilà qui fend les flots grondants!
Déesse! sauve-moi dans tes grottes obscures.

L'ESQUINÉÏS.

Ce phoque aura trouvé quelques retraites sûres;
Croyez en votre guide: allons, seigneur Requin,
Chercher quelque autre proie, et nous repaître enfin.

LE REQUIN.

O chétif animal! ta fausse clairvoyance
A par trop de détours lassé ma patience,
Et la proie échappée à nos empressements
De mon ample estomac irrite les tourments.
L'immensité des mers est-elle dépeuplée?
Toi-même crains ma gueule à six rangs dentelée.

L'ESQUINÉÏS.

Près de votre grandeur sous qui tremblent les eaux,
Seigneur Requin, je suis au rang des vermisseaux:
Mais j'éclaire pour vous les routes de l'abyme:
Si votre abord les trouble, est-ce donc là mon crime?
Quand de son grand œil creux ce phoque vous a vu,
Il a fui le trépas qu'il a soudain prévu:
Ses rames et ses pieds ont triplé de vîtesse.
La force est votre lot; le mien est la souplesse;
Et vous vous perdriez, mon puissant protecteur,
En arrachant la vie à votre conducteur.
Aux aveugles transports de vos besoins voraces
Je sers d'avant-coureur dans ces vastes espaces,
Où brillent devant vous, en fanal radieux,
Mon dos rayé d'azur, et l'iris de mes yeux.

LE REQUIN.

Tais-toi, flatteur; et plonge. On ne voit que reptiles
S'unir aux grands poissons, et se prétendre utiles.
Fille de l'Océan, j'implore tes secours!
Mes entrailles à jeûn grondent depuis deux jours.

LA MÉDITERRANÉE.

Colosse dévorant, si tes larges nageoires,
Si le vaste museau recouvrant tes mâchoires,
Si ta masse pesante, en flottant avec bruit,
N'annonçaient pas la mort à tout ce qui te fuit,
Insatiable au fond des eaux que tu traverses,
Tu détruirais des mers les familles diverses.
Mais cours où tes pareils sont déja réunis,
Tourne tes yeux ardents vers Alger et Tunis,
Des bipèdes guerriers, rois, empereurs, corsaires,
Terrestres animaux, l'un de l'autre adversaires,
En foule sous mes eaux se jettent demi-morts.

LE REQUIN.

Allons boire leur sang! Allons manger leurs corps!

LA MÉDITERRANÉE.

Tiens! reconnais la route à ces sanglantes marques....
Revois déja ton phoque alentour de ces barques:
Nourris-toi: laisse-lui sa part à ces festins.
L'homme combat là-haut; paix à vos intestins.

En achevant ces mots, la sombre Mer le pousse
Aux bords où les rameurs du fameux Barberousse,
Opposés aux rameurs du puissant Charles-Quint,
Préparaient un repas au grand peuple requin.

LE REQUIN, L'ESQUINEIS, et le PHOQUE.

L'ESQUINÉÏS.

Ici, par-là, Seigneur!... fondez sur ce navire
Qui, plein d'hommes vivants, sur les écueils chavire.
Avalez ces gens-ci qui, déployant leurs bras,
Droit en votre gosier nagent la tête en bas.

LE REQUIN.

Mes frères, les Requins! souffrez, ne vous déplaise,
Que j'assiste au banquet, et les gobe à mon aise.
Ceux qui sont chauds et nus sont plus appétissants;
Les autres, vrais poissons écailleux en tous sens,
Sous leurs lames d'airain, d'acier qui s'entrechoque,
Résistent en passant à la dent qui les croque.

LE PHOQUE.

Oh! quel amas de chair! je me sens étouffer.

LE REQUIN.

Descendez en nos flancs: nous digérons le fer.

Cependant, au milieu des débris du carnage,
De morses, des dauphins la multitude nage:
Ces monstres comme nous se déchirent enfin,
Voyant d'un œil jaloux la part de leur voisin.
Mais tandis que la proie en leurs gueules arrive,
La Mer, la triste Mer, pousse une voix plaintive;
Hélas! sur tous ses bords, jusqu'au dernier des jours,
Un lamentable ennui l'agitera toujours;
Et des destructions se demandant la cause,
Elle gémit; et parle à la Métempsycose.

LA MÉTEMPSYCOSE et la MÉDITERRANÉE.

LA MÉDITERRANÉE.

Chargement de la publicité...