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La Panhypocrisiade, ou le spectacle infernal du seizième siècle

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Mes pieds foulent la pourpre.

AGATHÉMI.

Et les miens, la verdure.

DAVE.

Je parle aux souverains.

AGATHÉMI.

J'écoute la nature.

DAVE.

J'entends les bruits publics; j'admire les héros.

AGATHÉMI.

J'entends murmurer l'onde, et vois s'enfler les flots.

DAVE.

Tu t'endors sans honneur au sein de la paresse.

AGATHÉMI.

Je veille à conserver une libre sagesse.

DAVE.

Dédaignes-tu la gloire où je suis parvenu?

AGATHÉMI.

Qui de nous, dans mille ans, sera le plus connu?

DAVE.

Tu n'es jaloux de rien!... comment es-tu si sage?

AGATHÉMI.

En regardant toujours les hommes au visage.

DAVE.

Adieu! je m'en vais lire au front des souverains.

AGATHÉMI.

Adieu! moi, je vais lire au front des cieux sereins.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT SIXIÈME.


SOMMAIRE DU SIXIÈME CHANT.


Dialogue de l'Honneur et de la Politique. Soulèvement du parterre des démons dans la salle infernale. Entretien de François-Premier et du Chagrin. Visite de Charles-Quint au lit du roi de France. Guérison de ce prince. Dialogue de la Nuit et du Lendemain.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT SIXIÈME.


Tolède et son château dominent un rocher
En des bois où long-temps l'Espagne vit cacher
Des vierges, tendres fleurs, tribut offert au Maure,
Tel qu'en payait la Crète au fatal Minotaure.
C'est là que Charles-Quint s'est venu retirer:
Il préside un conseil. L'Honneur y veut entrer;
La sombre Politique, en Cerbère, à la porte
Se présente, et retient le zèle qui l'emporte.

L'HONNEUR, ET LA POLITIQUE.

LA POLITIQUE.

Qui de mon cabinet ose heurter le seuil?
Ah! c'est toi, vieil Honneur.

L'HONNEUR.

Je te demande accueil;
Et veux à l'empereur, parlant sous tes auspices,
Donner quelques avis généreux et propices.

LA POLITIQUE.

C'est prétendre beaucoup: les avis généreux
Jamais pour qui les suit n'ont des effets heureux.
Ma prudence a pour lui de plus sûres maximes
Que tes élans de cœur et tes vœux magnanimes.

L'HONNEUR.

O Politique! ô toi, dont l'esprit assuré
Marche dans l'univers d'un pas si mesuré,
Est-ce à toi de tomber dans cette erreur fatale?
Ah! sois mon alliée et non pas ma rivale.
Tu sais que des humains notre seule union
Fit long-temps admirer la noble ambition:
La gloire est l'heureux fruit de notre hymen illustre;
L'antique droit des gens en reçut tout son lustre:
Sans moi, la vile intrigue abaisse ta grandeur,
Sans toi, mon feu s'exhale en impuissante ardeur.
Marchons par-tout ensemble ainsi qu'aux premiers âges,
Beaux temps, où nous guidions ces chefs, ces rois si sages,
Qui, dignes fondateurs, qui, rivaux des Cyrus,
Virent par l'équité leurs empires accrus!
Sont-ils donc arrivés par des routes obliques
Jusqu'au plus haut sommet des grandeurs héroïques?

LA POLITIQUE.

Laisse tout ce phébus à l'art des romanciers!
Les poëtes, charmés des demi-dieux guerriers,
Leur prêtent comme toi des traits imaginaires:
Moi, j'ai touché le tuf, et vu net aux affaires.
Ces héros, qui du monde ont conquis le tribut,
Sans choisir leur sentier allaient droit à leur but.
De tous leurs ennemis ravir les héritages,
De leur soumission retirer des ôtages,
Fouler le plus puissant une fois abattu,
Ce fut là leur étude et leur noble vertu.

L'HONNEUR.

Oublierais-tu l'éclat dont Alexandre brille;
Comment de Darius il traita la famille?

LA POLITIQUE.

Il fut fier d'honorer un roi qui n'était plus,
Et d'usurper son trône, en châtiant Bessus.
Pour l'ennemi qui meurt, ne sied-il pas de feindre
Un généreux penchant dont on n'a rien à craindre?

L'HONNEUR.

Faut-il qu'un autre exemple éclaire ton erreur?
François est prisonnier de ton fier empereur:
Sans rançon à son trône il est beau de le rendre.
Que ce nouveau Porus trouve un autre Alexandre;
Et pour en enchaîner l'inviolable foi,
Disons à Charles-Quint de le traiter en roi.

LA POLITIQUE.

Ne cite point Porus, faible roi tributaire,
Des biens qu'on lui rendit alors dépositaire,
Dont la fidélité régna pour le vainqueur,
Qui le fit son sujet en conquérant son cœur.
François dans l'occident est un roi formidable,
De Charles-Quint émule et rival implacable,
Et qui, de ses liens une fois échappé,
Se vengera du coup dont le sort l'a frappé.
Mon aigle, dont la serre arrêta cette proie,
S'il lui permet de vivre, et jamais la renvoie,
Doit, prévenant sa rage et son essor futur,
Sucer en la plumant tout son sang le plus pur.

L'HONNEUR.

Du malheur de Valois qu'espère ta furie?
Les états de Milan, de Naple, et de l'Ombrie,
Ses domaines rendus au rebelle Bourbon,
Sont les biens dont à Charle il promet l'abandon:
Sa mère jure encore, à l'aide de la France,
De lui soumettre Rome, et Venise, et Florence.

LA POLITIQUE.

Digne traité des rois! dépouillés aujourd'hui,
Et prodigues vendeurs des domaines d'autrui!
Charles-Quint prise peu les chimères des princes:
Il veut de son captif l'argent et les provinces.
Si tes beaux sentiments ont cru le dominer,
Vieil Honneur, d'où tu viens, tu peux t'en retourner.

L'HONNEUR.

Arrête... il m'entendra: si l'intérêt l'anime,
Eh bien! de l'univers il doit briguer l'estime,
Et ne pas, sous ses pieds écrasant le malheur,
Des princes indignés irriter la valeur.

LA POLITIQUE.

Tous les princes muets dans l'Europe étonnée,
Du plus puissant d'entre eux voyant la destinée,
Tremblant d'un sort pareil, et tristement soumis,
N'oseront du vaincu s'avouer les amis.
La pitié dans les cours n'a que peu d'influence:
L'estime à qui peut tout est de mince importance:
Que Charles-Quint haï soit craint des potentats;
Il suffit de ce point pour régir les états.

L'HONNEUR.

L'événement confond ce dangereux systême:
A ses yeux, au mépris de son ordre suprême,
Les grands, à son captif témoignant leur pitié,
Condamnent de leur chef la dure inimitié.
Sa cour plus généreuse, et noblement rebelle,
A François qu'elle plaint forme une cour nouvelle.
Sa sœur même, sa sœur, l'illustre Éléonor,
A ses adversités plus attendrie encor,
Sans rougir qu'à son lit tes soins l'aient destinée,
Sourit à son amour qui parle d'hyménée:
Les bras de la beauté sont ses tendres appuis:
Les plaisirs sont ligués pour tromper ses ennuis:
Et le respect touchant que son courage inspire,
Relevant son malheur, exerce un tel empire
Que, chez son ennemi ce monarque enchaîné
De ses propres sujets paraît environné;
Et l'Espagne, admirant sa fierté magnanime,
Semble même braver son vainqueur qui l'opprime.

LA POLITIQUE.

Ah! ne t'abuse pas: les danses et l'amour,
Ministres du vainqueur, s'empressant tour-à-tour
A consoler Valois, à calmer sa furie,
Tendent un piège adroit à sa galanterie:
Ainsi de ses secrets se rendant possesseur,
Charles-Quint le séduit par les yeux de sa sœur.
Les femmes, déités des Français idolâtres,
A ses graves desseins prêtent leurs jeux folâtres;
En flattant son captif découvrent ses penchants,
Amollissent son cœur à leurs discours touchants;
Et l'indiscrétion, prix de leur sacrifices,
Est le fruit espéré de ces doux artifices.
L'hymen, ce dieu si saint, n'obéit qu'à ma voix;
Et chez les grands lui-même esclave de mon choix,
Rapprochant les états par les nœuds des familles,
Donne à mon gré son joug aux plus illustres filles:
Il va d'Eléonor, si je le trouve bon,
Vendre à François la couche engagée à Bourbon.
Ainsi je pèse tout: Charles-Quint, mon élève,
Ne règle rien sans moi, guerre, ni paix, ni trève;
Et des plus vains plaisirs calculant les écarts,
Ne marche dirigé que par mes froids regards.
Je l'avertirai donc que, loin d'être domptée,
Chaque jour de Valois l'âme plus irritée,
Se confiant aux soins de nos séductions,
En rehausse l'espoir de ses présomptions.
Où la douceur échoue il faut la violence.
J'ai proscrit de sa cour la vaine complaisance,
Et, pour le surmonter, je le livre au Chagrin.

L'HONNEUR.

Il bravera ses traits; je l'ai couvert d'airain:
Mais dût-il être en bute aux plus vives atteintes,
Je l'ai mis au-dessus des douleurs et des craintes.
Où tendent tes rigueurs? crois-tu que ses sujets,
S'il vendait leur patrie, obéiraient en paix,
Et que le noble orgueil dont j'anime la France
Pourrait à Charles-Quint jurer obéissance?

LA POLITIQUE.

Eh oui! tous les humains sont lâches, ou pervers:
L'avarice et la peur maîtrisent l'univers.
L'argent de l'empereur décorant ses esclaves,
Subjuguerait le peuple et ses chefs les plus braves;
Et des vrais courageux les affronts ou la mort
A leurs imitateurs feraient craindre leur sort.
Quand les ministres vils de ses rigueurs extrêmes
Souleveraient la haine, il les tuerait eux-mêmes;
Et les peuples alors, vengés de leurs bourreaux,
Béniraient Charles-Quint sur l'autel des héros.
Qui lui résisterait? des oisifs imbécilles,
Des justes, offensés de ces respects serviles,
Prophètes de malheur dont on ne fait nul cas,
Cœurs sans ambition, esprits grossiers, ou bas.

L'HONNEUR.

Ah! tais-toi, décrépite! avec plus de noblesse
Parle de ces mortels si chers à ta jeunesse.
Apprends que leur dédain pour ta subtilité,
Vertu qu'on traite en eux d'opiniâtreté,
Est une forte égide, abri que leur droiture
Oppose aux mouvements de ta souple imposture.
Tel dont la probité, sous le toit paternel,
N'a pour sobre aliment que le pain et le sel,
Cache sous les dehors dont une cour se raille
Un bon sens, qui confond l'opulente canaille,
Dès que le sort, aux grands le montrant tel qu'il est,
Fait voir qu'il s'est roidi pour n'être pas valet.
Tu révérais jadis les citoyens austères
Qui savaient conquérir et labourer leurs terres.

LA POLITIQUE.

D'où viens-tu me sonner ces propos rebattus
Sur le ton d'Aristide et de Cincinnatus?
Triste Honneur! D'autres temps veulent d'autres coutumes;
Les vertus sont de mode ainsi que les costumes.
Aux allures du siècle il faut s'accoutumer;
Et le Goth en Romain ne peut se transformer.
Ton antique héroïsme est aujourd'hui burlesque:
Qu'a-t-il fait de François? un preux chevaleresque,
Honteux de reculer, fondant sans savoir où,
Qui sur un rude écueil se heurtant comme un fou,
Contre un rival prudent suit l'orgueil qui le guide,
Et de ta fausse gloire est la dupe candide.
Moins en butte aux hasards, Charles-Quint que j'instruis,
De mon adresse heureuse a recueilli les fruits;
Dans toutes les cités il souffle des querelles,
Pour entrer dans leurs murs, arbitre élu par elles:
Envahisseur rapide, actif avec lenteur,
Il ne prend de Thémis qu'un masque protecteur:
Cruel, peu scrupuleux aux traités qu'il proclame,
Il sait trahir la foi que de tous il réclame:
Le talent de corrompre est son recours secret;
Et son amitié tourne au vent de l'intérêt.
Si mon art est d'agir par la force et la ruse,
C'est donc l'art d'opprimer, de tromper; il en use:
Et par lui, tu le vois, cet empereur fameux
Au trône des Césars s'est aggrandi comme eux.
Réussir est ma loi.

L'HONNEUR.

Magicienne usée,
Ah! ce siècle de fer t'a métamorphosée!
L'onzième des Louis, qui, né sombre tyran,
Égalait en noirceur l'idole de Séjan,
Le pontife Alexandre, infection des temples,
Sont donc tes favoris, tes sublimes exemples!
Qui t'a changée ainsi, ton fils, Machiavel,
Qui du noir Borgia fait un prince immortel?
Compare aux nobles chefs de la Grèce et de Rome
Le modèle ignoré que son livre te nomme;
C'est un brigand qu'il raille; où, s'il put l'admirer,
Par là son court esprit se laisse mesurer:
Juge si des mortels vraiment grands dans l'histoire,
L'affreux Valentinois atteindra la mémoire.
On hait du crime heureux la sombre profondeur,
Et l'on pleure un martyr revêtu de splendeur.
Au seul bruit des succès si la gloire était due,
Socrate avec orgueil eût-il bu la ciguë?
Régulus et Caton, libres de fuir leur sort,
Auraient-ils accompli leur serment à la mort?
Que dis-je? l'Homme-Dieu, modèle inimitable,
Aurait-il cru pour lui la croix inévitable,
Et présenté son front, d'épines couronné,
Aux bourreaux de Pilate, oppresseur consterné?
Son supplice est sa gloire, et le monde l'adore.
Mais j'ai de quoi te vaincre et t'étonner encore,
Par les prospérités de ces fortunés rois,
Alphonse, Charlemagne, Alfred, auteurs des lois,
Qui surent employer la guerre et l'industrie
A la seule grandeur utile à leur patrie.
Si j'ai terni l'éclat du vainqueur de Caton,
De ton nouveau César je souillerai le nom:
Qu'il soit, tel que le veut ton écrivain si sage,
Du lion, du renard, un difforme assemblage;
Les routes dont il prend le fil embarrassé
Le mèneront enfin à périr insensé:
Et moi, qui, dans l'esprit laissant mes nobles marques,
Rends Guesclin et Bayard égaux aux grands monarques,
Je veux dans l'avenir qu'il trouve pour vainqueur
Mon loyal roi des lys, qui ne suit que son cœur;
Et témoigner par-là que ma seule prouesse
T'enlève tout le gain de ta scélératesse.
Adieu, fourbe!

LA POLITIQUE, à soi-même.

Endurons ces outrageants éclats:
Je punis qui m'offense; et ne m'irrite pas.
Rentrons dans le conseil d'où mon crédit l'évince;
Mais j'y redoute Osma, confesseur de mon prince:
Son zèle véhément a pour autorité
La parole du Christ et de la charité...
Étouffons avec soin la ferveur qui l'anime.
Le juste, prêchant seul, de tous est la victime:
Sa voie crie au désert dans les lieux où je suis;
Ou bien, j'ai pour vengeurs les poisons et les nuits.

A ces mots, des enfers le prince despotique.
Las d'entendre avilir l'auguste Politique,
Et rabaisser son art, qui lui semble infini,
Au métier que la corde et la roue ont puni,
Ému, mais comprimé par sa dignité grave,
Soulève du sourcil une cabale esclave.
Aussitôt se dressant, mille serpents obscurs
Sifflent les derniers vers qui lui paraissaient durs.
Ce bruit est le signal d'une prompte tempête.
Un parti veut ici que le drame s'arrête;
Un autre veut qu'il marche; et tous les spectateurs
D'une scène imprévue eux-mêmes sont acteurs.
L'hydre de la critique, à vaincre difficile,
Crie, A bas! mauvais goût! plat sujet! méchant style!
A la pièce, à l'auteur prodiguant mille affronts,
Allongeant mille mains, mille cols, mille fronts,
Elle appelle à son aide une séche harpie,
La Grammaire, toujours dans un coin accroupie,
Qui, des mots épluchés digérant mal le sens,
Revomit sa syntaxe, et lutte sur les bancs.
Des démons, barbouillés d'encre de son école,
Tirant à l'alambic les termes qu'elle isole,
Et déplaçant les mots de leur figure exclus,
Jugent ainsi des vers, qui dès-lors n'en sont plus.
Si l'accord de deux mots qu'allia le génie,
D'une expression neuve enfante l'harmonie,
De cet hymen fécond leur pudeur s'alarmant
En trouve monstrueux le vif accouplement.
Le cours rapide et clair des ellipses nouvelles,
A la pensée en vain semble prêter des ailes;
Mille aveugles esprits, vengeant leur cécité,
En niaient le vol prompt et la lucidité.
Un diable, à l'œil de porc, à la gueule de dogue,
Bondissait en hurlant: «Barbare! néologue!
«Qui, frondant le bon goût, s'efforce d'allier
«Le simple au figuré, le noble au familier,
«Qui mêle chaque genre, et la fable, et l'histoire!
«Des lettres ici-bas il va perdre la gloire!
«Mais c'est peu: quel scandale! il prétend attaquer
«La Politique même, et la veut démasquer!
«Elle qui nous gouverne, et dont le ministère
«Couronna plus d'un diable en régnant sur la terre,
«Fit les cœurs des tyrans ou nous nous renfermons,
«Et qui, sous la tiare a béni des démons!
«L'auteur, amant du vrai, s'appelle Mimopeste.
«Je dénonce aux enfers un esprit si funeste,
«Qui, s'il offrait son drame aux regards des humains,
«Ruinerait notre art chez tous les souverains;
«Et qui, rendant bientôt les princes philosophes...»
Il disait; lorsqu'un flot d'amères apostrophes
Tout-à-coup assaillit l'orateur indiscret
Du débat littéraire éventant le secret.
Un autre diable accourt, érudit, sec, et blême,
Des langues de Babel sachant à fond le thême.
C'est lui de qui le fouet, chez nos rhéteurs ardents,
Imprime son latin sur le cu des pédants:
Sa mémoire est un puits, sa tête est sans lumières;
Et de ses yeux jaunis il brûla les paupières
Sur de vastes feuillets, pleins de noms inconnus,
En ik, en uk, en ak, en ôs, en ès, en us.
Pour tirer du chaos de vieux hiéroglyphes,
Sur un livre éternel l'ont suspendu ses griffes;
Et son corps de dragon, sans ailes et sans chair,
Durant un siècle entier ne s'en put détacher.
Il s'imbut de doctrine en flottant dans le vide:
Telle pend à sa proie une sangsue avide.
On dit que ce démon tomba chassé du ciel,
Au jour que par l'envie empoisonné de fiel,
Son orgueil, trop jaloux, irrité des louanges
Qu'obtint la poésie en un concert des anges,
Proscrivit son langage affranchi dans ses tours
Des liens où languit le vulgaire discours:
De l'Olympe il roula dans la poudre classique.
Là, pour juste supplice épousant la Critique,
Le solécisme obscur, le barbarisme affreux,
Fantômes de ses nuits, troublaient son cerveau creux:
Les verbes mal d'accord soulevaient ses scrupules;
Il se sentait piqué de points et de virgules;
Et tout style concis, vif, et riche en couleurs,
Excitait en ses yeux de cuisantes douleurs.
Sa race, à la férule, aux verges aguerrie,
En bourdonnant essaim de mouches en furie,
Fond, murmure au parterre; et de longs farfadets
Sont de la queue au bec transformés en sifflets:
Embouchés par les vents, une harmonie aiguë
De leurs anneaux gonflés fait vibrer l'étendue.
Cependant l'ergoteur, zoïle de l'enfer,
Glapissait d'une voix qu'on ne put étouffer:
«Ah! d'un drame incorrect interrompons la suite!
«S'il en faut condamner le fonds et la conduite,
«Mon cornet va répandre, à perpétuité,
«Des préceptes connus de toute antiquité.
«Habile à déchirer, inhabile à produire,
«J'ignore l'art de faire, et sais l'art de détruire;
«Et premier scribe un jour des charniers infernaux,
«Je serai pamphlétaire, et vendrai des journaux.»
L'impuissant a parlé. Les diablesses en loges
Admirent son crédit, effet des sots éloges:
On veut ouïr l'oracle; un troupeau qui le suit,
Réclame le silence en redoublant le bruit.
Vains efforts! le Destin, tout-puissant, invincible,
Avait écrit ces mots, d'un burin inflexible:
«Curieux de juger les mystères de tout,
«Le parterre entendra l'œuvre jusques au bout.
«Son goût sera gâté; mais s'il s'en rit, qu'importe!
«Est-ce un mal que l'enfer, s'amusant de la sorte,
«Raille la politique, en respect aux humains,
«Petit jeu, dont je tiens les dez entre mes mains?
«Dieu veut des noirs esprits soulager le supplice;
«La pièce est commencée, il faut qu'elle finisse:
«Mais d'horribles combats ces jeux seront mêlés.
«Les démons n'ont jamais que des plaisirs troublés.»
Ma muse, que n'as-tu l'organe d'un Homère,
Pour chanter ce théâtre, où le feu de la guerre
A cent taureaux ailés, à cent dragons volants,
L'un par l'autre assaillis, hurlants, sifflants, beuglants,
Inspira les transports d'une ivresse exécrable!
Oui, des cirques romains tout le peuple innombrable,
Rugissant alentour de ses gladiateurs,
A moins frappé le ciel d'accents provocateurs.
Du parquet jusqu'au cintre on se divise en groupe,
L'abyme entier s'émeut: l'un, blessé sur la croupe,
Fesse au vol un griffon, de qui l'ongle d'airain
D'un grand âne pelé vient d'arracher le crin:
L'autre, entamé des dents du lutin qui le serre,
D'un puissant bras de plomb assomme sa colère.
Tels qu'on peint la Gorgone aux regards flamboyants,
Ceux-ci lancent de l'œil mille éclairs foudroyants;
Ceux-là dressent en coqs un crête hardie:
Que de tristes fureurs pour une comédie!
Par-tout, de sphère en sphère un tel choc résonna,
Qu'il émut notre globe, et qu'il ouvrit l'Etna.
Les princes cependant se voilent dans leurs niches:
Le débat fut si long pour de vains hémistiches,
Que de ce choc bruyant, le diable le plus fin
Eût méconnu la cause, oubliée à la fin.
Mais la paix se rassied dans la foule rangée;
On suit le fil de l'acte, et la scène est changée.

François-Premier languit, dans sa couche étendu;
Sur son chevet assis veille un monstre assidu,
Le Chagrin, qui, bouillant d'ardeur atrabilaire,
Ote à son court sommeil le repos salutaire,
Soulève tout son corps et par sauts et par bonds,
Et le livre au tourment des songes vagabonds.
Sa rigueur, comme on sait, n'épargnant pas les princes,
N'est pas moins rude aux rois qu'aux sujets les plus minces.

FRANÇOIS-PREMIER ET LE CHAGRIN.

LE CHAGRIN.

Homme, holà! ne dors plus.

FRANÇOIS-PREMIER.

Laisse-moi donc en paix!
Pourquoi rouvrir mes yeux fatigués de tes traits?

LE CHAGRIN.

Ne les revois-tu pas en des rêves terribles?

FRANÇOIS-PREMIER.

Au moment du réveil ils me sont plus horribles.
C'est peu que ta noirceur m'ait fait sécher, maigrir;
Et dans le désespoir je suis prêt à mourir.
Achève donc! qu'au moins je dorme dans la tombe.

LE CHAGRIN.

Alors que dans mes mains une victime tombe,
Je dévore sa chair et les jours et les nuits,
La suçant jusqu'aux os, enfin je la détruis.
Me fuit-on sur les mers, je m'attache au navire:
Dans les champs, des saisons j'attriste le sourire:
Dans les palais, je règne en lugubre appareil:
Je fais redouter l'ombre et haïr le soleil:
De mes premiers accès ou croit dompter la rage;
Mais, accrus par le temps, ils usent le courage.
Dis-moi, fameux héros, si la force de Mars
Vaut la ferme vertu qui résiste à mes dards?
Certes, la patience a droit à plus de gloire
Qu'un belliqueux transport qui court à la victoire.

FRANÇOIS-PREMIER.

Pour triompher de toi n'ai-je pas fait assez?

LE CHAGRIN.

De quelques mois d'efforts tes membres sont lassés,
Et tu t'enorgueillis de tes vertus sublimes!
Ah! dans les rangs obscurs regarde mes victimes:
L'une, indigente et nue au sortir du berceau,
Traîne sa pauvreté jusqu'au lit du tombeau,
Sans que le vil besoin, piége de l'innocence,
La contraigne à céder au poids de la souffrance:
L'autre, en un lieu creusé sous d'affreux soupiraux,
N'acceptera la paix que du fer des bourreaux,
Plutôt que de trahir un honneur, que lui nie
Le monde qui la raille, et qui la calomnie:
L'autre, sans toit, sans pain, entend ses fils crier,
Et vend ses jours pour eux au joug d'un maître altier.
Homme, que te dirai-je? Il faut te bien convaincre
Qu'avant toi, mieux que toi, mille autres m'ont su vaincre.

FRANÇOIS-PREMIER.

Né roi, jadis vainqueur, maintenant dans les fers;
Nul de ceux qu'ont pressés tes maux long-temps soufferts,
N'eut tant à regretter, à déplorer, à craindre!

LE CHAGRIN.

Toujours qui je poursuis se croit le plus à plaindre.

FRANÇOIS-PREMIER.

Mon rival, insensible à mon affliction,
Fonde sur mon tombeau son usurpation.
Ne l'aperçois-je pas s'asseyant sur mon trône?

LE CHAGRIN.

Que t'importe ton rang si le jour t'abandonne.

FRANÇOIS-PREMIER.

Il flétrira mon règne en trompant mes sujets:
J'aurai perdu mon sceptre et jusqu'à leurs regrets.
J'entends ma propre cour applaudir ses mensonges.

LE CHAGRIN.

Eh bien! entre au cercueil: là, finiront tes songes.

FRANÇOIS-PREMIER.

Bourbon, de ma famille ennemi factieux,
Va livrer mon royaume aux chocs séditieux.
Par quel hideux sourire il insulte à ma cendre!

LE CHAGRIN.

Ta haine chez les morts veut-elle encor descendre?

FRANÇOIS-PREMIER.

Tous ces arcs triomphaux, à mes palmes dressés,
Sous la main des Français s'écroulent renversés.
Louis, qui de l'Égypte a sauvé sa mémoire,
Revit du moins la France, et vivra dans l'histoire.
Moi!...

LE CHAGRIN.

Si tu meurs, péris obscur en ta prison!

FRANÇOIS-PREMIER.

Ces femmes, dont ma gloire égarait la raison,
Fières de mon amour qui les a possédées,
Rougissent des faveurs qu'elles m'ont accordées.
Leur amant couronné, vaincu dans un combat,
N'est plus à leurs regards qu'un imprudent soldat.

LE CHAGRIN.

Te sied-il de songer au cœur de tes maîtresses?
Les rides sur ton front ont gravé tes détresses.
Ce miroir t'apprendra que mes âpres douleurs
De ton jeune visage ont desséché les fleurs.
Mais cède à Charles-Quint, et sors de ta misère:
Tu reverras tes fils.

FRANÇOIS-PREMIER.

J'avilirais leur père.

LE CHAGRIN.

Tourne-toi donc vers Dieu, suprême espoir des morts,
Dont la sainte onction vient d'arroser ton corps.

FRANÇOIS-PREMIER.

Malheureux! de sa croix la présence sacrée
N'a pu rendre le calme à mon ame égarée.

LE CHAGRIN.

Celui de qui l'orgueil et les soucis d'un rang
Agitent encor l'ame en un corps expirant,
Aveugle au bord du gouffre où chaque heure l'entraîne,
Aux avis de la mort ouvre l'oreille à peine.
Tu n'imploras l'hostie avec solennité
Que par soin politique et non par piété.
Il n'est que les mourants libres du joug du monde,
A qui l'aspect du ciel rende une paix profonde,
Sans qu'un rite et qu'un prêtre, au moment du trépas,
Leur rappellent un Dieu, qu'ils n'oublièrent pas.

FRANÇOIS-PREMIER.

On ouvre: on entre ici.

LE CHAGRIN.

C'est l'empereur lui-même!
Il redoute l'effet de ta faiblesse extrême;
Et t'a fait demander de te rendre aujourd'hui
La visite qu'en vain tu demandas de lui.
Maintenant qu'à tes maux sa vue est un remède,
Alarmé de ton sort, il accourt de Tolède:
Et ses doux traitements vont guérir mon poison,
De peur qu'enfin la mort n'emporte ta rançon.

FRANÇOIS-PREMIER.

L'oserai-je augurer?.... le plus cruel supplice
Est d'embrasser l'espoir s'il faut qu'il nous trahisse.

LE CHAGRIN.

Charle et deux confidents s'approchent de ton lit.
Ta pâleur les étonne, et lui-même en pâlit.

CHARLES-QUINT, FRANÇOIS-PREMIER, COURTISANS.

FRANÇOIS-PREMIER, à soi-même.

Son regard attentif sur ma couche s'arrête.
Le superbe s'incline et découvre sa tête!....
Un trouble involontaire a-t-il saisi son cœur?
Ah! plutôt, l'hypocrite affecte la douceur.
(A Charles-Quint.)
De votre prisonnier venez voir la misère.

CHARLES-QUINT.

Non, je viens embrasser mon digne ami, mon frère!

FRANÇOIS-PREMIER.

Après tant de retards, au moins, graces aux cieux,
Près d'aller chez les morts je reçois vos adieux.

CHARLES-QUINT.

De mille soins pressants la triste dépendance
D'un court trajet pour moi prolongeait la distance:
Libre un moment, j'accours soulager vos ennuis.

FRANÇOIS-PREMIER.

Vous seul m'eussiez tiré de l'état où je suis!
Le voulez-vous changer?

CHARLES-QUINT.

Que ne suis-je Esculape!
Je vaincrais tout d'un coup la douleur qui vous frappe.

FRANÇOIS-PREMIER.

Ah! de votre grand cœur je connais l'amitié:
Vous êtes généreux: votre noble pitié
Vient rendre le repos à mon ame, à la France?

CHARLES-QUINT.

De votre corps, mon frère, appaisons la souffrance.
L'esprit flotte incertain quand les sens sont troublés:
Nos justes intérêts nous sont alors voilés:
Souvent même, l'effort des organes débiles
Rompt le fil de nos jours, tant nous sommes fragiles!
Ne réglons rien encor: raffermissez-vous bien;
Et pour votre salut bornons cet entretien.
Revenu dans Madrid, mes visites prochaines
De mon frère chéri termineront les peines.

FRANÇOIS-PREMIER.

La mort peut m'empêcher, hélas! de vous revoir.
Que d'un heureux traité j'emporte au moins l'espoir...

CHARLES-QUINT.

Quel discours, ô mon frère!... Ah! chassez ce présage,
Et de votre santé vous reprendrez l'usage.
Que j'examine encor vos lèvres et vos yeux....
Votre force renaît: demain vous serez mieux.
Mon frère, embrassons-nous: sommeillez plus paisible.
Adieu!

FRANÇOIS-PREMIER.

Qu'à ce baiser votre frère est sensible!
(A soi-même.)
Il sort le scélérat, que rien ne peut toucher!
Ses regards sur mes traits semblaient ne s'attacher
Que pour voir si, domptant l'ennui qui me dévore,
Mon ame à ses rigueurs résisterait encore.
Qui croirait qu'un grand prince, en effet si pervers,
Approchât son captif sans en rompre les fers;
Et qu'après sa visite, objet de mon attente,
Il laissât ma faiblesse en ses doutes flottante?

UN COURTISAN, à la suite de Charles.

Annonçons en tous lieux par des courriers certains
Quel charme à se revoir goûtaient ces souverains;
Comment notre empereur, de qui la renommée
Connaît peu la bonté sincère, accoutumée,
A plaint son prisonnier, et calmé ses tourments;
Et que le temps qui court est gros d'événements.

Ils sortent: et les jours, se succédant sans cesse,
Autour du lit du roi passent avec vîtesse.
Ceux-ci peignent son teint d'un vermillon nouveau;
Ceux-là chassent l'ennui qui rongeait son cerveau:
Les autres le levaient, et de sa marche lente
Soutenaient la langueur bientôt moins chancelante;
Ou plus réparateurs, aiguillonnant sa faim,
Rendaient son cœur plus fort, rendaient son corps plus sain:
Cependant en ces mots, tout remplis de tristesse,
Au Lendemain changeant la sombre Nuit s'adresse.

LA NUIT ET LE LENDEMAIN.

LA NUIT.

Fantôme aux pieds ailés, perfide Lendemain,
Pourquoi t'offrir toujours au triste cœur humain,
Et corrompant les fruits du jour et de la veille,
Troubler l'homme en mon sein, même quand il sommeille?
Fils de l'aube, apprends-moi par quel malin plaisir
Tu trompes si souvent sa crainte et son desir.
Tu n'es qu'un faux Prothée, et ta mobile image
Se montre rarement pareille à ton visage.

LE LENDEMAIN.

Il est vrai, comme toi je m'avance voilé;
L'homme qui croit me voir d'un prisme est aveuglé:
Et mon retour dément, par mille expériences,
Des horoscopes vains toutes les presciences:
Mais ainsi Dieu l'ordonne, et Dieu veut le punir
De perdre le présent pour chercher l'avenir.
Malheureux, se peint-il ma figure effrayante?
J'arrive en l'égayant par ma face riante:
Trop heureux, m'attend-il pour s'enivrer d'orgueil?
J'accours l'humilier, et suis vêtu de deuil.
Que ne vit-il en paix sans forger des mensonges
Qui me prêtent un masque aussi vain que tes songes!
L'heure qui fuit l'entraîne, et, hâtant son trépas,
L'avertit que peut-être il ne m'atteindra pas:
Mais, toujours poursuivant ma forme imaginaire,
L'homme est sa propre dupe, et né visionnaire.
O nuit! l'ignores-tu? l'absence du soleil
Te permet à son lit d'appeler le sommeil:
Eh bien! sans profiter de ta douceur paisible,
Toi-même si propice, il te peint si terrible,
Qu'il croit te voir ouvrir les portes du tombeau,
Et t'escorter d'objets, monstres de son cerveau.
Ses lampes et ses feux repoussent tes ténèbres,
Tant leurs obscurités lui paraissent funèbres!
Tel espace où, le jour, il se voit isolé,
Lui semble à ta faveur d'assassins tout peuplé:
Ta lune, astre charmant, lui verse la tristesse;
Et les rêves, s'il dort, le tourmentent sans cesse.
Ne m'accuse donc pas si, courant après moi,
Son esprit inquiet l'emporte hors de soi.
Se créer des erreurs, voilà sa destinée.

LA NUIT.

Hélas! c'est donc en vain qu'au bout de la journée
Sur les yeux des mortels fatigués de travaux
J'épanche la vertu de mes plus frais pavots!
De l'homme vainement je répare la force,
S'il l'épuise à courir vers ta trompeuse amorce.

LE LENDEMAIN.

Dis-lui qu'en philosophe il m'attende sans soins,
Qu'il se confie au ciel, et m'envisage moins.
Aussi-bien, en son cœur, la crainte et l'espérance
Ne produisent de moi qu'une fausse apparence:
Je change incessamment de maintien et de traits,
Et tel qu'on me prévit je ne reviens jamais.
François, aux premiers jours de sa mélancolie,
Crut qu'avec moi la mort suivrait sa maladie;
De sa fièvre pourtant j'arrêtai la fureur:
Bientôt j'ai dans sa chambre attiré l'empereur.
Il redoutait le poids de son ennui funeste;
Bientôt de ses langueurs j'ai dissipé le reste:
Il craignait l'abandon; bientôt je vins encor
Rendre à ses yeux épris l'aimable Éléonor.
Voici que du matin les lumières dorées
Percent de son château les vitres colorées.....
Va-t'en: je lui rendrai plus de sérénité
Que du flambeau des cieux n'en répand la clarté.
Marguerite, sa sœur, ô visite imprévue!
Belle comme l'aurore, apparaît à sa vue.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT SEPTIÈME.


SOMMAIRE DU SEPTIÈME CHANT.


Entretien de François-premier et de Marguerite sa sœur. Conseil secret de Charles-Quint, qui pèse la rançon du roi dans les balances de la Politique, après avoir reçu les avis du monstre ailé de la diplomatie. Leçon de Charles-Quint à son chancelier. Réjouissance du peuple à la nouvelle de la délivrance de François-Premier. Assemblée des notables, où l'Honneur et la Monarchie réclament pour les droits de la Bourgogne contre l'ambassadeur de Charles-Quint. Intermède: fêtes de chevalerie; tournois présidés par François-Premier. Dialogue entre l'Honneur et Marguerite.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT SEPTIÈME.


FRANÇOIS-PREMIER, ET MARGUERITE.

MARGUERITE.

Enfin je vous revois!... douce faveur des cieux!

FRANÇOIS-PREMIER.

Marguerite, c'est vous! Marguerite en ces lieux!

MARGUERITE.

Après tant de regrets votre sœur vous embrasse!
Du plaisir que je sens, ô Dieu! je te rends grace.
Mon frère est sur mon sein.

FRANÇOIS-PREMIER.

Que dites-vous? hélas!
Votre frère, illustré par de vaillants combats,
Fut assis avec gloire au trône de la France:
Suis-je rien dans Madrid qu'un captif sans défense?
Un roi vainqueur peut-il se reconnaître en moi?
Vous n'avez plus de frère, et je ne suis plus roi.

MARGUERITE.

Sur le trône des lys oubliez-vous, mon frère,
Que vous seul commandez par la voix de ma mère,
Et qu'au loin vos arrêts, par nos lèvres dictés,
Sont dans votre royaume encor exécutés?
Qui vous atteste mieux votre entière puissance
Que de voir votre nom régner dans votre absence?
De l'Europe sur vous tous les regards fixés,
Tant de grands souverains pour vous intéressés,
Les pleurs d'un peuple, et ceux que répand ma tendresse,
Ce que pour vous servir tente ici ma faiblesse,
Ne témoignent-ils pas, mieux que tous les discours,
Que François est mon frère, et qu'il règne toujours?

FRANÇOIS-PREMIER.

Marguerite, en mes maux que ne puis-je vous croire!
Mon sceptre m'est resté, mais j'ai perdu ma gloire;
Et, plus éclate en vous la magnanimité,
Plus j'ai honte à vos yeux de mon adversité.

MARGUERITE.

Un revers ne flétrit qu'alors qu'on le mérite.
Jusques au fond du cœur connaissez Marguerite:
Le faible d'Alençon a fui vos étendards.
Lorsque je le revis, échappé des hasards,
En cet indigne époux je ne pus reconnaître
Ni les droits de son lit, ni son rang, ni mon maître;
Hélas! et trop livrée à mon premier transport,
Mes reproches, peut-être, ont avancé sa mort.
Oui, si la même fuite eût sauvé votre vie,
Vous n'auriez plus de sœur. Mais, vaincu sous Pavie,
Vos coups ont fait payer votre chûte au vainqueur;
Et d'un prince français j'ai reconnu le cœur.

FRANÇOIS-PREMIER.

Ce cœur est bien déchu de sa fière constance:
Lassé d'une inutile et triste résistance,
Il succombe au chagrin..... Mais, sans doute, ma sœur
De quelque espoir nouveau m'apporte la douceur?

MARGUERITE.

Vous êtes un héros, non un prince vulgaire;
Ainsi de vos malheurs je n'ai rien à vous taire:
Ils sont au plus haut point; Charles-Quint m'a parlé:
Son caractère affreux s'est enfin dévoilé.

FRANÇOIS-PREMIER.

Qu'entends-je?...

MARGUERITE.

Hélas! pour vous la régente affligée
De vos traités secrets m'avait seule chargée,
Afin que l'empereur, séduit à mon aspect,
Pour vos nobles destins gardât plus de respect.
Il m'a reçue: en vain l'amitié fraternelle
De sa vive éloquence appuyait tout mon zèle;
En vain je lui peignis l'opprobre dangereux
Dont le pourraient souiller vos fers trop rigoureux;
Tour-à-tour, employant la louange et l'outrage,
En vain j'ai su piquer son orgueil, son courage;
Et même, surmontant ma haine et la pudeur,
Par l'offre de ma main j'ai tenté sa grandeur;
Ah! rien n'a du cruel désarmé l'injustice.
Non que, pour m'abuser, son galant artifice
N'ait, à l'aide des fleurs d'un esprit gracieux,
Coloré ses refus de motifs spécieux:
Mais, dans ses volontés le trouvant inflexible,
J'ai pu sonder le cœur de ce monstre insensible,
Que l'honneur généreux, et que mon peu d'attraits
Ne détourneront point d'avares intérêts;
Et qui, pour seul profit d'un pénible voyage,
Me laisse dans vos bras pleurer votre esclavage.

FRANÇOIS-PREMIER.

Ma sœur, de mon destin subissons les arrêts.

MARGUERITE.

Quel courroux imprévu s'allume dans vos traits?

FRANÇOIS-PREMIER.

Ne vous l'ai-je pas dit?

MARGUERITE.

Calmez tant de colère.....

FRANÇOIS-PREMIER.

Non, je ne suis plus roi! vous n'avez plus de frère.

MARGUERITE.

Que me répétez-vous, et quel transport nouveau?...

FRANÇOIS-PREMIER.

Cette infâme prison, n'est-ce pas mon tombeau?
Parle; sied-il, du fond de leur demeure sombre,
A des morts oubliés, ensevelis dans l'ombre,
De gouverner en rois les états attristés,
Et de faire aux vivants ouïr leurs volontés?
Du sein de mon néant m'arroger quelque empire,
De tous les droits humains c'est lâchement me rire.
Parle; subir le joug d'un tyran odieux,
En attendre son sort, le lire dans ses yeux,
Souffrir que son caprice et vous joue, et vous brave,
Est-ce exister en roi? Non, mais en humble esclave.
Vil, et sans liberté, je ne suis désormais
Ni ton frère, crois-moi, ni le roi des Français.

MARGUERITE.

Est-ce qu'à la douleur votre raison succombe?

FRANÇOIS-PREMIER.

Le Dieu qui parle aux morts, m'éclaire dans ma tombe:
Entendez le décret qu'il dicte par ma voix.
Le sceptre des Français, dépôt transmis aux rois,
Et qui de mains en mains en leur famille passe,
Quand le prince finit, vit toujours en sa race.
Que mon fils, héritier de Valois qui n'est plus,
Prenne donc ma couronne et tous ses attributs;
Et, de mon ennemi détruisant l'espérance,
Rendant, pour le combattre, un monarque à la France,
Disons à l'univers, par le deuil de ma cour,
Que les murs de Pavie ont vu mon dernier jour.

MARGUERITE.

Ah! que proposez-vous?

FRANÇOIS-PREMIER.

Porte pour ma vengeance
Cet écrit que mes mains ont tracé par avance,
Titre que je ne puis confier qu'à ton sein;
Titre qui dans mon rang élève le dauphin;
Salutaire abandon de tous mes droits au trône.

MARGUERITE.

Sacrifice admirable, et grandeur qui m'étonne,
Qui désarme un tyran, fier de vous effrayer,
Et contraint un accord qu'il vous eût fait payer!

FRANÇOIS-PREMIER.

Ce n'est pas là, ma sœur, un piége que je dresse;
Je mourrai dans les fers où mon vainqueur me laisse.
Qu'à jamais oublié, ma famille.....

MARGUERITE.

Ah! sachez
Combien de vos revers tous les cœurs sont touchés.
Votre nom respecté passe de bouche en bouche.
Plus de votre ennemi la vengeance est farouche,
Plus nos dignes Français, du noble honneur épris,
En tous leurs vœux pour vous lui marquent de mépris.
On parle de vos fers moins que de vos blessures,
De vos exploits nombreux plus que de vos injures;
L'aiguille, nuançant les plus sombres couleurs,
Brode sur nos tissus le sujet de nos pleurs:
Vos faits et Marignan, plus chers à la mémoire,
Du chant des troubadours font revivre la gloire:
Et chaque mère, hélas! et chaque femme, en vous
Semble redemander son fils et son époux.

FRANÇOIS-PREMIER.

O douce expression d'un regret qui m'honore!
O touchante pitié, te mérité-je encore?
Mais, ma sœur, ne dis pas qu'une affreuse pâleur
Dément ma fermeté sous le poids du malheur;
Que, m'offrant à ma garde avec des yeux sans larmes,
Mon lit, seul confident d'un roi rempli d'alarmes,
Me voit de ma fierté me dépouiller le soir,
Et n'être plus qu'un homme en proie au désespoir.
Instruis mes seuls enfants par mon cruel exemple,
Afin que nul orgueil... On rentre, on nous contemple;
Et l'argus qu'on renvoie en mon appartement
De ce court entretien mesure le moment.
Adieu donc! sur mon sort pleure au sein de ma mère:
J'ai cessé d'être roi, je suis toujours ton frère!

Tout change: on aperçoit dans leur sombre atelier
Charle, et la Politique, et son bas chancelier;
Leurs poids, leurs sceaux menteurs, leur bourbeuse écritoire,
Sont les vieux instruments de ce laboratoire:
En perroquet jaseur, en vigilant faucon,
S'y perche à leurs côtés le Diplomagriffon,
Animal aux cent yeux, aux cent becs, aux cent ailes,
Qui mue en écoutant, et pique les nouvelles,
Et, suivant la saison, discret ou babillard,
De son riche plumage éblouit le regard.

CHARLES-QUINT, LA POLITIQUE, DIPLOMAGRIFFON, MERCURE-GATTINAT.

LA POLITIQUE.

Çà, monstre clairvoyant, espion de la terre,
Viens dire à Charles-Quint ce que dit l'Angleterre.

LE DIPLOMAGRIFFON.

Elle abjure en secret ses traités avec lui:
A François qu'il opprime elle offre son appui;
Et Volsay, qu'il trompa dans sa haute espérance,
Pousse Henri son prince à seconder la France.

LA POLITIQUE.

Que fait-on au saint-siége, où tu planes souvent?

LE DIPLOMAGRIFFON.

Sa girouette sainte a tourné sous le vent;
La régente Louise au pontife s'allie.
Hérétique et zélé, tout se réconcilie;
Et du seul Charles-Quint, dans chaque nation,
On accuse l'audace et l'usurpation.
Invisible, et volant de Madrid à Venise,
De l'Éridan au Rhin, du Tibre à la Tamise,
J'ai tout vu; croyez-moi, l'orage se grossit;
Et.....

LA POLITIQUE.

Que regardes-tu? qui suspend ton récit?

LE DIPLOMAGRIFFON.

J'aperçois Marguerite, héroïque amazone,
De votre prisonnier emportant la couronne.
Son coursier, qui des monts franchit les hauts sommets,
Déja touche aux confins de l'empire français.

CHARLES-QUINT.

O rapport trop tardif! ô perfide entrevue!...
Quoi? malgré tes cent yeux on a trompé ta vue!

LA POLITIQUE.

Que ne l'arrêtiez-vous, malgré le droit des gens?

LE DIPLOMAGRIFFON.

L'ordre en était parti.

CHARLES-QUINT.

Ne perdons plus de temps;
Vole la cajoler de-là les Pyrénées.
Toi, Politique, enfin pesons nos destinées;
Et puisqu'il faut tirer François de sa prison,
Prends soudain ta balance, et compte sa rançon.

LA POLITIQUE.

Pose dans ce bassin la valeur du monarque:
Mets dans l'autre ce poids.

CHARLES-QUINT.

Et quelle en est la marque?

LA POLITIQUE.

Naple.

CHARLES-QUINT.

Il ne suffit pas, et son titre léger
Sous des princes divers est sujet à changer.
Quel autre poids en sus nous convient-il de prendre?

LA POLITIQUE.

Rachat du vasselage en tes cités de Flandre.

CHARLES-QUINT.

Les vassaux tels que moi n'ont plus de suzerain.
Passons: quel poids nouveau dépose ici ta main?

LA POLITIQUE.

Le duché de Milan, objet de ta querelle.

CHARLES-QUINT.

Sforce n'en peut long-temps garder la citadelle:
Nous l'en dépouillerons; à quoi bon l'acheter?
Son titre est d'un haut prix, mais trop à contester.
Accrois donc cette masse.

LA POLITIQUE.

Allons, nulle vergogne.
Celui-ci.....

CHARLES-QUINT.

Quel est-il?

LA POLITIQUE.

Le duché de Bourgogne.

CHARLES-QUINT.

Mets.

LA POLITIQUE.

Ah! le roi vaut moins: ce poids l'a soulevé.
Romps ses fers, si de lui ce pacte est approuvé:
Mais de sa foi jurée il faut peser les gages.
Prends ses plus grands guerriers ou ses fils en ôtages;
Et réclame de plus l'hymen d'Éléonor.

CHARLES-QUINT.

Que valent ses enfants?

LA POLITIQUE.

Deux millions en or.

CHARLES-QUINT.

S'il offre douze preux, vaudront-ils ces deux princes?

LA POLITIQUE.

Pèse, pèse les pleurs, le sang de ses provinces,
Que leur perte à ton gré ferait couler soudain.

CHARLES-QUINT.

Bon! scellons ce marché.

MERCURE-GATTINAT.

Mon noble souverain,
J'ai peur que de faux poids la Politique n'use.
Souffrez qu'à ces traités votre sceau se refuse.

CHARLES-QUINT, sévèrement.

Eh bien, rendez-le moi.

MERCURE-GATTINAT, à soi-même.

Dieu! quelle est ma terreur!
J'ai d'un scrupule sot offensé l'empereur!
A quoi bon lui prouver quelque délicatesse?
Que servent les conseils? La droiture le blesse.
Mes entrailles, mon cœur, et tous mes sens émus,
Déja....

CHARLES-QUINT, en souriant.

Reprends les sceaux; mais ne raisonne plus.

LA POLITIQUE.

Excellente leçon! par là tu le consternes,
Et changes en muets ces agents subalternes.
Il faut que ses pareils, en brutes agissants,
Feignent d'être aveuglés, rampent obéissants.
Car, si tu contestais, la raison importune
Peut-être sentirait que ton ame est commune,
Et qu'en lâche caprice, en orgueilleuse erreur,
Aux plus petites gens s'égale un empereur.
Maintiens donc l'appareil de ta majesté fausse:
Tu ne leur parais grand que parce qu'il te hausse.

CHARLES-QUINT.

Oui, tout doit être en nous faux mystère et replis.
Allons briser les fers du monarque des lys.
Ouvre tes magasins: revêts tes mascarades:
Joie et farces de cour, perfides embrassades,
Paix feintes, au-dehors se colorant de fard,
Jeux et ris simulés et plâtrés avec art,
Accourez! Prends, Hymen, une torche enflammée!
Brillez, feux d'artifice! emportez en fumée
De nos divisions les sanglants résultats,
Et que tout chante et danse en nos heureux états!
C'est ainsi qu'en vapeurs s'exhalent les tempêtes:
Les guerres ne sont rien qu'un prélude à nos fêtes.

Sur les bords où François a reçu la clarté,
L'urne de la Charente arrose une cité,
Qui retentit au bruit d'une fête publique:
Là, ne circule pas un concours magnifique,
Mais un bon peuple, ému du retour de son roi,
Et sautant de plaisir, sans trop savoir pourquoi.
Des seuls peintres flamands les riantes magies
Du lustre des couleurs relèvent ces orgies,
Et charment, à l'éclat de rayons purs et vrais,
L'œil le plus dédaigneux de leurs naïfs portraits.
Van-Hostade, et Téniers, en grotesques images,
Animeraient la joie échauffant les visages,
Le seuil des cabarets couronné de lauriers,
Le tambourin pressant la Danse aux pas grossiers,
Les claques et les ris des fécondes commères,
Les baisers hasardeux rendant les filles mères,
Les Entelles du port, les Darès villageois,
Lutteurs, qui d'une meute excitent les abois,
Par le jus de Cognac leur face réjouie,
Leurs combats égayés, et leur vue éblouie,
Les guirlandes aux murs tapissés en dehors,
Et les châsses des saints découvrant leurs trésors.
Là, mettant dans un broc sa raison à l'épreuve,
Près d'un sonneur ivrogne un artilleur s'abreuve.

L'ARTILLEUR et le SONNEUR.

L'ARTILLEUR.

Au bon retour du roi! je l'ai bien canonné.

LE SONNEUR.

Au bon retour du roi! moi, je l'ai bien sonné.

L'ARTILLEUR.

Vos joyeux carillons, au milieu de la nue,
Semblent du Dieu du ciel chômer la bien-venue.

LE SONNEUR.

Nos cloches ont tinté pour Dieu seul autrefois;
Ensuite pour les saints; maintenant pour les rois:
Aussi, dit le Curé, l'Église dégénère.

L'ARTILLEUR.

Entends sur le rempart gronder notre tonnerre:
Jadis il ne rendait honneur qu'au Souverain.
En tous lieux aujourd'hui nous promenons son train,
Et brûlons aux moineaux une poudre inutile
Pour le moindre faquin, gouverneur d'une ville.

LE SONNEUR.

Mieux vaut de coups en l'air produire un vain fracas,
Que de carillonner de lugubres trépas.
Le canon et la cloche ont ce rapport ensemble
Qu'à leur bruit, tour-à-tour, on s'égaie, ou l'on tremble.

L'ARTILLEUR.

Ce jour par l'un et l'autre a droit d'être fêté.
Vive notre héros!... un coup à sa santé!

LE SONNEUR.

Buvons!... on va bientôt nous soulager des tailles.

L'ARTILLEUR.

Buvons!... nous n'aurons plus qu'à plumer des volailles.

LE SONNEUR.

Blé, vin, chair, et poisson, se donneront pour rien.

L'ARTILLEUR.

Tout allait mal; le roi fera tout aller bien.

LE SONNEUR.

Pintons en son honneur!

L'ARTILLEUR.

Verse, mon camarade!

LE SONNEUR.

Trinquons pour ce grand prince!

L'ARTILLEUR.

Encore une rasade!

LE SONNEUR.

Encor! Jamais, mordieu, je ne l'ai tant chéri!

L'ARTILLEUR.

Encor! Jamais mon cœur ne fut plus attendri!

LE SONNEUR.

Au diantre les lourdauds qui me brisent mon verre...
Quel vacarme!

L'ARTILLEUR.

Arrêtez!... Ils m'ont roulé par terre.

LA FOULE DES HABITANTS.

Gare! gare!—C'est lui!—De ce côté...—Par-là...
C'est lui qui passe!—Eh non.—Oui.—Le roi!—Le voilà!
Rangez-vous! place! place!—Holà! ciel!—Je rends l'ame.
Au voleur!..—Insolent, respectez une femme..!
—On m'étouffe!..—Poussons! enfonçons!..—Je le voi!
Vivat!—Je suis rompu, mais j'ai bien vu le roi.
—Moi, j'en étais tout proche.—Et moi, je puis vous dire
Qu'il a toutes ses dents; car nous l'avons fait rire.
—Moi, j'ai donné, reçu mille coups tour-à-tour....
—Moi, je suis tout en sang...—Vivat! ô le beau jour!

Tout l'Enfer reconnut dans cette populace
Se faisant échiner autour d'un roi, qui passe,
Même instinct qu'à la cour où de cuisants regrets
Font payer cher l'orgueil de l'avoir vu de près,
Du théâtre mouvant les ressorts admirables
Composent un conseil d'automates notables:
François, avec les Pairs, assis dans sa grandeur,
Du puissant Charles-Quint reçoit l'ambassadeur.
L'Honneur, génie heureux qui sur la France veille,
Au roi, qu'il raffermit, soudain parle à l'oreille.

FRANÇOIS-PREMIER, L'HONNEUR, LA MONARCHIE, LES GRANDS, LES DÉPUTÉS DE BOURGOGNE, LANNOY, SUITE DE L'AMBASSADEUR.

L'HONNEUR, au roi.

Te voilà de retour; et ma seule vertu
A dompté le chagrin qui t'aurait abattu.
N'avais-je pas prédit que l'Honneur héroïque
Saurait dans ses calculs tromper la Politique?
Et la priver des fruits qu'elle a cru retirer
Du traité que son joug te força de jurer?
Je crains pourtant qu'un jour des bouches indiscrètes
N'accusent de ton cœur les faiblesses secrètes:
Charge donc les États de dégager ta foi.
La Monarchie à tous va répondre pour toi;
Et le Nonce romain, si sa voix le réclame,
De tes serments forcés délivrera ton âme.
(A l'ambassadeur.)
Vous, Lannoy, j'interroge en secret votre sein:
Quel pacte lie un homme avec un assassin,
Quand le fer meurtrier, qui sur sa gorge brille,
En obtient l'abandon des biens de sa famille?
L'espoir de votre maître est un folle erreur.

LANNOY, à François-Premier.

Sire, avant de parler au nom de l'Empereur,
Souffrez qu'en votre cour vos vertus magnanimes
Reçoivent de Lannoy les tributs légitimes,
Et qu'un soldat, admis devant François-Premier,
En ce grand roi, d'abord, salue un grand guerrier.
Mes yeux ont vu de près votre illustre constance;
Et j'en dois hautement témoignage à la France.
Maintenant à mon prince il me faut obéir.
Deux nobles souverains ne sauraient se haïr;
Et j'accours aujourd'hui rendre plus solennelle
Leur paix qui fut troublée, et doit être éternelle.
Comblez donc tous nos vœux: hâtez-vous de signer
Les traités consentis qui la feront régner;
Et l'Univers, plus calme en toutes ses provinces,
Bénira le pouvoir de deux augustes princes
Qui, vaillants, généreux, adorés des humains,
Toujours de l'équité suivirent les chemins.

LA MONARCHIE.

Sire, au nom des États convoqués vers la Saône,
Laissez-moi réclamer l'intégrité du trône.
Je joignis, dès le temps des neveux de Clovis,
Le sceptre bourguignon au faisceau de mes lis:
Dès-lors il m'appartint: d'un bien héréditaire
Vous êtes possesseur moins que dépositaire:
Est-ce à vous de le vendre? Ah! je lie à jamais
Les sujets à leur prince, et le prince aux sujets.
Sans leur commun aveu, mon pacte indestructible
Oppose à vos serments un obstacle invincible;
Et la France, appuyant la Bourgogne et ses droits,
Ne sert en vous qu'un maître esclave de mes lois.

FRANÇOIS-PREMIER.

Au ciel plus qu'à moi-même elle a lieu de se plaindre
Si je blesse un devoir que je gémis d'enfreindre.
Un serment, commandé par la nécessité,
M'arrache la Bourgogne ou bien la liberté;
Et, si je ne la cède, il faut qu'à ma parole,
Retourné dans Madrid, moi-même je m'immole.
Mes généreux sujets doivent donc acquitter
Le triste engagement qu'on m'a fait contracter:
Et, sous leur nouveau prince, en des temps plus tranquilles,
Thémis protégera tous les droits de leurs villes.

LA MONARCHIE.

Quoi! nos engagements n'ont-ils pas devancé
Le serment qu'à Madrid vous avez prononcé?
S'il est une promesse inviolable et sainte,
C'est celle qu'autrefois je reçus, sans contrainte,
Aux autels où sur vous la divine onction
Dans vos mains consacra ma domination.
Pouvez-vous, séparant votre intérêt du nôtre,
Détruire, parjurer ce serment pour un autre,
Avilir votre foi par ces renversements,
Et de mes libertés sapper les fondements?
La France, de ses biens, de son honneur jalouse,
La France aime ses rois; la France est leur épouse;
Non pour voir déchirer ses membres en lambeaux,
Et sans pudeur passer à des maîtres nouveaux:
Mais pour être toujours noblement protégée,
Toute au juste héritier, et jamais partagée.
Si vous trompez sa foi, si vous abandonnez
Les fils que vers la Saône elle vous a donnés,
Je cesserai dès-lors de mettre en ma balance
Tout ce qu'ils doivent rendre à mon obéissance:
Affranchis de mon joug, méconnaissant la voix
D'un monarque étranger que n'a point fait leur choix,
Au mépris du devoir laissés par vous sans maître,
Libres au même instant, ils pourront toujours l'être.
Ma loi, qui les soumit à votre autorité,
Veut du père aux enfants même fidélité.

FRANÇOIS-PREMIER.

Lannoy, vous entendez avec quelle noblesse
La Bourgogne constante à son maître s'adresse:
Et vous êtes témoin qu'il ne m'est pas permis
De trahir des sujets que leur choix m'a soumis.
Sur les bords où s'accrut ma tige souveraine,
Plus que je ne suis roi, la Monarchie est reine:
Votre Empereur lui-même aurait bien du prévoir
Qu'il engageait ma foi, par de là mon pouvoir.
De sa rigueur aveugle, hélas! telle est la suite.
Que cet exemple serve à régler sa conduite:
Qu'il suive en son bonheur des conseils généreux,
Et respecte du moins ses rivaux malheureux.
Je ne le cèle point; j'éprouve quelque joie
Du secours imprévu qu'un Dieu vengeur m'envoie.
L'amour de ce royaume à mon sceptre attaché
Me donne un gage heureux dont mon cœur est touché.
Est-ce à moi de punir d'une guerre cruelle
Une rebellion qui m'atteste son zèle?
Livrerai-je un État, de qui je suis aimé,
Aux fers d'un souverain qui m'a tant opprimé?
Comment de Charles-Quint leur vanter la clémence?
Lui, dont l'inimitié, poussée à la démence,
Traita leur prince, aux yeux de l'univers entier,
Non comme un roi chrétien, mais en vil prisonnier!
Lui, qui retient encor mes deux fils en otages!
Lui, qui, dans une barque entraînant ces chers gages,
Défendit qu'en passant tout proche de mes yeux
Un baiser de leur père adoucît leurs adieux!
Voilà, voilà les fruits de sa cruauté vaine.
Tout le fuit: tout évite et redoute sa chaîne.
La Saône et ses enfants ont trop d'effroi de lui:
Tous les chefs de l'Europe, alliés aujourd'hui,
Prétendent arrêter l'Autriche impérieuse
Dont s'emporte sans frein l'audace ambitieuse,
Et s'unissent pour rendre à l'Italie en paix
Un maître qui tous deux nous en chasse à jamais.
Dites à l'Empereur d'entrer en cette ligue,
Barrière à tout orgueil, obstacle à toute brigue:
Mais s'il veut mon secours pour de justes exploits,
Je suis prêt: qu'au croissant il oppose la croix;
Et qu'enfin Soliman, qui nous menace encore,
Aille au fond des rochers rugir loin du Bosphore.
Ces belliqueux projets sont seuls dignes de nous.
Allez donc, et vers lui chargé de soins plus doux,
Dites-lui qu'à sa sœur ma main reste donnée,
Et que Paris l'attend pour fêter l'hyménée.

Il dit: le grand conseil se tait avec respect:
Il sort; La cour le suit; et tout change d'aspect.
Le spectacle infernal, sans règle dramatique,
De tout un long sujet compose un acte unique;
Et la pièce, qu'ici notre art suspend cinq fois,
Là-bas, va d'un seul jet: autres lieux, autres lois.
Que d'arrêts érudits, que de justes remarques
Cet abus coûterait à nos grands Aristarques!
Et qu'il me semble heureux qu'évitant le bourbier,
Parmi nous chaque auteur marche en bon routinier!
En vain répondrait-on qu'un intermède utile
Coupe le dialogue et rompt l'ennui du style,
Et prêtant à la scène un lustre merveilleux,
Quand l'esprit se fatigue amuse encor les yeux;
Cet acte sans repos, trop fécond assemblage,
Leur paraîtrait folie: ils ont le goût si sage!
A peine seulement voudront-ils écouter
Le récit des tournois que tu vas leur chanter,
Ma muse: trace donc, pour des gens sans lecture,
A juger par leur sens instruits par la nature,
L'enceinte où les Démons, vieux amis du chaos,
Se complurent à voir jouter mille héros.
Dans le sein de Paris, les tambours et les flûtes,
Appellent tous les preux à de brillantes luttes:
Les murs sont revêtus de tapis éclatants,
De festons enlacés, et de drapeaux flottants:
De guirlandes par-tout les fenêtres ornées,
De chêne, de laurier, les portes couronnées,
Le concours enjoué des peuples curieux,
Tant de seigneurs si fiers de passer sous leurs yeux,
Des groupes de beautés, ceintes de pierreries,
Décorant les balcons des vastes galeries,
Et semant les chemins de rubans et de lis
Jetés aux palefrois des vaillants Amadis:
Et là, de mains en mains des corbeilles errantes
Qui jonchent le pavé de feuilles odorantes;
Tout annonce aux petits que, pour les éblouir,
Les grands daignent paraître, et vont les réjouir.
On admire l'éclat dont ce beau jour décore
La sœur de Charles-Quint, la tendre Éléonore,
Qui de François-Premier adoucit la prison;
Et qui, par un hymen allégeant sa rançon,
Conduite dans un lit à ses feux redevable,
Ne trouva pas, dit-on, le monarque insolvable.
Sur de riches brocards siégent à ses côtés
De son nouvel époux les enfants rachetés:
La maîtresse du roi, D'Heilly, sur son visage
D'un lendemain de noce aperçoit tout l'outrage,
Et d'un crédit rival méditant le malheur,
De la publique joie elle fait sa douleur:
Son œil à son héros jette dans cette lice
Un regard, souriant d'amoureuse malice;
Et cache le dépit d'un secret déshonneur,
Qui ferait fuir sa cour, fidèle au seul bonheur.
Ceux que de plaire au maître un soin jaloux tourmente,
N'osant trop encenser l'épouse ni l'amante,
Tournent tous leurs respects vers l'auguste appareil
Du roi, leur grave centre, et leur brillant soleil.
Déja le clairon sonne; un feu roulant pétille:
Les rangs des escadrons opposés en quadrille
Sous la barrière encore attendent les signaux
Tout près d'ouvrir l'arène, à la voix des héraults.
Roi d'armes en ce jour, Montmorenci commande:
Des chevaliers français nulle tige plus grande
N'a de l'honneur des preux si haut porté l'essor;
Bovine la vit croître, et Marignan encor:
Sa gloire l'annonçait mieux que les arquebuses,
Qui saluaient les noms des bannières confuses,
Dont le dénombrement fatiguerait cent voix
Jalouses d'imiter les Muses d'autrefois,
Et d'user doctement toute leur énergie
A s'enfler d'un orgueil de généalogie.
Eh! qu'importe aux splendeurs de l'effet théâtral
Quels sont ces cavaliers, champions de métal,
A qui leurs gantelets, et leur cuirasse énorme,
Leurs brassards, leur visière, ôtent l'humaine forme;
Armes, dont l'attirail appesantit leur corps
Non moins que leur esprit si rude en ses ressorts;
Que dis-je? leur esprit! créatures grossières,
Ils ont l'instinct brutal des bêtes carnassières:
Tels sont pourtant ces chefs des nobles carrousels,
Par les dames fêtés, chantés des ménestrels;
Lutteurs bien au-dessous de l'élite héroïque
Qui traversait jadis la poussière olympique,
Combattants demi-nus qui, debout sur des chars,
Laissaient lire en leurs traits leurs belliqueux hasards,
Et livraient à-la-fois, sous la voûte céleste,
Leurs fronts aux traits du jour, leur sein aux coups du ceste.
Dames et Troubadours ne les ont pas connus;
Hélas! ils n'ont charmé qu'Homère et que Vénus.
Tous les Juges du camp lèvent leurs caducées.
Les mannequins de fer courent, têtes baissées;
La pique sur la pique, et l'écu sur l'écu,
Chaque géant renverse un géant sur le cu.
Un affreux cliquetis, musique des batailles,
Fait voler en éclats armets, cottes, et mailles,
Heaumes, hauberts, cuissards, panaches et cimiers....
Que d'exploits pour un chantre, aimant les faits guerriers,
Et qui du fer, de l'or, des arçons, et des selles,
Saurait en vers brillants tirer mille étincelles!
Oh! que ma muse a tort de prendre un ton moqueur
Dès qu'un grave sujet ne dit rien à son cœur!
Cependant, en ce choc d'armures si pesantes,
Se heurtent les amants de Princesses galantes;
Et, sous le dur acier, les amours éperdus
S'alarment des efforts de leurs membres tendus,
Frémissant que la dague ou l'épieu qui les touche
Ne mutile un Hercule, athlète de leur couche.
L'illustre Marguerite, aimable sœur du roi,
Chroniqueuse de cour, se rit de leur effroi:
Chaste, mais se créant mille folles peintures
Des preux dont sa gaîté traça les aventures,
Elle juge, aux grands coups des émules d'Artus,
Les regrets de leur dame, et leurs fermes vertus.
La foule, à contenir en tout temps mal aisée,
Poursuit l'un de louange et l'autre de risée:
Sur les fiers concurrents un étendard s'abat;
Et les monstres d'airain suspendent leur combat.
La lice est transformée en un salon magique:
La Danse y renouvelle un cercle magnifique
D'illettrés paladins, galants avec roideur,
Du bout de leur épée appuyant leur grandeur,
Annonçant par leur chiffre et leurs devises fades
Moins des cœurs amoureux que des cerveaux malades,
Et, des belles du siècle, éprises de romans,
Nommés les Ferragus et les fiers Agramants.
Leur esprit n'exaltait en gothique langage
Que myrtes, nœuds d'amour, tendres fers et servage;
Et tous les faux respects de ces vassaux altiers,
Aux femmes déguisaient des mœurs de muletiers.
Mais tandis qu'un Renaud, couronné dans ces joûtes,
Est baisé d'une Armide, et rebaisé de toutes;
Et des mains de la reine, ô précieux trésor!
Reçoit un casque, un glaive, et des éperons d'or,
L'Honneur, le franc Honneur s'adresse à Marguerite,
Qui, nouvelle Pallas, était sa favorite.

L'HONNEUR, ET MARGUERITE.

L'HONNEUR.

Qui me reconnaîtrait en d'insensés tournois
Où l'on m'a travesti sous un pesant harnois?
Les dehors belliqueux dont cet âge me pare
N'étalent en mon nom qu'un appareil barbare;
Et vous riez de voir tant de palmes coëffer
Un Rodomont sans cœur s'il n'est bardé de fer,
Et si toujours ses mains, dans l'escrime exercées,
N'ont pas contre la mort rassuré ses pensées.

MARGUERITE.

Noble Honneur, il est vrai; ce siècle fanfaron
Affermit sous l'acier plus d'un homme poltron:
Ton maintien est singé par la chevalerie,
Comme le tendre amour par la galanterie.
Mais nous aimons mieux voir nos polis écuyers
Triompher en ces jeux sur de prompts destriers,
Que d'affliger notre œil aux combats téméraires
Où s'égorgent les preux et leurs auxiliaires,
Et qui placent un brave, appelé par ta voix,
Entre l'affront du blâme et le mépris des lois.

L'HONNEUR.

Non, l'Honneur, l'Honneur vrai, compagnon du courage,
Ne veut pas qu'on s'immole au soupçon d'un outrage,
Ni que des alliés, partenaires fougueux,
Quand se battent deux fous, se battent avec eux,
Ni que pour toute femme, ou laide, ou vieille, ou naine,
On coure en un champ-clos rompre une lance vaine:
Mais il veut que toujours on serve avec ardeur
L'intérêt de l'état, l'amitié, la pudeur,
La douce liberté, de tout grand cœur chérie,
Les lois, appui du peuple, et sur-tout la patrie.
Tous vils gladiateurs, tous lâches assassins,
Devant lui sont au rang des adroits spadassins;
Et subir un pardon, oublier une offense,
Part de plus de vertu qu'un vaillant coup de lance.

MARGUERITE.

Tu n'approuves donc pas les aveugles duels
Allant de jour en jour décocher leurs cartels?

L'HONNEUR.

Si peu, que j'abandonne aux railleurs de la terre
Les défis que se font l'empereur et ton frère,
Et ces graves conseils jugeant leurs démentis.....

MARGUERITE.

Chut! dans le souvenir ces bruits sont amortis;
Des traités de Madrid efface au moins l'histoire:
Arrachons cette page, Honneur, pour notre gloire!

Elle dit; tout s'éclipse: aux fêtes de la cour
Succède une autre scène, en un autre séjour.

LA PANHYPOCRISIADE.
CHANT HUITIÈME.


SOMMAIRE DU HUITIÈME CHANT.


La scène est transportée au Vatican: dialogue du peintre Michel-Ange et de l'Hypocrisie. Retraite de Luther chez l'électeur de Saxe; sa querelle avec le Diable; son entrevue et son souper avec Catherine-Bore, nonne qu'il avait séduite et épousée. Entretien des deux interlocuteurs avec l'Hérésie leur fille. Monologue de Catherine-Bore. Siége de Rome par le connétable de Bourbon et les Luthériens. La mort frappe le transfuge sur les murs de Rome. Lamentations de la ville en proie aux assiégeants victorieux.


LA PANHYPOCRISIADE.


CHANT HUITIÈME.


Un palais se découvre, où règnent en idoles
Ceux qui d'une humble foi nous prêchent les paroles;
Temple du souverain des temples des chrétiens,
Sacrés murs, enrichis par les arts des païens,
D'où la France amena sur le char de la guerre
Le superbe Apollon, seul dieu du Belvédère,
Et cet Antinoüs, dont les contours si beaux
Changeaient en Adriens les zélés cardinaux;
Le Vatican enfin, orgueil de cette ville,
Qui, jadis en Brutus, en Cicérons fertile,
L'est en prédicateurs, en abbés avilis,
Qui, moins faits pour la toge, endossent des surplis.
Là, du simple et du grand cherchant l'heureux mélange,
Errait l'infatigable et docte Michel-Ange;
Peintre et sculpteur fameux, dont les travaux divers
Ont rempli de son nom le moderne univers.
L'Hypocrisie alors, monstre ecclésiastique,
L'aborde sous l'habit du fervent Dominique.

L'HYPOCRISIE, ET MICHEL-ANGE.

L'HYPOCRISIE.

Michel-Ange, salut!

MICHEL-ANGE.

Salut, mon frère en Dieu!...
Non, je te reconnais, patronne de ce lieu.
Un peintre est un argus, et rien ne nous échappe:
Revêts donc la cuirasse, ou la robe, ou la chape,
En vain, Hypocrisie, à mes yeux pénétrants
Veux-tu donner le change ainsi qu'aux ignorants;
Je te vois mêmes traits sous diverses étoffes.
La pourpre, le manteau des rois, des philosophes,
Au temps des Phidias dérobaient tes contours;
Le lin sacerdotal te déguise en nos jours:
Mais notre œil sait juger comment tu te varies,
Et, pour saisir le nu, lève les draperies.

L'HYPOCRISIE.

Aussi n'est-ce pas toi que je veux abuser,
Grand homme, que les arts ont su diviniser,
Dont l'esprit, rayonnant d'une vive lumière,
Pénètre au sein profond de la Nature entière,
Notre imposture même a de secrets rapports:
Nous colorons tous deux mille trompeurs dehors;
Et des chastes martyrs les ressemblances peintes
Frappent autant les cœurs que mes chastetés feintes.
Les saints en tes portraits revivent pour toujours:
Tu mens par tes pinceaux, et moi par mes discours.
Ainsi, toujours chéris des princes et des prêtres,
Nos services du monde ont secondé les maîtres.

MICHEL-ANGE.

Ne nous comparons pas: les pinceaux innocents
De prestiges heureux n'abusent que les sens.
Le paradis du Christ, et l'olympe des fables
M'offrent des fictions que je rends vraisemblables;
Et mon art avertit la contemplation
De l'erreur qui la jette en son illusion:
Mais toi, qui ne feins rien que pour tromper les ames,
Tu venges sans pitié par le fer et les flammes,
De tes fausses vertus les dehors figurés,
Mensonges dangereux que tu nous rends sacrés.
Que ne t'ai-je tracée, à l'exemple du Dante,
De plomb doré vêtue, et gravement rampante!
Par-là j'eusse fait voir aux petits comme aux grands,
Qu'un vrai peintre à regret vend sa toile aux tyrans,
Que souvent il gémit, quand l'aveugle fortune,
Opposant à sa gloire une entrave importune,
Le force à consacrer, par d'immenses travaux,
Les rêves d'un apôtre et des siècles dévots,
Et l'excite à chercher l'espace imaginaire
D'un Enfer ténébreux, et d'un triste Calvaire.

L'HYPOCRISIE.

Tu dois t'en applaudir; c'est là que j'ai trouvé
Pour payer tes beaux arts un trésor réservé:
L'Église en cette source a puisé ses dépenses;
Et du fond des enfers tirant ses indulgences,
Je les vends de ma main au péché pénitent:
Leur prix fait sa richesse, et t'enrichit d'autant.
Mais apprends aujourd'hui l'embarras où nous sommes;
Luther, fléau du pape, ose instruire les hommes,
Et nos rémissions, qui s'achetaient si bien,
En ces temps endurcis ne nous valent plus rien.
Déja le saint trafic allait le mieux du monde:
Aux plus infames lieux où je faisais ma ronde,
Trouvais-je un libertin fourvoyé dans la chair;
«Ah! disais-je en pleurant, tu te damnes, mon cher.
«Du brasier éternel ainsi donc tu te joues
«Sur ce sein, sur ce dos, et sur ces belles joues!...
«—Hélas! répondait-il, père dominicain,
«L'enfer est bien douteux, et le plaisir certain:
«Près de ce tendre objet mon corps est sur la braise.
«—Eh bien, paie un pardon, et prends-en à ton aise.
«—Quoi! par-là, disait-il, le péché m'est permis?
«Payons tous deux, ma sœur; vîte, qu'il soit remis.»
Parlais-je au cabaret à quelque ivrogne indigne:
«Du Seigneur, lui disais-je arrosez donc la vigne,
«Puisqu'ainsi, dans le vin aimant à vous noyer,
«Votre langue en priant ne peut que bégayer.»
Visitais-je les cours, où les mœurs sont les mêmes;
Des dévotes levant les scrupules extrêmes,
La grace des pardons disposait largement
Leur faible conscience à tout événement.
Un grand s'escrimait-il, encor chaud du carnage,
Aux combats de la table et du concubinage;
Ruinait-il l'état au gré de ses valets:
«Mon frère, lui disais-je, au moins dormez en paix;
«Acquérez pour le ciel des passe-ports sans nombre.»
De là, dans nos couvents je retournais, à l'ombre,
Essayer les hasards des cartes et des dés,
Et jouer mes pardons, si bien achalandés!
Mais des faveurs du ciel l'abondance est tarie.
Habile homme, aide-moi de ta haute industrie:
Pierre te confia la clé du firmament;
Tu pressentis le jour du dernier jugement,
Tu nous réalisas les archanges célèbres,
L'empire des clartés, l'abyme des ténèbres;
Toi donc, qui des enfers imprimas la terreur,
Des superstitions renouvelle l'horreur:
Épouvante nos yeux des maux du purgatoire.

MICHEL-ANGE.

Ce lieu, dont on se forme une image si noire,
Ce passage de l'ame aux cieux pour elle ouverts,
Apprends que c'est la vie et ce triste univers.
Fixe ton regard louche, et que ton œil s'épure;
Emprunte mes rayons, contemple la nature,
Et perce, en nouveau lynx, aidé de mes clartés,
Les enceintes, les murs de toutes les cités.
Aperçois-tu dans l'ombre un homme qui se traîne,
Sans fers, comme accablé de la plus lourde chaîne,
Croupissant dans la fange, et d'insectes rongé?

L'HYPOCRISIE.

Quel est-il!

MICHEL-ANGE.

Un oisif, de soi-même chargé;
Et qui jamais vers Dieu ne levera sa face,
Que son ame n'échappe à sa terrestre masse.
Innocent envers tous, mais coupable envers lui,
Sa peine est la misère, et la honte, et l'ennui.

L'HYPOCRISIE.

Dans mes cloîtres ainsi s'engourdit plus d'un moine,
Propre à manger du gland en compagnon d'Antoine.

MICHEL-ANGE.

Cet homme aux larges reins, au ventre monstrueux,
Son col paraît gonflé d'un sang impétueux;
Sa face luit de pourpre, et son souffle est un râle:
Juge de sa souffrance aux soupirs qu'il exhale.

L'HYPOCRISIE.

Ainsi de leurs festins sortent les gros prélats.

MICHEL-ANGE.

Eh oui! c'est un gourmand qui subit ses repas:
Il n'aura de long-temps le corps ni l'esprit libre,
Si la sobriété ne lui rend l'équilibre.
Suis à l'écart les pas de ce jeune effréné;
Son front, avant les ans de rides sillonné,
Porte des longs chagrins l'empreinte manifeste;
Son œil farouche luit sous un sourcil funeste;
Et la fièvre, inégale en sa lente fureur,
A creusé de ses traits la livide maigreur.

L'HYPOCRISIE.

Jamais l'orgueil dévot, sous un humble cilice,
N'a, par tant de pâleur, fait plaindre son supplice.

MICHEL-ANGE.

C'est un amant, épris d'un fantôme charnel,
Et que dévore un feu qu'il croit être éternel:
Sa maîtresse, éloignée, à d'autres feux en proie,
Rebut de son rival, dans les larmes se noie;
Leurs maux à l'un et l'autre apprendront quelque jour
Que Dieu peut seul payer un immortel amour.
Lis au sein inquiet de ce flatteur docile
Qui circule à la cour en venimeux reptile:
Sous son maître qui tombe il gémit écrasé,
Comme un lierre ployant sous un chêne brisé:
Son supplice est, hélas! pour un intérêt mince
De suspendre son ame aux lèvres de son prince.

L'HYPOCRISIE.

Je connais ce tourment, que fait subir l'orgueil.

MICHEL-ANGE.

Voici, parmi la foule, et le bruit, et le deuil,
Un insensé, qu'emporte une ardeur vagabonde
Sur les deux continents, sur les gouffres de l'onde.
Son cœur, en ses replis vainement enfermé,
Laisse éclater l'effroi sur son front tout armé:
Son souris, démentant l'ennui qui le dévore,
Rend ce damné hideux à la cour qui l'adore.

L'HYPOCRISIE.

Ah! je le reconnais, c'est un ambitieux,
Avanturier que j'aide à s'égaler aux dieux.

MICHEL-ANGE.

Regarde ce railleur; la joie immodérée
Agite de ses traits la malice abhorrée;
L'interminable accès d'un rire douloureux
A l'émail de ses dents prête un éclat affreux:
Son délire t'apprend que son ame est punie
Par l'aiguillon cruel de l'ardente ironie:
Ce fiel le brûlera, tant que la charité
Ne le purgera point de sa malignité.

L'HYPOCRISIE.

Oui, telle est la fureur des bouffons satiriques,
Dont j'évite par-tout les grimaces comiques.

MICHEL-ANGE.

Ce cadavre vivant, sur des livres penché,
Est le corps d'un mortel à l'étude attaché;
Pâle et froid, de son sang la course est arrêtée:
Son ame dans les cieux a suivi Prométhée;
Et riche de larcins, rapporte à son retour
Un feu, qui de son foie est l'éternel vautour,
Le feu de la science, ardeur qui le consume,
Et que pour son tourment en lui l'orgueil allume,
Jusqu'à ce qu'un rayon de la divinité
Confonde pour jamais sa curiosité.

L'HYPOCRISIE.

L'amour de la doctrine est en lui plus sincère
Qu'en ce pédant, à qui j'inspire un ton sévère,
Et qui doit à sa barbe, à ses graves rabats,
Le renom si coûteux d'un savoir qu'il n'a pas.

MICHEL-ANGE.

Plains l'avare usurier, sous de triples murailles
Couvant son or au fond des terrestres entrailles,
Jusqu'à l'heure où la Mort, qui nous fait tout quitter,
Vient, loin de son dépôt, lui-même l'emporter.
Les folles vanités, et les coquetteries,
Du sexe le plus doux sont les pâles Furies,
Et fanent sa beauté qu'avertit un miroir
Des outrages du temps qui détruit son pouvoir.
Ce malade, blessé des serpents de l'Envie,
Cède au plus grand des maux de notre courte vie:
L'humeur de la vipère a remplacé son sang,
Et glace son visage et son corps jaunissant:
Ses yeux tout offusqués, et clignant leurs paupières,
Craignent le luxe heureux et les hautes lumières:
Erostrate et Zoïle éprouvaient ses tourments:
Vois de ses dents de fer les tristes grincements.
Mes marbres immortels ont bravé ses morsures;
Sa rage a vainement cru ternir mes peintures;
Son sort est de rougir par la gloire irrité.
Voilà les châtiments de ce monde agité:
Ces maux, où des humains s'éprouve le courage,
Pour arriver au ciel sont leur commun passage:
Leur spectacle, toujours présent à mon regard,
Féconda seul en moi tous les fruits de mon art.
De même qu'un goût pur et les couleurs du style
Distinguent faiblement l'art d'un poëte habile,
Si son génie, instruit du jeu des passions,
Ne comble la hauteur de ses inventions;
De même les beautés d'un dessin qu'on admire
Ont de ma renommée étendu moins l'empire,
Que mon docte examen de tous les sentiments
Qui du vaste univers règlent les mouvements.
Telle est la vérité. J'ai trop peint de mensonges:
N'attends donc plus de moi l'image de vains songes:
J'ai pu complaire aux grands pour me rendre fameux;
Je m'appartiens enfin, devenu plus grand qu'eux.
Au Vatican déja rejetant mon salaire,
Je travaille en artiste, et non en mercenaire.

L'HYPOCRISIE.

Parle moins fièrement, ou je t'en punirai.

MICHEL-ANGE.

J'ai des pinceaux vengeurs; tremble! je te peindrai.
Elle fuit à ces mots, craignant que le génie
N'éternisât les trais de son ignominie.

Cependant tout se meut; un nouveau changement
Présente de Luther le sombre appartement,
Séjour, où de la Saxe un électeur-monarque
Fit une citadelle à cet hérésiarque:
L'ardent moine y médite, en son schisme affermi,
Près de testaments grecs entendus à demi,
D'un crucifix d'ivoire, et d'une bible ouverte
Que des commentateurs noircit la plume experte.
Les paisibles rideaux ombrageant son réduit
Laissent douter d'abord s'il y fait jour ou nuit.
L'eau, le pain, et le sel, sa seule nourriture,
Changent son corps pesant en substance plus pure;
Mais de son ventre à jeun, comme celui des saints,
Montent à son cerveau des vertiges mal sains,
Qui, troublant de vapeurs son esprit variable,
Le poussent dans le vague où l'attaque le Diable.

LUTHER ET LE DIABLE.

LUTHER.

Quoi donc? malin Satan, que j'avais cru chasser,
D'arguments éternels me reviens-tu presser?

LE DIABLE.

Pauvre moine, tu crois, voyageant dans les limbes,
Régner avec les saints couronnés de leurs nimbes;
Mais du troisième ciel redescends ici-bas,
Et prépare ton ame à de nouveaux combats.
Confesse-moi d'abord qu'à l'Église rebelle
La vanité t'inspire et non pas un vrai zèle:
Ainsi tu m'appartiens, et, dans les feux jeté,
Tu seras sur mon gril durant l'éternité.

LUTHER.

Non, subtil ennemi de la droiture sainte;
Tu veux de l'Évangile effacer toute empreinte,
Et, secondant le pape à corrompre la foi,
Dans la cité de Dieu le proclamer en roi;
Et moi, renouvellant la première doctrine,
Je veux, de sa hauteur recherchant l'origine,
Éclairer les enfants de la communion
Sur l'Invination, et l'Impanation,
Et par mon In-sub-cum montrer que le Messie
Est, pour en parler clair, avec et sous l'hostie.

LE DIABLE.

Eh! que t'importerait que le crucifié
Fut joint à la substance, ou transubstancié,
Si la foi pure, et non la dispute insensée,
Pour la raison divine allumait ta pensée:
Mais follement épris de tous ces graves riens
Qu'à soufflés mon école aux Théologiens,
Fier de rendre piquant l'esprit fin dont tu brilles,
De ta métaphysique affilant les aiguilles,
Tu te montres jaloux d'un triomphe érudit,
Plus que de terrasser le mensonge en crédit;
Et des textes nombreux la lecture funeste
Devint de ton orgueil l'aliment indigeste.

LUTHER.

Il faut dans son langage à son siècle parler:
On m'entendrait moins bien si je parlais plus clair;
Et des rhéteurs chrétiens la ferveur scholastique
Se plaît à mon jargon théo-métaphysique.
Par là j'ouvris la lice, et je pris les devants
Sur Léon écrasé de mes dogmes savants.
Si j'avais, en ami de la vérité nue,
Déclaré que de Dieu la grandeur inconnue,
Remplissant le passé, le présent, l'avenir,
Se fait sentir aux cœurs, et non pas définir;
L'Église, loin des yeux de la foule éblouie,
M'eût rejeté dans l'ombre en philosophe impie:
Mais, saisi du flambeau des prophètes sacrés,
J'embrase les esprits à mon schisme attirés.
Mes sermons ont déja, dans toutes les provinces,
Plus détruit de couvents que les armes des princes;
Et, de Rome ennemi, je ne puis qu'ébranler
Son trône qu'après moi d'autres feront crouler.

LE DIABLE.

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