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La Presse Clandestine dans la Belgique Occupée

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29 [ Si von Bissinge vaut deux singes, von Bissing ÷ 2 = 1 singe.]

Mais elle a mis Son Excellence dans le plus grand embarras.

Elle n'ose pas loger rue de la Loi: elle a peur de... sauter jusqu'aux étoiles... Elle n'a aucune confiance dans le château de Trois-Fontaines où réside son gouverneur: elle craint des chutes... d'étoiles...

Il a fallu pourtant mettre quelque part cette illustre personne.

On l'a remisée au Grand Hôtel.

Le séquestre, pour recevoir ce précieux dépôt, a mis sens dessus dessous tous les appartements qui donnent sur la rue Grétry.

Faute de pouvoir creuser des tranchées, il a élevé des barricades pour protéger la dame, et devant les cloisons il a semé des Polizei dont les plaques, frottées au tripoli, luisent comme des réflecteurs 30... Il a éparpillé un peu partout de la police aussi secrète qu'allemande... Il a planté sur le trottoir les plus «cholies» sentinelles qu'il a pu dénicher31...

30 [ Voir p. 95. (Note de J.M.)]

31 [Si Madame le désire, on pourrait lui servir un abonnement à La Libre Belgique.]

Von Bissing a inspecté les lieux.

Dans la chambre à coucher, il y avait deux lits jumeaux. Il en a fait enlever un.

«C'est trop étroit pour teux, Exzellenz», a risqué avec respect le séquestre.

L'Excellence a répondu gravement:

«Che ne couge bas ici. Che couge à Schloss Trois-Fontaines. Ma femme a beur des pompes. Moi, che n'ai bas beur des pompes... Che fais la pompe... Ne le dites bas à ma femme, surtout, et mettez des Polizei bartout!»

Et le gouverneur est parti mélancolique vers son auto grise.

On l'a entendu murmurer:

«Qu'est-ce qu'elle afait pesoin de fenir à Brüssel? Quel krampon! Mein Gott! Ce qu'elle tient, elle le tient pien 32, celle-là!»

Pauvre singe!

32 [ Voir p. 123. (Note de J.M.)]

FIDELIS.
(La Libre Belgique, d'après L'Écho belge, 14 mars 1916, et d'après La Belgique [de Rotterdam], 17 mars 1916.)

*
*      *

L'occupant n'accorde la fourniture de pommes de terre, dans certaines régions spécialement éprouvées par la famine, qu'aux gens qui «travaillent pour lui».

Un récipiendaire se présente devant les Boches et se déclare prêt, pour avoir des pommes de terre, à travailler pour eux, et même rien que pour eux. Et le bougre paraît vraiment bien décidé.

—Alors fous êtes brêt bour signer la déclarazion?

—Oui, bien sûr!

—Et quel est fotre médier?

—Fossoyeur!...

(La Libre Belgique, d'après L'Écho belge, 12 mars 1916.)

Les farces qui ont eu le plus de succès sont le Petit Diktionnaire de Boche et la traduction flamande des noms de rues. La première a été répandue à la fois par la dactylographie et par l'imprimerie:

Petit Diktionnaire de Boche

Par le Dr KOLOSSAL KANDIDE
(Kouronné par l'Akadémie de Kôpenick.)

K.—Konsonne usitée pour germaniser les mots d'origine latine et leur donner une forme appropriée à la Kultur teutonne.

K.K. (prononcez «caca»).—Komestible exkluant, pour le konsommateur, toute krainte de konstipation.

KABOCHE.—Mot dérivant par kontraction du substantif latin kaput qui signifie tête, et de l'adjectif boche. Tête karrée, dont les parois sont parfaitement imperméables et dont le kôté facial ne présente aucune espèce de physionomie, sauf à l'heure de la soupe.

KABOTIN.—Voir le mot: Kaiser.

KAFARD.—Espion allemand. Mouchard de Boche.

KAKOPHONIE,—Effet musikal produit sur des oreilles non kultivées, par l'exécution des oeuvres de Richard Wagner.

KAISER.—Bipède amphibie, de l'ordre des karnassiers, tribu des Hohenzollern. Sur terre, ses moeurs sont celles des grands félins; sur mer, celles des squales. Cet animal, à l'état libre, est extrêmement prolifique, mais tout fait espérer qu'il ne se reproduit pas en kaptivité. Par suite de la chasse particulièrement active dont cette espèce est actuellement l'objet, elle tend à disparaître komplètement du monde civilisé.

KALAIS.—Ville konvoitée (Voir le mot: Kalendes grecques).

KANARD.—Produit volatil fabriqué en grosses kantités par la Maison Wolff, Berlin; très assimilable pour les estomaks teutoniques, provoque des nausées chez les neutres.

KATHÉDRALE.—Cible pour les obus de 420 (voir les mots: Kultur et Kristianisme).

KANNIBALES.—Se dit des gens qui mangent leurs semblables; applikable par konséquent aux Boches qui ne mangent que du kochon.

KAMARADE.—Terme s'appliquant au guerrier ennemi, lorsque celui-ci est le plus fort.

KAPOUT.—Terme définissant le sort du guerrier ennemi, lorsque celui-ci est le plus faible.

KALENDES GRECQUES.—Date présumée de l'entrée à Kalais des troupes du général von Kluck.

KAMELOTE.—Ensemble des produits de l'industrie allemande en temps de paix.

KANONS.—Ensemble des produits de l'industrie allemande en temps de guerre.

KAMBRIOLEUR.—Voir le mot: Kronprinz.

KOCHONS.—Source des «delikatessen» teutonnes. Terme principal d'un problème qui passionne l'Allemagne tout entière: les kochons doivent-ils manger toutes les pommes de terre? Ou bien les Allemands doivent-ils manger tous les kochons? Les pommes de terre pour les kochons? Les épluchures pour les Teutons?...

KONTREFAÇON.—Procédé artistique, littéraire, scientifique et industriel, où s'est uniquement affirmé le génie de la race germanique.

KRÉTIN.—Titre honorifique très recherché par les signataires du manifeste dit des 93 Intellectuels boches.

KRONPRINZ.—Espèce de Hohenzollern apparenté, par la forme de son bek, à l'ordre des rapaces, mais se rattachant à la tribu des mammifères supérieurs, en ceci qu'il a le pouce opposable aux autres doigts: cette particularité lui permet de saisir et de retenir avec la plus grande facilité tous les objets mobiliers.

KRISTOF KOLOMB.—Explorateur allemand qui, sur l'ordre du Kaiser, annexa l'Amérique à la Prusse et inventa l'oeuf dur.

KOPERNIK.—Savant allemand qui, sur l'ordre du Kaiser, régla le mouvement enveloppant de la terre autour du soleil et prépara l'annexion de cet astre à la Prusse (1543).

KULOT.—Se dit du résidu qui se trouve au fond du fourneau d'une pipe. Se dit aussi de ce qu'il y a au fond du tuyau, quand il s'agit d'un tuyau de l'Agence Wolff:

KULTUR.—Vieil Heidelberg. Soulographies universitaires. Jeunesse studieuse buvant à pleines bottes la bière de mars et se tailladant la figure à coups de rapières. Littérature à forme de contes de nourrices (Niebelungen, Walkyries, Lohengrin... Ballades de Schiller... Divagations de Faust); philosophie à forme de brouillard (Leibnitz, Kant, Nietzsche); arts plastiques à forme de choucroute... Kolossales inventions prises à l'étranger... Chevaux kalkulateurs d'Elberfeld... Kapitaine Koepenick... Gemütlichkeit et Delikatessen... Fabrication intensive de petits Allemands. Expansion germanique. Exportation de touristes à lunettes; viols, assassinats... Importation de pendules acquises à la foire d'empoigne... Kroix de fer... Deutschland über Alles... Hoch! Hoch! Karème; pain KK; katastrophe; kaptifs; korbeaux... kapouts!

HUNS.—Peuple pacifique et kultivé des bords de l'Oder et de la Spree, dont le territoire fut envahi par des barbares appelés Belges, qui détruisirent tous les monuments de kulte et de kultur, violèrent, puis massacrèrent hommes et femmes, vieillards et enfants.

HÉLAS.—Mot welsche adopté par le Diktionnaire de Boche après la bataille de la Marne.

(La Soupe, n° 353.)

Quant aux traductions des noms de rue, elles s'étaient propagées longuement par tradition orale avant de cristalliser dans La Libre Belgique:

La Libre Belgique a publié un petit dictionnaire à l'usage des receveurs des tramways bruxellois. On s'en est beaucoup diverti: En voici quelques extraits:

Rue de l'Empereur: Bloedighart-straat33.
Rue du Gouvernement Provisoire: von Bissing-straat.
Rue du Bourgmestre: Onze Max-straat 34.
Rue de Paris: Achteruit-straat 35.
Rue des Comédiens: Bethmann-straat.
Rue des Dirigeables: Kapot-straat.
Rue de l'Éléphant: Zeppelin-straat.
Rue des Déménageurs: Kronprinz-straat.
Rue Meert: Kultur-straat.
Marché aux Porcs: Boche-markt.

(L'Écho belge, 15 février 1916.)

33 [ Littéralement: rue du Coeur saignant. Rappel du télégramme de l'Empereur au président Wilson où il déclare que «son coeur saigne». A la suite de cette affiche on disait, par à peu près avec Guillaume le Conquérant, «Guillaume au Coeur Saignant». (Note de J. M.)]

34 [ Littéralement: rue de Notre Max. Le Bruxellois ne dit pas «Le Bourgmestre» mais «Notre Max». (Note de J. M.)]

35 [ Littéralement: rue de la Marche rétrograde. Allusion à un jeu que les gamins de Bruxelles se donnent le malin plaisir de jouer sous les yeux des soldats allemands. Ils se mettent en rang, puis le plus grand commande avec l'accent à la fois guttural et aboyant des officiers allemands: Vorwärts! Marsch! Le rang s'ébranle ou pas de l'oie.—Halt! Arrêt brusque.—Nach Paris! Marsch! Ils se remettent en marche, mais à reculons. (Note de J. M.)]

Les Belges ne négligent d'ailleurs jamais une occasion de se moquer de leurs bourreaux. Lisez, par exemple, l'entrefilet suivant, publié par La Libre Belgique (d'après L'Echo belge du 17 octobre 1916):

Je ne lis jamais Le Bruxellois, cette ordure...

Mais j'ai tant et tant ri l'autre dimanche, en allant au bois, que je me suis laissé mettre cet infect journal dans la main, par la marchande, sans m'en douter...

Et voici pourquoi, ce dimanche, tous les promeneurs ont été secoués d'un fou rire, qui redoublait quand un officier boche s'arrêtait furieux pour voir passer des cyclistes dernier cri.

Une douzaine de fervents de la bécane, après avoir respectueusement obéi aux ordres de Son Excellence von Bissinge en remettant leurs bandages, ont cru pouvoir, usant du peu de liberté qui nous reste, pratiquer quand même leur sport favori. Ils ont donc été faire un tour de bois, en groupe. Ils roulaient sans pneus, tout simplement. Ça faisait un bruit de casserole, mais, à ça près, ils pédalaient vivement.

Les bons types, ils avaient tous, attachée à une corde en bandoulière, leur pompe. Sans doute, pour regonfler, le cas échéant, les Boches qui se seraient dégonflés d'émotion. Ils pensent à tout.

5. Le fruit de la victoire.

Copions aussi un article dans lequel on laisse entrevoir quelles seront les conséquences de la guerre:

Une Belgique agrandie.

Dernièrement nous avons entendu dire, non sans quelque étonnement, par un homme que ses fonctions devaient précisément rendre prudent et réservé en politique extérieure:

«A la conclusion de la paix, il faut qu'on rende justice à la Belgique en élargissant ses frontières. La Zélande doit nous appartenir comme complément de l'Escaut dont l'embouchure ne peut pas être fermée à ceux qui voudraient venir nous aider à défendre Anvers.

«Du côté de l'Est nous devons aussi avoir nos frontières plus logiquement dessinées. Notre pays est trop petit pour sa population.» Il ajoutait: «Ceux que nous annexerons seront enchantés d'être Belges.»

Comme ce n'est pas la première fois que nous entendons de tels propos, nous croyons utile de préciser à ce sujet ce que nous avons déjà dit dans notre premier numéro-programme:

1° Nous n'avons vu nulle part que des populations voisines aient témoigné le désir d'être Belges;

2° La Belgique a vécu heureuse et prospère depuis 1839. Elle ne peut et ne doit vouloir à aucun prix et sous aucun prétexte s'annexer des territoires occupés par des étrangers indifférents ou hostiles. Si nous avons fait notre devoir et sauvé notre honneur en résistant à l'Allemagne qui, sous de faux prétextes, voulait nous annexer, nous et notre Congo, afin de nous imposer sa «Kultur» qu'elle estime supérieure à nos libertés constitutionnelles, ce n'est pas une raison de nous laisser gagner par la passion de la «Kilométrite», trop contagieuse, hélas! chez la plupart des grandes et petites «puissances», de peur d'être amenés à devenir une nuisance. Nous voulons rester neutres, perpétuellement neutres. Après quatre-vingt-quatre ans de neutralité, nous venons de prouver à tous, même à la nation douée de la «Kultur», que la neutralité n'est nullement nuisible à la virilité. Cette preuve a généralement paru péremptoire à tout le monde intelligent. Cela suffit à notre ambition, qui est complètement étrangère à l'esprit et à toute envie de conquête.

Maîtres chez nous, nous entendons respecter la liberté d'autrui et n'avons aucune envie de nous mêler de ses affaires, jugeant cette prétention souverainement impertinente. A ceux qui voudraient nous faire adopter, en la modifiant, la devise de nos voisins et nous faire dire: Belgien über Alles, La Belgique au-dessus de tout, nous disons: Jamais; nous préférons garder notre devise nationale. Nous voudrions seulement que «l'Union fait la Force» devint la devise de toute l'Europe et même celle de l'univers.

Et nous croyons même que ce désir d'union internationale se réaliser progressivement, et nous espérons fermement que le commencement de cette réalisation aura lieu à la conclusion de la paix où justice nous sera rendue.

La guerre actuelle, ses désastres et ses atrocités extraordinaires, auront converti l'univers à l'union. L'excès du mal aura produit une fois de plus le bien.

Ce qui précède ne veut pas dire que nous repousserions une rectification de frontières régularisant le régime de l'Escaut ou élargissant notre territoire à l'Est, mais à une double condition, c'est que ces modifications seraient accomplies à l'amiable et avec l'assentiment de la très grande majorité des populations intéressées.

Nous pensons, d'ailleurs, que pour ce qui concerne l'Escaut, une convention avec nos anciens frères du Nord aboutirait au résultat désiré.

(La Libre Belgique, .)

Nous voilà renseignés sur les maigres avantages que la Belgique compte retirer de la victoire. Quant aux profits qu'escompte l'Allemagne, ils sont exposés dans un livre de M. J. Losch, Der mitteleuropäische Wirtschaftsblock und der Schicksal Belgiens (Le Bloc économique de l'Europe centrale et le sort de la Belgique). C'est le volume 13 d'une importante collection intitulée: Zwischen Krieg und Frieden (Entre la guerre et la paix), publiée chez Hirzel, à Leipzig. Dans cette même série ont paru notamment des ouvrages de M. Lamprecht et de M. v. Liszt. Celui de M. Losch est sorti de presse en décembre 1914, donc au début de la guerre. Il est l'un des premiers qui aient posé nettement le problème de l'annexion de la Belgique. La Soupe a donné la traduction du chapitre V:

Le sort de la Belgique.

Le problème belge se présente tout autrement. La question de savoir qui a violé la neutralité de cet État doit être laissée au sentiment d'équité des vrais neutres, et pour le reste abandonnée à la presse ennemie. Il s'agit ici de faits réels, de considérations impartiales. Comme une phraséologie onctueuse, pleine d'excuses et d'hypocrisies ne convient pas aux Allemands, nous voulons déclarer sans détours: la guerre entre les trois grandes puissances européennes ne se fait pas seulement en Belgique, elle se fait aussi pour la Belgique.

I. Ce que l'Angleterre a toujours craint, et essayé d'éviter (avec raison à son point de vue), c'est qu'un même État possédât la côte belge de la mer du Nord et la côte française de Boulogne à l'embouchure de la Somme. C'est à cette préoccupation surtout que la Belgique doit, depuis 1831, son existence comme État neutre indépendant: dans l'intérêt de l'Angleterre la côte de Dunkerque aux bouches de l'Escaut ne devait pas appartenir à la France. Cette neutralisation était pour l'Angleterre moins coûteuse et moins dangereuse qu'une occupation par ses propres forces. Pour la France la perte du domaine des «alluvions des fleuves français», comme certains écrivains français appellent la Belgique, était douloureuse; mais il y avait à cette perte une importante compensation: La Belgique était ainsi soustraite à l'autorité immédiate de l'Angleterre, et elle était le seul État de l'Europe où la langue française fût encore la langue officielle et prépondérante.

La Belgique était acquise aux influences françaises, entre autres à la politique financière, en même temps que les intérêts militaires de l'Angleterre étaient saufs. La Prusse dut accepter cette solution. Il valait mieux voir naître de l'époque post-napoléonienne un État-tampon entre l'Angleterre et la France, qu'une forteresse anglaise sur le continent, ou une absorption définitive de la région par la France. Cette dernière alternative eût été d'autant plus vraisemblable que toute la population de la Belgique, tant flamande que wallonne, était et est encore catholique. Ainsi donc l'équilibre était établi et il subsista pendant et après la guerre franco-allemande.

II. Pourtant, il est à remarquer que cet équilibre était au fond rompu, dès avant le début de la guerre, par des changements survenus dans toutes les parties.

En Belgique même, c'était moins la fondation de l'État du Congo (1882) par Léopold II et la proclamation de souveraineté et de neutralité de cet État à Berlin (1885), que son annexion par l'État-tampon neutre (1907-1908) qui préparait d'inévitables conflits extérieurs.

Le chiffre de sa population depuis sa création (3,5 millions) jusqu'en 1910 avait plus que doublé (7,4 millions), la fusion des Wallons et des Flamands avait non seulement échoué, mais conduit à de profondes oppositions et à une violente poussée de la partie non wallonne du peuple. Étant donnés ces contrastes géographiques et aussi une négligence incompréhensible pour tout ce qui concerne les écoles primaires et les devoirs de la politique sociale, la division des partis était arrivée à un antagonisme aigu.

Les influences françaises qui se faisaient sentir par Bruxelles sur les banques, la presse et le Gouvernement étaient néfastes au point de vue économique, parce qu'elles entraînaient le pays dans le monde de la spéculation internationale, tandis que l'Angleterre profitait du développement extraordinaire du commerce étranger, surtout du manque de flotte marchande belge. Mais les changements les plus importants vinrent cependant de l'Allemagne, et, à la vérité (il faut appuyer là-dessus), non avec intention, ni par politique, etc., mais uniquement par le fait des changements économiques survenus de part et d'autre. Il est reconnu que le port d'Anvers doit son fabuleux et récent développement surtout à son hinterland et au mouvement des bateaux allemands; tout aussi incontestable est l'importance des commerçants allemands établis dans la ville. Mais ce qui est moins connu, c'est le changement survenu récemment dans les plus importantes industries belges, l'industrie charbonnière et celle du fer et de l'acier.

La Belgique possède deux grands gisements houillers dans la Sambre-Meuse; c'est là que sont installés les plus grandes forges et les hauts fourneaux. Ils sont devenus tellement nombreux, leur domaine s'est tellement étendu, qu'il n'est plus en rapport avec la production du combustible. Tandis que la production du fer brut s'est élevée de 1.216 millions de tonnes en 1903, à 2.301 millions en 1912, et a donc presque doublé, la production du charbon tombe pendant la même période de 24 millions de tonnes à moins de 23 millions. La valeur totale de la production monte en même temps de 247 à 304 millions de marks. Il est vrai que les prix des charbons sont variables, les salaires et autres frais de production constituent précisément, en Belgique, un pourcentage de plus en plus considérable, qui augmente d'autant le prix de revient.

Qu'on examine la valeur commerciale en millions de marks:

              IMPORTATION DE BELGIQUE         EXPORTATION D'ALLEMAGNE
                  vers l'Allemagne              vers la Belgique
               1910  1911  1912  1913         1910  1911  1912  1913
Charbons .      5,7   5,6   5,4   4,7         49,3  59,4  79,3  90,9
Cokes. . . . . . . (Insignifiant)              6,5   8,7  15,6  19,8
Agglomérés . . . . (Insignifiant)              3,1   3,2   4,8   7,6

Rien que pour ces trois produits essentiels, les importations de la Belgique ont monté, dans ces quatre dernière années de 59 millions de marks à 118 millions, donc exactement au double. Malgré l'accès facile de la Belgique aux charbons anglais par voie de mer et par canaux, malgré un certain mouvement d'exportation vers l'Allemagne, il faut reconnaître qu'il s'est préparé ici une dépendance économique de la Belgique qui déjà en temps de paix aurait dû faire réfléchir les hommes d'État et les hommes politiques, d'autant plus qu'aucune aide n'est possible de la part de la France, qui se trouve dans une situation identique, et que les importations des charbons anglais pendant les trois années 1910-1912 n'ont été que d'une valeur de 14,14 à 15,15 millions de marks. Il semble que dans les milieux dirigeants en Belgique on n'ait prêté aucune attention à ces considérations. De tels états de choses deviennent d'autant plus significatifs pendant la guerre et lorsqu'il s'agit du sort économique futur de la Belgique. Le Gouvernement belge, ainsi que la famille royale, ont quitté le pays en emportant le trésor de l'État, l'or de la Banque nationale et les matrices des billets de banque. Pendant ce temps, les deux tiers au moins de la population du pays vit de vivres importés. La flotte anglaise défend ces importations et le Gouvernement anglais a donné officiellement comme prétexte de guerre contre l'Allemagne la protection de la Belgique; c'est aussi ce qu'il a persuadé à sa population. Ainsi l'Europe assiste au spectacle extraordinaire de puissances neutres comme les États-Unis intervenant comme intéressés parce que l'Angleterre ne peut protéger le peuple belge ni ne veut le nourrir. Au point de vue du but à atteindre dans cette guerre, le concours que prêta à cette intervention le gouverneur général allemand von der Goltz ne peut pas être approuvé; il ne s'explique que par cette considération que l'Allemagne ne fait la guerre qu'à l'État belge et à son Gouvernement peu clairvoyant, mais non à la population de ce malheureux pays.

III. De ce qui précède résultent inévitablement les faits suivants:

1° Qu'il est impossible que tant de noble sang allemand ait été versé en vain, sur le sol wallon et flamand. Ni le chancelier ni même l'auguste personne de l'empereur Guillaume II ne pourraient persuader au peuple qu'après la guerre la Belgique subsisterait comme elle aurait subsisté si elle avait accédé à la première ou même à la seconde demande de l'Allemagne: le passage libre pour ses armées;

2° Par mesure de sécurité militaire, non seulement toute la côte belge, mais aussi toutes les places fortes du pays doivent passer à l'Allemagne, surtout Liège qui constitue un voisinage immédiat dangereux;

3° La réunion artificielle des Wallons et des Flamands doit prendre fin;

4° Le pays entier devra être incorporé au futur «bloc économique» de l'Europe centrale. Avant tout, ni Anvers ni Zeebrugge ne peuvent devenir des ports libres. Par le fait que la Belgique, en tant que domaine douanier particulier, sera exclue du commerce international, elle ne pourra plus avoir de représentation politique auprès des États qui subsisteront en dehors du «bloc économique» de l'Europe centrale;

5° Le réseau des chemins de fer de l'État tout entier, y compris le réseau des postes, télégraphes et téléphones, deviendra propriété de l'État allemand;

6° La Banque nationale belge sera fermée et le pays sera soumis au régime monétaire allemand.

IV. Le sort politique de la Belgique n'est pas encore complètement réglé par la réalisation de ces projets. Il ne faut absolument pas perdre de vue ces objectifs économiques, car c'est par là seulement que le pays pourra être soudé sûrement au «bloc économique de l'Europe centrale» et constituer lui-même un «bloc économique». Si le pays subsistera encore en tant qu'État politique, et de quelle façon; ce qu'il adviendra de l'annexe congolaise, quelles langues seront autorisées et dans quelles limites, d'autres questions encore, en elles-mêmes très importantes, sont moins essentielles que les points traités plus haut.

C'est aussi une question secondaire que de savoir si la petite région de langue purement allemande, à l'est du pays, sera ajoutée aux provinces rhénanes, et comment le futur Parlement sera organisé. Il faut écarter l'idée d'un plébiscite exprimant les désirs de la population par suite de la diversité des langues, etc. A ce propos, les observations faites par exemple en Amérique sont sans objection: à notre connaissance, les Indiens de l'Amérique au Nord, les habitants de Panama et des Philippines n'ont pas été consultés par vote avant leur annexion.

V. En rapport étroit avec la question des destinées de la Belgique, il y a encore un point économique important. Un quart à un tiers de la population belge seulement peut être nourri par l'agriculture belge. Il n'est pas sage de déranger l'équilibre dans cette question si importante. De sorte qu'il devient indispensable d'annexer, comme compensation, une autre région, probablement à l'est ou au sud-est, dont l'apport des productions économiques correspondrait au moins aux besoins croissants de la Belgique.

*
*      *

Un mot maintenant à nos coloniaux à tous crins. Ils ne sont pas suffisamment convaincus de cette vérité que, pour augmenter la puissance économique, il faut tout d'abord élargir le territoire en Europe même. La première condition pour accroître la force coloniale, et même la force maritime, est de disposer d'une base territoriale et humaine suffisante; et l'inverse n'est pas vrai. Celui qui joint la Belgique à l'Europe centrale aura aussi, tôt ou tard, le contrôle sur le Congo belge. Mais celui qui accepterait le Congo belge sans la Belgique, n'aurait qu'un cadeau des Danaïdes; il compromettrait sa sécurité personnelle, telle qu'elle résulte forcément de toute la situation mondiale.

(La Soupe, n° 411, juillet 1915.)

Très intéressante aussi la carte postale qui a été reproduite par La Libre Belgique (pl. III.)

La comparaison des modestes désirs belges avec les exigences allemandes est-elle assez instructive!

Mais l'Allemagne ne compte pas uniquement s'emparer de notre territoire. Son appétit est plus grand: elle entend aussi nous enlever toutes les oeuvres d'art qui lui seraient utiles. Et la Belgique, si débordante d'art, possède naturellement beaucoup de choses qui feraient bon effet dans les musées de Berlin, de Munich, de Dresde, etc. M. Emil Schaefer en a fait l'énumération dans une importante revue d'outre-Rhin, Kunst und Künstler (L'Art et les Artistes) Notre planche VI reproduit le début et la fin de la traduction publiée par La Soupe 36 (n° 293). La dernière page se rapporte au retable de l'Adoration de l'Agneau Mystique, des frères Van Eyck. Nous pensons que le lecteur savourera tout particulièrement la note de la rédaction qui termine l'article.

36 [ L'article a été publié en entier dans les Cahiers documentaires, no. 37.]

B. L'AVERSION POUR LES ALLEMANDS

1: Les démonstrations individuelles.

Si l'on en croyait les journalistes allemands, les sentiments des Belges envers les pouvoirs occupants auraient passé par les alternatives suivantes:

a) Tout au début de l'occupation, hostilité violente et non dissimulée.

b) Depuis septembre 1914 jusqu'en mars 1915, l'aversion première aurait fait place a des rapports beaucoup moins aigres, parfois même assez sympathiques.

c) Mais ces affirmations étaient si manifestement contraires à la vérité,—que dis-je, au simple bon sens,—que les correspondants des journaux en sont revenus à leur première manière, et ils ne parlent plus maintenant que des regards chargés de haine que leur lancent les passants.

En réalité, notre antipathie, faite à la fois de haine et de mépris, n'a jamais fléchi un instant, et nous ne l'avons jamais cachée. Loin de là, nous avons eu soin de l'étaler devant eux, afin qu'ils ne puissent pas feindre de se méprendre sur nos sentiments. L'un des moyens les plus communément employés pour mettre en évidence notre germanophobie était. de porter ostensiblement à la boutonnière, soit une médaille patriotique,—soit un petit portrait sur celluloïde du Roi, de la Reine, du bourgmestre Max, du cardinal Mercier, etc.,—soit une cocarde aux couleurs nationales,—soit quelque autre insigne dont le sens ne prêtait pas à équivoque.

Pendant longtemps, nos tyrans ne sévirent pas ouvertement contre le port de ces emblèmes. Toutefois, ils agissaient en sourdine. Celui qui avait à se présenter dans un bureau allemand pour un passeport ou pour un papier quelconque, était prié d'enlever d'abord ces objets subversifs37; quand les policiers faisaient une perquisition dans un magasin, ils engageaient les marchands, «dans leur propre intérêt», à ne pas exposer ces insignes à la vitrine; de temps en temps, dans les trams ou aux carrefours, les mêmes policiers conseillaient aux porteurs de médailles patriotiques de ne plus les montrer, «afin de ne pas avoir l'air de provoquer les membres de l'armée allemande»!

37 [ Voici un alinéa de l'arrêté, signé von Huene, disant comment les Anversois doivent se présenter au contrôle allemand à partir du 16 octobre 1916: «Pendant le contrôle il est défendu de porter des insignes, de parler dans les rangs, de fumer ou de troubler l'ordre public.»]

Cette lutte sournoise se poursuivit jusqu'en juin 1915:

Arrêté.

Quiconque porte, expose ou montre en public d'une façon provocatrice des insignes belges ou quiconque porte, expose ou montre en public, même d'une manière non provocatrice, des insignes d'autre pays en guerre avec l'Allemagne ou ses alliés, est passible d'une amende de 600 mark au plus ou d'une peine d'emprisonnement de six semaines au plus. Ces deux peines peuvent aussi être réunies.

Les contraventions seront jugées par les autorités ou les tribunaux militaires allemands.

Le présent arrêté entrera en vigueur le 1er juillet 1915.

Bruxelles, le 26 juin 1915.

Le Gouverneur général en Belgique,
Baron VON BISSING,
Général-colonel.

A partir de ce moment, on ne peut donc plus arborer aucun insigne, car il ne dépend évidemment que de l'arbitraire ou de l'humeur momentanée du policier de se sentir ou non «provoqué».

Beaucoup d'articles de nos prohibés reflètent la haine farouche, implacable, que les Allemands se sont attirée par leur violation de la neutralité belge et par leur conduite féroce envers nos populations. Citons-en deux, de genres différents:

Der heilige Hass.

Der heilige Hass! La sainte haine!

Qu'on se rappelle le début de la guerre, la marche foudroyante et triomphale de l'armée allemande: c'était la victoire certaine et rapide. En même temps, c'était la terrorisation des pays occupés, les meurtres, les incendies, la destruction organisée, pendant qu'en Allemagne même les écrivains instillaient dans le coeur des populations teutonnes la haine, la sainte haine, der heilige Hass, envers les vaincus.

Depuis lors, les événements ont modifié la tournure des choses. Non seulement la victoire échappe aux armes allemandes, mais dans le lointain apparaît la vision de la débâcle finale. Et ce sont aujourd'hui des appels indirects à la paix, appels dont on entend l'écho dans tous les pays neutres.

En Allemagne même, le parti socialiste, veule domestique du Gouvernement impérial, a lancé dernièrement aux socialistes étrangers un document dont nous ne citerons qu'un passage: «Nous désirons que, aussitôt que nous aurons obtenu toute garantie de sécurité et que nos ennemis seront disposés à la paix, la guerre prenne fin par une paix qui rende possible l'amitié avec les peuples voisins.»

L'amitié! ils osent parler d'amitié!

Libre aux autres peuples d'accepter plus tard la main, encore sanglante, que les Allemands leur tendent déjà...

Mais parler d'une amitié possible avec nous, Belges, nous qu'ils menacent d'annexer en cas de victoire!

Horreur! Comme si jamais, aujourd'hui, demain, pendant le siècle en cours, un pareil sentiment pouvait lier le peuple assassin avec le peuple meurtri! Comme si, entre eux et nous, il n'y avait pas un tel abîme qu'il ne pourra être franchi qu'après de longues générations.

Ah! bandits, vous avez parlé de haine, de la sainte haine! Eh oui! elle existe cette haine, enracinée, irréductible, éternelle, horriblement sainte, dans le coeur de tout homme qui a l'honneur de porter le fier nom de Belge: c'est la haine des Teutons.

Teutons! race maudite par nos mères, à qui vous avez arraché leurs fils; par nos épouses, qui portent le deuil du veuvage; par nos jeunes gens, qui meurent pour la patrie violée; par nos filles, qui ne reverront plus leurs fiancés; race maudite par notre peuple tout entier, témoin de vos abominables forfaits, de vos lâches assassinats de civils désarmés, de vos viols d'enfants et de vierges, de vos meurtres de vieillards et de nourrissons, de vos tueries de prêtres, de vos incendies criminels, de vos vols organisés, de vos emprisonnements d'innocents; race maudite par l'univers civilisé, qui recule d'épouvante devant vos sanglantes ignominies; race maudite par Dieu lui-même, que vous blasphémez par vos invocations théâtrales et ostentatoires; Teutons, race infâme et dégradée par le crime, entre vous et nous, Belges, il n'y a plus de place que pour la haine.

Teutons! qui, hier, nous flattiez pour nous endormir et qui, au mépris de vos serments, avez lâchement, par surprise, foulé aux pieds un petit peuple pacifique qui vous accueillait en amis, qui nourrissait et choyait vos pseudo-marchands devenus vos émissaires et vos espions; Teutons, qui depuis plus d'un an nous avez enlevé notre sainte liberté, qui nous opprimez et nous torturez dans tout ce qui nous est cher, qui nous avez réduits à l'état de mendiants vivant de la charité étrangère; Teutons, qui nous avez tout volé, notre existence, notre indépendance, notre royauté, nos biens, nos vies, qui même voulez nous arracher plus que tout cela, ce que nous aimons par-dessus tout, l'honneur; qui nous accusez de félonie et de traîtrise, qui nous souillez dans votre infâme Livre Blanc et vos turpides brochures où vous nous représentez comme des brutes, des malfaiteurs, des fauves sanguinaires; Teutons, à vous notre haine, toute notre haine, rien que notre haine!

Oh! la grande, la sainte, la légitime haine qui unit les deux races de notre nation et se répercutera jusqu'aux enfants de nos petits-enfants! Oui, la nation vous haît, parce qu'elle haît la lâcheté, le mensonge, la fourberie, le parjure, la trahison, la barbarie, et que vous quintessenciez tout cela!

Elle vous hait, parce qu'elle aime la droiture, la vérité, la justice, la loyauté, la sainteté des serments et que sa patrie personnifie tout cela!

*
*      *

Les choses ont des larmes, elles ont aussi la haine.

Entendez-vous le sol patrial qui gémit sous le sabot de vos chevaux et le pas lourd de vos hordes? C'est le gémissement de la haine!

Entendez-vous le murmure de nos ruisseaux rougis, le bruit sourd de nos fleuves déserts, le clapotement de nos plages abandonnées? C'est le sourd murmure de la haine!

Entendez-vous le son expirant des dernières cloches de nos villes et villages incendiés se répandant en sanglots entre les pierres branlantes et les ruines informes? C'est le sanglot de la haine!

Et nos petites cocardes, que vous avez arrachées de nos poitrines, petits emblèmes tricolores dont votre Bissinge, dans sa lourde raillerie de Germain, ricanait en disant: «C'est la manie de la couleur», savez-vous ce que disaient ces pauvres rubans? Nous ne pouvions dans la rue cracher notre mépris sur votre face rubiconde; pour nous, ces petits morceaux d'étoffe vous criaient notre haine!

*
*      *

Est-ce bien moi qui ai écrit tout ceci, moi qui ai vécu en Allemagne, qui croyais la connaître, moi qui ai tant admiré ce peuple allemand dont je ne soupçonnais pas la fausseté et la fourberie, moi qui me suis nourri à sa science, qui ai tant vanté ses universités et ses docteurs, qui ai tant défendu sa prétendue civilisation, moi qui, Flamand, tiens un peu par là de son origine germanique? «Être Flamand ne signifie pas être Allemand», écrivait, il y a quelques jours, le Bissinge fils; c'est vrai, car autant j'aimais et j'admirais jadis la grande Allemagne, autant je la déteste aujourd'hui, je la méprise, je la hais—et pourtant je n'ai jamais connu la haine... Quelques mois ont suffi pour cela, quelques mois de crimes ininterrompus...

Et c'est avec un sentiment de volupté que je lui renvoie son chant de haine:

Deutschland,

 Dich werden wir hassen mit langen Hass,
 Wir werden nicht lassen von unserm Hass,
 Hass zu Wasser und Hass zu Land,
 Hass des Hauptes und Hass der Hand,
 Hass der Haemmer und Hass der Kronen,
 Drosselender Hass von sieben Millionen.
 Wir lieben vereint, wir hassen vereint,
 Wir haben alle nur einen Feind:

Deutschland!

Dr Z.
(La Libre Belgique, n° 50, octobre 1915, p. 3, col. 2.)

Flair rare.

Un officier prussien, de l'innombrable catégorie de ceux que nous avons hébergés pendant de longues années et qui en ont profité pour nous espionner tout à l'aise, était, ces derniers jours, de passage à Bruxelles. Voici en quels termes il a défini les sentiments que certaines villes belges professent à l'égard des Boches:

—A Liège, a-t-il dit, on nous méprise.
—A Namur, on nous craint.
—A Bruxelles, on se f...t de nous.

Ce soudard a de la psychologie des foules une notion très juste. Gageons que notre excellent gouverneur partage son avis.

(La Libre Belgique, n° 37, juillet 1915, p. 4, col. 1.)

Nous disions plus haut que les Allemands ont été forcés de rendre justice à notre haine. Voici deux articles qui le constatent:

Le chancre belge.

Le poignard le plus aigu, le poison
le plus actif et le plus durable, c'est la
plume en des mains sales.

Louis VEUILLOT,

Connaissez-vous le chancre belge?.. Ne cherchez pas: c'est l'ardent patriotisme qui anime nos populations. C'est le Vaderland qui a fait cette trouvaille; sachons-lui-en gré.

Le Vaderland est un journal hollandais de principes solides; inaccessible à la corruption monétaire, évidemment; tout à la dévotion de la Germanie par pur principe, s'entend. Le Vaderland aime le patriotisme: sinon, s'appellerait-il Vaderland (patrie)? Le Vaderland, à ce dûment autorisé (je n'ai pas dit stipendié, n'est-ce pas?) par l'autorité allemande, vient journellement entretenir chez nous le saint amour de la patrie et relever notre moral chancelant, en nous arrosant chaque soir congrument de toutes les nouvelles qui peuvent faire plaisir aux Allemands; ses renseignements sont impartiaux, mais sont fournis presque exclusivement par la très véridique Agence Wolff: c'est sa façon à lui de montrer sa reconnaissance à la Belgique. Si nous disions au Vaderland que, grâce à leur héroïque résistance, les troupes belges ont sauvé autant la Hollande que la Belgique de la domination teutonne, le Vaderland se gondolerait comme une petite folle! De la reconnaissance? Heu! il ne daignerait s'abaisser à un sentiment aussi vulgaire, il est au-dessus de cela... Et voilà pourquoi, gardant une fière indépendance, il vient jusque chez nous prodiguer ses insultes à ceux des Belges qui n'ont pas sa mentalité ni sa compréhension du devoir patriotique.

Donc, le 21 septembre, le Vaderland, sitôt reproduit con amore par La Belgique et par Le Bruxellois, a parlé de la germanophilie en Belgique. Il affirme que les Belges sont profondément divisés en deux camps: d'un côté se trouvent les gens sérieux, raisonnables, pratiques, qui s'accommodent de la situation actuelle et ne refusent pas de donner un petit coup de main au Gouvernement allemand; ces gens accordent entière créance à toutes les nouvelles du Vaderland et aux bourdes des incommensurables victoires germaines; ils n'ont pas de «haine» pour les assassins de nos populations, n'ajoutent nulle foi aux récits des forfaits des barbares; ce sont des courageux, des agneaux cruellement traqués par les «tigres». Les «tigres», ce sont ceux qui forment l'autre camp: lâches, ils persécutent leurs concitoyens qui acceptent le fait accompli; ils osent traiter les allemanisants de «sales Boches», de lielleken Deutsch, ils ne comprennent pas que certains Belges acceptent les offres et la méprisante aumône du vainqueur et vont jusqu'à les menacer: Wacht maar tot dat d'alliés terug zijn (attendez seulement le retour des Alliés); ils ont le toupet, malgré le régime de terreur qui nous opprime, de montrer publiquement leur patriotisme, un «patriotisme mal placé, jaloux et brouillon», bref ils supportent mal les germanophiles et, par leurs agissements odieux, ont provoqué le fameux arrêté de von Bissing punissant sévèrement ceux qui «offensent» les bons Allemands et les personnes qui leur sont sympathiques.

Et ce qui dépasse l'entendement du Vaderland, c'est que, parmi les patriotards, il n'y a pas que la «menue plèbe», mais des «personnes intelligentes, des hommes cultivés, professeurs d'université, juristes, artistes, etc.»; c'est qu'on rencontre dans leurs rangs des illuminés qui, comme le cardinal Mercier, s'exposent de gaieté de coeur à la détention, et d'autres encore qui, comme les bourgmestres Max et de Lalieux, paient de leur liberté, ou comme Lenoir, Frank, Baekelmans, de leur vie même, leurs écarts de jugement et d'imagination. Quelle aberration mentale! Et cela indigne le Vaderland.

Ah! ce n'est pas parmi les rédacteurs du Vaderland qu'on trouverait pareille engeance! Nous confessons le croire en toute sincérité; mais que voulez-vous? nous ne sommes que des Belges; comme tels, nous aimons par-dessus tout notre patrie, notre Roi, notre liberté; nous sommes même devenus un tantinet chauvins et nous haïssons profondément l'étranger violateur, assassin et pillard, et, non moins que lui, ceux qui, chez nous, courbent bassement la tête devant l'oppresseur tout-puissant.... Nous traitons d'un même mépris le Teuton et le Germanophile: c'est devenu «une maladie» chez nous!

Germanophiles! hélas, il faut bien l'avouer, il en existe parmi les nôtres. Les connaissez-vous? Du côté femmes, ce sont, comment dire?... ces fleurs de pavé qu'on rencontre au bras des officiers allemands et dont la germanophilie est si intense qu'elle laisse souvent chez ces fils de Mars des traces durables.... Du côté hommes? Dans tout pays il existe, aux divers degrés de l'échelle sociale, une certaine population, sans honneur, sans idéal, vivant en marge de la loi, candidats ou habitués de la correctionnelle et des assises, capables de tout sauf d'une action honnête, se vendant à qui veut les acheter, n'ayant même pas la notion des mots patrie et patriotisme.... C'est cette écume, dont chaque pays voudrait se débarrasser, qui, chez nous, montre des sentiments germanophiles.... Tous deux, hommes et femmes, sont dignes des faveurs allemandes, et nous les laissons volontiers pour compte à nos ennemis: ils se valent.

Cependant, ô journal étranger, ô Vaderland, n'en exagérez pas le nombre. C'est l'infime exception, et, si vous les considérez comme des gens de sens rassis et pratique, nous jugeons qu'ils font tache dans cette grande et noble population belge qui, au sein des vexations et du malheur, lève fièrement la tête et regarde en face le Germain insolent. Si votre correspondant était capable de sentir battre le coeur à la vue d'un grand spectacle, il s'inclinerait devant ce petit peuple infortuné, rebelle aux puissants, fidèle à ses chefs exilés, et il conviendrait qu'il ne voit pas chez lui la platitude et la lâcheté qui caractérisèrent la nation prussienne aux temps de Napoléon 1er.

Dr. Z.
(La Libre Belgique, n° 52, novembre 1915, p. 2, col. 2.)

Comment ils voient.

Ce qui suit est extrait d'un article, «Les Allemands en Belgique», publié dans le Düsseldorfer General-Anzeiger du 20 septembre 1915 par un M. Rudolph Bartsch qui doit être, dans le journalisme allemand, un personnage de qualité. Le Düsseldorfer nous apprend, en effet, qu'il fut «chargé par les Gouvernements allemand et autrichien d'observer le peuple allemand durant la guerre»; ses articles paraissent dans les grands journaux autrichiens et, en Allemagne, dans la Vossische Zeitung et le Düsseldorfer General-Anzeiger; ils constituent donc, pour la documentation du public allemand, un élément important.

Dans l'article susmentionné, l'auteur commence par nous expliquer qu'il ne venait pas sans répugnance dans notre pays:

«Bien que je me rendisse compte que la violation de la neutralité belge était une dure nécessité, bien que sachant que les Allemands n'ont fait que reprendre ici le procédé de Napoléon 1er, le sort de ce pays si riche et pourtant si malheureux me faisait mal au coeur.»

Heureusement pour sa conscience chatouilleuse, M. Bartsch apprit vite, chez nous, comment la Belgique avait elle-même rompu sa neutralité, en se mettant de mèche avec l'Angleterre. Il respira! Puis, le voilà pénétrant dans l'intimité de l'âme belge, et il s'aperçoit avec étonnement que nous détestons le conquérant. Nous n'inventons pas:

«Haine! La population urbaine ne connaît que cela, je dois le dire (dites-le, mon ami, dites-le!) à ma douleur et à mon étonnement. Abstraction faite des mille vexations et tentatives de complot, dans aucun oeil humain je n'ai vu, comme là, passer ostensiblement le sauvage et obscur nuage de la tempête.»

Ça, M. Bartsch, c'est ce que l'on peut appeler une belle phrase—en allemand. Mais continuons, l'auteur va nous consoler des menus désagréments que nous a causés l'invasion, au moyen d'arguments inattendus:

«Certes, elles sont terribles à voir, les localités bombardées et brûlées, et, au début, je ne pouvais retenir mes larmes en voyant tant de bonheur familial détruit (la chère âme!), mais je pénétrai plus avant dans l'intimité du pays et pus me rendre compte que si une somme incommensurable de beauté, de richesse et de culture a été conservée au pays frappé de terreur, c'est précisément parce que les premières sanctions contre les meurtres secrets et les bestialités des francs-tireurs furent immédiates et effrayante. Et je demeurai convaincu, moi aussi, que cet exemple valait mieux que le sang, l'incendie et les larmes qui sévirent pendant la guerre de Trente ans.»

En d'autres termes, nous pouvons nous estimer heureux de ce que les Prussiens aient bien voulu brûler quantité de villages, torturer et massacrer les habitants: c'était pour notre bien, ce fut même pour nous un bonheur. Ceci n'est pas de l'interprétation; M. Bartsch va nous le dire lui-même, dans ce qui suit, fort explicitement:

«Partout où les troupes allemandes furent accueillies pacifiquement, elles se conduisirent de façon exemplaire; et les soldats tinrent si scrupuleusement à la discipline et à l'honneur que les propriétaires de centaines de châteaux et de villas, qui avaient fui, retrouvèrent, rentrés chez eux, la moindre nippe à sa place. (Ils y ont même, assure-t-on, trouvé des choses qui n'y étaient pas... mais allons toujours.) Quand je songe aux horreurs russes en Galicie et dans la Prusse Orientale, l'occupation de la Belgique m'apparaît plutôt comme un bonheur pour ce peuple (kommt mir die Besetzung Belgiens eher noch wie ein Glück für dieses Volk vor). Il a ses fils chez lui, ses champs sont ensemencés, la paix et le bien-être règnent partout (Frieden und Wohlstand herrschen überall).»

Nous apprenons enfin, avec attendrissement, que, dès à présent, «nombreux sont les ouvriers belges qui s'en vont travailler en Allemagne, où ils apprennent à connaître les hautes paies, les ateliers sains, éclairés, les exemplaires institutions de bienfaisance...».

Voilà ce que patronnent les Gouvernements allemand et autrichien, voilà comment ils éclairent l'opinion chez eux. Est-ce écoeurant, odieux ou stupide,—ou le tout ensemble?

(La Libre Belgique, n° 52, novembre 1915, p. 2, col. 2.)

M. le baron von Bissing, lui-même; dut convenir de l'aversion que les Belges nourrissent pour le régime allemand: d'abord dans la lettre au bourgmestre de Bruxelles (voir p. 24), puis dans son affiche sur la germanophobie (voir p. 66).

Les Allemands ne se sont pas résignés facilement à notre hostilité et à notre mépris.

Dès le milieu de l'année 1915, ils ont cherché à nous convertir à des sentiments moins aigres.

Il essayèrent d'abord de la persuasion. Voici une «Lettre ouverte du gouverneur général» qui a paru dans les journaux domestiqués:

L'administration du pays occupé.

Du gouverneur général baron von Bissing en date du 18 juillet 1915:

La Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre stipule ce qui suit:

«ART. 42.—Un territoire est considéré comme occupé lorsqu'il se trouve placé de fait sous l'autorité de l'armée ennemie.

«ART. 43.—L'autorité du pouvoir légal ayant passé de fait entre les mains de l'occupant, celui-ci prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en vue de rétablir et d'assurer, autant qu'il est possible, l'ordre et la vie publics en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays.»

En exécution de ce devoir imposé par le droit des gens, S.M. l'Empereur allemand, après l'occupation du royaume de Belgique par nos troupes victorieuses, m'a confié l'administration de ce pays et m'a chargé d'exécuter les obligations résultant de la Convention de La Haye. En dirigeant l'administration du pays en ma qualité de gouverneur général, je n'agis nullement par amour du despotisme ni pour favoriser uniquement les intérêts de l'Empire allemand; j'accomplis la mission difficile qui m'a été confiée et les multiples devoirs qu'elle m'impose envers la Belgique occupée.

Pour cette raison, je suis en droit d'attendre et j'attends de tout sujet belge, et surtout des autorités du pays qui ont pu être laissées en fonctions, que tous secondent mes efforts tendant à rétablir et assurer l'ordre et la vie publics. Je reconnais volontiers qu'un nombre relativement considérable de bourgmestres, de fonctionnaires de l'État, de membres du clergé, d'habitants des villes et de la campagne, et surtout de personnes charitables, a su comprendre mes intentions; je reconnais qu'il en est résulté de sérieux avantages dont l'intérêt public—non leur intérêt personnel—a tiré profit. Nombreux sont cependant ceux qui opposent encore une résistance ouverte ou secrète aux mesures que je juge nécessaires d'appliquer. Beaucoup, me semble-t-il, estiment, bien à tort, faire acte de patriotisme ou de courage en contrecarrant les dispositions du pouvoir actuel; d'aucuns croient qu'en secondant mes efforts ils s'attireraient des ennuis ou même courraient des dangers si, par la suite, l'ancien régime revenait au pouvoir.

Ces deux façons de penser sont très regrettables; l'une provient d'un malentendu fondamental; l'autre est l'indice d'un caractère peu digne.

Quelle que soit la destinée que l'avenir réserve à la Belgique, celle-ci est placée à présent sous l'administration allemande, sous mon administration, en vertu du droit des gens. Tout Belge qui obéit à cette administration ou seconde ses efforts ne sert pas le pouvoir occupant, mais sa propre patrie. Tout Belge qui résiste à l'administration établie de fait ne nuit pas à l'Empire allemand, mais à son pays, à la Belgique même, et une telle manière d'agir n'est ni courageuse ni patriotique. Jamais celui qui, sans réserve, coopérera au bien-être public, avec le pouvoir occupant, ne pourra, équitablement, être accusé de soumission à l'étranger ni de trahison envers sa patrie.

Je ne demande à personne de renoncer à ses idéals ou de désavouer hypocritement ses convictions. Mais j'exige que chacun tienne compte de l'état de choses existant; j'exige que tous les Belges reconnaissent que le droit des gens et le droit de la guerre m'obligent à administrer le pays; j'exige qu'ils comprennent que j'ai légalement le droit de recourir à la collaboration des autorités du pays, de ses chefs intellectuels, religieux et laïques. Tous ceux qui, ayant de l'influence, s'abstiennent, par faux patriotisme, de la mettre au service de la cause commune, desservent la patrie qu'ils prétendent aimer.

Je respecte toute conviction religieuse, politique ou patriotique, et j'accueille avec plaisir toute collaboration loyale, d'où qu'elle vienne. Mais j'ai le devoir de sévir sans ménagement contre ceux qui troublent ouvertement ou secrètement l'ordre dans le pays et s'efforcent d'empêcher le rétablissement et le développement paisibles de la vie publique. Accomplissant ma mission, je punirai, sans égards pour la personnalité, tous ceux qui résisteront par actes ou par paroles et, s'ils occupent des fonctions publiques, je les destituerai.

J'attends du bon sens de la population belge et de ses dirigeants que mes paroles dissipent certaines idées fausses et fassent comprendre à tous, sans distinction de classes, que je désire servir les intérêts du pays et que, dans les circonstances présentes, le seul moyen de faire acte de vrai patriotisme est de seconder mes efforts, de contribuer à leur réalisation.

(La Belgique [de Bruxelles], 20 juillet 1915.)

Cette tentative fut commentée par La Libre Belgique:

Réponse à notre gouverneur.

EXCELLENCE,

A raison de la sollicitude que vous professez pour les intérêts de notre pays, vous devez être soucieux de vous renseigner exactement sur l'état de l'opinion publique. Il vous sera donc utile, sinon agréable, de connaître l'impression produite par votre manifeste du 18 juillet, où vous nous assurez de votre bienveillance sur un ton si étrangement comminatoire. Je viens donc vous exprimer mon appréciation, conforme, je le sais, à celle d'un très grand nombre de Belges.

Ce fut pour nous tous, Excellence, un sujet de joyeuse surprise que d'apprendre, un beau matin, que vous teniez à posséder la confiance de vos administrés. Jusque-là, nous étions tous persuadés que vous vous flattiez de nous réduire et de nous conduire par l'intimidation. Installé chez nous par la force des armes, à la suite d'une agression aussi lâche que perfide, chargé d'organiser dans notre pays le régime d'occupation, vous avez accompli cette besogne avec un soin et une méthode où nous n'avons jamais pu voir que le souci des intérêts militaires, économiques et financiers de nos envahisseurs. La Belgique ruinée et meurtrie fut frappée de lourdes contributions de guerre. Des réquisitions en masse drainèrent les dernières ressources de notre pays ravagé. Des prestations de tout genre pesèrent par surcroît sur la population des villes et des campagnes, sans compter les abus individuels commis pas vos soldats. J'ignore dans quelle mesure ce système d'oppression et de vexations vous est imputable; mais j'ai pu voir, comme tout le monde, que votre administration y a prêté main-forte. Elle a emprisonné toute la vie du peuple belge dans un réseau de règlements, de décrets et d'arrêtés, où s'exerce sans retenue le souci prépondérant, ou plutôt exclusif, des intérêts allemands. Quant aux sentiments du peuple belge, vous n'aviez pas l'air de vous en préoccuper beaucoup en ce temps-là. Votre police haute, basse et moyenne se chargeait de suppléer au bon vouloir des habitants. Amendes, arrestations préventives, détentions par mesure administrative, perquisitions domiciliaires, condamnations à la prison, condamnations à mort ont grêlé dru pendant toute la durée de votre règne. A vous voir faire; Excellence, on devrait se dire qu'il vous était indifférent d'être cordialement détesté. Puisqu'il vous a plu de nous signifier que la liberté de le croire nous était retirée, nous sommes bien forcés de vous dire que vous nous donnez en échange celle de rire à vos dépens.

En soi, c'est une plaisante idée que de réclamer la confiance par sommation officielle. Chez vous peut-être est-elle une contribution qu'on lève par voie administrative sur la docilité populaire comme on réquisitionne, par décret, le vieux cuivre, le pétrole ou les pommes de terre. Si cela réussit en Allemagne, cela prouve une fois de plus que les extrêmes se touchent et que la suprême «Kultur» confine à la simplicité primitive. Dans nos pays moins «kultivés», il n'est pas d'usage que l'autorité, quand le remords ou le dépit la démangent, se gratte aussi ostensiblement. L'Allemagne serait-elle donc le seul endroit du monde où le ridicule ne tue pas? Ou bien la valeur allemande se doit-elle à elle-même de braver aussi cette mort-là? Mais en ce cas, il conviendrait de montrer qu'on a regardé le danger bien en face et de ne pas se donner la figure d'un personnage plus comique qu'il ne s'en doute. Vous manquez un peu, Excellence, à cette précaution élémentaire.

Il aurait dû vous suffire d'invoquer, avec les airs pénétrés que vous y avez mis, les «Conventions de la Haye». Le commentaire que vous nous faites des article 42 et 43 est savoureux à lire après celui que votre soldatesque et votre état-major nous ont donné de cet autre chiffon de papier. A vous entendre, vous seriez le seul bon juge de nos devoirs envers notre chère et malheureuse patrie. Nous n'aurions plus qu'une seule manière de la servir, et ce serait de nous mettre docilement aux ordres de ses oppresseurs et de ses bourreaux, de seconder l'autorité allemande, de travailler pour le compte de l'Administration allemande, de nous prêter aveuglément à tout ce que le pouvoir allemand décide être l'intérêt de la Belgique, devenu tout à coup identique à l'intérêt allemand.

«Tout Belge—je vous cite—tout Belge qui résiste à l'administration établie de fait, ne nuit pas à l'Empire allemand, mais à son pays, à la Belgique même, et une telle manière d'agir n'est ni courageuse ni patriotique.»

Vous auriez dû en rester là, Excellence, et vous tenir dans le ton de la force encore tempérée, que nous pouvions écouter avec une ironie bienveillante. Mais vous tombez dans la bouffonnerie odieuse quand vous vous oubliez à écrire que les Belges qui vous résistent le font par peur, c'est-à-dire par lâcheté. On sait pourtant ce qu'il en coûte de vous déplaire, et vous ne vous privez pas de le répéter assez haut dans ce même document où vous ne rougissez pas d'expliquer notre fidélité patriotique par ce mobile déshonorant. Vous nous aviez déjà donné d'autres exemples de cette étrange logique, notamment dans cette affiche demeurée célèbre, où vous commenciez par verser un pleur sur le sort misérable des Belges réfugiés en Angleterre, pour nous annoncer ensuite que vous veniez de faire fusiller, à Liège, huit de nos compatriotes.

Au gré de cette même logique sans doute, nous vous paraîtrions des foudres de bravoure et d'intrépidité, si nous consentions à trembler devant vos argousins, vos mouchards et vos juges:

De votre homélie nous retiendrons donc, Excellence, qu'il vous plairait fort de posséder la confiance des Belges et que vous nous la demandez... en allemand!!!

Il nous est assez difficile de voir ce que vous en ferez de bon, mais, puisque vous y tenez, il y aurait un moyen de la conquérir, dans la mesure où elle peut vous être nécessaire. Chargé de maintenir sous le joug une petite nation qui s'est courageusement sacrifiée pour son honneur et son devoir, montrez-lui, si discrètement que ce soit, que vous comprenez la tragique grandeur de sa conduite. Au lieu de proscrire jusque sur le cercueil de nos morts les manifestations les plus innocentes de notre loyalisme patriotique et de nos légitimes espérances, vous pourriez traiter comme un noble vaincu le peuple belge prisonnier dans son propre pays.

Affichez des airs victorieux et triomphants puisque cette morgue paraît être l'empois nécessaire d'un uniforme prussien; mais sous cette armure laissez-nous deviner une âme de gentilhomme et de soldat, où le peuple de la libre Belgique retrouvera quelque chose des sentiments d'honneur et de fierté pour lesquels il s'est dévoué aux horreurs de sa situation présente. Alors, mais alors seulement, il consentira à croire que vous songez aux intérêts de son pays momentanément tombé sous votre garde. D'intérêt, nous n'en connaissons plus qu'un seul aujourd'hui: c'est celui pour lequel notre Roi, notre Gouvernement et notre armée unissent en ce moment leur courage, leurs efforts et leur bravoure, c'est celui auquel tout véritable Belge songe, jour et nuit, avec une obstination indomptable comme sa confiance. Quand vous nous aurez montré que vous comprenez ce sentiment et la place qu'il tient dans nos coeurs, nous consentirons joyeusement à croire que c'est pour le grand bien de l'agriculture belge que vos maquignons en uniforme enlèvent les derniers chevaux du pays.

Pour être sincère, je dois vous avouer que ce moyen de persuasion ne réussit généralement qu'à ceux qui ont l'âme assez haute pour le trouver eux-mêmes. Votre proclamation du 18 juillet montre que vous en êtes tout de même un peu loin. Si celle-ci doit devenir la charte de vos rapports avec vos administrés, il n'y aura pas grand'chose de changé dans la Belgique occupée. Il se trouvera encore des Belges bornés et pusillanimes pour refuser de comprendre qu'ils servent leur patrie en vous aidant à la réduire. Vos juges, s'ils les attrapent, continueront de les condamner et vous de les gracier après qu'ils seront morts.

Agréez, Excellence, l'expression de tous les sentiments de déférence dus à vos fonctions, dans les formes protocolaires prévues par les Conventions de La Haye.

BELGA.
(La Libre Belgique, n° 40, août 1915, p. 1, col. 1.)

Comme les avances doucereuses nous laissaient insensibles, ils recoururent à des procédés plus conformes à leur tempérament: l'intimidation. Copions l'arrêté allemand d'octobre 1915 et la réponse publiée par Le Belge.

Nouvelles publiées par le Gouvernement allemand.

On connaît le résultat que l'offensive des Alliés, cette offensive annoncée depuis si longtemps, a atteint sur le front occidental. Les lignes allemandes ont résisté à une canonnade effrénée de soixante-dix heures et à la supériorité numérique considérable de l'ennemi. Les Français ont eu plusieurs centaines de milliers de tués et de blessés, tandis que les Anglais blancs et de couleur ont subi des pertes relativement plus élevées encore. Malgré le nombre énorme des vies humaines et les immenses quantités de munitions qu'ils ont sacrifiées sans ménagements, les ennemis de l'Empire allemand ne se sont rapprochés en rien de leur but, qui est de reconquérir la Belgique et le nord de la France.

Pendant que cette bataille décisive faisait fureur sur le front, j'ai eu à protéger le dos de l'armée allemande contre, des manoeuvres hostiles. A cette occasion j'ai été obligé de combattre des tendances dues, tout comme l'offensive désespérée des Alliés, à d'anciennes et vaines espérances, à la croyance en un prompt rétablissement de l'ancien état de choses. Certains milieux qui, plus que tout autre, devraient avoir à coeur de favoriser la paix intérieure, ont incité les esprits à la résistance; des personnes qui s'étaient déclarées prêtes à coopérer avec moi à rétablir le bien-être dans le pays ont prêté de nouveau une oreille complaisante aux insinuations venant du Havre et de Londres; de faux prophètes répandant de fausses nouvelles ont séduit des malheureux crédules et les ont amenés à commettre des actions criminelles. Par faux patriotisme, et plus encore par cupidité, des Belges se sont laissé entraîner à un espionnage qui a abouti au même échec que l'offensive ennemie.

Malgré tout, nous sommes parvenus à tenir à l'écart l'ennemi sournois et lâche qui, perfidement, menaçait la sécurité de l'armée allemande. Les peines les plus rigoureuses ont dû être appliquées sans pitié à ceux que de vains espoirs ont amenés à se rendre coupables d'actions criminelles. Les faits, qui parlent un langage éloquent, réfuteront par eux-mémes tous les bruits de victoire de nos ennemis et les nouvelles annonçant que les armées allemandes évacuent le pays. Ce que nous tenons, nous le tenons bien.

Cette dernière déception impose aux Belges le devoir d'en tirer des enseignements quant à l'avenir et de ne plus prêter si crédulement foi à des nouvelles qui, le lendemain, forcément, se révéleront mensongères. Tous ceux qui, sous mon administration, travaillent, qui gagnent suffisamment et qui ont su acquérir la satisfaction intérieure du devoir accompli, doivent contribuer à faire jouir des mêmes bienfaits ceux de leurs prochains qui sont encore aveuglés. L'expérience des dernières semaines prouve que la sécurité des armées allemandes est assurée contre des complots les mieux tramés. Mais la sécurité de la vie active, qui seule peut guérir les maux de la Belgique souffrante, ne peut être garantie qu'à ceux qui, laissant aux soldats le soin de combattre, et secondant mes efforts, favorisent dans leur milieu la paix intérieure et la prospérité économique du pays. Les arrêtés que je promulgue poursuivent le même but; quiconque les enfreint subira, dans toute leur dureté, les peines qu'ils édictent. Ceux qui contrecarrent mes efforts doivent s'attendre à subir toutes les rigueurs de la loi martiale; ceux qui me secondent dans ma tâche viennent en aide, de la manière la plus efficace, à leur patrie, à leurs compatriotes et à eux-mêmes.

Le Gouverneur général en Belgique,
Baron VON BISSING.

(Le Bruxellois, 13 octobre 1915.)

A nos maîtres.

Vous avez fait afficher le 11 octobre un imprimé non signé, pour nous dire que le patriotisme belge n'est que de la cupidité, pour nous parler de centaines de mille Français tués, de la satisfaction que donne le devoir accompli, de complots ténébreux, de faux prophètes, de vos bonnes intentions et de répressions sévères. Ce fatras, où le ridicule le dispute à l'odieux, devait nous préparer à recevoir l'annonce de vos derniers assassinats.

Vos mouchards, en se mêlant aux lecteurs de ces affiches, ont senti une fois de plus les colères contenues gronder à côté d'eux.

Votre nouveau monument de cynisme ne pouvait inspirer que de l'indignation et du mépris. C'est l'oeuvre d'hypocrites, gorgés de puissance, qui se préparent à faire régner la terreur.

Vous voulez nous faire trembler et nous soumettre par la crainte. Mais vous ignorez donc que la violence ne peut rien contre un peuple conscient. Vous ne savez donc pas que les inquisiteurs et les tortionnaires n'ont jamais converti une seule de leurs victimes, et vous oubliez que les martyrs n'ont jamais servi qu'à sanctifier la cause qui fut la leur.

Vous voulez nous réduire par la peur, vous n'y parviendrez pas.

Nous ne relèverons ni vos mensonges ni vos insultes, mais sachez que sous le bâillon que vous leur avez imposé tous les Belges vous crient avec nous: assez d'affirmations stupides, assez de lourde vantardise, assez de calomnies; n'en jetez plus..., nous sommes largement convaincus de la faiblesse de vos arguments, de l'épaisseur de votre esprit et de l'énormité de votre infamie.

Mais vous cherchez peut-être à vous faire haïr davantage?... en admettant que cela soit possible. Alors, continuez, vous êtes les maîtres. Continuez vos manières de terroristes, insultez vos victimes, torturez, mentez, fusillez, mais au moins cessez de faire les bons apôtres, cela ne prend plus chez nous.

Vous êtes classés dans l'opinion du monde; vous tenez votre réputation et, comme le dirait votre scribe tudesque, vous la tenez bien.

(Le Belge, n° 6, octobre 1915, p. 1.)

Mais la manière forte ne leur réussit pas mieux que la douceur. Ils essayèrent alors le chantage: ceux qui désiraient que leurs parents, prisonniers en Allemagne, fussent traités d'une façon plus humaine, devaient commencer par faire amende honorable..

Texte d'une récente affiche de l'autorité allemande.

Transfert de prisonniers de guerre d'un camp dans un autre.

«Les demandes adressées en vue d'obtenir le transfert de prisonniers de guerre d'un camp dans un autre se sont tellement multipliées en ces derniers temps, qu'il n'est plus possible d'y donner suite d'emblée, ne fût-ce qu'à cause des frais de transport trop onéreux, sans parler d'autres motifs qui s'y opposent. Le ministère de la Guerre à Berlin n'accueillera plus à l'avenir que les demandes qui seront spécialement motivées; en outre il ne suffira plus que les solliciteurs soient méritants, il faudra aussi qu'ils aient rendu service à la cause et aux intérêts allemands et que ce fait soit prouvé.

«Le gouvernement général a ordonné que, pour toute demande du genre précité, il soit examiné minutieusement si les solliciteurs remplissent sous tous les rapports ces nouvelles conditions et surtout s'ils se sont conformés sans réserve à toutes les prescriptions des autorités allemandes. Dans ce cas seulement, les demandes pourront être accueillies favorablement.»

Voilà donc les souffrances et les privations de nos compatriotes prisonniers devenues un moyen de pousser leurs malheureuses familles à la trahison ou du moins à d'inacceptables connivences. L'odieux système des étapes se perpétue et se perfectionne. Et l'homme qui s'est donné pour le gardien loyal des intérêts du pays se prête à cette infâme exploitation de la douleur publique. Il met sous cette ignominie sa signature de soldat et de gentilhomme: Freiherr von Bissing, Generaloberst. Merci, Excellence, vous venez, une fois de plus, de nous montrer au naturel, dans un de ses meilleurs représentants, votre race, votre caste et votre pays.

Il ne leur suffit pas des légitimes ressentiments qu'ils ont accumulés contre eux, ils veulent absolument y ajouter notre mépris. C'est leur manière de nous prouver la transcendance de leur Kultur!

Mais alors, Excellence, pourquoi vous donnez-vous le ridicule de paraître désirer qu'on vous respecte?

(La Libre Belgique, n° 55, décembre 1915, p. 2, col. 2.)

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de haine. Pourtant notre aversion comprend encore plus de mépris que de haine. Seulement le dégoût ne s'extériorise pas aussi facilement, et les Allemands affectent de ne pas le remarquer. Peut-être, au fond, ne sont-ils pas capables de le sentir: leurs facultés psychologiques sont peu développées, tout le monde le sait.

Si la presse clandestine ne s'occupe guère de ce sentiment, c'est précisément parce qu'il est trop universel. Mais, je le répète, dans notre antipathie, le mépris tient une plus large place que l'exécration.

2. Les manifestations collectives.

L'autorité allemande avait défendu à Bruxelles toute démonstration pour la fête nationale du 21 juillet 1915: elle interdisait notamment les réunions, les cortèges et le pavoisement.

Les Bruxellois manifestèrent d'une autre façon, bien plus émouvante.

On fit circuler des petits papiers demandant à tout le monde de fermer sa maison et de se promener en famille par les rues de la ville38. La Libre Belgique lança le même appel dans son n° 35. Aussi pas un seul magasin ni un seul café n'était-il ouvert, tandis qu'une foule énorme déambulait dans les rues de la capitale 39.

38 [ Voir Comment les Belges résistent..., p. 339.]

39 [ Voir Comment les Belges résistent..., p. 340.]

Au début de juillet 1916, les Bruxellois firent circuler subrepticement l'avis suivant:

Citoyens belges,

Depuis bientôt deux ans, les Allemands ont violé notre neutralité, ne reculant devant aucun crime ni aucune forfaiture pour essayer de nous plier à leur joug de barbarie. Prouvons-leur par une nouvelle démonstration, plus formidable encore que celle de l'an dernier, que plus que jamais nous resterons fidèles à notre patrie, à notre Roi, à notre drapeau.

Belges, que le 21 juillet soit pour nous un jour de chômage complet et général.

Abstenez-vous de tout travail, n'entrez dans aucun magasin pour y acheter ni dans aucun café pour y consommer.

Promenez-vous en ville en costume de dimanche et portez à la boutonnière un insigne vert: symbole de l'espérance.

Fermez magasins, cafés, administrations, bureaux, etc., 22 juillet.

Vive la Belgique libre!

N. B.—Afin de faire boule de neige, copiez ceci plusieurs fois et remettez-le à différentes personnes.

L'union fait la force.
(La Belgique [de Rotterdam], 17 août 1916, p. 2, col. 1.)

Les Allemands ripostèrent par les deux arrêtés que voici: Le premier est du 12 juillet; le second, imprimé sur papier rose, ne fut affiché que le 20. Le premier a soin de faire remarquer que la fête nationale du 21 juillet a été instituée par une loi belge: l'interdiction allemande n'en est que plus illégale. Ceci prouve, à toute évidence, que nos oppresseurs violent sciemment la légalité et désirent qu'on le sache. Le second défend de fermer les magasins le lendemain, 22 juillet, ainsi que le conseillait l'avis reproduit plus haut.

Il est défendu de célébrer d'une manière quelconque les fêtes nationales du 21 juillet 1916, déclarées jours fériés par la loi belge du 27 mai l890.

Je préviens la population qu'elle devra s'abstenir de toute démonstration telle que réunions publiques, cortèges, rassemblements, harangues et discours, fêtes scolaires, dépositions de fleurs devant certains monuments, etc., pavoisements d'édifices publics ou privés, fermeture des magasins ou cafés à des heures exceptionnelles. Les infractions seront punies soit d'une peine d'emprisonnement de six mois au plus et d'une amende pouvant atteindre 20.000 marks, soit d'une de ces deux peines à l'exclusion de l'autre; seront passibles de ces peines non seulement les auteurs des infractions, mais aussi les fauteurs et les complices.

J'attire en outre l'attention du public sur ce qu'il est défendu d'afficher et de répandre des écrits non censurés et de porter des insignes d'une manière provocatrice.

Bruxelles, le 12 juillet 1916.

Der Gouverneur von Brüssel u. Brabant,
(S.) HURT,
Generalleutnant.

Mon interdiction de célébrer la fête nationale belge a déterminé un groupe de personnes irréfléchies à engager le public à résister à l'application de mon arrêté.

Afin d'éviter tout incident désagréable, je mets formellement les habitants en garde contre ces excitations qui ne peuvent que nuire aux vrais intérêts de la population paisible du pays.

La peine prévue sera appliquée avec la plus grande rigueur et sans indulgence à toute personne qui, le 21 juillet 1916 ou ultérieurement, participera à une démonstration quelconque, y compris la cessation du travail.

Bruxelles, le 20 juillet 1916.
Der Gouverneur von Brüssel u. Brabant,
(S.) HURT,
Generalleutnant.

(Le XXe Siècle, 11 août 1916, p. 1, col. 5.)

Le 21 juillet 1916, La Libre Belgique paraissait avec un dessin entouré d'un cadre aux couleurs nationales (pl. IV). Un souffle patriotique plus ardent que d'habitude animait ses collaborateurs. Voici deux articles de ce n° 83.

Vers la gloire.

En ce jour de fête nationale, à l'heure où le pays tout entier battant d'un même coeur se sent animé du même élan de foi patriotique, nos pensées se reportent deux ans en arrière, au 21 juillet de l'année tragique.

Comme chaque année, la Belgique célébrait ce jour-là l'anniversaire glorieux de son indépendance. Et tandis que dans tous nos sanctuaires, dans nos plus humbles églises de village comme sous les voûtes majestueuses de nos cathédrales, résonnaient les accents joyeux du Te Deum, tandis que dans nos villes et dans notre capitale la foule acclamait l'armée défilant dans nos rues aux accords entraînants de marches d'allégresse, de l'autre côté de la frontière, le Prussien, ennemi marqué à jamais du stigmate de la plus honteuse forfaiture, foulant aux pieds les lois de l'honneur les plus inviolables, décidait froidement d'écraser sous sa lourde botte le sol aimé de la Belgique en rêvant annexion.—Quinze jours plus tard, le crime était consommé...,

Sous l'étreinte d'une émotion profonde, mais se cabrant sous l'insulte, fièrement, la tête haute, l'oeil décidé, avec dans l'âme la résolution de défendre au prix de leur sang le cinglant outrage, de leurs mâles poitrines les enfants de la petite Belgique barrèrent la route au colosse allemand, et aujourd'hui, après deux ans de luttes et de combats sans répit, là-bas, à l'Yser, le drapeau belge flotte toujours...

C'est vers ces superbes héros que nous tournons nos regards, maintenant surtout qu'un envahisseur despotique, mais impuissant, veut réduire notre patriotisme au silence; c'est vers eux que s'envolent plus que jamais nos espoirs, c'est dans un hommage commun que nous leur adressons notre admiration reconnaissante.

Déjà le jour se lève où nos fiers soldats nous reviendront au son des marches triomphales; où nos femmes iront au-devant d'eux, semant les fleurs sous leurs pas; où le peuple entier, ivre de joie débordante; se ruera sur eux pour les serrer, les écraser contre leur coeur; où tout le pays, dans la folie de son enthousiasme, se disputera l'honneur de porter en triomphe le Roi, l'Armée et le Drapeau.

Ce jour-là sera la fête de la gloire!

Fière et noble Belgique, tu es glorieuse par ton Roi qui, t'aimant jusqu'à l'héroïsme le plus sublime, a tiré l'épée pour venger l'insulte faite à ta loyauté; tu es glorieuse par ta Reine, ange de douceur et de consolation, qui passe ses jours aux chevets de nos chers blessés et leur dispense maternellement des trésors de bonté et de tendresse; tu es glorieuse par le digne héritier de ton grand Roi qui, bien qu'enfant encore, a revêtu l'uniforme du soldat et avec une belle énergie, tandis qu'autour de lui le canon crachait la mitraille, a juré devant le drapeau de te défendre jusqu'à la mort; tu es glorieuse par tes enfants qui, superbes lions, se battent avec une vaillance, un courage, une ténacité indéfectible pour le maintien de ton indépendance et de tes plus chères libertés; tu es glorieuse enfin par tes morts dont le sang a rougi le sol sacré de la patrie et sur les tombes desquels des mains pieuses et reconnaissantes, en attendant qu'elles leur élèvent plus tard un monument, déposent aujourd'hui la couronne de l'immortalité.

HELBÉ.
(La Libre Belgique, n° 83, juillet 1916, p. 2, col. 1.)

Pour l'honneur!

Par trois fois Satan le tentateur voulut séduire Jésus. Il lui dit: «J'ai la gloire et j'ai la puissance; je te donnerai tout cela si tu tombes à mes

Et la réponse fut: «Arrière, Satan! Je n'adore que Dieu et ne sers que lui.»

Et les anges descendirent du Ciel et se prosternèrent devant Jésus.

Par trois fois Satan le moderne voulut tenter la Belgique.

Le 2 août 1914, il lui dit: «J'ai la gloire et j'ai la force; j'ai le fer pour châtier et j'ai l'or pour récompenser; donne-moi ton aide contre mes ennemis, et tu pourras entrer dans mon giron et tu partageras ma gloire et ma puissance... Sois félonne et sers-moi!»

Et la réponse fut: «Je ne sers que l'honneur!...»

Alors se perpétra le crime initial: le pays qui servait l'honneur fut lâchement envahi; le fer et le feu crachèrent la mort; Liège l'héroïque tomba sous les coups de Satan.

Satan reprit: «Tu as servi l'honneur, et tu as vu ce qu'il t'en a coûté, rends-toi! Si tu veux éviter de plus terribles châtiments, sers-moi!»

Et la réponse fut encore: «Je ne sers que l'honneur!...»

Alors commença l'épouvantable martyre de la Belgique; les campagnes furent dévastées, les villes furent détruites, les populations furent exterminées; Bruxelles la capitale fut souillée par Satan.

Satan reprit pour la troisième fois: «En as-tu assez maintenant? Tu as senti le poids de mon bras et l'effet de ma colère; si tu veux échapper à l'anéantissement, sers-moi!»

Et pour la troisième fois la réponse fut: «Je ne sers que l'honneur!...»

Alors se fit l'oeuvre d'anéantissement; Anvers la forte, le dernier refuge de la nation loyale, succomba sous les blocs d'airain, et le pays fut réduit en esclavage par Satan le moderne.

*
*      *

Le sacrifice était consommé. Tout ce qu'une nation peut souffrir, la Belgique le souffrit. Son sol sacré fut piétiné par les hordes d'Attila; les riantes campagnes furent ravagées; le commerce et l'industrie furent ruinés; le Roi et son Gouvernement furent exilés; les villes furent livrées aux flammes, et leurs trésors d'art brûlés impitoyablement; une partie de la population errait triste et misérable, cherchant un refuge chez l'étranger; ce qui en restait fut retenu dans le pays transformé en immense prison, et fut séparé du monde extérieur; les vierges furent odieusement outragées; les femmes et leurs enfants furent lâchement assassinés, les hommes fusillés, et leurs cadavres furent enfouis dans des charniers... Partout la liberté fut profanée et à sa place régnaient la Terreur, l'Injustice et l'Arbitraire; la fortune publique fut écrasée sous des impôts monstrueux; les produits des champs furent volés, et la Belgique, hier encore heureuse dans son opulence, pour échapper à la famine fut réduite à accepter l'aumône de peuples compatissants.

La Belgique était devenue le pays du chaos, de la ruine et de la désolation, et l'immortel poète des Lamentations pouvait pleurer sur elle comme il pleura il y a vingt-cinq siècles sur Sion: «Hélas! qu'elles sont tristes les routes qui conduisent à Moria... toutes les portes de la cité sont détruites; ses prêtres gémissent, ses vierges sont sans parure et elle-même est noyée dans l'amertume. Oh! vous qui passez par les chemins, voyez s'il est une douleur pareille à la mienne. Tous ceux qui traversent le pays, remplis d'effroi, joignent les mains, secouent la tête et disent: Est-ce là la cité magnifique, la beauté parfaite, la joie de la terre!»

Et toutes ces indicibles horreurs, ce martyre sanglant, ce sacrifice cruel, cette immolation d'elle-même, la Belgique les a soufferts pour avoir servi l'honneur... Et de toutes ses richesses, de tout son bonheur, de toutes ses gloires du passé, il ne lui restait plus rien; mais il lui restait l'honneur.

Et voilà que dans cet anéantissement, pareilles aux anges on vit les nations s'approcher d'elle pour l'admirer dans sa tombe et pour contempler en elle le grand principe moral de la civilisation, le principe de l'Honneur et de la Loyauté. Et l'on vit les poètes de tous les pays s'incliner devant elle, et ensemble chanter pour elle dans toutes les langues ce cantique sublime de l'Honneur, qui est le Livre du roi Albert!

*
*      *

La petite Belgique semblait morte; mais dans son tombeau une nouvelle Belgique naissait, plus belle, plus grande que l'ancienne, magnifiée et auréolée par l'honneur.

Trois fois dans le cours des siècles, la civilisation fut sauvée de la barbarie, et trois fois une petite nation fut choisie par l'Éternel pour accomplir ses desseins. Dans l'antiquité, la petite Grèce barra le chemin aux barbares de la Perse et de la Médie; au Moyen Age, la pauvre Pologne, conduite par Sobieski, arrêta le flot des barbares de l'Islam; aujourd'hui, la faible Belgique, entraînée par Albert le Loyal, enraie le torrent des barbares de la Kultur... Toutes trois servirent l'honneur, et toutes trois moururent mais ceux qui sacrifient leur existence pour l'honneur ne meurent pas pour toujours: la Grèce a secoué le joug du Croissant, la Pologne attend sa résurrection prochaine; la Belgique voit luire l'aube de sa délivrance.

Car voici qu'approche pour elle l'heure de la justice immanente: la puissance de son gigantesque bourreau fléchit; pressé de toutes parts, il est acculé dans une inutile résistance, et déjà il sent venir le jour suprême du cataclysme final. Dans le lointain gronde le canon vengeur et ses échos nous parviennent comme l'annonce de la libération... Nos coeurs se gonflent d'espoir et de confiance...

Pour la seconde fois nos fêtes nationales sont des jours de deuil; le drapeau de la patrie ne peut se déployer que dans l'intimité de nos demeures, comme notre amour pour elle se cache dans l'intimité de nos âmes.

Mais ce sera la dernière fois... Le soleil de la liberté va luire et ses rayons vont réchauffer nos enthousiasmes. A l'horizon brumeux, sur les rives de l'Yser, je vois nos trois couleurs se déployer au-dessus des landes de la vieille Flandre, dans ces plaines que César ne put enlever aux. Morins, et que Guillaume ne put conquérir; j'entends le bruit confus des marches de nos petits soldats... C'est la patrie qui ressuscite du sépulcre, qui se dresse dans toute sa fierté et toute sa gloire, et qui s'avance triomphante, tenant son labarum où ne se lit qu'un mot: Honneur!

Honneur à toi, ô ma Patrie, patrie des héros, patrie du devoir et de la fidélité, immortelle désormais et invincible! Dans un siècle d'abjection et d'égoïsme, où si facilement l'on s'incline en silence devant la force bestiale, tu osas te lever, faible mais décidée, devant la barbarie d'une nation qui te violait au nom de la science et de la culture; tu te donnas en holocauste pour la sainteté d'un principe, et le sang de tes enfants fut la rançon de la civilisation que tu sauvas. Honneur à toi qui sors de la tombe resplendissante de pureté et de lumière. Ton nom brillera à travers les siècles et les nations te salueront et te béniront à jamais comme l'incarnation de l'honneur!

Ego.
(La Libre Belgique, n° 83, juillet 1916, p. 3, col. 2.)

Empruntons aussi à La Libre Belgique une relation des événements qui se déroulèrent à Bruxelles le 21 juillet.

La grande journée du 21 juillet.

Depuis l'occupation allemande, la ville de Bruxelles a jeté au bac à ordures les noms d'un tas de gouverneurs. Nous pensions être encore sous la patte d'un nommé von Sauberschurke, et nous vivions sous celle de Hurt, pas von Hurt, Hurt tout court, un pauvre petit Hurt de rien du tout.

Le gouverneur für Belgien fit donc remarquer à ce mince gouverneur für Brüssel que le 21 juillet était «un sale chournée, un chournée danchereuse».

Il s'agissait de mater les Bruxellois, ces «indécrottables» Bruxellois, comme nous appelle von Bissing.

Hurt, après avoir beaucoup réfléchi, prépara son plan de campagne.

D'abord il fit circuler dans le centre quelques mitrailleuses, bien convaincu que ces joujoux dangereux donneraient aux Bruxellois la chair de poule et le commencement de la sagesse.

Les mitrailleuses circulèrent et les chiens continuèrent à flairer, suivant des traditions plusieurs fois séculaires, le bas des murs.

Hurt alors rédigea une première affiche qui, tout en reconnaissant que le 21 juillet était jour férié légal, défendait les manifestations, notamment la fermeture des magasins, ateliers, etc., etc.

Hurt employait, pour se faire obéir, les grands moyens, la prison et l'amende: 20.000 marks.

Par le temps qui court, n'a pas 20.000 marks qui veut. On ne trouve pas cela sous les fers d'un Boche.

Cependant le Bruxellois garde le sourire.

Hurt surprit ce sourire. Il rédigea une affiche rose pour avertir la population qu'elle devait se défier des excitations de «quelques personnes irréfléchies...». Le gouverneur était décidé à appliquer les pénalités sans aucune indulgence.

Bref, de l'affiche blanche on passait à l'affiche rose en attendant l'affiche rouge... Ces Allemands sont merveilleusement organisés.

Hurt était tranquille. Le 20 juillet au soir, on était allé jeter quelques fleurs place des Martyrs. Il fit barrer la place jusqu'à la rue Neuve.

Le bruit avait couru qu'on manifesterait le 22. Hurt avait menacé pour le 22 et jours suivants.

Les Bruxellois étaient bouclés... Ouais!

*
*      *

Avec le 21 juillet monta dans le ciel bleu le plus rayonnant soleil qu'on pût rêver.

Hurt avait voulu que Bruxelles soit ouvert le 21 juillet, Bruxelles fut tout vert le 21 juillet.

Et comme le vert est la couleur de l'espérance, Hurt fut servi à souhait.

Dès les premières heures du jour, toute la population avait son ruban vert. Tous, hommes, femmes, enfants, même les chiens—parfaitement, Herr Fritz Norden!—et aussi les chevaux, chacun manifestait.

Les magasins étaient curieux à voir. Ici on avait vidé la vitrine, ou bien encore on avait tout caché sous du papier vert. Là on avait étalé les portraits du Roi et de la Reine. Dans telle grande maison, le gérant se promenait tout seul, portes grandes ouvertes, en habit de cérémonie.

C'était tordant.

*
*      *

Rue Neuve, le spectacle changeait.

On ne pouvait aller déposer des fleurs sur la cendre des martyrs de l'indépendance. Des soldats allemands, baïonnette au canon, montaient la garde...

Que faire?

Une chose très simple et qui fut faite simplement, avec respect.

Tout Bruxelles défila rue Neuve. Les femmes s'inclinaient, les yeux tournés vers la blanche statue autour de laquelle les anges prient... Les hommes enlevaient leur chapeau, la tête tournée vers le monument...

C'était émotionnant. Et cela dura tout le jour au nez des polizei verts de colère...

Ils manifestaient eux aussi, malgré eux!

*
*      *

Et dans les églises, quelle affluence! Les fidèles en foule vont prier et communier pour la patrie.

Vers 10 heures, les cloches sonnent à la volée appelant les Belges, tous les Belges, pour jeter vers le ciel le cri de l'espérance.

Bientôt la foule ne trouve plus place. Elle stationne sur les parvis. Elle reste là, patiente et recueillie.

A Sainte-Marie, à Saint-Jacques, à Sainte-Croix, partout, c'est la même poussée. On chante la Brabançonne, Vers l'Avenir.

A Sainte-Gudule, à 10 heures, il y a plus de douze mille personnes entassées dans l'immense collégiale.

Les Allemands sont dans un état de fureur indescriptible. Rue d'Arenberg, deux soldats emmènent brutalement vers la Kommandantur une pauvre femme en cheveux. Quelques personnes suivent sans mot dire. Passe un groupe d'officiers. Un vieillard frôle de la manche le bras d'un de ces nobles guerriers. Aussitôt, le sang à la figure, l'écume et les gros mots sur les lèvres, le traîneur de sabre assomme d'un coup de poing le petit vieux. Et comme les quelques témoins de cet exploit poussent un cri d'indignation, le poing se lève encore, puis retombe, prudemment cette fois, car la foule s'amasse, et l'officier vient de remarquer la mer humaine qui bat les murailles de la vieille basilique... Ça pourrait mal finir...

Dans l'église, vers la fin de la grand'messe de 10 heures, Mgr le doyen annonce que dans quelques minutes, à 11 heures, un service funèbre sera célébré pour les soldats tombés à l'ennemi, que le cardinal prendra la parole et chantera l'absoute. Il demande qu'on s'abstienne de toute manifestation.

Une partie du public quitte le temple et est remplacée par ceux qui attendent au dehors.

L'office commence.

A l'Évangile, le cardinal, la chape aux épaules, la mitre au front, suivi solennellement par le Conseil communal de Bruxelles, M. Lemonnier en tête, s'avance au milieu d'une émotion poignante vers la chaire, au pied de laquelle nos édiles prennent place.

Le grand archevêque lit d'une voix ferme un discours d'une piété élevée, d'un patriotisme vibrant. Les feuillets tremblent dans ses mains. On sent que devant cette foule énorme, au milieu de laquelle ont pris place les magistrats de la cité, le coeur du prélat déborde de fierté et d'espérance...

La messe continue. L'absoute est dite.

La Brabançonne éclate, grave, lente, d'une lenteur voulue, lénifiante mais le peuple à qui on a recommandé d'être calme n'en peut plus...

Une voix claironnante a jeté trois mots dans l'air saturé: Vive le Roi! et alors, oh! alors...

Pendant quelques minutes, c'est une clameur immense, énorme, qui va et vient, s'enfle, éclate, reprend de plus belle...

Vive le Roi! Vive la Belgique! Vive la Reine! Vive le Cardinal! Vive l'Armée! Vivent les Princes!...

En vain l'orgue essaie de dominer cette tempête. Les bras tendus agitent des mouchoirs, des chapeaux...

On pleure, on rit, on est heureux.

Hurt, vous êtes trop petit, beaucoup trop petit... Votre Empereur avait avoué son impuissance en face de l'âme belge, et vous, Hurt, de quoi vous êtes-vous mêlé? Hurt, pauvre petit Hurt!

*
*      *

La foule maintenant attend le cardinal à la sortie.

Un Boche plus ou moins galonné est figé devant la porte du doyen. De temps à autre il invective la foule qui lui répond par des huées formidables et des bordées de sifflet.

Un soldat vient d'empoigner un jeune homme et le traîne vers l'officier. Celui-ci, qui sent croître de plus en plus le grondement de la foule, enguirlande son subordonné pâle de colère. On lâche le prisonnier qui s'en va tranquillement en rajustant ses vêtements.

Voilà le cardinal!

Des acclamations frénétiques éclatent. Le cordon d'agents de police est rompu...

*
*      *

Toute l'après-midi une foule énorme parcourt la ville. Des incidents se produisent un peu partout provoqués par des officiers ou des polizei véritablement désorientés. A la place de Brouckère, les gradés se démènent, revolver au poing, et font évacuer le terre-plein par les soldats. Le public s'amuse visiblement.

Vers 8 heures, l'auto du cardinal s'arrête devant l'Institut Saint-Louis pour y prendre l'archevêque de Malines. En quelques minutes, une foule immense se presse sur le boulevard.

Quand paraît Mgr Mercier, souriant, une manifestation dont on ne se fait pas idée a lieu. Le prélat lève les stores de la voiture et salue...

C'est du délire!

L'auto avance difficilement. Les acclamations redoublent.

Quelques minutes après arrivent au pas de course les soldats boches, baïonnette au canon, revolver au poing. Ils frappent sur les femmes, sur les enfants. A quelques pas de moi, un soldat saute sur un passant inoffensif, lui cogne la tête sur le pavé et contre un arbre, avec une sauvagerie toute teutonne...

On hue copieusement l'ennemi, qui ne se sent pas à l'aise devant cette foule désarmée.

Si nos maîtres avaient pour un pfennig d'esprit, ils comprendraient qu'ils ont tout à gagner à nous laisser vivre tranquillement, passant notre chemin...

Que voulez-vous, c'est la mode en Allemagne. On y supprime la liberté quand elle gêne.

«Il faut aimer la liberté, a dit Jules Simon, surtout pour ses adversaires. Quand on ne l'aime que pour soi, on ne l'aime pas; on n'est pas digne de l'aimer; on n'est pas digne de la comprendre.»

Aujourd'hui, Hurt, le vainqueur ce n'est pas vous. De vous, on s'est magistralement moqué, Hurt, petit Hurt.

Et malgré vos mitrailleuses, vos placards, vos baïonnettes, vos revolvers, vos charges, le 21 juillet 1916,

Le peuple toujours indompté
Chanta d'une voix forte et fière
Le Roi, la Loi, la Liberté.

FIDELIS. (La Libre Belgique, n° 84, juillet 1916, p, 2, col. 2.)

L'Allemagne ne pouvait évidemment pas accepter le camouflet que lui infligeaient les Bruxellois. Faute de mieux, elle frappa la Ville de Bruxelles d'une amende de 1 million de marks. Voici le texte de la lettre, signée Hurt, qui annonce cette condamnation:

Bruxelles, 22 juillet 1916,

MONSIEUR LE BOURGMESTRE,

Vu les circonstances actuelles en Belgique, M. le gouverneur général avait pensé qu'une population sérieuse se serait dispensée de fêter l'anniversaire national. Suite à l'expérience acquise l'année dernière, il a cru néanmoins devoir publier des arrêtés pour prévenir tout désordre provoqué par les plus exaltés,

Dans l'intérêt de la population même, les autorités communales du Grand-Bruxelles ont prêté énergiquement leur appui à l'autorité allemande, de sorte qu'il a été possible pendant la journée d'hier d'éviter tout incident sérieux, quoique une partie moins raisonnable de la population ait voulu faire infraction aux mesures en répandant abondamment des circulaires.

La police allemande n'a pas fait attention aux cocardes vertes, parce que l'ordre public n'en fut pas dérangé.

Mais quand, au soir, le cardinal Mercier traversa la ville en auto, il y eut des manifestations en opposition directe avec les arrêtés allemands, qui excitèrent le peuple et pouvaient le stimuler à la résistance. Vous conviendrez avec moi, Monsieur le Bourgmestre, qu'aucune puissance occupante ne tolérerait cela.

Comme suite à ce qui précède, j'ai proposé au gouverneur général d'imposer une amende au Grand-Bruxelles.

M. le gouverneur général a donné suite à ma proposition et a imposé une amende de 1 million de marks; en même temps il fait remarquer que, vu le grand effort fait par les autorités communales pour le maintien de l'ordre, l'amende est très modérée.

HURT, Lieutenant général et Gouverneur de Bruxelles et du Brabant.

(L'Écho belge, 31 juillet 1916, p. 1, col. 3.)

La Libre Belgique a commenté ce factum:

Chef-d'oeuvre d'imposture.

Mes amis, conservez précieusement l'arrêté signé Hurt (typo, un H et pas un F, s.v.p.). Ce sous-laquais mal embouché a l'honneur d'annoncer urbi et orbi que son sympathique maître, von Bissing, celui qui a tant à coeur la prospérité et le bonheur du peuple belge, a daigné donner une nouvelle preuve de sa sollicitude paternelle en infligeant à la bonne ville de Bruxelles une amende de 1 million de marks (excusez du peu 1), parce que...

Parce que le susdit sympathique ne parvient pas à digérer la journée du 21 juillet, et qu'une mauvaise digestion de Son Excellence vaut cette modeste somme.

Tordante, cette pièce qu'aurait dû signer Machiavel.

«Le gouverneur avait espéré qu'une population sérieuse aurait d'elle-même renoncé à fêter sa fête nationale.» Que voulez-vous, Messire, vous saviez cependant que nous ne sommes que des «enfants mal élevés», partant incapables de comprendre les leçons d'un homme de votre valeur! Votre valet commet au surplus une légère erreur: les «enfants» de Bruxelles n'ont nullement fêté, ils n'avaient guère le coeur à la joie... Ils ont simplement remémoré. Ils ont protesté contre l'infinité des forfaits allemands, ils ont publiquement et superbement manifesté leur attachement à la patrie et leur fidélité au Roi..., et ils se souviennent que votre prédécesseur, si malheureusement occis par ses amis turcs, leur avait solennellement promis de ne pas vouloir imposer silence à leurs sentiments patriotiques. Rien de plus, rien de moins; et vous avez pu vous apercevoir que «les éléments légers et turbulents» forment l'universalité de la population. Cela peine peut-être votre bon coeur, mais il est un fait, c'est que jamais, ni en 1915, ni antérieurement, l'âme du peuple belge ne s'est montrée aussi unanimement fière et grande dans le malheur.

Votre valet avait reçu ordre de le menacer, ce peuple! Vous «espériez» que par l'annonce de vos emprisonnements et de vos punitions exorbitantes, vous alliez étouffer sa voix. Comme vous connaissez mal les enfants! Vos stupides menaces n'ont sur eux d'autre effet que d'accentuer leurs sentiments intimes: à ce point de vue, vous avez merveilleusement réussi...

«Les autorités communales ont loyalement, intelligemment et énergiquement soutenu les prescriptions de l'autorité allemande», proclame Hurt. Mon Dieu, nous sommes déjà tellement habitués à vos impudences et vos mensonges, qui semblent faire partie intégrante du caractère tudesque, que nous n'y faisons plus guère attention... Mais tout de même nous voudrions bien avoir l'opinion de M. Max sur vos... affirmations. Nous croyons bien que Max vous répondrait comme doivent vous répondre ses successeurs: Erreur! erreur! nous n'avons pas soutenu vos prescriptions, nous les avons subies; nous nous inclinons devant elles, en tant qu'administration, comme on s'incline devant la force brutale, mais de coeur nous sommes avec cette vaillante population que nous aimons et admirons. En voulez-vous la preuve? Pourquoi avez-vous dû mobiliser le ban et l'arrière-ban de vos argousins, de vos soldats encore disponibles, de vos répugnants espions, de vos infects policiers secrets? Pourquoi vos officiers ont-ils été obligés de se ravaler au sale rôle d'indicateurs habillés en civils? Est-ce que par hasard la police municipale n'était pas assez loyale ni assez énergique?

Venons au morceau de résistance. L'ordre public, d'après Hurt, n'avait pas été troublé; «lorsque, dans la soirée, le cardinal Mercier a traversé la ville en auto, il s'est produit des manifestations en opposition directe avec les prescriptions de l'autorité allemande et de nature à inciter la population à la résistance et à des actes irréfléchis. Vous conviendrez qu'aucune puissance occupante au monde ne peut souffrir de pareilles provocations».

L'ordre public n'avait pas été troublé... Très bien! Nous ajouterons que sans vos affiches menaçantes et sans la brutalité de vos sbires, armés de fusils et de revolvers, l'ordre public n'eût été troublé à aucun moment de la journée... Sans doute vous vous êtes cru à Saverne, vos subordonnés se sont plu à donner des coups de poing et de crosse, et leur face blême, surtout chez les sous-officiers, extériorisait suffisamment la douceur qui les animait; ils ont cru héroïque d'arrêter sans raison quelque quatre cents citoyens, dont quelques-uns étaient blessés par la mansuétude des procédés policiers allemands. Alors il y eut des protestations légitimes, et vos oreilles, ô Hurt, ont dû tinter à certains moments, car probablement en Allemagne, le pays de la musique, vous n'avez jamais pu savourer un aussi formidable concert de huées que vous avez entendu le 21 juillet... Mais vous l'aviez cherché et provoqué, et vous avez ainsi eu l'occasion de vous convaincre de l'ardente et générale sympathie que vous avez su inspirer chez nous.

Quant à l'incident Mercier, ne me fiant nullement à votre véracité, j'ai fait une enquête très impartiale qui ne concorde pas précisément avec vos affirmations. Voici ce qui s'est passé: Le cardinal Mercier a traversé deux fois la ville, mais pas dans la soirée: une première fois le matin, se rendant à Sainte-Gudule, la seconde fois à midi, pour en revenir. Les deux fois il a été l'objet du respect et de la vénération de la population, même de la partie non croyante. Le soir, il n'a pas traversé la ville: vers 8 heures, quittant l'Institut Saint-Louis, il a simplement traversé un boulevard de la ville, sur un parcours de 600 mètres, pour se diriger directement vers Malines. Que s'est-il passé? A la sortie de Saint-Louis, le stationnement de son auto a attiré un certain nombre de curieux désireux de lui donner une dernière marque d'affection filiale... Mais, coïncidence étrange, devant l'Institut se trouvait rangée une jolie collection de brutes allemandes, fusils en main, commandée par un Forstner quelconque, ce qui attira beaucoup plus encore la masse de curieux. Si cet officier avait voulu réellement prévenir une «manifestation», il lui aurait fallu deux minutes pour faire circuler la... foule. Il n'en fit rien: avait-il peut-être reçu l'ordre de provoquer une manifestation? Et que faisaient, dans son voisinage, les individus à face d'espions qui se mêlaient aux curieux? Hurt parle de «provocation»... Que veut-il dire, qui veut-il désigner? Évidemment il a en vue S. Ém. le cardinal, à moins qu'il ne veuille parler de ces individus louches. Or, le fait de retourner tranquillement chez soi, serait-ce un acte de provocation? Son Éminence prit place dans la voiture, qui fut entourée par le public. On a crié: «Vive le Cardinal!» Mais oui, et après? Hurt se figure-t-il peut-être qu'on allait crier: «Vive Bissinge!» En ce moment les soldats allemands, officier en tête, se sont rués sur la foule, ont tapé dans le tas à coups de crosse et ont procédé à deux ou trois arrestations... Toute la scène a duré cinq minutes!

Et voilà pourquoi Bissing, sur la proposition de son Hurt, a frappé la ville de Bruxelles d'une punition de 1 million de marks, «amende qui n'a été fixée à un chiffre aussi modéré que par égard à la collaboration loyale prêtée par les administrations communales au maintien de l'ordre»! C'est en effet de la magnanimité, quand on songe que l'an dernier la ville fut frappée d'une amende de 5 millions parce qu'un agent de police avait manqué d'égards envers un mouchard tudesque!

Chose étonnante: précisément le jour où fut élaboré le Hurt-factum, était arrivé à la Kommandantur la bonne nouvelle que voici: dans l'Afriqne Orientale, les troupes belges ont mis à mal les troupes allemandes et ont pris comme butin quarante coffres contenant de l'or... Von Bissing a sans doute cru digne de lui de prélever une somme correspondante dans la caisse communale. Pour un général c'est un exploit glorieux et sans danger40.

40 [ Von Bissing oublie une chose, c'est qu'au jour du règlement des comptes il devra rembourser le million... avec les intérêts.]

Un mot encore et je lâche Hurt: De l'ensemble de son factum ressort clairement que le sous-ordre a voulu mettre en opposition «la conduite loyale, intelligente et énergique de l'autorité communale» avec la conduite «provocatrice» de Mgr Mercier et de la population de la capitale. Le sac est cousu de fil par trop épais, mais sent bien la fourberie allemande, qui cherche par tous les moyens à diviser les citoyens. Mgr Mercier agit comme M. Max, en patriote et aussi en homme réfléchi. Le matin même, il avait prêché le calme et la modération. Et Hurt se trompe s'il croit pouvoir injurier et calomnier l'Administration communale de Bruxelles, en l'opposant à ces deux nobles figures: M. Max et Mgr Mercier!

EGO. (La Libre Belgique, n° 84, juillet 1916, p. 3, col. 2.)

Contrairement à ce que les journaux ont raconté, l'amende de 1 million de marks a été bel et bien maintenue.

A Gand, l'échevin de l'Instruction publique, M. Camille De Bruyne, professeur à l'Université (avant la guerre), avait accordé un jour de congé aux élèves des écoles, le 24 juillet, soit trois jours après la fête nationale. Résultat: arrestation et déportation en Allemagne.

On se rappelle qu'en 1915 l'autorité allemande avait défendu de commémorer la date du 4 août, anniversaire de la violation de la neutralité belge, mais que les Belges trouvèrent le moyen de manifester à leur façon41. A la fin de juillet 1916, nouvel avertissement:

41 [ Comment les Belges résistent..., p. 342.]

1° Il est défendu de se livrer, en public, à des manifestations politiques quelles qu'elles soient; qu'il s'agisse soit de rassemblements dans les rues, soit de vociférations, acclamations ou invectives, soit de la fermeture de magasins, restaurants, etc., soit de démonstrations concertées et se produisant sous forme d'insignes spéciaux arborés ou d'unité de couleur exhibée dans les costumes.

2° Les infractions, à moins d'entraîner une sanction pénale plus sévère, seront passibles soit d'arrêts ou d'une peine d'emprisonnement ne dépassant pas six mois, soit d'une amende pouvant aller jusqu'à 20.000 marks au maximum. Les deux peines pourront s'appliquer simultanément.

Les infractions au présent arrêté seront jugées par les tribunaux et commandants militaires.

Bruxelles, le 30 juillet 1916.

Freiherr VON BISSING.

(La Belgique [de Rotterdam], 9 août 1916, p. 2, col. 2.)

Que firent les Bruxellois? Ils se promenèrent tranquillement avec un insigne brun: couleur K.K.: décidément, on leur en fera voir de toutes les couleurs.

3. Le boycottage.

Nous avons vu plus haut que les Belges ne peuvent plus arborer d'insigne patriotique pour exprimer leur aversion envers les bourreaux de la Belgique. Mais deux autres voies restent ouvertes: les manifestations muettes, dont nous venons de parler 42, et le boycottage.

42 [ Voir aussi Comment les Belges résistent..., p. 339 ss.]

La lettre suivante d'un négociant belge inaugure dès maintenant un procédé de défense que tous les Belges pratiqueront à la conclusion de la paix: la mise en interdit des produits allemands, quelle que soit leur nature et sous quelque étiquette qu'on les présente:

Un exemple à suivre.

La lettre que nous reproduisons ci-dessous dénote bien la mentalité des Teutons; nous la faisons suivre de la réponse de notre compatriote, en engageant les Belges à suivre, le cas échéant, cet exemple:

«Cher Monsieur,

«Par la guerre, je suis seulement aujourd'hui dans la position de vous écrire, et je serais très bien aise si vous vouliez continuer nos agréables relations d'affaires, s'il vous plaît.

«J'attends avec plaisir vos aimables ordres pour l'avenir, et dans cette agréable espérance, j'ai l'honneur de vous présenter, cher Monsieur, mes plus sincères salutations.»

Voici la réponse:

«Monsieur,

«J'ai bien reçu votre carte du...et vos offres de services. Je vous dirai que je n'aurai plus à y avoir recours à l'avenir. Nous avons ici un compatriote très versé dans votre partie et qui nous libérera du concours de l'étranger.

«D'autres raisons spéciales, que vous connaissez ou devez deviner, me font un devoir strict de ne plus avoir recours à un produit allemand.

«Je constate que vous prenez plaisir à me «chérir». Je regrette de ne pouvoir vous suivre dans cet ordre d'idées, car nous avons, nous, Belges, trop de raisons de haïr, sans trêve et sans cesse, tout ce qui porte un nom devenu odieux pour nous.

«Je me borne à ne répondre que tout juste à vos civilités déplacées.»

(La Libre Belgique, n° 23, mai 1915, p. 4, col. 1.)

Dans le même ordre d'idées, La Libre Belgique a engagé les Bruxellois à ne plus mettre les pieds dans un cinéma devenu allemand par voie de spoliation:

Boycottez.

Les Bruxellois savent-ils que les établissements de Cinéma Pathé, maisons françaises, sont placés sous séquestre?

Savent-ils, les Bruxellois, que le séquestre outrepassant ses pouvoirs, a vendu les films dont beaucoup n'étaient même pas la propriété des établissements Pathé? C'est le vol organisé.

Savent-ils, les Bruxellois, que le séquestre, lisez voleur, exploite les établissements sous la firme U.T., Union théâtrale belge, entendez-vous, alors que cette U.T. est du boche tout pur?

Si les Bruxellois, qui le jour de la réouverture du cinéma du boulevard du Nord ont assiégé la salle, pour la satisfaction du séquestre, ne savaient pas qu'ils donnaient leur argent aux Allemands, ils le savent aujourd'hui.

Conclusion: boycottez, boycottez sans pitié...

(La Libre Belgique, n° 44, septembre 1915, p. 4, col. 2.)

Plus tard, elle intervint de même pour mettre le public en garde contre un nouveau théâtre flamand:

Encore une affaire louche.

Nous avons signalé jadis à nos concitoyens l'exploitation du «cinéma U.T.», qui s'est installé dans le cinéma Pathé du boulevard du Nord. Notre avertissement a suffi pour faire déserter, par le public patriotique, ce trou boche.

Voici maintenant une nouvelle entreprise boche que nous signalons aux patriotes flamands; nous traduisons la réclame que lui fait le Kölnische Volkszeitung du 21 décembre 1915:

«Bruxelles, avec ses 500.000 Flamands, possède maintenant un théâtre flamand, dont la direction et la mise en scène nous garantissent une exécution artistique de bon aloi. Aux Flamands maintenant à agir! Tua res agitur! Si les Flamands reconnaissent cela, leur devoir impérieux et le sentiment de leur existence propre les obligent à soutenir «leur» théâtre et à le fréquenter. Le soir de l'ouverture du théâtre en question, de «bons amis» avaient coupé la conduite de l'éclairage électrique: Que ceci serve de leçon aux Flamands et les incite à couper également les liens qui les unissent à certains milieux, pour autant que ces liens existent encore.»

L'entreprise en question est l'exploitation flamande du «Théâtre de l'Alhambra».

Nous croyions que Bruxelles possédait déjà une scène flamande, rue de Laeken, et il nous semble qu'en ce temps de deuil et de tristesse, où tant de nos enfants souffrent et meurent dans les tranchées des Flandres, cette scène était plus que suffisante pour les familles flamandes de Bruxelles. Il faut croire que le «théâtre flamand» actuel ne donne pas assez de garanties aux Allemands, car ils éprouvent le besoin d'en faire surgir un nouveau, un concurrent. Ils veulent s'en faire un instrument, d'après le Volkszeitung, pour semer la division parmi la population de la capitale. Jusqu'ici la direction n'a pas protesté avec énergie contre ces insinuations. Qu'y a-t-il là-dessous?

Nous croyons de notre devoir de signaler à notre peuple patriotique ces nouvelles manoeuvres allemandes: il a boycotté le cinéma boche; qu'il fasse de même du théâtre boche! Flamands, vous ne mettrez pas le pied dans ces boites-là, «votre honneur l'exige»! Un Belge ne se montre pas dans une maison recommandée par l'ennemi allemand pour servir de moyen de division nationale.

(La Libre Belgique, n° 61, d'après La Belgique [de Rotterdam], 18 avril 1916.)

D'ailleurs les Allemands se rendent compte dès maintenant du danger économique auquel les expose l'aversion des Belges. Voir par exemple: Les Boches sur la défensive (pl. VII).

Un autre genre de boycottage consiste dans le refus d'écouter la musique allemande:

Un bel exemple.

Dimanche dernier la musique du régiment de la «Kultur», campé à Lessines, donnait un concert sur la place de cette ville.

Pas un seul habitant, remarquez le chiffre: pas un seul n'a été écouter les flons-flons des chaudronniers de la «Kultur».

Les portes et fenêtres des maisons de la place étaient soigneusement fermées!

Inutile de dire la colère des gens de la «Kultur». Ils ont défendu tout rassemblement, et forceront l'Administration à venir officiellement écouter leurs futurs «miaulements».

Il parait cependant que ladite Administration n'est pas d'avis de se laisser faire!

Voilà un bel exemple de dignité patriotique.

Braine-l'Alleud et d'autres localités ont agi de même en semblable circonstance.

Bruxellois, méditez et imitez!!!

(Récit d'un témoin oculaire.)

(La Libre Belgique, n° 19, mai 1915, p. 4, col. 2.)

Bravo!!!

La scène se passe dans la banlieue de Bruxelles, un dimanche, dans un café de campagne des plus fréquentés. (Nous préférons ne pas le nommer pour ne pas attirer d'ennuis à son propriétaire.)

Les consommateurs sont nombreux sur la terrasse et dans le jardin, car il fait beau et chaud et c'est le moment du repos: 4 heures. C'était aussi autrefois l'heure du concert.

Il fait calme et tranquille. Pas d'uniforme gris, rien qui nous rappelle l'esclavage et l'on se prend à désirer un peu de musique et à regretter l'absence des tziganes d'autrefois.

Tout à coup, une bande de soldats débouche du chemin. Ah! ils ne se laissent pas longtemps oublier! Ce sont des musiciens; ils déballent leurs instruments et s'installent.

Changement à vue: tout le monde se lève et s'en va. Cette fois, la musique était revenue... mais les auditeurs étaient partis.

Bravo! voilà une petite «manifestation tacite», si l'on peut s'exprimer ainsi, contre laquelle la force est complètement désarmée.

A moins (avec la «liberté», on peut s'attendre à tout), à moins que nous ne soyons un jour astreints à l'audition forcée des concerts de ces messieurs. Dans ce cas-là, une solution nous reste: l'ouate dans les oreilles.

HELBÉ.
(La Libre Belgique, n° 23, mai 1915, p. 4, col. 2.)

Le conseil donné par Helbé avait déjà été mis en pratique à Bruxelles. Pendant un concert donné à la Place Royale de Bruxelles, par une Militär-Kapelle, en septembre 1914, des dames qui traversaient la place se bouchaient les oreilles.

C'est sous le même angle qu'on doit envisager l'abstention du public bruxellois au concert donné par les Allemands au Théâtre de la Monnaie, en avril 1915. Seulement trois Bruxellois connus y assistèrent. L'un d'eux était professeur à l'Université de Bruxelles. Aussitôt celle-ci prit des mesures contre le collègue qui s'était méconduit. La punition a été ratifiée par l'unanimité de la population, et tout le monde se détourne de lui comme d'un pestiféré. Les journaux d'outre-Rhin ont naturellement fulminé contre nos autorités universitaires. La Soupe (n° 319) a publié divers documents intéressants sur cette affaire.

Il va de soi que les Allemands voulurent sévir contre l'Université. Mais à cette époque l'arrêté sur la germanophobie (p. 66) n'avait pas encore paru et nos tyrans durent arrêter les poursuites.

Autre exemple de boycottage. Les Allemands ont remis en activité les chemins de fer belges. Mais nos compatriotes n'utilisent le train que s'il n'y a pas moyen de faire autrement. En règle générale, on prend le tram à vapeur ou une voiture. C'est ainsi, par exemple, qu'on va en tram de Bruxelles à Louvain, à Gand, à Turnhout, à Aerschot, à Hasselt, à Liège, à Maeseyck, à Charleroi, à Mons...

Enfin, citons encore un cas. On sait que les Allemands, après avoir incendié nos villes, affichent maintenant la prétention de les rebâtir à l'allemande. Les articles suivants indiquent l'avis des Belges sur ces projets:

Kulturdenkmal.

Von Bissing a des loisirs. Il les emploie à des choses éminemment utiles. L'autre jour, il a donné une conférence sur la reconstruction des villes belges détruites par les soldats allemands. C'était à Aix-la-Chapelle. A Bruxelles, il aurait pu parler devant des banquettes vides.

D'après le compte rendu des journaux hollandais tolérés par la censure, il y a débité des choses véritablement ahurissantes. «La reconstruction de nos villes le préoccupe beaucoup, tant par un noble souci d'art que pour enlever aux germanophobes un prétexte de critiques... Aussi voudrait-il que quelques ingénieurs visitassent l'Allemagne pour y apprendre leur art et nos villes reconstruites deviendraient un Kulturdenkmal, un souvenir de la culture allemande.»

Il faut un joli culot pour raconter des choses pareilles! Malheureusement, ajoute-t-il naïvement, les communes belges ne veulent pas avancer l'argent en ce moment. La psychologie de notre peuple reste pour lui une insoluble énigme.

C'est véritablement savoureux! von Bissing ne nous comprend pas. Notre mentalité lui échappe et notre psychologie reste pour lui une énigme, l'énigme belge.

Notre caractère, le voici en quelques mots: le Belge est essentiellement bon garçon, franc, loyal, mais indépendant, ne s'en laissant imposer par rien ni par personne; hospitalier et confiant, il devient intraitable dès qu'on a abusé de sa confiance. Il est encore ce qu'il fut au cours des siècles: irréductible et incompressible. On peut se l'attacher par l'affection, mais on ne le domine pas.

Vous croyiez nous tenir sous la lourde botte allemande et vous vous étonnez de notre esprit d'indépendance, qui garde toute sa liberté d'allures. Ignorez-vous que, malgré les dominations étrangères, nous avons tout un passé d'indépendance, alors qu'il y a un siècle à peine (1807!) vos paysans prussiens étaient encore des serfs attachés à la glèbe.

Dans nos provinces belges naquirent les franchises communales, germe de toutes les libertés modernes, à l'époque où s'y développait cette admirable architecture dont nos monuments témoignent encore.

Nous n'irons pas en Allemagne prendre le goût de ce qui est beau, noble et élevé. A l'Exposition de Bruxelles, nous avons pu apprécier votre architecture dans toute sa laideur. L'incendie mystérieux qui dévora en une nuit la plus belle partie de l'exposition s'arrêta stupéfait devant votre pavillon et recula devant tant de lourdeur.

Vous et les vôtres, qui avez tout imité, tout contrefait, tout exploité, vous n'avez rien à apprendre aux autres. Ce grand mouvement d'art qui pénètre toute notre vie moderne, vos contrefacteurs n'en ont pas compris la véritable beauté; ils n'ont pu que l'industrialiser et le commercialiser.

Nous, nous avons une noble tradition d'art à continuer. Tout notre sol fleurit de monuments qui redisent notre glorieux passé, ils attestent l'incomparable génie de nos ouvriers d'art. Et vos musées s'enrichissent des chefs-d'oeuvre de nos peintres, les premiers du monde. Vos élèves peuvent s'instruire à l'école de ces grands maîtres.

Vous ignorez peut-être que cette province rhénane dont vous vous vantez était de notre sol; les maîtres qui l'embellirent étaient nôtres par le sang et par l'éducation, et leur génie éclate resplendissant à côté de l'oeuvre pitoyable de vos architectes, qui la déshonorent par leur style allemand lourd et disgracieux.

Nous voulons rester nous-mêmes. L'oeuvre belge sera entièrement nôtre. Elle réalisera ses propres aspirations en continuant la noble tradition de nos ancêtres.

Si vous ignorez tout cela, vous êtes excusable quand vous nous proposez d'aller étudier en Allemagne l'art de reconstruire nos villes que vos barbares ont détruites. Ce n'est plus du cynisme, c'est de l'inconscience.

(La Libre Belgique, n° 51, novembre 1915, p. 4, col. I.)

Leur impudence.

Pour les Prussiens, même civils, nos provinces sont une proie à dévorer. Ne se sont-ils pas mis en tête de réédifier chez nous ce que leurs troupes ont brûlé ou dynamité? Comble d'audace et d'impudence! L'idée est grossière, cynique. On l'espérait fructueuse... Inutile d'ajouter que nos sinistrés envoient promener les chacals de Germanie qui cherchent à ramasser de l'argent dans nos ruines!

Il y a là du travail pour nos architectes, nos entrepreneurs, nos briquetiers, nos carriers, nos ateliers de constructions, nos industries: toute la nation en profitera!

Nos bâtisseurs sauront respecter les exigences de l'esthétique; en reconstruisant une ferme, par exemple, ils feront une aimable ferme et non une vilaine petite usine; en restaurant un village bombardé, ils feront un joli village et non une banalité rectiligne; pour rebâtir une gare, ils ne prendront point pour modèle celle de Colmar! A bas le «pratique» abominable, les maisons en série, les carrés de béton, les hangars en dents de scie, les toits ondulés et autres horreurs! Nos groupes de constructeurs comptent heureusement des artistes; ils se rendent compte que la Belgique, terre historique, va devenir, pour le monde entier, un but de pèlerinage. Comme il n'en coûte pas plus de faire beau que de faire laid, la restauration de la Belgique sera un embellissement. Refusons les lourdeurs massives, les uniformités ennuyeuses ou les pastiches de l'architecture allemande! Ayons confiance dans notre art national pour faire notre pays plus beau, plus attrayant!

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