La Presse Clandestine dans la Belgique Occupée
Un monument à la gloire des soldats allemands vient d'être érigé sur un
champ de morts, près de Gand. Il faudra le mettre bas si tôt que possible.
Paix aux morts, certes; mais guerre à l'insultante outrecuidance des
vivants!
(La Vérité, n° 5, 12 juin 1916, p. 12.)
4. L'Empereur et le gouverneur général.
Ainsi qu'il convient, le Belge réserve une place d'honneur dans son mépris à ceux qu'il regarde comme les auteurs responsables de tout le mal, l'Empereur et le gouverneur général. Il nous suffira de copier quelques articulets relatifs à Guillaume II:
L'impérial menteur.
Une revue scientifique allemande, Der Fels, contient dans son dernier numéro un article du publiciste catholique Lorenz Müller au sujet des faits reprochés à l'occupation allemande en Belgique. Nous en extrayons ce passage significatif:
«Officiellement, il n'a pas été constaté un seul cas où des francs-tireurs auraient, avec la complicité des prêtres, tiré du haut des tours des églises. Ce qui, jusqu'ici, a été connu et a été l'objet d'une enquête, par rapport aux prétendues horreurs commises au cours de cette guerre par des prêtres catholiques, a été, sans aucune exception, reconnu comme faux, comme un pur produit de l'imagination. Notre Empereur a adressé au Président des États-Unis un télégramme affirmant que même des femmes et des prêtres s'étaient laissé entraîner à des horreurs au cours de cette guerre de guérillas, qu'ils avaient blessé des soldats, des médecins et des infirmières. Comment ce télégramme est-il conciliable avec le fait établi que pas un seul cas n'a pu, jusqu'ici, être établi à charge des prêtres, voilà ce que nous apprendrons seulement après la fin de cette guerre.»
La Liberté, journal suisse, commente comme suit cette déclaration:
«Nous avons là une réhabilitation des prêtres belges qui nous vient du côté allemand. Mais les quarante-neuf ecclésiastiques tombés comme victimes de la fureur allemande, pendant la période des débuts de cette guerre, ne se lèveront pas d'entre les morts pour se réjouir du jugement qui reconnaît leur parfaite innocence.»
(La Libre Belgique, n° 33, juillet 1915, p. 4, col. I.)
Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne sait ce qu'il dit....
Un chef-d'oeuvre d'impériale impudence vient d'être affiché dans toute la Germanie et dans les pays occupés par l'armée allemande.
Il s'agit d'une proclamation de Guillaume II à l'occasion de l'anniversaire du 2 août 1914. Un Bruxellois a trouvé la meilleure réponse qu'il convienne de faire à ce document de la folie pangermaniste en traçant en grandes lettres à travers l'affiche les mots mis en tête de ces quelques lignes:
Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne sait ce qu'il dit....
L'espace nous est trop mesuré dans ce bulletin pour analyser le factum impérial qui se distingue comme toujours par le mensonge, la calomnie et l'hypocrisie. Il mérite tout au plus un haussement d'épaules. C'est de cette manière que le bon sens belge l'a immédiatement accueilli.
(La Libre Belgique, no. 39, août 1915, p. 2, col. I.)
Proclamations impériales.
Le 7 août 1914, à Berlin, Guillaume II en prenant congé de sa Garde impériale, commandée par son fils aîné le Kronprinz, lui adressait ces paroles:
«Souvenez-vous que le peuple allemand est le peuple élu de Dieu. Comme empereur allemand, l'esprit de Dieu est descendu sur moi. Je suis son bouclier, son glaive et son incarnation.
«Malheur aux désobéissants, mort aux poltrons et aux incrédules.»
Cette proclamation impériale était la troisième du monarque allemand depuis le 4 août. Elle constitue en somme le résumé, la quintessence des trois autres. Dans la première il affirmait faussement que l'Allemagne était menacée et, après avoir dit sa confiance en Dieu le Père, il ordonnait à toute la nation de consacrer la journée du 5 août à des prières publiques. Dans les deux autres manifestes, il répétait que la haine et la jalousie des adversaires de l'Empire le forçaient à prendre les armes, et après avoir dit d'abord le 6 août: «Que Dieu soit avec nous», il disait le 8 août: «Dieu sera avec nous comme il fut avec nos ancêtres.»
Dans la bouche du chef suprême qui venait d'ordonner froidement la violation de notre neutralité au mépris du droit et des conventions internationales, les propos qu'il adresse à sa Garde ne peuvent être considérés que comme d'impudents blasphèmes. Et ces quatre proclamations démontrent qu'il n'est qu'un menteur, un hypocrite, le sinistre et infernal impresario de la plus effroyable tragédie que le monde ait jamais connue.
Quand on relit après un an de guerre ces manifestations théâtrales, on s'étonne que le côté ridicule, grotesque et odieux des prétentions du Kaiser n'ait soulevé dans un peuple de 70 millions d'âmes, qui se proclame à la tête de la civilisation et de la science, aucune protestation, pas même un haussement d'épaules ou une timide raillerie. C'est que l'esprit guerrier auquel le souverain fait plus expressément appel dans son second «manifeste aux armées de terre et de mer» est réellement prédominant dans la race. Il dirige non seulement les coeurs mais les intelligences, les consciences et les volontés. Le fanatisme militaire est à la fois la boussole du pilote et le vent qui enfle la voile de la barque nationale allemande. On comprend maintenant, à la lueur des incendies de la Wallonie et des Flandres, à la lecture des proclamations des généraux allemands, la sincérité des déclarations des aumôniers protestants et catholiques teutons: «Nous sommes Allemands d'abord, prêtres ensuite.» Cela n'est pas seulement exact chronologiquement, mais essentiellement, substantiellement, peut-on dire.
En Allemagne, le guerrier ne laisse guère subsister dans l'homme ce qui constitue ailleurs le citoyen, c'est-à-dire la liberté, le jugement, la conscience et la responsabilité qui résultent essentiellement du libre arbitre. L'Allemagne, éduquée à la prussienne depuis sa tendre enfance, est, par-dessus tout, un rouage de la grande machine militaire, même lorsque cette machine semble être au repos. Quand il s'agit de l'intérêt de la Grande Allemagne, son unique idole, il n'a d'autre pensée, d'autre opinion, d'autre règle de conduite que celle des chefs, celle du Kaiser, du chancelier et des généraux. Et dans ce pays hiérarchisé à outrance, celles-ci se résument finalement en une seule, celle de l'Empereur, le divin inspiré, le chef infaillible du peuple élu de Dieu. Il ne peut se tromper, il ne peut mentir, il ne peut se parjurer.
Un des vers les plus célèbres de Victor Hugo est ainsi conçu:
Ces deux moitiés de Dieu: le Pape et l'Empereur.
En Allemagne il n'y a qu'un représentant de Dieu, c'est Guillaume II. Et son infaillibilité est universelle et permanente, au contraire de celle du Pape qui n'est que relative aux questions de foi et de morale et ne s'exerce que dans des conditions très rares et très solennelles.
Le fanatisme pangermain permet de comprendre que les insanités et les énormités des allocutions de Guillaume II à ses soldats et à sa Garde impériale aient été accueillies avec une respectueuse déférence par ses sujets. Partout ailleurs qu'en Germanie elles auraient pour le moins soulevé le mépris et la pitié. On se serait même demandé si l'impérial orateur ne devait pas être interné dans une maison de santé.
Le monarque allemand mériterait en effet d'être qualifié d'insensé s'il n'était pas avant tout un comédien et un parjure et si son passé ne démontrait pas qu'après avoir été l'adorateur de la force, puis celui de la paix, il est devenu pangermaniste surtout par raison politique, pour conserver son influence sur ses courtisans et son peuple.
Notons d'ailleurs que sa démence est celle de toute une nation et n'est que l'exacerbation du sentiment patriotique et de l'esprit guerrier.
Sans aller jusqu'à se proclamer les élus de Dieu ou inspirés par Dieu, d'autres fanatiques de la guerre se rencontrent parmi des citoyens non germains ou même antigermains qui professent que la victoire crée le droit ou du moins le démontre parce que la force suppose et prouve la vertu.
HELBÉ.
(La Libre Belgique, n° 43, septembre 1915, p. 2, col. 2.)
Une poésie résume nos sentiments à l'égard de l'Empereur:
Il ne faut pas qu'il meure!
On dit que dans l'ombre, à pas lents,
Courbé, comme un fantôme, il erre,
Loin du front, loin de ses uhlans,
Cachant sa honte et sa colère...
Lui qui, fanfaron, portait beau,
Voici que le remords l'effleure,
On dit qu'il va vers le tombeau...
Il ne faut pas qu'il meure!
Il faut qu'il vive pour savoir,
Pour réfléchir et pour entendre...
Il faut qu'il reste là pour voir.
Que le destin le fasse attendre.
Il faut qu'il sache avant sa fin
Que son rêve n'était qu'un leurre...
Il faut qu'il souffre et qu'il ait faim...
Il ne faut pas qu'il meure!
Il faut qu'il voie, au jour marqué,
Crouler l'empire qui s'effrite;
Que comme une bête, traqué,
Il soit sans repos et sans gîte...
Que le suive le hurlement
De son peuple écrasé qui pleure...
Pour la beauté du châtiment,
Il ne faut pas qu'il meure!
Il faut qu'il sente autour de lui
Grandir l'effroi, monter la haine,
Et si son dernier jour a lui,
A la vie il faut qu'on l'enchaîne.
Qu'il soit seul, vieilli, faible et las,
Quand debout la France demeure...
Pour écouter sonner son glas,
Il ne faut pas qu'il meure!
Dieu, Toi qu'il ose encor prier
Malgré tous tes temples en cendres,
Entends-tu les mères crier
Et l'appel suppliant des Flandres...
Dieu, nous T'invoquons à genoux,
Sauve-le, retarde son heure;
Sa vie est notre otage à nous...
Il ne faut pas qu'il meure!!!
(La Soupe, n° 170.)
M. le baron von Bissing a une presse encore plus abondante. Opérons une sélection.
Voici d'abord une petite étude synthétique:
Les Preux de Prusse.
Le gouverneur général ne se
laisse guider, dans ses mesures, que par les
principes d'équité et son désir de favoriser
le bien-être du pays et de ses habitants.
(VON BISSING, 15 juin 1915.)
Le vieux général de cavalerie bombardé gouverneur impérial en Belgique ne peut se figurer que, dans le pays qu'il exploite, il existe un seul coeur qui ne le tienne pas en profonde exécration. Von Bissing inspire le dégoût par ses actes et par son hypocrisie; depuis six mois, il dépouille nos compatriotes en répétant qu'il ne veut que leur bien! Il pille, il rançonne les Belges, et il se rend odieux au suprême degré parce qu'il couvre son brigandage de stupides palliatifs: faisant le mal et le pis, il cherche à se donner des airs de bon apôtre! Cette duplicité explique la malédiction dont les Belges accablent le chef de leurs spoliateurs, et l'écho de ces sentiments que nous entendons à l'étranger. Il récolte ce qu'il a semé!
Et d'abord, qui est-il, ce maître exacteur? Un hobereau comme il y en a des milliers en Allemagne. Il représente obscurément cette caste militaire, nobiliaire et réactionnaire qu'on ne trouve plus ailleurs qu'en terre germanique. La noblesse gît dans l'âme et non dans les parchemins. Von Bissing offre le type du Teuton cupide et fourbe, en même temps que celui du hobereau tyrannique. Une telle nature exclut tout scrupule et toute finesse. Pour se donner un semblant de raffinement, von Bissing assista à des concerts et organisa même une audition d'orgue au Conservatoire de Bruxelles; il visita aussi les musées, sans oublier de s'y faire photographier (lui, insignifiant, en face du buste de notre grand Constantin Meunier!) ni de faire publier ce cliché en première page d'un illustré allemand vendu en Belgique...
Nous eûmes d'abord pour gouverneur von der Goltz pacha: il laissa d'exécrables souvenirs en préparant la besogne que son successeur devait accomplir.
Von Bissing, vieux panache de soixante-douze ans, commandait provisoirement un corps d'armée. Quand les hostilités éclatèrent, le VIIe corps partit... sans von Bissing! Le ramollot ne quitta pas les bords du Rhin! Mais ses troupes, en se ruant contre Liège, emportaient une proclamation que le conquérant en pantoufles leur avait dédiée afin qu'elles n'eussent point d'hésitation à répandre la terreur au delà de leur frontière. En guise d'adieu il adressa à ses hordes le papier suivant, où il mit toute son âme allemande:
«Lorsque les civils se permettent de tirer sur vous, les innocents doivent pâtir pour les coupables. A diverses reprises, les autorités militaires ont dit qu'il ne faut pas épargner de vies dans la répression de ces faits. Sans doute, il est regrettable que des maisons, des villages florissants, voire des villes entières, soient détruits! Mais cela ne peut vous laisser entraîner à des sentiments de pitié intempestive; tout cela ne vaut point la vie d'un seul soldat allemand. D'ailleurs, cela va de soi; il est superflu d'y insister.»
De loin, l'auteur de cette sinistre proclamation put se délecter à la lecture des horreurs que l'invasion commit en Belgique: il restera, pour l'opprobre de son nom, l'un des fabricants ou des propagateurs de l'infâme légende des francs-tireurs belges qui servit à l'extermination de milliers de nos compatriotes—parmi lesquels beaucoup de vieillards des deux sexes, ainsi que des femmes en couches et nombre d'enfants! Plus tard, von Bissing put voir de près, à Louvain et ailleurs, l'oeuvre immonde des brutes auxquelles il avait par avance donné prétexte à tuer, piller et brûler! Le chacal put parcourir ces cimetières d'innocents...
Demeuré à Dusseldorf, von Bissing s'embusqua dans l'administration intérieure: il devint—poste glorieux!—inspecteur des camps de prisonniers... Or, ce bon apôtre découvrit que le public allemand, du moins la jeunesse, montrait un certain empressement auprès des baraquements où l'on parque les captifs; à cet intérêt se mêlait parfois un peu de pitié... Vite von Bissing publia des avis «pour qu'on cesse d'étaler vis-à-vis des prisonniers un apitoiement déplacé»! Une de ces diatribes vaut d'être citée: «Ayez donc plus de conscience allemande? Dois-je encore répéter cette remontrance? On le dirait! D'après les rapports qui me sont transmis de Munster et d'ailleurs, on a encore offert aux prisonniers des friandises, notamment du chocolat, et ce malgré la défense faite. Votre âme compatissante, mais antiallemande, n'entend-elle pas les cris de détresse de nos prisonniers en France? Soyez sûrs que, là-bas, on ne leur donne point de chocolat!.. Ce sont surtout des enfants, des adolescents, en particulier des jeunes filles, qui se pressent continuellement autour des prisonniers. Elles manquent tout à fait d'éducation! Il appartient aux familles et aux écoles de changer cela: si les avertissements restent sans effet, on recourra efficacement à des punitions exemplaires pour réprimer ces façons d'agir antiallemandes.»
Avec sa mensongère allusion aux mauvaises conditions de vie des prisonniers allemands, ce texte constitue un document précieux. Retenons que la jeunesse allemande n'est pas incapable de sentiments généreux, mais que ses éducateurs s'accordent pour tuer ce bon germe. La pitié envers des ennemis désarmés est antiallemande: ils font entrer cela, et bien d'autres monstruosités, dans le coeur et dans la tête des enfants, soit par la persuasion, soit par la force! Étonnez-vous alors de la férocité des adultes! Instruction et barbarie obligatoires! Chez les cannibales, la bonne éducation consiste à dévorer les captifs; chez d'autres sauvages; on les empale ou on les scalpe. Von Bissing ne va pas si loin: il est «kultivé», lui? Noblement il enseigne qu'il faut mépriser les vaincus et n'avoir aucune compassion pour eux: voilà, Mesdemoiselles, la bonne éducation et la pure conscience allemandes!
Nous verrons les effets de ces principes sur von Bissing et sur sa famille. En décembre, il fit arrêter la comtesse de Mérode, femme du grand maréchal de la Cour de Belgique. A défaut du moindre semblant de culpabilité, le conseil de guerre dut acquitter l'inculpée. Alors, le preux «freiherr», selon les règles de la chevalerie prussienne, voulut user d'un droit extraordinaire dont il est investi et déporter Mme de Mérode en Allemagne! Il fallut les plus grands efforts pour obliger ce goujat à lâcher sa proie innocente! En mai, il parvint à prendre en défaut la femme de notre ministre de la Justice; du moins lui fit-il octroyer quelques mois de prison; puis, en vertu de son droit discrétionnaire, le butor décida que la relégation en Allemagne durerait jusqu'à la fin des hostilités! Voilà des exemples, entre cent, de sa parfaite éducation allemande!
Mais continuons avec ordre l'examen de la carrière de ce Jean-foudre-de-guerre. Après avoir banni des camps de prisonniers les petites marques d'intérêt qui auraient pu mitiger les pénibles souvenirs de captivité, von Bissing vint en Belgique. Il annonce d'abord par affiche son intention de faire renaître en Belgique l'activité économique et de soutenir les victimes de la guerre. Cela parut étrange, au moment où Berlin mettait tout en oeuvre, mensonge et falsification, pour faire croire que la Belgique méritait ses châtiments. Les Belges pensèrent comme autrefois les Troyens: Timeo Danaos, et dona ferentes—traduction libre: Je me défie des Alboches, même quand ils promettent de nous aider. Ou la Belgique est innocente et tous les égards lui sont dus; ou elle est coupable et ne mérite aucune sollicitude. Les Belges avaient raison de se défier! En même temps qu'il publie ses bonnes intentions, von Bissing inflige au pays, qui se débat dans les pires difficultés, une nouvelle contribution de guerre de 480 millions! Cela lui vaut de l'avancement: le voilà «generaloberst». Le grade qu'il n'avait pu décrocher comme officier, il l'obtient comme spoliateur. Gloria! Victoria!
L'hiver fut dur aux Belges. Von Bissing avait raflé les victuailles, vidé les étables et poussé les producteurs à dissimuler des vivres. Aux États-Unis, au Canada, au Chili, en Hollande, en Suisse, en Italie, on s'indigne vivement des extorsions d'argent commises en Belgique. Le gouverneur place sous la surveillance de ses bureaux les sociétés où des étrangers belligérants ont des intérêts; ce qui permet à des banquiers allemands de se caser en Belgique aux frais desdites sociétés qu'ils dépouillent méthodiquement. La masse souffre de faim et de froid; la détresse se généralise.
On ne voit le «generaloberst» que flanqué d'estafiers; il ne sort qu'en auto. Ne croyez pas ses photographies, reproduites même en carte postale, où la retouche donne au «freiherr» décrépit un air martial: comme une vieille cocotte, il se fait rajeunir... En vérité, il est fort délabré. Tête antipathique au possible; longue moustache horizontale, face osseuse et mâchoire lourde; type bestial, annonçant une intelligence médiocre et une âme vulgaire. Sa carrière et ses actes confirment ce pronostic. Ses extorsions d'argent, grandes et petites, constituent véritablement du banditisme. De tels faits n'ont aucun précédent dans la guerre moderne; ils n'ont d'équivalent dans nulle expédition militaire; c'est une innovation spécifiquement allemande. En s'assurant le versement de 480 millions, von Bissing s'engagea à ne plus imposer ni provinces ni communes; mais, ayant conservé son «droit» d'infliger des amendes, il en use et en abuse. En outre, il se rattrape sur les particuliers et crée notamment un impôt à charge des citoyens ayant quitté le pays!
Faute de chemins de fer, d'autos, de chevaux, certaines régions ne purent recevoir les vivres du Comité national; aussi la nation belge connut-elle les pires privations. L'évasion de nos jeunes gens et l'introduction de fonds donnent beaucoup de tintouin à notre gouverneur; il suffit de lui parler de cela pour voir frémir les muscles qui lui pendent sous le menton. La frontière hollando-belge est barrée de postes à pied et à cheval, avec réflecteurs et téléphone, de fils de fer, de fossés et de pièges. Autant il soigne ces organisations-là, autant il néglige les besoins du pays. Ainsi, il limite les déplacements dans les provinces; puis il frappe d'interdit la plupart des produits industriels; les transactions sont entravées. Voilà qui favorise à rebours la reprise des affaires! Quand l'autorité prussienne édicte un tarif des denrées, des fourrages ou des viandes, c'est à seule fin de soustraire l'intendance militaire à la hausse générale, mais sans se soucier des intérêts de la nation. Dans tous les domaines, poursuites, amendes, vexations et spoliations continuent. Von Bissing provoque un conflit avec la Croix-Rouge de Belgique; une fausse Croix-Rouge de Belgique est alors constituée par von Bissing, avec l'argent de la vraie qu'il a confisqué.
Dès les beaux jours de mai, le gouverneur se retire à la campagne. Quoi? Au front? En campagne? Non, non! Pas de ça! Il s'octroie une villégiature: ayant jeté son dévolu sur une propriété des environs de Bruxelles, à Trois-Fontaines, il en dépossède le châtelain et s'y installe à sa place! Pendant que lui et ses créatures vivent bien, la misère provoque des émeutes dans le bassin de Liège... Puis, dans la presse qui lui obéit, von Bissing expose que «ses intentions de faire renaître la vie économique sont remises en question» parce que les ouvriers de l'arsenal de Malines refusent de travailler! Il s'agit que tout le personnel des cheminots prussiens soit mobilisé pour l'établissement d'une ligne stratégique d'Aix-La-Chapelle à Bruxelles. Nos ouvriers refusent de reprendre le travail.
Et sa mission de restaurer les affaires en Belgique? Elle existe, mais toujours à l'état d'intentions. Depuis décembre, il les annonce. En juin, il les réitère. En attendant, il enlève nos machines-outils et nos matières premières, pour les envoyer en Allemagne! Mais d'amélioration économique, due à son initiative, pas trace!
Sachez que cet homme providentiel fait... de l'assistance sociale! Ne riez pas! Cela se trouve imprimé dans le bulletin de la fausse Croix-Rouge de Belgique et confirmé par une conférence donnée à Berlin par la freifrau von Bissing en personne. Donc, cela aussi existe. N'en doutons pas. Tout cela existe... sur le papier. On le chercherait vainement ailleurs. Mais ce que l'on trouve dans toutes les provinces administrées par ce digne Prussien, c'est le banditisme sous les formes les plus répugnantes; et c'est le désoeuvrement forcé, avec la misère; et c'est l'exécration de l'Allemagne! L'histoire de son séjour à Bruxelles se résume en peu de mots: continuelles extorsions d'argent; entraves à l'activité industrielle des Belges; aggravation de la détresse publique; impuissance totale à rien améliorer. Ce n'est pas l'encaisse de la vraie Croix-Rouge de Belgique (80.000 fr.), dont une petite partie serait distribuée à quelques douzaines de pauvresses par la fausse Croix-Rouge de Belgique, qui soulagerait les maux que von Bissing a répandus dans le pays entier! Après tant d'autres bluffs prussiens, celui de l'assistance, comme les autres, ne laissera que... du papier.
Au reste, un menteur finit toujours par se faire prendre. Von Bissing a avoué lui-même son impuissance dans le domaine constructif: le 16 juin, un avis du gouverneur, publié dans la presse à tout faire, vint nous rappeler «son désir de favoriser le bien-être du pays». Donc, six mois après sa première proclamation, il en est toujours à la période du «désir» et des «intentions». Mais, en même temps, il unifie les ordonnances restrictives du commerce et de l'industrie en ce qui regarde les vivres, les machines métallurgiques, les moyens de transport, les métaux et minerais, les produits chimiques, les textiles, les huiles et graisses, les cuirs, le caoutchouc, le bois, le papier, etc. La liste des transactions soumises à autorisation est interminable. Bien entendu, toutes les affaires restent libres... vers l'Allemagne!
Au total, les uniques réalités qui marquent le règne de von Bissing en Belgique sont d'abord son brigandage et ensuite son favoritisme au profit des intérêts prussiens. Cela, ce sont des faits, attestés et signés par lui-même dans une série d'arrêtés publics. Le surplus (renaissance économique, assistance, souci du bien-être des Belges) est un composé d'impudent mensonge, de bluff puéril et de basse hypocrisie.
Par ses excitations barbares, von Bissing a participé aux massacres commis en Belgique. Par ses ordonnances, il y a organisé la rapine. Voilà son oeuvre. Elle se traduit pour nous en un tas de cadavres et, pour lui, en un tas d'or. Et ce vieux bandit s'étonne que ses victimes le traînent sur la claie et que le monde entier lui jette l'anathème!
(La Vérité, n° 7, 29 juin 1915, p. 5.)
Dans le n° 30 de La Libre Belgique, le même qui donne aussi l'amusant portrait du gouverneur43, on raconte son installation au château de Trois-Fontaines.
43 [ Voir Comment les Belges résistent..., fig. 1.]
Inconvénients des grandeurs.
Les sommets attirent la foudre. M. le freiherr von Bissing, gouverneur général «oberst» de la Belgique, s'est installé gratis, on le sait, dans le beau domaine des Trois-Fontaines-lez-Vilvorde, appartenant à M. Orban, celui-ci ayant refusé de le lui louer. Des pancartes mises au coin des rues principales de Bruxelles annoncent à tout le monde la route qu'on doit prendre pour se rendre chez le bien-aimé gouverneur: Zum Schloss Trois-Fontaines.
Or, il paraît qu'il vient de déménager à la suite de l'incident qui a marqué la chute des zeppelins d'Evere, de Mont-Saint-Amand-lez-Gand. Un des aviateurs anglais aurait, paraît-il, en passant par-dessus les Trois-Fontaines, salué irrespectueusement le château d'une bombe qui ne l'a pas atteint. M. von Bissing a jugé qu'il serait plus sûrement protégé contre ces manifestations intempestives, en logeant en dessous des greniers qui abritent momentanément les Belges signalés à la vindicte de la «Kommandantur allemande». Les aviateurs alliés respecteront évidemment des citoyens aussi dignes d'égards.
Un conseil, M. von Bissing; allez à Saint-Gilles, vous y serez certainement en sécurité, et la société qu'on y trouve actuellement est des plus honorables.
HELBÉ.
(La Libre Belgique, n° 30, juin 1915, p. 4, col. 1.)
Un article qui a dû faire particulièrement plaisir à notre gouverneur général est celui où l'on rappelle ses instincts de pillard:
Les exploits du gouverneur général en Belgique, baron von Bissing, pendant la guerre de 1870.
RÉCIT D'UN TÉMOIN AMÉRICAIN
Dans le numéro du 25 mars 1913, la revue Le Correspondant publiait une étude intitulée: «Le premier des correspondants de guerre», contenant l'histoire du célèbre Russell, correspondant du Times, sur les principaux théâtres des diverses guerres survenues depuis un demi-siècle. Au sujet de la guerre franco-allemande de 1870 et plus particulièrement de l'incendie de Saint-Cloud, nous trouvons page 1211 ce qui suit:
«Russell, chargé de suivre la campagne, ne voulut pas voir brûler Saint-Cloud, mais il eut les impressions toutes fraîches d'un de ses collègues, le Dr Scoffern, correspondant occasionnel d'un journal AMÉRICAIN. Celui-ci fut le seul civil qui se trouvait au château quand l'incendie éclata. Il profitait d'une accalmie du bombardement pour vérifier les dégâts causés par les obus.
«C'est seulement jeudi matin 17 octobre, dit-il, que je m'aventurai à visiter le palais et je suis bien content de l'avoir fait et d'avoir vu ces merveilles, même abîmées. Ce qu'il y avait de porcelaines, de lits, de pendules, de statues, etc., vous pouvez vous l'imaginer, mais cela ne peut se décrire. Ge capitaine von Strautz, commandant du palais, m'avait donné la permission de ramasser tout ce que je voudrais de porcelaines brisées; je l'ai fait, ne me doutant guère que, quelques heures plus tard, nous pourrions prendre autant de trésors que nous serions capables d'en emporter.
«Vers 2 heures, comme nous dînions, nous entendîmes un craquement si près qu'il nous étonne, quelque accoutumés que nous fussions à cette sorte de bruit. «Le palais brûle», crie un homme de garde. Nous laissâmes là notre champagne pour aller voir. C'était vrai, les flammes sortaient d'un grenier... Je rédigeai une dépêche et l'expédiai. Puis nous revînmes à notre champagne. «Messieurs, dit le capitaine von Strautz «avec solennité, je suis le dernier commandant de Saint-Cloud. Allons tous «dans les grands appartements. Nous en emporterons un dernier coup «d'oeil et un souvenir. Prenez ce que vous voudrez: vins, tableaux, livres, «n'importe quoi.»
«J'y allai avec le lieutenant VON BISSING et le major von Glass; voyant que je ne prenais rien pour moi, CES BONS CAMARADES ME PRESSÈRENT DE LE FAIRE. «Ma position, parmi vous, est délicate, Messieurs, répondis-je; je «ne prendrai rien qui ne me soit offert.» SI VOUS LES AVIEZ VUS!! De tous côtés, de toutes les mains je recevais des objets aussi beaux que ceux qu'aurait pu imaginer un conteur arabe. Hélas! la nuit venait, les flammes et la fumée gagnaient. Les appartements du palais étaient un vrai labyrinthe; je fus obligé d'abandonner des objets de grande valeur, car je n'aurais jamais pu les sauver. Dehors toute la surface du gazon était couverte de vases, de tableaux, de pendules, le tout éclairé par les feux de bivouac, autour desquels passaient des soldats enveloppés de rideaux en soie rouge, bleue, or, jaune, comme dans une pantomime. Un d'eux s'était enroulé dans le couvre-pieds en soie de l'impératrice; un autre avait mis cuire des pommes de terre dans une soupière en Sèvres, marquée aux armes impériales.
«Près des deux tiers de la bibliothèque furent sauvés, mais comme il pleuvait, les livres furent quelque peu endommagés. Je vous laisse à penser ce que fut la fin de cette nuit; je ne puis le dépeindre.
«NOTE.—Russell suivit les opérations de la IIIe armée, grâce au bon vouloir du général von Blumenthal, chef d'état-major. Von Bissing, actuellement général de cavalerie, né le 30 janvier 1844, fit la campagne de 1870 comme lieutenant adjudant près le commandement supérieur de la IIIe armée.»
Sans commentaire.—La Belgique est gouvernée par le pillard de Saint-Cloud!!!
(La Libre Belgique, n° 45, septembre 1915, p. 4, col. 1.)
Enfin, disons encore l'opinion excellente, et si juste, qu'on a de lui en Allemagne:
La vérité en Allemagne.
Extrait du journal Allemand Die Woche, du 18 avril 1915:
«Mais l'homme qui fit merveille en Belgique est le sympathique freiherr von Bissing, gouverneur général, qui sut se faire respecter par le peuple belge, devenir populaire, et qui est à présent la vénération du peuple belge.»
Oh! là! là!
(La Libre Belgique, n° 51, novembre 1915, p. 4, col. 2.)
C. L'UNION MORALE DES BELGES
Le jour de la Fête nationale, des Bruxellois appartenant à tous les partis politiques assistaient à la grand'messe à Sainte-Gudule. En effet, depuis l'occupation allemande, les Belges ont de commun accord oublié les anciens désaccords de parti. Ceux qui appartenaient aux groupements politiques les plus disparates siègent à présent dans les mêmes comités; jamais il n'y est question de ce qui les divisait; ils ne parlent que de ce qui les unit: la lutte contre les oppresseurs et les tortionnaires. Les anciens antagonismes ont été aplanis, et les Belges sont entrés tous ensemble dans une même confrérie, l'anti-prussianisme.
La plus belle manifestation de cette trêve des partis est la composition de nos feuilles clandestines: toutes donnent indistinctement des articles écrits par les personnalités politiques les plus diverses.
Quelle aubaine pour nos ennemis s'ils réussissaient à ranimer nos querelles de jadis, à dresser de nouveau les flamingants contre les Wallons, les doctrinaires contre les avancés, les socialistes contre les bourgeois, les libéraux contre les catholiques...
Dès le mois de septembre 1914, ils avaient aidé à la création d'un journal, L'Écho de Bruxelles, qui menait une campagne acharnée contre le Gouvernement et contre nos Alliés. En pure perte, d'ailleurs.
Un article de La Vérité résume les vains efforts de l'Allemand pour rompre l'accord patriotique des partis:
Défions-nous des Allemands.
Défions-nous comme de la peste des agents de l'Allemagne!
Il en est de diverses espèces. Tout d'abord, la bande militaire et civile qui se goberge à Bruxelles, à Anvers, à Liège, à Gand et dans une foule de localités moins importantes. Ces gens sont grassement payés: comme base de comparaison, sachez que von Bissing touche 100.000 francs l'an en qualité de gouverneur général. Tous ces parasites touchent de la guerre des profits immédiats.
Outre les embusqués à galons, von Bissing, von Kraewel, von Huene, etc., et les budgétivores des bureaux civils, von Sandt, Gerstein et des milliers d'autres, il y a toute une nuée d'immigrés (près de 10.000 à Bruxelles seulement) dont chacun est un agent de l'Allemagne.
L'autre catégorie est composée de Belges, oui, de Belges! Ce sont les bavards peu perspicaces qui vont colportant les insanités ou les perfidies importées de Berlin. Le geignard qui se plaint de la lenteur des opérations; le premier imbécile venu qui se permet de trancher les plus épineuses questions diplomatiques ou de donner des conseils de stratégie à Joffre; le médisant qui écoute et répète des rumeurs malveillantes: voilà des agents de l'Allemagne; car l'ennemi, surpris et irrité de la sourde insoumission des Belges, cherche à les diviser et se sert de l'irréflexion de certains individus.
Déjouons cette tactique! Défions-nous de ces menées occultes! A ceux qui s'y laissent prendre, ouvrons les yeux; et, s'ils s'entêtent, dans leur incompréhension, ridiculisons-les de façon qu'ils perdent tout crédit.
On se rappelle les accusations lancées naguère contre trois notables d'Anvers. Cette calomnie se fondait sur un article du Tijd, lequel article n'avait qu'un défaut, celui de n'avoir jamais été publié dans ce journal hollandais ni dans aucun autre. Il en circula une prétendue copie, qui était l'oeuvre des Allemands 44. L'article et son contenu, tout était faux, archifaux! Par ce moyen, on espérait diviser les Belges45!
44 [ Voir p. 28. (Note de J. M.)]
45 [ Voir p. 29. (Note de J. M.)]
Défions-nous des pièges! Plus récemment, des cervelles obscures, amies du dénigrement, ont découvert que le général Pau est brouillé avec le maréchal Joffre! Pau avait un plan (évidemment admirable) pour libérer la Belgique, mais Joffre n'en voulut point. D'où le départ de Pau pour la Russie! C'est donc par la faute de Joffre que nous restons envahis, car maintenant les conditions favorables sont changées... L'infamie berlinoise embaume ce radotage, destiné à rendre antipathique le généralissime français. Et il y a des Belges qui donnent dans ce panneau! Cela fait pitié!
Une autre fable, colportée en ces derniers temps, opposait le Pape, créature de l'Autriche, au cardinal Mercier. Benoît XV aurait désavoué le prélat belge et celui-ci aurait fait acte de repentir... Cette trame est teutonne: elle tend à diviser les Belges sur la question religieuse. Remettons les discussions à plus tard et restons unis.
On a essayé également de mettre les Belges face à face au moyen de la question des langues. On place le français au dernier rang, on impose la traduction flamande au cinéma, on excite les flamingants et les wallingants. C'est peine perdue! Pourtant, quelques gros malins, sans se douter du coup d'épaule qu'ils donnaient à l'ennemi, ont ébauché une querelle. Différons le débat, donnons-nous la main!
N'a-t-on pas fait courir le bruit, avec l'aide des gens à courte vue, que deux généraux belges, convaincus de trahison, étaient enfermés dans la tour de Londres!!! Les esprits peu pénétrants et les gens qui cultivent le potin ont repris ce conte inepte où tout, à commencer par l'ingérence étrangère, révèle la manière berlinoise.
Celui qui écrit ces lignes connut la guerre de 1870 et peut attester que ce système de calomnies se pratiquait déjà alors.
On dit que les lettres anonymes pleuvent aux «Kommandanturs». Mensonges! Mais les faussaires qui ont altéré des documents trouvés à Bruxelles et publié de faux journaux belges sont très capables de fabriquer des pseudo-dénonciations. Ne croyez pas ces ignominies! Et n'oubliez pas que des milliers de mouchards teutons épient les conversations, font jaser les bavards et font leur sale métier dans l'ombre.
La question des «absents» est du même tonneau... de Munich. Voilà à coup sûr une machine des Alboches. S'ils ne l'ont pas inventée, ils ont certes adapté à leurs manigances cette idée gantoise, qui leur parut un bon moyen de division. On ne sait trop comment, naguère, la campagne menée à Londres par quelques Belges contre le principe de la «taxe à charge des absents» dégénéra en querelle et opposa les Belges du dehors à ceux du dedans. Cette absurdité poussa sur la bonne cause comme un chancre sur l'arbre fruitier; mais l'énormité resta pour compte à son auteur, qui fut désavoué par ses compatriotes émigrés. Cet incident fut vite oublié. Or, cette affaire, déjà grossie ici dans son temps, revient sur le tapis. Des agents berlinois ont soufflé à quelques compères inconscients que les Belges de Londres vivent bien, s'enrichissent et se moquent de leurs compatriotes du continent. Sur ce thème méchant, injuste et bête, le compère peu intelligent brode un peu, se fait le propagandiste de l'accusation teutonne et lui donne de la dispersion. Évidemment, elle ne va pas loin, mais l'ensemble de ces rumeurs peut écoeurer de braves gens mal informés. Ce qui fait écumer les Prussiens, songez-y donc, c'est que les Belges s'emploient utilement chez nos Alliés: nos ingénieurs, mécaniciens, contremaîtres, armuriers, métallurgistes, tourneurs, horlogers fabriquent des munitions d'artillerie; nos selliers et cordonniers travaillent pour la cavalerie; charpentiers, carrossiers, pour l'équipage; ouvriers et ouvrières de tissages et peignages, tailleurs, etc., s'occupent au vêtement, et ainsi de suite. Les armées en campagne leur doivent en partie leur bon équipement. N'est-ce pas servir son pays? Dans les services du railway, dans les usines françaises, dans les champs, les Belges remplacent ceux qui se trouvent au feu. N'est-ce pas se rendre utile à la cause commune? Mais voilà ce que les agents berlinois ne soufflent pas à leurs auditeurs trop crédules!
Il était matériellement et humainement impossible que tous les Belges prissent le chemin de l'étranger. Le droit de rester est aussi absolu que celui de partir. Ceux qui sont demeurés au pays et montent la garde dans nos villes et nos campagnes, protègent leurs foyers ou ceux des absents, préservent les récoltes, etc., ceux-là prouvent la sincérité de leur attachement au sol natal; ils se rendent utiles en maintenant, face à l'ennemi, l'union belge; ils aident au ravitaillement des affamés... et au recrutement des guerriers. Tout le long de l'histoire de l'occupation, on verra s'affirmer l'insoumission des Belges, libres quand même! Cela aussi était nécessaire.
A part la caste des commerçants exploiteurs qui s'avilit chez nous comme en Allemagne, en Hongrie, en France et même en Hollande, en Espagne, etc., et qui forme le clan indigne, tous les Belges ont accompli leur devoir.
Malgré l'inconsciente complicité des imbéciles, l'union morale de la nation en face des barbares n'a pas fléchi. Ce sera une des belles pages de la guerre.
Plus tard, nous redeviendrons catholiques ou anticléricaux, flamingants ou francophiles, royalistes ou républicains, socialistes ou réactionnaires. Mais, pour le moment, tout antagonisme doit rester en suspens. L'ennemi ne parviendra pas à nous diviser. Une immense fraternité unit les coeurs belges; français, anglais, contre l'ennemi commun: le Prussien.
Persévérons! Entr'aidons-nous! Aimons-nous! Ne critiquons personne; d'ailleurs, nous ne possédons aucun document complet pour juger les choses. Attendons unis, fermes et toujours confiants. Et continuons notre résistance. Nous ne demandons pas de folles témérités. Il suffit de n'aller au-devant d'aucun désir de l'ennemi et de se plier à ses ordres lorsque, ayant fait tout son possible pour s'y dérober, on reconnaît l'impossibilité d'y parvenir. Le pouvoir usurpateur est illégitime; ses ordonnances, appuyées sur la force et la contrainte, n'ont aucune valeur; les conventions imposées sont des chiffons de papier. Tâchons de ne pas entrer en conflit avec l'arbitraire et la brutalité de nos tyrans; mais n'hésitons pas à faire tout ce qui peut leur nuire puisque nous ne sommes pas armés en face de leurs fusils, mitrailleuses et canons, combattons-les par notre attitude indépendante qui les démoralise. Que notre optimisme les démonte et les fasse douter d'eux-mêmes. Que notre constance et notre sourde hostilité les découragent! Montrons nos couleurs nationales! Avec cette insoumission continuelle et un complet éloignement des Prussiens qui infestent nos cités, en un mot avec du mépris et de la dignité, chacun de nous peut accomplir son devoir tel qu'on est en droit de l'attendre d'un bon citoyen.
(La Vérité, n° 1,2 mars 1915, p. 9..)
Nous avons cité plus haut (p. 29) Le Fouet, organe manifestement inspiré par nos bourreaux, qui s'occupe de souffler la discorde entre libéraux et cléricaux, entre Wallons et flamingants, entre les Belges et les Alliés.
C'est surtout la querelle flamande-wallonne qu'ils essaient d'exploiter à leur profit, d'abord en créant de multiples journaux germanophiles flamands (p. 67), dont le principal rôle doit être, sans aucun doute, d'attirer sur eux, et par contrecoup sur les Flamands, la colère de la population wallonne; puis en ouvrant à Bruxelles un théâtre flamand (p. 141). Mais ce ne sont là que deux des chaînons dans la longue série de tentatives faites pour raviver les animosités linguistiques. La flamandisation de l'Université de Gand en est un autre. Nous n'insisterons pas sur cette malencontreuse équipée, dont le fiasco est évident pour tout esprit raisonnable.
Il nous suffira de reproduire deux passages de la lettre ouverte de M. Wilmotte, qui a circulé sous le manteau en Belgique:
Lettre ouverte du professeur Maurice Wilmotte au recteur de l'Université allemande de Gand.
MONSIEUR,
Je ne vous connais pas, et ne veux point vous connaître. Êtes-vous
le pédagogue luxembourgeois dont le nom a été prononcé? Êtes-vous
l'inquiétant linguiste dont le cléricalisme foncé cachait mal les
appétits de faveurs et de places? Êtes-vous un juriste, un médecin ou un
apothicaire?
Je n'en sais rien, et il n'importe guère. Pour nous, Belges unis dans l'espoir d'une revanche, due à notre loyauté, tout homme qui pactise avec nos oppresseurs est un ennemi, dont nous souhaitons le châtiment. Si cet homme est, en outre, un pédagogue attitré et assermenté, s'il a charge d'âmes, son cas devient plus grave. Ce n'est pas lui seul qu'il déshonore, c'est le troupeau dont il est le mauvais berger, sur lequel il attire la malédiction des bons citoyens, restés fidèles à leur prince et aux institutions nationales. Corrupteur des esprits, il pèche plus criminellement par l'exemple et encourt une double responsabilité.
Sans doute nos collèges et nos écoles primaires sont restés ouverts; mais, dans ces maisons où l'on n'a cessé de prêcher l'union de tous les Belges et le respect de nos lois, l'espionnage germain n'a pu exercer son action déprimante, et la vie scolaire, comme la vie administrative, n'a cessé de poursuivre son cours, prouvant à nos maîtres du moment que les habitants d'une terre libre gardaient, dans la pire calamité, des vertus intangibles.
Au contraire, nos étudiants sont, depuis de longs mois,—et ils auraient
dû être toujours—appelés à remplir un devoir de solidarité sociale
infiniment plus sacré que celui de s'instruire au contact de maîtres
savants. Le grand maître de l'heure, c'est le canon, et il n'y a pas de
voix qui puisse rendre plus attentif un jeune homme de vingt ans, dont la
patrie est meurtrie sous les sabots des cavaliers ennemis. La place de
nos étudiants est aux environs de Dixmude; elle n'est pas dans les
amphithéâtres désertés, que nos professeurs refusent unanimement d'animer
de leur parole. Comme l'a dit admirablement le recteur de l'Université de
Bruxelles, les rares élèves qui se proposent maintenant la conquête d'un
diplôme ne valent pas la peine d'être enseignés....
....................
Il est, Monsieur qui n'êtes point mon cher collègue, ni mon collègue du
tout, il est pour une telle apostasie des précédents historiques et des
désignations consacrées. Je veux vous les épargner et je préfère vous
envoyer l'expression du seul sentiment qui puisse survivre à votre égard
dans un coeur belge, du sentiment de pitié.
M. Wilmotte.
(L'Echo belge, 10 juillet 1916, p. I, col. 2.)
Hâtons-nous de dire que les chefs du mouvement flamand ont immédiatement compris la nécessité de déjouer les manoeuvres allemandes. Ainsi, déjà en juillet 1915, ils faisaient circuler une déclaration animée du plus pur patriotisme. En voici la traduction:
Les soussignés, Belges flamands, tiennent à faire la déclaration suivante:
1° Toute faveur que l'autorité allemande accorderait, contrairement aux lois belges, à une partie de la population, serait considérée comme indésirable et inacceptable;
2° Ils déclarent que des journaux récemment créés qui, sous le manteau du flamingantisme, servent des intérêts autres que ceux de la Belgique, ne représentent aucune fraction du mouvement flamand;
3° Ils font un appel à leurs compatriotes flamands et wallons, pour qu'on laisse reposer tous les différends linguistiques aussi longtemps que la liberté de la Belgique est entravée par l'occupation étrangère.
Traduisons aussi la déclaration qui est inscrite en épigraphe à la manchette de De Vlaamsche Leeuw (pl. VI):
En ces temps de deuil et d'épreuves, nous, Flamands, nous nous groupons sans condition, avec nos frères wallons, autour du drapeau tricolore belge et nous partageons avec eux les mêmes besoins et les mêmes dangers.
Nous sommes convaincus que, lorsque la victoire finale sera obtenue, nous partagerons également ensemble les mêmes droits.
Aucun moyen n'est négligé par nos ennemis pour s'attirer la bienveillance des Flamands. N'ont-ils pas imaginé de proscrire les noms français des faubourgs de Bruxelles! Et voyez comme ils réussissent bien. Le cachet que la poste allemande appliqué sur les lettres à Forest est ainsi conçu: Vorst bij Brüssel—Belgien (pl. XVI). Or Vorst bij (Forest près) sont des mots flamands, mais Brüssel—Belgien sont allemands.
D. L'ARDEUR PATRIOTIQUE
1. Le recrutement.
La patrie est en danger! Cette pensée a immédiatement aplani nos petits dissentiments, si insignifiants devant nos angoisses actuelles. D'une commune ardeur, tout le monde s'est mis à l'oeuvre. Les uns organisent l'opposition contre la bande de spoliateurs armés qui sévit sur notre pauvre pays; d'autres s'occupent du ravitaillement; les jeunes partent pour l'armée.
a) Les difficultés.
S'enrôler n'est pas chose facile, car les Allemands s'y opposent naturellement de toutes leurs forces. La Belgique est comme une grande cage, entourée d'une triple barrière de fils barbelés et de fils à haute tension. A tous les débouchés de la clôture veillent des sentinelles; entre les postes circulent des patrouilles de fantassins accompagnés de chiens policiers, des cavaliers, des cyclistes, des canots automobiles. La nuit, les rayons des projecteurs balaient l'espace. Le long de la frontière, sur une largeur de 5 à 10 kilomètres, est une zone où nul ne peut circuler sans autorisation; et il faut un autre permis pour pénétrer dans une dernière bordure, large de 200 mètres, où toutes les maisons ont été évacuées.
Malgré tout, plus de 20.000 jeunes gens se sont évadés de cette prison et ont pris du service dans l'armée belge. Des métallurgistes, en nombre au moins égal, sont allés vers les fabriques de munitions en Angleterre et en France. Même, des milliers de femmes et de jeunes filles ont bravé la mort par électrocution ou par fusillade, les unes pour rejoindre leurs maris, les autres pour s'engager comme infirmières dans nos ambulances, car à celles-ci aussi le Gouvernement allemand refuse systématiquement des passeports.
Comment passent-ils? Le lecteur comprendra que nous ne puissions pas donner de détails. Contentons-nous de citer quelques faits que nous connaissons personnellement. En janvier 1916, 28 miliciens et 4 infirmières passèrent ensemble par la province d'Anvers. Pendant le mois de décembre 1916, 70 jeunes gens, après avoir abattu un officier et deux sentinelles, gagnèrent la Hollande par la frontière limbourgeoise; un groupe de 20 Belges traversa la Meuse à la nage; enfin, 42 hommes s'évadèrent par la frontière Liégeoise, sur un remorqueur.
Il n'y a pas que des barrières physiques. Chaque fois qu'un Belge est tué à la frontière par le courant électrique, son cadavre reste accroché aux fils de fer pendant plusieurs jours, en guise d'épouvantail, par exemple le corps de M. Jacob, de Liège, en décembre 1915. Quand on en abat un à coups de fusil, les journaux domestiqués s'empressent d'apprendre sa mort à leurs lecteurs. Si les patrouilles réussissent à s'emparer d'un petit groupe de miliciens, leur condamnation est publiée dans les mêmes feuilles.
Par jugement du 11 février 1916, le tribunal militaire de Namur a condamné:
Franz Sacré, ouvrier d'usine à Grand-Manil; Joseph Bourgeaux, électricien; Paul Debroux, employé; Fernand Leclipteux, ébéniste; Hector Leroy, ouvrier; Marcel-Augustin Colin, typographe, tous domiciliés à Gembloux, à trois ans de prison pour avoir entrepris de passer la frontière sans la permission prescrite, dans le but de s'enrôler dans l'armée belge.
(L'Ami de l'Ordre, d'après La Belgique [de Rotterdam], 1er mars 1915, p. 2, col. 1.)
Nous avons vu plus haut (p. 67) que certains journaux, tombés encore plus bas, publient les noms de ceux qui cherchent à passer la frontière.
Une autre barrière morale est celle-ci. Les Belges en âge de milice doivent signer une déclaration disant qu'ils ne prendront pas les armes contre l'Allemagne; ceux qui refusent sont envoyés comme prisonniers de guerre dans un camp allemand (L'Ami de l'Ordre, 7 et 8 mai 1915). Les jeunes gens de l'agglomération bruxelloise doivent se présenter régulièrement au bureau allemand de milice (affiches du 17 mars 1915 et du 3 avril 1915.) Voici la dernière de ces deux affiches:
Avis officiel concernant les Belges qui doivent se faire inscrire.
Il résulte des listes remises par les communes de l'agglomération bruxelloise qu'un certain nombre de Belges ayant l'obligation de se faire inscrire, nés de 1892 à 1897 et habitant l'agglomération, ne se sont pas présentés personnellement à l'École militaire.
Il est accordé un dernier délai à ceux qui ne se sont pas encore fait inscrire jusqu'à présent; ceux-ci devront se présenter à l'École militaire les 8, 12, 13 et 16 avril, de 9 heures à midi ou de 3 à 6 heures (heure allemande).
Tout qui négligera de se faire inscrire sera puni. Quant aux Belges qui, devant se faire inscrire, avaient quitté l'agglomération bruxelloise après le début de la guerre, leurs père, mère ou autres parents ou les personnes dont ils étaient les locataires ont l'obligation de communiquer l'adresse de ces Belges jusqu'au 16 avril prochain au bureau d'inscription allemand (Deutsches Meldeamt), 10, rue du Méridien. Les contrevenants s'exposent à être punis.
Der Gouverneur von Brüssel.
Pour pouvoir s'éloigner de Bruxelles, ils doivent demander une permission (affiche du 4 juin 1915). En décembre 1915, nouvelle affiche prescrivant aux pères de famille de s'assurer que les jeunes gens se sont fait inscrire (L'Écho belge 17 déc. 1915, p. 1. col. 3).
b) Responsabilité des parents et des communes.
On voit par l'affiche, que l'on vient de citer, que les parents sont rendus responsables de leurs fils en âge de milice. Des pères et même des mères ont été emprisonnés parce que: leurs enfants étaient allés remplir leur devoir envers leur patrie. Ainsi, à Bruxelles, M. Maurice Vauthier, secrétaire communal, professeur à l'Université de Bruxelles et membre de l'Académie royale de Belgique, a été arrêté pour cette raison.
Par jugement du tribunal militaire de Liège, M. Joseph Britte, voyageur à Verviers, a été condamné à 200 marks d'amende, pour n'avoir pas empêché le départ de son fils, militaire belge. Le même tribunal a condamné Mme veuve Marie Allard, née François, à 90 marks d'amende, pour le même motif.
Quant aux moyens qui sont mis en oeuvre pour obtenir d'une mère l'aveu que son fils a cherché à rejoindre l'armée belge, en voici deux échantillons.
...La mère d'un jeune patriote suspect est arrêtée; elle refuse de dénoncer son enfant. Le juge lui montre une pièce signée par son fils, où celui-ci avoue tout! Le juge s'apitoie sur le sort du malheureux: «Courage, Madame, tout n'est peut-être pas perdu. Dites-moi comment les choses se sont passées; il y a sans doute des circonstances atténuantes... votre enfant est jeune, nous savons qui l'a entraîné..., parlez franchement et je vous promets d'intervenir en sa faveur...» La malheureuse mère parla; elle crut sauver son fils; sans le savoir elle le trahissait! La fameuse pièce contenant l'aveu de son fils était fausse. Son fils avait signé un interrogatoire, où il avait tout nié; mais, grâce au procédé du papier au carbone, sa signature avait été reproduite sur une feuille blanche, et les juges avaient rempli la feuille en y écrivant, au-dessus de la signature, l'aveu qu'il n'avait jamais fait.
Une mère est emprisonnée parce qu'on soupçonne son fils d'avoir voulu franchir la frontière et rejoindre l'armée belge; la pauvre dame est accusée d'avoir coopéré à cette tentative; elle est brutalement arrachée à sa famille, sans même pouvoir embrasser les petits enfants qui vont être privés de ses soins maternels. Entrant en prison, elle est saisie d'une crise nerveuse. Bonne aubaine! C'est une nature impressionnable, on trouvera le moyen de la faite causer,.. Elle refuse, elle s'obstine. Quelques jours plus tard, on l'amène au cabinet du juge; «Madame, lui dit-il, je dois vous annoncer une triste nouvelle; votre plus jeune enfant est tombé gravement malade et le médecin vous réclame d'urgence.» Elle pâlit, croit que les portes de la prison vont s'ouvrir pour lui permettre de donner les derniers soins au bébé mourant. Non pas! «Avant de vous permettre de partir, il faut que l'instruction soit terminée; dites la vérité, avouez la faute de votre fils, nous serons indulgents, et vous pourrez voir votre pauvre petit.—Jamais, Monsieur. mon enfant mourra sans moi!»
Peut-on imaginer cruauté pareille! Et connaissez-vous pareil héroïsme? Cette femme belge n'atteint-elle pas à la sublime hauteur de la mère des Gracques? Plus tard elle apprit que jamais son enfant n'avait été souffrant.
(La Libre Belgique, no. 80, juin 1916, d'après Le XXe Siècle, 7 août 1916.)
Bien plus, les communes elles-mêmes doivent se porter garantes.
Arrêté.
Les communes sont obligées de veiller à ce que les personnes placées sous le contrôle d'un «Meldeamt» ne quittent pas le district qu'elles doivent habiter conformément aux prescriptions du «Meldeamt» compétent. Si des personnes placées sous contrôle transfèrent leur domicile dans une autre localité sans y être autorisées, la commune sera passible d'une amende.
Si, par la suite, de telles contraventions continuent quand même, j'envisagerai l'application des mesures suivantes:
1° Placement sous contrôle de tous les habitants de la commune qui sont en état de porter les armes et sont âgés de dix-sept à cinquante ans, et exercice d'une surveillance plus rigoureuse à leur égard;
2° Suppression pour tous les habitants du droit de transférer leur domicile dans une autre localité.
En outre, je rappelle que, selon l'arrêté du 26 janvier 1915, les personnes convaincues d'avoir voulu transférer leur résidence dans une autre localité sans en avoir le droit et même les membres de leur famille s'exposent à être punis.
Bruxelles, le 20 juillet 1915.
Le Gouverneur général en Belgique,
VON BISSING,
Général-Colonel.
Rien n'est négligé, on le voit, pour agir sur l'esprit des miliciens et pour intéresser les parents et les autorités communales à ce que la jeunesse n'aille pas s'enrôler sous les drapeaux. Bien entendu, les arrêtés allemands n'empêchent ni les communes ni les parents de faire ce que le patriotisme leur commande. Jamais nous n'avons vu un père ou une mère déconseiller à son fils de partir pour la guerre; les parents acceptent courageusement les menaces allemandes, tout comme les fils savent qu'ils risquent d'être fusillés ou électrocutés, avant d'avoir pu seulement avertir l'armée belge qu'ils font un effort pour la rejoindre. N'est-ce pas de la part des vieux et des jeunes une preuve d'ardeur patriotique encore plus admirable que celle de nos soldats qui luttent sur l'Yser!
c) Interdiction des communications entre les soldats et leurs parents.
Les jeunes gens qui passent la frontière pour s'engager savent qu'ils s'exposent eux-mêmes et qu'ils exposent leurs parents à un autre genre de torture, une torture qui à la longue devient intolérable: la rupture de toute relation entre les soldats et leur famille. D'après un article du Temps, repris par La Belgique (de Rotterdam) du 30 novembre 1915, même des Allemands se seraient émus de la souffrance supplémentaire dont l'autorité allemande frappe les parents belges, et le journal socialiste Vorwärts aurait préconisé l'institution d'un poste de transmission qui recevrait périodiquement des nouvelles des combattants et les ferait parvenir aux familles. Un tel bureau, facile à établir dans un pays neutre, réduirait dans une large mesure les souffrances morales des non-combattants. Inutile d'ajouter que l'Allemagne s'est bien gardée de prendre aucune mesure qui pourrait alléger l'anxiété des Belges restés au pays; car la suppression de la correspondance a un double effet: elle amollit le courage de ceux qui veulent partir en leur faisant entrevoir les angoisses de leurs parents; elle déprime ceux qui restent et les fait aspirer à la fin de la guerre. Aussi les Allemands ont-ils encore redoublé de sévérité envers les braves coeurs qui, malgré toutes les menaces, s'efforcent de rétablir les communications entre le front, et la Belgique occupée.
Comment réussit-on quand même à donner aux familles des nouvelles de leurs fils? Il y a deux voies: le transport clandestin de lettres par la frontière hollandaise et leur transmission à des intermédiaires habitant les pays neutres. L'un et l'autre moyen sont également criminels aux yeux des Allemands.
Des courriers hardis et habiles réussissent à se faufiler à travers les multiples barrières de fils barbelés et de fils électrisés de notre frontière septentrionale; à chaque voyage, tant à l'aller qu'au retour, ils emportent une pleine charge de lettres. Plusieurs organismes, fonctionnant à la fois en Belgique et au front, centralisent les correspondances; les deux plus connus sont Le Mot du soldat et Le Bureau de la correspondance belge.
Tant les courriers que les organisateurs sont traqués sans pitié par la police allemande. Ainsi, M. Joseph Joppard, charron à Etterbeek, fut condamné à mort et exécuté en octobre 1915, à la requête de la Kommandantur de Gand, pour s'être occupé du transport de lettres. Parmi les organisateurs, M. Laloux, de Liège, fut condamné à un an de prison et 5.000 marks d'amende; Mme Frick, la femme du bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode, et M. Fr. Vandermissen, accusés de s'être occupés du Mot du soldat, sont déportés en Allemagne pour y purger une peine de onze mois de prison. L'une des condamnations les plus odieuses qui aient été prononcées du chef d'organisation d'une correspondance clandestine est celle de M. W. van Rÿckevorsel, vice-consul des Pays-Bas à Dinant. Il s'était appliqué à sauver de la mort les enfants des Dinantais fusillés pendant les journées sanglantes des 23 et 24 août 1914; puis il avait placé en Hollande un grand nombre de ces orphelins. Il a été condamné à mort pour s'être occupé de la transmission de lettres entre les Dinantais et les familles réfugiées en Hollande. De hautes interventions ont fait commuer la peine de mort en celle des travaux forcés.
Chaque fois qu'un porteur de lettres tombe entre les mains de nos ennemis, les condamnations pleuvent sur les destinataires des missives; car en Belgique celui à qui une lettre prohibée est destinée, qu'il le sache ou non, est considéré comme complice. Le plus souvent pourtant, on lui tend un piège. Des espions, sous les apparences de bons patriotes belges, vont remettre les lettres aux parents et s'offrent à porter aussi la réponse. A peine ont-ils reçu celle-ci que les parents sont arrêtés. Tel a été le cas pour M. Odeurs, chef de bureau à l'Hôtel de Ville d'Anvers; son aventure a été racontée par les journaux; nous pouvons donc citer son nom sans danger. Voici un autre cas:
A Chièvres, le Dr Canon fait célébrer un service funèbre pour son fils, le P. Paul Canon, jésuite, tombé au champ d'honneur à Lizerne, en se dévouant pour relever les blessés. La famille était encore sous le coup de cette fatale nouvelle, quand M. Canon père est mandé à la Kommandantur. L'officier prussien lui déclare: «Vous avez commandé un service pour votre fils, soldat dans l'armée des Alliés. Comment avez-vous su qu'il était mort? Vous communiquiez donc avec l'ennemi? Si jeudi (on était le lundi) vous ne nous avez pas fait connaître vos moyens d'information, vous serez condamné à 10.000 marks d'amende.» Le Dr Canon a payé l'amende.
(L'Écho belge, 6 novembre 1915, p. 1, col. 6.)
De temps en temps ils dépistent l'un des locaux où s'opère la centralisation des correspondances. C'est ce qui eut lieu en septembre 1915 pour l'estaminet «In de Zwaan», rue des Émaux, à Anvers. Une souricière fut établie et tous ceux qui pénétrèrent dans le café furent condamnés, qu'ils eussent ou non des lettres sur eux. Une pauvre vieille de soixante-cinq ans, qui apportait en toute confiance une lettre pour son fils à l'Yser, fut condamnée à six mois de prison (L'Écho belge, 21 sept. 1915, p. 1, col. 3).
La correspondance par courriers est un moyen précaire et fort dangereux, comme on le voit; du moins permet-elle de donner des nouvelles qui ne passent pas par la censure allemande. Il n'en est pas de même pour l'autre procédé: la correspondance par intermédiaires. Voici en quoi elle consiste. Les Belges peuvent écrire à des personnes habitant le Danemark, l'Espagne, les États-Unis, la Hollande, la Norvège, la Suède, la Suisse... Un bureau de censure allemande, installé à Aix-la-Chapelle, examine les correspondances et y appose son estampille ou, plus souvent, les jette simplement au panier. Les parents envoient donc leurs cartes postales à une personne d'un pays neutre, et cet intermédiaire, qui sait à qui le message est effectivement destiné, le renvoie au soldat belge. On estime que, sur quatre ou cinq cartes expédiées de Belgique, ou en Belgique, le bureau d'Aix-la-Chapelle en laisse passer une.
Ce mode de correspondance est formellement défendu par les Allemands. L'interdiction n'a jamais été publiée, à notre connaissance, par voie d'affiche, mais uniquement par des communiqués imposés aux journaux de Bruxelles, de Gand, de Namur 46, etc. Voici un communiqué de ce genre inséré dans les journaux de Liège:
Il est rappelé au public que toute correspondance avec les pays ennemis et en particulier avec le front, est défendue et sévèrement réprimée. Se rendent également punissables les personnes qui correspondent illicitement par la poste et l'intermédiaire d'un tiers, séjournant en pays neutre. (D'après L'Écho belge, 10 avril 1916, p. 1, col. 4.)
46 [ Voir Comment les Belges résistent..., p. 448.]
L'Allemagne prit prétexte de cette correspondance indirecte pour supprimer, à la fin de 1915, tout échange de lettres entre les Belges et les soldats internés en Hollande. La correspondance ne fut rétablie qu'en juin 1916.
d) Sociétés secrètes favorisant l'exode des miliciens.
Pour faciliter le départ de nos jeunes gens, des sociétés secrètes se sont constituées dans tous les centres. De temps en temps, les Allemands arrêtent quelques-uns des membres de ces associations. Au début, on les condamnait aux travaux forcés; mais, en présence des récidives, on passe maintenant par les armes la plupart de ceux qui sont convaincus de «trahison», ainsi que disent nos ennemis. Même, comme beaucoup de femmes font partie de ces bureaux de recrutement, nos tyrans ont cru bon de faire un exemple et, le 12 octobre 1915, ils ont tué Miss Edith Cavell.
Voici des affiches annonçant des condamnations aux travaux forcés, l'exécution de Léon Parrant et celles de Miss Cavell et de Ph. Baucq:
Avis.
Les tribunaux militaires ont eu à condamner, ces derniers temps, aux travaux forcés pour tentative de trahison, un grand nombre de Belges qui avaient aidé leurs compatriotes soumis au service militaire, dans leur essai de rejoindre l'armée ennemie.
Je mets de nouveau en garde contre de semblables crimes à l'égard des troupes allemandes, étant données les peines rigoureuses qu'ils font encourir.
Bruxelles, le 3 mars 1915.
Le Gouverneur général en Belgique,
Général VON BISSING,
Général-Colonel.
Avis.
Le Belge Léon Parrant a été condamné à mort, par le tribunal militaire de la position d'Anvers, pour haute trahison. Il a fourni sans discontinuer des soldats et des volontaires de guerre à l'armée ennemie. Il se trouvait en rapport également avec des espions français; il leur a prêté assistance et a hébergé chez lui un de ces espions.
Le jugement a été exécuté aujourd'hui par les balles.
Anvers, 8 décembre 1915.
Le Gouverneur,
VON HUENE.
Avis.
Par jugement du 9 octobre 1915, le tribunal de campagne a prononcé les condamnations suivantes pour trahison commise pendant l'état de guerre (pour avoir fait passer des recrues à l'ennemi):
1. Philippe Baucq, architecte à Bruxelles, à la peine de mort;
2. Louise
Thuliez, professeur à Lille, à la peine de mort;
3. Edith Cavell,
directrice d'un institut médical à Bruxelles, à la peine de mort;
4. Louis
Severin, pharmacien à Bruxelles, à la peine de mort;
5. Comtesse Jeanne de
Belleville, à Montignies, à la peine de mort;
6. Herman Capiau, ingénieur
à Wasmes, à quinze ans de travaux forcés;
7. Épouse Ada Bodart, à
Bruxelles, à quinze ans de travaux forcés;
8. Albert Libiez, avocat à
Wasmes, à quinze ans de travaux forcés;
9. Georges Derveau, pharmacien à
Pâturages, à quinze ans de travaux forcés;
10. Princesse Maria de Croy, à
Bellignies, à dix ans de travaux forcés.
Dix-sept autres accusés ont été condamnés à des peines de travaux forcés ou d'emprisonnement allant de deux à huit ans.
Huit autres personnes, accusées de trahison commise pendant l'état de guerre, ont été acquittées.
Le jugement rendu contre Baucq et Cavell a déjà été exécuté.
Bruxelles, le 12 octobre 1915.
General-Gouvernement.
L'indignation soulevée dans le monde entier par l'exécution de Miss Cavell fut si vive que le pouvoir occupant crut devoir s'expliquer. Voici ce communiqué, qu'un journal asservi n'a pas rougi d'insérer:
Berlin, 26 octobre.
Le sous-secrétaire d'État au département des Affaires étrangères, le Dr Zimmermann, a eu l'occasion d'exposer au représentant à Berlin de l'United Press d'Amérique, M. Charles W. Ackerman, le point de vue allemand au sujet du cas de Miss Cavell. Il s'est exprimé à peu près comme suit:
«Il est certainement pénible qu'une femme doive être exécutée. Mais qu'adviendrait-il d'un État, surtout en temps de guerre, s'il laissait impunis des crimes commis contre la sûreté de ses armes, parce qu'ils ont été commis par une femme? Le Code pénal ne connaît qu'un seul privilège pour le sexe féminin, celui, notamment, qu'une femme enceinte ne peut être exécutée. Hormis ce cas, l'homme et la femme sont égaux devant la loi, et ce n'est pas la gravité du cas qui crée une différence dans le jugement du crime et de ses conséquences. Le jugement a été très fortement motivé, après que le cas eût été entièrement examiné et éclairci dans ses moindres détails. Ce qui en est résulté est d'un si grand poids qu'aucun tribunal militaire n'aurait pu prononcer un autre jugement. Car il ne s'agit pas d'un acte commis dans un moment d'excitation passionnée par une seule personne, mais plutôt, d'une conspiration bien préméditée et étendue au loin, qui a réussi, pendant neuf mois, à fournir à l'ennemi des services précieux au grand préjudice de notre armée. D'innombrables soldats belges, anglais et français, combattent de nouveau maintenant dans les rangs des Alliés, et ils doivent la possibilité d'avoir pu fuir hors de la Belgique à l'activité de la bande, maintenant condamnée et à la tête de laquelle se trouvait Miss Cavell. Les devoirs envers la sécurité de l'armée sont, en temps de guerre, supérieurs à tous les autres points de vue. Les condamnés savaient ce qu'ils faisaient.
«Dans de nombreux appels publics on faisait toujours ressortir qu'un appui aux armées ennemies doit être puni des peines les plus graves et même que le traître, en temps de guerre, encourt la peine de mort. Je veux reconnaître certainement que les raisons des condamnés n'étaient pas sans noblesse, qu'ils ont agi par patriotisme, mais en temps de guerre on doit être prêt à sceller son patriotisme de son sang. La peine a été exécutée, afin d'effrayer toutes les femmes qui, se prévalant des privilèges de leur sexe, participent à une entreprise qui est punie de la mort. Si on voulait reconnaître ces privilèges, ce serait ouvrir portes et fenêtres aux menées de femmes qui sont souvent plus habiles et plus rusées, dans ces choses, que l'espion le plus raffiné. Mais celui qui assume une responsabilité ne peut et ne doit pas reconnaître de tels privilèges. Inconscient du jugement du monde, il doit fréquemment suivre la voie souvent très dure du devoir. On dit que les soldats commandés pour l'exécution s'étaient d'abord refusés à tirer et qu'ils auraient finalement si mal touché la condamnée qu'un officier a dû lui donner le coup de grâce avec son revolver. Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela. Je possède le rapport officiel dans lequel il a été constaté que l'exécution a été accomplie dans les règles prescrites et que la mort a été instantanée à la première salve, comme l'a constaté le médecin qui y assistait. Vous voyez que cet incident est de nouveau exploité contre nous d'une façon mensongère et méchante, incident qui comporte sa propre justification et dont la légitimité ne peut être niée par quiconque se donne la peine de réfléchir sur cette affaire et de la juger sans prévention et sans opinion préconçue.»
(La Belgique [de Bruxelles], n° 349.)
En regard de ce vain essai de justification, publié dans un journal à tout faire, plaçons quelques articles de nos prohibés:
Nos miliciens.
Les miliciens belges continuent, malgré les sentinelles allemandes et la double ligne de fils de fer barbelés qui longe la frontière, à passer en Hollande tous les jours, pour de là se rendre en Angleterre, puis en France où ils sont enrégimentés.
Quelques-uns ont payé de leur vie leur vaillance.
Dans certains villages il ne reste plus un seul conscrit des classes de 1914 et de 1915. Dans un certain village il n'y a plus qu'un seul conscrit de la classe 1914; il n'ose se montrer. On cite un père de famille dont un des trois fils est mort au front, le deuxième est estropié par la mitraille, le troisième est au feu.
La liste des parents annonçant dernièrement un service funèbre à Sainte-Gudule pour un volontaire belge, comprenait sept volontaires encore au feu.
On cite de nombreux cas de jeunes Belges qui à la première nouvelle de la guerre ont abandonné leurs entreprises, brillantes cependant, aux États-Unis, en Afrique, au Brésil, etc., et ont pris du service dans l'armée des Alliés.
César disait des Belges: «Ce sont les plus vaillants des Gaulois» (Gallorum fortissimi Belgii). Cela est resté vrai, Liège, Aerschot et l'Yser l'ont prouvé en 1914.
(La Libre Belgique, n° 1, février 1915, p. 4, col. 1.)
Excuse avant le crime.
La récente offensive des Alliés sur le front ouest a inquiété et irrité notre gouverneur général. Il vient de publier un nouveau manifeste, dans lequel il déclare:
1° Que «ce que nous (les Allemands) tenons, nous le tenons bien»47;
2° Qu'en conséquence, le devoir des Belges est de seconder le gouvernement du Freiherr von Bissing;
3° Que ledit paternel gouvernement punira avec la dernière sévérité les attentats sournois et lâches (sic) à l'armée allemande.
47 [ Voir p. 123. (Note de J. M.)]
Cette dernière menace, véritable excuse avant le crime, n'était pas vaine. Par jugement du 9 octobre, la justice militaire a prononcé cinq condamnations à mort et une série de condamnations aux travaux forcés pour «trahison». Appeler trahison la fidélité à sa patrie est le comble de l'aberration. La Belgique n'est pas annexée et les Belges ne reconnaissent qu'une seule autorité légitime: celle du roi Albert.
Deux de ces condamnés, M. Philippe Baucq et Miss Edith Cavell, ont été fusillés sans délai.
Nos tyrans essaient donc de nous terroriser. Mais ils feignent d'oublier que les justiciers ne sont pas loin et les enserrent étroitement et définitivement.
Quant à la Belgique, ils n'ont pu la dompter malgré leur force extraordinaire et leur absence absolue de scrupules.
Nous attendons la fin, Freiherr von Bissing, avec une confiance absolue dans la victoire du droit. Vos menaces nous laissent aussi fermes et résolus que vos protestations de bienveillance nous laissent impassibles.
Nous saluons avec émotion et avec le plus profond respect les héros, martyrs de la cause sacrée, frappés pour leur dévouement et leur fidélité au pays. Celui-ci pourra bientôt, nous l'espérons, reconnaître en toute liberté leur mérite et rendre à leur mémoire les honneurs qui lui sont dus.
(La Libre Belgique, n° 50; octobre 1915, p. 3, col. 1.)
e) Calomnies allemandes contre l'armée.
Ne réussissant pas par l'intimidation à enrayer ni même à ralentir le recrutement, nos tortionnaires essayèrent d'un peu de calomnie. L'affiche suivante, placardée à Bruxelles, fait savoir à nos jeunes gens qu'ils commettraient une sottise en allant s'engager dans une armée aussi mal conduite:
Nouvelles publiées par le Gouvernement allemand.
Berlin, 30 octobre 1914.
Le correspondant spécial du Berliner Lokalanzeiger, à Rosendael, écrit à ce journal:
Des soldats belges, désarmés, qui ont pris part aux combats d'entre Dixmude et Nieuport, font le récit de la marche indomptable en avant des soldats allemands. Lorsque je demandai à un des ces garçons, à l'air totalement miséreux par suite des souffrances endurées, si les pertes des troupes, lors de leur passage sur l'Yser, avaient été grandes, il me répondit carrément: «Ces gaillards nous repoussent avec leurs canons si terriblement qu'ils n'ont que très peu d'hommes à sacrifier. Chez nous, c'est, hélas, le contraire: on nous jette aveuglément dans la bataille. Bien de mes camarades ont dit: Nos officiers ne savent rien; si nous étions conduits par des Allemands, nous ferions notre affaire aussi bien que les soldats allemands.» Comme dans les combats antérieurs, les Belges ont surtout souffert des attaques irrésistibles nocturnes. «Nous ne comprenons pas, s'écrie un autre Belge désarmé, comment les Allemands parviennent à s'approcher de nous jusqu'à de très courtes distances, sans que nous les apercevions. Leur manière de tirer profit des localités est admirée par nos officiers. Ni les Français ni les Anglais n'y parviennent. Les bataillons allemands ont le pas d'airain; lorsqu'on les entend arriver, on croirait qu'ils sont le double de leur nombre.» Parmi les Belges réfugiés, l'opinion est unanime: «Les Allemands vaincront.»
Le Gouvernement allemand.
Pour apprécier la valeur réelle de cette armée de «miséreux», il suffit de rappeler que c'est elle qui s'oppose, depuis octobre 1914, à la marche des Allemands vers Calais.
Un prohibé a donné une longue relation de la bataille de l'Yser (La Vérité. n° 6, 21 juin 1915, p. 6).
2. La famille royale.
Depuis que l'Allemagne a envahi notre pays, au mépris des traités, et qu'elle a massacré notre population civile, au mépris de l'humanité, patriotisme et loyalisme ne sont plus qu'un en Belgique.
Qu'il nous suffise de citer deux petites pièces de vers:
Le Roi.
Belges, les temps sont durs, mais déjà l'heure approche
Où l'ennemi traqué, fuyant en désarroi,
Entendra retentir du haut de nos beffrois
L'appel tumultueux et délirant des cloches.
Le temps vient où, sonnant d'héroïques clairons,
Sur la route qui va de la Gloire à la Flandre,
En bataillons serrés, sur nos villes en cendres
Et nos foyers détruits, les nôtres reviendront.
Rythmant leur pas au chant de l'Entre-Sambre-et-Meuse,
Suivis des Horse-guards et des dragons français,
Ils reviendront! Dixmude, Ypres, Furnes, Calais,
Vos noms seront inscrits sur leur face poudreuse ...
Voici venir le jour où, plus grand qu'au départ,
Celui qui fit crouler comme un pan de montagne
L'orgueilleuse, féroce et barbare Allemagne,
Ramènera vers nous ses plus beaux étendards.
Massée aux carrefours, à flots pressés, la foule,
Dominant le fracas ferraillant des charrois,
Guette le haut colback des Grenadiers du Roi,
Il approche ... Rumeur immense ... Bruit de houle ...
Baïonnette au canon, les plus fiers régiments
Précèdent Celui-là qui marchait à leur tête
Quand sonnaient sur l'Yser, comme aux grands jours de fête,
Les clochers secoués par le bombardement.
Le voici! Son cheval à tourné l'avenue;
Il passe, blême et droit, si sublime et si grand
Parmi tant de douleurs, que la foule en pleurant
Reste sans l'acclamer, muette et tête nue.
(La Libre Belgique, n° 16, avril 1915, p. 4, col. 2.)
Sainte Élisabeth.
De sainte Élisabeth la légende est charmante;
Malades, malheureux, la voyaient chaque jour;
Et sa grâce céleste et sa bonté touchante
Leur prodiguaient les soins d'un charitable amour.
Son noble époux, l'hiver, revenant de la chasse,
Rencontra, gravissant un chemin montagneux,
Sa compagne chérie: «Eh quoi! le froid vous glace»,
Lui dit-il; «que venez-vous donc faire en ces lieux?
Qu'abritez-vous ainsi par-dessous votre mante?»
La sainte répondit: «Je n'ai là que du pain;
Dieu me garde à jamais qu'à mon Seigneur je mente.»
«Est-ce bien vrai», dit-il, et d'une prompte main,
Écartant le manteau, il trouve une corbeille,
Mais, miracle divin, par la grâce des cieux,
Le pain s'était changé, ravissante merveille,
En roses au parfum exquis, délicieux.
O Reine Élisabeth, douce petite reine,
Malades, pauvres gens, en des temps plus heureux,
Recevaient les bienfaits de ta bonté sereine;
Rien n'arrêtait l'élan de ton coeur généreux.
Tu n'es plus auprès d'eux, ô pauvre reine errante,
Tu n'as plus de palais, tu n'as plus de maison.
La Belgique est en deuil, la Patrie est sanglante,
La guerre a fait partout sa terrible moisson.
Mais il nous reste un coin de notre territoire;
Tu restes toujours là, près du Roi bien-aimé,
De ce Roi dont le nom est passé dans l'histoire,
Chevalier du courage et de la loyauté.
De nos soldats blessés c'est ta main blanche et fine
Qui panse la blessure et calme les douleurs;
Et par ton pur regard et ta grâce divine,
Renouvelant pour eux le miracle des fleurs,
En sourires d'espoir tu fais changer les pleurs.
(La Libre Belgique, n° 22, mai 1915, p. 4, col. 2.)
Inutile d'ajouter que les manifestations de sympathie pour le Roi et la famille royale sont sévèrement réprimées. M. Bloch, grand rabbin de Belgique, en sait quelque chose.
A l'occasion du Grand Pardon, M. Bloch dit textuellement aux fidèles assemblés dans le temple de la rue de la Régence qu'«il défendait le droit imprescriptible à un prêtre de prêcher la morale. Et que, dans cette morale, il avait le droit et le devoir de comprendre le dévouement à la patrie et à la famille royale. Ce prêche, ajouta-t-il, je le fais chaque année à cette époque. Je le ferai cette année comme je l'ai fait les années précédentes». Suivit un éloge de la patrie, du Roi et de la Reine.
(L'Echo belge, 28 mai 1916, p. 1, col. 3.)
Aussitôt voilà le grand rabbin arrêté et mis en prison. Toutefois, à l'occasion de la fête des Bar-Mitzwah, on lui accorda trois jours de congé, pour lui permettre d'officier.
3. Refus de travailler pour les Allemands.
Aucune parole n'est trop haute pour glorifier la vaillance de nos volontaires qui, pour rejoindre l'armée, bravent l'électrocution, la fusillade ou la déportation en Allemagne, et la résolution de nos infirmières qui, elles aussi, achètent au péril de leur vie le droit d'aller soigner leurs frères blessés.
Tout de même, l'Histoire exaltera encore davantage une autre catégorie de Belges: les obscurs travailleurs qui, sans ostentation, simplement parce que c'est leur devoir, acceptent la famine pour eux et pour leur famille, plutôt que de mettre leurs bras au service de l'ennemi. D'après le rapport de M. Walcott, délégué de l'Institut Rockefeller, qui s'occupe du ravitaillement de notre pays, il y avait chez nous, en février 1916, 3 millions d'habitants dont l'existence dépend uniquement des vivres distribués par la Commission américaine. «Qu'ils réparent les locomotives, disent les Allemands; qu'ils fabriquent des munitions, des fils de fer barbelés ou des sacs pour les tranchées; qu'ils aillent réparer nos routes; nous leur paierons de gros salaires!—Arrière, tentateurs! répondent les ouvriers, nous aimons mieux nous serrer la ceinture que de trahir notre patrie.—Nous crèverons de faim plutôt que de nous incliner», ont répondu ceux de Gand.
Il ne sera sans doute pas inutile de citer textuellement les articles 23 et 52 de la Convention de La Haye, qui sont systématiquement enfreints par l'autorité allemande.
ART. 23.—Il est également interdit à un belligérant de forcer les nationaux de la partie adverse à prendre part aux opérations de guerre dirigées contre leur pays, même dans le cas où ils auraient été à son service avant le commencement de la guerre.
ART. 52.—Des réquisitions en nature et des services ne pourront être réclamés des communes ou des habitants que pour les besoins de l'armée d'occupation. Ils seront en rapport avec les ressources du pays et de telle nature qu'ils n'impliquent pas pour les populations l'obligation de prendre part aux opérations de la guerre contre leur patrie....
Constatons aussi, la chose est piquante, que les Allemands violent leurs propres Lois de la guerre, si féroces qu'elles soient (voir plus loin, p. 223). Leurs Lois de la guerre ne seraient-elles plus qu'un chiffon de papier?
Le principe qu'aucun habitant d'une région occupée ne peut être contraint de prendre une part directe à la lutte menée contre son propre pays subit cependant, d'après les lois généralement adoptées de la guerre, une exception qui doit être mentionnée ici, à savoir l'emploi d'habitants du pays comme guides dans des régions inconnues. (Les Lois de la guerre continentale, traduites et annotées par P. CARPENTIER. Paris, 1914, p. 110
De son côté, le gouvernement provisoire ne peut rien exiger de l'habitant de ce qui apparaîtrait comme un crime contre sa propre patrie, ou comme une participation directe ou indirecte à la guerre. (Ibid., p. 146.)
L'autorité occupante avait tout de suite constaté le manque de souplesse de notre population ouvrière, et, dès le mois de septembre 1914, elle chercha à y mettre bon ordre. Chose singulière, c'est par la douceur qu'elle débuta. Elle manda d'Allemagne des chefs socialistes pour aller tâter le terrain. Les premiers qui vinrent à Bruxelles en septembre 1914 ne dirent pas ouvertement qu'ils étaient chargés d'obtenir des syndicalistes belges l'engagement de faire travailler pour l'Allemagne (voir la relation ci-après). Mais, en novembre 1914, le socialiste allemand Dittmann vint officiellement s'entretenir dans ce but, à la Maison du Peuple de Bruxelles, avec nos dirigeants du parti ouvrier. Il y fut bien reçu, comme on pense (voir La Soupe. n° 129).
Une relation des premières visites, celles de septembre, fut immédiatement rédigée par M. Dewinne. A cette époque il n'y avait à Bruxelles aucune publication indépendante, et le récit fut donc envoyé à l'étranger; il parut dans L'Humanité, de Paris. Mais des numéros de ce journal furent aussitôt introduits chez nous, et des copies à la machine furent abondamment répandues. Puis La Soupe le réimprima dans son n° 28, à des centaines d'exemplaires, en novembre 1914. Plus tard, au début de 1915, le récit parut dans une brochure clandestine, La Sozialdemokratie et la Guerre (p. 21). On verra qu'il est intéressant à beaucoup de titres:
Les députés socialdémocrates allemands à Bruxelles.
Septembre 1914.
Nous avons reçu ces jours derniers, à Bruxelles, la visite de plusieurs députés et militants socialistes allemands. Ce fut d'abord Wendel, qui fut si copieusement conspué par la presse germanique pour avoir osé crier en plein Reichstag: «Vive la France!» Nous ne fîmes que l'entrevoir A la «Maison du Peuple», où il se rendit revêtu de son uniforme d'officier de la réserve, les camarades lui firent un accueil si glacial qu'il ne crut pas devoir prolonger l'entrevue. Ce fut ensuite Karl Liebknecht, qui venait de Liège, dans une auto mise à sa disposition par le gouverneur militaire de cette ville. Hier, nous vîmes arriver, dans une auto conduite par des soldats allemands, Noske, le député de Chemnitz, accompagné d'un militant socialiste de Hambourg. Liebknecht disait être venu en Belgique pour voir son beau-frère, un étudiant russe de l'Université de Liège; Noske voulait s'entremettre entre la «Maison du Peuple» et le gouvernement militaire de Bruxelles pour ravitailler nos coopérateurs. Notre ville est, en ce moment, menacée de la famine, et Noske attribuait la responsabilité de cette situation au bourgmestre, M. Max, qui, dans ses rapports avec les autorités allemandes, se montrait, disait-il, par trop désagréable. Le député de Chemnitz se faisait fort de faire venir de Vilvorde autant de farine que la «Maison du Peuple» en aurait voulu. Les soldats allemands allaient réfectionner le canal et un bateau serait mis à notre disposition. De même, si nous voulions acheter de la farine à Gand, un train irait la chercher jusqu'aux avant-postes allemands.
Nos administrateurs de la «Maison du Peuple», très étonnés de cette sollicitude subite des autorités allemandes pour les socialistes bruxellois, se sont méfiés et ont demandé à réfléchir. Je vous dirai un autre jour quelle décision fut prise.
Nous avons eu tous l'impression que nos visiteurs n'avaient pas uniquement comme intention de venir saluer des camarades, de s'entretenir avec nous des derniers événements, de chercher à dissiper les malentendus que la guerre a fait surgir au sein de l'Internationale, mais que plusieurs d'entre eux avaient été chargés par les autorités allemandes d'une mission officieuse auprès des socialistes belges. Laquelle? Je ne saurais naturellement pas la définir avec précision, mais je la devine. Le moment ne me semble pas venu d'en dire davantage.
Mais vous pensez bien que nous avons profité de la présence parmi nous des membres autorisés de la socialdémocratie pour les interroger sur leur attitude en face de la déclaration de guerre. Nous les avons pressés de questions. Était-il vrai que toute la fraction socialiste du Reichstag avait voté les crédits militaires? Comment ce vote avait-il pu être obtenu? Est-il vrai, ainsi qu'un socialiste allemand était venu nous le rapporter, que le chancelier de l'Empire avait mis sous les yeux des membres de la fraction parlementaire socialiste un document secret établissant que la guerre était voulue par deux puissances de la Triple Entente? Comment Haase, dans sa déclaration au nom du groupe, n'avait-il pas même protesté contre la violation du territoire belge, cette «atteinte au droit des gens», ainsi que l'avait avoué M. Bethmann-Hollweg lui-même? Que pensent les socialistes démocrates, que pensent les Allemands cultivés des atrocités sans nom commises en Belgique par la soldatesque du Kaiser, de nos villes détruites, de nos villages incendiés, de nos campagnes ravagées, de notre population civile massacrée, torturée, sans distinction d'âge ou de sexe et très souvent par ordre des officiers?
Comment pourra-t-on, après les haines de races que la guerre a déchaînées, reconstituer notre pauvre Internationale ouvrière?
Les réponses qui nous furent données ne brillaient pas toujours par la clarté, la précision et la logique. Elles étaient parfois accompagnées de réserves et d'hésitation. Néanmoins, je veux tâcher de les résumer globalement en y mettant le plus d'impartialité et d'objectivité que je pourrai. Je ne dirai pas de qui elles émanent plus particulièrement, je ne citerai pas de nom afin de ne compromettre personne.
La plupart de celles qui nous furent faites ont au surplus un tel caractère de parenté, que je ne crois pas beaucoup me tromper en disant qu'elles reflètent un état d'esprit général parmi la socialdémocratie allemande.
Je résume, comme suit, l'opinion d'un de nos interlocuteurs:
La guerre est impopulaire dans beaucoup de régions. La masse ouvrière la considère comme une guerre défensive. L'ennemi de l'Allemagne et aussi de la démocratie, c'est la Russie, le pays de l'absolutisme et du tsarisme. L'Allemagne a choisi son heure; demain c'eût été trop tard. C'est aussi une guerre préventive. La Russie s'apprêtait depuis longtemps à cette lutte contre l'Empire allemand. Tôt ou tard nous eussions eu à nous défendre contre les Slaves.
L'Allemagne est convaincue de l'heureuse issue de cette guerre: elle triomphera. Elle regrette d'avoir été obligée, par nécessité militaire, de violer la neutralité de la Belgique, d'avoir dû guerroyer contre les Belges. Dans un mois (ceci était dit le 7 septembre), nos armes auront eu raison de la France, et elles pourront alors tourner tout leur effort contre la Russie. Quant à l'Angleterre, cette nation ne compte pas comme une force militaire continentale. Sa flotte, qui est certes supérieure en nombre et en qualité à la nôtre, ne saurait être un obstacle à notre succès, qui est certain. Même si notre flotte était détruite, on ne saurait escompter la défaite de l'Allemagne. L'Angleterre peut être maîtresse de la mer; elle ne saurait nous empêcher d'être ravitaillés par la Hollande, l'Italie et la Suisse, la Suède, la Norvège, le Danemark, dont la neutralité sera respectée par la Grande-Bretagne, qui n'oserait faire autrement en raison de son attachement à la théorie sur le droit des neutres! Au surplus, les récoltes sont superbes. Nous avons des approvisionnements considérables. Nous avons beaucoup d'or, du crédit tant que nous voulons. Les vivres peuvent pénétrer en notre pays par le nord, l'est et le sud. Nous avons organisé la production agricole avec le concours des municipalités et poussé ainsi à un accroissement de nos ressources. Dans la pratique, le Gouvernement allemand met en application maintes théories de la socialdémocratie: fixation des prix maxima, mainmise sur les denrées pour éviter l'accaparement, etc.
L'Allemagne se ravitaillera par des navires ennemis battant au besoin pavillon belge, anglais ou français.
—Alors, demandons-nous, tous les députés socialistes ont voté les crédits militaires?
—Voici ce qui s'est passé. Le groupe parlementaire se réunit pour décider de l'attitude à prendre. La séance fut très orageuse. Au vote, quatorze députés se sont prononcés contre les crédits, dont Haase, qui donna sa démission de président du groupe. Sur les instances de Kautsky, cette démission fut retirée et Haase accepta de faire au Reichstag une déclaration au nom de la fraction socialdémocrate, afin de ne pas laisser cet honneur à un révisionniste!....
La majorité s'étant prononcée, la minorité s'inclina. A la séance du Reichstag il n'y eut en réalité pas de vote. Après les discours du chancelier et des chefs des groupes bourgeois, Haase fit sa déclaration et le président leva immédiatement la séance au milieu des hoch! à l'Empereur.
Il est faux que le chancelier nous ait mis sous les yeux un document secret quelconque. Pour entraîner le vote de la Chambre, il a seulement prétendu que la neutralité de la Belgique avait déjà été violée par la France.
Le Vorwärts continue à paraître, mais, comme tous les journaux, il est soumis à la censure militaire. Il est dans la presse, avec trois autres journaux socialistes, de ceux qui n'approuvent pas sans réserves la guerre. Certains socialistes, notamment Sudekum et Fischer, peuvent écrire, sans qu'il soit possible à leurs collègues socialistes, ne partageant pas leur opinion, de répondre. Fischer a notamment écrit, dans la Volkszeitung de Zurich (journal de la socialdémocratie allemande), un article qui approuve, sans réserve, la guerre. Cet article a paru vers le 5 septembre.
Les autres députés socialistes allemands que nous avons vus tiennent un langage sensiblement le même. Ils ne s'expriment pas non plus différemment quand on leur parle des atrocités commises par les troupes allemandes en Belgique. On dirait qu'ils ne font que répéter certains articles de journaux allemands.
Ce sont les civils qui ont commencé par tirer sur les soldats allemands. Ils avaient à leur tête des prêtres! La presse allemande a signalé nombre d'atrocités commises par les Belges sur nos troupes. A Cologne, il y a notamment des officiers dont les yeux ont été crevés et la gorge coupée. A Anvers et à Bruxelles, des sujets allemands ont été torturés et assassinés.
Nous avons déjà, en effet, lu tous ces audacieux mensonges dans la Gazette de Cologne. Nous nous étonnons seulement que des socialistes acceptent sans contrôle, sans enquête, les yeux fermés, les affirmations suspectes de la presse militariste. Nous ne dirons pas que les soldats allemands n'aient été, en aucun endroit, l'objet de malveillance et d'attaque de la part des Belges, ni que l'on n'ait nulle part tiré sur eux. Nous n'en savons rien, mais la chose est possible et même probable.
Était-ce une raison suffisante pour raser des villes entières, pour fusiller des vieillards, des femmes et des enfants, qui ne s'étaient livrés à aucun acte d'hostilité, pour répandre la dévastation, la ruine et la mort presque partout où les troupes allemandes ont passé? Et puis, pourquoi l'incendie de la bibliothèque de l'Université de Louvain? Pourquoi la destruction du cabinet de physique? Pourquoi le bombardement de la cathédrale de Reims? Les soldats allemands avaient emporté avec eux tout un attirail d'incendiaires. Pourquoi?
A toutes ces questions nos interlocuteurs ont répondu que nous exagérions beaucoup. Si on a tiré sur la cathédrale de Reims, c'est que les Français avaient placé des canons sur les tours. Ne fallait-il pas riposter? Certains autres faits signalés par nous leur semblent invraisemblables. L'armée qui a passé par Louvain comptait des professeurs, des avocats, des étudiants, l'élite de la population allemande. La grosse majorité des soldats appartient à la socialdémocratie.
A ce moment l'un de nous intervient et demande:
—Sont-ce les socialdémocrates qui ont éventré le coffre-fort de notre coopérative Le Prolétaire?
—Pas possible, dit le député socialiste.
On lui met sous les yeux la photographie du coffre-fort et des bureaux saccagés du Prolétaire. Il finit par dire qu'il va se livrer à une enquête, nous assurant que si les accusations portées contre les soldats allemands étaient reconnues exactes, les coupables seraient punis avec la dernière rigueur.
—Les coupables sont trop nombreux, répondîmes-nous.
—Mais avec qui ferez-vous l'enquête, questionna l'un des nôtres. Les Belges refuseraient de répondre à des enquêteurs allemands. Voulez-vous que je vous accompagne pour que l'enquête ne paraisse pas unilatérale?
La réponse fut évasive. On verra plus tard...
Ce qui nous a particulièrement frappé, c'est la foi robuste, inébranlable, que tous les socialistes allemands interrogés par nous ont dans la victoire complète de l'Allemagne. On ne s'attendait pas à la résistance de la Belgique, mais la victoire allemande ne sera retardée que de quelques semaines. Trois ou quatre jours suffiront pour se rendre maître d'Anvers et pour rendre disponibles 300.000 soldats de troupes allemandes. En Allemagne on considère la Belgique comme virtuellement annexée.
—Et qu'y perdriez-vous, nous dit, avec un sérieux énorme, un député socialiste. Le prolétariat belge jouirait d'une législation sociale bien plus efficace que celle de son pays. Et puis, ne vaut-il pas mieux se résigner?
Il est urgent de reprendre le travail si l'on veut échapper aux affres de la misère. Le parti socialiste devrait s'efforcer de conseiller aux syndicats, aux ouvriers, de rentrer à la fabrique, à l'atelier. Le ministre des Travaux publics à Berlin a envisagé cette question et avait songé à envoyer des chômeurs allemands à Liège, au nombre de plusieurs milliers. Mais, réflexion faite, l'idée a été abandonnée, craignant que la présence d'ouvriers allemands dans l'industrie belge ne fût la cause de conflits constants entre les travailleurs. Et puis, l'envoi de 20.000 à 30.000 ouvriers allemands ne pourrait être qu'un soulagement bien minime pour l'Allemagne, qui compte 300.000 ou 400.000 chômeurs. On renonça donc à ce projet, craignant de jeter le trouble le plus profond dans les rangs des travailleurs, de susciter des rivalités et des haines au sein des ateliers.
D'autres députés socialistes ont insisté sur cette nécessité de reprendre le travail, et il semble bien que cet objet fasse partie de leur mission. Mais ils se font illusion s'ils s'imaginent que les Belges sont déjà résignés à l'annexion. Quant à nos travailleurs, s'ils ont encore une législation sociale à conquérir, ils veulent la devoir à leurs propres efforts, non à la bienveillance des hobereaux prussiens et du Kaiser.
—Et l'Internationale, que devient-elle dans tout cela?
—L'Internationale sera reconstituée!
—Mais sans le prolétariat de Belgique, interrompt avec colère l'un des nôtres.
—Nous sommes d'accord avec les socialistes danois, suédois, norvégiens, hollandais et anglais...
—Et sans doute aussi avec les Italiens?
Notre interlocuteur répondit ces mots qui nous paraissent refléter la pensée profonde de l'Allemagne dirigeante:
—Oh! les Italiens, ils sont de cette orgueilleuse race latine qui ne sait pas se résoudre à ne plus commander au monde!
(L'Humanité.)
Auguste DEWINNE.
Au début de l'occupation, nos oppresseurs avaient obligé les Belges à creuser des tranchées. Mais quand ils prétendirent faire travailler pour eux nos ouvriers industriels, ils se heurtèrent à une forte organisation syndicaliste qui permit aux travailleurs de se concerter et de décider qu'ils déposeraient leurs outils.
Grâce aux fonds de chômage, la misère restait supportable. De même les mécaniciens des chemins de fer de l'État, qui refusent leurs services à l'armée allemande, continuaient à toucher une partie de leur salaire. Les Allemands sévirent alors contre ceux qui servaient d'intermédiaires entre l'État et les ouvriers.
Le premier article de La Libre Belgique sur ce sujet était consacré aux ouvriers de Luttre. Cet exposé a été repris depuis par la presse des deux mondes. On sait que, malgré tous les sévices, les ouvriers de Luttre refusèrent de réparer des machines pour les Allemands, et qu'ils furent finalement envoyés dans un camp de prisonniers en Allemagne. Là, à force de mauvais traitements, l'autorité finit par les réduire à merci. La Soupe (n° 439) a raconté les tortures subies par nos compatriotes. Ces récits ont été publiés aussi par les 18e et 19e rapports de la Commission d'Enquête belge48.
48 [ Voir aussi Comment les Belges résistent..., p. 309.]
Viennent ensuite les mesures prises dans le sud de la Flandre belge et dans la Flandre française.
Une affiche placardée à Menin est particulièrement instructive, quant à la punition qui sera appliquée:
A Menin.
Ci-dessous nous donnons le texte de l'affiche placardée à Menin et à laquelle fait allusion notre collaborateur Helbé dans son article «Guerre aux Huns modernes»:
ORDRE
A partir d'aujourd'hui la ville ne peut plus accorder de secours—
quel qu'il soit, même pour les familles, femmes et enfants qu'aux seuls
ouvriers qui travaillent régulièrement à des travaux militaires et autres
ouvrages imposés.
Tous les autres ouvriers et leurs familles ne pourront plus désormais être
secourus en aucune façon.
(La Libre Belgique, n° 39, août 1915, p. 2, col. 1.)
Un autre article du même numéro de La Libre Belgique est aussi à signaler:
Avis important.
Nous tenons de source absolument certaine que plusieurs Allemands parcourent le pays, achetant et commandant des sacs aux paysans, aux ouvriers et aux ouvrières. Ces sacs ne sont nullement destinés au commerce, mais à un usage militaire: remplis de sable, ils serviront soit à construire des abris, à faire des barrages dans les canaux ou même à combler ceux-ci à certains endroits. Attention donc! Il ne faut pas que les Belges involontairement servent l'armée allemande et lui fournissent des armes défensives ou autres. Nous prions donc nos lecteurs de bien vouloir faire répandre partout cet avis.
Nous savons qu'il suffira que les ouvriers belges soient avertis pour qu'ils fassent leur devoir en refusant le gain qui leur est offert. Leurs héroïques compagnons de Luttre et de Malines et d'ailleurs leur ont donné un exemple magnifique et qui sera suivi.
La Convention votée à La Haye en 1907 à l'unanimité du monde civilisé interdit aux armées belligérantes et occupantes de forcer les civils à travailler pour les troupes ennemies, sauf pour les besoins de l'alimentation. Cet article est clair et ne prête à aucune équivoque, comme le prétendent les autorités allemandes pour les besoins de la cause.
(La Libre Belgique, n° 39, août 1915, p. 4, col. 1.)
A Halluin, le commandant de place dit cyniquement son intention de ne pas permettre aux habitants de protester lorsque les Allemands enfreignent l'article 52 de la Convention de La Haye. A Roubaix, la Kommandantur se propose d'emprisonner les ouvriers récalcitrants et de déporter les notables 49. A Gand, précisant une ordonnance antérieure 50, le commandant de l'étape rappelle que les Belges n'ont le droit d'invoquer ni les lois belges ni les conventions internationales:
49 [ Comment les Belges résistent..., p. 225.]
50 [Ibid., p. 139.]
Arrêté concernant les mesures destinées à assurer l'exécution des travaux dans lesquels l'Administration militaire allemande a de l'intérêt.
Dans les derniers temps les ouvriers de différentes villes du rayon de l'étape ont refusé, sans motif, de se conformer aux ordres des commandants militaires allemands prescrivant l'exécution de travaux urgents. Les récalcitrants ont par là occasionné de graves préjudices aux communes en question ainsi qu'à leurs concitoyens.
Pour éviter pareils incidents, et en vue de lancer un avertissement général, j'ordonne ce qui suit:
1.—Quiconque, sans motif, refuse d'entreprendre ou de continuer un travail conforme à sa profession, et dans l'exécution duquel l'Administration militaire allemande a de l'intérêt, travail ordonné par un des commandants militaires allemands, sera—s'il est personnellement à même de faire cette besogne—passible d'une peine d'emprisonnement correctionnel d'un an au plus.
Aussi peut-il être déporté en Allemagne.
Le fait que l'on invoque des lois belges soi-disant contraires ou même des conventions internationales ne peut, en aucun cas, justifier le refus de travailler. Au sujet de l'admissibilité du travail exigé, le commandant a seul droit de prendre une décision.
2.—Est passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans au plus quiconque, par contrainte, menaces, persuasions ou autres moyens, tente de décider une autre personne au refus désigné au paragraphe 1 sous menaces de peines.
3.—Quiconque, sciemment, par des secours ou d'autres moyens, favorise le punissable refus de travailler, sera passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 10.000 marks; en outre, il pourra être condamné à une peine d'emprisonnement d'un an au plus.
Si des communes ou associations se sont rendues coupables d'une telle transgression, les chefs en seront punis en conséquence.
4.—Indépendamment des pénalités, dont menacent les paragraphes 1-3 ci-devant, les autorités allemandes pourront, au cas de besoin, imposer aux communes, où, sans motif, l'exécution d'un travail a été refusée, une contribution ainsi que d'autres mesures coercitives de police.
5.—Le présent arrêté entre immédiatement en vigueur. Gand, le 12 octobre 1915.
Der Etappeninspekteur,
VON UNGER, Generalleutnant.
(L'Écho belge, 26 octobre 1915, p. 1, col. 4.)
Dans le n° 42, La Libre Belgique raconte le conflit survenu entre l'autorité allemande et le maire de Lille (Un bel exemple de patriotisme), et il donne aux Bruxellois des conseils de sagesse et de modération, mais en même temps de fermeté.
Aux patrons et aux ouvriers.
Les Allemands commencent à user à Bruxelles des procédés odieux et illégaux qu'ils ont employés à Menin, Luttre, Roubaix, Lille, etc., afin de forcer la population à travailler pour le compte du Gouvernement et de l'armée ennemis.
La Convention de La Haye défend expressément à l'occupant de contraindre les habitants d'un pays de travailler pour l'ennemi. Elle lui ordonne également de respecter les lois en vigueur avant l'occupation. Or, en Belgique, nous vivons sous le régime de la liberté et nous prétendons avoir le droit de garder la liberté entière; celle de travailler comme celle de nous croiser les bras, lorsque nous jugeons le travail incompatible avec notre devoir; celle d'ouvrir comme de fermer nos usines; celle de donner aux ouvriers le salaire accepté par eux pour travailler, comme celle de les payer pour ne rien faire.
Nous adjurons nos concitoyens de suivre l'admirable exemple de ceux qui les ont devancés dans la lutte contre l'oppression. A Bruxelles ils ont pour eux le nombre, et le nombre est une force devant laquelle même le gouvernement actuel a dû plier. Pas de révolte, pas d'émeute, la force d'inertie, comme à Malines et comme le 21 juillet. On fera des exemples de répression, peut-être, et nos oppresseurs ne se tiendront pas si vite pour battus. Comme à Malines, ils finiront cependant par céder...tout en se disant satisfaits et en proclamant par affiches que c'est nous qui avons cédé. Comme à Malines aussi, sans doute, ils diront qu'ils ne demandent rien pour l'armée mais ont en vue uniquement le rétablissement de la vie économique. Ne nous fions ni à leurs promesses ni à leurs affirmations.
Honte aux mauvais patriotes qui céderaient devant la menace. L'ennemi demande des bras; qu'il retire de ses armées les ouvriers dont il a besoin. Tout Belge qui travaille pour l'Allemagne permet à un Allemand de prendre, au lieu de l'outil, le fusil. C'est à peu près comme s'il se battait lui-même contre ses frères.
Souvenons-nous aussi qu'il y a à Bruxelles des représentants des puissances neutres auxquels nous pouvons adresser nos protestations contre des procédés aussi scandaleux, aussi contraires au droit.
(La Libre Belgique, n° 42, août 1915, p. 1, col. 1.)
Dans les carrières de Lessines, les Allemands voulaient faire préparer par le personnel ouvrier des pierrailles pour le béton armé des tranchées:
Les ouvriers carriers.
Les dirigeants et le personnel des carrières de Lessines ont décidé de refuser tout travail pour le compte des Boches. Ainsi la solidarité ouvrière s'affirme dans toutes les classes d'industrie, étroitement unies contre l'oppresseur.
Bravo!
(La Libre Belgique, n° 48, octobre 1915, p.3, col. 1.)
Conclusion: le bourgmestre de Lessines condamné à quatre mois de prison, 1
maître de carrières à cinq années, 3 autres à un an, 6 contremaîtres à six
mois, 160 ouvriers à six semaines (voir p. 192). N'importe! Les ouvriers
persistèrent à refuser le travail, et finalement les Allemands eurent
recours aux prisonniers russes.
Les arrêtés du 14 août et du 15 août 1915 (voir ci-dessous) résument les
exigences de nos oppresseurs en ce qui concerne le travail: toute besogne
commandée par les Allemands doit être exécutée; les chômeurs seront privés
de secours. Il est bien vrai que le deuxième alinéa de l'article 1 parle
du «droit des gens», mais les arrêtés de Halluin et de Gand (p. 187) nous
donnent la mesure du respect qu'ont les Allemands pour la Convention de La
Haye:
Arrêté concernant les mesures destinées à assurer l'exécution des travaux d'intérêt public.
ART. 1.—Quiconque, sans motif, refuse d'entreprendre ou de continuer
un travail d'intérêt public conforme à sa profession et ordonné par une
autorité allemande, sera passible d'une peine d'emprisonnement de police
ou d'emprisonnement correctionnel d'un an au plus.
Tout motif concernant le refus de travailler sera valable s'il est admis
par le droit des gens.
ART. 2.—L'article 2 de l'arrêté du 19 novembre 1914 (Bulletin officiel
des Lois et Arrêtés, n° 17, p. 57) est remplacé par la disposition
suivante: «Est passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans au plus
quiconque, par contrainte, menaces, persuasion ou d'autres moyens, tente
d'empêcher d'autres personnes d'entreprendre ou de continuer un travail
d'intérêt public conforme à leur profession et ordonné par une autorité
allemande, ou un travail pour compte d'une autorité allemande ou pour
compte d'un entrepreneur agissant en vertu d'un mandat d'une autorité
allemande.»
ART. 3.—Quiconque, sciemment, par des secours ou d'autres moyens,
favorise le refus de travailler punissable en vertu de l'article 1, sera
passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 10,000 mark»; en outre, il
pourra être condamné à une peine d'emprisonnement d'un an au plus.
ART. 4.—Si des communes, associations ou d'autres groupements favorisent
le refus de travailler de la manière prévue à l'article 3, les chefs en
seront rendus responsables conformément à cet article.
ART. 5.—S'il est prouvé que certaines sommes sont destinées à secourir
des personnes désignées à l'article 1, ces sommes seront confisquées au
profit de la Croix-Rouge de Belgique.
ART. 6.—Les infractions au présent arrêté seront jugées par les tribunaux
ou autorités militaires allemands.
ART. 7.—Indépendamment des prescriptions précédentes, les autorités
compétentes pourront, quand il y aura lieu, imposer des contributions.
ART. 8.—Le présent arrêté entrera en vigueur le jour de sa publication.
Bruxelles, le 14 août 1915.
Le Gouverneur général en Belgique,
Baron VON BISSING,
Général-Colonel.
Arrêté concernant les chômeurs qui, par paresse, se soustraient au travail.
ART. 1.—Quiconque, sciemment ou par négligence, fait de fausses
déclarations au sujet de sa situation personnelle lors d'une
enquête destinée à établir son indigence, est passible d'une peine
d'emprisonnement de six semaines au plus, à moins que les lois en vigueur
ne prévoient l'application d'une peine plus forte; en outre, il pourra
être condamné à une amende pouvant aller jusqu'à 1.250 francs.
ART. 2.—Quiconque est secouru par l'Assistance publique ou privée et,
sans motif suffisant, refuse d'entreprendre ou de continuer un travail
qu'on lui a proposé et qui répond à ses capacités, ou quiconque, en
refusant un tel travail, tombe à charge de l'Assistance publique ou
privée, sera passible d'une peine d'emprisonnement de quatorze jours à six
mois.
Tout motif concernant le refus de travailler sera valable s'il est admis
par le droit des gens.
Le tribunal peut, en outre, ordonner l'application de la mesure prévue à
l'article 14 de la loi du 27 novembre 1891 (Moniteur belge, p. 3531 et
suivantes).
ART. 3.—Quiconque, sciemment, favorise par des secours ou d'autres moyens
le refus de travailler punissable en vertu de l'article 2, est passible
d'une amende pouvant aller jusqu'à 12.500 francs; en outre, il pourra être
condamné à une peine d'emprisonnement d'un an au plus.
ART. 4.—Si des communes, associations ou d'autres groupements favorisent
le refus de travailler de la manière prévue à l'article 8, les chefs en
seront rendus responsables conformément à cet article.
ART. 5.—S'il est prouvé que certaines sommes sont destinées à secourir
les personnes désignées à l'article 2, ces sommes seront confisquées au
profit de la Croix-Rouge de Belgique.
ART. 6.—Les infractions au présent arrêté seront jugées par les chambres
correctionnelles des tribunaux belges de première instance.
ART. 7.—Le présent arrêté entrera en vigueur le jour de sa publication.
Bruxelles, le 15 août 1915.
Le Gouverneur général en Belgique,
Baron VON BISSING,
Général-Colonel.
Aussitôt les condamnations se mirent à pleuvoir. Voici une affiche placardée à Bruxelles:
Avis.
Le gouverneur militaire de la province du Hainaut a fait publier l'avis
suivant:
Pour n'avoir pas repris le travail malgré les sommations du séquestre, les
ouvriers suivants ont été condamnés, le 1er octobre, par le tribunal de
campagne:
Louis Lenoir, à cinq ans de prison;
Victor Lepot, à un an de prison;
Émile Lenoir, à un an de prison;
Jules Brassart, à un an de prison;
Louis Van Langenhove, à un an de prison;
Émile Notté, à un an de prison;
Adelin Lepoivre, à quatre mois de prison;
Six contremaîtres, à six mois de prison;
Quatre-vingt-un ouvriers, à huit semaines de prison;
J'ai confirmé ce jugement.
Mons, le 2 octobre 1915.
Je porte cet avis à la connaissance de toute la population du territoire
placé sous mes ordres.
Bruxelles, le 12 octobre 1915.
Le Gouverneur général en Belgique,
Baron VON BISSING,
Général-Colonel.
L'articulet que voici nous apprend ce qu'est un séquestre:
Une copie d'une lettre existe—qui en dira long—adressée par le major
allemand d'Anvers à M. Henne, administrateur délégué de la Société
«Sambre-Escaut» à Fontaine-l'Évêque. En voici la traduction: «Étant donné
que vous avez refusé de travailler pour l'administration de l'armée
allemande et, conformément à une ordonnance du gouvernement général en
Belgique du 25 juin 1915, votre fabrique de fils barbelés à Hemixem
est mise sous séquestre et remise en marche sous la direction de
l'administration de la position fortifiée d'Anvers. La question du
dédommagement sera réglée plus tard.»
Le refus de M. Henne était basé sur le principe que les fils barbelés,
d'après les conventions de La Haye, sont considérés comme matériel de
guerre.
(L'Echo belge, 21 février 1916, p. l, col. 3.)
Le 25 août 1915, l'autorité allemande convoqua à Bruxelles de nombreux industriels pour discuter ensemble la «reprise des affaires». Voici un article du journal Le Belge sur cette tentative:
Toujours la «reprise des affaires».
La grande réunion des industriels, convoquée par l'autorité allemande pour
consacrer la reprise de l'activité et du travail en Belgique, a eu lieu le
mardi 25 août. Cela a été un fiasco complet.
On s'était cependant mis en frais pour elle. Embusqués, industriels
allemands, étaient là en groupe compact. Du grand quartier général de
Mézières était tout exprès venu un général pour présider. Avec une
franchise militaire, il a expliqué qu'en faisant marcher les ateliers et
les mines, on supprimait les chômeurs, et avec les chômeurs, les causes
de troubles, et avec les causes de troubles, la nécessité de maintenir
de fortes garnisons pour les réprimer au besoin. On se doutait de la
conclusion. L'Allemagne voudrait ne pas immobiliser dans nos régions
industrielles des hommes dont elle a, au front, un besoin de plus en plus
urgent. De là ses efforts pour enrayer le chômage, aux dépens des patrons
et des ouvriers belges, qui seraient dupés par elle et plus ruinés encore,
s'il est possible.
La malice était trop grosse pour réussir; on s'est séparé sans avoir
abouti. On n'aboutira jamais.
Nous conseillons donc à tous ceux dont les démarches intéressées ou
inconsidérées encouragent les Allemands à convoquer ces inutiles réunions
à renoncer une bonne fois à leurs démarches. Nous parlons de certaines
personnalités hollandaises trop remuantes, d'une part, et de certains
hommes belges trop «impatients à se produire», de l'autre. Les
premiers, depuis la fin de 1914, multiplient leurs efforts pour servir
d'intermédiaires à un accord dont ils tireraient profit; les seconds,
se persuadant qu'ils concourent à soulager les misères de leur pays, se
laissent entraîner à des visites, à des entrevues compromettantes. En
voilà assez!
A toutes les tentatives allemandes pour favoriser—jésuitiquement—la
reprise du travail, mais en réalité pour fournir à l'Allemagne hommes,
produits, matières et outils, il n'y a qu'une seule chose à opposer, la
force d'inertie, et qu'un seul mot à répondre: Allez-vous-en!
(Le Belge, n° 3, septembre 1915, p. 5.)
Plus récemment les chefs d'industrie ont de nouveau opposé un refus formel à la proposition de travailler pour les Allemands:
Il y a quelques mois déjà que nous aurions voulu faire connaître M.
Hinnenthal à nos lecteurs, car il caractérise un des types les plus
particuliers de la civilisation allemande, en même temps qu'il personnifie
par ses fonctions cette race d'agents serviles dont la haute Kultur se
sert depuis son installation chez nous pour ruiner systématiquement notre
pays. M. Hinnenthal est un Boche élégant; il n'a ni la tête carrée, ni le
col dans les épaules. A le voir en pékin, il a un certain cachet et il
doit certainement passer pour un chic type... à Breslau, car c'est là
qu'il exerce, en temps de paix, ses fonctions de directeur d'une grande
usine sidérurgique.
M. Hinnenthal est un de ces embusqués de marque qui feront récompenser
leur courage à... l'arrière, pour avoir si bien réussi à organiser
le pillage des usines belges. C'est un valeureux soldat; il en porte
l'uniforme avec fierté.
M. Hinnenthal n'était pas, comme beaucoup d'autres, un étranger pour les
Belges; non, il entretenait, avec la plupart de nos industriels, des
relations d'affaires qui étaient toutes empreintes de cordialité. En un
mot, c'était un ami d'outre-Rhin.
Ayant cherché à renouer ses anciennes relations d'amitié en Belgique, il a
instamment prié les industriels belges, principalement les constructeurs
de locomotives, de travailler pour lui.
L'État-major allemand avait précisément usé quelque 600 locomotives (on ne
va pas pour rien de «devant Ypres» à «devant Riga» et vice versa) et il
aurait bien voulu faire le travail de réparation en Belgique, puisque
toutes les usines allemandes ne s'occupent plus que de faire des obus. M.
Hinnenthal promettait de gros salaires, chaque usine aurait sa commande
et... ferait son beurre. Du reste, il donnait sa parole d'Allemand que
ces locomotives, une fois réparées, ne transporteraient que des Belges et
serviraient pour le service intérieur du pays.
Il va de soi que M. Hinnenthal a été éconduit partout. Partout il a reçu
cette réponse: réparer des locomotives, même destinées au transport
des voyageurs et des marchandises belges, c'est libérer un nombre
correspondant de machines qui conduiront au front des soldats et des
munitions. Puisque ces réparations sont nécessaires, que l'État-major
allemand les fasse entreprendre en Allemagne, où les usines feront un peu
moins de munitions.
M. Hinnenthal ne s'était pas attendu à celle-là!
O naïf Allemand, ô prétentieux Teuton! Vous avez donc cru qu'il y avait
chez nous des âmes assez viles pour entreprendre pareil métier! A quelle
aune nous mesurez-vous donc? Vous pouvez sans scrupules, vous autres,
Monsieur le Hauptmann, vous livrer à toutes les turpitudes, lancer les
lettres de cachet contre de paisibles commerçants, déporter des citoyens
inoffensifs, condamner aux travaux forcés un maître de carrières qui n'a
pas voulu faire du gravier de béton pour vos tranchées, imposer le régime
de forteresse au bourgmestre de Bruxelles, faire fusiller des femmes,
envoyer en prison jusqu'à des enfants. Vous pouvez aussi venir sans honte
pratiquer chez nous le joli métier que vous faites. Malgré tout, vous ne
nous effrayez pas, nous autres Belges. Vous pourrez renouveler contre nos
industriels vos sentences arbitraires, les menacer des foudres allemandes,
ils ne céderont pas: ce sera leur gloire et leur honneur. Vous pourrez à
votre aise occuper les usines, envoyer l'outillage en Allemagne,
congédier le personnel ou le faire prisonnier, vous payer de plantureux
appointements et réduire à rien nos moyens de production. Vous ne
récolterez, vous et vos maîtres, que le mépris des neutres et la haine de
la nation belge...
P.-S.—Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que plusieurs
usines belges sont placées sous séquestre et occupées militairement. M.
Hinnenthal se venge!
(La Libre Belgique, d'après L'Écho belge, 8 mars 1916, et
d'après La Belgique [de Rotterdam], 11 mars 1916.)