La Presse Clandestine dans la Belgique Occupée
Devant l'insuccès constant de leurs tentatives, les Allemands ont essayé d'amener chez eux nos ouvriers. L'avantage serait le même pour eux, puisqu'ils pourraient tout aussi bien libérer leurs hommes et les envoyer au front.
Contrats de travail.
Les Allemands ne se contentent pas de forcer les ouvriers belges à
travailler pour eux en Belgique, ils font aussi tous leurs efforts pour
les attirer chez eux. Nous avons sous les yeux le texte du contrat qu'ils
font signer aux ouvriers qu'ils réussissent à entraîner en faisant
miroiter devant eux, non seulement l'appât du gain, mais les nombreux
«avantages» réservés aux compagnons allemands et qui leur sont également
promis: assurances, obligation d'accepter un logement désigné, lois de
travail allemandes, etc. Nous avons aussi sous les yeux le texte d'autres
contrats, plus intéressants encore; contrats passés entre un certain
M.H... (Allemand habitant Bruxelles) et des agents (Allemands aussi, parmi
lesquels se glissent, hélas! peut-être des Belges) chargés de recruter les
ouvriers pour les mines et les usines d'Allemagne.
Nous répétons ici et le répétons avec énergie, priant nos lecteurs de
nous aider à répandre cette vérité par tous les moyens: Tout Belge qui
travaille pour l'Allemagne permet à un Allemand de prendre, au lieu de
l'outil, le fusil.
Mais si le devoir de l'ouvrier est de ne pas travailler, celui des autres
citoyens est de le soutenir, de lui rendre possible la résistance en lui
permettant de vivre. Ne nous laissons pas influencer par les calomnies
répandues contre les oeuvres d'alimentation et de secours aux chômeurs.
Certes il y a des abus: il y en aura toujours et il est juste et sage de
tâcher de les faire disparaître, mais ce qui est l'absolue vérité c'est
que les oeuvres générales, si généreuses, si bien organisées soient-elles,
ne peuvent répondre à tous les besoins.
Les chômeurs ont de la peine à vivre, et la charité et les oeuvres privées
doivent venir à l'aide des grands organismes de secours.
Les Allemands savent bien ce qu'ils font lorsqu'ils interdisent de
soutenir les chômeurs
51,
ils savent que la faim est mauvaise
conseillère et qu'il est dur pour un père de refuser un bon salaire
quand il n'est pas sûr du lendemain pour ses enfants: l'exil, si pénible
soit-il, est moins affreux que la plainte des petits.
51 [Voir p. 191. (Note de J.M.)]
Nos maîtres font tous leurs efforts pour attirer la classe ouvrière en
Allemagne, et, pendant ce temps, les journaux à leur solde versent des
larmes de crocodile en pensant à l'avenir de nos industries compromises
par le chômage et par l'exode des travailleurs et des ingénieurs en
Angleterre, exode qui inquiète même les grands industriels belges! Ceux-ci
protestent aussi, dit-on, contre les mesures prises par l'Angleterre pour
empêcher l'importation en Belgique des matières premières destinées
à l'industrie, malgré les assurances du baron von Bissing «que ces
marchandises ne seront pas saisies».
On sait ce que valent les assurances de M. von Bissing. Dans ce cas-ci
cependant, nous lui accordons une certaine confiance: les matières
premières ne seront pas saisies, nous le croyons volontiers; il sera plus
avantageux, en effet, d'attendre qu'elles soient confectionnées pour s'en
emparer.
Que les Belges se résignent patriotiquement à se voir considérer par leurs
Alliés comme faisant partie de l'Empire quand il s'agit de ces mesures de
précautions contre l'ennemi.
C'est là un des moyens que nous, civils, prisonniers dans notre propre
pays, avons de payer notre contribution à l'oeuvre de délivrance commune.
Payons-la généreusement et sans nous plaindre.
(La Libre Belgique, n° 45, septembre 1915, p. 3, col. 1.)
Quant au résultat de cette manoeuvre, le voici: Sur les 27.000 mineurs du
bassin de Liège, 640 sont partis pour l'Allemagne; sur les 40.000 du basin
de Charleroi, 590 sont partis.
Nous avons tenu à dénoter la plupart des documents publiés par nos
prohibés au sujet de la contrainte au travail militaire. Rien ne montre
mieux le mépris de l'Allemagne pour les prescriptions de la Convention de
la Haye, à laquelle elle a collaboré, qu'elle a approuvée et signée,
et pour celles des Lois de la guerre qui sont entièrement son oeuvre.
D'autre part, on y voit aussi la froide résolution de notre population
ouvrière résignée à «crever de faim», pour ne pas subir la contrainte. De
tous les problèmes qui se posent aujourd'hui dans la Belgique occupée,
aucun n'est plus angoissant. Hélas! c'est l'Allemagne qui détient la
force, et notre peuple est menacé de mourir lentement d'inanition; mais
il sait qu'il manquerait à ses devoirs s'il cédait à la force, et il
s'obstinera dans sa roideur! Le Belge n'est pas de ceux qui plient.
Ne parvenant pas à faire travailler nos ouvriers pour l'armée allemande en
Belgique, ni à obtenir qu'ils émigrent en Allemagne, nos ennemis ont eu
finalement recours à une mesure dont l'iniquité crie vengeance au ciel:
ils réduisent notre population ouvrière en esclavage et instituent la
traite des Belges.
4. La fermeté devant les condamnations.
Dès le début de la guerre, l'Allemagne a prétendu nous soumettre par la terreur. Tout de suite des villes furent incendiées et leurs habitants fusillés ou déportés en Allemagne52. Plus tard d'abominables menaces furent placardées partout. Peine perdue: ni les atrocités commises ni les atrocités promises n'ont rendu le Belge plus souple devant les exigences; fort de son bon droit, il refuse énergiquement de se courber devant l'injustice.
52 [On évalue à 5.000 au moins le nombre des civils belges assassinés par l'armée allemande pendant les mois d'août et de septembre 1914. Quant au nombre de maisons brûlées ou détruites, un Allemand, le professeur W. von Bode, Exz., l'estime à 26.000, d'après le Nieuwe Rotterdamsche Courant du 27 juillet 1915, édition du soir, vendu à Bruxelles après autorisation de la censure allemande (La Soupe, n° 450). Dans la seule province du Brabant, 2.110 habitants ont été déportés en Allemagne en août et septembre 1914 (La Soupe, n° 354).]
L'Allemand est, on le sait, un piètre psychologue, incapable de pénétrer
la mentalité d'autrui. Habitué à voir ses concitoyens s'aplatir devant
l'autorité, il croit pouvoir nous appliquer la méthode comminatoire qui
lui réussit si bien chez lui. En quoi il se trompe totalement.
En décembre 1914 et en janvier 1915 sont revenus dans le Brabant les
premiers déportés. Ces rapatriements de prisonniers civils, qui avaient
été envoyés en Allemagne sans jugement,—que dis-je, sans même un
simulacre de jugement,—ont été commentés par nos prohibés:
Un nouveau chapitre à ajouter aux atrocités allemandes.
La semaine dernière la Belgique a revu un assez grand nombre de ses
enfants, prisonniers civils, retenus en Allemagne depuis quatre ou cinq
mois au mépris des lois de la guerre. Il y avait parmi eux des femmes et
des enfants et de paisibles promeneurs qui étaient allés voir les ruines
de Louvain. Ils ont été emmenés ensemble en Allemagne, assis sur des
planches dans des wagons à bestiaux, sur lesquels on avait inscrit en
grandes lettres: Civilisten.
Ils sont restés ainsi à jeun, enfermés pendant quarante-cinq heures, sans
pouvoir même se retourner du côté de la lucarne qui donne la lumière et
l'air, et ce sous peine d'être fusillés.
Il est à peine besoin de dire que parmi ces prétendus francs-tireurs
beaucoup n'avaient jamais tenu un fusil en main. Aucun, absolument aucun,
n'avait tiré une seule cartouche.
Avant de les embarquer dans les wagons à bestiaux, on avait à la gare de
Louvain fait ranger les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de
l'autre et l'on avait tué d'un coup de fusil un homme sur trois en les
numérotant: on s'était arrêté au n° 12 par suite d'une reprise de la
bataille. Cela se passait dix jours après le sac et l'incendie de Louvain,
au milieu d'un combat où les Allemands, d'abord refoulés jusqu'à Louvain
par les troupes régulières belges, avaient ensuite reçu de grands renforts
et avaient repoussé nos soldats.
Les pauvres civils ainsi capturés ont été l'objet des insultes, des
crachats et des violences de la population des villes allemandes par
lesquelles ils ont passé, notamment à Friedrichsfeld et à Wesel.
A Wesel on leur a lancé le contenu de bacs à ordures.
Après ce voyage, accompli dans des conditions pires que celles qu'on a
coutume d'imposer aux bêtes destinées à la boucherie, ils ont été parqués
dans divers camps avec des prisonniers de guerre, soldats de diverses
nationalités.
Pendant les quinze premiers jours ils ont dû dormir à la belle étoile par
tous les temps. Quelques-uns sont morts.
On a édifié pendant ces quinze jours des baraquements où ils ont trouvé un
abri, puis on a doté ces baraquements d'un plancher et enfin on a donné à
ces malheureux de la paille, et enfin quelques matelas, et deux petites
couvertures. Leur nourriture pendant les cinq mois de leur détention a
consisté invariablement en une ration de café le matin, une soupe de
légumes (carottes, betteraves, féveroles), où les heureux favorisés par le
hasard trouvaient parfois un morceau de morue ou de viande, 300 grammes de
pain bis (un pain de 5 livres partagé en sept) et le soir encore du café
avec un petit morceau de boudin.
Au retour, qui a duré trois jours, on leur a donné une fois du café une
fois du pain.
On devine dans quel état misérable se trouvaient les 1.700 civils
brabançons qui ont ainsi regagné leur domicile.
En même temps qu'eux les gardes civiques du Limbourg ont, à ce qu'on nous
a assuré, été rapatriés.
(La Libre Belgique, n° 1. février 1915, p. 2, col. 1.)
Les carnages du début de la guerre ont fait place à des exécutions méthodiquement réparties dans le temps et dans l'espace: dans chaque ville importante paraît tous les deux ou trois mois une affiche annonçant qu'un certain nombre de Belges ont été passés par les armes:
Nos héros.
Freiherr von Bissing se charge de faire afficher sur nos murs un tableau
d'honneur comprenant les noms des patriotes belges qui paient de leur sang
les services qu'ils rendent à la patrie. La population l'en remercie,
car sans le tableau elle ignorerait longtemps encore les vaillants qui,
soupçonnés d' «espionnage», bravent fièrement les tortures et la mort.
Honneur et gloire à eux! La patrie reconnaissante érigera un jour un
monument à ces grands citoyens, Flamands et Wallons, hommes et femmes, qui
l'ont servie au prix de leurs jours.
Nous avions déjà nos héros des champs de bataille qui, malgré leur petit
nombre, ont fait trembler les hordes teutonnes et ont rempli le monde
d'admiration. Ils sont morts loin de nous, couverts de lauriers, après
avoir sauvé l'Europe du despotisme des barbares.
Mais ceux qui meurent ici, au milieu de nous, inconnus, d'une mort
obscure, pour avoir contribué au salut de la Belgique, ne sont ni moins
grands ni moins glorieux! Que dis-je, leur courage dépasse encore, si
c'est possible, celui de nos héroïques soldats. Ceux-ci tombent, entraînés
par la fougue et l'ardeur du combat, défendant chèrement leur vie...
Ceux-là tombent désarmés, sous les balles d'assassins, froidement,
stoïquement, dans quelque préau solitaire, abandonnés, au milieu
d'ennemis, sans pouvoir se défendre, songeant dans une suprême vision aux
êtres chers qu'ils ne reverront plus, mais fixant aussi leur dernière
pensée sur la patrie et ayant, avant d'expirer, la fierté de jeter à la
face des bourreaux un dernier cri: Vive la Belgique!!! Inclinons-nous
devant les uns et les autres, ne les oublions jamais! jamais!!!
(La Libre Belgique, n° 49, octobre 1915, p. 1, col. 1.)
Quand ils ont à se débarrasser de quelqu'un contre qui aucun prétexte,
absolument aucun, ne peut être invoqué, ils le mettent en prison «par
mesure administrative», puis ils le déportent en Allemagne. C'est ainsi
qu'ils ont agi envers M. Max, le bourgmestre de Bruxelles, qui leur tenait
trop efficacement tête, envers MM. P. Fredericq et Pirenne, professeurs à
l'Université de Gand, qui ne voulaient pas se prêter à la flamandisation
de cet établissement, et envers bien d'autres. Peut-on imaginer rien de
plus arbitraire que cette guillotine sèche!
Voici un articulet relatif à M. de Lalieux, bourgmestre de Nivelles:
«Indésirable» comme M. Max.
Le respectable et très aimé bourgmestre de Nivelles vient d'être l'objet
d'une inqualifiable mesure de la part du gouverneur allemand. Cette
mesure a plongé sa famille et la ville de Nivelles dans un émoi bien
compréhensible.
M. de Lalieux avait été l'objet d'une sévère condamnation parce qu'il
avait fait son devoir en payant des fonctionnaires belges pour le compte
du Gouvernement du Havre. Il avait subi sa peine et était à la veille de
sortir de prison lorsque la Kommandantur, apprenant que ses administrés
se promettaient de fêter son retour, décida de l'emmener prisonnier en
Allemagne, sans lui permettre de rentrer chez lui. Le fait d'être bien
vu de ses concitoyens est sans doute considéré par nos maîtres comme un
crime, un attentat à l'honneur du Deutschtum.
On suppose du moins que c'est là la raison de cette mesure aussi
arbitraire que cruelle, car ces messieurs n'ont pas même daigné répondre à
ceux qui demandaient à connaître quel était le nouveau crime reproché à M.
de Lalieux.
C'est à peine si Mme de Lalieux eut connaissance de l'inique décision
qui frappait son mari. Elle ne put, en faisant grande diligence, que
l'entrevoir pendant quelques instants avant son départ pour l'exil.
La mesure qui frappe l'honorable bourgmestre est d'autant plus cruelle
qu'il est âgé et que son état de santé, constaté par trois médecins, dont
un docteur allemand, ne laisse pas que d'inspirer de sérieuses inquiétudes
à ceux qui l'aiment. Mais sa popularité porte ombrage au tout-puissant
Empire de l'«Élu de Dieu». Qu'importe alors qu'il continue à vivre!
L'amour de ses concitoyens lui est un crime. La même règle doit lui être
appliquée à Nivelles comme à M. Max à Bruxelles. Tous deux étant également
indésirables aux yeux clairvoyants du freiherr von Bissing, gouverneur,
administrateur et souverain législateur provisoire de Belgique.
HELBÉ.
(La Libre Belgique, n° 39, août 1915, p. 3, col. 1.)
M. de Lalieux, nous apprend cet articulet, était en prison lorsque sa déportation fut décidée. Il avait été arrêté en avril 1915, avec une trentaine d'autres personnes, pour avoir envoyé des secours aux chômeurs de Luttre (voir p. 186). La lettre suivante, adressée à une dame qui avait demandé les raisons de l'incarcération de son mari, prétend justifier ou au moins expliquer ces arrestations:
Une lettre curieuse.
Le prince héritier de Ratibor a pu seulement m'apprendre et me dire que
l'arrestation a été faite par la police politique. Ce n'est ni le pouvoir
civil ni le pouvoir militaire qui sont intervenus.
Aujourd'hui après-midi (samedi 17 avril) j'ai été chez le chef de la
susdite police. Là on m'a dit qu'il s'agit seulement d'une arrestation de
sécurité. Par cette arrestation on veut empêcher certaines influences que
ces messieurs exerçaient et qui ne paraissaient pas désirables. Cette
arrestation n'a donc eu pour cause aucune accusation. Il ne s'en suivra
non plus aucun jugement. La chose est en réalité désagréable pour les
intéressés, mais n'est pas dangereuse.
(S.) TRIMBORN53.
(La Soupe, n° 320.)
53 [M. Trimborn est un juriste attaché au Gouvernement allemand en Belgique (Note de J. M.).]
En septembre 1915, ce fut le tour de M. Théodor, bâtonnier de l'Ordre des Avocats à Bruxelles. Depuis longtemps il était la bête noire de l'Administration allemande, à cause de la fermeté avec laquelle il maintenait les droits de la justice belge. Ses lettres à M. von Sandt, chef de l'Administration civile, et à M. von Bissing, ont été publiées par La Soupe (n° 141, 240, 260). Les journaux domestiqués ne les ont naturellement pas reproduites, mais ils se sont empressés de publier le prétexte donné à sa déportation:
Bruxelles, 7 septembre.
M. Théodor, bâtonnier de l'Ordre des Avocats à Bruxelles, a interdit à un
avocat de s'en référer, en défendant les intérêts de son client devant les
tribunaux, au décret du gouverneur général du 10 novembre 1914 concernant
les loyers, et spécialement à un arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles
qui reconnaît que ce décret est valable en droit. En agissant ainsi, le
bâtonnier s'est rendu coupable d'un abus de pouvoir commis au détriment du
public qui demande justice et au détriment des avocats. Il a transgressé
l'article 37 du décret sur les avocats du 14 décembre 1810, suivant lequel
les avocats «exerceront librement leur ministère pour la défense de la
justice et de la vérité». C'est pourquoi le gouverneur général a fait
transférer M. Théodor en Allemagne, où il restera jusqu'à la fin de la
guerre.
(La Belgique [de Bruxelles], 9 septembre 1915.)
Voici un article de La Libre Belgique relatif à M. Théodor:
Malheur aux désobéissants!
Le gouverneur général provisoire de Belgique vient de prendre une mesure
qui prouve une fois de plus le mépris qu'il professe pour la légalité et
le droit des gens. Sous prétexte que M. Théodor, bâtonnier des avocats à
la Cour de Bruxelles, aurait interdit à un de ses collègues d'invoquer
en plaidant le règlement édicté par M. von Bissing pour trancher les
différends entre locataires et propriétaires, règlement qui a été reconnu
légal par la Cour de Bruxelles, tandis que la Cour d'appel de Liège l'a
déclaré contraire à la loi, il l'a déporté en Allemagne dans un camp de
concentration pour officiers, où il devra rester jusqu'à la fin de la
guerre.
M. Théodor, dit l'arrêté du freiherr von Bissing, a porté atteinte à la
liberté de l'avocat et a contrevenu ainsi aux règles du Barreau belge,
Inutile de dire que le motif invoqué n'est qu'un prétexte. Ce qui le
prouve, c'est la peine prononcée contre le prétendu délinquant. Cette
peine doit durer autant que la guerre. Elle est donc indéterminée et
peut être très longue et sans aucune proportion avec le fait allégué. M.
Théodor n'a pu dicter à un confrère les motifs de sa plaidoirie; il a pu
tout au plus lui donner un conseil que ce confrère était libre de suivre
ou de ne pas suivre. Et le gouverneur de Belgique met pour cela M. Théodor
dans l'impossibilité d'exercer sa profession pendant des mois où des
années, tout comme un bourgmestre de Bruxelles ou de Nivelles. La vérité
est que M. Théodor est un vaillant défenseur des droits du Barreau et de
la légalité, comme MM, Max, de Lalieux et S. Ém. le cardinal de Malines
étaient les intrépides défenseurs des droits de leurs concitoyens. M.
von Bissing a reçu ordre d'en haut de ne plus toucher à ce dernier. On
reconnaît là la prudence hypocrite teutonne. Il y a en Allemagne 40% de
catholiques. L'arrivée de Mgr Mercier prisonnier y ferait scandale et
soulèverait des débats dangereux qu'il y a lieu d'éviter pour l'honneur
déjà bien discuté de l'Empire. M, Théodor est condamné comme indésirable
au même titre que MM. Max et de Lalieux. Il a protesté en plusieurs
occasions contre les arrêtés bissingeois et récemment encore contre la
confiscation d'un dossier par les Allemands chez les héritiers de M'e Sam
Wiener. Or M. von Bissing n'accepte pas qu'on discute. Il s'est vengé
comme se vengent nos maîtres, c'est-à-dire en foulant aux pieds
brutalement nos droits les plus intangibles. Malheur aux désobéissants,
a dit Guillaume II le 7 août 1914 en faisant ses adieux à sa Garde
impériale.
Les désobéissants parviendront cependant à tordre le cou à l'aigle
impérial.
(La Libre Belgique, n'o 46, septembre 1915, p. 4, col. 2.)
L'occupant avoue d'ailleurs inconsciemment ces arrestations arbitraires. N'a-t-il pas fait imprimer dans les journaux à sa solde le communiqué que voici:
Dans la presse anti-allemande on a toujours parlé de la soi-disant terreur
allemande en Belgique dans le but de susciter de la méfiance à l'égard des
tribunaux de campagne. On a même essayé de faire passer leurs jugements
pour de la comédie.
Il va de soi qu'on n'a jamais réussi à avancer des preuves à l'appui de
cette calomnie.
Chaque condamnation a pu être expliquée.
Étant donné que, nonobstant ce fait, il se trouve encore des naïfs qui
prêtent une oreille bienveillante aux bruits répandus, nous publions
ci-dessous la statistique des sentences prononcées depuis que nos
tribunaux fonctionnent. Cette statistique a été dressée d'après des
données officielles et irréfutables:
ÉPOQUES ACQUITTEMENTS
Condamnations Acquittements Ordonnances
simples de non-lieu
Jusqu'au 30 avril 1915. 1.215 167 1.310
Du 1er mai au 31 juillet 894 141 567
Du 1er août au 31 octobre 1.206 184 973
_____ ___ _____
TOTAUX 3.315 492 2.850
Ce qui fait 3.342 acquittements contre 3.315 condamnations.
De ces chiffres, il ressort que le nombre des acquittements dépasse
celui des condamnations et que les tribunaux allemands prononcent leurs
sentences impartialement et ne s'inspirent que de l'esprit du droit et de
justice. Chaque juriste admettra que la statistique comporte un caractère
qu'on trouverait favorable, même en temps de paix, et qu'elle atteste un
esprit de tolérance dans le droit et non une application arbitraire de la
loi.
(L'Écho belge, 16 février 1916, p. 1, col. 3.)
Le journal vraiment belge (paraissant en Hollande) auquel nous empruntons
le communiqué, fait remarquer que sur 3.342 acquittements, il y a 2.850
ordonnances de non-lieu. «Ce que ceci prouve? ajoute-t-il: que les Belges
sont arrêtés à tort et à travers, uniquement pour semer la terreur parmi
la population.»
Faut-il s'étonner, devant cette rage d'arrestations, qu'on ait jeté en
prison de paisibles scouts?
Une amusante méprise.
Douze instituteurs de la ville viennent d'être arrêtés dans la forêt de
Soignes et d'être conduits par des uhlans à la prison de Saint-Gilles où
ils ont été retenus pendant quarante-huit heures. Après quoi on les a
relâchés sans leur faire d'excuses, leur innocence ayant pu être aisément
établie.
Ne riez pas, l'histoire est tout à fait sérieuse. Ces douze professeurs
ont été, deux jours durant, accusés de se livrer à l'espionnage. Et leurs
familles ont pu croire un moment qu'elles ne les reverraient plus.
Ce qu'ils faisaient dans la forêt de Soignes? Du scouting tout simplement.
Ces instituteurs ambitionnaient de devenir scoutmasters après la guerre
et ils commençaient, sous la direction d'un vétéran, leur initiation. Un
cycliste teuton, les ayant surpris tandis qu'ils travaillaient ainsi en
commun, trouva leur attitude suspecte. Il s'en fut, aussi vite que le lui
permettait sa bécane, prévenir le poste le plus voisin que des espions se
trouvaient dans la forêt à tel endroit qu'il désigna. Quelques minutes
plus tard, trois uhlans à cheval apparaissaient dans la clairière où les
instituteurs s'exerçaient et procédaient à leur arrestation. Ils eurent
beau expliquer qu'en se livrant aux joies du scouting ils ne faisaient
rien que de parfaitement licite, les trois cavaliers ne «foulurent rien
zavoir». Ils escortèrent les douze fonctionnaires de la ville jusqu'à
la prison de Saint-Gilles où on les mit tous au secret. Il fallut
quarante-huit heures à la police allemande pour constater qu'il y avait eu
là, une fois de plus, un regrettable excès de zèle.
L'Administration de M. von Bissing est si paternelle!!!
(La Libre Belgique, n'o 43., septembre 1915, p. 4, col. 2.)
A la suite de cette sotte équipée, le gouverneur de Bruxelles prit son mémorable arrêté du 21 août 1915:
Arrêté.
Les sorties en groupe, cortèges et, en général, toute réunion publique
quelconque, organisés par les boy-scouts ou d'autres sociétés du même
genre, avec ou sans insignes, ne sont permis qu'avec mon autorisation
expresse.
En cas de contravention au présent arrêté, les organisateurs et tous les
participants sont passibles d'une peine d'emprisonnement de trois mois au
plus et d'une amende pouvant aller jusqu'à 500 marks, ou d'une de ces deux
peines à l'exclusion de l'autre.
Si les contrevenants jouissent de l'impunité, leurs parents, tuteurs,
maîtres, etc., seront rendus responsables à leur place.
Les contraventions seront jugées par les autorités ou tribunaux militaires
allemands.
Bruxelles, le 21 août 1915.
Le Gouverneur de Bruxelles,
VON KRAEWEL,
Général-Lieutenant.
Or, le même jour, l'autorité allemande de Bruxelles défendait à nos
policiers d'arrêter aucun Allemand, sauf en cas de flagrant délit lors de
la perpétration d'un crime (La Libre Belgique, n° 49, octobre 1915).
La comparaison est piquante entre les procédés de la police allemande,
arrêtant tout le monde sous le moindre prétexte et sans le moindre
prétexte, et les entraves qu'on met à l'exercice de la police belge.
Pour finir, disons que le fait d'avoir été en prison n'est plus du tout
regardé en Belgique comme infamant. Loin de là; la possession d'un casier
judiciaire allemand est un titre à la considération publique. Le moment
approche où l'on montrera du doigt, comme suspect, celui qui n'a jamais
été arrêté. Ci un articulet de La Libre Belgique:
Petites nouvelles.
A Bruxelles.—Il y a en ce moment, à Saint-Gilles, 170 civils internés
sous des prétextes quelconques, la plupart sans aucun fondement sérieux.
Parmi ces prisonniers deux prêtres auxquels les Allemands reprochent leur
langage trop patriotique. Si l'occupation allemande continue quelque temps
encore, le fait d'avoir été interné à Saint-Gilles deviendra bientôt un
certificat d'honorabilité exceptionnelle.
(La Libre Belgique, n° 7, mars 1915, col. 2.)
A Anvers, aller en prison se dit «passer ses vacances à l'Hôtel des
Patriotes». La Belgique (de Rotterdam) a donné dans ses numéros du 25
octobre au 12 novembre 1915 une intéressante relation faite par un de
ses correspondants anversois qui a passé par cette villégiature. Le plus
piquant est que, pendant sa réclusion, le collaborateur de La Belgique
trouva moyen d'envoyer sa copie au journal prohibé dont La Belgique
donne un fac-similé de l'en-tête (voir pl. VI). Pour comble d'ironie,
cette feuille clandestine, conçue dans une prison, s'appelle De Vrije
Stem (La Voix libre); elle déclare que les bureaux et la rédaction
siègent: Hôtel des Patriotes, rue des Béguines, 42 (c'est l'adresse de
la prison); comme adresse télégraphique elle donne: Kommandantur
Anvers—Malines. Elle ajoute, suivant la formule consacrée d'il y a
quelques siècles, qu'elle paraît «avec grâce et privilège».
Une dame de nos connaissances, enfermée inopinément à la prison d'Anvers,
se plaignait de son sort à l'infirmière qui la soignait. «Oh! Madame! lui
dit celle-ci, ne vous en faites pas pour ça! Depuis que les Allemands
occupent Anvers, notre clientèle n'est plus du tout ce qu'elle était
avant: nous ne recevons plus, maintenant que des gens du meilleur monde!.»
III
COMMENT LES ALLEMANDS SE COMPORTENT EN BELGIQUE
La conduite des Belges envers leurs tyrans est dominée par les sentiments que voici: la confiance mûrement réfléchie dans la victoire; le patriotisme sous toutes ses formes, tant chez l'ouvrier qui brave la famine que chez le milicien et l'infirmière qui risquent l'électrocution; le mépris et la haine pour tout ce qui vient de l'ennemi.
Voyons à présent l'attitude des Allemands en Belgique. Pour tout dire en peu de mots, leur conduite est féroce, fausse, outrecuidante et rapace.
A. LA FÉROCITÉ
De nombreuses pages sont consacrées dans nos prohibés aux horreurs commises par l'armée allemande: les massacres d'Andenne (Le Belge, n°. 6), de Surice (La Libre Belgique, n°. 24; La Soupe, n°. 253), de Dinant (La Soupe, n° 167); le meurtre du R.P. Dupierreux (La Libre Belgique, n° 38); les Barbares chez nous (La Vérité, n°. 3), etc., etc. On a aussi reproduit des extraits de P. NOTHOMB, La Belgique martyre, dans La Libre Belgique; la brochure a d'ailleurs été réimprimée en entier. Plusieurs brochures clandestines, déjà citées (p. 8 et 20), s'occupent aussi des sévices allemands. Mais la plupart de ces récits ont été repris par la presse étrangère et par les Rapports de la Commission d'enquête; il serait donc superflu de les réimprimer.
1. Quelques exemples d'inhumanité.
Pour donner une idée du genre de relations qui ont paru en Belgique, nous copierons les trois premiers numéros des Pages du Livre des douleurs de la Belgique. Cette série a paru d'abord dans La Soupe (n°. 276, 280, 315, 322, 403, 442, 449), puis en une brochure séparée (voir p. 20).
Dans les Fonds-de-Leffe, près de Dinant54.
54 [ C'est le village dont parle le soldat allemand Philipp, dans BÉDIER, Les Crimes allemands, p. 12 et fac-similé 4. Ce soldat cite quelques détails abominables. Voir aussi BÉDIER, Comment l'Allemagne essaye de justifier ses crimes, p. 17, (Note de J. M.)]
Les Allemands occupaient les villages du plateau, Sorinne, Thynes, Lisogne, etc., depuis le 14 ou le 15 août. Le 15 il y avait eu un combat à Dinant entre Allemands et Français.
Le samedi 22 ils arrivent dans la partie d'amont des Fonds-de-Leffe, près du château de M. Boucher. Ils entrent dans une maison en disant à la femme: «Votre mari a tiré sur nous; nous venons de le voir dans les buissons.—C'est impossible, répondit-elle, mon mari est absent; il est à la guerre.» Dans une deuxième maison, même accusation: là aussi le mari était parti comme soldat.
Dans une troisième habitation ils trouvent le père et le fils Jacquet: «Vous étiez derrière votre maison, disent les Allemands, d'où vous avez tiré sur nous.—Non, nous ne sommes pas sortis, et nous n'avons d'ailleurs pas d'armes.—Vous mentez, venez avec nous.» On leur lie les mains derrière le dos et on les emmène.
Dans une autre maison, ils prennent, toujours sous le même prétexte, un marbrier nommé Bertulot.
En même temps deux autres groupes de soldats descendent de Lisogne et de Thynes; les premiers amènent huit hommes prisonniers, les seconds deux seulement.
D'autres troupes, au lieu de descendre directement dans la vallée, continuent par la route de Liège à Dinant. Eux aussi font prisonniers indistinctement tous les hommes qu'ils trouvent dans les maisons, notamment Louis Neiper et son fils, âgé de treize à quatorze ans. Arrivés devant la rangée de trente-trois petites maisons qui bordent la route dans le fond de la vallée, ils tirent des centaines de coups de feu dans les fenêtres.
Ce jour-là ils ne commettent pas d'autres méfaits.
Le dimanche 23 août, dès le matin, ils arrivent par milliers, descendant du plateau dans la vallée.
Les trois hommes des Fonds-de-Leffe, pris la veille, les huit de Lisogne et les deux de Thynes, sont menés dans la prairie de M. Capelle. On en lie un à un arbre et on le tue à coups de fusil. Le cadavre est détaché, et. on en lie un second à l'arbre; il est fusillé. Et ainsi de suite jusqu'au treizième qui a vu abattre successivement ses douze compagnons.
Pendant que cette exécution se poursuit, les Allemands fouillent les maisons et s'emparent systématiquement de toute la population masculine âgée de plus de treize ou quatorze ans. Dès qu'un groupe de soldats a capturé une demi-douzaine de civils, on les met contre un mur et on les fusille. Parfois le supplice a lieu en présence des femmes, des mères, des soeurs, des enfants. Lorsque les femmes n'assistent pas directement à l'exécution, on s'arrange tout au moins pour qu'elles soient dans le voisinage immédiat et qu'elles ne perdent rien des supplications des hommes, des jurons des officiers et des feux de peloton qui abattent les victimes.
Mon père et ma mère, ma soeur, mon beau-frère et leurs enfants s'étaient réfugiés chez nous. Tout à coup les soldats entrent et ordonnent à mon mari, à mon père et à mon beau-frère de les suivre; on les ajoute à un groupe de quatre autres hommes et on les conduit contre le moulin de M'me Coppée. Nous avons entendu les cris poussés par les malheureux; chacune de nous reconnaissait la voix de son mari ou de son père. Puis les coups de feu: des gémissements inarticulés; encore quelques coups de fusil. C'était fini.
Nous étions serrées les unes contre les autres, tremblantes, sans parler, sans pleurer. On a alors amené quatre autres hommes, parmi lesquels j'ai vu un frère de mon mari; il s'était caché depuis le matin dans une hutte sur le coteau boisé à gauche des Fonds-de-Leffe; mais les Allemands ont avec eux des chiens dressés à la chasse à l'homme, qui vont dépister les fuyards. Quelques instants après, des détonations nous disaient que le supplice était accompli.
Puis nous avons été traînées, avec une centaine de femmes et d'enfants, dans le moulin de Mme Coppée. Nous avons dû passer auprès des fusillés; on ne nous permettait pas de nous arrêter; j'ai pourtant reconnu mon père, dont le crâne était ouvert.
Nous sommes restées enfermées dans le moulin, jusqu'au mercredi 26 août, sans pouvoir sortir. On ne nous a pas donné la moindre nourriture, ni pour nous ni pour nos petits enfants. Mais quand la soif nous torturait par trop, on allait chercher pour nous de l'eau du ruisseau, de l'eau toute sale. Plusieurs fois, pendant ces quatre jours, les soldats apportèrent de la paille devant les fenêtres, et y mettaient le feu, pour nous brûler vives, disaient-ils. D'ailleurs, le dimanche, les officiers nous avaient déjà averties que si on ne réussissait pas à chasser les Français de Dinant, nous serions toutes fusillées.
Après nous avoir enfermées dans le moulin, les soldats descendent plus bas dans la vallée et continuent à capturer tous les hommes pour les fusiller. Ils pillent à fond toutes les maisons. Ils mettent aussi le feu, dans la rangée de trente-trois habitations, aux dix maisons les plus proches de nous. S'ils n'allument pas les autres, c'est qu'ils se sont rendu compte qu'en agissant ainsi, ils interceptaient toute communication entre les Fonds-de-Leffe et Dinant dans la vallée de la Meuse, puisque les Fonds-de-Leffe sont tellement étroits qu'il n'y aurait pas eu moyen de passer à côté des maisons en flammes.
L'après-midi de ce même jour, le dimanche 23, les Allemands avaient fait venir huit hommes de Dinant pour enterrer les fusillés des Fonds-de-Leffe. Le soir, les soldats ordonnent à ces huit hommes de creuser chacun une fosse, puis ils en fusillent quatre et les font enterrer par leurs quatre compagnons; ils se préparent à fusiller aussi ces survivants, lorsqu'un officier qui passe leur fait grâce, à la condition que les jours suivants ils continueront à enterrer les cadavres.
Le dimanche soir, les Allemands avaient donc fusillé, sans aucune exception, tous les hommes qu'ils s'étaient procurés dans les Fonds-de-Leffe. Mais il en restait quelques-uns de cachés, que les chiens n'avaient pas pu découvrir. Le lendemain lundi on en trouva dix-sept. Ceux-ci furent amenés sur le talus près de la Cliche de Bois, un cabaret à l'entrée de la ville, en face de l'abbaye des Prémontrés. Un officier les plaça devant un peloton de soldats et commanda le feu. Mais la plupart des soldats tirèrent en l'air; les hommes, croyant se sauver, se laissèrent tous tomber et firent le mort. Seulement, l'officier avait remarqué la supercherie. Il fit avancer une mitrailleuse. Puis il dit à haute voix en français que ceux qui n'étaient pas morts pouvaient s'en aller, qu'on ne leur ferait plus de mal. A peine se furent-ils relevés que la mitrailleuse les faucha.
Le dimanche matin, la population des Fonds-de-Leffe comprenait 251 hommes et garçons. Le lundi soir 243 avaient été fusillés. Aucun de ceux qu'on avait pris n'avait été épargné. Les huit qui ont échappé au massacre avaient réussi à s'enfuir et ils ne sont revenus que longtemps après.
Heureusement que beaucoup de fils et de maris sont partis avec l'armée et combattent sur l'Yser. Singulière guerre, où ceux qui sont soldats sont moins exposés que les trop jeunes, les trop vieux et les infirmes, restés à la maison.
Il n'y a donc plus guère dans les Fonds-de-Leffe que des femmes et des enfants. Nous vivons comme nous pouvons dans les maisons saccagées, dont les portes et les fenêtres, fracturées par les Allemands, ont été réparées tant bien que mal à l'aide de planches et de cartons bitumés.
La fabrique est rouverte, et j'y ai du travail trois jours toutes les deux semaines. Grâce au Comité national de secours et d'alimentation, et au Comité dinantais qui s'est constitué à Bruxelles, nous avons de la soupe, du pain, des vêtements, du charbon. Tout le monde est misérable, mais personne n'est mort de faim.
Bien plus à plaindre sont nos enfants qui ont assisté au massacre d'août. Presque chaque nuit ma petite s'éveille en criant: «Maman, sauvons-nous, ils viennent de nouveau tuer papa, bon-papa et les oncles!»
A Sorinne, près de Dinant.
Les Allemands sont arrivés chez nous le 14 août au début de l'après-midi, par Foy-Notre-Dame.
Le 15, ils sont allés combattre sur les hauteurs qui couronnent Dinant; vers 16 heures ils sont revenus furieux et affamés. Ils exigeaient à boire et à manger, mais n'attendaient pas qu'on le leur donnât; ils fracturaient les portes et les fenêtres pour pénétrer plus vite dans les maisons. Ils ne laissèrent pas la plus petite croûte de pain ni le moindre bout de lard dans le village. Quand tout fut mangé ils tuèrent les porcs, les vaches, les poules. Bref le village fut totalement dévalisé. Cela dura jusqu'au jeudi 20.
Le 20, ils combattirent du côté de Thynes et d'Awagne, mais ils furent repoussés. Ils revinrent l'après-midi, de nouveau furieux. Vers 17 heures, nous avons entendu deux (ou trois) coups de canon, tirés tout près du village. Une demi-heure après, quelques soldats entraient brusquement dans chaque maison et commandaient à tout le monde de sortir. Ils ne nous laissèrent pas le temps de mettre un chapeau ou des souliers; il fallait s'en aller tel qu'on était. Pas un villageois ne resta dans une maison. Nous fûmes tous conduits chez Moret, marchand de bétail, où nous fûmes enfermés dans les écuries, les granges, les hangars, les greniers.
Le soir, on nous fit sortir et on nous aligna tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, contre un mur; puis ils amenèrent notre curé, les mains liées derrière le dos. Il nous dit: «Mes chers paroissiens, nous allons tous être fusillés demain matin. Faisons un acte de contrition. Ceux qui auront la chance d'échapper feront plus tard une confession complète.»
Puis on nous fit rentrer dans les bâtiments de Moret où nous avons passé la nuit. On nous fouilla pour chercher des armes, qu'on ne trouva pas, mais on nous prit tous les objets durs que nous avions sur nous, jusqu'à nos clefs.
Le 2l, vers 9 heures du matin, nous fûmes de nouveau alignés contre le mur. En face de nous il y avait des milliers de soldats. La haie avait été coupée sur l'autre côté de la route, et dans la prairie des mitrailleuses étaient braquées vers nous. Un aumônier allemand, parlant le français, passa devant nous et serra la main aux hommes.
Puis un colonel arrive et dit en français que pour avoir tiré sur les troupes allemandes, nous méritons d'être tous fusillés; mais que nous serons seulement emmenés prisonniers en Ardenne. Il ajoute que nous serons dorénavant tous pauvres et malheureux (nous n'avons pas compris alors ce qu'il voulait dire).
On nous renvoie ensuite dans les bâtiments de Moret. Nous sommes alors environ 700, car à nous ont été joints: 1° les habitants de Sorinne qui s'étaient enfuis la veille quand on avait tiré les coups de canon, et qui s'étaient cachés pendant la nuit dans les bois et dans les haies, mais avaient été rattrapés le matin; 2° des habitants de Gemechenne, des Fonds-de-Bouvigne et d'autres hameaux du voisinage, ainsi que deux Pères prémontrés de l'abbaye de Leffe, qui sont, je crois, des Anglais.
Quoiqu'on nous eût fouillés la veille au soir, et qu'on se fût assuré que nous n'avions pas d'armes, les fenêtres et les portes durent rester fermées pendant cette journée extrêmement étouffante. Ceux d'entre nous qui devaient sortir pour un besoin étaient accompagnés de soldats, baïonnette au canon. Nous sommes restés enfermés ainsi, sans boire et sans manger, jusqu'au samedi soir 22 août. Alors nous avons reçu chacun un petit morceau de viande, à moitié crue, provenant d'un cochon qu'on venait de tuer.
Le 22 août, vers 22 heures, on nous fit tous descendre, et on nous dit que nous allions être emmenés. En même temps on commençait à mettre le feu au village. Nous sommes partis en cinq groupes:
Premier groupe: les femmes ayant de petits enfants, dans des chariots conduits et escortés par des soldats;
Deuxième groupe: les enfants de sept à treize ou quatorze ans, à pied;
Troisième groupe: les jeunes filles et les femmes non accompagnées de petits enfants;
Quatrième groupe: les vieillards;
Cinquième groupe: les hommes. Ceux-ci ont dû marcher, en zigzag sur la chaussée, les bras et la tête levés. Dès qu'on laissait retomber les mains, on recevait des coups de crosse. Le curé et le bourgmestre, M. le baron de Villenfagne, avaient les mains liées derrière le dos. C'était surtout à ceux-ci et aux deux Pères blancs de Leffe qu'on en voulait. On prétendait que c'étaient eux qui avaient organisé les attaques de «francs-tireurs» (notez que pas un civil n'avait tiré un coup de feu), et on menaçait à chaque instant de les fusiller. A droite et à gauche marchaient des soldats. De temps en temps les officiers tiraient dans la nuit des coups de revolver et accusaient aussitôt les hommes d'avoir tiré. Or ils ne nous avaient pas même laissé une clef.
Le dimanche 23, après trois ou quatre heures de marche, au milieu de la nuit, on arrive à Leignon. Les chariots retournent aussitôt à Sorinne pour prendre trois malades incapables de marcher, notamment un vieillard, Joseph Hardy, qui mourut le lendemain. Ces malades avaient passé la nuit en plein air à Sorinne. Parmi eux se trouvait Émile Haulo, qui s'était blessé et ne pouvait pas marcher. A Leignon les Allemands l'enlevèrent du chariot et le jetèrent à l'entrée de l'église, puis lui ordonnèrent d'y entrer; comme il ne marchait pas assez vite à leur gré, ils lui percèrent la cuisse d'un coup de baïonnette.
Nous sommes restés dans l'église de Leignon, couchés sur la paille, jusqu'au 1er septembre. Deux autres d'entre nous y sont morts: un petit enfant, Émile Gauthier, et un vieillard, Michel Monin. Pendant ces neuf jours, les sentinelles qui étaient avec nous dans l'église tiraient de temps en temps, toujours pendant la nuit, des coups de fusil pour nous effrayer; ils menaçaient alors de tuer tout le monde, en commençant par le curé, les Pères blancs et le bourgmestre. Le curé, les mains liées derrière le dos, avait été jeté dans un confessionnal; on le tirait de là, plusieurs fois certains jours, pour le cravacher devant ses paroissiens.
On nous apportait des pommes de terre cuites, mais le curé ne recevait rien; nous le nourrissions en cachette; il fallait lui mettre les pommes de terre dans la bouche, car on ne lui délia jamais les mains.
A plusieurs reprises, on fit mettre tous les hommes d'un côté de l'église et les femmes de l'autre, puis on amenait le curé, le bourgmestre et les deux Prémontrés, pour les fusiller. On les battait, puis on renvoyait l'exécution à plus tard. Le curé et le bourgmestre avaient le corps tout, bleu de meurtrissures.
Le 1er septembre, un officier vint demander au curé s'il était vrai que les soldats l'avaient battu, promettant de faire fusiller immédiatement les coupables. Mais le curé assura que rien de désagréable ne lui était arrivé de la part des soldats.
Puis chacun de nous dut donner aux Allemands tout son argent. Les soldats déclaraient que, si la moindre pièce de monnaie était encore trouvée sur quelqu'un, il serait fusillé séance tenante. A midi, les femmes et les enfants durent sortir de l'église, et on rendit à chacune l'argent qu'elle avait remis le matin aux soldats. Elles furent mises en liberté, mais avec défense de retourner vers Sorinne ou vers Dinant. La plupart d'entre elles allèrent à Ciney. Puis 94 hommes furent conduits à Hotton, où ils restèrent quatre jours sans manger. On les remit en liberté le 5 septembre. Quand ils passèrent à Marche-en-Famenne, comme le couvre-feu était déjà sonné, ils furent de nouveau coffrés jusqu'au lendemain. Les autres hommes furent relâchés, mais il leur était aussi défendu de rentrer chez eux. Ils allèrent à Ciney auprès des femmes et des enfants.
Après trois semaines, ils reçurent un passeport leur permettant de s'éloigner pour un jour. Ceux qui allèrent à Sorinne constatèrent que toutes les maisons sans exception étaient brûlées, ainsi que les étables, les écuries, les granges, les meules, les abris à foin; bref, tout ce qui pouvait être incendié était réduit en cendres. Il ne restait debout dans tout le village que le château, une ferme et l'église. Encore celle-ci avait-elle été dévalisée: le tabernacle avait été forcé et violé; le calice, les crucifix, les chandeliers et tous les autres ornements avaient été enlevés.
Du bâtiment Moret, où nous avions été emprisonnés, il ne restait que les murs. Nous avons appris alors le sort de trois hommes qui n'avaient pas été avec nous à Leignon. Ils étaient restés cachés chez Moret. L'un, le berger de la ferme de Gemechenne, s'était aventuré à sortir quand il avait cru que le danger était passé, mais il avait été fusillé sur-le-champ.
Les deux autres, Jules et Albert Houzieaux, forgerons, avaient été repoussés dans la maison par les soldats et brûlés vifs.
Le martyre d'un soldat belge.
Les Allemands protestent avec indignation quand on les accuse d'avoir achevé des blessés ou maltraité des prisonniers de guerre. Tout au plus consentent-ils à admettre que des individus isolés, loin des officiers, aient pu commettre des actes répréhensibles; mais, ajoutent-ils, ces soldats agissaient sous l'empire de la légitime exaspération produite par les «attaques de francs-tireurs» et par les «ignominies que de paisibles commerçants allemands avaient subies à Bruxelles et à Anvers».
Voici un récit datant de la nuit du 4 au 5 août 1914.
La déclaration de guerre est arrivée à Bruxelles le 4 août, à 7 heures du matin. L'armée allemande était entrée en Belgique dans la nuit précédente; dès le soir du 4 août, elle tentait un coup de main contre Liège. Les soldats dont voici les aventures combattaient dans l'intervalle entre deux forts.
23 heures.
«Nous étions dans la tranchée, à une cinquantaine de soldats du 9e Ge. de ligne, depuis le 4 au soir. Les ennemis cherchent à passer à droite et à gauche de nous. Nous sommes de plus en plus entourés... Deux ou trois régiments doivent être là... Les balles pleuvent de toutes parts, mais heureusement le tir de l'adversaire est fort mauvais.
«Prévoyant une charge à la baïonnette, j'enlève mon sac, j'y prends certaines choses, entre autres des bottines, et je recommence le feu.
«En effet, quelques minutes plus tard, les Allemands tentent un assaut repoussé par des feux de salve.
Jeudi 5 août, 1 heure du matin.
«La bataille continue toujours aussi ardente. Les Allemands ne savent à quelles forces ils ont affaire et n'osent pas s'avancer. L'obscurité nous est d'un très grand secours. De nombreux ennemis sont envoyés vers nous pour se rendre compte de la situation. Ils veulent couper les fils barbelés devant les tranchées, afin de faciliter leur assaut. Presque tous sont arrêtés en chemin; un seul parvient grâce à l'ombre épaisse d'un arbre jusqu'au-dessus de notre tranchée... Il ne racontera plus jamais ce qu'il a vu.
1h. 30.
«Les cartouches diminuent, les fusils nous brûlent les mains, nos hommes sont comme des furieux. Cependant la fin approche.
«A 80 mètres, on aperçoit l'éclair des fusils allemands. Nos forts tirent avec une précision étonnante; la lueur du projecteur passe, l'obus éclate à l'endroit même où a passé le raie lumineuse, au milieu des Allemands.
«Je tire... je me baisse pour recharger; une balle traverse à ce moment—même mon shako.
«Il me reste quinze cartouches, mes coups se font de plus en plus rares... Chacun tire de loin en loin, à coup sûr. Les Allemands approchent toujours; il en arrive jusqu'à 8 et 10 mètres de nous.
«Je les laisse venir et j'ai l'immense plaisir d'en voir tomber neuf en une demi-heure, sous mes dernières balles.
2h. 30.
«C'est la fin. Les dernières cartouches ont chacune abattu leur homme.
«Quatre heures durant, à une cinquantaine d'hommes, nous avons arrêté des centaines d'Allemands et nous périssons faute de munitions. Résultat admirable, car nous n'avons qu'un mort et deux blessés. J'ai tiré environ 280 cartouches.
«Inutile de tenter de fuir, car nous sommes cernés de toutes parts. Nous devons arborer le drapeau blanc.
«Les Allemands dégringolent dans la tranchée et, sans tenir compte du drapeau, ils nous lardent de coups de baïonnette. Bien que blessé à la cuisse, je me défends; successivement j'entaille deux Allemands et dans l'un d'eux ma baïonnette se brise..., tout cela en l'espace de quelques secondes.
«Survient un sous-officier allemand. Il arrête l'attaque et procède à notre désarmement. Puis les Allemands, furieux d'avoir été tenus en échec par cette poignée d'hommes, abattent à bout portant quarante de mes camarades.
«Je sens une baïonnette s'enfoncer dans ma cuisse gauche et le coup de feu suivre; je fais un bond et je retombe au fond de la tranchée.
«Alors commence le supplice le plus affreux qui se puisse imaginer. Les blessés se lamentent et crient pendant que les Allemands continuent leur barbare besogne; ils tirent au hasard et s'entretuent même. Deux coups de crosse me sont encore assénés sur la tête, qui heureusement est solide. Finalement intervient un officier; il arrête le carnage, abat à coups de revolver un de ses hommes, nous exprime ses regrets et ses félicitations. Toutefois, il permet à ses soldats de dépouiller les morts comme les vivants, sauf à ne pas prendre l'argent: naturellement tout est enlevé.
«Alors se produit spontanément de la part des rares Belges survivants une action généreuse et admirable. Ces hommes, enivrés par le combat et fous de rage, redeviennent instantanément calmes; ils jettent tout ce qu'ils possèdent aux Allemands pour prodiguer leurs soins aux camarades blessés.
«Je tiens ici à remercier spécialement mon camarade Leconte; sans crainte du danger, il arrange de son mieux ma plaie béante; s'oubliant soi-même, il me donne tout ce que contient sa gourde.
«Sûr de ma fin, je lui confie mes derniers désirs dont il prend soigneusement note... Il est enlevé comme prisonnier... Avant de me quitter (car lui aussi croit, que c'est fini pour moi), il m'embrasse, le brave, le boa ami. Au moment où nos quelques survivants valides sont emmenés, j'ai la force de crier: «Au revoir, courage, vive le 9ième.!» Mal m'en prend, car je n'ai pas achevé qu'une baïonnette enfoncée dans ma jambe me rappelle à l'ordre. Les camarades partis, nous voilà seuls, quelques blessés, abandonnés à 3 heures de la nuit sous une pluie battante. Il me reste une veste, une chemise et mes bottines, Leconte m'ayant enlevé mon pantalon pour me panser.
«Le matin même, ayant envisagé la possibilité d'être blessé et m'étant rappelé certains récits de la guerre de 1870, j'avais pris la précaution de remplir ma gourde et de n'y point toucher durant le cours de la journée. La soif se fait sentir... ma gourde est là, intacte, à quelques mètres de moi, mais... impossible de l'atteindre... je ne puis remuer. Un Allemand passe, je le supplie dans sa langue de me la donner...
«—Que contient-elle? me demande-t-il.
«—Wasser, lui réponds-je.
«—Schön.
«Il ramasse ma gourde, se désaltère, m'arrose avec le surplus et m'envoie sur la bouche un formidable coup de pied, qui m'enlève une dent.
«Deux Allemands successivement meurent près de moi; je n'en suis nullement émotionné.
«La pluie tombe toujours, fine et serrée; les balles sifflent au-dessus de nos têtes.
«Un Allemand passe, il m'aperçoit; il se détourne de son chemin pour me donner un coup de baïonnette au pouce et un coup de pied dans les reins.
«Un Belge ayant trois balles dans le bras rampe jusqu'à moi; de mon mieux j'essaie de faire une ligature; le malheureux a perdu déjà beaucoup de sang, et moi-même je ne suis plus bien fort. Mes soins sont inutiles.
«Je sens ma faiblesse s'accentuer, car le sang continue à s'épandre. A ma portée se trouve un paquet de chocolat tombé d'une poche; je m'en empare et j'en avale cinq bâtons. Je donne un morceau à mon camarade blessé, couché près de moi; il accepte avec plaisir. Quelques minutes après, je lui tends un second morceau; il ne me répond plus; hélas! dans sa main il tient encore serré son morceau inachevé. Il est mort sans un râle, sans un cri, sans une plainte.
«A peine mon camarade d'un jour, camarade de combat, a-t-il rendu son dernier soupir, que, sans respect pour la mort, j'attire à moi sa capote pour me réchauffer un peu... Un nouveau groupe d'Allemands se montre; c'est avec terreur que nos pauvres blessés les regardent arriver. J'attrape divers coups de pied et coups de crosse, notamment un coup sur le coude, très douloureux celui-là, et qui paralysera mon bras pendant des semaines, ils vont jusqu'à taper sur celui qui vient de s'éteindre à mes côtés,
«Une nouvelle distraction leur vient soudainement à l'esprit: du haut des tranchées, ils nous couvrent de terre, de boue.,. Ils s'amusent follement!
«Toujours la pénible et cruelle attente... Que c'est long... Soudain un shrapnell éclate au-dessus de moi; un éclat vient se loger dans mon dos...
«Le jour paraît enfin.
«A partir de ce moment mes souvenirs sont un peu confus. La dernière blessure ne me fait pas souffrir; c'est le coup de feu à la cuisse qui provoque d'atroces douleurs, effaçant sans doute les autres.
«Je me rappelle des hurlements et des gémissements.
«Aucun secours n'arrive, personne ne peut et n'ose bouger. La soif, l'horrible soif, voilà le pire mal; nos gorges sont en feu, nous ne respirons plus qu'avec effort. Toujours les mêmes plaintes. «A boire! à boire!» crient les blessés probablement tracassés par la fièvre.
«Nos gourdes sont toutes vides; il faut attendre... La mort fait son oeuvre. Des soins immédiats auraient été le salut pour plusieurs...
«Tout se trouble; je crois que tout est fini... La pluie s'abat sur nous avec rage, de loin en loin une balle siffle encore au-dessus de nos têtes, une rumeur lugubre monte... s'éteint... Puis c'est le calme complet.
«Il me semble que je n'ai plus rien à attendre... et que je pars...
«Pendant des heures je demande de l'aide aux brancardiers allemands. Les uns font semblant de ne pas m'entendre, les autres me répondent qu'ils sont chargés de ramasser les Allemands et non pas de secourir les Belges, qui n'ont qu'à attendre.
«Je suis résigné... et j'attends.
«Combien de temps suis-je resté dans cet état? Je l'ignore, j'allais dans mon demi-rêve vers les choses passées qui ne devaient plus revenir pour moi. La mort ne m'effrayait plus, j'étais résigné et sans crainte. J'avais lutté et luttais encore, mais sans espoir, avec une infinie tristesse pour ceux qui là-bas m'attendaient.»
(La Soupe, n'o 276, A, B, C,)
La presse clandestine s'est aussi occupée, cela se comprend, de la barbarie préméditée avec laquelle les Allemands conduisent la guerre. Il serait trop long de citer les articles relatifs au bombardement de villes ouvertes, aux gaz asphyxiants, aux liquides enflammés. Voici seulement quelques entrefilets sur la guerre sous-marine.
La mentalité des Allemands.
Dans un article, concernant la perte du Lusitania, paru dans le journal Die Post, M. le baron von Zedlitz, homme à haute Kultur s'exprime comme suit:
«...Entre temps, nos ennemis auront peu à peu compris que la vie et la santé d'un seul de nos hommes ont, pour nous, plus de valeur que le Lusitania avec tous ses passagers ou la cathédrale de Reims, et que, sans excuse, nous détruisons tout ce qui peut mettre en danger un seul de nos hommes.»
Et dire que sans le courage et la ténacité des vaillants soldats des armées alliées, nous aurions été gouvernés par des hommes à pareille mentalité.
Aussi, il est de notre devoir de continuer à nous imposer tous les sacrifices nécessaires, afin d'arriver à écraser définitivement cette race de Barbares.
(La Libre Belgique, n° 22, mai 1915, p. 4, col. 2.)
Leur mentalité.
Du Lokal Anzeiger, de Berlin:
«Nous ne voulons pas gagner l'amour des Américains, mais leur respect, et la perte du Lusitania nous le procurera plutôt que cent batailles gagnées sur terre.»
Quel est donc le sens du mot respect, en Allemagne?
(La Libre Belgique, n° 23, mai 1915, p. 4, col. 1.)
La presse allemande et le «Falaba».
Les journaux allemands ne ressentent aucune honte de l'acte de piraterie commis contre le Falaba; ils s'en réjouissent même.
Une dépêche de Copenhague, que publie le Daily Mail, représente ainsi l'opinion manifestée par les journaux:
«La Kreuz-Zeitung considère le fait comme glorieux. «Le Lokal Anzeiger dit: «Encore deux vapeurs anglais coulés et «123 passagers noyés.» «La Gazette de l'Allemagne du Nord parle de «l'activité de nos sous-marins».
(La Libre Belgique, n° 14, avril 1915, p. 4, col. 2.)
Les gens de coeur.
Le Matin a publié une nouvelle qui aura chez les assassins d'Allemagne un succès de fou rire. Imaginez-vous que des marins anglais armant un sous-marin ont rencontré, à portée de leurs torpilles, dans la mer de Marmara, des navires turcs chargés de femmes, d'enfants, de vieillards, d'un tas de réfugiés dont les contorsions auraient été des plus réjouissantes à contempler, si on les avait brusquement précipités à la mer, et ces imbéciles (c'est des marins anglais qu'il est question), au lieu de lancer illico leur engin et de couler tous ces navires, se sont mêlés de faire de la générosité! Ils ont dit qu'ils étaient des soldats et ne faisaient la guerre qu'aux soldats! Ils ont laissé tranquillement passer ces non-combattants au nom de la civilisation! Poseurs, va!...
Parlez-moi des marins allemands! En voilà qui ne s'embarrassent pas de vaines pruderies et qui savent s'amuser en toutes circonstances avec la destruction de n'importe quoi et la mort de n'importe qui! Est-ce qu'ils ont hésité, eux, à couler le Lusitania et les deux mille passagers ou marins qu'il portait? Est-ce qu'on ne les a pas vus, accoudés à la plate-forme de l'U-26, narguer avec de joyeux éclats de rire les gestes désespérés de leurs victimes, lors de l'éventrement du Falaba, et se donner le long et savoureux plaisir de tourner autour de la noyade, assez près pour n'en rien perdre, assez loin pour n'être pas obligés de sauver, malgré eux, un seul petit enfant.
—Deutschland über Alles! disent-ils.
C'est vrai! Il n'y a que l'Allemagne pour atteindre à certains sommets d'infamie.
En attendant, vivent les bonnes bêtes et les braves gens d'Angleterre, et ceux de France, de Russie, de Serbie, de Belgique—et ceux d'Italie!
(La Libre Belgique, n° 29, juin 1915, p. 4, col. 2.)
Leur cynisme.
La Ligue navale allemande vient de publier un manifeste dont voici un extrait:
«La flotte allemande n'était pas en mesure d'arrêter par les méthodes ordinaires de blocus ce transport constant d'armes et de munitions destinées à nos ennemis. C'est pour l'Allemagne le plus sacré des devoirs de faire en sorte que le moins possible de ces envois américains parviennent en Grande-Bretagne.
«La perquisition des navires transportant de la contrebande est la plupart du temps impossible, surtout dans les cas où il s'agit de navires ayant le tonnage et la vitesse du Lusitania.
«Il y a là un fait que ne pourront contester même les conseillers navals du président Wilson. Un changement d'itinéraire de quelques points seulement les met hors de la portée de nos torpilles et aucun sous-marin ne possède les moyens de les arrêter.
«Il n'y avait donc qu'un moyen d'empêcher que la vie des soldats allemands fût mise en danger par les 5.400 caisses de munitions que transportait le Lusitania; ce moyen était de couler le navire sans avertissement.
«Il doit continuer à en être ainsi.
«Notre armée a le droit d'attendre ce service de notre flotte.
«Ce que les capitalistes et les fabricants de munitions américains peuvent en penser nous est indifférent».
On ne peut pas jeter par-dessus bord avec plus de désinvolture les lois et les conventions de la guerre. On ne peut pas non plus mettre plus de cynisme dans la déclaration du même principe déjà défendu par le chancelier de Bethmann: Nécessité fait loi, ou, si l'on préfère: La fin justifie les moyens.
«La flotte allemande n'est pas en mesure d'arrêter par les méthodes ordinaires (c'est-à-dire licites) le transport des munitions destinées à l'Angleterre.»
Remarquons que la Ligue navale ne conteste pas le droit des Américains de faire ce commerce, mais, puisque l'Allemagne n'a pas les moyens d'être honnête, force lui est de déchirer les conventions signées par elle.
«La perquisition des navires est la plupart du temps impossible... Il y a un fait... Il n'y a qu'un moyen pour nous, c'est de couler les navires sans avertissement.»
En d'autres termes: «Bon pour les Anglais d'observer cette loi de la perquisition des navires. Ils peuvent se payer le luxe d'être honnêtes; nous pas.»
On le remarquera, il n'est plus question ici, pour excuser les crimes des sous-marins, ni du blocus de famine ni des pauvres populations civiles. Non; il s'agit des soldats allemands.
Pensez donc!! Des neutres ont le toupet d'envoyer des munitions aux ennemis de l'Allemagne. Ces neutres méritent la mort ainsi que les civils qui ont l'imprudence de voyager quand les requins allemands se promènent en mer.
Mais s'ils avaient appliqué ces beaux principes de la Kultur, les Belges auraient certes pu renier les lois de la guerre. Qui plus qu'eux en face de l'agression brutale des Germains eût pu revendiquer le principe: Nécessité ne connaît pas de loi?
Qu'était-ce que notre petite, quoique vaillante armée, en comparaison des millions d'agresseurs avec lesquels elle avait à lutter? Si ces messieurs de la Kultur étaient logiques, ils devraient admettre le droit de tous les Belges de se lever en masse, francs-tireurs ou non. Mais les Belges ne l'ont pas fait; le Gouvernement et les autorités, dès l'entrée de l'envahisseur, ont rappelé à tous le respect des lois de la guerre. Pour nous le droit est sacré et nous ne connaissons pas votre honteuse maxime.
On sait quels prétextes nos ennemis ont invoqués pour répandre le meurtre et l'incendie partout, quand le but de ces massacres était tout simplement de terroriser les populations.
En résumé les lois de la guerre sont ainsi considérées par les Allemands:
«Sur terre, disent-ils, obligeons nos adversaires à les observer; quant à nous, nous sommes au-dessus de tout, car nous sommes les plus forts.
«Sur mer, nous ne sommes tenus d'observer aucune loi, rien ne doit nous
arrêter quand il s'agit de la sécurité de nos armées et du ravitaillement
de notre population, car nous sommes les plus faibles et nécessité fait
loi.»
LIBER.
(La Libre Belgique, n° 35, juillet 1915, p. 2, col. 2.)
Un article de La Vérité résume la mentalité de nos ennemis:
La guerre à la prussienne.
Massacre des désarmés, tantôt des civils, tantôt des soldats blessés; abus d'uniformes et de drapeaux ennemis, ainsi que du fanion blanc et de la Croix-Rouge; destruction d'édifices d'art; bombardement aérien et nocturne de villes ouvertes; torpillage de navires non combattants; emploi du poison: voilà quelques-uns des principes de la guerre à la prussienne!
La perversion de la race s'y trouve surabondamment.
Les premiers de ces méfaits sont bien connus. Le poison a un rôle marqué dans l'art militaire tel qu'on l'enseigne à la Kriegsakademie de Berlin. En Europe, l'usage de vapeurs toxiques se généralise et les «braves» guerriers de Germanie marchent au feu derrière un rideau de fumée qui les cache et qui asphyxie l'adversaire! En Afrique, la prise de Swakopmund permit au général Botha de constater que six sources avaient été empoisonnées au moyen d'une préparation arsenicale: des sacs de poison furent trouvés dans les puits! Les commandants allemands ne nient point le fait; ils prétendent (ce que Botha déclare faux) que les populations étaient averties...
Cet avertissement est aussi l'excuse invoquée par l'Amirauté allemande, qui, faute de pouvoir se couvrir de gloire, continue à se couvrir de honte. Au torpillage de nombreux steamers de commerce, de chalutiers et barques de pêche, s'ajoute la destruction récente du Lusitania: 1.500 noyés, voilà le nécrologe de cette piraterie criminelle qui n'a rien de commun avec une opération militaire! Cyniquement, la Kölnische Zeitung déclara: «Cette nouvelle sera reçue avec satisfaction par le peuple allemand!» Toutefois, Berlin chercha des excuses. Il dit que le transatlantique était armé de deux canons; c'est faux, réplique l'Amirauté anglaise; c'est archifaux, confirme sous serment le capitaine Turner. Berlin ajoute que, selon toute vraisemblance, ce bâtiment contenait de la contrebande. Il était bien simple d'y aller voir! Mais la visite, qui est de droit, n'eut pas lieu; c'est une formalité que les barbares suppriment; la vraisemblance leur suffit! Enfin, dernier argument, les Américains furent prévenus du danger de naviguer dans la zone de guerre! Comme le dit la presse de New-York, un assassin ne justifie pas son forfait en déclarant qu'il fut précédé de menaces!
Ces circonstances atténuantes deviennent des charges plus lourdes pour l'Amirauté berlinoise, car elles prouvent la criminelle préméditation. Telle est la méthode: une excuse prépare le méfait et le justifie en éludant les restrictions apportées par le droit international aux horreurs de la guerre! Ainsi les barbares exterminent d'innocentes populations après avoir déclaré sans preuve qu'elles ont fait acte d'hostilité; ils détruisent des édifices précieux après avoir affirmé faussement que l'ennemi les utilise à des fins militaires; ils empoisonnent les sources d'eau potable pour arrêter la marche des troupes anglaises, etc. Quant aux navires, ils n'ont qu'à suspendre leur service! C'est bien simple: obéissez-nous et il ne vous arrivera rien de mal; mais si votre armée résiste, nous maltraiterons jusqu'aux non-combattants; si vous défendez les villes que nous voulons prendre, nous les bombarderons; nous emploierons la torpille et le poison, vous voilà prévenus! Donc, ne venez pas vous plaindre si vous vous attirez nos rigueurs! Pour vous les épargner, il vous suffit de nous obéir.
Bref, voilà l'Amérique atteinte au vif: l'assassinat de deux cents de ses nationaux marque la rupture définitive des amitiés germano-américaines.
Le plus monstrueux, c'est que tout Allemand approuve et admire cette façon hideuse de mener la guerre! Rappelez-vous qu'en avril une information affichée à Bruxelles déclara ceci: les équipages des submersibles tombés au pouvoir des Anglais se voient traités d'une façon «indigne» et «contraire au droit des gens»... Ils sont internés dans des pontons. En guise de représailles, un nombre égal de prisonniers anglais fut interné dans une maison de détention! Une dépêche Wolff de Berlin, du 12 courant, a annoncé qu'à la Commission budgétaire du Reichstag ces mesures de représailles «furent généralement approuvées»! Toute la foncière barbarie de la race ne s'étale-t-elle pas dans cette attitude? Nos marins, disait encore l'affiche, ont «accompli fidèlement leur devoir». Mais c'est justement ce «devoir» qui est infâme, et les sombres brutes qui l'acceptent et l'accomplissent méritent autre chose qu'un trop confortable ponton!
L'Océan représente une plaine liquide, avec des routes ouvertes à tous, et les navires sont des transports publics; la route ferme avec son charroi n'en diffère point, au point de vue du droit. Eh bien, le «devoir» peut-il consister à miner les chaussées publiques et à dynamiter les transports pacifiques qui s'en servent? Ce serait là du banditisme de grand chemin; on ne mine pas les routes continentales et l'on n'y détruit pas le charroi civil; tout au plus, l'autorité militaire exerce-t-elle une surveillance spéciale, avec visite et confiscation éventuelle des transports. Mais les routes maritimes, les Prussiens les sèment d'engins explosifs et ils y torpillent les transports non militaires! Ce sont même les seuls qu'ils aient visés jusqu'à présent! Et cela sans enquête, sans avertissement! Et quand le bâtiment coule, les barbares ne portent nul secours aux naufragés! Au contraire (l'exemple du Falaba en donne l'horrible preuve), ils raillent, ils outragent les malheureux qui périssent! C'est ce banditisme de pleine mer que la morale allemande appelle le «devoir»! Pour ces monstres, elle réclame des égards! Après avoir organisé la violation continuelle du droit des gens contre les non-combattants, de terre et de mer, elle ose invoquer ce même droit en faveur de ses pirates sanguinaires! Cette dépravation du sentiment du bien et du mal existe uniquement dans l'âme allemande; elle seule peut ne pas sentir ce qu'il y a d'abjection dans l'ordre donné d'assaillir aveuglément, sauvagement, des transports pacifiques, ni ce qu'il y a de turpitude dans le féroce accomplissement d'une telle mission, assimilée à un «devoir»!
Pour exterminer les civils sur terre, les armées se couvrent au moins d'un prétexte, se prétendent attaquées par des francs-tireurs. Pour tuer les civils sur mer, aucun expédient de ce genre n'est imaginé: c'est la criminalité sans phrases!
Autrefois, tout pirate pris était pendu à la première vergue! L'Allemagne ne peut rien ajouter à son ignominie.
(La Vérité, n° 3, 20 mai 1915, p. 9.)
2. La justification, à l'allemande, des cruautés commises en Belgique.
a) Justification avant la lettre.
Ne pouvant pas essayer de nier entièrement les carnages et les incendies ordonnés par ses chefs militaires, l'Allemagne a expliqué leurs procédés en les décorant du nom de «représailles».
Rien n'est plus instructif à ce point de vue que la lecture des Lois de la guerre d'après le grand État-major allemand (Kriegsbrauch im Landkriege, 1902). Malheureusement, il n'existe en Belgique qu'un assez petit nombre d'exemplaires de la traduction française de ce livre (voir p. 180). Comme il paraissait utile de répandre dans le public les instructions du grand État-major allemand et de faire ressortir leur froide cruauté, on joua à l'autorité allemande le tour que voici: on reprit simplement les passages les plus saillants et on les publia sans aucun commentaire, dans deux brochures à 10 centimes. Celles-ci, soumises à la censure, durent être autorisées par elle. Dans une troisième brochure, portant le même titre général: Pour instruire le public, on réunit une collection des affiches allemandes les plus abominables, celles qui violaient le plus ouvertement les lois de l'humanité et la Convention de La Haye, mais qui étaient, par cela même, conformes à l'esprit des Lois de la guerre d'après le grand État-major allemand.
Ces brochures forment les nos 12, 13 et 14 de la série éditée par M. Brian Hill. Les nos 1 à 10 ont été prohibés en bloc, quoiqu'ils fussent au fond beaucoup moins significatifs que les nos 12, 13 et 14. On emprisonna M. Brian Hill pour la brochure sur M. Adolphe Max (p. 5). Mais on dut se résigner à voir, en belle place, aux vitrines des libraires, les trois brochures Pour instruire le public.
Plus tard les idées du grand État-major ont été reprises, et commentées cette fois, dans les nos 12 et 13 de La Libre Belgique. Comme les Lois de la guerre allemandes ont été mises au pilori dans tous les pays civilisés, nous croyons inutile de reproduire ces articles.
Dans d'autres cas aussi nous avons travaillé à la propagation d'ouvrages allemands. Ainsi l'un de nous avait remarqué à l'étalage d'une librairie de province un Dictionnaire pour le sac du soldat (Tornister-Wörterbuch), qui est en même temps un petit recueil de conversation usuelle. Les phrases de ce manuel sont tout à fait concluantes quant à la mentalité allemande: «A la première tentative de fuite, vous serez fusillé.—Dites-nous la vérité. Le moindre mensonge pourrait vous coûter la vie.—A la première tentative de fuite, ou si vous essayez de m'égarer, je vous envoie une balle.» Ces menaces sont adressées à des habitants que l'armée allemande contraint à servir de guides (d'accord avec ses Lois de la guerre [voir p. 180]).
Aussitôt notre ami acheta tous les exemplaires disponibles de cet aimable petit manuel, afin de les faire circuler à Bruxelles. Mais il n'y en avait pas assez. Nous désirions pouvoir les acheter à Bruxelles même, afin de les répandre plus largement. Nous sommes allés importuner la tenancière de la librairie allemande du boulevard du Nord, celle-là même dont le mari fit condamner M. le juge Ernst (voir p. 57), jusqu'à ce qu'elle en eût importé un stock suffisant.
A cette même librairie nous avions insisté pour obtenir des exemplaires de la brochure de propagande: Die Wahrheit über den Krieg (La Vérité au sujet de la guerre), dont nous parlerons plus loin (p. 238). En vain. Force nous fut de les faire venir directement d'Allemagne, procédé moins anonyme et par conséquent plus compromettant. Nous avons réussi tout de même à en obtenir une demi-douzaine, sans éveiller les susceptibilités de l'ombrageux pouvoir occupant.
Les Lois de la Guerre et le Tornister-Wörterbuch sont comme une justification avant la lettre des crimes allemands. D'après ces ouvrages, en effet, toutes les cruautés sont non seulement admissibles, mais méritoires, puisque «les considérations humanitaires, telles que les ménagements relatifs aux personnes et aux biens, ne peuvent faire question que si la nature et le but de la guerre s'en accommodent.» [Brochure n° 12, p. 2) 55, et puisque «la seule véritable humanité réside souvent dans l'emploi dépourvu de ménagements de ces sévérités» (Ibid., p. 3) 56. Du reste, rappelons-nous l'un des arguments de l'Allemagne après le torpillage du Lusitania: elle s'était donné la peine, disait-elle, de prévenir les passagers du risque qu'ils couraient, et ils n'avaient donc pas à se plaindre d'avoir été torpillés. La Belgique, elle aussi, n'avait-elle pas été prévenue, d'abord par Les Lois de la guerre, puis par l'ultimatum allemand du 2 août 1914? Morale commode, et à la portée de tous les criminels qui préparent un mauvais coup! C'est la préméditation invoquée comme circonstance atténuante!
55 [ Les Lois de la guerre continentale (publication de la Section historique du grand État-major allemand, 1902), traduites et annotées par Paul CARPENTIER (Paris, 1904), p. 3.]
56 [ Ibid., p. 7.]
Toutefois l'Allemagne sent bien que ces explications ne suffisent pas à la blanchir entièrement. Aussi cherche-t-elle à se disculper d'autres manières:
a) Les dégâts causés par l'armée allemande sont moins considérables qu'on ne l'a dit;
b) Ce sont les Belges qui ont commencé;
c) L'Allemagne voulait simplement faire des exemples: grâce aux petits massacres et incendies du début, les Belges se sont tenus tranquilles par la suite.
Examinons comment nos prohibés ont répondu à ces «arguments».
b) Atténuation des dégâts.
Il ne leur suffit pas de prétendre que les destructions ont été fortement exagérées. Plus important, en effet, serait-il de faire croire que les détériorations résultent de combats et de bombardements, c'est-à-dire que ce sont des faits de guerre, et non l'effet de la barbarie allemande.
Voici d'abord un exemple typique d'atténuation pure et simple.
Le Gouvernement d'outre-Rhin publie depuis septembre 1914 une brochure mensuelle, éditée en beaucoup de langues, qui est envoyée gratuitement à des centaines de milliers d'exemplaires. L'édition française s'appela d'abord Diaire de la Guerre, puis Journal de la Guerre. La Belgique n'en a jamais reçu directement, à notre connaissance tout au moins. Mais nous avions bientôt importé des exemplaires hollandais, puis des exemplaires français (destinés à la Suisse). Les articles les plus caractéristiques furent répandus par La Soupe (nos 311 et 326). Voici le début du n° 311:
Journal de la Guerre.
Depuis le mois de septembre, les Allemands inondent de brochures de propagande l'Amérique, la Hollande, les Pays scandinaves, la Suisse et les autres pays neutres.
La principale de ces publications est mensuelle: elle s'appelle en français Journal de la Guerre. Nous la connaissons aussi en allemand et en hollandais; elle est traduite sans doute en d'autres langues. Chaque fascicule compte de 40 à 72 pages et renferme des renseignements généraux, une chronique de la guerre, des photographies et des dessins, des récits de combats, etc., bref tout ce qui peut influencer l'opinion publique des neutres. Il y a presque chaque fois un article tendant à montrer que l'Allemagne était obligée, pour sa défense personnelle, d'investir la Belgique, que celle-ci avait d'ailleurs violé d'avance sa neutralité, que les Belges méritèrent amplement leur sort par les traitements qu'ils infligèrent aux blessés (yeux crevés, etc.), par les scandaleuses attaques de francs-tireurs... Si les Allemands ont détruit des villes belges, c'est à contre-coeur qu'ils ont dû s'y résoudre; ils cherchaient plutôt à les sauver. Ainsi dans un article sur le bombardement de la cathédrale de Reims, M. le Dr Maximilien Pfeiffer, bibliothécaire de la bibliothèque royale de Bavière, membre correspondant de la Société royale d'Archéologie de Bruxelles, dit textuellement: «En face de ces accusations on doit se rappeler que ce sont des soldats et des officiers allemands qui ont sauvé l'Hôtel de Ville et les trésors d'art à Louvain et à Liège. En Belgique, en général,—des témoins belges l'assurent—ce sont des soldats et officiers allemands qui ont pourvu à ce que les oeuvres d'art restent aussi parfaitement conservées qu'elles l'étaient auparavant.» (Fascicule de septembre, p. 17.) Le numéro d'octobre donne d'ailleurs un plan de Louvain, dont voici la légende: «La Vérité sur Louvain. Explication: la partie non rayée est intacte. La carte ci-dessus prouve qu'on ne peut pas parler d'une complète destruction de la ville de Louvain. Seules les parties rayées ont été endommagées pendant le combat qui nous a été imposé.»
Un seul point montre combien ce plan est inexact. Tous ceux qui ont visité Louvain depuis le désastre savent que le Vieux-Marché est entièrement brûlé 57, sauf le collège des Joséphites et quelques maisons voisines. Or, d'après le plan le Vieux-Marché est absolument intact: les abords ne sont nulle part rayés. Tout est à l'avenant.
(La Soupe, n° 311.)
57 [ Voir Comment les Belges résistent..., fig. 20. (Note de J.M.)]
Il était trop difficile de reproduire dans La Soupe le plan de Louvain annexé au numéro d'octobre du Journal de la Guerre. Nous le donnons ici (pl. X).
Ce plan porte bien d'autres inexactitudes que celles que signale La Soupe. En voici deux. Aucune distinction n'est faite entre la partie bâtie du territoire de Louvain et la partie non bâtie. Ce plan donne l'impression que tout ce qui est à l'intérieur des boulevards circulaires est garni de maisons. Or, au moins la moitié de cet espace est occupée par des cultures maraîchères. La surface incendiée est donc proportionnellement amoindrie sur le plan allemand. Puis faisons observer ceci. Pour augmenter l'étendue de ce qui est resté indemne, le plan marque des pâtés de maisons intactes, sur la Place du Peuple et sur le Marché au Grain. Ces pâtés inexistants sont indiqués sur la planche X par de petits cercles coupés d'une croix (ajoutés par nous). Remarquons enfin que la légende parle de combat; chacun sait en Belgique que ce combat a été inventé de toutes pièces par nos ennemis.
Ce sont surtout les architectes et les artistes allemands qui ont assumé la tâche de faire croire que les dégâts sont imputables à des batailles et à des bombardements, ou bien à des causes fortuites. MM. Clemen, v. Falke, Stübben et v. Bode se sont distingués dans ce genre de mensonges. La Soupe a publié en entier la traduction (n° 468) d'une conférence faite par M. Stübben à l'occasion de la fête organisée en l'honneur de l'architecte allemand Schinkel; dans son n° 348, elle avait commenté un passage de la conférence:
La véracité d'un architecte allemand.
M. Stübben, architecte berlinois, est bien connu en Belgique. Il s'occupe surtout de plans de villes et est l'auteur d'un gros livre sur l'esthétique des agglomérations urbaines. Il a été échevin, puis bourgmestre de Cologne, où il a fait le Ring.
En Belgique il fit des projets pour le quartier du port à Bruges, pour les extensions d'Ostende et d'Ixelles, pour l'aménagement de nouveaux quartiers à Louvain; il dressa les plans des cités balnéaires de Duinbergen et du Zoute; il fut consulté sur les transformations à faire subir aux fortifications d'Anvers. Bref la Belgique était son meilleur client.
Il vient de publier dans le Journal hebdomadaire de l'Union des architectes à Berlin une conférence jubilaire où il décrit les destructions provoquées par la guerre actuelle; et où il expose ensuite la façon d'opérer les reconstructions. Inutile de dire que les architectes allemands ont seuls qualité pour s'occuper de la réédification de nos villes détruites. Cela va de soi: après que leurs soldats ont incendié nos villes, leurs architectes viendront les refaire, dans le goût allemand qu'on peut si bien apprécier à Bruxelles, à la Deutsche Bank de la rue d'Arenberg. On sait d'ailleurs, n'est-ce pas, que des Allemands se sont déjà proposés pour reconstruire Louvain et Malines, et qu'ils ont été éconduits avec tout le respect que commande une pareille délicatesse de sentiments.
Occupons-nous seulement de ce que dit M. Stübben relativement aux destructions des villes en Belgique. Voici un extrait de sa conférence: La Guerre et l'Architecture (Krieq and Baukunst), conférence jubilaire faite par le conseiller intime supérieur d'architecture, docteur-ingénieur Stübben. Dans Wochenschrift des Architekten-Vereins zu Berlin, 10e année, nos 14 et 15 (3 et 10 avril 1915).
«... Pauvre Belgique! Ton gouvernement était égaré par l'Angleterre; ta population, embarrassée par sa propre sottise, était ameutée par les fransquillons; et tu te précipitas dans la ruine. Ton Roi inexpérimenté n'avait pas la clarté de jugement d'un Léopold, ton peuple débandé ne connaissait pas la discipline que donnent l'instruction obligatoire et le service militaire personnel. Sa passion et son excitation devinrent de la sournoiserie. Et voilà que Louvain, Aerschot, Visé et Liège, Termonde et Ypres sont en ruines. A Visé, à Aerschot et à Louvain, c'est la population elle-même qui par sa fureur provoqua l'anéantissement de ses foyers. A Lierre, à Termonde et à Ypres, au contraire, ce fut et c'est encore le violent conflit de l'attaque et de la défense qui sacrifia à la fois les maisons et les nobles édifices publics.
«Lierre, bombardée à la fois par amis et par ennemis, lors des terribles batailles du siège d'Anvers, est atrocement dévastée. La belle église gothique tertiaire de Saint-Gommaire, les chapelles de Saint-Pierre et de Saint-Jacques sont fortement endommagées.
«A Termonde, qui pendant ces mêmes combats fut bombardée neuf fois par les Allemands et par les Belges, les trois quarts des habitations sont détruites, ainsi que l'Hôtel de Ville.
«Ypres, la pittoresque ville de la Flandre occidentale, une églantine assoupie, a été terriblement éprouvée; depuis des mois elle est le point de mire de puissants canons. Son sort final est entre les mains de Dieu. La vénérable Halle aux draps avec ses merveilleuses fresques, le haut beffroi, l'Hôtel de Ville connu sous le nom de Nieuwwerk, la cathédrale et le musée, sont, pour autant qu'on le sache, démolis ou tout au moins détériorés... et le malheur s'étend chaque jour.
«Des batailles meurtrières ont fortement endommagé Dinant et Malines, Dixmude (où le célèbre jubé de l'église Saint-Nicolas fut réduit en cendres), Furnes et Nieuport. Ce qui existe encore des trois dernières localités citées, et ce qui en restera finalement, n'est pas connu, mais ce ne sera sans doute pas grand'chose....»
Voyons ce qu'il y a de vrai dans les assertions de M. Stübben.
Visé.—Brûlé le 15-16 août 1914, parce qu'un commandant allemand avait été tué sur la place de la Station. Les soldats, d'ailleurs ivres, ne se sont pas donné la peine de rechercher par qui l'officier avait été atteint: ils ont brûlé l'église, la maison communale, les écoles et 575 maisons, c'est-à-dire presque tout Visé, sauf les faubourgs (Devant-le-Pont et Souvré). Les maisons non brûlées de Visé et des faubourgs ont été consciencieusement pillées. Une quarantaine d'habitants furent fusillés, le 4 et le 16 août.
Aerschot.—Incendié le 19 août. L'incendie et le massacre furent ordonnés par le général Jacobi parce que le général Stenger avait été tué sur le balcon du bourgmestre. Les Allemands accusèrent le fils du bourgmestre, un enfant inoffensif; il est démontré maintenant que le coup de fusil a été tiré par un soldat polonais. Le feu fut mis à l'église, mais elle ne brûla pas. L'Hôtel de Ville et 386 maisons furent incendiés; 151 civils furent fusillés. Toutes les maisons non brûlées ont été saccagées; on a retrouvé partout les traces d'ivrognerie.
Louvain.—Incendié surtout le 25-26 août; le prétexte fut que les habitants avaient tiré sur les soldats; en vérité, les Allemands avaient tiré les uns sur les autres. 1.120 maisons furent détruites; 500 fortement endommagées. Beaucoup de monuments ont été brûlés. Au moins 150 civils furent tués.
Dans les faubourgs de Louvain:
129 maisons furent incendiées à Corbeek-Loo. 312 — — à Herent. 95 — — à Heverlé. 461 — — à Kessel-Loo. 57 — — à Winxele.
Toutes les maisons non brûlées ont été pillées.
Lierre.—La ville fut bombardée à diverses reprises, surtout par les Allemands, entre le 28 septembre et le 4 octobre. Le nombre des maisons qui ont souffert du bombardement est de 753; mais le dommage est en général facilement réparable. L'église Saint-Gommaire, l'église des Jésuites, plusieurs chapelles, l'école normale de l'État, l'école moyenne de l'État, l'Académie de dessin et 659 maisons ont été brûlées complètement, entre le 8 et le 10 octobre, alors que tous les habitants avaient fui et qu'il n'y avait plus aucun combat dans les environs. Toutes les maisons non brûlées ont été pillées.
Termonde.—La ville a été bombardée, mais ce ne sont pas les dégâts causés par les obus qui sont les plus graves: ils n'intéressent que les maisons et les fabriques situées contre la Porte d'Eau, tout près de l'Escaut. Les dommages les plus importants ont été causés par l'incendie intentionnel, allumé le 5 septembre, après la retraite des troupes belges. L'Hôtel de Ville, plusieurs églises, des écoles, presque toutes les usines, l'hôpital et environ 1.300 maisons sont réduits en cendres. On peut encore voir en certains points de quelle manière les troupes allemandes préparaient les maisons pour y mettre plus facilement le feu.
Dans le faubourg de Saint-Gilles, l'église, la maison communale et 152 maisons ont été entièrement détruites par le feu, 250 maisons sont fortement endommagées, dont quelques-unes, peu nombreuses, par le bombardement.
Ypres, Nieuport, Furnes, Dixmude, ont été bombardés par les Allemands. L'église de Dixmude possédait un jubé dont M. Stübben lui-même disait récemment que s'il était anéanti ce serait une perte irréparable (Die Bauwelt, 14 janvier 1915, p. 15). Or ce jubé fameux avait résisté par miracle au bombardement, mais il succomba à la visite que lui firent, à coups de crosse de fusil, les soldats allemands qui prirent la ville (Le Petit Parisien, 17 décembre 1914).
Dinant.—N'a jamais été bombardé, mais incendié le 23 et le 24 août par les Allemands, qui ne donnèrent même pas de prétexte. La collégiale et plusieurs autres églises sont ou bien détériorées par le feu ou bien brûlées complètement.
L'Hôtel de Ville, des écoles et 1.263 maisons sont brûlés. Tout a été pillé. Plus de 700 habitants ont été fusillés.
Malines.—Pas une bombe belge n'a touché la ville, mais quelques-unes sont tombées dans les faubourgs. Malines fut bombardé pour la dernière fois le 27 septembre 1914 par les batteries allemandes établies à Hofstade. Ce qui prouve à tout évidence que le bombardement de Malines a été opéré par les Allemands, et non par les Belges, c'est que partout où l'on peut localiser avec précision le sens du bombardement, par exemple sur la cathédrale de Saint-Rombaut, on constate que les dégâts siègent uniquement du côté du sud et de l'est. Le 27 et le 28 septembre tous les habitants s'enfuirent. A ce moment la place des Bailles de Fer était encore intacte, sauf quelques toits troués par les obus et facilement réparables. Mais entre le 28 septembre et le 10 octobre les Allemands pillèrent à fond toute la ville. En même temps ils mirent le feu à plusieurs quartiers: place des Bailles, rue Léopold, et l'hôtel Busleyden avec ses environs. Il y a à Malines 358 maisons entièrement détruites, 216 à moitié détruites, 401 gravement endommagées.
On voit donc que, sauf en Flandre occidentale, ce n'est pas le bombardement mais l'incendie volontaire qui a commis le plus de dégâts. M. le conseiller intime supérieur d'architecture, docteur-ingénieur Stübben, se trompe par conséquent. Nous admettons provisoirement qu'il a été induit en erreur, tout comme les 93 intellectuels: ceux-ci assurent en effet que jamais les troupes allemandes n'ont touché à la personne ou aux biens des Belges sans y être forcés par la plus amère nécessité. Il est sans doute convaincu, lui aussi, que c'est sous l'empire de la nécessité que les Allemands ont mis le feu en vingt et un endroits à l'église Saint-Pierre à Louvain, et qu'ils ont fusillé le R.P. Dupierreux, dans la poche duquel on avait trouvé un carnet avec des réflexions simplement désobligeantes pour les Allemands.
Heureusement M. Stübben est venu en Belgique depuis qu'il a écrit sa conférence. Il a visité notamment Louvain où il a eu l'occasion de se renseigner de visu. Il a sans doute été dans d'autres villes ruinées. Aussi pouvons-nous nous attendre à lire prochainement un article où M. le conseiller intime supérieur d'architecture, docteur-ingénieur, reconnaîtra qu'il a été trompé, et où il dira la vérité aux 93.
(La Soupe, n° 348.)
Du reste, pour permettre à chacun de juger de l'étendue des crimes allemands en Belgique, La Soupe a donné, dans ses nos. 354 et 380, des tableaux qui ont été reproduits par le deuxième volume des Rapports de la Commission d'enquête belge, tableaux donnant pour chaque commune du Brabant le nombre de maisons incendiées, celui des maisons pillées, celui des civils tués et celui des civils envoyés comme prisonniers civils en Allemagne (n° 354); la statistique des maisons incendiées ou démolies des provinces d'Anvers, de Liège et de Namur (n° 380).
c) Accusations contre la population civile de Belgique.
Il est malheureusement vrai, disent les Allemands, que nous avons dû sévir contre les villes et les villages de Belgique, mais c'est parce que les habitants étaient des francs-tireurs et commettaient contre nos troupes les pires atrocités.
Sur quoi les Allemands basent-ils leurs affirmations? Sur des enquêtes conduites par eux-mêmes. Dans le seul résultat d'enquête publié officiellement, le Livre Blanc qui a paru en mai 1915, ne figurent pour ainsi dire que des témoignages de militaires allemands. Le Livre Blanc a été commenté par La Libre Belgique:
Le «Livre Blanc».
Le Gouvernement de Berlin a enfin livré au jugement du monde contemporain, de la postérité et de l'histoire le fameux Livre Blanc qui doit le justifier des crimes commis par ses armées en Belgique. Nous devons convenir que ce document est remarquable. Il est très fort au moins en ce sens que la mauvaise foi et la maladresse teutonnes y ont réalisé le tour impossible de se surpasser elles-mêmes. Certes, aucun de ceux qui ont appris à connaître la chancellerie de la Wilhelmstrasse n'en attendait dans le cas présent rien d'habile ni d'honnête. L'État-major allemand, ayant à répondre des atrocités commises avec son approbation et par ses ordres, se trouve dans un cas qui n'est pas plus excusable qu'il n'est niable. On savait d'avance que les plumitifs officiels qui ont accepté la mission de blanchir ce nègre n'y épargneraient pas les ressources propres de leur malpropre industrie. Ils ont donné assez de preuves de l'aplomb impudent qui leur permet de contester l'évidence, de dénaturer les faits les plus notoires et d'affirmer, la main sur le coeur, que deux et deux font cinq ou tout au moins quatre et demi. Néanmoins, il y a des bornes à tout, et il y en a notamment à ce qu'il est possible d'affirmer avec quelque chance d'être cru. On pouvait donc s'attendre à voir filtrer, à travers les mensonges et les dénégations cyniques du Livre Blanc, quelques aveux inspirés non point par la probité ou par le remords, mais par la nécessité de garder au moins une ombre de vraisemblance.
Il n'y en a pas. Le Gouvernement de Berlin ne se repent de rien, il ne regrette rien, il n'a rien à se reprocher. Il se présente devant le monde civilisé avec le calme de l'innocence ou plutôt avec la tranquille impudeur d'un Canaque. Le maître a voulu que le Livre Blanc ne fût que le commentaire de la célèbre dépêche, où il soulageait les affres de son coeur saignant des inévitables rigueurs qu'il ne lui avait pas été permis de tempérer.
Et, pour lui complaire, les scribes de sa chancellerie se sont mis à triturer la vérité, aussi servilement que les généraux auxquels il commande une opération insensée envoient des Polonais ou des Bavarois à la boucherie. Donc il n'y a pas eu d'atrocités allemandes en Belgique. Les troupes de S.M. Impériale et Royale y sont entrées animées des meilleures intentions et pourvues des instructions les plus pacifiques. Si elles y ont un peu pillé, un peu incendié, un peu mitraillé, si elles ont expédié quelques milliers d'habitants en Allemagne ou dans l'autre monde, c'est qu'elles y ont été forcées de se protéger contre des francs-tireurs des deux sexes et de tous les âges, de trois semaines à quatre-vingt-dix ans.
Voilà ce que le Livre Blanc nous révèle, ce que l'Agence Wolff répète et ce que le monde civilisé est prié de croire.
Sérieusement, se promettent-ils en Allemagne qu'il le croira? Nous mettons à part celui qui a commandé la manoeuvre et à qui nulle expérience ne persuadera jamais qu'une idée sortie de sa tête puisse ne pas être géniale. Mais les autres, ceux qui ont encore à compter avec la réalité, avec les faits et avec le sens commun, qu'en pensent-ils, s'ils ont seulement un peu de prévoyance ou de mémoire?
Au fait, nous sommes bien simples de nous demander ce qu'ils en pensent. Cela n'a aucune importance, aucune absolument. Le reste du monde a maintenant son opinion faite par les soins des Teutons eux-mêmes. Venant quelques semaines plus tôt, le Livre Blanc aurait encore pu en imposer à quelques âmes honnêtes, à qui les horreurs imputées aux armées de la «Kultur» paraissaient dépasser toutes les bornes de la vraisemblance. Mais la chancellerie teutonne n'est pas plus expéditive que la stratégie teutonne ne l'aura été pour passer l'Yser. On a plus tôt fait de brûler une ville et de massacrer une population que de trouver une explication congruente de ces exploits. Pendant que les rédacteurs du Livre Blanc s'escrimaient sur ce thème impossible, la «Kultur» des armées de terre et de mer de S.M. Impériale et Royale continuait de faire des siennes. Ses pirates coulaient le Lusitania: l'Amirauté, l'Agence Wolff, toute la presse allemande, tout le peuple allemand, saluaient par des cris de joie féroces la mort de 1.500 victimes innocentes, sans même paraître comprendre, les sots! que, du même coup, ils faisaient la preuve des atrocités commises par leur armée, de la préméditation froide qui les avait préparées et de l'assentiment moral qu'elles avaient rencontré dans la masse de la nation allemande.
Venant là-dessus, le Livre Blanc n'est plus qu'un nouveau trait de la démence furieuse qui entraîne à l'abîme l'empire des Hohenzollern. Soyons sans crainte sur le genre de succès qu'il rencontrera.
Pour nous, Belges, c'est assurément une épreuve cruelle que d'assister garrottés et bâillonnés aux simagrées hypocrites de l'ennemi, qui profite de son omnipotence d'un jour pour chercher à déshonorer notre malheureuse patrie après l'avoir dévastée, ruinée et ensanglantée. Mais cette épreuve est aussi de celles dont il faut savoir tirer profit. Et volontiers nous dirions à nos compatriotes: lisez, faites lire et répandez le Livre Blanc. Il n'y a pas de meilleur moyen pour propager et enraciner partout le mépris de la domination que nous subissons. Il y a encore chez nous des esprits timides ou accessibles à la suggestion qui croient les nouvelles allemandes, qui s'effraient des affiches allemandes et qui prennent au sérieux les communiqués allemands. Rien ne les en guérira mieux que la lecture de ce factum qui, pour toutes les consciences belges, sue le mensonge par toutes les lignes. Et si, au début au moins, l'organisation de nos ennemis a pu nous donner une inquiétante impression de leur force, le Livre Blanc nous donnera à toutes les pages la preuve de leur perfidie et celle de leur stupidité.
C'est faire oeuvre de patriotisme que de coopérer largement à la diffusion de cette preuve.
(La Libre Belgique, n° 31, juin 1915, p. 2, col. 2.)
Au printemps de 1916 a paru en Belgique un livre clandestin: L'Armée allemande à Louvain et le Livre Blanc -Traduction et réfutation de la partie du Livre Blanc relative au sac de Louvain 58. Cet ouvrage reprend une à une toutes les dépositions et les réfute en les opposant les unes aux autres ou en montrant leur contradiction avec des faits que le premier venu peut constater à Louvain (pl. IX).
58 [ Ce volume va être réimprimé par les soins du Gouvernement belge.]
Le Livre Blanc ne reproduit guère, disions-nous, que des dépositions allemandes. Pourtant l'autorité occupante fait aussi en Belgique des enquêtes où des Belges sont entendus. Comment fonctionnent ces enquêtes, quelques articles clandestins nous le diront:
Comment ils font les enquêtes.
Le journal catholique hollandais, De Tijd, rapporte que le cardinal Mercier avait demandé, dans le courant de janvier, qu'une enquête officielle impartiale fût ouverte sur l'accusation formulée contre des prêtres d'avoir tiré contre les Allemands. Une commission d'officiers a interrogé les Flamands et les Wallons au sujet des actes des francs-tireurs; elle a dressé les procès-verbaux de dépositions en allemand, alors que les témoins ne connaissent pas un traître mot de cette langue, et a obligé ces derniers à les signer.
Mgr Ladeuze, principal de l'École supérieure de Louvain, interrogé sur le point de savoir si des femmes avaient été maltraitées à Louvain, répondit que dans les faubourgs il avait été témoin d'actes de violences commis par des soldats. On l'arrêta aussitôt: «Vous sortez de la question, il s'agit de Louvain et pas des faubourgs.» Et la réponse de Mgr Ladeuze ne fut pas portée au procès-verbal.
Poursuivant, Mgr Ladeuze déclara:
—De ma maison, le jour de la destruction de Louvain, je vis deux soldats qui faisaient feu contre l'Institut Arenberg.
—Avez-vous réellement vu?
—J'ai vu de mes yeux et j'avais à mes côtés un de mes adjoints.
—Eh bien, dit un officier, membre de la commission, cela n'avait aucune importance.
Et l'incident ne figure pas dans la déposition.
(La Libre Belgique, n° 17, avril 1915, p. 3, col. 1.)
Il y a des juges à Berlin!!!
Les feuilles à la solde de l'Agence Wolff nous apprennent que le Gouvernement impérial publiera prochainement un Livre Blanc sur les affaires de Louvain, Malines, Dinant et autres lieux, qui ont spécialement joui des lumières enflammantes de la «Kultur» teutonne. L'Agence Wolff ne dit pas encore aujourd'hui, mais elle dira demain que ce Livre Blanc est tout ce que l'on aura jamais pu écrire de plus impartial, de plus sincère, de plus objectif, de plus consciencieux et de plus irréfutable. Nous n'avons pas besoin d'en avoir lu une seule ligne pour annoncer que ce livre nous montrera quelque chose de plus blanc que sa couverture: ce sera l'âme candide et innocente de ces bons Teutons faussement accusés d'avoir mis en Belgique tant de villes et de villages dans l'état où on les voit aujourd'hui, et d'y avoir supprimé tant d'habitants qu'on n'en voit plus. Erreur, mensonge et calomnie! Tout ce qu'on en a dit est de pure invention: le Livre Blanc le prouve et l'Agence Wolff répétera aux quatre vents du ciel que la preuve est aussi décisive que les victoires de l'armée allemande en Flandre, et particulièrement à l'Yser, d'après les bulletins du grand État-major. Sur le papier cela va toujours et, comme dit le proverbe: quand on prend du galon, on n'en saurait trop prendre.
En attendant qu'il nous soit donné de contempler la «Kultur» allemande dans sa robe d'innocence en papier blanc, voici un petit exemple de la simplicité ingénue avec laquelle procèdent les enquêteurs qui opèrent pour la chancellerie impériale (département des mensonges internationaux). Quand le moment sera venu, on mettra les noms propres à cette histoire.
Durant la première période de l'invasion, les habitants du village de X... sont emmenés par les gens de la «Kultur» sur le territoire de la commune de Z... où ils sont fusillés. Ce fait-divers ayant attiré l'attention des indiscrets, les préposés au blanchissage de la «Kultur» se transportent sur les lieux illustrés par les soldats de ladite «Kultur». Enquête, interrogatoire des témoins, procès-verbal, le tout se passe dans les formes protocolaires, avec une correction impeccable. Les survivants du drame prêtent serment, parlent suivant leur conscience et signent leurs dépositions. La «Kultur» sort de là blanche comme neige. Au bourgmestre de X..., les enquêteurs demandent d'attester que personne n'a été fusillé sur le territoire de sa commune: la chose est vraie et le mayeur de X... est forcé d'en convenir. On ne lui pose pas d'autre question et le brave homme n'a pas l'occasion d'ajouter que ses administrés emmenés à Z... n'en sont jamais revenus et pour cause. Personne n'a été fusillé à X Et d'un! Maintenant c'est le tour du bourgmestre de Z... «Quelqu'un de Z... a-t-il été fusillé?—Personne.» Il n'y a rien à redire, c'est l'exacte vérité. L'interrogatoire s'arrête là, le procès-verbal idem, et la «Kultur», lavée à blanc, réapparaît reluisante et immaculée.
Il y avait autrefois des juges à Berlin; il n'y en a plus. Il n'y reste que des robins dignes de la cause qu'ils croient servir. La chancellerie impériale et l'Agence Wolff ont les pourvoyeurs qui leur conviennent. Mais il reste dans le monde des gens qui savent lire et ceux que le Livre Blanc aura un moment égarés ouvriront de grands yeux quand on pourra le leur commenter.
(La Libre Belgique, n° 24, mai 1915, p. l, col. 2.)
Ce que le «Livre Blanc» ne dira pas ou ce que les journaux muselés ne publieront pas.
Après la déposition du journaliste américain Fox, innocentant les Allemands, voici des témoignages de Belges. Faut-il croire que, pris de remords au souvenir des 526 civils massacrés le 22 août à Tamines, —uniquement pour venger la mort d'un grand nombre des leurs fauchés dans ce village par les mitrailleuses françaises 59,—les Gott mit uns ont tenu à se laver, devant l'Europe civilisée, de ce forfait particulièrement odieux?
59 [ On sait que les soldats allemands hésitèrent à tirer sur les malheureux civils, qu'ils savaient innocents. Mais l'officier, après les avoir sévèrement admonestés, manoeuvra lui-même la mitrailleuse. A la conclusion de la paix, les Alliés se feront livrer ce chef de bandits, dont le nom est connu.]
Toujours est-il qu'à Tamines ils circulent de maison en maison à l'effet de recueillir des témoignages à décharge. Le revolver sous le nez les Taminiens sont priés de signer un papier comme quoi ce sont les Français qui ont mitraillé leurs concitoyens. A Jemappes, ils ont déjà usé d'un procédé analogue, en vue de faire déclarer par les habitants que c'étaient les Anglais qui ont brûlé leurs maisons.
Le revolver est persuasif de sa nature. Il l'emporte de beaucoup sur toute figure de rhétorique. Si Quintilien l'avait connu, il l'aurait placé au premier rang des moyens oratoires. Les Prussiens, gens avisés, se sont révélés supérieurs à Quintilien. Évidemment, un témoignage obtenu par cet engin n'a qu'une valeur relative; mais les Boches ne sont pas si regardants. Ils envoient donc leurs procès-verbaux d'enquête au revolver, Comptoir du mensonge, Wilhelmstrasse, à Berlin.
Là, le maître en truquage, Herr Otto Hammann, procède au dépouillement et expédie à ses reptiles et aux nations neutres des communiqués dans ce genre-ci:
«Entre autres crimes dont les Belges accusent notre brave armée, nous citerons les mitraillades de Tamines et les incendies de Jemappes. Or, ces atrocités sont le fait des Français, d'une part, et des Anglais, de l'autre. Témoins les attestations suivantes, émanant de personnes honorables de ces deux localités, recueillies sous la foi du serment, qui vengent une fois de plus nos soldats des légendes calomnieuses (verleumderische Märchen), comme dit le Freiherr von Bissing, répandues sur leur compte. Nous tenons ces signatures à la disposition de quiconque voudra les contrôler, car nous, hommes de la «Kultur», nous agissons au grand soleil.»
Ah! Mgr Mercier avait bien raison de dire: Refusez toute estime à ces gens-là.
(La Libre Belgique, n° 25, mai 1915, p. 4, col. 1.)
Aucune des dépositions relatées ci-dessus n'a été publiée, que nous sachions. Par contre, en voici deux qui ont été reproduites par nos ennemis.
Dans le n° 2 des feuillets de propagande émanant du Bureau des deutschen Handelstages (voir p. 43) figurent les lignes suivantes reproduites par La Soupe dans son n° 303, qui est consacré à la propagande allemande en Belgique:
La propagande allemande en Belgique.
Louvain.—Un télégramme du Gouvernement belge au Gouvernement anglais s'exprime en ces termes: «Un corps d'armée allemand s'est retiré en fuite sur Louvain. La garnison allemande de cette dernière ville, incertaine sur cette affluence de fuyards, les a pris pour des Belges et a ouvert le feu sur ses propres compatriotes. Mais afin de pallier leur erreur, les troupes de la garnison ont prétendu que la fusillade ainsi engagée provenait du fait des habitants.» Un récit aussi insensé ne saurait trouver accueil auprès de toute personne impartiale. La vérité est que les autorités belges avaient organisé le soulèvement populaire, installé des dépôts d'armes, chaque fusil portant le nom de l'habitant auquel il était destiné. Louvain s'était rendu, la population semblait garder une attitude paisible. Elle fit concorder une attaque criminelle dans les rues avec une sortie de la garnison d'Anvers. De toutes les fenêtres, de tous les toits, la fusillade fut engagée, même avec des mitrailleuses que servaient des étudiants. Il fallut vingt-quatre heures avant que le feu ne fût complètement éteint.
Témoignage des Pères dominicains belges (Kölnische Volkszeitung):
«Dans l'après-midi du 25 août, à 5 heures, arrivèrent de nouvelles troupes allemandes, qui furent logées dans la ville comme les précédentes, lesquelles avaient quitté Louvain. Bientôt après, le bruit circula que les Anglais et les Français marchaient sur la ville de deux côtés. On entendit en même temps une canonnade et une fusillade. Quelques coups de feu isolés furent déjà tirés des maisons sur les soldats, et en conséquence, ceux-ci se trouvaient rassemblés sous les armes à 7h 30 du soir. Les citoyens commencèrent alors à tirer en grand nombre des maisons sur les Allemands. Ceux-ci ripostèrent par une fusillade et le feu des mitrailleuses. Le combat se prolongea toute la nuit. Déjà des maisons étaient en flammes, principalement dans la rue de la gare. Chaque individu se montrant à la fenêtre servait immédiatement de cible aux coups de feu. On se saisit de nouveau des otages pour les conduire à l'Hôtel de Ville. Parmi eux se trouvaient Mgr Coenraets, vice-recteur de l'Université, le sous-prieur des Dominicains et encore deux prêtres. De l'Hôtel de Ville, ces otages furent conduits sous escorte par les rues de la ville, afin d'exhorter les habitants au calme, par des discours en français et en flamand, aux différents carrefours. Cela dura jusqu'à 4 heures du matin, et pendant ce temps le feu continua à être dirigé des maisons. Les soldats y répondaient et les incendies augmentèrent. Le mercredi à midi, les otages furent conduits de nouveau par les rues, annonçant dans les deux langues qu'ils allaient être eux-mêmes fusillés, si la résistance ne cessait pas. Vains efforts, le feu ne fut même pas interrompu pendant cette promenade, et même on tira sur les soldats qui accompagnaient les otages, ainsi que sur le médecin. Ces scènes honteuses se prolongèrent pendant toute la nuit jusqu'au jeudi.»
Le magnifique Hôtel de Ville fut épargné par les troupes allemandes; de même, dans la mesure du possible, l'église Saint-Pierre, bien qu'on y eût trouvé un dépôt d'armes. Seule, la toiture de cette église a été endommagée. Th. Wolff écrit dans le Berliner Tageblatt: «Impossible de garantir une sûreté complète, si l'autel de Van Dyck sert à cacher des assassins.»
(La Soupe, n° 303.)
L'autre témoignage publié se rapporte également à Louvain. Nous l'avons connu par une brochure de propagande: Die Wahrheit über den Krieg (La Vérité au sujet de la guerre). La soi-disant déclaration de Mgr Coenraets a été reproduite par La Soupe, qui y a ajouté le démenti formel de l'intéressé:
La sincérité allemande.
Les Allemands ont fait grand bruit autour d'une prétendue déposition faite par Mgr Coenraets, vice-recteur de l'Université de Louvain, qui fut otage à Louvain.
Voici le récit que lui attribuent les Allemands. Il est traduit de Die Wahrheit über den Krieg (La Vérité au sujet de la guerre) (E.S. Mittler und Sohn, Berlin, 1914. 2e édition, 20 sept. 1914, p. 66).
«Quand j'entrai en fonctions le 25 août, l'après-midi, on commença à tirer formidablement sur les troupes allemandes. Ce n'étaient pas des troupes régulières qui tiraient puisqu'il n'y avait plus de soldats belges à Louvain.
«Comme nous étions perplexes et effrayés dans la chambre, un officier supérieur allemand entra, nous déclarant qu'une conjuration avait dû être préparée. Quand vers le soir le tir cessa, nous nous promenâmes rue de la Station pour recommander le calme aux habitants. Le père Dillon parla en flamand, le sénateur Orban de Xivry en français. Nous retournâmes alors à l'Hôtel de Ville et allâmes nous coucher.
«Le lendemain matin on nous conduisit à la gare pour nous loger dans des wagons de chemin de fer. Dans la salle d'attente les officiers allemands préparaient une proclamation qui devait être lue en ville; voici ce qu'elle disait:
«Nous avons de vous des otages. Si un seul coup est encore tiré, nous «les fusillons. La ville sera punie et nous exigerons une contribution de «20 millions de francs.»
«Nous avons parcouru la ville avec cette proclamation. Le père Dillon l'a lue quarante à cinquante fois; à côté de nous deux officiers tenaient leur revolver sur nous, prêts à tirer. Vingt fantassins allemands suivaient, des soeurs de charité se joignirent au cortège.
«Des femmes, des enfants, des hommes pleuraient autour de nous, levant les bras et criant qu'ils feraient tout pour nous sauver de la mort. Pendant que nous lisions la proclamation au coin de la rue Frédéric Lints des coups furent de nouveau tirés sur les Allemands. Nous avons ainsi parcouru les rues pendant cinq heures en lisant la proclamation,
«Puis je demandai de pouvoir aller à la maison, le temps de mes fonctions étant écoulé. Un médecin-major allemand, le Dr Berghausen, de Cologne, s'offrit généreusement à me reconduire. C'est à lui que je dois la vie.
«Nous étions déjà arrivés rue Léopold, quand un coup éclata de la rue Marché-aux-Grains. Aussitôt des soldats allemands s'apprêtent de l'autre côté à tirer sur moi. Mon compagnon se précipite devant moi, me couvre de son corps, et je suis sauvé.»
UN DÉMENTI DE Mgr COENRAETS
La Métropole (paraissant à Londres) du 8 avril 1915:
Il est bon que nous mettions sous les yeux de nos lecteurs la lettre que le vice-recteur de l'Université de Louvain a adressée au Tijd en réponse à l'accusation allemande au sujet de prétendus francs-tireurs:
«Je vous autorise à publier ce qui suit: Jamais je n'ai fait un récit à la Rheinisch-Westfülische Zeitung; on ne me l'a jamais demandé; je n'ai jamais vu aucun reporter de ce journal et—faut-il l'ajouter?—je n'ai jamais rien dit de ce qu'on ose écrire dans cette feuille.
«Il y a quelques mois, d'autres journaux ont publié des informations de ce genre. J'ai fait alors insérer dans des journaux belges et hollandais le démenti suivant:
«Des journaux induisent leurs lecteurs en erreur en disant que, suivant
mon témoignage, des civils de Louvain auraient tiré sur des soldats
allemands. Vous me permettrez à ce propos de déclarer publiquement et
avec énergie par la présente que j'ignore totalement de qui venaient les
premiers coups de feu, que j'entendis de loin seulement et qui n'étaient
certainement pas dirigés sur les soldats qui m'accompagnaient. Je n'ai
aucune connaissance d'un seul coup de fusil tiré par un seul civil de
Louvain.»
(s) E. COENRAETS,
Vice-Recteur.
(La Soupe, n° 287.)
A côté des enquêtes officielles, il y a eu en Belgique des instructions ouvertes par des délégués ecclésiastiques. Les deux plus connues ont été faites par l'Association de prêtres rhénans, Pax et par l'Association sacerdotale de Vienne. M. Julius Bachem, directeur du principal journal catholique de l'ouest de l'Allemagne, Kölnische Volkszeitung, exposa le résultat de l'enquête Pax dans un travail sur la situation religieuse en Belgique. Voici le début d'un article de La Libre Belgique:
Lettre ouverte à quelques «Kulturés».
Vous vous êtes ingéniés, Messieurs de la «Kultur», à condenser dans le tome d'avril de la Süddeutsche Monatshefte, tout ce qu'en deux cents pages on peut mettre d'inexactitudes, de mensonges et d'injures au sujet de la Belgique et des Belges. Permettez-nous cependant de trouver dans ce fumier une perle: l'aveu de Herr Doctor Julius Bachem de Cologne. Vous démontrez longuement, Herr Doctor (p. 31 et suiv.), qu'il n'y a jamais eu de francs-tireurs parmi les prêtres belges, contrairement aux affirmations des journaux officieux comme la Frankfurter Zeitung. Vous concluez (p. 36) que toutes les accusations répandues «sont absolument fausses, produites par une imagination en délire». Ainsi donc, Herr Doctor, votre Kaiser mentait, quand il écrivait au président Wilson cette lettre, monument de cynisme impérial, qui affirmait que «les femmes, enfants et prêtres» massacraient ses soldats. Vous ne démentez qu'en ce qui concerne le clergé, mais convenez, Herr Doctor, que les pauvres innocents qui s'appellent Marcel Bovy (âgé de cinq ans), Edmond Gustin (trois ans), Joseph Dupont (huit ans), Félix Fivet (trois semaines), Claire Stuvay (deux ans et demi), Jean Rodrigue (six mois), etc., et qui figurent sur la liste officielle, établie sous le contrôle allemand, des 594 Dinantais massacrés,—avouez que ces petits martyrs ne pouvaient être des francs-tireurs. Sans doute, Herr Doctor (p. 33), «la masse entière du peuple belge est animée de sentiments peu amicaux pour l'Allemagne»; sans doute (p. 37), «la haine pour les Allemands domine tout». Mais vous vous trompez grossièrement en ajoutant que ces sentiments changeront avec le temps. Non, sept millions de fois non! Ayant semé la haine, vous récolterez la haine—une haine vigoureuse qui ne désarmera jamais, parce qu'elle ne procède pas seulement de l'amour des siens, mais aussi du mépris brûlant que tout honnête homme doit éprouver pour votre race de bandits, dont le chef, vous le démontrez admirablement, Herr Doctor Julius Bachem, non content d'assassiner, se fait un piédestal des cadavres de ses victimes pour mieux les insulter...
(La Libre Belgique, n° 26, juin 1915, p. 4, col. 1.)
Au sujet de l'enquête ouverte par l'Association sacerdotale de Vienne, La Libre Belgique reproduit en son n° 51 (novembre 1915) les conclusions du rapport bien connu du T.R.M. Aloijsius van den Bergh, Hollandais d'origine, mais naturalisé autrichien 60.
60 [ Voir Cahiers documentaires, 31, 32, 35, 36.]
Nous avons dit plus haut un mot d'une enquête dont les résultats ont fait l'objet du livre intitulé La Presse allemande et le Catholicisme (p. 39). Une autre enquête, par des Alliés de la Belgique, fut faite à Londres sous la présidence du vicomte Bryce. Les autorités allemandes récusent naturellement ses témoignages.
Les audaces du chancelier.
Dans son dernier discours au Reichstag, M. von Bethmann-Hollweg a osé parler en ces termes des atrocités commises en août et en septembre 1914 à Louvain, Dinant, Andenne, Tamines. Aerschot, etc., par les soldats et les officiers de la «Kultur»:
«Le Gouvernement britannique ose publier un document contenant des dépositions de témoins, dont il ne fournit pas les noms, relativement aux prétendues cruautés commises en Belgique, cruautés si monstrueuses qu'il n'y a que des cerveaux de fous qui puissent y ajouter foi.» Le plus éminent des hommes d'Etat modernes, d'après le professeur berlinois Lasson, a encore effrontément menti en prononçant les paroles ci-dessus.
Comme chef du service administratif politique de l'Empire, il a eu certainement connaissance des enquêtes faites par les Allemands eux-mêmes en Belgique, depuis que les faits odieux reprochés aux Allemands se sont passés. Entre autres enquêtes, il y en eut une, faite en novembre 1914, sur les lieux à Louvain, par M. von Bissing lui-même, et où le gouverneur général de Belgique fut piloté longuement par le professeur Nerinckx, le dévoué faisant fonction de bourgmestre louvaniste.
Des témoins nombreux ont assisté à distance aux pourparlers de M. von Bissing et de M. Nerinckx, et ont pu voir que le gouverneur temporaire de la Belgique ne paraissait nullement fier des agissements des détracteurs de la cité universitaire.
D'autres personnages importants ont également passé par Louvain depuis dix mois. Le chancelier n'a pu ignorer l'impression qu'ils ont ressentie et les rapports qu'ils ont faits de leur visite. Il doit donc être bien convaincu de la réalité des horreurs commises par l'armée envahissante; elles dépassent, en effet, ce que peut concevoir un cerveau bien équilibré. Sous ce rapport, M. von Bethmann n'a pas exagéré la vérité. Mais il nie ces horreurs dans l'intérêt de la Grande Allemagne. Comme il l'a proclamé lui-même, au 4 août 1914, dans une séance à jamais historique: «Nécessité ne connaît pas de loi. Quand on lutte pour un bien suprême, on s'arrange comme on peut.»
M. le chancelier reste fidèle à ses principes. Cela lui est très facile, puisque ces principes sont d'une élasticité vraiment idéale. Ils sont l'élasticité même.
HELBÉ.
(La Libre Belgique, n° 29, juin 1915, p. 1, col. 1.)
Résumons. Les témoignages belges produits devant les commissions allemandes officielles sont soit écartés, soit falsifiés; les témoignages produits devant des commissions non officielles, allemandes ou autrichiennes, sont passés sous silence par l'autorité; les témoignages recueillis par les Alliés sont déclarés apocryphes. Que nous restait-il à faire? Provoquer une enquête dont les résultats ne pussent être révoqués par personne, c'est-à-dire une enquête poursuivie contradictoirement par des Allemands et par des Belges, en nombre égal, sous la présidence d'un neutre; elle a été offerte une dizaine de fois à l'Allemagne; en dernier lieu, en mars 1916, par l'auteur de ce livre, s'adressant aux 93 signataires de l'Appel aux Intellectuels. Le refus opposé par les Allemands à un examen loyal et impartial des crimes commis en Belgique, en dit long sur leur sincérité. N'insistons pas.
Non contents de s'esquiver courageusement chaque fois qu'on leur propose une enquête honnête, ils continuent à lancer sans répit leurs accusations contre notre population civile. En voici encore deux exemples.
D'abord un articulet de L'Ami de l'Ordre, commenté par L'Echo belge:
On peut lire dans un journal imprimé en Belgique la petite infamie que voici:
«Henri Collin, cocher à Givet, a participé aux combats près de Givet en qualité de franc-tireur. Il a fait le coup de feu sur les soldats allemands au moyen d'un fusil militaire français. Le tribunal l'a condamné à cinq ans de travaux forcés.»
A cela, deux mots de réponse: si, vraiment, Henri Collin avait tiré sur des soldats allemands, le tribunal l'eût condamné à mort. Il y a eu des précédents. Il n'y a pas d'exemple, dans les annales judiciaires en Belgique, depuis l'Invasion, d'une telle générosité dans l'application d'une peine. Cinq ans de prison pour avoir tiré sur des soldats boches, c'est pour rien, quand on sait la sévérité de nos ennemis pour ce genre de délit. On voit par là, cependant, que les Teutons essaient toujours d'accréditer la légende des «frank-tireurs». Seulement, ça ne prend pas. Nous savons à quoi nous en tenir...
(L'Écho belge, 17 février 1916, p. 1, col. 5.)
Puis un article de Libre Belgique:
Un écrivain averti et consciencieux.
On sait que les notabilités catholiques d'Allemagne ont chargé le professeur Rosenberg de Paderborn, de répondre au livre français: La Guerre allemande et le Catholicisme, de Mgr Baudrillart, qui a attaqué «méchamment et injustement» l'Allemagne et son armée.
L'écrivain allemand, qualifié par ses compatriotes d'«homme qui a mis au service de la vérité une conscience scrupuleuse et la stricte observation des règles scientifiques», s'appuie—avec la plus naïve bonne foi—sur une série de rapports «officiels» mensongers et de dépositions sous serment, où le ridicule le dispute à la fausseté. Le digne homme part de cette idée que «le Gouvernement belge a organisé la guerre des francs-tireurs». C'est le leitmotiv de sa «Réponse». Cela suffit pour nous fixer sur la valeur de cet écrit. Il admet comme article de foi cette affirmation du ministre des Affaires étrangères de Berlin, à savoir que «sur les lignes principales de la marche en avant des Allemands, la population civile de toutes les classes, de tout âge et de tout sexe a pris part à la lutte avec la plus grande fureur et le plus grand acharnement» (p. 70). Accepter tout cela sans la moindre défiance, et tabler là-dessus, c'est ce que les Allemands appellent «mettre au service de la vérité une conscience scrupuleuse et la stricte observation des règles scientifiques». Faut-il rire ou pleurer?
Dans des lettres supérieurement écrites, S. Ém. le Cardinal de Malines et les évêques de Liège, Namur et Tournai ont mis à néant ces calomnies tudesques et vengé l'honneur du nom belge; Néanmoins, nous voulons donner ci-après un spécimen de la documentation du docte et consciencieux professeur Rosenberg.
Un maréchal des logis allemand dépose que le 25 août 1914 il fut, étant blessé, transporté au couvent de Champion. «A la pointe du jour, dit-il, dans une maison juste en face de l'entrée principale du couvent et habitée par un ecclésiastique, nous trouvâmes environ quarante caisses de dynamite et près de trente caisses de cartouches de fusil.» (Ceci pour prouver la participation du clergé belge à la guerre des francs-tireurs [p. 66].) Le témoin ajoute: «J'ai assisté moi-même à la constatation, par un artificier, du nombre et du contenu de ces pièces.»
Dans une note très étendue que Mgr. Heylen a remise, il y a quelques semaines, à S. Exc. von Bissing (et que Son Excellence cachera soigneusement), il réfute toutes les accusations se rapportant à son diocèse (Champion relève de Namur):
«Sur quoi reposent les accusations relatives à Champion? écrit l'évêque. Sur l'affirmation du sergent Evers, du feldwebel Schulze et de quelques grenadiers. Elles remplissent deux pages du Livre Blanc.
«Si, au lieu d'accepter naïvement ces puérilités, le général allemand avait ordonné une enquête, il aurait découvert que ces prétendues caisses de dynamite n'étaient que des caisses à dynamite, vides, que le génie belge avait abandonnées en plein air contre la façade de l'aumônerie, où il avait établi un bureau61. Ces caisses avaient été manipulées par les Allemands dès le dimanche (23 août). Et c'est le mardi seulement qu'on s'en émeut, au cours de la fusillade.