La Presse Clandestine dans la Belgique Occupée
61 [ Il faut pardonner aux Teutons, qui ignorent les finesses de la langue, de confondre le sens des prépositions de et à: boîte de sardines et boîtes à sardines; tasse de thé et tasse à thé. etc. Pas toujours cependant, car le plus épais d'entre eux sait parfaitement distinguer entre bouteille de champagne et bouteille à champagne, entre boîte de saucissons et boîte à saucissons, etc.]
«Quant aux caisses de cartouches, elles avaient été de même abandonnées par l'armée belge, non pas dans la maison de l'aumônier,—comme le dit le véridique témoin boche,—mais dans une habitation fort éloignée.»
Pas de commentaires, n'est-ce pas?
Cet exemple, ajouté à celui plus typique encore, que tous nos lecteurs
auront remarqué dans l'annexe de la lettre des évêques, au sujet
des attentats sur les religieuses, donne une idée de la «conscience
scrupuleuse» de M. Rosenberg et de la valeur des «règles scientifiques»
qu'il a «strictement» observées!
MASTIX.
(La Libre Belgique, n° 62, février 1916, p. 3, col. 1.)
On pourrait aligner indéfiniment les actes de mauvaise foi des Allemands en matière d'enquête; montrer que jamais une instruction faite par eux n'a été publiée sans avoir subi d'abord une falsification soignée, et qu'ils ont repoussé indistinctement toutes les enquêtes bilatérales qui leur étaient proposées. Mais à quoi bon? Les nations civilisées savent à quoi s'en tenir sur les francs-tireurs. Si même, au moment de l'invasion de la Belgique, elles avaient peut-être quelques doutes sur la conduite des Belges, elles ont dû être édifiées quand les Allemands, en novembre 1916, essayèrent de justifier exactement de la même manière les atrocités commises contre les Roumains (voir Norddeutsche Allgemeine Zeitung, 19 novembre 1916, 2e édition). On se rappellera aussi que l'Allemagne traite de francs-tireurs les navires marchands qui tentent de résister à ses sous-marins, et que c'est sous ce prétexte que le capitaine Fryatt a été fusillé. D'ailleurs, lors des premiers raids aériens sur l'Angleterre, nos ennemis se sont plaints véhémentement de ce que des coups de fusil eussent été tirés contre les zeppelins.
Il y a là une conception pour le moins abusive qui doit disparaître du droit des gens: celle du caractère sacré de l'armée et de ses membres. Comment! parce qu'un navire ou un ballon fait partie des forces militaires, il devient par cela même inviolable, et quelques horreurs qu'il plaise à son équipage de commettre, aucun civil, même directement attaqué, ne peut lui résister? Nous avons vu en Belgique ce qui arrive, quand un non-militaire a la témérité de s'opposer à une brute revêtue d'un uniforme. Les lignes suivantes sont extraites de L.-H. GRONDIJS, Les Allemands en Belgique: Louvain et Aerschot, page 35 (Berger-Levrault, éditeurs, 1915):
Le village de Linden a été incendié parce qu'un habitant a tué un soldat allemand. Celui-ci, en compagnie d'un autre, avait violé une jeune fille, après avoir attaché ses parents à des chaises. Le père se dégagea de ses liens et tua l'un des agresseurs. Les officiers allemands ordonnèrent de mettre le feu aux maisons, et les parents de la jeune fille, de nouveau attachés à des meubles, périrent dans les flammes.....
Les articles de M. Grondijs ont paru d'abord dans le Nieuwe Rotterdamsche Courant. Nous avions lu à Bruxelles le récit ci-dessus dans le numéro du soir du 7 septembre 1914, vendu avec l'autorisation de la censure allemande.
d) Nécessité de l'intimidation.
«Ne valait-il pas mieux, disent encore les Allemands, terroriser les Belges tout au début de la guerre? Nous leur avons montré, par quelques échantillons de notre savoir-faire, à quoi ils s'exposeraient s'ils nous attaquaient, et nous leur avons épargné ainsi de plus grands malheurs. Bref, c'est pour leur bien que nous les avons massacrés et que nous avons fait flamber leurs villes et leurs villages.» Nos journaux clandestins ont fait mieux que de discuter ces déclarations: il leur a suffi de les reproduire textuellement pour en faire toucher toute l'horreur. La Soupe, dans son n° 213, et Le Belge, dans ses no 2 et 3, ont publié la traduction française de l'article de M. Walter Bloem dans Kölnische Zeitung du 10 juin 191562. C'est un article qui deviendra classique comme un exemple frappant d'une déformation professionnelle conduisant à l'inhumanité cyniquement préméditée. Il est bon de dire que M. W. Bloem, un littérateur connu, est capitaine dans l'armée allemande et adjudant de M. le gouverneur général von Bissing. Il peut donc s'exprimer avec clarté et il sait ce qu'il veut dire. Il nous suffira de citer un passage de son article, celui dans lequel il justifie le principe d'après lequel, pour la faute d'un seul, toute la collectivité doit être punie.
62 [ Voir Comment les Belges résistent..., p. 232.]
Ce principe peut paraître dur et cruel, mais il est d'application constante dans l'histoire des guerres anciennes et modernes, et «reconnu» pour autant que l'on puisse employer ce terme. De plus, il trouve sa justification dans une théorie de la terrorisation. Les innocents doivent payer avec les coupables, et, si ceux-ci ne sont pas découverts, ils doivent payer pour eux, non pas tant parce qu'un attentat a été commis, mais pour qu'il n'en soit plus commis dans la suite.
Tout incendie de village, toute fusillade d'otages, tout massacre partiel (Dezimierung) de la population d'un village dont les habitants ont pris les armes contre nous, ce sont là beaucoup moins des actes de vengeance que des avertissements pour la partie du pays qui n'est pas encore occupée.
Et il n'y a pas à en douter: les incendies de Battice, Herve, Louvain, Dinant, ont servi d'avertissement. Les incendies auxquels nous avons été contraints, les effusions de sang des premiers jours de guerre ont préservé les grandes villes belges de la tentation d'attaquer les faibles garnisons que nous pouvions y laisser.
Y a-t-il au monde un homme qui s'imagine que la capitale de la Belgique nous aurait permis de régner chez elle comme si nous étions dans notre propre pays, si notre vengeance ne l'avait fait trembler alors et maintenant?
(Le Belge, n° 3, septembre 1915, p. 6.)
Dans son laborieux exposé, La Belgique sous l'administration allemande (dans le numéro d'avril de Süddeutsche Monatsheste), M. le baron F.-W. von Bissing, professeur à l'Université de Munich, fils du gouverneur général en Belgique, a soutenu la même idée. «J'ai entendu dire à plusieurs reprises à Bruxelles: L'incendie de Louvain nous a épargné un malheur semblable qui aurait eu des suites plus terribles encore63.»
63 [ La traduction intégrale de ce travail a paru dans le n° 344 de La Soupe. Voir aussi Comment les Belges résistent..., p. 409.]
Voilà qui s'appelle parler: le massacre de 5.000 hommes, enfants, femmes et vieillards, l'incendie d'une bonne vingtaine de milliers de maisons, n'ont été faits qu'en guise d'avertissement!
On croirait peut-être qu'ils ont renoncé à la manière forte, au moins dans la Belgique occupée. Erreur! La violence est trop intimement ancrée dans leur mentalité! Ainsi ils ont menacé les villes belges de mettre des notables comme otages dans les locaux occupés par les autorités allemandes. A Anvers ils ont mis à exécution leur menace: en octobre 1916, quatre échevins, MM. Aelbrecht, Cools, Franck et Strauss, sont obligés de rester de 19 heures à 7 heures dans les hôtels qu'occupent les Allemands, l'hôtel Saint-Antoine et le Grand Hôtel. Voilà les aviateurs alliés avertis.
On voit par les exemples des pages précédentes, que les prohibés belges, et notamment La Soupe reproduisent volontiers pour la propagande anti-allemande les ouvrages destinés à la propagande allemande. Ce mode d'activité de notre presse clandestine est généralement ignoré au dehors.
Nous ne pourrions mieux terminer le chapitre relatif à la férocité allemande qu'en copiant quelques passages d'une «lettre ouverte» publiée par La Soupe:
Lettre ouverte d'une mère belge à l'Impératrice allemande.
MADAME,
Je lis dans les journaux que votre fils Joachim est rentré blessé à
Berlin, que vous vous êtes rendue à sa rencontre et... que vous avez
contemplé avec orgueil la Croix de fer fixée sur sa poitrine.
Moi aussi, Madame, j'ai un fils à l'armée; il fut blessé comme le vôtre, mais on ne me l'a pas envoyé. Je n'ai pu l'avoir chez moi. J'ai même passé trois semaines à prier pour lui, dans l'ignorance de son sort.
Il ne s'est pas battu, Dieu merci, sous le même drapeau que le prince Joachim, mais, femme et mère, je comprends la joie que vous avez éprouvée de voir votre fils vivant. Je ne ressens d'ailleurs aucune amertume contre vos soldats qui ont blessé le mien sur le champ de bataille; c'est la fortune de la guerre. Seulement, je songe que c'est dans la pauvre Belgique que votre fils a combattu et sans doute commandé. C'est ici, au milieu d'une soldatesque livrée aux rapines, aux assassinats, au délire des horreurs les plus bestiales, qu'il aurait mérité sa Croix de fer!.......
Alors, Madame, vous seriez-vous sentie, en le regardant, aussi mère qu'on le dit? Aucune arrière-pensée ne vous aurait-elle troublée? Et, à moins que vous n'ignoriez tout de l'horrible ruée des bêtes d'enfer, parmi lesquelles a commandé et combattu le prince Joachim, vous êtes-vous bien assurée que sa Croix de fer ne porte aucune souillure, qu'elle honore des actes de soldat et ne peut couvrir aucune part de la responsabilité dans les forfaits dont ma patrie est victime de la part des vôtres?
...Je n'envie point votre fierté, Madame, vis-à-vis de votre fils rentrant des régions saccagées de Visé, Dinant, Aerschot, Louvain, Termonde...
(La Soupe, n° 318.)
B. LA FOURBERIE
C'est certainement l'amour du mensonge qui anime les Allemands, car souvent ils mentent sans nécessité, pour le plaisir. On ne voit pas, par exemple, la raison pour laquelle Illustrierter Kriegskurier dit que les marins allemands entrent à Anvers plutôt qu'à Bruxelles (p. 48) ni pourquoi. Die Woche nous montre des otages à Woluwe, près de Bruxelles, où il n'y en a jamais eu (p. 47 et pl. XI).
Nous ne relèverons parmi les articles consacrés à la fausseté allemande que ceux qui se rapportent à l'origine de la guerre et à la violation de la neutralité belge:
I. Qui a déchaîné la guerre?
Tout commentaire serait superflu: il n'y a plus personne au monde dont l'opinion ne soit faite.
Nos périodiques clandestins avaient une besogne fort ardue, puisque aucune publication pouvant éclairer la Belgique n'y était admise et que nous devions donc les obtenir par fraude. La Soupe a publié La dernière entrevue de Sir E. Goschen avec le chancelier (no 6), des extraits du Livre Bleu anglais (n° 7), du Livre Jaune français (n° 8), etc.
Copions, pour montrer le ton de nos clandestins, un article dans Le Belge:
Un menteur.
Avec le tact surprenant qui les distingue, les Allemands ont tenu à nous fournir la preuve de leur audacieuse duplicité. Sur tous nos murs, en longues colonnes, a été affiché le discours prononcé à la rentrée du Reichstag par le chancelier de l'Empire. La foule passe et ne lit guère; ou bien elle hausse les épaules à la lecture de ces impudentes contre-vérités.
M. de Bethmann-Hollweg n'a certes pas improvisé.
Depuis un an tout entier, il prépare sa harangue et s'attache à la rédiger de façon à faire oublier les premiers aveux échappés à son émotion. Il polit ses mensonges. Persuader à l'Allemagne qu'elle a été attaquée et qu'elle se défend est chose facile; elle ne demande qu'à le croire. On n'en est pas avec elle à une fausseté de plus ou de moins. Pour les autres, c'est différent, et Sir Edward Grey, imprudemment accusé, a donné au chancelier impérial un de ses démentis cruels dans lesquels il excelle et qui lui sont rendus faciles par les documents dont ses mains sont remplies.
Avec des pièces, des dates, des faits irréfutables, il a fait crouler le laborieux échafaudage de M. de Bethmann-Hollweg; il a montré comment, depuis des années, l'Allemagne tentait de rouler l'Angleterre et de lui lier les bras pendant que l'on tomberait sur la France, contre laquelle on montait un mauvais coup. Le piège était trop visible; l'Angleterre n'était pas assez naïve pour s'y laisser prendre. A ce démenti cinglant, le chancelier a tenté de faire répliquer par son officieuse Gazette de l'Allemagne du Nord. Sir Edward Grey a de nouveau riposté par des papiers diplomatiques qui n'ont plus laissé le moindre doute sur la rouerie et sur la suffisance des diplomates allemands. A présent, la lumière est éblouissante. Dans les pays neutres les plus bienveillants pour l'Allemagne, on est forcé d'en convenir; M. de Bethmann-Hollweg a une presse déplorable.
Mais avant Sir Edward Grey, notre si clairvoyant et si distingué ministre à Berlin, le baron Beyens, dans son admirable note sur La Semaine tragique, avait montré ce qu'il fallait penser des affirmations de M. de Bethmann-Hollweg et du rôle pitoyable qu'il a joué dans toute la crise qui a précipité la guerre. Nous le citons:
«Le samedi 1er août, dans l'après-midi, MM. de Jagow, ministre des Affaires étrangères, et Zimmermann, sous-secrétaire d'État (je le tiens de ce dernier), coururent chez le chancelier et chez l'Empereur afin d'obtenir que l'ordre de mobilisation ne fût pas lancé encore et que Sa Majesté attendît jusqu'au jour suivant... Leurs efforts se brisèrent contre l'opposition irréductible du ministre de la Guerre et des chefs de l'armée... L'ordre de mobilisation de l'armée et de la flotte fut donné à 5 heures de l'après-midi.»
Le chancelier, chef responsable de la politique, et ses deux principaux collaborateurs étaient donc mis en échec par les généraux et sans crédit devant l'Empereur qui, sourd à leurs appels, déchaînait sur le monde la plus effroyable des calamités qui l'aient jamais désolé.
A ce moment, terrifié, désolé, M. de Bethmann-Hollweg ne savait comment se justifier; l'ultimatum de l'Angleterre d'avoir à respecter la Belgique le rendit presque fou.
On sait quels incohérents propos il tint alors à l'ambassadeur Goschen.
Depuis, il s'est ressaisi. Il a cru se tirer d'affaire en mentant; il mentira toujours de plus en plus, entassant les faussetés les unes sur les autres.—C'est fatal.
Le Livre Blanc dans lequel il a rassemblé les pièces relatives à la crise de juillet 1914, révélait déjà sa mentalité et sa méthode. Il y procédait, on l'a bien dit, par omissions méthodiques. Affirmations sans preuves ou contraires à la vérité, non datées, volontairement dérangées de leur ordre chronologique pour amener la confusion, suppression des pièces principales, les seules qui eussent été probantes, parce qu'elles auraient établi les origines réelles de la guerre et les excitations parties de Berlin, on y trouve tous les trucs employés, en les perfectionnant, par M. de Bethmann-Hollweg dans son dernier discours.
Feuilletez le Livre Blanc par exemple, et vous n'y trouverez pas la réponse de la Belgique à l'ultimatum allemand. Jamais l'Allemagne n'en a connu la teneur. Quand le général von Arnim entra à Bruxelles, il déclara à M. le bourgmestre Max que nous n'avions pas daigné répondre à l'Empereur et que nous avions, en traîtres, arrêté l'armée allemande s'avançant dans un pays qui avait caché ses intentions de lui barrer le passage.
Et voilà ce que vaut la parole du chancelier.
Mais à son maître qui n'a rien voulu entendre, à lui qui n'a rien osé dire, la postérité imprimera un ineffaçable stigmate. Criminel maître, complice le valet, qu'ils soient tous deux maudits, châtiés, flétris jusqu'à la troisième génération pour tout le sang dont ils ont inondé l'Europe!
(Le Belge, n° 3, septembre 1915, p. 1.)
2. La violation de la neutralité belge.
Ceci est un point auquel les Belges sont fort sensibles, autant, sinon plus, qu'aux «représailles contre les francs-tireurs».
A diverses reprises, l'Allemagne a fait répandre en Belgique des brochures destinées à montrer que, même en l'absence des fameuses Conventions anglo-belges) elle avait le droit et le devoir d'envahir la Belgique. Nos prohibés ont répondu à ces libelles. Mais comme il serait trop long de reproduire ceux-ci, il n'y aurait pas grand intérêt pour le lecteur à posséder les ripostes belges. Un mot seulement.
La première brochure émanait d'un religieux allemand de Chicago. Elle voulait démontrer que la parole du chancelier «Not kennt kein Gebol» (nécessité ne connaît pas de loi), était parfaitement justifiée, puisque l'Allemagne était en état de légitime défense. Le n° 9 de La Libre Belgique (mars 1915) combat cette curieuse théorie; il montre la différence entre une personne morale et une personne physique.
Puis vint l'article de dom MORIN, un bénédictin français établi à Munich depuis huit ans: Appel à la foi et au bon sens des catholiques belges. Cet appel parut dans L'Information, une feuille de choucroute, comme on dit à Bruxelles, rédigée par des Allemands. On le réimprima ensuite en une brochure qui fut vendue—comble de perfidie—au profit des pauvres des environs de l'abbaye de Maredsous, siège du principal couvent de bénédictins en Belgique. Non content de déclarer que les Belges ont eu tort de s'opposer à la nation allemande, si morale, si religieuse et si forte, il ose ajouter que les Belges continuent leur mauvaise action en résistant à l'autorité occupante. La Libre Belgique a répondu dans son n° 50 (octobre J 915).
Le plus considérable de ces ouvrages est celui de M. Fritz NORDEN: La Belgique neutre et l'Allemagne, d'après les hommes d'État et les juristes belges. Celui-ci avait la prétention de nous faire croire que la Belgique avait de sa neutralité une conception fausse; qu'elle n'avait pas le droit de défendre par les armes sa soi-disant inviolabilité 64. Le Belge consacre huit pages à la discussion de cette théorie, dans le supplément à son n° 4 (septembre 1915). La Libre Belgique la passe au crible dans son n° 49 (octobre 1915). Elle examine dans le même numéro la personnalité de l'auteur:
64 [ Les idées de M. Norden sont discutées dans le dernier livre de WAXWEILER, Le Procès de la neutralité belge.]
Une saleté.
Il s'appelle Fritz comme les neuf dixièmes des Boches. Mais ce qui karactérise ce Fritz-là, c'est qu'il est Norden. Et ce Fritz Norden est un type à peu près unique en son genre. Au lieu de vendre des fourrures comme ses parents, ce gros garçon a voulu s'élever d'un kran: il est avokat.
Parfaitement.. .
Avokat à la Cour d'appel de Bruxelles. En effet, on a eu la faiblesse d'admettre au stage, au serment et d'inscrire au tableau de l'Ordre quelques étrangers et notamment ce juif d'outre-Rhin.
Encore une réforme qui s'imposera après la guerre.
Avant la guerre, on le blaguait volontiers, car il était de ceux qu'on faisait aisément monter à l'arbre. Quand éclata la guerre, la plupart des confrères ne le regardaient plus, et le pauvre Fritz, désolé, navré, pleura dans le gilet d'avocats compatissants. Il ne savait pas assez déclarer son regret de n'être pas Belge, Il reniait l'Allemagne de tout coeur.
Quand les hordes du Kaiser souillèrent les pavés de Bruxelles en général et les marches du Palais de Justice en particulier, Fritz Norden redressa son buste épais et on ne vit plus que lui à la Kommandantur,
Il reniait la Belgique du moment que les fifres emplissaient la rue aux Laines (où niche ce locataire du prince d'Arenberg) de la belle musique que vous savez.
Au lieu de s'effacer proprement, ledit Norden traîna dans tous les coins. Il plaidait toutes les affaires louches des Boches, empochant sans sourciller affronts sur affronts, dénonçant rue de la Loi tout ce qu'il pouvait dénoncer, collaborant à toutes les mesures vexatoires inventées par la Bissingerie. .
Chose inouïe, il se trouvait des avocats—rares, il est vrai—assez naïfs pour frayer avec ce lapin-là.
Pour bien marquer ce qu'était ce Boche, il suffira de raconter une plaisante aventure.
Il est strictement défendu aux avocats de faire de la réclame et de se créer une clientèle grâce à cette réclame.
Un jour, le Norden en question, rouge d'indignation—cela se passait il y a deux ou trois ans—signale à un membre du Conseil de l'Ordre que plusieurs avocats, presque tous d'origine teutonne, font de la réclame dans une revue allemande.
Et il apporte, à l'appui de ses dires, un exemplaire de la revue.
Effectivement, le grand X..., le mince Y..., l'épais Z..., battaient la caisse chez les Germains.
Norden trouvait cela dégoûtant.
Or, à quelques jours de là, le membre du Conseil de l'Ordre, pour se documenter, demande à un autre avocat allemand—il y en a beaucoup à Bruxelles—s'il connaît la revue en question...
—Comment donc, répond l'interpellé, je connais celle-là et encore une autre revue dans laquelle le petit Norden fait de la réclame en Allemagne...
-Pas possible!!!
Le lendemain, la preuve est faite et le membre du Conseil de l'Ordre, ahuri, constate que, moyennant un abonnement de 5 marks et une souscription de 20 marks, le joli koko de Norden faisait précisément ce qu'il trouvait dégoûtant chez les autres.
Mouchard et hypocrite, c'est dans leur sang.
Voilà l'homme qui a toutes ses entrées à la Kommandantur.
Or, ce qui est ignoble, ce qui dépasse les bornes de l'inconscience, c'est ce que vient de faire cet individu.
Avec une outrecuidance toute prussienne, oubliant que, jusqu'à nouvel ordre, il est toujours avocat, lié par son serment,—on oublie tant de choses en Allemagne—avec un manque de tact effarant, il a, cet homme, écrit et publié un livre, La Belgique neutre et l'Allemagne, qui est une infamie. Cauteleusement, se sachant à l'abri derrière les baïonnettes prussiennes, il insulte notre patriotisme.
On n'analyse pas un livre pareil. On le lit avec douleur, on le ferme avec dégoût.
La Kommandantur a chaudement accueilli cette saleté. Elle la place partout bien en vue.
Norden a mérité la Croix de fer. Ça manquait à son genre de beauté.
Si ce gaillard-là ne file pas un quart d'heure avant le dernier soldat allemand, il risque fort d'aller à Saint-Gilles, quand, les honnêtes gens quittant leurs cellules, on y remisera les krapules.
C'est égal, s'il reste encore un seul avocat belge pour serrer la main de
Norden en question, c'est à douter de tout.
FIDELIS.
P.S.—Voici l'épitaphe qu'on a composée illico pour ce monsieur, qu'on peut considérer comme décédé... moralement.
Ci-gît Maître Norden, doctor ès-trahison,
Avocat et mouchard, historien punique,
Juif évoquant le Christ, Boche sous un faux nom;
L'honneur est marchandise, il en tenait boutique;
Ayant de qui tenir: Judas de la Belgique.
(La Libre Belgique, n° 49, octobre 1915, p. 3, col. 2.)
Une même objection s'applique à toutes ces attaques contre la Belgique: Si c'est nous qui avons tort, pourquoi le chancelier, dans son discours au Reichstag du 4 août 1914, a-t-il dit que c'est l'Allemagne qui a tort: «En envahissant la Belgique, nous commettons une injustice?»
Il est vrai que le même jour, dans une conversation avec l'ambassadeur anglais, il a prononcé une autre parole historique: «Un traité est un chiffon de papier.» Depuis lors, il s'est aperçu de sa sottise et il a essayé de rattraper ses paroles, notamment dans une interview accordée à un correspondant de l'Associated Press. Voici en entier un article prohibé sur ce sujet. Il ne contient à la vérité rien qui ne soit amplement connu à présent; mais nous croyons intéressant de montrer par un exemple typique que les frontières belges, si hermétiquement fermées en apparence, ne sont pourtant pas tout à fait étanches, et que les documents étrangers nous parviennent malgré tous les obstacles allemands.
Le chiffon de papier (des traités de 1831, 1839 et 1870), les broubelages du chancelier prussien M. von Bethmann-Hollweg et la réponse de Sir E. Grey, secrétaire des Affaires étrangères d'Angleterre.
L'Associated Press publie le récit d'une interview que son correspondant près de l'état-major allemand dans une ville du nord de la France a eue avec M. von Bethmann-Hollweg, le chancelier impérial.
M. von Bethmann dans le cours de la conversation lui a dit: «Je suis surpris d'apprendre que l'expression un chiffon de papier dont j'ai usé dans ma dernière conversation avec l'ambassadeur britannique en parlant du traité relatif à la neutralité belge, a pu causer une telle impression défavorable aux États-Unis.
«L'expression avait une tout autre signification que celle qui ressort du rapport de Sir Edw. Goschen. Le tour qui lui est donné dans les commentaires ambigus de nos ennemis est certainement la cause de cette mauvaise impression65.»
65 [ Voir p. 60 le texte authentique et le texte falsifié par la censure allemande. (Note de J. M.)]
Le chancelier improvisa alors une explication de cette réelle signification; la voici en substance: il a parlé du traité non comme d'un chiffon de papier pour l'Allemagne, mais comme d'un acte qui était devenu comme un chiffon de papier parce que la Belgique avait contrevenu elle-même à sa neutralité et que l'Angleterre avait tant d'autres raisons d'entrer en guerre, que le traité de neutralité qu'elle invoquait n'était qu'un chiffon de papier, en comparaison de ces raisons.
«Ma conversation avec Sir E. Goschen, dit-il, eut lieu le 4 août.
«Je venais de déclarer au Reichstag que seule une cruelle nécessité, la lutte pour l'existence, avait forcé l'Allemagne à marcher à travers la Belgique, mais qu'elle était prête à réparer le tort commis. Quand je parlais ainsi j'avais déjà certaines indications—mais pas de preuves absolues pouvant servir de base à une accusation publique—que la Belgique avait depuis longtemps abandonné sa neutralité dans ses relations avec l'Angleterre. Néanmoins, je prenais tellement au sérieux les responsabilités de l'Allemagne vis-à-vis des États neutres, que je parlai ouvertement du mal commis par l'Allemagne.
«Quelle fut l'attitude de l'Angleterre dans cette même question? Le jour avant ma conversation avec l'ambassadeur britannique, Sir Edward Grey avait prononcé au Parlement son discours bien connu, dans lequel, tout en ne disant pas expressément que l'Angleterre prendrait part à la guerre, il laisse cependant fort peu de doute à ce propos. Il suffit de lire attentivement ce discours pour connaître la cause de l'intervention de l'Angleterre dans la guerre.
«Au milieu de toutes ces belles phrases sur l'honneur de l'Angleterre et sur les obligations de l'Angleterre, nous trouvons sans cesse exprimé de nouveau que les intérêts de l'Angleterre, ses seuls intérêts, l'appelaient à participer au conflit parce qu'il n'était pas dans les intérêts de l'Angleterre que l'Allemagne sortit victorieuse et par conséquent plus forte de cette guerre.
«Le vieux principe de la politique anglaise, c'est-à-dire prendre comme seule règle de ses actions ses intérêts privés, sans égard pour le droit, la raison ou les considérations d'humanité, est exprimé dans ce discours de Gladstone en 1870 sur la neutralité belge, discours que Sir Edward a rappelé.
«L'Angleterre, a insisté le chancelier prussien, a tiré l'épée uniquement parce qu'elle croyait que ses intérêts le demandaient. La neutralité belge seule ne l'eût jamais entraînée à la guerre.
«C'était ce que je voulais dire quand, dans ce dernier entretien avec Sir Goschen, étant assis et causant intimement, d'homme à d'homme, je lui dis que, parmi les raisons qui poussaient l'Angleterre à se battre, la neutralité belge n'avait eu pour elle que la valeur d'un chiffon de papier. J'ai pu être un peu excité et animé; qui ne l'eût pas été en voyant les espoirs et le travail de toute une partie de ma vie de chancelier s'en aller à la dérive?
«Je rappelai à l'ambassadeur mes efforts durant des années pour arriver à une entente entre l'Allemagne et l'Angleterre, une entente qui, je le lui rappelai, eût rendu impossible une guerre générale et eût absolument garanti la paix de l'Europe. Une telle entente eût formé les bases sur lesquelles nous aurions pu rapprocher les États-Unis comme troisième partenaire. Mais l'Angleterre n'avait pas adopté ce plan et par son entrée en guerre détruisait pour toujours l'espoir de son accomplissement. En présence de conséquences si importantes le traité n'était-il pas un chiffon de papier? L'Angleterre devrait réellement cesser de «jouer de la harpe» sur ce thème de la neutralité belge.
«Herr von Bethmann-Hollweg affirme que les papiers «que nous avons trouvés dans les archives du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles, montrent que l'Angleterre, en 1911, était déterminée à jeter des troupes en Belgique sans l'assentiment du Gouvernement belge si la guerre avait éclaté», en d'autres mots, de faire exactement ce qu'elle reproche maintenant à l'Allemagne avec une si vertueuse indignation».
«Dans un dernier rapport, Sir Edward Grey, je crois, informa la Belgique qu'il ne croyait pas que l'Angleterre aurait pris une telle décision parce qu'il ne pensait pas que l'opinion publique anglaise eût ratifié une action semblable. Et cependant il y a des gens aux États-Unis qui s'étonnent que j'ai traité de chiffon de papier, un traité dont l'observation, selon l'avis d'hommes d'État responsables anglais, aurait dépendu du bon plaisir de l'opinion publique anglaise, un traité que l'Angleterre avait depuis longtemps sourdement détruit par des accords militaires avec la Belgique.
«Souvenez-vous que Sir Edward Grey a expressément refusé de nous assurer de la neutralité anglaise même si l'Allemagne respectait la neutralité belge. Aussi je comprends le déplaisir de l'Angleterre en m'entendant caractériser le traité de 1839 de «chiffon de papier», car ce chiffon de papier avait pour l'Angleterre une extrême valeur; il lui fournissait devant le monde une excuse pour s'embarquer dans cette guerre.
«J'espère donc qu'aux États-Unis vous penserez nettement que dans cette affaire l'Angleterre a agi seulement d'après ce principe: Que cela soit juste ou non, mes intérêts avant tout.»
LA RÉPONSE DE SIR GREY
Le secrétaire d'État aux Affaires étrangères répond ainsi à l'interview récemment accordée par le chancelier allemand à un correspondant américain:
«Il n'est pas étonnant que le chancelier allemand croit nécessaire de donner de nouvelles explications au sujet de sa phrase désormais historique sur le traité simple «chiffon de papier». La phrase a fait une profonde impression parce que le progrès du monde dépend grandement du respect des conventions entre individus et entre nations et que la politique révélée par la phrase de Herr von Bethmann-Hollweg tend à abaisser le niveau de la civilisation au point de vue légal et moral.
«Ce qu'a dit le chancelier allemand est ceci: l'Angleterre en exigeant que l'Allemagne respecte la neutralité de la Belgique va faire la guerre «seulement pour un mot, seulement pour un chiffon de papier», c'est-à-dire que l'Angleterre faisait d'une taupinière une montagne. Il demande maintenant aux Américains de croire qu'il voulait dire exactement le contraire de ce qu'il a dit: Que c'est l'Angleterre qui en réalité regardait la neutralité de la Belgique comme une bagatelle et que l'Allemagne prenait au sérieux ses responsabilités envers les États neutres.
«Les arguments par lesquels Herr von Bethmann-Hollweg cherche à asseoir sa défense sont en flagrante contradiction avec les faits:
«Le chancelier allemand allègue que «l'Angleterre en 1911 était déterminée à jeter des troupes en Belgique sans l'assentiment du Gouvernement belge». Cette allégation est absolument fausse. Elle est basée sur certains documents trouvés à Bruxelles qui ont trait à des conversations entre officiers belges et anglais en 1906 et de nouveau en 1911. Le fait qu'aucune trace de ces conversations ne se trouve ni au ministère des Affaires étrangères anglais ni au ministère de la Guerre anglais montre qu'elles avaient un caractère non officiel et qu'aucune convention militaire d'aucune sorte eut été jamais faite entre les deux Gouvernements 66.»
66 [ On pourrait ajouter que les Allemands ont falsifié le document de 1911 en supprimant sa fin: voir Comment les Belges résistent p. 42. (Note de J. M.)]
«Avant que ces conversations aient eu lieu entre officiers anglais et belges, il avait été expressément établi du côté anglais que les engagements devant résulter des événements militaires seraient rédigés de telle sorte qu'en cas de nécessité l'assistance de l'Angleterre puisse être donnée à la Belgique de la manière la plus efficace pour la défense de sa neutralité; et du côté belge une note en marge du document expliquait que l'entrée des Anglais en Belgique aurait lieu seulement après la violation de la neutralité par l'Allemagne.
«Dans la conversation de 1911, l'officier belge dit à l'officier anglais: «C'est avec notre consentement seulement que vous pourrez entrer dans notre pays» et, en 1913, Sir Edward Grey donnait au Gouvernement belge l'assurance catégorique que le Gouvernement britannique ne violerait pas la neutralité belge; et qu'aussi longtemps qu'elle ne serait pas violée par aucune autre puissance nous n'enverrions certainement pas nos troupes dans son territoire.
«La manière du chancelier d'abuser de ce document peut être citée à ce sujet:
«Il représente Sir Edward Grey comme disant qu«'il ne croyait pas que l'Angleterre aurait pris une telle décision parce qu'il ne pensait pas que l'opinion publique anglaise aurait approuvé une telle action». Ce que Sir Edward Grey écrivait alors était: «Je disais que j'étais sûr que ce Gouvernement ne violerait pas le premier la neutralité belge et que je ne croyais pas qu'aucun Gouvernement britannique serait le premier à le faire, ni que l'opinion publique d'ici approuverait jamais cela.»
LES DESSEINS DE L'ALLEMAGNE SUR LA BELGIQUE
«Si le chancelier désire connaître pourquoi il y eut des conversations sur des sujets militaires entre officiers britanniques et belges, il peut en trouver la raison dans un fait bien connu de lui, savoir: que les Allemands avaient établi un réseau préparé de chemins de fer stratégiques, conduisant du Rhin à la frontière belge et traversant une contrée nue et très peu peuplée, chemin de fer délibérément construit pour permettre une attaque soudaine sur la Belgique, telle que celle qui s'est produite en août dernier. Ce fait seul justifiait toutes les conversations entre la Belgique et les autres puissances en vue de décider que la neutralité belge ne serait violée que dans le cas où une autre puissance l'aurait violée auparavant. La Belgique n'a jamais eu des communications sur d'autres bases que celles-là.
«En dépit de ces faits le chancelier allemand parle de la Belgique comme ayant par ce moyen «abandonné» et «aliéné» sa neutralité, et dit qu'il n'aurait pas parlé de l'invasion allemande comme d'un tort ou d'une injustice s'il avait connu alors les conversations de 1906 et 1911. Il paraît découler de cela que, selon le code de Herr von Bethmann-Hollweg, une injustice devient un droit, si la partie qui doit être la victime de cette injustice en prévoit la possibilité et se prépare à y résister. Ceux qui se contentent d'un idéal plus vieux et plus généralement accepté seront plutôt de l'avis du cardinal Mercier; il dit dans sa lettre pastorale: «La Belgique était engagée d'honneur à défendre son indépendance. Elle a gardé son serment. Les autres puissances étaient tenues de respecter et de protéger sa neutralité. L'Allemagne a violé son serment, l'Angleterre y est fidèle. Voilà les faits.»
LA VÉRITABLE RAISON DE L'INVASION
«A l'appui de la seconde partie de la thèse du chancelier allemand, savoir, que l'Allemagne a sérieusement saisi ses responsabilités envers les États neutres, il allègue seulement qu'il a parle franchement de l'injustice commise par l'Allemagne en envahissant la Belgique.
«Qu'un homme connaissant ce qui est juste commette l'injustice, cela n'est ordinairement pas accepté comme une preuve de sérieuse délicatesse de conscience.
«La nature réelle du point de vue allemand au sujet de «ses responsabilités envers les États neutres», peut être apprise par une autorité qui ne peut être discutée, la lecture du Livre Bleu anglais.
«Si ces responsabilités étaient réellement prises au sérieux par l'Allemagne, pourquoi a-t-elle refusé de répondre, quand on lui a demandé de respecter la neutralité belge si elle était respectée par la France?
«Quand on a posé à la France la question correspondante, elle a accepté. Ceci aurait garanti l'Allemagne de tout danger d'une attaque par la Belgique.
«La raison du refus de l'Allemagne est donnée par le collègue de Herr von Bethmann-Hollweg. Cela peut être paraphrase dans la glose bien connue sur Shakespeare: «Il est armé trois fois celui qui a une querelle juste, quatre fois s'il a porté le premier coup.» «Ils devaient avancer en France, dit Herr von Jagow, par la route la plus courte et la plus facile, afin d'être bien en tête pour leurs opérations et d'essayer de frapper un coup décisif aussitôt que possible.»
«L'attitude réelle de l'Allemagne envers la Belgique fut ainsi franchement donnée par le secrétaire des Affaires étrangères allemand à l'ambassadeur britannique, et le chancelier allemand, dans son discours au Reichstag, réclamait le droit de commettre une injustice en vertu de la nécessité militaire de «tailler une route au travers». Le traité qui défendait l'injustice était en comparaison un «simple chiffon de papier». La vérité fut dite dans ces premières déclarations des deux ministres allemands. Toutes les apologies et les arguments qui ont suivi sont des réflexions tardives faites pour excuser et expliquer une flagrante injustice. D'ailleurs toutes attaques contre la Grande-Bretagne par rapport à ce sujet et toutes les conversations touchant les «responsabilités envers les États neutres» viennent vraiment mal de l'homme qui le 20 juillet demandait à la Grande-Bretagne de conclure un marché qui ferait excuser la violation de la neutralité de la Belgique.
LE PRIX D'UNE ENTENTE ANGLO-ALLEMANDE
«Le chancelier allemand a parlé à un correspondant américain de ses efforts durant des années pour amener une entente entre l'Allemagne et l'Angleterre, «entente, ajoute-t-il, qui devait absolument garantir la paix de l'Europe». Il omettait de mentionner ce que M. Asquith a rendu public dans son discours à Cardiff; que l'Allemagne requérait, comme prix de cette entente, un engagement sans conditions de la neutralité de l'Angleterre. Le Gouvernement britannique était prêt à s'engager à ne prendre part à aucune agression contre l'Allemagne; il n'était pas préparé à engager sa neutralité en cas d'agression par l'Allemagne.
«Une entente anglo-allemande dans ces derniers termes n'aurait pas donné une garantie absolue pour la paix de l'Europe, mais elle aurait donné une absolue liberté d'action à l'Allemagne, en ce qui concernait l'Angleterre, pour rompre la paix de l'Europe.
«Le chancelier disait que dans sa conversation avec l'ambassadeur britannique en août dernier il «pouvait avoir été un peu excité en voyant ses espérances et le travail de toute sa carrière de chancelier aller à rien». Si l'on considère qu'à la date de la conversation (4 août) l'Allemagne était déjà en guerre avec la France, la conclusion naturelle est que le naufrage des espérances du chancelier consistait, non dans le fait d'une guerre européenne, mais dans le fait que l'Angleterre n'avait pas accepté de n'y point prendre part.
UN TÉMOIGNAGE DU PEU DE SINCÉRITÉ DE L'ALLEMAGNE
«La sincérité des déclarations du chancelier allemand au correspondant américain peut être montré par un simple témoignage, dont l'application vient ici très à propos parce qu'il sert à rappeler les principaux faits qui ont produit la guerre présente. Herr von Bethmann-Hollweg refusa la proposition faite par l'Angleterre et à laquelle la France, l'Italie et la Russie devaient prendre part. L'Angleterre proposait une conférence où la dispute eût été arrangée en termes honorables et clairs, sans guerre. Si réellement il désirait agir avec l'Angleterre pour conserver la paix, pourquoi n'a-t-il pas accepté cette proposition? Il devait savoir, après la conférence des Balkans à Londres, qu'il pouvait avoir toute confiance dans l'Angleterre. Herr von Jagow a rendu témoignage au Reichstag de la bonne foi de l'Angleterre dans ces négociations.
«La proposition d'une seconde conférence entre les puissances fut faite par Sir Edward Grey, en exprimant les mêmes désirs de paix qu'en 1912 et 1913. Le chancelier allemand rejeta ce moyen d'éviter la guerre. Celui qui ne veut pas les moyens ne doit pas se plaindre si la fin n'est pas ce qu'il désire.»
La seconde partie de l'entrevue avec le correspondant américain consistait dans un discours sur la moralité de la guerre.
Les choses que l'Allemagne a faites en Belgique et en France ont été certifiées devant le monde par ceux qui en ont souffert et qui les connaissent de première main. Après cela il n'appartient pas au chancelier d'apprendre aux autres belligérants la conduite à tenir en guerre.
(La Libre Belgique, n° 2, février 1915, p. 1, col. 1.)
On a vu plus haut que la censure ennemie ne permet pas qu'on parle du chiffon de papier (p. 60).
Le chancelier ne fut pas le seul, le 4 août 1914, à tenir des propos inconsidérés. Son secrétaire d'État, M. von Jagow, fit à notre ministre, M. le baron Beyens, des déclarations qu'il a dû amèrement regretter depuis: n'affirmait-il pas, en effet, que l'Allemagne n'avait rien à reprocher à la Belgique!
Morale à double face.
C'était le 4 août 1914, le jour où l'Allemagne commença sur le territoire belge la longue série des crimes épouvantables qui devaient laisser sur les traces de l'armée teutonne un immense fleuve de sang.
Ce jour-là, à 9 heures du matin, eut lieu, au ministère des Affaires étrangères de Berlin, une entrevue poignante, désormais historique, entre von Jagow, secrétaire d'État, et le baron Beyens, ambassadeur belge.
Après avoir, avec une patriotique énergie et une fière indignation, fustigé l'acte de forfaiture commis par l'empire germanique, le diplomate belge, s'adressant directement à la conscience de son contradicteur, le somma de dire d'une façon formelle son opinion sur la violation d'un pays «auquel (venait de reconnaître le ministre allemand) l'Allemagne n'avait rien à reprocher et dont l'attitude avait toujours été correcte». Pris à l'improviste, le ministre rougit et, d'une voix tremblante, balbutia:
«..Je le reconnais, je comprends votre réponse..., je la comprends en tant qu'homme privé, mais comme secrétaire d'État je n'ai pas d'appréciation à donner...»
Ces paroles infâmes, qui auraient dû brûler les lèvres de celui qui les prononça, sont rappelées loyalement par le Livre Gris belge; elles sont tellement déshonorantes, tellement flétrissantes pour la diplomatie allemande que le Gouvernement de ce «pays de menteurs» a cru nécessaire de les... rectifier et, dans une note officieuse de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, fait dire que von Jagow a simplement dit que «e qui est vrai pour l'individu ne peut s'appliquer à l'État!!»
Franchement, j'avoue ne pas savoir lequel des deux est le plus méprisable, ou le Jagow qui rougit, ou le Gouvernement allemand qui se cache derrière un journal pour faire connaître au monde pareil sentiment!
Voilà bien la mentalité teutonne peinte par elle-même! Pour elle, il est donc avéré qu'il existe deux morales: l'une à l'usage des simples citoyens, l'autre à l'usage des États et de ceux qui les gouvernent; tel acte, réputé criminel pour les premiers, devient vertueux pour les seconds; ce qui est malhonnête pour les uns, devient honnête pour les autres...
Rêvons-nous? Dans notre candeur naïve, nous avions cru qu'il n'existe qu'une justice, toujours la même, basée sur le droit éternel et inviolable; que cette justice—qu'elle s'applique à un homme isolé ou à une collectivité d'hommes—est toujours une, identique à elle-même, ne se pliant ni aux circonstances, ni aux nécessités, ni aux intérêts d'un particulier ou d'un État; que cette justice domine tout et condamne tout acte criminel, toute forfaiture, toute félonie, tout manquement au droit, au devoir, à l'honneur.
Sans ce grand principe, universellement admis depuis le Christ, la morale n'existe plus; le devoir, le bien, l'honneur ne sont que des mots vides de sens; sans lui, il n'y a plus de place, dans la conscience individuelle et publique, que pour l'anarchie; sans lui, c'est l'effondrement des fondements sacrés sur lesquels repose l'ordre moral et social.
Si l'on supprime ce principe essentiel et primordial, l'odieuse thèse nietzschéenne, qui prétend que la force crée le droit, que la force est le droit, apparaît supérieure au concept—le seul juste et vrai—qui veut que la force soit uniquement le soutien du droit et ne puisse être mise en action que pour faire triompher le droit.
Quel infranchissable abîme entre la mentalité cultivée de l'Allemand et celle de l'homme civilisé, entre le culte de la force et la pratique du bien!
Parlant de la violation de la neutralité belge, Gladstone disait: c'est un crime dont aucune nation ne pourrait se rendre coupable. Le great old man parlait comme un sage ancien; il ne connaissait pas l'Allemagne, il ne connaissait pas la «morale à double face» inventée par ce pays.
Parlant de la Belgique, Benoît XV proclamait, le 22 janvier 1915, que NUL ne peut, pour QUELQUE RAISON QUE CE SOIT, violer la justice. Benoît XV parlait comme un docteur des temps révolus. L'Allemagne a changé tout cela: Not kennt kein Gebot. La nécessité domine tout, le droit, la justice, la morale, tout!
La nouvelle philosophie, la Real-Politik, est au-dessus de tout, Deutschland aber Alles... Tout doit plier devant elle, même les principes immatériels de l'universelle justice.
Et dire que cette conception nouvelle du droit a été frénétiquement applaudie par le Parlement allemand tout entier, c'est-à-dire par le peuple allemand tout entier.
Quand, dans le silence et la solitude du soir, des hommes tels que Erzberger et Pfeiffer, qui se donnent pour les champions de la vérité et de la morale chrétiennes, se trouvent en face du Crucifié, qui a donné au monde les grands principes du Droit et qui est mort pour consacrer ce Droit, que doivent-ils ressentir au fond de leur conscience?
Et cet empereur maudit, en regardant ses mains dégouttantes de sang innocent, ne doit-il pas frémir quand il prononce le nom de Dieu, auquel il ne croit pas, à moins d'être le plus grand criminel que l'humanité ait enfanté?
Dr. Z.
(La Libre Belgique, n°55, décembre 1915, p.2, col.1.)
L'Allemagne a-t-elle au moins tiré profit de sa félonie? S'est-elle assuré des avantages qui compensent sa flétrissure? La violation de la neutralité belge lui a-t-elle permis, par exemple, d'écraser la France et de prendre Paris?
L'échec de l'agression brusquée contre la France n'est pas le seul salaire qu'a reçu la diplomatie d'outre-Rhin pour son indigne conduite vis-à-vis de notre pays. Il ne paraît pas douteux que c'est aussi la méfiance pour les promesses allemandes qui a mis l'Italie aux côtés des Alliés.
Le châtiment.
L'intervention de l'Italie, qui probablement mettra fin aux hésitations des États balkaniques, semble revêtir tout particulièrement le caractère d'un châtiment pour la criminelle et odieuse invasion de la Belgique. Peu de jours avant la déclaration de guerre de l'Italie, un Teuton qui avait passé les neuf derniers mois à Rome se lamentait en ces termes, dans le Vorwärts de Berlin, sur l'échec des négociations astucieuses menées par von Bulow:
«La publication des négociations politiques prouvera combien fut néfaste la pensée toujours présente que les traités ne sont que des chiffons de papier.»
(La Libre Belgique, n°26, juin 1915, p.4, col.2.)
Les audaces du chancelier teuton.
Nous nous sommes expliqués au sujet de la rupture de la Triple Alliance par l'Italie, mais le discours de M. de Bethmann-Hollweg au Reichstag nous fournit l'occasion de montrer jusqu'à quel point va l'aveuglement germain quand il s'agit de la morale et de la fidélité aux traités.
Ce discours commence en demandant pourquoi Rome a refusé d'un coeur si léger les propositions de Vienne, qui accordaient à l'Italie tant de concessions au Trentin et sur l'Adriatique. A ce sujet le chancelier ose dire qu'il n'appartient pas à l'Italie de juger à quel degré les autres nations méritent la confiance, en prenant pour mesure le degré de loyauté avec laquelle elle-même observe les traités.
Et ce chancelier ose ajouter:
«L'Allemagne garantissait de sa parole que les concessions promises par l'Autriche seraient observées. Il n'y avait donc aucun motif de se méfier.»
Comment ces paroles n'ont-elles pas brûlé les lèvres de celui qui proclamait jadis à la même tribune et aux applaudissements des mêmes auditeurs que nécessité n'a pas de loi, que, lorsqu'on défend un bien suprême, on peut violer le droit des gens et qu'on s'arrange comme on peut. Et le même monsieur qui déclarait à l'ambassadeur de Londres, il y a dix mois, que le traité qui obligeait les grandes puissances et la Prusse à respecter la Belgique et même au besoin à la défendre n'était qu'un chiffon de papier, interdit à l'Italie le droit de juger à quel point l'Allemagne, qui fait profession de mépriser également les lois de la guerre, mérite confiance.
Il est vraiment prodigieux ce chancelier, le plus éminent des hommes, au dire du professeur Lasson, de Berlin (l'un des signataires du fameux manifeste des intellectuels allemands en septembre 1914). Il est même kolossal, pour employer une des expressions favorites aux hommes de la «Kultur».
Mais ils sont également kolossaux et dignes de la «Kultur» les membres du Reichstag qui ont couvert plusieurs fois de tonnerres d'applaudissements l'exorde du même chancelier de chiffon. Celui-ci leur a d'abord fait croire que les Anglais, les Français, les Belges et les Russes étaient absolument trompés par leurs gouvernements et leurs presses au sujet de la marche des affaires en Russie et même en France; puis il a terminé ainsi, sans qu'aucun de ses auditeurs ait soupçonné l'amère ironie qui se cachait derrière les prétentions allemandes:
«Dans cette guerre, ce n'est pas la haine qui nous inspire, c'est l'indignation (Vifs applaudissements), la sainte indignation (Nouveau tonnerre d'applaudissements sur tous les bancs). Plus est grand le danger auquel nous avons à faire face, entourés que nous sommes de tous côtés par des ennemis, plus profondément l'amour de nos foyers étreint nos coeurs, plus jalousement nous devons veiller à la protection de nos enfants, de nos petits-enfants, plus nous devons tout endurer et tenir bon jusqu'à ce que nous ayons conquis toutes les garanties d'assurance possibles qu'aucun ennemi, soit seul, soit coalisé, n'osera jamais plus se mesurer avec nous les armes à la main. (Tonnerre d'applaudissements.)
Plus sauvagement sévit la tempête autour de nous, et plus solidement nous devons établir les fondations de notre maison. Pour cette conscience de l'union de ses forces, pour ce courage inébranlable, pour ce dévouement sans borne que lui affirme le peuple tout entier, et pour la loyale coopération que vous, Messieurs, n'avez, dès les premiers jours, jamais cessé d'accorder à la patrie, je vous apporte, à vous, les représentants de la nation tout entière, les remerciements chaleureux du Kaiser.
«Pleins de la confiance mutuelle que nous sommes tous unis, nous vaincrons en dépit d'un monde d'ennemis.» (Applaudissements frénétiques et prolongés.)
Nous osons croire, au contraire, nous, petits Belges, que si le Kaiser avait à recommencer 1914, il continuerait à jouer les Lohengrin et laisserait là les Attila.
HELBÉ.
(La Libre Belgique, n°28, juin 1915, p.2, col.2.)
N'oublions pas que la Belgique est aussi en guerre avec l'Autriche. En «brillant second», celle-ci s'est montrée aussi fourbe que l'Allemagne.
Leurs complices.
N'ayant aucune raison pour nous déclarer la guerre, l'Allemagne dut se rabattre sur la nécessité, pour son agression contre la France, d'aller le plus vite possible. Mais l'Autriche-Hongrie ne put rien alléguer pour nous traiter en ennemis. La déclaration de guerre du Kaiser autrichien à la Belgique date du 28 août: elle devait légitimer l'emploi, contre nos forts, de la grosse artillerie autrichienne. Or, en mars dernier, le Gouvernement belge obtint la preuve (et la publia sans recevoir de démenti) que ces obusiers se trouvaient déjà devant Namur le 16 août, donc une douzaine de jours avant que nous fussions en guerre avec l'Autriche!
Du 4 au 28 août, pendant la première phase de notre résistance, Autrichiens et Hongrois demeurèrent à Bruxelles, à Anvers, à Liège, à Namur, etc. Ni les personnages diplomatiques ni les particuliers de cette nationalité ne se virent inquiétés: ils purent renseigner leurs alliés sur les mouvements des troupes belges, de même que sur la présence de forces françaises dans notre Luxembourg et anglaises dans notre Hainaut...
Ce perfide subterfuge, consistant à rompre avec la Belgique seulement après l'occupation de Bruxelles, permit à l'espionnage autrichien de s'exercer sans entraves jusqu'à la venue des «camarades».
Une telle attitude est à retenir! Elle confond et égalise dans la
turpitude les complices germaniques; elle les unit dans la répulsion que
tout Belge nourrit à l'endroit d'un aussi vil ennemi.
(La Vérité, n° 4,
3 juin 1915, p. 15.)
3. Un exemple caractéristique de la manière allemande.
Nous pourrions clore ici le chapitre traitant de la perfidie allemande. Faisons pourtant un dernier emprunt à nos prohibés, tant le cas que voici abonde en mensonges variés:
Les Allemands au séminaire de Tournai.
CONTRIBUTION A L'HISTOIRE MILITAIRE ET DIPLOMATIQUE DE L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE
Vers la fin de l'année dernière, quelques semaines après l'occupation de Tournai par les armées de la Kultur, il prit fantaisie au commandant militaire allemand de s'installer dans les locaux du séminaire épiscopal. L'immeuble ne pouvait être considéré comme vacant, bien qu'il eût perdu une grande partie de ses habitants, appelés sous les drapeaux de l'armée belge en qualité de brancardiers. Mais l'autorité allemande le trouvait à sa convenance; elle décida qu'il était disponible et donna ordre de l'occuper. Ce fait d'armes fut exécuté le dimanche 22 novembre. Ce jour-là avait eu lieu une ordination sacerdotale. Les nouveaux prêtres. évincés de leur réfectoire; durent dîner dans un corridor. Puis ils quittèrent le séminaire pour n'y plus rentrer. Seuls les professeurs furent autorisés à y conserver leur logement, et lorsqu'en janvier 1915 le séminaire rouvrit ses cours, les étudiants, relativement rares, qui répondirent à l'appel durent aller chercher un gîte au village de Kain.
Une fois dans la place, les Teutons étalèrent impudemment l'intention de ne plus s'en aller. Aux, réclamations des possesseurs expulsés, ils opposèrent le dédain transcendant qui leur sert de réponse à toute obligation comme à toute vérité qui les dérange. Cet état de choses durait déjà depuis plus de huit mois, quand les journaux non censurés donnèrent connaissance d'une lettre écrite le 6 juillet par le secrétaire d'État du souverain Pontife, cardinal Gaspari, à M.J. Van den Heuvel, ministre de Belgique près le Vatican. On y pouvait lire entre autres choses:
«Ces visites (de S. Ém. le nonce apostolique) contribuèrent à faire délivrer à l'évêque de Namur, ainsi qu'à l'évêque de Liège et à leurs vicaires généraux, le permis de libre circulation dans leur diocèse, à faire ordonner que l'ambulance militaire fût évacuée du séminaire diocésain de Tournai, et à obtenir d'autres avantages importants dont, pour être bref, nous omettons l'énumération.»
Grande fut la surprise dans la cité des Choncq Clotiers. Le séminaire évacué? C'étaient donc les séminaristes belges que l'on voyait entrer et sortir de la vieille maison de la rue des Jésuites, bottés, éperonnés, coiffés et armés comme des aumôniers allemands? La population tournaisienne n'eut pas l'irrévérence de croire que le secrétaire d'État avait voulu plaisanter, mais elle ne se priva pas de penser et de dire qu'on s'était moqué de lui kolossalement.
Les intéressés crurent avoir trouvé l'occasion propice qui les ferait rentrer, eux dans leur habitation et le cardinal Gaspari dans la réalité des choses. Depuis quelque temps déjà Tournai avait été exclu de la zone de guerre et rattaché au gouvernement de S. Exc. le baron von Bissing. Qu'on le pardonne aux évincés, ce ne fut pas de ce côté que se tournèrent leurs espérances. Ils préférèrent soumettre leurs représentations à un très haut et très bienveillant personnage qui se trouvait en situation de dissiper les illusions de la secrétairerie d'État. Le malheur voulut que ce haut personnage fût, pour des raisons d'étiquette diplomatique, obligé de demander des explications à la plus mauvaise adresse.
A beau mentir qui vient de loin. Mais le grand chef interpellé ne venait pas de loin. Il put donc avec un plein succès affirmer que le séminaire était évacué. On le crut ou on ne le crut pas, peu importe; il avait mis fin à la conversation d'autant plus sûrement que son interlocuteur ne pouvait, à aucun prix, courir le risque d'être amené à lui dire: «Excellence, vos renseignements sont faux.»
Les choses en restèrent donc là. Le séminaire «évacué» grouillait d'Allemands autant que jamais lorsque, tout récemment, la situation prit fin à l'improviste. Dans le courant du mois d'août, un pince-sans-rire tournaisien, mis en rapport avec un officier allemand, lui dit avec l'air de n'y pas toucher: «Il paraît que le nonce doit venir prochainement visiter le séminaire.» A ces simples mots, l'Allemand prit la figure d'un homme qui découvre tout à coup un horizon immense. Le nonce au séminaire. Le cas devenait grave.
Sur-le-champ, l'exode ou plutôt l'hégire commença. A tout seigneur tout honneur. La marche s'ouvrit par un peloton de soldats escortant six magnifiques cochons, six bêtes de la plus belle race allemande, étalant une prestance de cuirassiers blancs, qui défilèrent par la ville en grognonnant comme de vrais Unteroffizieren. Le reste du campement suivit avec armes et bagages, moins ce que l'imminence du péril ne permit pas de déménager.
Le dimanche 22 août, une foule de curieux allèrent contempler le séminaire évacué pour tout de bon cette fois, tels les Troyens allant visiter le camp délaissé par les Grecs, qui avaient fait aussi une retraite stratégique.
Juvat ire et dorica castra desertos videre locos...
Hélas! sans y songer, nous avons dit le mot de la situation: le mot malsonnant qui peint au vif l'impression causée par un tel spectacle. Ils sont donc les mêmes partout. L'herbe poussera plus que jamais là où les Teutons ont passé. Sur le sol où ils ont laissé l'empreinte de leurs talons ferrés, on peut se demander ce que l'on vient de fouler: une compagnie de landsturm ou un troupeau de mulets. Mais dans les lieux qu'ils ont habités en nombre, le doute n'est jamais possible. On les reconnaît à ce qu'ils emportent et à ce qu'ils abandonnent.
Au séminaire de Tournai la cave était vide, mais la cour était encombrée de literies d'une malpropreté ignoble. D'immondes chaussettes étaient amoncelées dans le réfectoire et des inscriptions de même odeur s'épanouissaient sur les murs. L'une d'elles portait: «Nach den Aborten.» On en lit autant dans toutes les gares; mais au-dessous se trouvait un avis complémentaire impossible à traduire: «Pour ceux qui sont soumis à un traitement spécial, par ici; pour les autres, par là.»
Il y en avait donc qui se dénonçaient par le chemin qu'ils prenaient, et pour un temps la confession publique aura été en usage au séminaire de Tournai.
Ainsi finit l'histoire de l'occupation allemande au séminaire diocésain. Nous ne la donnons pas pour exceptionnellement importante. Il en est de plus tristes, il en est de plus drôles; elle ne pose pas en héros d'épopée les jeunes clercs expulsés de leur cassine. Elle a cependant pour nous l'intérêt d'un symbole prophétique. Entré par la force dans la maison d'autrui, nos maîtres s'y maintiennent par la ruse, puis, sur le point d'être convaincus d'avoir menti au chef de la catholicité, ils détalent dans un appareil comique. Ainsi ont-ils envahi notre pays, ainsi en partiront-ils, et le cortège final pourrait fort bien ne pas se dérouler suivant le cérémonial qui aura été réglé par la dernière affiche de notre gouverneur.
Excellence, Excellence! puisque vous paraissez vouloir que votre règne
s'achève dans une atmosphère apaisée, ce n'est pas à nous seuls qu'il faut
adresser vos conseils. Tournez-vous vers ceux qui vous ont fait affirmer
officiellement des choses qui ne sont pas. Ils ont déjà. fortement écorné
votre prestige. Si vous leur confiez aussi votre honneur, ils le mettront
en charpie. C'est votre affaire plus que la nôtre, et rien ne nous oblige
à vous inculquer la seule manière de conduire le peuple belge. Mais pour
l'heure des adieux, nous vous souhaiterions, Excellence, d'avoir su le
forcer à vous estimer.
BELGA.
(La Libre Belgique, n° 46, septembre 1915, p. 4, col. 1.)
C. L'OUTRECUIDANCE
Cette face-ci du caractère allemand est trop connue 67 et a été trop fustigée dans ces derniers mois, pour qu'il faille reproduire beaucoup d'articles de nos prohibés: ceux-ci, pour personnels qu'ils soient, n'ajouteraient pas grand'chose à ce que le lecteur sait déjà. Contentons-nous de quelques articles, parmi les plus typiques.
67 [ Citons, par exemple, les deux lettres de M. Lasson, reproduites par La Soupe, no. 62.]
1. La «Kultur».
D'abord la «Kultur», c'est-à-dire, si l'on en croit le Kaiser, cette perfection intime, si supérieure à la civilisation, toute extérieure, des autres nations:
La «Kultur».
Qu'est-ce donc que la «Kultur» allemande (prononcez koultour) dont les occupants provisoires de la Belgique sont si fiers et qui les rend si arrogants, si méprisants pour le reste de l'humanité?
La «Kultur» n'a rien de commun avec la culture française, belge, anglaise, espagnole, italienne, américaine, etc. Elle n'est pas la civilisation; la façon dont les Allemands envahisseurs se sont conduits chez nous et dans le nord de la France, depuis le 4 août dernier, le démontre sans contestations possibles.
On peut être civilisé instruit, gentilhomme accompli, appartenir à l'élite d'une nation cultivée et honorée et n'avoir point la «Kultur», pour cette péremptoire raison que pour avoir la «Kultur», il faut être Allemand d'origine et surtout Allemand de coeur; il faut, de toute nécessité, être foncièrement convaincu de la supériorité morale, intellectuelle, scientifique et matérielle de l'Allemagne, et surtout de son droit indéniable, imprescriptible et essentiel à la domination sur l'univers.
Deutschland über Alles, telle est la devise de tout homme qui possède la «Kultur». «L'Allemagne au-dessus de tout» est la pensée dominante, la suprême règle de conduite de tout citoyen qui a l'insigne honneur et l'insigne bonheur d'être doué de «Kultur». Ce don supérieur lui confère d'ailleurs tous les droits et tient lieu de toutes les qualités; il peut tout se permettre envers les êtres inférieurs qui n'ont pas la «Kultur». Celui qui l'a reçue peut être arrogant vis-à-vis de ces malheureux, sauf à être plat comme une punaise quand par accident les tristes créatures privées de «Kultur» sont gens puissants et fortunés. Dans ces cas, il conserve le droit imprescriptible de les mépriser intérieurement et de se dire à lui-même qu'ils ont un sort dont ils sont indignes. Il conserve, d'ailleurs, le droit de les dépouiller de tout ce qu'ils possèdent à la première occasion favorable.
Un professeur de Berlin, M. Lasson, a fait sur ce sujet quelques déclarations qui nous feront mieux saisir ce que c'est que la «Kultur». Nous n'en donnons que la crème:
«L'organisation allemande et le peuple allemand sont le chef-d'oeuvre de la création. «Nous sommes sans égaux. «Le peuple allemand a la science, la douceur, toutes les vertus chrétiennes. Il est le peuple le plus libre parce qu'il sait le mieux obéir. «M. von Bethmann-Hollweg est l'homme le plus éminent de l'Europe.»
Le chancelier prussien a montré surtout son éminence dans la déclaration sinistre qu'il a faite le 4 août au Reichstag, lorsqu'il a avoué que l'Allemagne, en envahissant la Belgique, a attenté au droit des gens, mais que la nécessité ne connaît pas de loi.
Un autre professeur, qui habite Iéna, a fait récemment une déclaration qui a été reproduite dans le Nieuwe Rotterdamsche Courant de février, dans laquelle il reconnaît qu'il y a des pays civilisés en Europe et en Amérique, mais que seuls les Allemands ont la «Kultur».
On peut considérer cette déclaration comme résumant exactement la doctrine allemande sur la «Kultur».
En somme, la «Kultur», si on l'analyse avec soin, n'est autre chose que l'infatuation germanique, un composé d'orgueil, de vanité, de suffisance, de naïveté et de rapacité sans frein.
Ajoutons, pour la déterminer plus complètement, ce détail important: la «Kultur» exige beaucoup d'engrais. C'est pourquoi beaucoup d'officiers allemands, qui ont séjourné pendant la guerre en Belgique et dans le nord de la France, ont laissé, dans les maisons et les châteaux qu'ils ont «honorés» de leur présence, la preuve odorante de la vérité de la définition naturaliste, d'après laquelle l'homme est surtout un tube digestif.
Il ne faut pas oublier non plus, pour bien apprécier la «Kultur», cette maxime dont l'expérience des siècles a vérifié la sagesse: «L'orgueil est le père de tous les vices.»
(La Libre Belgique, n° 5, mars 1915., p. 4, col. 2.)
Incroyable.
Sous ce titre, la Gazette de Cologne publie ingénument la communication suivante qu'elle a reçue d'un de ses abonnés de Bonn (Prusse rhénane) (Le texte est donné en français et en allemand):
«Un négociant de Bonn, ayant adressé à la Maison Roulet, de Bienne (Suisse), un chèque de 5.000 marks, à l'appui d'une commande de rubis pour montres, a vu revenir son chèque avec cette mention:
«La Maison ne fait d'affaires qu'avec les nations civilisées.»
Ni l'abonné ni la Gazette de Cologne n'ont sans doute compris la leçon.
(La Libre Belgique, n° 15, avril 1915, p. 4, col. 2.)
2. Le pangermanisme.
La manifestation la plus dangereuse pour nous de l'orgueil allemand est sans contredit le pangermanisme, d'après lequel la Belgique, ou tout au moins sa partie nord, doit être englobée dans la Grande Allemagne.
Le fanatisme pangermanique.
Dans notre cinquième bulletin nous avons consacré un article à la «Kultur» que les Allemands, ou du moins les plus turbulents et les plus audacieux, déclarent seuls posséder et dans laquelle ils croient trouver une base sérieuse à leur droit de domination sur l'Europe et le monde. Nous jugeons utile de revenir sur ce sujet, auquel les voisins de l'Allemagne et nous-mêmes n'ont pas cru devoir prêter attention, parce qu'ils pensaient que la prétention pangermaniste n'était adoptée en Allemagne que par une minorité de toqués, composée surtout d'officiers retraités désireux de se faire valoir.
La guerre déchaînée brutalement en 1914 par le Kaiser, et toutes les circonstances qui l'ont accompagnée, ont démontré que les classes dirigeantes de l'Allemagne sont malheureusement imprégnées de pangermanisme, que ce fanatisme les domine et les mène, et qu'à cause des universités, de l'enseignement officiel et de la caserne, il règne sur une grande partie de la nation et réagit même sur les meilleurs éléments, voire sur les plus religieux et les plus moraux, dont il fausse la conscience et pervertit les sentiments.
Le patriotisme en Allemagne est devenu, peut-on dire, la religion principale. Deutschland über Alles, la devise chère à l'Empereur, remplace en pratique la devise chrétienne: «Aimer Dieu par-dessus tout et votre prochain comme vous-même.» L'Allemagne est la nation élue et le Kaiser est l'élu de Dieu. Il en est persuadé et le proclame sans cesse.
Fin février 1914, ont paru dans la Post, journal de Berlin, deux articles significatifs appelant la guerre prochaine, une guerre formidable, offensive, foudroyante et sans merci; il faut profiter de la première occasion, de la première difficulté diplomatique, la situation devenant intolérable et ne pouvant se dénouer que par l'épée, les 70 millions d'Allemands ne devant pas renoncer au rôle de nation dirigeante de l'Europe. On crut généralement que ce journal, non officiel, n'était pas un organe sérieux; les événements ont prouvé qu'il reflétait la pensée gouvernementale.
Le général allemand von Bernhardi, après avoir émis l'opinion que l'Allemagne, voyant sa population augmenter sans cesse, serait acculée à la nécessité de déverser le trop-plein à l'extérieur, ajoutait qu'elle ne devra pas augmenter la puissance de ses rivaux par le flot de ses émigrants. Il continuait en disant:
«Il nous faut prendre des terres nouvelles aux États voisins ou bien les acquérir d'accord avec eux. Nous devons devenir une puissance coloniale. Ce que nous voulons, il nous faut l'obtenir par la force, même au risque d'une guerre: A cet effet, le Deutschtum doit affirmer avant tout sa position au coeur de l'Europe.»
Dans une conférence en 1913, à Berlin, devant la Société coloniale, le professeur Heutsch fait remarquer que la Belgique et le Portugal n'avaient rien fait qui justifiât de vastes territoires au Congo.
Cette phrase et celle de von Bernhardi68 nous feront comprendre pourquoi l'Allemagne a violé la neutralité belge.
68 [ Voir p. 279, (Note de J. M.)]
Un volume de 400 pages a été consacré avant 1914 par un écrivain nommé J. L. Reimer, au pangermanisme, sous le titre de: Une Allemagne pangermaniste. Voici, d'après ce livre, le résumé de la doctrine:
«La race allemande doit imposer aux autres peuples les bienfaits de sa civilisation supérieure, en les germanisant.
«Comment ce plan s'exécutera-t-il? Par la force:
«L'Allemagne envahira la France et la réduira à merci. Elle établira d'abord sa domination jusqu'à l'Atlantique et la Méditerranée. Puis l'État expropriera les non-Germains, là où ils sont mêlés aux Germains. Ensuite, dans les provinces où il n'y a que des non-Germains, on prendra les mesures les meilleures pour les faire disparaître: travaux les plus périlleux et les plus nuisibles à la santé, et autres malaxations économiques ou morales sur lesquelles nous ne pouvons donner d'explications, notre bulletin étant envoyé chez d'honnêtes familles.
«Ceux des non-Germains qui résisteraient seraient exportés dans l'Amérique du Sud ou en Asie, particulièrement en Chine; enfin, les gens sans enfants verraient leurs propriétés remplacées par une pension aux frais de l'État. Une germanisation plus faible serait appliquée aux Néerlandais, aux Flamands et aux États scandinaves, dont l'auteur estime qu'on ferait plus facilement de bons Germains, partisans du Deutschland aber Alles.»
Nous ferons ici observer que parmi les moyens odieux préconisés par l'auteur, il en est que l'Allemagne officielle emploie déjà pour germaniser la Pologne prussienne: l'expropriation. Elle y emploie aussi les verges pour désapprendre aux enfants polonais leur langue et les forcer à dire leurs prières en allemand. Le langage de M. Reimer ne leur a donc pas paru effronté comme à nous et n'a pu aucunement les scandaliser.
L'empereur Guillaume a lui-même un jour dit: «L'Allemagne doit être à la tête du monde.» Le général von der Goltz dont les proclamations cyniques ont été si remarquées à Bruxelles, a dit en parlant de «la guerre future que toute l'Allemagne attendait» en 1913, et qui a éclaté en août avec la soudaineté de la tempête:
«Elle sera violente et sérieuse comme l'est toute lutte décisive entre peuples dont l'un veut faire reconnaître sa suprématie sur les autres.»
Cette expression laconique est à méditer profondément. Elle fera comprendre à tous que la lutte actuelle est une lutte d'une grandeur et d'une importance primordiales et que la Belgique n'y combat pas seulement pour son existence et son honneur, mais pour la liberté des peuples de tout l'univers menacée par le monstre pangermain.
Cette lutte doit être continuée jusqu'à ce que ce monstre rende le dernier soupir et en expirant délivre à la fois l'Europe centrale et le monde.
(La Libre Belgique, n° 9, mars 1915, p. 1, col. 1.)
Citations du Chancelier... et d'autres!
LA MODESTIE TEUTONNE
Jamais, a proclamé le chancelier impérial, l'Allemagne n'a recherché la domination du monde. M. de Bethmann-Hollweg est docteur et s'en honore. Cela permet de lui supposer quelque lecture. Qu'il nous autorise à lui citer un certain nombre d'auteurs qui ne sont pas dépourvus de mérite et qui rendent assez aventurée sa pétition de principe.
Henri Heine, d'abord, n'avait-il pas écrit dans la préface de sa Germania: «Oui, le monde entier sera allemand. J'ai souvent pensé à cette mission, à cette domination universelle de l'Allemagne, lorsque je me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts de ma patrie.»
Vous m'objecterez qu'il ne faut voir là que l'aveu enthousiaste d'un poète, entraîné par sa fantaisie, et que je ferais mieux de consulter un de ces spécialistes, érudits et consciencieux, qui font la gloire de la science allemande. Interrogeons, par exemple, le Dr Reimer; nous trouvons dans son livre: Une Allemagne pangermanique, que la race germanique a le droit de prétendre à l'hégémonie. «Elle arrivera à l'exercer, dit-il, si elle a conscience de sa force et la volonté d'employer cette force à se faire la place qui lui revient. L'Allemagne doit s'unir aux populations auxquelles la rattache une communauté d'origine, et doit dénationaliser toutes les autres.»
Cela au moins est dit par un homme grave, c'est scientifique, c'est précis. Mais un professeur, fût-il dix fois docteur, qu'est-ce en Allemagne à côté d'un officier? Or voici ce que pense un militaire comme le général von Meissendorf, auteur de La France sous les armes 69: «De même que la Prusse a été le noyau de l'Allemagne, de même l'Allemagne régénérée sera le noyau du futur empire d'occident. Et afin que nul n'en ignore, nous proclamons dès à présent que notre nation continentale a droit à la mer, non seulement à la mer du Nord, mais encore à la Méditerranée et à l'Atlantique.»
C'est catégorique, c'est net comme un coup d'épée, mais von Meissendorf n'est que général, peut-être ne pense-t-il pas comme il convient. Voyons plus haut, l'avis d'un feldmaréchal, que dis-je, d'un pacha, de celui-là même à qui nous devons la phrase heureuse qui sert de devise au Belge. Voici ce qu'écrivit von der Goltz dans son chef-d'oeuvre: La Nation armée 70: «Il est nécessaire avant tout que nous comprenions et que nous fassions comprendre à la génération que nous élevons que le temps du repos n'est pas encore venu, que la prédiction d'une lutte finale pour assurer l'existence et la grandeur de l'Allemagne n'est pas une chimère née dans la tête de fous ambitieux, mais qu'elle viendra un jour inévitablement, violente et sérieuse comme l'est toute lutte décisive entre peuples dont l'un veut faire reconnaître définitivement sa suprématie sur les autres.»
69 [ Trad. de Jaeglé, p. 458.]
70 [ Trad. Hennebert, p. 375.]
Et maintenant, voici une citation impériale presque divine. Guillaume II, sur le point de partir en représentation au Maroc, laissa tomber de ses augustes lèvres, le 23 mai 1905, un discours dont voici une des gemmes, tenez-vous bien:
«Si plus tard, on doit parler dans l'histoire d'un empire universel allemand ou d'une domination universelle des Hohenzollern, il faudra que cette domination soit établie non par des conquêtes militaires, mais sur la confiance réciproque des nations qui poursuivent toutes un même idéal. Il faut que vous ayez la ferme conviction que le bon Dieu ne se serait jamais donné autant de peine pour notre patrie allemande et pour son peuple, s'il ne nous réservait pas une grande destinée. Nous sommes le sel de la terre...»
Eh bien, d'après le chancelier de l'Empire, tous ces gens-là ne sont que des mazettes; poètes, historiens, généraux, empereur et, s'il faut en croire l'Empereur, Dieu lui-même, tous se sont trompés.
M. de Bethmann-Hollweg seul détient la vérité: «L'Allemagne n'a jamais cherché à dominer l'Europe.»
Il est vrai que des gens très sérieux prétendent qu'il n'en serait pas à son premier mensonge.
(Le Belge, n° 3, septembre 1915, p. 3.)
3. Leur talent d'organisation.
Enfin, leur fameux talent d'organisation!
Leur administration.
Finissons-en une bonne fois avec la tapée des stratèges politico-mystiques en chambre qui nous assomment de leur bavardage, qu'ils tâchent de rendre solennel, en pontifiant le pessimisme. «On a beau dire, répètent-ils sur un ton entendu, l'Allemagne est le pays par excellence de l'organisation...!»
Si «organisation» veut dire multiplicité des avis, arrêtés, prescriptions, etc... et si cela suffit, il n'y a pas à dire, l'Allemagne est d'une force sans pareille. On n'a qu'à parcourir jusqu'à nos plus modestes bourgades, et l'on verra les murs enduits d'une couche épaisse de papiers administratifs de tous calibres. Si cela suffit à nos bonshommes pour chanter la gloire des Boches, que grand bien leur fasse!
Il serait néanmoins intéressant de faire un bout d'enquête pour voir à quoi rime tout ce papier. Or, il appert que très souvent ces élucubrations, aussi savantes qu'impérieuses, ne sont que... lettre morte: du bluff et encore du bluff. Plus tard les badauds resteront bouche bée devant la sagesse de l'occupant, qui a su tout réglementer, tout prévoir. Il sera bon alors de pouvoir opposer à cette documentation la constatation de son inefficacité.
Nous nous proposions de relever ici des faits précis, mais, après réflexion, nous craignons de rendre service à l'ennemi bien plus qu'aux nôtres. Qu'il nous suffise de signaler la chose. Un peu d'attention fera recueillir des observations inappréciables. A propos de la plupart des ordonnances qu'on note donc leur inexistence pratique. Non seulement toutes ces mesures ne sont pas appliquées, mais souvent elles ne le sont pas du fait même des entraves que le législateur (le mot est bien gros!) apporte à l'exécution de ses propres décisions.
(Revue hebdomadaire de la Presse française, n° 52, p. 236.)
Leur organisation.
Il paraît qu'il se trouve en Belgique des gens que l'organisation allemande réussit à épater. Vraiment ces gens sont encore plus extraordinaires que les Allemands. Ont-ils perdu tout à fait le souvenir de ce qui se passait ici avant la guerre?
Nous ne voulons pas parler de l'organisation militaire; celle-là est réellement épatante, de malhonnêteté surtout, et de duplicité. Ils étaient certes organisés et informés supérieurement, les officiers qui, arrivant dans nos villes et nos villages savaient exactement, mieux parfois que les autorités communales, comment ils pourraient loger leurs hommes, leurs chevaux et leurs canons, de combien de chambres se composait l'habitation du maire, du notaire ou du médecin; où se trouvaient dans les caves le bon vin; dans les châteaux, les meubles dignes de faire un voyage en Germanie; dans les usines, les réserves de métal ou de coton.
Il n'y a pas à dire, c'est très beau cette organisation et il y a de quoi en être fier. Superbe aussi d'être prêt à se jeter à la gorge d'un ennemi cent fois moins fort que soi, de l'espionner et d'endormir sa confiance tout en préparant son meurtre dans l'ombre et le mystère; superbe encore de mobiliser ses troupes bien avant les menaces de guerre, pendant que les pourparlers de paix se prolongent et que l'ennemi, non le petit voisin dont on ne fera qu'une bouchée, mais l'autre, le grand, ne bouge pas pour montrer son désir de conciliation et ne pas déchaîner l'orage. Nous vous l'accordons, elle est vraiment épatante cette organisation du crime et de la rapine.
Mais ce n'est pas cette organisation-là que certains Belges admirent, c'est celle du territoire occupé. Pensez donc, après dix mois d'occupation (non, soyons généreux, après sept ou huit, puisque depuis déjà quelque temps cela marche ainsi) pensez donc, les chemins de fer roulent; ils roulent même sans accroc, sans accident. Pas de rencontre, jamais; ils roulent bien sagement sur leurs rails et jusqu'ici pas un n'a eu la fantaisie de quitter la voie montante pour aller sur la voie descendante; ce serait pourtant le seul moyen de faire un petit accident puisqu'il n'y a pas de croisements et que les lignes secondaires ne sont pas exploitées; jamais non plus un train ne s'est emballé au point de tamponner celui qui le précédait de plusieurs heures. Je sais bien qu'il faudrait pour cela que le machiniste de l'un d'eux s'endorme sur sa machine, les trains étant si fréquents. Mais enfin ça pourrait arriver tout de même... si l'organisation n'était pas si parfaite.
Pour être juste pourtant, il nous faut mentionner les beaux accidents du plan incliné de Liège. Ça c'était soigné et vraiment réussi.
Et le transport des marchandises et des petits colis. Quelle rapidité! Et les passeports!! Tout cela marche comme sur des roulettes. Voyager est redevenu un plaisir et un plaisir si bon marché!!
Jamais en huit mois, c'est bien certain, les Belges n'auraient réussi à rebâtir les ponts détruits et les voies endommagées ni à faire marcher des trains dessus. Ce prodige d'organisation est bien au-dessus de l'intelligence de nos ingénieurs.
Sérieusement, croit-on qu'en France, dans la région dévastée que les armées alliées ont reconquise entre la Marne et l'Oise, les communications ne sont pas rétablies depuis longtemps et que le transport des troupes, des munitions et même des civils ne se fait pas aussi régulièrement et peut-être mieux qu'ici?
Il y a aussi la réglementation de la vente des denrées, blés, fourrages, viandes, etc. que d'aucuns ont la naïveté d'admirer. A entendre les explications de ces messieurs de la Kommandantur, c'est parfait et le but de ces mesures est vraiment admirable. Mais allez y voir de plus près: ce maximum de prix n'est nullement respecté par les émissaires de l'armée allemande qui, précédant sur les marchés les acheteurs belges, raflent tout ce qui leur convient. Pour ce qui est de certaines marchandises, tels les: fourrages, le recensement des bestiaux, chevaux, etc., le rationnement de leur alimentation permettra tout simplement aux Allemands de réquisitionner le surplus, tandis que nos fermiers et nos éleveurs devront se contenter de donner à leurs bêtes la maigre ration imposée.
Réservons notre admiration pour un objet plus digne d'elle que l'organisation allemande, et pensons à nos alliés français qui, en quelques mois, avaient rattrapé la forte avance que leurs ennemis avaient sur eux, ont monté, transformé, réorganisé leurs usines, leur ont fait produire des munitions et encore des munitions, ce pendant qu'ils avaient à faire face à d'autres charges, notamment aux besoins des réfugiés venus par milliers de France et de Belgique. Tous ceux qui ont été témoins de cet effort en ont été émerveillés.
Soyons bien certains que nos autres alliés entrés en lice avec une armée et un outillage plus qu'incomplets, se rendant maintenant compte de l'effort qui leur est demandé, égaleront et surpasseront bien vite leurs ennemis. Les ouvriers volontaires affluent en Angleterre, on a construit des usines, des machines, l'activité est intense. N'oublions pas non plus que l'argent est le nerf de la guerre et que le commerce toujours florissant de l'Angleterre, grâce à la protection de sa marine puissante, lui a permis de drainer au profit de tous les alliés des sommes considérables.
Quant à nous Belges, si nous sommes ligotés ici, nos compatriotes de
l'autre côté du mur ont dans leurs tranchées et dans les usines de
munitions une organisation qui n'est certes pas inférieure à celle de
leurs alliés et de leurs ennemis. Et même ici; le fonds de chômage, les
oeuvres diverses, ne témoignent-elles pas d'un réel talent d'organisation?
Seulement, chez nous et chez les alliés l'organisation peut aller de pair
avec la liberté, tandis que chez les Germains tout est réglementé, tout se
fait par ordre. On doit agir et même penser comme les autorités ordonnent
de penser et d'agir. Le mot liberté existe peut-être dans leur langue,
mais ils n'en connaissent pas la véritable signification ni la pratique.
LIBER.
(La Libre Belgique, n° 45, septembre 1915, p. 2, col. 1.)
La Libre Belgique est modeste, comme on le voit. Elle aurait pu citer bien d'autres domaines où s'est manifesté l'esprit d'organisation des Belges, s'il n'avait pas été inutile de dire cela à nos compatriotes. Mais nous ne pensons pas que nous tomberons nous-mêmes dans le péché d'orgueil en les rappelant ici.
Ne vous semble-t-il pas que le seul fait d'imprimer et de remettre à domicile des journaux prohibés, en plein pays envahi, sous la tyrannie la plus brutale qu'on puisse imaginer, révèle déjà un joli talent d'organisation?
Et l'exode de nos miliciens qui rejoignent l'armée, de nos métallurgistes qui vont travailler aux munitions, de nos infirmières qui désirent soigner nos blessés (voir p. 164)! Bravant les condamnations à mort, des groupements d'hommes dévoués organisent cette émigration. Beaucoup de ces patriotes ont déjà été passés par les armes, et leur exécution est aussitôt portée à notre connaissance par des affiches officielles. Peu importe. La disparition des chefs ne jette qu'un trouble passager; aussitôt des bonnes volontés se présentent pour remplacer les fusillés. Se figure-t-on bien ce qu'il faut de dévouement, d'ordre et de discipline pour mener à bien une tâche aussi difficile, paraissant au premier abord aussi irréalisable!
Et le ravitaillement de la Belgique? Voilà un pays complètement vidé par les réquisitions et les contributions de guerre, le pays qui a la population la plus dense du monde. En un mois, octobre 1914, des hommes dont on ne saurait assez louer le patriotisme et l'activité, organisent le ravitaillement du pays, malgré les incessantes difficultés que suscitent les autorités occupantes.71
71 [ Voir Comment les Belges résistent..., p. 1490]
Les Allemands, eux, après avoir organisé pendant quarante ans l'attaque brusquée de la France, ont vu échouer lamentablement leur plan de campagne.
4. Ils commencent à entrevoir la vérité,
ou, tout au moins, ils baissent de ton. Il n'y a plus que les pointus qui restent fidèles à l'arrogance de jadis. Voici deux articles de La Libre Belgique:
Une sensationnelle, mais hypocrite, conversion.
Le Times du 23 mars écoulé publie une remarquable lettre d'un des plus notables chefs du pangermanisme teuton, le général von Bernhardi.
Cette lettre fera certainement sensation. On peut même dire qu'elle est un véritable signe des temps, car elle décèle chez son auteur un sens vrai des événements. Elle prouve qu'il commence à comprendre l'énormité de la faute, ou, pour mieux dire, du crime auquel lui et ses pareils ont poussé l'Allemagne et sa malheureuse alliée l'Autriche, en leur faisant préparer et déclarer la guerre européenne.
Cette lettre est assez longue. Nous laisserons de côté tout ce qui concerne l'histoire des faits qui ont précédé les déclarations de guerre de l'Autriche à la Serbie et de l'Allemagne à la Russie, à la France et à la Belgique. Cette histoire, arrangée selon les procédés allemands habituels, n'est qu'une nouvelle édition de la fable que tous les Germains et les germanophiles répètent depuis août dernier, avec une constance qui jamais ne se lasse: l'Allemagne n'a fait que se défendre contre une coalition qui voulait son écrasement.
Mais nous attirons l'attention sur la déclaration des principes et des sentiments que M. von Bernhardi donne aujourd'hui, comme étant ceux de toute la partie dirigeante de la nation et de l'Empire allemand et qui ont toujours inspiré sa politique. M. von Bernhardi s'exprime ainsi à ce sujet dans la lettre que le Times publie:
«Il n'a jamais été dans nos intentions de conquérir ou d'assujettir des nations étrangères; en faisant cela, nous nous créerions uniquement de nouveaux ennemis. Nous n'avons pas exercé dans ce but notre pays aux armes, ni complété nos armements. Mais il était de notre devoir de renforcer notre pouvoir politique et militaire, jusqu'à ce que nous ayons acquis l'assurance de développer nos intérêts industriels et notre culture, sans être contrariés par les puissances étrangères. Le but du militarisme allemand n'était pas d'attenter à la liberté des autres États, mais de protéger notre propre liberté. Depuis des années nous pouvions prévoir que les ennemis qui nous entourent presque de tous côtés en viendraient à se donner les mains pour écraser l'Allemagne grandissante.»
Ce tableau de la mentalité pangermaniste que nous présente von Bernhardi, après les échecs et les mécomptes que la triplice austro-germano-turque a subis depuis huit mois, est bien différent de celui que le même général nous offrait, il n'y a pas longtemps, au sujet des devoirs et des besoins de l'empire. Aujourd'hui, il est respectueux de la liberté et de la propriété d'autrui; il ne demande que la sécurité et la liberté de l'Allemagne, cette malheureuse nation qui ne voulait attaquer ni assujettir aucun peuple et qui n'a fait que se défendre contre les implacables ennemis qui «l'entouraient de tous côtés».
Si l'on doutait encore de l'issue certaine du gigantesque conflit qui met aux prises les principales puissances européennes et qui les ruine, on verrait clairement de quel côté penche la balance, en comparant le von Bernhardi doucereux et pacifique d'aujourd'hui, avec le von Bernhardi belliqueux et sans scrupules d'hier.
Ce général était devenu, depuis sa mise à la retraite, le plus fougueux avocat des ambitions et des prétentions de la «Kultur», c'est-à-dire de l'orgueil et de l'avidité allemandes.
Voici ce qu'il écrivait avant la guerre:
«Notre population est de 65 millions d'habitants et elle augmente de 1 million par an. Il est impossible que l'agriculture et l'industrie parviennent à procurer à cette masse humaine, sans cesse croissante, des moyens d'existence suffisants. Nous sommes donc acculés à la nécessité de déverser dans les colonies le trop-plein de notre population. Mais si nous ne voulons pas augmenter la puissance de nos rivaux par le flot de nos émigrants, il nous faut prendre des terres nouvelles, dont nous avons besoin, aux Etats voisins, ou bien les acquérir, d'accord avec eux. Ce que nous voulons, il nous faut l'acquérir par la force, même au risque d'une guerre. A cet effet, le Deutschtum doit affirmer avant tout sa position au coeur de l'Europe et développer, tous ses moyens d'action, de manière à jeter dans la balance le poids entier d'une nation de 65 millions d'habitants.»
Le même général von Bernhardi disait aussi, avant 1914:
«La guerre est un instrument de progrès, un régulateur de la vie de l'humanité, un facteur indispensable de civilisation, une puissance créatrice. C'est une erreur de penser qu'il ne faille jamais rechercher ou provoquer une guerre. Il ne faut pas voir dans la guerre les calamités physiques qu'elle entraîne, pas plus qu'il ne faut déplorer le mal que fait un chirurgien, sans penser aux conséquences d'une haute portée qu'aura l'opération. C'est à la diplomatie à arranger les questions épineuses où la morale semble menacée.»
La comparaison des déclarations d'avant la guerre et de celles d'après les événements des huit derniers mois, permet de juger des motifs de la conversion du vieux guerrier et de la sincérité de cette conversion.
Si le pangermanisme était triomphant, l'ancien apologiste de la guerre parlerait un langage tout différent.
Sa conversion, quelque forcée qu'elle soit, sera suivie de beaucoup d'autres.72
(La Libre Belgique, n° II, avril 1915, p. 3, col. 2.)
72 [ On pourrait ajouter que von Bernhardi a été jeté par-dessus bord par ses anciens fidèles: voir Comment les Belges résistent..., p. 211. (Note de J.M.)]
Un aveu angoissé.
Le Tag de Berlin, conservateur gouvernemental, fait l'énumération des faux calculs de la politique allemande. C'est la première fois qu'un journal de ce parti a la franchise de convenir de ces vérités désagréables:
«Nous nous sommes trompés dans tant de nos calculs. Nous nous attendions à ce que l'Inde entière se révoltât au premier son des canons en Europe, et voilà que des milliers et des dizaines de milliers d'Indiens combattent maintenant avec les Anglais contre nous. Nous nous attendions à ce que l'Empire britannique fût réduit en miettes; mais les colonies britanniques se sont unies comme elles ne l'avaient jamais fait auparavant à la mère patrie. Nous nous attendions à un soulèvement victorieux dans l'Afrique du Sud britannique, et nous ne voyons là qu'un fiasco. Nous nous attendions à des désordres en Irlande, et l'Irlande envoie contre nous quelques-uns de ses meilleurs contingents. Nous croyions que le parti de la «paix à tout prix» était tout-puissant en Angleterre, mais il a disparu dans l'enthousiasme général qu'a suscité la guerre à l'Allemagne. Nous calculions que l'Angleterre était dégénérée et incapable de constituer, un facteur sérieux dans la guerre, et elle se montre notre ennemi le plus dangereux.
«Il en a été de même avec la France et la Russie. Nous pensions que la France était corrompue et qu'elle avait perdu le sens de la solidarité nationale, et nous constatons maintenant que les Français sont des adversaires formidables. Nous croyions que la Russie ne pouvait rien faire, nous jugions que ce peuple était trop profondément mécontent pour combattre en faveur du Gouvernement russe, nous comptions sur son effondrement rapide, en tant que grande puissance militaire. Mais la Russie a mobilisé ses millions d'hommes très rapidement et très bien, son peuple est plein d'enthousiasme et sa force est écrasante.
«Ceux qui nous ont conduits à toutes ces erreurs, à tous ces faux calculs, à toutes ces grosses méprises sur nos voisins et sur leurs affaires ont assumé un lourd fardeau de responsabilités.»
Le Tag aurait pu ajouter:
«Nous nous sommes trompés en comptant pour zéro la résistance des Belges, et nous nous sommes trompés en espérant que l'Italie nous suivrait dans une guerre agressive. Ces deux erreurs ont eu aussi de notables résultats.»
(La Libre Belgique, n° 12, avril 1915, p. 4, col. 1.)
Leur retour à une plus saine conception des choses se manifeste encore d'une autre façon: ils sont conscients de l'aversion qu'ils inspirent au monde entier. Aussi assistons-nous depuis quelques mois à l'éclosion d'une abondante littérature qu'on peut réunir sous ce titre général: Pourquoi on les déteste. La Soupe (n° 396) a consacré un fascicule très intéressant au résumé des idées de M.le professeur Dr Robert Jannasch, de M. le Dr Konrad Lange et de M. le curé Willy Veit.
D. L'EXPLOITATION SYSTÉMATIQUE DE LA BELGIQUE
Il ne s'agit pas ici du pillage pratiqué sous les yeux et avec la complicité évidente du haut commandement,73 mais du pressurage méthodique, à coups d'arrêtés et de «jugements», auquel on soumet notre pauvre pays.
73 [ Comment les Belges résistent..., p. 159.]
Voici d'abord un exposé général, sous forme de chronique:
Le brigandage allemand.
L'occupant doit nourrir l'occupé.
(Droit international.)
Ce n'est pas assez de dire que l'attentat contre la Belgique était une nécessité stratégique pour les agresseurs germains; elle était aussi une nécessité économique; elle livrait aux barbares un grenier d'abondance.
Spoliés, razziés, affamés, toutes nos souffrances viennent des Prussiens. Aucun soulagement ne leur est dû. Ce qui rend notre situation moins pénible se créa à l'initiative des Belges, avec l'appui de neutres, et en dépit des obstacles suscités par l'ennemi. Les impostures alboches ne prévaudront jamais contre cette vérité.
Les sommaires éphémérides ci-dessous sont extraites d'un dossier volumineux. Que chacun en fasse le sujet de ses entretiens: il n'est point de meilleure propagande! Voyez bien les conclusions finales.
Août 1914.—Nos autorités prennent des mesures contre la cherté des vivres.. Les hordes d'invasion gaspillent les aliment; nos populations ont à peine le nécessaire.—Les Prussiens apposent une fausse signature du gouverneur de la Banque nationale de Belgique sur des billets de 1 et 2 francs qu'ils ont volés à la succursale d'Aerschot et mettent ces faux billets en circulation.—Ils suppriment le téléphone public.
Septembre.—L'envahisseur réquisitionne à tour de bras et impose aux villes de lourds tributs payables en métal.—Malaise monétaire. Renchérissement général, déterminé par le fait que l'ennemi abroge les restrictions imposées par l'autorité belge, ce dont notre commerce s'empresse de profiter!—Von der Goltz affiche que la rupture d'un fil de téléphone ou télégraphe, partout où les troupes en installent, entraînera le paiement d'une amende par les habitants, «qu'ils soient coupables ou non»!—Usage des véhicules contrôlé; tramways vicinaux supprimés. Ces ordonnances ont pour effet d'étendre le chômage.—Le régime des «bons de guerre» fait faire la grimace aux marchands.—Von der Goltz ordonne le paiement des contributions, patentes, etc., à la caisse allemande! La farine manque dans la moitié du pays où les barbares sont passés; cette disette s'étendra à mesure que l'invasion s'avancera.
Octobre.—Von der Goltz se plaint d'attentats contre les communications militaires; il prend des otages partout où ces faits sont constatés et annonce que, s'ils se renouvellent, ces malheureux seront passés par les armes «qu'ils soient coupables ou non»!—Bicyclettes proscrites.—Défense de laisser sortir les pigeons.—Abondantes rafles de chevaux et de vivres.—Le Gouvernement usurpateur place sous les lois de la guerre les Belges nés en 1894, 1895 et 1896; si ces jeunes gens quittent le pays, «leurs parents répondront d'eux avec leur propre vie»!—Pénurie de farines. L'intendance prussienne enlève les réserves des villes et les récoltes des campagnes; cela pousse des Belges à dissimuler des stocks; voilà l'origine de déplorables accaparements.—L'automobile proscrite à son tour, le ravitaillement devient extrêmement difficile: famine dans nos provinces; à Bruxelles même, des boulangeries se ferment.—Des courtiers d'outre-Rhin font leur réapparition et s'efforcent de renouer des relations d'affaires! Beaucoup d'exportations industrielles sont frappées d'interdiction... pour les Belges!—La monnaie allemande est imposée au cours de 1 f 25 le mark 74.—Les espions organisent la chasse aux apporteurs de fonds destinés aux familles de soldats, aux agents de l'État, etc. Les pensionnés ne touchent plus leur dû; des fonctionnaires se trouvent à bout de ressources, la gêne se généralise.—Entrés à Anvers, les Prussiens y dévalisent les entrepôts particuliers, en violation du Droit. Ce butin est pour l'Allemagne (valeur: 1 demi-milliard)!—Von der Goltz a proclamé sa volonté de «consolider la vie économique du pays». A ces paroles, il suffit d'opposer ses actes!—Pour remédier au paupérisme qui ne fait qu'empirer, s'est fondé, à Bruxelles, le Comité de secours et d'alimentation. Après avoir créé la «Soupe communale», il organise le ravitaillement du Brabant.—A la suite du licenciement de la garde civique, on s'attend à une certaine amélioration des affaires. Mais le Prussien somme les gardes civiques de se soumettre à son contrôle, ce qui empêche les retours espérés. Déplacements interdits dans toutes les directions, excepté Liège et le Limbourg.—Les produits d'imprimerie, les théâtres, etc., sont soumis à la censure.—Anvers doit verser aux spoliateurs une contribution de guerre de 50 millions; ce même chiffre est définitivement arrêté pour Bruxelles; Liège a payé 30 millions; et ainsi de suite!
74 [ En beaucoup d'endroits, le mark est même coté 1f30: voir Comment les Belges résistent..., p. 175. (Note de J. M.)]
Novembre.—Les Prussiens, parce qu'on a rossé, près de la Bourse, un mouchard allemand (en civil) et un soldat venu à son aide, condamnent la ville de Bruxelles à une amende de 5 millions!—Les États-Unis et le Canada nous envoient de la farine. Le «Comité d'alimentation» s'étend à tout le pays, que l'incurie allemande laisse dans le dénûment. Cette impuissance, dans un domaine de première importance, prouve combien le bluff a surfait l'organisation allemande.—Le Prussien mande aux autorités communales de ne plus nourrir les ouvriers qui n'acceptent pas du travail salarié (nos ouvriers refusent de collaborer aux fournitures militaires).—L'heure allemande devient obligatoire; les délinquants sont frappés d'amendes.—Le serment exigé des gardes civiques pousse à l'exil un grand nombre de patrons; ils craignent de se voir déportés en Allemagne, comme cela s'est fait ailleurs, et même aux portes de la capitale (à Tervueren).—La situation économique s'empire; l'hiver s'annonce dur... Par suite de la suppression de tout transport, le charbon s'épuise et enchérit; la bâtisse ne peut reprendre. L'industrie chôme forcément. Misère.—Tout passeport est refusé aux hommes de 18 à 45 ans.—L'ennemi s'empare du cuivre, du nickel et d'autres métaux nécessaires à la confection des munitions; fabriques arrêtées par suite de l'enlèvement de leurs cuves de cuivre.—Vers cette époque commence le pillage systématique de nos ateliers de construction: l'outillage industriel (machines-outils) prend le chemin de l'Allemagne. Cela continuera pendant plusieurs mois! Le matériel emporté représente une valeur de plusieurs centaines de millions. Ces vols à peine déguisés rendent le travail impossible dans beaucoup d'établissements, privent de gagne-pain des centaines de milliers de familles!—Écrasée de charges extraordinaires, la ville de Bruxelles ne peut commanditer un organisme intercommunal d'assurance des risques de guerre qui cherche à se constituer afin de ranimer l'industrie du bâtiment.
Décembre.—Le spoliateur von der Goltz part. Le détrousseur von Bissing arrive. En s'en allant, le premier déclare que la situation en Belgique est «normale». Toutefois, son successeur annonce qu'il va faire tout son possible pour restaurer l'activité économique du pays et soutenir les faibles. Voilà les paroles; nous allons voir les actes.
A peine installé, von Bissing inflige aux provinces belges une nouvelle contribution de guerre, de 480 millions de francs, payables par mensualités!—L'envahisseur rétablit la circulation des tramways vicinaux et prélève la moitié des recettes.—Il vide nos étables.—La presse étrangère s'indigne de l'avidité prussienne à propos des extorsions d'argent opérées en Belgique.—Von Bissing place les sociétés où des étrangers belligérants ont des intérêts sous la surveillance de ses bureaux. En revanche, il nous apprend que l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie «ne sont pas des puissances étrangères ou ennemies»! Il est défendu d'inciter quelqu'un à refuser de travailler pour ces États...—Les amendes pleuvent sur les communes et sur les particuliers. Tout prétexte est bon. Von Bissing renforce la chasse aux importateurs d'argent. A la frontière, on échange de force l'or contre des marks.—Le transport des lettres est prohibé afin d'obliger le public à user de timbres allemands.
—En Italie, en Suisse, en Hollande, au Chili, au Canada, aux États-Unis, la voracité des Prussiens provoque des manifestations publiques contre eux et pour les Belges.—L'importation du sel est prohibée, sauf s'il vient d'Allemagne. Nos Flandres manquent de froment, de seigle, de pommes de terre, de charbon.—Faim et froid étreignent le pays. Détresse et dénûment partout.—Von Bissing obtient de l'avancement: il est nommé général-colonel.—Il destitue la Banque nationale de son privilège d'émettre du papier-monnaie et le repasse à la Société générale.
—L'assurance des risques de guerre s'organise à Bruxelles en vue de remettre en train la bâtisse et les industries qui s'y rattachent; l'esprit de lucre est exclu de cette oeuvre mutualiste.
Janvier 1915.—Les étages de nos ministères, dans les salons desquels siègent les bureaux de l'Usurpation, sont convertis en prison temporaire. Von Bissing réorganise le service des mouchards et en accroit le «rendement».
—Le Comité d'alimentation étend ses secours à plusieurs localités françaises que l'ennemi laisse également dans la détresse.—Von Bissing réglemente la confection des pâtisseries.—Mieux avisé, le Comité belge-américain installe des magasins communaux qui mettent un frein à la hausse des denrées.—En encaissant 40 millions par mois, von Bissing s'est engagé à ne plus imposer provinces ni communes; mais il s'est réservé le droit d'infliger des amendes, et il en use immodérément.—Redoublement de la traque aux apporteurs d'argent d'État.—Il taxe les morts (permis d'exhumer), les chasseurs, les pècheurs; il établit un impôt extraordinaire à charge des citoyens ayant quitté le pays!
—Malgré les efforts du Comité d'alimentation, lequel n'obtient aucune espèce d'aide des Prussiens, une partie de la nation s'anémie dans les privations; sans railway, sans automobiles, sans chevaux, même sans bicyclettes, la distribution des vivres en province devient presque impossible.—Grâce à l'Assurance mutuelle, la bâtisse reprend. En face de l'incurie et de la mauvaise volonté de l'occupant, ces réalisations représentent des efforts admirables.
Février.—Von Bissing interdit les réunions politiques, traque les mobilisés qui partent pour le front et vole le pain des ouvriers du railway en confisquant les fonds destinés au paiement de leurs demi-salaires.
—Pour pouvoir donner de la farine à tout le monde, la ration de pain est limitée dans les villes.—Von Bissing protège le cochon que le paysan abat, faute de pouvoir l'engraisser. Cette mesure ne sert à rien. Mais le Comité impose à Bruxelles et à Anvers le pain blanc, ce qui permet de prélever le son nécessaire à l'élevage des porcs.
—Le gouverneur impérial limite les déplacements dans les différentes provinces. Il en résulte que 5 millions de Belges se voient claquemurés dans leurs cantons.—Il soumet à son contrôle les prostituées et prévoit de fortes amendes: l'argent n'a pas d'odeur!—Des commerces teutons se multiplient à Bruxelles.
Mars.—Sous prétexte d'empêcher la contrebande de guerre, von Bissing interdit l'exportation de nombreux produits industriels; cela lui permet de connaître les stocks. Même les transactions intérieures sont soumises à autorisation, c'est-à-dire entravées pour les Belges.—Accapareurs et haussiers opèrent librement. Les magasins communaux s'épuisent à cause de la piraterie en mer. De nouveaux arrivages régulariseront plus ou moins le marché.—Poursuites et condamnations du chef de recrutement militaire se succèdent. Pour d'autres motifs, les amendes s'accumulent: les kommandanturs et les bureaux allemands, encombrés de sinécuristes, battent la dèche.—Les oeuvres d'assistance et d'entr'aide, créées par les Belges, font beaucoup de bien: la mendicité diminue de jour en jour. Le Comité Solvay patronne et subsidie toute initiative intéressante; la solidarité supprime le paupérisme.
Avril.—Pour avoir refusé de réfectionner la route de Malines (abîmée par le charroi militaire) la ville de Bruxelles est frappée d'une pénalité de 500.000 marks...
—Grâce à l'activité de la section agricole du «Comité», les terrains vagues se convertissent en cultures. Une coopérative intercommunale fait des provisions de vivres.—La Croix-Rouge de Belgique disparaît plutôt que d'assurer le service civil du corps de santé allemand; l'encaisse est confisquée et une fausse Croix-Rouge de Belgique est constituée par les Allemands.
—Un tarif prussien refrène la hausse des vivres et des fourrages. Seule, l'intendance militaire tire profit de cette mesure, qui demeure lettre morte pour le public. Le régulateur des comptoirs communaux arrête l'ascension des prix: ils restent néanmoins en hausse.
Mai.—Les extorsions d'argent continuent en raison des besoins des budgétivores qui se casent en Belgique. C'est vraiment du brigandage. En Hollande, en Angleterre, des agents allemands substituent nos billets à leurs marks dépréciés. La Deutsche Bank, de Bruxelles, ratisse la monnaie d'or et les billets par l'appât d'une prime. Le billon de nickel est drainé également.
--Von Bissing met à la ration nos prisonniers en interdisant de leur envoyer plus de 5 kilogrammes de vivres par mois.—Le pain renchérit encore. En Flandre, la ration tombe à 200 et 175 grammes. Sur tous les points du pays, on constate l'affaissement physiologique des ouvriers et des ouvrières, ce qui les rend moins résistants à la fatigue et diminue leur production. Des émeutes provoquées par la cherté des vivres éclatent à Liège: les baïonnettes prussiennes aident la police à rétablir l'ordre... Toutefois, le pain et les denrées sont tarifés.
Juin.—Dans un communiqué publié par la presse à tout faire, von Bissing expose comment ses «intentions de faire renaître la vie économique en Belgique sont remises en question»: c'est la faute aux ouvriers de l'arsenal de Malines! Ils refusent de reprendre le travail. Voilà pourquoi ledit gouverneur pressure et affame le pays! Si l'on travaillait à l'atelier de Malines, la Belgique entière serait un paradis! Rien de plus simple! Mais voici la vérité: afin que tout le personnel prussien soit disponible pour les travaux urgents d'une grande ligne militaire allant d'Aix-la-Chapelle à Bruxelles, par Visé et Louvain, les ouvriers belges des arsenaux de Gand, de Malines, de Jemelle, de Luttre, etc., furent sommés de reprendre le travail. Pour les y contraindre, à Gand on a arrêté leurs femmes; à Malines on les isole et, avec eux, tout le district. En attendant, la nouvelle ligne n'avance guère! D'où la fureur de von Bissing! Il était clair qu'il ne se serait pas fait une telle bile s'il se fût agi, comme il le dit mensongèrement, de l'intérêt des populations belges! Les intérêts allemands, voilà uniquement ce dont il s'occupe.
—Le Prussien fixe un tarif des viandes dont bénéficie seule l'intendance prussienne, aux abattoirs.
Conclusion.—Les gouverneurs impériaux ne sont que des pantins: Berlin tire les ficelles. C'est l'Allemagne qui administre la Belgique, et sa science d'organisation devait étonner le monde. Elle l'étonne, en effet, et l'indigne, par son impuissance à réparer les maux de la sauvagerie militaire. L'Allemagne excelle uniquement à piller et à affamer le pays, à en extraire des tonnes de vivres et des milliards de francs, à voler son outillage et à détruire le reste. 75.
Notre revanche consistera à mettre dehors les fournisseurs alboches, à boycotter leur commerce et leur industrie. La nouvelle orientation économique nous tournera vers les produits français, anglais, italiens, etc., etc.; en outre, nous favoriserons les initiatives nationales qui se créent pour expulser du marché belge les Allemands.
75 [ Le même brigandage s'opère dans le nord de la France, ainsi qu'en Pologne.]
Leur geste consiste à nous mettre sous le nez un browning... puis un prix courant. Notre réponse sera le coup de pied au derrière.
(La Vérité, n° 5, 12 juin 1915, p. 2.)
Il sera intéressant pour le lecteur d'apprendre avec quelle désinvolture les autorités allemandes, emportées par leur besoin d'extorsion, violent, à deux jours de distance, les engagements souscrits par elles-mêmes. Les pages suivantes sont extraites de la brochure sur M. Max:
La contribution de guerre et les réquisitions.
L'autorité allemande avait dès le début considéré M. Adolphe Max comme le bourgmestre de toute l'agglomération bruxelloise, c'est-à-dire de quinze communes qui, au point de vue légal, sont des administrations indépendantes et ne relèvent que du Gouvernement. Le représentant de celui-ci, M. Béco, gouverneur du Brabant, était parti avant l'entrée des troupes allemandes à Bruxelles. Le Gouvernement était dans le refuge d'Anvers. C'est sur Bruxelles que retombait tout le poids de l'occupation des armées étrangères, du maintien de l'ordre, des réquisitions et de la formidable contribution de guerre imposée par les envahisseurs! M. Adolphe Max fit de courageuses tentatives pour adoucir les conditions imposées, témoin ce document:
«Comme suite à l'acte du 20 août 1914 arrêté par le capitaine Kriegsheim et le bourgmestre de la ville ont eu lieu des pourparlers aujourd'hui entre le général-major von Jarotzky, gouverneur de Bruxelles, et le bourgmestre au sujet des 50 millions exigés.
«Le bourgmestre a déclaré qu'il n'est pas en état, malgré la meilleure volonté, de procurer la somme totale. Par contre, il s'engage à payer en déduction tout de suite la somme de 1 million 500.000 et dans le délai de huit jours d'autres sommes s'élevant ensemble à 18 millions 500.000.
«Il a ajouté qu'il considérait comme une impossibilité de fournir la somme de 50 millions et il a sollicité la diminution du montant.
«Le gouverneur a déclaré qu'il n'avait pas de mandat à cet effet, mais il a promis d'introduire auprès du commandant supérieur de l'armée une motion en rapport avec la situation, aussitôt que les 20 millions visés ci-dessus seraient payés. Le bourgmestre a acquiescé à cette solution.
«Le bourgmestre a, en outre, fait remarquer que c'était tant au nom de Bruxelles que de quinze communes-faubourgs qu'il agissait concernant l'indemnité de guerre réclamée, mais qu'il ne pouvait être responsable des désordres ou des actes d'hostilité s'il s'en produisait en dehors du territoire de la ville, les faubourgs n'étant pas soumis légalement à son autorité. Le gouverneur a donné sa parole que chaque commune serait rendue responsable de tous désordres qui se produiraient chez elles.
«Le gouverneur a ajouté, sur la demande du bourgmestre, que, pendant le délai de huit jours, il ne sera plus fait, par l'autorité allemande, de réquisitions en vivres ou approvisionnements soit à charge de la ville et des faubourgs, soit à charge de leurs habitants, et ce afin de préserver la population de la famine.
«Bruxelles, le 24 août 1914.
«Le Gouverneur, «Adolphe MAX,
«VON JAROTZKY. «Bourgmestre.
«GRABOWSKY, Conseiller aulique.»
Les réquisitions imposées le 20 août cessèrent le 24: l'agglomération bruxelloise, qui compte près de 800.000 habitants, était menacée de manquer de vivres. L'avis suivant fut affiché:
AVIS
«J'ai l'honneur de porter à la connaissance de la population qu'en vertu d'une convention que j'ai conclue le 24 août avec le Gouvernement allemand, représenté par M. le général-major von Jarotzky et M. le conseiller aulique Grabowsky, il a été stipulé que, pendant un délai de huit jours, il ne serait plus fait par l'autorité militaire de réquisitions de vivres et approvisionnements, soit à charge de la ville de Bruxelles et des communes de l'agglomération bruxelloise, soit à charge des habitants.
Les fournitures en vivres et approvisionnements ne devront donc être faites, jusqu'à l'expiration de ce délai, que contre paiement comptant.
«Bruxelles, le 25 août 1914.
«Le Bourgmestre,
«Adolphe MAX.»
Mais, dès le lendemain, des difficultés et de nouvelles exigences surgissaient, et M. A. Max écrivait à M. le gouverneur militaire:
«MONSIEUR LE GOUVERNEUR MILITAIRE»
Par une convention du 24 août portant, au nom du Gouvernement allemand, les signatures de M. le général-major von Jarotzky et M. le conseiller aulique Grabowsky, il a été stipulé que, pendant un délai de huit jours, il ne serait plus fait, par l'autorité allemande, de réquisitions en vivres et en approvisionnements, soit à charge de la ville, ou des faubourgs, soit des habitants.
«A la date d'hier, le général en chef, qui se trouvait de passage à Bruxelles, m'a fait connaître, en présence de M. le conseiller Grabowsky, que cet engagement ne serait observé par l'autorité allemande qu'à la condition qu'elle fût mise en mesure de faire amener elle-même et rapidement par chemin de fer de Saint-Trond certaines quantités de vivres et d'approvisionnements qu'elle y possède.
«Afin qu'il pût être satisfait à cette condition, je me suis vu obligé d'écrire au Gouvernement belge à Anvers pour lui demander d'autoriser l'envoi de locomotives à Bruxelles. La réponse du Gouvernement belge ne m'est pas encore parvenue. Quelle que soit cette réponse, je dois, Monsieur le Gouverneur, protester auprès de vous contre la contrainte qui m'a été imposée. L'engagement pris au nom du Gouvernement allemand par la convention ci-dessus rappelée du 24 courant n'était subordonné à aucune condition. En introduire une ultérieurement a été méconnaître la parole donnée et détruire la confiance que doit inspirer un contrat souscrit régulièrement au nom du Gouvernement allemand.
«Vous reconnaîtrez, j'en suis convaincu, que mon devoir était de vous exprimer les réserves que je viens de formuler.
«Le Bourgmestre,
«Adolphe MAX.»
Deux jours après, un officier allemand se présentait chez le bourgmestre pour exiger de la levure. Voici le procès-verbal de l'entretien:
28 août 1914.
«L'an 1914, le 28 août, à 9h 45 du matin, un officier supérieur allemand, se disant envoyé par un général chef d'état-major commandant des troupes cantonnées à environ 20 kilomètres de Bruxelles, s'est présenté à l'Hôtel de Ville et m'a requis de lui fournir 20 à 25 livres et au besoin 50 livres de levure. J'ai répondu que je ne pouvais satisfaire à cette demande; qu'en effet, par convention du 24 courant, le Gouvernement allemand s'était engagé vis-à-vis de moi à ne plus faire de réquisitions en vivres pendant un délai de huit jours. L'officier a fait observer que, son mandant ayant un grade supérieur à celui du gouverneur allemand de Bruxelles, il ne se considérait pas comme lié par cette convention et persistait par conséquent dans sa demande, offrant au surplus de payer les quantités de levure qui lui seraient fournies.
«J'ai déclaré qu'il allait de soi que toute réquisition de la part des autorités allemandes devait donner lieu à paiement, mais que la convention que j'invoquais suspendait le principe même dès réquisitions. Qu'au surplus, cette convention n'émanait pas du gouvernement allemand militaire de Bruxelles, en son nom personnel, mais qu'elle liait le Gouvernement allemand lui-même, étant d'ailleurs signée non seulement par le gouverneur, mais aussi par le conseiller aulique, seul représentant autorisé de la légation allemande en ce moment à Bruxelles.
«L'officier ayant annoncé que, nécessité faisant loi et ses troupes devant, être nourries, il se verrait forcé de passer outre, j'ai répondu qu'en ce cas je réunirais les membres du corps diplomatique et les prierais de faire connaître au monde civilisé que l'Empire allemand violait une parole donnée en son nom. L'officier m'a prié de mettre à sa disposition un membre du personnel de l'Administration communale pour le guider dans ses recherches en vue de découvrir les magasins où il pourrait se procurer de la levure. J'ai répondu que je ne pouvais accéder à sa demande. Il s'est retiré alors en me faisant connaître qu'il allait en référer au gouverneur militaire.»
Le 29 août, le bourgmestre pouvait annoncer que les bons de réquisition étaient payables dans les bureaux du Sénat, rue de Louvain, de 9 heures à midi et de 3 à 5 heures de relevée.
(M. Adolphe Max, bourgmestre de Bruxelles. Son administration du 10 août au 16 septembre 1914, p. 25.)
Voici un bon exemple de confiscation:
Encore une confiscation allemande.
Le Gouvernement allemand a congédié les dirigeants de la Croix-Rouge et a confisqué leur caisse où se trouvait encore une somme de 250.000 francs.
Prétexte: La Croix-Rouge refusait d'obéir aux volontés du Gouvernement allemand qui ordonnait à l'institution charitable belge de «coopérer méthodiquement aux oeuvres de bienfaisance d'un caractère urgent» (sic), d'après le texte de l'affiche allemande.
Motif réel: La Croix-Rouge refusait de s'occuper d'une catégorie spéciale de blessés des deux sexes, que nous désignerons suffisamment sous cette appellation: «les blessés du vice». Or, cette catégorie de blessés a subi une très notable augmentation depuis l'invasion allemande. On a dû y consacrer tout un hôpital rien que pour Bruxelles.
Tout prétexte leur est bon pour nous extorquer de l'argent. Bruxelles a dû payer 5 millions parce qu'un de ses agents de police avait maltraité un mouchard.76 La ville de Liège a été condamnée à une amende de 20 millions pour une prétendue attaque de francs-tireurs, complètement inventée par les Allemands.
Toutefois, leurs trois plus grosses opérations financières restent les réquisitions en masse à Anvers, 77 la contribution annuelle de 480 millions et la saisie d'un milliard.