La pudique Albion
IX
COMPLÉMENT
D’UN PRÉCÉDENT CHAPITRE[10]
[10] Voir les Nuits de Londres.
As a general statement, it is perfectly true that in this country juvenile crime holds a fearful preponderance.
(Rév. Henry Worsley, Juvenile Depravity.)
L’ancien directeur des investigations criminelles, Vincent Howard, dans un rapport au comité de la Chambre des lords (select committee of the House of lords) sur une loi relative à la protection des jeunes filles, déclare qu’il existe à Londres, et dans quantité de quartiers, une foule de gens dont la seule industrie est de procurer des enfants à la basse débauche. Je n’ai pas sous les yeux le texte entier du rapport, mais j’en ai quantité d’extraits, suffisants pour réfuter les reproches d’exagération dont j’ai été assailli quand j’ai soulevé dans mes Va-nu-pieds de Londres le voile de ces effrayantes misères sociales. « Sans difficulté aucune (without any difficulty whatsoever), dit-il, on vous procure des enfants de treize ans ; quant à ceux de quatorze, quinze ou seize, ils sont sans nombre. Le superintendant Dunlop vous dira que la prostitution juvénile s’ébat en ce moment même, principalement aux environs de Haymarket, de Waterloo Place et de Piccadilly, où, dès la nuit tombée, des fillettes de treize et quatorze ans vont par les rues, s’offrant ouvertement à qui veut les prendre.
« Il arrive fréquemment, et je suis convaincu que c’est la généralité des cas, que des enfants vivant dans leur famille (at home) se prostituent avec l’entière connaissance et même la complicité de leur mère, à qui elles rapportent leurs profits. Je parle de faits avérés, dont je suis absolument certain. Les procureuses s’entendent avec la mère, qui, à une heure convenue, leur adresse la fillette dans telle ou telle maison. Quel recours à la police ? Aucun. Elle ne peut que maintenir le bon ordre dans la rue.
» La conséquence de notre impuissance, continue le chef de la police métropolitaine, est que, dans Londres, dès quatre heures de l’après-midi, je dirai même dès trois heures, une honnête femme ne peut aller à pied de l’extrémité de Haymarket à Wellington Street. Dès trois ou quatre heures Villiers street, Charing Cross station, le Strand, sont encombrées de prostituées de tout âge qui sollicitent les passants. On a fait récemment le calcul que passé minuit, plus de cinq cent filles se promènent entre Piccadilly Circus, et Waterloo Place, — un espace de quelques centaines de mètres. Et quelles sont ces filles ? Des prostituées de profession ? Pas toutes. Un grand nombre sont des employées de magasins, des demoiselles de comptoir. »
Ces documents, venant d’une telle source, sont précieux. En voici d’autres fournis au même comité par un superintendant divisionnaire, celui du district de Saint-James, l’officier de police Dunlop. Il concerne la prostitution des petites servantes. Il n’est pas inutile de dire que les loueuses de pauvres garnis, les employés, les artisans aisés et grand nombre de boutiquiers des quartiers populeux emploient, pour aider au ménage, de toutes jeunes filles de quatorze, treize et même douze ans, auxquelles ils ne donnent que de très minimes gages.
« Ces petites servantes abondent dans mu division. Leurs parents sont généralement dans la plus grande pauvreté, et elles sont elles-mêmes, pour la plupart, très misérablement vêtues. En allant faire des commissions, elles se croisent continuellement avec des camarades du même âge, hier encore servantes comme elles, aujourd’hui habillées de soie et de satin (dressed in silks and satins). On s’accoste, on se cause, et le mal est fait.
» — Comment, deux schellings par semaine pour travailler tout le jour comme une esclave ! Moi je ne travaille pas, je m’amuse ; j’ai de belles robes et je gagne beaucoup d’argent !
» J’ai observé les allées et venues de ces petites filles, appartenant généralement aux plus basses classes des quartiers de Newport Market, Bedford ou Seven Dials, en ce qui concerne ma division. On les voit d’abord errer deux par deux, très pauvrement mises, avec un mauvais mouchoir de couleur sur les épaules ; quelques jours après, je remarque que le costume est un peu plus soigné, et enfin paraissent les chapeaux à plumes et les vêtements de soie et de satin. »
Un certain nombre poussent dans les rues, les squares, et les parcs — si le parc n’est pas éloigné du logis — de petites voitures d’enfants, avec un ou deux, quelquefois trois marmots attachés à leurs jupes. Elles peuvent ainsi échapper pendant plusieurs heures à la surveillance des parents ou des maîtres, flirter à leur aise et accepter des rendez-vous. Le perambulateur et les marmots attendent à la porte de l’allée où a disparu la petite servante ou la grande sœur pour satisfaire un prétendu besoin pressant. Ces enfants sont viciés dès le plus bas âge, et le séducteur, si séduction il y a, n’a qu’à se baisser pour ramasser sa proie.
— Un membre du comité, lord Leigh, demande si, dans les logis où ont grandi ces filles, les deux sexes ne sont pas mêlés.
« Généralement, filles et garçons couchent dans la même chambre, avec le père et la mère, qui, eux-mêmes, vivent en état irrégulier.
» Souvent une femme délaissée par son amant avec deux ou trois enfants et quelquefois davantage, s’associe à un veuf qui, de son côté, traîne une nichée de fillettes et de garçonnets. Tout cela cohabite ensemble, n’ayant qu’une couche unique qu’on dédouble pour la nuit. Les filles du veuf vont avec les fils de la nouvelle belle-mère, et vice versa et souvent l’aînée de toute la bande n’a pas dix ans. Le plus grand nombre de ces filles, sitôt leur nubilité, s’empressent de quitter le toit familial pour se mettre avec quelque jeune rufian du voisinage.
» — J’en ai encore eu un exemple ce matin, dit le superintendant de Saint-James. Deux garçons de quinze à seize ans furent amenés à mon poste de police pour tentative de vol. Comme toujours en pareil cas, nombre de polissons et de voyous se groupèrent, attendant la voiture cellulaire pour y voir monter les prisonniers. Dans le tas je remarquai une petite fille très proprement mise et chaussée de luxueuses bottines à hauts talons, montantes et boutonnées jusqu’à mi-jambes. Les jupes, très courtes, descendaient à peine au-dessous du mollet. Une polonaise bien taillée serrait sa taille, et ses cheveux bouclés ondulaient sur ses épaules. Je m’approchai et essayai d’entamer la conversation. Elle vit bien que j’étais de la police, et me répondit qu’elle attendait pour voir sortir du poste son homme. Je dis alors : « Lui est-il arrivé une fâcheuse histoire ? Marchons un peu, nous allons causer. » Je flairais quelques renseignements intéressants à ajouter à ceux déjà recueillis pour apporter à Vos Seigneuries ; mais elle se méfiait trop de moi. « Oh non, dit-elle, oh non. » Je remarquais qu’elle avait ses doigts couverts de bagues. Une enfant si jeune !
» Lord Cairns. — Quel âge paraissait-elle avoir ?
» — A peine treize ans.
» — Et vous ne l’avez pas questionnée davantage ?
» — Elle devina bien que telle était mon intention, et se mit à rire, s’éloigna de moi, courut sur le passage de la voiture cellulaire et attendit jusqu’à ce qu’elle ait vu son homme y monter, puis s’élança dans la direction du tribunal pour assister à l’interrogatoire. »
Lord Norton demande candidement si c’est le jeune monsieur arrêté qui entretenait cette petite personne.
L’officier de police, étonné, répond que vraisemblablement c’est au contraire la jeune personne qui entretient le petit monsieur.
« — Ils vivent donc ensemble comme mari et femme ?
» — Il n’y a pas le moindre doute à cet égard. »
Ce simple compte rendu, avec sa sécheresse et sa brutalité de procès-verbal, n’a nul besoin de commentaires plus amplement explicatifs.
Je dois ajouter, cependant, une remarque, remarque qui se présentera d’elle-même à tous ceux qui se sont donné la peine, non de jeter en passant un regard furtif, mais de visiter les bas-fonds, soit de Londres, soit de Birmingham, Manchester, Liverpool, enfin de toute grande cité du Royaume-Uni, c’est que — dans ce rapport, il n’est question que des jeunes filles qui se livrant ouvertement à la prostitution, attirent par leurs allures ou leur mise l’œil de la police, c’est-à-dire celles ayant atteint leurs treize ans. Mais il en est quantité d’autres, au-dessous de cet âge, — bien au-dessous, — suivant secrètement les traces de leurs aînées. En France et, je crois, sur tout le continent, la loi punit le séducteur ou l’industriel exploitant la débauche de toute fille au-dessous de vingt-et-un ans en le poursuivant pour détournement de mineure ou excitation à la débauche ; en Angleterre, c’est au-dessous de treize ans seulement que la loi peut sévir[11].
[11] Il faut se rappeler que ces chapitres ont été écrits bien avant les révélations de la Pall-Mall Gazette. L’âge, depuis, a été élevé à 16 ans.
J’ai déjà parlé de ces infiniment mineures, et je ne reviendrai plus sur cet horrible sujet ; mais par cela seul que le délit tombe sous le coup de la loi il se cache davantage, prend plus de précautions et échappe ainsi à la surveillance, aux répressions, aux statistiques des philanthropes et aux rapports des policiers.