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La pudique Albion

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VI
LETTRES ÉDIFIANTES

Ici je ferai fin à ce livre ; la teste me faict un peu de mal, et sens bien que les registres de mon cerveau sont quelque peu brouillés de cette purée…

(Rabelais.)

« Au fond, il n’y a ni crimes, ni délits ; tout n’est que convention, écrivait Aurélien Scholl. Les boulevards, les rues, le Palais de Justice, les prisons, les églises, ne sont que des décors. » Effaçons le mot crime et laissons l’autre, le délit, qui n’est qu’une infraction à une loi, votée souvent par une poignée d’imbéciles, ou d’hypocrites, ou de vicieux ; ou une infraction à la morale du jour, aussi variable et élastique que la conscience des juges qui, en tant que délit, n’existe que suivant l’interprétation que trois bonshommes plus ou moins éclairés, plus ou moins ennuyés, prévenus ou tartufes, donnent à ce texte de loi.

Et la preuve est que le même acte condamné par un tribunal est absous par le tribunal voisin, et qu’un fait qualifié outrageant les bonnes mœurs dans un pays est prôné dans celui d’à côté comme indispensable au maintien des bonnes mœurs.

Affaire de mode, d’appréciation, de milieu, des préjugés, de point de vue, d’époque.

Nulle idée d’indécence n’était autrefois attachée à la peine du fouet en public. C’était la punition légale et ordinaire pour quantité de délits. Le coupable, homme ou femme, était dépouillé de ses vêtements, lié derrière une charrette et exposé ainsi jusqu’à ce que l’exécuteur accomplît son œuvre. Sous le règne d’Élisabeth, un décret du Parlement ordonna que tout vagabond — mâle ou femelle — fût fouetté en place publique les jours de marché jusqu’à ce que le corps fût en sang.

Jusqu’en 1817, femmes et jeunes filles reçurent ainsi le fouet avec la sanction de l’aristocratie, de la magistrature et du clergé. Ce ne fut que vers cette époque que l’opinion s’éleva contre ces exécutions sur les femmes nues en présence des hommes, et le Parlement les fit cesser, du moins publiquement, car elles continuèrent dans les prisons longtemps après.

Je ne parle pas, bien entendu, du chat à neuf queues, martinet à neuf lanières de cuir, encore en usage dans les geôles, qui l’était aussi il n’y a pas dix ans dans l’armée et la marine, et ne s’applique que sur le dos et les reins, mais du vrai fouet dans son cynisme brutal et grossier, l’indécente fessée enfin.

Et cependant, voilà qu’un gentleman de la vieille roche s’indigne de cet adjectif indécent accolé au substantif fessée, et s’en plaint dans une lettre. Je copie :

« Voulez-vous, mon cher monsieur, me permettre de vous faire observer que l’épithète d’indécent ne devrait s’appliquer que dans le cas où des filles sont fouettées par des hommes et de jeunes garçons par des femmes, surtout si filles et garçons sont pubères. Alors c’est une grossière indécence et j’espère que votre voix s’élèvera pour détruire une telle iniquité. Mais quelle indécence y a-t-il à ce que le fouet soit infligé par des personnes du même sexe ? Les jeunes filles des pensions et des écoles sont accoutumées à se voir nues les unes les autres au dortoir et au bain. Rien donc d’indécent à ce qu’on fouette une compagne en leur présence. La majorité de nos correspondantes, maîtresses de pensionnats, s’accordent à reconnaître qu’une fessée en public est plus efficace qu’en privé. Et à l’appui de ceci, permettez-moi de terminer en altérant légèrement Shakespeare :

How oft the sight of the reward of ill
Makes good deeds done !

» Que de fois la vue des suites du mal fait naître les bonnes actions ! »

Cette étude sur l’objectionnable des jeunes Anglaises est plus longue que je ne pensais la faire, et je croyais avoir complètement épuisé le sujet dans mes précédents chapitres. Grave erreur, je n’en étais qu’aux préliminaires, car ce que j’ai écrit ne pourrait guère servir que d’avant-propos et d’introduction à ce que j’aurais encore à dire si je voulais tout raconter.

Si j’ai ajouté un nouveau chapitre, c’est que force lettres sont venues me relancer dans ma solitude du Kent pour m’engager à poursuivre, mais j’ai dit dans un précédent chapitre le motif qui m’empêchait non seulement de donner des détails, mais de simplement traduire ce qui ouvertement se publie dans la pudique Albion.

Il n’y a pas un crime, dit encore Aurélien Scholl, dont l’exemple ne soit donné d’en haut. » J’ajoute : ni une folie, ni une sottise, ni une excentricité, ni un vice, ni une aberration.

Je parlais d’honnêtes et hautes dames qui éprouvent un singulier plaisir à fouetter les petites pauvresses, les grooms et les filles de chambre, et voici que je trouve dans l’Histoire de la Verge (History of the Rod), par un clergyman de l’Église anglicane, le révérend W. M. Cooper, à la page 257 — vous voyez que je ne cite pas de mémoire et que je mets les points sur les i — que l’impératrice de Russie, celle que l’histoire a appelée la grande Catherine, raffolait de ce petit divertissement : « Elle ne dédaignait pas de se servir personnellement de la verge et, par le fait, la cinglade (whipping) était pour elle un passe-temps ou plutôt une passion. Elle fouettait ses filles de chambre, ses habilleuses, ses cuisinières, ses pages, ses valets de pied, lorsqu’elle était ennuyée et trouvait à cet exercice un grand confort et une amusante distraction ; les filles étaient hissées sur le dos des laquais, et les laquais à leur tour sur le dos des filles… » etc., etc. Glissons et n’insistons pas, car j’ai hâte d’arriver à mes lettres édifiantes, non celles que j’ai reçues, mais celles encore cueillies çà et là dans le Town Talk et que je livre expurgées comme les vieux livres à l’usage du dauphin, afin de compléter l’édification du lecteur sur l’éducation donnée aux demoiselles du Royaume-Uni.

La première, celle d’un autre gentleman qui signe gravement a married man of forty (un homme marié de quarante ans) sans doute pour se donner un plus haut caractère de sérieux et de respectabilité, trop longue et contenant des passages trop objectionnables pour être entièrement traduite, se termine ainsi :

« Je n’hésite pas à déclarer que la fessée est nécessaire à la fois pour les garçons et les filles, mais au-dessus de 9 ou 10 ans elle doit être infligée par une personne du même sexe, autant que faire se peut. Je ne vois cependant nulle indécence à ce qu’une femme de trente-cinq ans fouette un garçon de douze ou treize ans ni à ce qu’un père fouette ses filles, quand il en voit la nécessité, à moins toutefois qu’elles n’aient pas plus de seize à dix-sept ans. J’ai moi-même fouetté plusieurs fois les miennes, et ai obtenu de bons résultats.

» Mais de même que je crois à la nécessité et à la bienséance (propriety) du fouet avec la main, je dois emphatiquement déclarer que, excepté pour les garçons au-dessus de douze ou treize ans, la verge de bouleau est beaucoup trop cruelle et que son application sur les filles est, à mon opinion, brutale. La fessée manuelle sur la partie nue de la coupable, est assez sévère, et j’en ai de nombreuses preuves par ma femme, propriétaire d’une école de demoiselles. » Suit la description détaillée de plusieurs de ces châtiments que je n’oserais donner ; puis le bonhomme continue avec flegme :

» Plus d’une forte fille de dix-sept ou dix-huit ans pousse de véritables hurlements en recevant cette punition, qui a l’avantage de ne laisser d’autres marques que des rougeurs passagères sur la peau blanche. »

L’homme marié de quarante ans a la bonté d’informer ses lecteurs que naturellement il n’a jamais été témoin de ces exécutions, et cependant, continue-t-il, je fus une fois, et une fois seulement, appelé pour fouetter une des élèves de ma femme, et comme cette jeune personne avait commis une faute d’indécence, je ne pense pas être à blâmer. Je la conduisis dans ma chambre, et avec l’aide d’une file de service, m’étant assuré de sa personne, je levai ses vêtements, mis à nu la partie inférieure de son dos, et lui donnai le fouet de ma propre main.

» Aucune des autres élèves ne l’a jamais su, c’eût été une humiliation inutile et, quelque temps après, la mère de la jeune demoiselle vint m’adresser pour ce fait des remerciements chaleureux. »

Je le répète, j’ai passé une partie de la lettre dont il m’eût été impossible de donner la traduction, mais je renvoie les lecteurs qui lisent l’anglais au numéro du 26 avril du Town Talk.

Voici une correspondance plus récente parue dans le numéro du 14 juin ; celle-ci est d’une mère de famille qui raconte un cas de sa propre expérience, et donne le fait, dit-elle, sans commentaires. Il n’en est, du reste, pas besoin.

« Mistress A… se plaignit au révérend M. B… de la mauvaise conduite de sa fille aînée, Isabel, âgée de quinze ans. Elle avait commis une faute sérieuse et méritait le fouet. Mais miss Isabel, belle et forte fille, déclina de recevoir le fouet ; aussi mistress A… pria-t-elle le clergyman d’officier en cette circonstance à la place du père défunt.

» En conséquence, miss Isabel fut appelée et engagée à s’étendre sur le sopha et à relever ses jupes. Elle refusa ; le recteur alors s’empara d’elle, la jeta sur ses genoux, et la frappa de sa canne sur toutes les parties du corps qu’il pouvait atteindre, pendant la lutte. Ceci, lui fut-il dit, était seulement pour la châtier de son impudence ; maintenant, elle devait se soumettre à la punition méritée pour sa faute. Bref, elle eut à retirer son pantalon, à se placer elle-même en position (place herself in position) et à recevoir sans plus de résistance la vieille cinglade (an old fashionned spanking), d’abord de la main du révérend M. B… et ensuite de celle de mistress A… La douleur fut cuisante, mais, naturellement il n’y eut nulle injure physique (no physical injury) et Isabel dut, dans cette ignominieuse position, remercier sa mère et l’ami de sa mère, après on lui permit de rajuster ses vêtements et de se retirer. La mère a déclaré que, depuis, sa fille était complètement changée et devenue une jeune personne accomplie. »

On le voit, les lettres que publie hebdomadairement le Town Talk apportent de piquantes révélations sur les dessous de la société anglaise, et montrent naïvement ce qui se cache derrière ses décors d’honnêteté et de décence.

Les jeunes misses, beaucoup plus délurées que nos demoiselles, moins niaises et plus indépendantes donnent, paraît-il, du fil à retordre aux maîtresses de pension. Ce ne sont pas de petites brebis que le pasteur ou la pastourelle conduit paisiblement ainsi qu’un docile troupeau, mais des chevrettes récalcitrantes et fantasques bravant l’autorité, faisant tapage et flirtage en dépit du qu’en dira-t-on.

« Personne, excepté ceux qui ont charge de filles, écrit piteusement un autre correspondant qui signe Pro Rod (Pour la trique), ne peut savoir combien elles sont désobéissantes, turbulentes, déréglées ; et à moins que la maîtresse qui les dirige n’ait tous pouvoirs sur ses élèves, elle doit abandonner l’espoir de se faire obéir. »

Aussi nombre de matrones s’accrochent-elles à la verge séculaire comme à un bâton de commandement, prétendant que, si elle était plus en usage, il serait plus aisé de maintenir la discipline, spécialement chez les grandes demoiselles, et que celles-ci surtout ont plus besoin du fouet que les petits garçons.

« Il est absurde de s’imaginer qu’une grosse et impertinente fille de seize ans (sturdy young hussy of sixteen), écrit une directrice d’école publique, peut être corrigée par des pensums ou des remontrances ; une souple et solide branche de bouleau est ce qu’il y a de mieux, particulièrement si on la trempe au préalable dans l’eau pour en augmenter les propriétés mordantes, et à défaut une canne de jonc d’un penny ou même une cravache de dame, pour les jeunes personnes très développées. Une lanière écossaise en cuir (tawse) n’est pas à dédaigner. Et quand on s’en est servi pendant quelque temps, sévèrement, sans faiblesse, à nu, et sans crainte d’injurier la santé de la délinquante, rien que la menace d’une expérience nouvelle fait rentrer les plus récalcitrantes et les plus arrogantes dans l’humilité et le devoir. »

Je termine, car je suppose les lecteurs pleinement édifiés.

Au cas contraire, je leur répondrais comme maître Alcofribas : « Bonsoir, messieurs, PARDONNATE MI ; et ne pensez tant à mes faultes que ne pensez bien ès vostres… Si vous me dictes : « Maistre, il semblerait que ne fussiez grandement sage de nous escrire ces balivernes et plaisantes moquettes ; » je vous respond que vous ne l’estes guères plus de vous amuser à les lire. »

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