La pudique Albion
III
FILLES FESSÉES
Que ce ne soit pas la crainte du diable qui vous empêche de faire le mal, mademoiselle. Cette menace est un propos de bonne femme ou de capucin, qui n’intimide que pour un quart d’heure et qui n’a jamais retenu personne. On oublie son devoir en sortant du sermon, si l’on est attendue avec impatience par son amant. C’est le respect humain, mademoiselle, c’est la crainte de ce monde, et non de l’autre, qu’il faut ne point perdre de vue.
(Madame de Rieux.)
Je pensais bien que le chapitre qu’on vient de lire soulèverait des protestations. Mes récits des misères et des débauches de Londres avaient déjà trouvé des incrédules même et surtout parmi quelques-uns de ceux que les haines bourgeoises tinrent pendant dix années en Angleterre, et qui, paraît-il, ayant étudié les mœurs britanniques au Café Royal et dans les divers restaurants français et tavernes cosmopolites de Soho Square et de Charlotte street, s’étonnaient que je racontasse des choses inconnues dans ces divers établissements.
« A beau mentir qui vient de loin », dit le proverbe. Mais comme Londres est à nos portes, qu’on peut en moins de dix heures être transporté du boulevard Montmartre au centre de Trafalgar Square, c’était mentir par trop impudemment.
La promiscuité étalée dans les bouges, les petites prostituées de neuf ans, les scènes de l’Arétin jouées en plein carrefour, les mères offrant leurs enfants impubères, cela se voit un peu partout, mais des filles bonnes à marier recevant le fouet dans les écoles ! histoires à reléguer au temps où la reine Anne filait ou dans les contes de Canterbury !
Parbleu, si le fait n’était pas étrange, je n’eusse pas pris la peine de le dire, et peut-être même n’aurais-je pas osé le dire, si je n’avais pu le prouver.
La Cecilia, le premier, il y a quelques dix ans, me le signala. Cet homme extraordinaire qui parlait et écrivait vingt-sept langues, réduit comme tous les proscrits à la portion congrue, donnait alors des leçons de français dans une école de filles du sud de Londres. Traversant un matin un corridor pour se rendre à sa classe, il entendit des supplications suivies d’un bruit ressemblant à ce que nos pères appelaient une cinglade, et nous, une forte fessée. Or, comme les jeunes élèves de l’école n’avaient pas moins de douze ans, le châtiment lui parut si extraordinaire en raison de la pudibonderie anglaise qu’il prit, avec toutes sortes de précautions, des informations sur la nature de ce bruit insolite, près de la sous-maîtresse assistant à son cours.
— Oh ! répondit-elle en rougissant un peu, c’est une petite fessée (little whipping) qu’on a infligée à cette mauvaise tête de miss O’Brien.
Miss O’Brien était précisément une des plus grandes élèves, superbe Irlandaise de dix-sept ans mais qui en paraissait vingt, tant la nature avait pour elle été prodigue.
— Vous ne voulez pas dire, répliqua La Cecilia stupéfait, qu’on a donné le fouet à cette grande fille ?
— Parfaitement, « le fouet », comme vous l’appelez ; c’est l’usage de la maison.
La Cecilia n’osa entrer dans de plus amples détails, et lorsqu’il me raconta la chose, elle me parut si monstrueuse que je fis comme les anciens clients des bars de Charlotte Street, je refusai d’y ajouter foi.
Ce ne fut que bien plus tard, alors que l’héroïque défenseur de Châteaudun, souffrant du mal qui devait le tuer à Alexandrie, m’ayant prié de le remplacer provisoirement dans son cours, je me trouvai à même de reconnaître la véracité du fait.
Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit ici d’un épisode isolé, cas particulier à une école dirigée par une vieille fille hystérique qui passe ses rages de chair séchée et les colères de ses attentes déçues en meurtrissant des chairs fraîches ; il est, sinon général, au moins très commun, ainsi que le prouveront surabondamment les pages qui vont suivre.
A plusieurs reprises déjà se sont élevées des protestations indignées de pères et de mères ; mais, comme la pruderie anglaise ne permet pas que l’on touche à des questions de certaine nature, il est improper et skocking d’en parler, et sous prétexte de ne pas effaroucher les pudeurs extrêmement susceptibles des lecteurs et des lectrices, la presse entière s’accorde à mettre systématiquement la lumière sous le boisseau.
Un journal hebdomadaire, le Town Talk, a cependant attaché le grelot, entreprenant une campagne contre ces fessées scolastiques, non pas qu’il les trouve mauvaises en elles-mêmes, — « la fessée a du bon, nos aïeules étaient fouettées et ne s’en portaient pas plus mal : pourquoi nos filles ne le seraient-elles pas ? Et il est certainement plus d’une de ces grandes turbulentes, effrontées, impertinentes et paresseuses qui méritent la schlague autant et plus que les garçons », — mais il ne veut pas qu’on la donne en public.
Sous le titre indecent whipping, il publie chaque semaine une ou plusieurs lettres donnant de très intéressants détails sur ce sujet délicat et glissant et, comme disent les Anglais, très objectionnable, mais qui apportent d’étonnantes éclaircies dans ce recoin, resté jusqu’ici pudiquement voilé aux étrangers, des dessous de la pudeur britannique.
Tableaux et descriptions y sont tracés avec naïveté et franchise, mais aussi avec une précision telle que, si j’en traduisais littéralement les passages, je ne manquerais pas d’être poursuivi par notre très vertueuse magistrature, pour outrages aux bonnes mœurs.
Nous n’avons pas pris à nos voisins que les railways, les tramways, le jockey club, le five o’clock tea, et le turf, certains leur ont emprunté leur hypocrisie et comme tous les imitateurs, ont exagéré.
Je vais donc citer quelques-unes de ces lettres ou du moins en donner les passages les plus saillants.
La première est d’un gentleman nommé G. Ferguson :
« Quant à l’abominable pratique de fouetter les jeunes filles dans les écoles, écrit-il, je veux vous relater ce qui vient d’arriver dans une pension du nord de Londres à une jeune personne dont je suis le tuteur. Elle a dix-huit ans et y fut envoyée pour terminer sa dernière année d’éducation. Un soir, une des plus jeunes du pensionnat, fillette de douze ans, ayant été fort désobéissante, la maîtresse ordonna à ma pupille de fouetter en sa présence la petite dont elle retroussa aussitôt elle-même les jupons. L’autre naturellement, stupéfiée de cet ordre, refusa nettement de l’exécuter. Alors, la maîtresse, après avoir fessé très sévèrement la fillette, conduisit ma pupille dans la classe où sept ou huit autres de ses compagnes travaillaient, leur disant qu’elle allait faire un exemple. Elle ordonna à la jeune fille d’ôter sa robe et son pantalon, la menaçant, si elle n’obéissait pas, d’envoyer chercher le maître d’allemand pour la déshabiller. Affolée, elle céda et fut contrainte de se tenir devant ses camarades dans la plus humiliante et la plus indécente des attitudes, la moitié de ses effets enlevée et l’autre moitié retroussée jusque sur ses épaules, tandis que la maîtresse la frappait avec une verge de bouleau jusqu’à ce que le sang ruisselât sur les cuisses. Alors seulement elle s’arrêta et l’envoya au lit. »
La lettre suivante est signée G. Palmer :
« Pendant mon séjour à la campagne, je mis ma fille dans une école qui passe cependant pour l’une des meilleures de Bayswater. Je dus bientôt l’en retirer, et voici dans quelles circonstances. Les élèves ont de onze à dix-huit ans, ma fille en a quinze, et c’est la coutume de la maîtresse où sous-maîtresse de service, quand les leçons ne sont pas bien apprises ou même pour des causes encore plus futiles, de fouetter la coupable au milieu de la classe, jupes troussées et pantalon bas, avec une canne et souvent une forte lanière de cuir. Mais ceci n’est rien. Ma fille est arriérée en arithmétique ; aussi la maîtresse l’a placée dans une classe inférieure avec six ou sept jeunes garçons, élèves externes. Un jour ma fille et un petit garçon d’environ dix ans ne firent pas convenablement leur devoir ; aussitôt après la leçon la sous-maîtresse les conduisit à la directrice qui ordonna la peine du fouet ; elle les mena dans sa chambre et malgré les pleurs de ma pauvre fillette qui suppliait qu’on ne la fouettât pas devant le petit garçon, et d’égales supplications de celui-ci pour ne pas l’être devant une fille, ces deux femmes, après avoir déculotté le garçon, relevé sa chemise, puis mis presque à nu ma pauvre enfant qui se défendait de toutes ses forces, les couchèrent tous deux sur un sopha et les fouettèrent avec une canne, de la plus cruelle façon. »
Troisième tableau.
Il est signé Pater familias. L’auteur a craint sans doute de se compromettre, car il peut passer pour le bouquet. « Fouetter, dit-il, n’est pas une mauvaise chose, si la punition est infligée en secret. Je ne suis pas pudibond et ne fais pas de sensiblerie et je n’interviendrai jamais pour ma part, si une mère de famille ou une maîtresse de pension juge nécessaire d’infliger in strict privacy à une fille ou une élève réfractaire, eût-elle dix-huit ans, la bonne vieille fessée de nos aïeux (old fashionned whipping). Nous savons que ces demoiselles sont souvent turbulentes, désobéissantes, mauvaises têtes. Le châtiment en question est salutaire, efficace, et ne me paraît pas le moins du monde indécent, appliqué avec discrétion. Ce n’est pas plus inconvenant qu’une fille soit fouettée en privé par une femme qu’un garçon par un homme ; peut-être moins. Mais fouetter de grandes filles devant leurs compagnes est, je le déclare, hautement inconvenant (grossly improper). Les fouetter devant des hommes est absolument horrible. C’est une pratique que la législation ne devrait pas tolérer plus longtemps. Et j’ai le regret de l’avouer, la chose existe, et plus j’ai pris des informations près de mes amis, plus je l’ai trouvée commune. Dans une école religieuse de premier ordre (high class and religions school), j’ai appris de la bouche même d’un ami intime que sa fille, une jeune et belle personne de dix-neuf ans et à la veille de se marier, fut fouettée avec une branche de bouleau devant toute l’école, en présence du vicaire de la paroisse. »
Je pensais qu’après ceci on pouvait tirer l’échelle, mais à mesure que l’on s’avance dans ces mystérieux recoins, le panorama se déroule pittoresque et varié.
Quatrième tableau.
De plus fort en plus fort comme chez Nicolet.
C’est une dame, cette fois, qui écrit, et ses renseignements n’en sont que plus précieux. Elle déclare qu’étant depuis huit années dans l’enseignement elle est par conséquent en position de parler avec autorité.
La fessée, selon elle, est indispensable pour maintenir la discipline. Les élèves se rient des pensums, et les retenues, outre qu’elles sont nuisibles à la santé en privant les enfants d’exercice et du grand air, deviennent une vraie farce dont les malheureuses sous-maîtresses sont les premières victimes. Mais laissons la parole à cette dame :
« Au pensionnat que pendant plusieurs années je dirigeais en second, nous n’infligions la peine du fouet que pour de sérieuses offenses : conversations indécentes dans les dortoirs, lecture de livres prohibés (faute très commune), surprise de billets doux ou de conversation secrète avec des jeunes gens ou de petits garçons, mensonges incessants ou paresse invétérée. Le châtiment était infligé soit par la directrice, soit par une sous-maîtresse en sa présence, et un jour après la faute pour donner le temps de la réflexion.
« Le lendemain matin donc, la prière faite, la coupable était mandée dans le cabinet de la directrice qui lui ordonnait de se dépouiller de tous ses vêtements sauf la chemise. Une servante se trouvait là pour prêter main-forte. La dite servante la plaçait alors sur un canapé dans la posture obligatoire pour recevoir sur sa personne nue (on the bare person) six à dix-huit coups de baguette.
« La directrice frappait de telle sorte que souvent la jeune fille demandait grâce au premier ou au second coup ; mais je vis une fois une fillette de quatorze ans en recevoir douze vigoureux sans faire entendre la moindre plainte, tandis qu’une forte et solide gaillarde de dix-huit ans poussa des gémissements au premier. Elle cria et hurla pendant toute la durée du supplice, mais comme elle était punie pour un acte d’immoralité, elle dut le subir jusqu’au bout. Dix-huit coups lui rayèrent le bas des reins.
« La punition de ces deux pensionnaires eut lieu en même temps dans le cabinet de la directrice, mais la plus jeune étant passée la première sous la verge s’amusa fort, tandis qu’elle remettait ses vêtements, des cris et des contorsions de son aînée exécutée en sa présence. C’est même à partir de ce jour qu’on décida que les demoiselles ne seraient plus fouettées les unes devant les autres, car on s’était déjà aperçu que beaucoup d’entre elles se seraient volontiers soumises à une fessée, à condition de voir fouetter leurs camarades. « Ces jeunes personnes sont parfois si étranges ! » s’exclame la vieille dame.
Elle continue en déclarant que l’âge où le fouet agit le plus efficacement sur les filles varie entre 15 et 18 ans. « C’est l’époque, dit-elle, où les passions fermentent, prennent de la force, et il faut user d’un traitement radical. Pour les plus jeunes, quelques coups de baguette bien appliqués sur le gras des jambes ou des bras produit d’ordinaire l’effet désiré. Naturellement il n’est pas possible d’établir une règle quant au nombre de coups. Tout dépend des tempéraments et des caractères. Deux filles recevant le fouet ne se conduisent pas toutes deux de même façon sous la douleur ; les unes ont la chair plus sensible que les autres, mais en général, un coup par année est ce qu’il y a de plus équitable et de plus logique. Ainsi douze coups pour une fillette de douze ans. Une de trois lustres en recevra quinze, et ainsi de suite. »
A cette théorie si simplement exposée, je n’ajouterai pas un mot, jugeant tout commentaire superflu.