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La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1

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«Jusqu'à présent je n'ai su qu'être fils obéissant, et voilà à peu près tout ce que je savois. Par le coup le plus mortel, je me trouve à la tête de mes États et chargé d'un fardeau que je reconnois être beaucoup au-dessus de mes forces. Ce qui me rassure, c'est la persuasion, mon prince, qu'en me continuant vos sages conseils et vos bons avis, je me trouverai essentiellement soulagé dans cette tâche difficile et importante; c'est pour vous en requérir de mon mieux que je vous adresse cette lettre.

»À Vienne, le 6 décembre 1780.»

La Reine ayant reçu de Vienne communication de cette lettre, dit au Roi: «En vérité, mon frère en agit avec le prince de Kaunitz absolument comme vous en avez agi envers M. de Maurepas. Sans doute il est bon que les souverains demandent le concours des hommes dévoués et capables, mais il ne faut pas qu'ils se défient entièrement d'eux-mêmes.»

Marie-Thérèse, par testament fait conjointement avec feu l'Empereur son époux, avait légué à chacun de ses enfants un revenu annuel de quarante mille florins. Indépendamment de ce legs, le grand-duc de Toscane avait la seigneurie de Golsing et Holitsch, et le coadjuteur de Cologne et de Munster, le château de Schlofshoff et la jouissance de trois seigneuries qui devaient retourner à la couronne dès que l'archiduc serait parvenu à la dignité d'électeur de Cologne. Une clause de ce testament assignait par forme de legs un mois d'appointements à tous les militaires, depuis le feld-maréchal jusqu'au dernier soldat.

L'Empereur voulut que ces legs ne coûtassent rien au trésor de l'État; il les acquitta lui-même, «ne pouvant, disait-il, mieux employer un argent qui m'appartient personnellement et qui provient de la succession de mon père». Puis, pour honorer encore la mémoire de sa glorieuse mère, il ordonna qu'une des deux nouvelles forteresses qu'on élevait en Bohême, près de Leutmeritz, porterait le nom de Theresienstadt.

La perte de cette illustre princesse était partout ressentie. Frédéric II écrivait à d'Alembert: «J'ai donné des larmes bien sincères à sa mort; elle a fait honneur à son sexe et au trône. Je lui ai fait la guerre, et je n'ai jamais été son ennemi.»

S'il est beau de voir les grandes âmes toujours bien jugées par les grands hommes, il est touchant aussi de voir les vertus des mères passer comme un héritage aux enfants et devenir leur entretien le plus aimé. Marie-Antoinette se plaisait à parler de la bonté de sa mère (la bonté, dont Bossuet a dit que c'était le trait qui rapprochait le plus les souverains de Dieu), à citer des actes de charité dont elle avait été elle-même témoin. «Combien ma mère valait mieux que nous! dit-elle un jour; ma mère, qui trouvait que le spectacle d'un seul pauvre suffisait pour déshonorer son règne!» Une autre fois, s'étant attardée au lit plus longtemps que de coutume, elle s'écria: «Et ma mère qui se reprochait le temps qu'elle donnait au sommeil, disant que c'était autant de dérobé à ses peuples!»

Le dimanche 22 avril 1781, après avoir assisté aux vêpres et au salut dans la chapelle du château, la cour avait quitté Versailles à sept heures pour aller souper et coucher à Marly. Elle demeura dans cette résidence jusqu'au 20 mai.

Madame Élisabeth, accompagnée de la comtesse Diane, vint à Versailles le 14, conduite surtout par le désir de voir madame de Bombelles. Celle-ci, prévenue de l'arrivée de sa princesse, vole aussitôt vers elle. Je vais laisser la parole à cette charmante femme. Comme personne ne connut mieux Madame Élisabeth, personne ne l'aima plus, personne ne sut mieux en parler. Qu'est-ce que le récit du passé, toujours un peu froid dans la bouche de l'historien, auprès de cette correspondance qui fait reparaître le passé lui-même avec les fraîches couleurs de la vie? Quelle femme, quelle mère, quelle amie que madame de Bombelles! Sa plume, tour à tour enjouée, attendrie, spirituelle, sérieuse, va évoquer pour nous la société des dernières années du dix-huitième siècle, société qui ne fut point sans reproche sans doute, mais qu'on a calomniée en généralisant le blâme porté sur ses idées et sur ses mœurs, ce qui est un déni de justice à tant de femmes aussi vertueuses que charmantes, en tête desquelles je placerai les amies de Madame Élisabeth.

Voici les lettres de madame de Bombelles à son mari:—«J'ai été, écrit-elle, le 15 mai, la trouver dans son appartement. Elle m'a dit que la Reine vouloit absolument que j'allasse demain à Marly, où il y auroit un grand déjeuner et une partie de barres. Je voudrois bien y aller, parce que ce seroit un moyen d'y faire ma cour; mais la visite du comte d'Esterhazy pourroit bien m'en empêcher. Je me préparerai pour partir; si le comte vient me voir de bonne heure, j'irai; s'il arrive tard, je n'irai pas, et j'ai prié Madame Élisabeth de dire dans ce cas à la Reine que je ne pense pas y aller, que mon fils étoit malade (j'espère que cela ne lui portera pas malheur, à ce pauvre petit chou!)»

Madame de Bombelles put aller à Marly, et après avoir exprimé à son mari, dans une lettre datée du 17, tout le regret qu'elle eut de quitter son fils, toutes les inquiétudes qui assiégèrent son esprit pendant cette courte absence, tout le bonheur qu'elle eut en le trouvant au retour calme et endormi, elle ajoute: «Tu te fais une idée de ma joie: j'étois transportée et fort aise d'avoir été à Marly, parce que j'y ai été reçue à merveille. La Reine n'a pas cessé d'être occupée de moi, de me parler de mon fils, combien elle l'avoit trouvé beau, de me plaisanter sur la peur que j'avois eue d'entrer dans le salon; enfin elle m'a traitée comme si elle m'aimoit beaucoup. Elle a été hier matin à la petite maison et a dit à madame de Guéménée et à ma sœur qu'elle étoit fort aise de mon retour, qu'elle m'avoit trouvée blanchie, parlant beaucoup mieux, et un maintien charmant.» Eh bien, si flatteurs que fussent ces succès, madame de Bombelles préférait à la vie de cour la vie tranquille et retirée qu'elle avait menée à Ratisbonne. Les succès de son fils bien-aimé, de Bombon, comme elle l'appelait, la flattaient infiniment plus que les siens. Cette humble et simple femme était une orgueilleuse mère; elle comptait bien, quand les roses de la santé auraient refleuri sur les joues de son enfant, le montrer dans tout l'éclat de sa beauté. En attendant, elle jouissait délicieusement de l'intérêt que Madame Élisabeth témoignait à Bombon d'abord, à elle ensuite. «Madame Élisabeth, continue-t-elle, a eu la bonté de m'envoyer tout à l'heure un courrier pour avoir de ses nouvelles. Mon Dieu, qu'elle est aimable! d'honneur, je l'aime à la folie. Si tu avois vu combien elle étoit contente de mes petits succès d'avant-hier, comme elle est venue tout doucement m'arranger mon fichu, afin qu'il eût meilleure grâce, me dire la manière dont il falloit que je remerciasse la Reine de ce qu'elle m'avoit invitée à cette partie, réellement j'étois attendrie de son intérêt pour moi, et je voudrois avoir mille manières de lui montrer ma reconnoissance.»

Le 29 mai, de Villiers, habitation d'été de M. et madame de Travanet, ses beau-frère et belle-sœur, madame de Bombelles écrivait à son mari: «... Conçois-tu qu'il n'y ait que vingt jours que nous sommes séparés? Il me semble, en vérité, qu'il y a vingt mois. Comment ferai-je pour être un an sans le voir? Mon Dieu, que cela m'ennuie! Mais il faut du courage: je vais bien m'occuper de tes affaires, de mon petit Bombon, et le temps se passera, car enfin tout passe. Je regarde cette année-ci comme un temps de pénitence, et celle où je te verrai, je serai aussi heureuse que je le suis peu actuellement. Il faut avouer que j'ai bien des dédommagements par Madame Élisabeth, qui me comble de bontés. J'en sens tout le prix, mais j'en jouirai davantage lorsque tu seras avec moi. J'ai toujours oublié de te dire qu'elle m'a priée d'aller voir M. d'Harvelay et de l'engager à lui prêter deux mille louis pour pouvoir se liquider vis-à-vis de M. de Travanet, de la comtesse Diane à qui elle doit cinq cents louis, des marchands; enfin, avec cette somme, elle ne devra plus rien. J'ai cru ne pas devoir lui refuser ce service, et j'irai pour cette raison à Paris jeudi; pourvu que M. d'Harvelay n'aille pas imaginer que cet argent soit pour nous, comme avoit fait M. de Travanet; j'espère que non, et qu'il ne refusera pas cette somme à Madame Élisabeth. Je t'avouerai que j'aimerois autant n'être pas chargée de cette commission; mais comment faire? Madame Élisabeth m'auroit su fort mauvais gré de mon peu de complaisance, et j'aurois manqué à la reconnoissance et à l'attachement que je lui dois.....»

«À Versailles, ce 7 juin 1781.

»Je quitte Madame Élisabeth pour te dire un petit mot. Elle ne vouloit pas me laisser aller; mais lorsque je lui ai dit que j'avois envie de t'écrire parce que le courrier partoit demain de Paris, et que sans cela tu serois cinq jours sans avoir de mes nouvelles, elle m'a répondu: «Va-t'en, dis-lui bien des choses de ma part, et, quoiqu'il me prive ce soir de toi, que je l'aime de tout mon cœur.» Elle a toujours pour moi des bontés charmantes; il n'y a sortes d'amitiés qu'elle ne me témoigne, et je lui suis réellement bien tendrement attachée.....

»J'ai dîné aujourd'hui chez maman, et nous nous sommes amusées ensemble comme des reines; nous avons causé... nous avons joué avec Bombon, qui entend la plaisanterie à merveille, et qui a d'autant bien teté. De là nous avons été chez Madame Élisabeth, où j'ai passé trois quarts d'heure. Madame de Canillac y étoit, avec laquelle je suis fort honnêtement, et je suis revenue te souhaiter le bonsoir avant d'endormir Bombon. Huit heures sonnent: je te quitte pour ce petit marmot; sa nuit commence tous les jours à cette heure-ci.....»

«À Versailles, ce 10 juin 1781.

»...... M. de Maurepas a pensé être brûlé à l'Opéra avant-hier. Un moment après qu'il en étoit sorti, la toile s'est allumée par un lampion: le feu a gagné aux décorations et au reste du théâtre avec une si grande promptitude, qu'au bout de vingt-cinq minutes la voûte est tombée avec un fracas épouvantable. Heureusement l'opéra étoit fini..... Cependant neuf personnes ont été brûlées. Le feu dure encore. On a bien vite coupé toute communication; de sorte que tout ce qui environne l'Opéra n'est pas endommagé. Le feu étoit si fort que mes gens l'ont vu d'ici en soupant: on pouvoit lire sur le pont de Sèvres; ainsi tu peux juger de la clarté que cela donnoit à tout Paris. On frémit quand on pense que si le feu avoit pris un peu plus tôt, il y auroit eu des milliers de personnes brûlées.....»

Sans cesse le nom, les bontés charmantes de Madame Élisabeth reviennent sous la plume de madame de Bombelles, heureuse de devoir à son amie le vif intérêt de la Reine et ces prévenances qui ont tant de prix quand elles descendent de si haut. La lettre suivante est datée de

«Versailles, le 13 juin 1781.

»..... J'ai été avant-hier au soir au concert de la Reine avec Madame Élisabeth. La Reine m'a demandé comment je me portois ainsi que mon enfant, et si cela ne le dérangeoit pas que je vinsse au concert. Je lui ai dit qu'il venoit de teter. Elle a repris: «Mais, si vous vouliez, on pourroit l'amener ici.» J'ai paru confondue de ses bontés, et lui ai répondu que je craindrois d'en abuser; qu'il attendroit fort bien mon retour. Effectivement cela ne lui a pas fait de mal. Je suis rentrée à neuf heures chez moi; il a teté et s'est endormi tout de suite. Il s'endort ordinairement à huit heures, huit heures et demie; mais ce petit retard ne lui a rien fait. Ce pauvre petit chat ne me gêne pas du tout: il boit et mange parfaitement, et se passeroit fort bien de teter toute la journée; mais aussi il ne peut pas, la nuit, se passer de moi. Il est accoutumé à s'endormir, le soir, à mon sein, à teter toutes les fois qu'il se réveille, et ce régime lui réussit si bien et me gêne si peu, que je ne suis pas pressée de le sevrer.....»

Tous les incidents, tous les événements, les rumeurs même de chaque jour viennent retentir dans cette correspondance, sorte de journal par lequel madame de Bombelles tient son mari au courant de tout ce qui peut l'intéresser.

«Versailles, ce 14 juin 1781.

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»On vient de me dire que l'Empereur étoit arrivé hier soir à Paris. Je suis étonnée qu'il ne soit pas tout de suite venu à Versailles. J'imagine que la Reine l'attend avec beaucoup d'impatience.

»La procession du Saint-Sacrement, qui s'est faite ce matin, étoit superbe: il faisoit le plus beau temps du monde. J'ai été la voir passer d'une fenêtre: Madame Élisabeth m'a dispensée de l'accompagner, ce qui m'a fait grand plaisir, car par la chaleur qu'il faisoit j'aurois fait du mal à mon lait.....

»Le feu de l'Opéra dure toujours. Madame la duchesse de Chartres a quitté prudemment le Palais-Royal, et s'est établie à Saint-Cloud.....»

«À Versailles, ce 17 juin 1781.

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»Madame de Clermont est dans le chagrin, de son côté, parce que son fils va entrer au service et qu'elle n'a pas de quoi l'y soutenir. M. de Castries ne veut rien faire pour elle. Madame Élisabeth m'a promis de lui parler en sa faveur. Cette pauvre femme est presque dans le désespoir, et sera obligée de quitter Versailles si elle n'obtient rien, parce qu'elle n'y peut plus vivre. Cela me fait réellement de la peine: je trouve qu'il est impossible de ne pas être malheureux soi-même de l'infortune des autres, et le tableau continuel des maux de l'humanité seroit bien fait pour détacher de la vie.....

»L'Empereur n'étoit pas à Paris: je t'avois mandé une fausse nouvelle; mais il viendra bientôt, passera quelques jours ici dans le plus grand incognito, et ne verra personne.....»

Dans ces lettres de madame de Bombelles, on peut saisir pour ainsi dire jour par jour la vie de Madame Élisabeth, car ces deux inséparables amies ne se quittent guère, et la Reine prend soin elle-même de les rapprocher. Les lettres suivantes furent écrites à Versailles: les gloires de ce règne, qui compte tant de malheurs, y jettent un reflet.

«À Versailles, ce 23 juin 1781.

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»Madame Élisabeth va s'établir après-demain à Trianon avec la Reine. Elles y resteront six jours. La Reine a dit à Madame Élisabeth qu'il falloit que je l'allasse voir tous les matins; qu'elle étoit désolée de ne pouvoir m'offrir à dîner et à souper; mais que, comme elle n'avoit pas de dames de palais avec elle, qu'il n'y auroit que la duchesse de Polignac, elle craignoit que cela ne causât trop de jalousie.—J'aurois trouvé fort simple que la Reine ne pensât pas à moi; ainsi je ne suis pas choquée qu'elle ne veuille pas me donner à dîner, mais très-sensible à la permission qu'elle veut bien me donner d'aller le matin à Trianon, permission que personne n'a: j'ai prié Madame Élisabeth de lui en faire ce soir mes remercîments.....»

«À Versailles, ce 27 juin 1781.

»J'ai été à Trianon ce matin voir Madame Élisabeth avec quelque curiosité, parce que tout Paris disoit que l'Empereur y étoit et qu'il alloit l'épouser. Il n'en est pas un mot; il est toujours à Bruxelles, et il n'est pas même certain qu'il vienne ici. Ainsi ma tête a bien trotté inutilement.....

»J'allois oublier de te dire la nouvelle que M. de Castries est venu annoncer ce matin à la Reine: il y a eu un combat entre l'amiral Rodney et M. de Grasse. L'amiral a eu cinq de ses vaisseaux coulés à fond, deux autres mis en fort mauvais état. Le convoi est arrivé sans le plus petit accident, et M. de Grasse a perdu fort peu de monde. Mon regret est qu'il n'ait pas pu prendre l'amiral, cela auroit mis le comble à ses exploits. Je voudrois bien que quelques affaires de ce genre forçassent les Anglois à faire la paix.....

»Ce mariage de Madame Élisabeth m'a bien occupée. Car enfin, si elle étoit heureuse, quel bonheur ce seroit pour moi de la savoir contente, et de ne plus te quitter! Quant à ta fortune, elle pourroit y aider encore davantage étant impératrice; et ne plus te quitter, ne comptes-tu cela pour rien? Mon Dieu! cela n'arrivera jamais, ma destinée est de ne te pas voir la moitié de ma vie: cela est affreux; cette perspective me cause un chagrin que je ne puis te rendre. Il y a des moments où la maladie du pays me prend, où je pleure, je me désespère, où je suis tentée de laisser ma place, tout ce que je puis espérer, pour m'en aller avec toi. La raison, la reconnoissance que je dois à Madame Élisabeth, me font revenir de cette espèce de délire; mais la raison empêche de faire des sottises, et ne rend pas plus heureux pour cela ceux qui l'écoutent. C'est l'effet qu'elle produit sur moi; je m'ennuie prodigieusement, je ne te le dissimule pas, et si le bon Dieu et toi ne m'avoient donné Bombon, je t'assure que je ne resterois pas ici.»

«À Versailles, ce 2 juillet 1781, à neuf heures du soir.

»Je me suis bien amusée ce soir: j'ai été avec ma petite belle-sœur et madame de Clermont à la Comédie, où Madame Élisabeth étoit avec la Reine. On a donné Tom Jones et l'Amitié à l'épreuve. Madame Saint-Huberti, une fameuse de l'Opéra, a fait les deux principaux rôles. Je me suis en allée au commencement de la seconde pièce endormir mon petit Bombon, qui est actuellement paisiblement endormi dans son berceau. J'avoue que si la crainte que Bombon n'eût trop envie de dormir ne m'avoit distraite du plaisir que j'avois au spectacle, rien dans le monde n'eût pu m'en arracher, car le commencement de l'Amitié à l'épreuve, que je ne connois pas, m'a paru charmant; mais j'ai été bien dédommagée en voyant mon petit enfant qui étoit fort content de mon retour.....»

«À Versailles, ce 14 juillet 1781.

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»Sais-tu les grandes nouvelles? On dit que M. de Grasse a repris Sainte-Lucie; qu'il a coulé à fond deux vaisseaux de l'escadre de Hodges, et qu'il en a pris deux. Cela est si beau que je ne le croirai que lorsque nous le saurons par M. de Grasse lui-même. Jusqu'à présent nous ne le croyons que sur le rapport de papiers anglois, qui s'amusent peut-être à écrire de mauvaises nouvelles pour eux afin de nous causer de fausses joies.....

»C'est demain soir que la Reine et Madame Élisabeth partent pour Trianon.....»

Les lettres qui suivent sont animées par le sentiment si touchant et si vrai de l'amour maternel, qui de génération en génération recommence son doux et immortel poëme auprès de tous les berceaux; en même temps, on y voit s'éclipser l'espoir d'un mariage de Madame Élisabeth avec l'Empereur, qui avait un moment lui aux regards de son incomparable amie.

«De Versailles, ce 28 juillet 1781.

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»C'est demain le grand jour, celui où vont commencer mes inquiétudes. L'enfant se porte à merveille, mais je ne suis pas tranquille. Je crains que d'être sevré ne le rende malade, et si j'eusse été absolument maîtresse, je ne m'y serois pas encore résolue; mais maman le désire si fort, craint tant que cela n'attaque ma santé, que je n'ai pas osé reculer... Je ne sais ce que je donnerois pour ne pas le sevrer, et quand une fois ce temps-là sera passé, je serai bien contente.....»

«À Versailles, ce 4 août 1781.

»Bombon se porte à merveille, il a parfaitement bien dormi l'autre nuit et celle-ci; mais celle d'auparavant, qui étoit la seconde après notre séparation, ce pauvre petit avoit bien du chagrin. Il vouloit absolument teter; il pleuroit, il appeloit: Maman! maman! me cherchoit partout, et ensuite faisoit de grands soupirs et se remettoit à pleurer. Cela n'est-il pas touchant au possible? À présent, il n'a plus de chagrin; mais, malgré cela, il parle de moi toute la journée, me cherche et fait signe avec son petit doigt qu'il faut aller à la porte du jardin, que j'y suis. J'ai pleuré d'attendrissement lorsqu'on m'a donné ces détails. J'adore cet enfant, et les marques d'attachement qu'il m'a montrées dans cette occasion ne s'effaceront jamais de mon cœur ni de ma mémoire. J'irai aujourd'hui à Montreuil: le cœur m'en bat d'avance. Je verrai mon bijou, mais il ne me verra pas, il est trop occupé de moi; cela renouvelleroit tous ses chagrins, et je l'aime trop pour désirer des jouissances aux dépens de sa tranquillité. Ainsi j'attendrai encore quelques jours pour l'embrasser. Je te réponds bien que, cette besogne faite, rien dans ce monde ne pourra plus m'en séparer que le moment où tu t'en empareras......

»... Je n'espère plus que Madame Élisabeth épouse l'Empereur. Il part aujourd'hui, et si on avoit eu quelques idées, on auroit cherché à les faire causer, à les rapprocher. Au lieu de cela, la Reine a paru peu occupée de Madame Élisabeth pendant le séjour de son frère ici, et ne lui a jamais rien dit qui eût le moindre rapport à ce sujet. Ainsi cela sûrement ne sera pas.

»Madame Élisabeth m'a témoigné tout plein de bontés depuis que j'ai sevré Bombon. Elle est venue me voir tous les jours, ainsi que madame de Sérent, qui me témoigne infiniment d'amitiés.....»

«À Versailles, ce 6 août 1781.

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»Nous avons des raisons pour avoir actuellement la certitude que l'Empereur n'épousera pas Madame Élisabeth. J'en suis bien aise et fâchée: c'est peut-être fort heureux pour elle, cela ne l'est pas tant pour moi, puisque j'aurois toujours été avec toi si ce mariage s'étoit fait; mais je lui suis si attachée qu'il m'auroit été impossible de jouir tranquillement de ma liberté, si cela n'avoit pas fait son bonheur.....»

Les prévenances et les bontés de Madame Élisabeth pour madame de Bombelles continuent. Celle-ci envoie-t-elle à son mari une bourse brodée de ses mains, la princesse trouve bon que les coulants qu'elle a donnés à son amie complètent ce présent.

Puis voici le nom des Polignac, qui paraît dans ces lettres comme un point noir à l'horizon. Les calomnies commencent. Quand on veut détruire l'effet qu'elles peuvent produire sur l'esprit de Madame Élisabeth, c'est à madame de Bombelles qu'on s'adresse, comme pour obtenir une grâce de la princesse.

«À Versailles, ce 12 août 1781.

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»Je t'enverrai [prochainement] cette certaine bourse que je t'ai mandé que je faisois. Je me flatte que tu seras content des coulants; ils sont des plus à la mode, et ils te seront encore plus précieux lorsque tu sauras que c'est Madame Élisabeth qui me les a donnés et qu'elle trouve très-bien que je te les envoye.....

»Tu auras été désolé d'apprendre la mort de l'abbé de Breteuil. Le baron ne peut s'en consoler, et je crois que de sa vie il n'a éprouvé une peine aussi forte. Cette mort-là m'a fait faire bien des réflexions: cet abbé a vécu comme s'il n'eût dû jamais mourir; ses plaisirs sont passés; le voilà mort: Dieu seul sait à quoi il étoit réservé, et ce qu'il est devenu. En vérité, quand on calcule bien la courte durée de cette vie et la longueur de l'éternité, on apprécie bien à sa juste valeur les objets de son ambition, et on prend une grande indifférence pour tous les événements de ce monde.....

»J'ai soupé hier soir chez madame la princesse de Lamballe. La Reine y est venue avec Madame Élisabeth, et m'a fort bien traitée.....»

«À Paris, ce 24 août 1781.

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»Je te dirai que j'ai été hier à Passy voir la comtesse Diane; la conversation s'est tournée sur la santé. Elle m'a dit que malgré l'extrême besoin qu'elle auroit eu d'aller aux eaux, les propos infâmes qu'on avoit tenus sur son compte l'en avoient empêchée, et qu'elle auroit mieux aimé mourir que de faire aucune démarche qui eût donné la moindre vraisemblance aux torts qu'on lui prêtoit; que tous ces propos lui avoient causé la peine la plus sensible. Je lui ai répondu qu'ils étoient si dénués de bon sens que je trouvois qu'elle avoit tort d'y attacher un si grand prix, que toutes les personnes honnêtes n'avoient pas douté un instant de leur fausseté. «Je me flatte, a-t-elle ajouté, que Madame Élisabeth ne les aura pas sus.» Je crois qu'elle les ignore, ai-je répondu (elle les savoit déjà à mon arrivée à Versailles); d'ailleurs elle a une si belle âme et vous rend trop de justice pour jamais les croire si on les lui apprenoit.

»Là-dessus, je me suis fort étendue sur les qualités de ma princesse. «Elle en a une, m'a-t-elle dit, qui me fait le plus grand plaisir, c'est sa constance, et l'amitié qu'elle a pour vous fait son éloge; elle ne pouvoit faire un meilleur choix. La Reine, qui vous aime beaucoup, me le disoit encore dernièrement.» Je lui ai dit à cela que je savois bien ce qu'elle avoit eu la bonté de lui dire de moi ce jour-là, et que j'en étois extrêmement reconnoissante (c'est le comte d'Esterhazy, qui y étoit, qui me l'a dit). Ensuite, elle m'a dit que pendant mon absence Madame Élisabeth l'avoit traitée avec un froid qui l'avoit fort affligée. Alors mon embarras a commencé: je ne savois plus que dire. Elle m'a demandé si je n'en savois pas les raisons. Je lui ai répondu que je croyois qu'on avoit fait dire à Madame Élisabeth beaucoup de choses auxquelles elle n'avoit jamais pensé, qu'elle ne s'étoit jamais plainte d'elle, et qu'il m'avoit paru au contraire qu'elle rendoit justice dans toutes les occasions à ses procédés et à ses attentions pour elle. Heureusement madame de Clermont est arrivée et nous a interrompues. J'en ai été enchantée. La comtesse D. m'a fort engagée à la revenir voir, m'a demandé de tes nouvelles, de celles de Bombon, et m'a répété plusieurs fois à quel point elle étoit sensible à ma visite.....»

«À Viarmes, ce 27 août 1781.

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»En arrivant ici, j'ai trouvé une lettre charmante de Madame Élisabeth. Cela n'est-il pas fort aimable à elle? Le surlendemain, j'en ai reçu une autre qui étoit une réponse à celle que je lui avois écrite. Elle me mande qu'elle l'avoit reçue à la comédie, et que, comme elle avoit été longtemps à la lire, la Reine lui avoit demandé avec le plus grand intérêt s'il ne m'étoit arrivé aucun accident, et qu'elle lui avoit répondu qu'elle étoit trop bonne, que je me portois fort bien. «J'ai été bien fâchée, m'ajouta-t-elle, que ceci se soit passé à la comédie; car, sans cela, le moment eût été bien favorable pour lui rappeler notre affaire; mais tu peux être sûre que la première occasion où je le pourrai, je ne l'échapperai pas.» J'ai été d'autant plus sensible au regret que Madame Élisabeth m'a marqué que je ne lui avois pas dit un mot d'affaires, car j'aurois été trop affligée qu'elle eût pu imaginer que je ne lui écrivois que par intérêt.....»

«À la Muette, le 8 septembre 1781.

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»J'ai quitté hier mon petit Bombon à une heure de l'après-dînée; il dormoit paisiblement. Je n'ai pu m'empêcher de verser quelques larmes au moment de notre séparation. C'est bête, mais je ne puis te rendre ce qui s'est passé en moi: j'étois oppressée, et, malgré tous les efforts que je faisois pour être gaie, je ne pouvois en venir à bout. Madame Élisabeth m'avoit fait chercher pour pêcher, de sorte que j'ai été obligée de le quitter une heure plus tôt que je ne devois. J'avoue que cela m'a contrariée à mort; il faisoit à cette triste pêche un vent et un soleil terribles; nous y sommes restées jusqu'à deux heures trois quarts, et j'étois transie jusqu'aux os. Nous ne sommes sorties de table qu'à quatre heures. J'ai vitement été chez moi, espérant revoir encore un petit moment mon pauvre enfant; point du tout: il étoit déjà parti pour Montreuil. Tu avoueras que j'ai dû être bien contrariée toute la journée. Je suis revenue chez Madame Élisabeth, où je n'ai pas voulu être maussade, de façon que je m'efforçois de rire de tout ce qu'on disoit, ce qui me donnoit sûrement un air fort spirituel. Nous sommes parties à cinq heures, arrivées ici à six heures et demie, avons fait nos toilettes pour être rendues au salon à huit heures et demie. Là, j'ai été fort bien traitée par tout le monde. Le Roi m'a parlé, Monsieur m'a prise à côté de lui à souper, et a beaucoup causé avec moi pendant ce temps-là, m'a questionnée sur Ratisbonne, sur toi, etc. J'ai fait après souper une partie de truc avec Madame Élisabeth, le chevalier de Crussol et M. de Chabrillant. Le baron de Breteuil étoit dans le salon; il m'a demandé de tes nouvelles. Le comte d'Esterhazy n'est pas ici, ce qui me désespère; mais je pense qu'il y viendra ces jours-ci, car la seule chose qui m'ait consolée de ce voyage est l'espoir de l'y voir à mon aise; je serois bien piquée que cela ne fût pas, mais je ne doute pas qu'il n'y vienne. La Reine est fort occupée de la duchesse de Polignac. On attend d'un moment à l'autre qu'elle accouche. Sa Majesté ira y dîner tous les jours et y passera la journée; elle ne sera ici que pour l'heure du salon. Madame Élisabeth monte à cheval, j'y monterai avec elle; ce sera pour la troisième fois depuis que j'ai sevré Bombon; cela m'amuse assez.....»

«Ce 9.

».... Je suis fort contente de mon séjour ici: j'y suis fort bien traitée. Hier, pendant le souper, la duchesse de Duras, qui étoit à côté du Roi, a fait mon éloge; le Roi a dit: J'en pense beaucoup de bien.» Cela m'a fait plaisir. Demain, je vais avec Madame Élisabeth et la Reine dîner à Bellevue, et de là à Saint-Cloud. Je ne m'en suis pas souciée d'abord, parce que cela me coûtera dix louis; mais Madame Élisabeth m'y a déterminée, en disant que dans ce moment-ci plus elle me verroit, et mieux elle seroit. J'ai trouvé qu'elle avoit raison. Je suis fâchée de n'être pas plus aimable, car je l'intéresserois davantage.....

»M. de Montesquiou m'a priée plusieurs fois de parler à Madame Élisabeth pour que sa fille, madame de Lastic, soit surnuméraire. J'y ai engagé ma princesse, parce que j'ai imaginé que tu serois bien aise qu'il m'eût quelque obligation. Madame Élisabeth ne s'en soucioit pas beaucoup; mais comme je lui ai dit que cela te feroit sûrement plaisir, cela l'a ébranlée, et elle m'a dit qu'elle y feroit ce qu'elle pourroit.....»

Nous quittons ici à regret les lettres de madame de Bombelles, mais nous rencontrerons encore, et plus d'une fois, cette charmante amie de Madame Élisabeth. Le temps marche, il nous entraîne: nous sommes obligé de le suivre.

Louis XVI avait fait des réformes utiles dans l'administration intérieure du royaume. Il avait aboli les corvées, en les convertissant en impôts pécuniaires; il avait créé pour Paris le Mont-de-Piété et la Caisse d'escompte, et calmé les craintes d'une banqueroute en assurant le payement des rentes sur l'hôtel de ville. Le premier événement politique de son règne fut la guerre d'Amérique. Des écrivains politiques ont prétendu que la division entre la Grande-Bretagne et ses colonies était l'œuvre du duc de Choiseul, qui, pour se rendre nécessaire, n'avait cessé de troubler par ses sourdes manœuvres la bonne intelligence entre les puissances, et que c'était pour cela, disaient-ils, que l'impératrice de Russie l'appelait le cocher de l'Europe. Quoi qu'il en soit, la guerre d'Amérique ne fut pas seulement occasionnée par le droit mis sur le papier timbré, ni par l'impôt de trois deniers sterling par livre de thé. Des raisons plus élevées forcèrent les Anglo-Américains à prendre les armes.

Dans un acte récemment publié, le Parlement avait déclaré avoir le droit de faire obéir les colonies à toutes ses lois et dans tous les cas. Ce fut cet acte, dont l'exécution aurait emporté jusqu'à l'ombre de la liberté, qui produisit la révolution américaine.

Lorsque la Grande-Bretagne essaya d'établir dans ses colonies une taxe sur le thé, les femmes de Boston s'engagèrent par une convention à ne point faire usage de cette boisson tant que l'insurrection aurait les armes à la main contre la métropole. Les Bostoniens traînèrent par les rues de leur ville la prétendue effigie de l'auteur de cette taxe, avec son nom écrit en gros caractères; cette effigie fut chargée des imprécations populaires, puis pendue à un gibet et brûlée.

Peu de jours après cette manifestation, les représentants des États-Unis s'assemblaient, et, par un acte solennel, déclaraient tous les habitants des colonies libres et indépendants, et défendaient toute relation avec l'Angleterre. Le congrès appela la religion au secours de la liberté naissante, et plaça l'Amérique septentrionale sous la protection immédiate de la Providence. Cette dédicace auguste se fit avec un grand appareil: une couronne consacrée à Dieu fut posée sur la Bible; cette couronne fut ensuite divisée en treize parties pour les députés des treize provinces, et des médailles furent frappées pour perpétuer cet événement.

Voulant justifier sa conduite aux yeux des nations, le congrès publia un manifeste: «Nous déclarons, y est-il dit, ne vouloir pas laisser à nos enfants une indigne servitude. Notre cause est juste, nos ressources sont grandes; nous déclarons, à la face du ciel et de la terre, que nous emploierons avec une constance inébranlable les armes que nos ennemis nous ont forcés de prendre, résolus de mourir libres plutôt que de vivre esclaves. Nous ne combattons point pour faire des conquêtes; nous montrons au monde le triste spectacle d'un peuple outragé sans aucun prétexte par des adversaires qu'il n'avait jamais provoqués. Ils se vantent, ces ennemis orgueilleux, d'être humains et civilisés, et ils nous offrent la servitude ou la mort!.....»

Le peuple de New-York, dès que l'acte d'indépendance fut publié, courut en masse à la place publique, abattit la statue de bronze de Georges III, la mutila, et demanda qu'elle fût convertie en instruments de guerre. Toutes les femmes, et à leur tête la femme de Washington[87], se firent remarquer par leur zèle patriotique, se dépouillant de leurs bijoux pour en faire hommage à leur pays. Des traits d'un héroïsme antique signalèrent cette guerre mémorable. Il en est un que je ne puis passer sous silence, car sa lecture arracha des larmes d'admiration à Madame Élisabeth. À la bataille de Monmouth, livrée le 28 juin 1778, avant que l'action générale fût engagée, deux batteries avancées échangeaient entre elles un feu très-vif. La chaleur était excessive. La femme d'un canonnier, du nom de Molli, courait sans relâche à une fontaine voisine pour y puiser de l'eau qu'elle apportait aux combattants. Comme elle se disposait à passer au poste de son mari, elle le voit tomber; elle précipite sa marche pour le secourir, il était mort. «Qu'on ôte ce canon de sa place, dit aussitôt l'officier, car je ne puis remplacer le brave qui vient d'être tué.—Non, s'écrie la femme intrépide du canonnier gisant à terre, le canon ne sera point ôté faute de quelqu'un pour le servir. Puisque mon brave mari ne vit plus, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour le venger.» Elle se met à l'œuvre, et, pendant toute l'action, elle remplit l'office de canonnier avec tant d'activité et de courage, qu'elle s'attira l'attention et l'éloge de tous ceux qui en furent témoins. Le général Washington lui donna le grade de lieutenant-capitaine et lui en assura la demi-paye sa vie durant. Elle portait l'épaulette, et tout le monde l'appelait capitaine Molli.

En 1776, trois commissaires américains, Benjamin Franklin, Arthur Lee[88] et Silas Deane étaient arrivés en France pour solliciter l'assistance du cabinet de Versailles. Leur situation au début fut difficile: le gouvernement français, en effet, n'étant pas prêt à rompre avec l'Angleterre, ne pouvait les reconnaître officiellement. Ce fut dans cette circonstance qu'un ami de M. de Choiseul, M. le Ray de Chaumont, ancien conseiller du roi Louis XV dans ses conseils, grand maître des eaux et forêts et intendant honoraire des Invalides, leur fit offrir de leur prêter sans aucune rétribution une maison située au bout de son parc de Passy[89]: ce parc occupait tout le terrain où s'élève maintenant le quartier Singer, et il y a peu d'années on voyait encore le mur qui en marquait la limite. L'hôtel, qui était une des résidences d'été de M. le Ray de Chaumont, était construit entre la Seine et l'emplacement où l'on a bâti le magnifique établissement des Frères de la Doctrine chrétienne. La maison qu'habitaient les trois commissaires était située, nous l'avons dit, à l'autre bout du parc, du côté de Beau-séjour; elle n'existe plus aujourd'hui. Ce fut là que furent écrites les lettres de Franklin datées de Passy. M. le Ray de Chaumont, qui avait des rapports fréquents avec les ministres de Louis XVI, se trouva ainsi, au début de la mission des commissaires américains, l'intermédiaire naturel entre eux et le gouvernement français, et il les servit d'autant plus chaleureusement qu'il pensait qu'en agissant ainsi il servait les intérêts de la France en créant de sérieux embarras à l'Angleterre.

Les trois envoyés américains vivaient à Passy dans une grande retraite, et s'occupaient exclusivement des intérêts de leur pays. Très-fêté par les savants ses confrères, comme aussi par les personnes qui pouvaient le posséder, Franklin se montrait difficile à nouer des relations et se tenait dans une réserve qu'on disait prescrite par son gouvernement, et qui, dans tous les cas, était conseillée par la politique. Le premier qui aida efficacement les États-Unis fut l'hôte des commissaires américains, Silas Deane et Franklin. Arthur Lee n'avait pas tardé à retourner en Amérique, et avant 1778 John Adams était venu le remplacer à Passy. La preuve du concours prêté par M. le Ray de Chaumont à la cause de l'indépendance américaine se trouve dans une lettre écrite par le docteur Franklin, et appuyant en 1789 les démarches faites par le fils de son hôte pour rentrer dans des avances considérables faites aux États-Unis[90]. Un peu plus tard, la cour de Versailles, ardemment sollicitée, sembla prendre intérêt à la cause des insurgents américains. Beaumarchais, qui avait l'oreille de M. de Maurepas, fut autorisé secrètement à faire des armements de commerce avec les colonies anglaises. Ce fut à l'activité comme au crédit de cet agent qu'elles durent l'avantage des approvisionnements indispensables pour leurs premières campagnes. Mais on a dit que Beaumarchais leur vendit fort cher son zèle et ses services. Cependant, sans la participation de son collègue, M. Deane, fatigué des hésitations apparentes de M. de Sartine, ministre de la marine, le pria par écrit de se décider sous quarante-huit heures à faire signer le traité d'union entre la France et l'Amérique septentrionale; qu'autrement il s'arrangerait avec l'Angleterre. Dès que Franklin reçut la confidence: «Vous avez, lui dit-il avec terreur, offensé la cour de France et ruiné l'Amérique.—Tranquillisez-vous jusqu'à ce que nous ayons une réponse, répondit le négociateur.—Une réponse! Nous allons être mis à la Bastille.—C'est ce que nous verrons.»

Peu de temps après parut le premier secrétaire de M. de Sartine: «Messieurs, leur dit-il, vous êtes priés de vous tenir prêts pour une entrevue à minuit; on viendra vous chercher.—À minuit! s'écrie le docteur Franklin dès que le secrétaire fut sorti; vous le voyez, ma prédiction est vérifiée. Monsieur Deane, vous avez tout perdu!»

À minuit, on vint les prendre; ils montèrent dans une voiture qui les conduisit à cinq lieues de Paris, en une maison de campagne où ils furent introduits près de M. de Sartine: «Messieurs, leur dit-il, j'ai préféré vous recevoir ici, afin de mieux couvrir cette démarche d'un voile mystérieux; asseyez-vous: nous allons signer notre traité.»

Franklin, Deane et Arthur Lee furent présentés au Roi, en qualité de députés des États-Unis d'Amérique, par M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères. «Ils reçurent, dit une chronique du temps, tous les honneurs usités à l'égard des ministres des puissances de premier ordre; la garde battit aux champs, et les officiers saluèrent de la pique et du drapeau. Le docteur Franklin se dispensa de l'étiquette de porter l'épée, et ce grand homme, suffisamment paré de son propre mérite, avoit un habit de velours noir et uni.»

Le cabinet de Versailles espérait que, dans cette circonstance, l'Espagne trouverait son intérêt à s'unir à la France contre l'Angleterre. Déjà, dès le commencement de 1778, Louis XVI avait confié au roi d'Espagne son désir de traiter avec les États-Unis[91]. Deux mois après, il mandait au même prince que ce désir était réalisé:

«À Versailles, le 9 mars 1778.

»Monsieur mon frère et oncle, l'étroite amitié, l'union intime et la confiance réciproque qui règnent si heureusement entre nos maisons, m'engagent à lui faire part moi-même de la résolution que j'ai prise. Votre Majesté n'ignore pas les raisons prépondérantes qui m'ont engagé à faire un traité d'amitié et de commerce avec les États-Unis de l'Amérique, étant dans l'intime persuasion de l'avantage qui nous en reviendroit en affoiblissant l'Angleterre d'une partie considérable de ses forces, sachant d'ailleurs qu'elle travailloit à se raccommoder avec ses colonies. Ce que j'avois prévu vient d'arriver. L'Angleterre a mis au jour ses projets pour se réconcilier avec l'Amérique, la nation y applaudit, et il ne manque que le consentement de la dernière pour la réunion, qui, sous quelque forme que ce soit, ne peut que nous être nuisible. J'espère que les mesures que j'ai prises traverseront les mesures de l'Angleterre; mais si, d'une part, la coalition avec les États-Unis est utile, il ne l'est pas moins de soutenir la dignité et l'honneur de la couronne. C'est ce qui m'a engagé à faire faire à Londres la déclaration que mon ambassadeur a ordre de communiquer à Votre Majesté. Elle ne peut que soutenir le courage de l'Amérique et réprimer l'audace de l'Angleterre, qui ne cache pas ses vues hostiles et prochaines. Ces raisons majeures et le secret qui commence à s'échapper, m'ont fait penser qu'il n'y avoit pas à différer de se montrer avec la dignité et la force qui conviennent. J'aurois bien désiré d'avoir l'avis de Votre Majesté, qui m'est bien précieux dans mes déterminations, mais les circonstances ne m'ont pas permis de l'attendre. J'ai fait informer du tout le comte d'Aranda et le chevalier d'Escarano pour leur instruction, et j'ai ordonné au comte de Montmorin de communiquer à Votre Majesté plus en détail les raisons qui m'ont déterminé et les mesures que j'ai prises en conséquence; je désire qu'elles aient son approbation, qui leur ajoutera un nouveau poids. Votre Majesté connoît la vive et sincère amitié avec laquelle je suis,

»Monsieur mon frère et oncle,
»De Votre Majesté,
»Bon frère et neveu,

»Louis[92]

Le 11 juillet 1778, M. Gérard, ministre plénipotentiaire du Roi de France, arriva à Philadelphie. Le 6 août suivant fut un grand jour pour les États-Unis: les représentants de ces États donnaient une audience solennelle à l'envoyé du plus puissant roi de l'Europe. MM. Richard Lee et Samuel Adams, l'un député de la Virginie, l'autre de Massachussets, allèrent prendre dans un carrosse à six chevaux M. Gérard, qu'ils conduisirent à la maison d'État de Philadelphie, où, marchant à sa gauche, ils le menèrent dans la salle du congrès, au fauteuil qui lui était préparé en face de celui du président. Le ministre plénipotentiaire s'étant assis, remit des lettres de créance à son secrétaire, qui les donna au président.

M. Gérard prononça ensuite un discours; cette phrase y fut très-remarquée. «Il n'a pas dépendu de Sa Majesté que ses engagements envers vous n'assurent votre indépendance sans effusion ultérieure de sang et sans aggraver les maux de l'humanité, dont toute son ambition est d'assurer le bonheur.»

La réponse que fit le président au discours du ministre de France commençait ainsi: «Les traités conclus entre Sa Majesté Très-Chrétienne et les États-Unis d'Amérique sont une preuve éclatante de sa sagesse et de sa magnanimité respectables à toutes les nations. Les vertueux citoyens de l'Amérique, en particulier, n'oublieront jamais l'attention bienfaisante qu'elle a donnée à la violation de leurs droits; jamais ils ne méconnoîtront la main protectrice de la Providence qui a daigné les élever jusqu'à un ami aussi puissant et aussi illustre.».....

Dans le courant de mai 1779, l'Espagne déclara que dans cette guerre elle ferait cause commune avec la France. Louis XVI, au reçu de cette nouvelle, écrivit au roi:

«Versailles, le 29 mai 1779.

»Monsieur mon frère et oncle, j'ai appris avec le plus grand plaisir par le retour du dernier courrier que Votre Majesté est décidée à joindre ses forces aux miennes pour combattre l'ennemi commun. J'espère qu'elle ne doute point de la satisfaction que je ressens en voyant la justice de ma cause soutenue par un allié et un parent qui me sont attachés par des liens si chers. J'espère que Dieu daignera bénir le succès de nos armes, et que dans peu nous pourrons rendre glorieusement à nos sujets le bienfait précieux de la paix.

»Votre Majesté connoît la vive et sincère amitié avec laquelle je suis, monsieur mon frère et oncle,

»De Votre Majesté,
»Bon frère et neveu,

»Louis

Nous n'entrerons pas dans les détails des grands événements qui suivirent: notre sujet ne le comporte pas. Nous fûmes heureux dans cette guerre comme auxiliaires: l'Amérique brisa le joug des Anglais et affermit son indépendance; mais notre marine et celle de l'Espagne, notre alliée, furent cruellement éprouvées[93].

Cette guerre, bien qu'elle fût, comme toutes les guerres, contraire aux sentiments d'humanité de Madame Élisabeth, avait cependant un côté qui flattait son amour-propre national, et lui rendait moins pénibles des sacrifices qui tournaient à la gloire de son frère et de son pays. Mais ce qu'elle remarquait surtout avec une vive satisfaction dans cette lutte, c'était le sentiment généreux qui la dominait, et parfois en atténuait les malheurs. Ainsi, elle voyait dans un rapport adressé le 26 novembre 1781 au ministre de la marine par le marquis de Bouillé, gouverneur général de la Martinique, que les troupes françaises qui venaient, sous ses ordres, de s'emparer de l'île de Saint-Eustache, avaient montré dans cette circonstance un esprit de justice et de loyauté égal à leur patience et à leur courage[94].

«J'ai trouvé chez le gouverneur, rapporte M. de Bouillé, la somme d'un million qui étoit en séquestre jusqu'à la décision de la cour de Londres; elle appartenoit à des Hollandois, et je la leur ai fait remettre d'après les preuves authentiques de leur propriété.»

Le rapport de M. de Bouillé est suivi de la déclaration suivante:

«Le lieutenant-colonel Cockburn, du 35e régiment, qui commandoit à Saint-Eustache lorsque cette île a été enlevée par les François, a déclaré que, sur l'argent déposé dans cette colonie par l'amiral Rodney et le général Waughan, il se trouvoit une somme de 264,000 livres qui lui appartenoit, et il l'a réclamée. Le marquis de Bouillé ayant rassemblé les officiers supérieurs du corps pour leur faire part de la réclamation du lieutenant-colonel Cockburn, ils ont tous été d'avis de rendre cet argent au gouverneur anglois, ce qui a été effectué.»

M. de la Pérouse, capitaine de vaisseau, commandant une division du Roi, après avoir rendu compte à M. le marquis de Castries, ministre de la marine, de ses opérations conduites avec autant de sagesse que d'habileté, terminait ainsi sa lettre, écrite à bord du Sceptre, dans le détroit d'Hudson, le 6 septembre 1782:

«J'ai eu l'attention, en brûlant le fort d'York, de laisser subsister un magasin assez considérable dans un lieu éloigné du feu, et dans lequel j'ai fait déposer des vivres, de la poudre, du plomb, des fusils et une certaine quantité de marchandises d'Europe, les plus propres aux échanges avec les sauvages, afin que quelques Anglois que je sais s'être réfugiés dans les bois, lorsqu'ils reviendront sur leur ancien établissement, trouvent dans ce magasin de quoi pourvoir à leur subsistance jusqu'à ce que l'Angleterre ait pu être instruite de leur situation. Je suis assuré que le Roi approuvera ma conduite à cet égard, et qu'en m'occupant du sort de ces malheureux, je n'ai fait que prévenir les intentions bienfaisantes de Sa Majesté.»

Louis XVI venait d'acquérir à la reconnaissance du peuple américain des droits que le malheur devait rendre plus sacrés, et en effet il n'est pas de contrée où le meurtre juridique du 21 janvier ait causé plus de réprobation, de deuil et de regrets que dans les États de l'Union; mais l'idée républicaine que nous étions allés défendre au delà des mers devait se tourner peu de temps après contre la France: la fièvre contagieuse de la liberté et de l'égalité qui régnait sur le sol américain, communiquée à nos officiers, se répandit par eux à leur retour sur le vieux continent.

Benjamin Franklin, dont la bonhomie apparente cachait un esprit fin et délié, avait plu à la cour et à la ville par sa simplicité même, et tout Paris raffolait de ce sage, qui, dans un siècle où l'on parlait tant de la nature, semblait avoir apporté les habitudes primitives du planteur américain. Sa tête grave et spirituelle à la fois, le tour pittoresque de sa conversation, sa familiarité qui n'excluait pas la dignité, sa naïveté apparente dans laquelle il entrait beaucoup de calcul, son léger accent, tout enfin, jusqu'à son air d'étrangeté, le rendait l'objet d'un empressement et d'un respect curieux: on l'estimait, on l'honorait. L'ambassadeur accrédité près du Roi accréditait sans le savoir la république en France.

La France, tout affectionnée encore à cette époque à la maison royale, semblait attendre impatiemment les nouvelles couches de la Reine. Un fait singulier qui eut lieu la veille de ce grand événement (c'est-à-dire le dimanche 21 octobre 1781) occupa l'attention publique.

Une espèce de pèlerin, grand, bien fait, vêtu de blanc, la tête couverte d'un voile, ayant les jambes entrelacées de rubans de la même couleur au lieu de bas, et des sandales au lieu de souliers, après s'être rendu à Sainte-Geneviève, entra dans Notre-Dame pendant la messe, se dirigea vers la chapelle de la Vierge, où il alluma un grand cierge qu'il tira du fond d'une croix énorme qu'il portait à la main. Ce spectacle attira l'attention des chanoines, dont quelques-uns, traitant la chose gravement, opinaient déjà pour le faire arrêter comme un objet de scandale, car on se doute du brouhaha qu'avait causé une pareille mascarade. Cependant l'avis plus convenable fut de lui envoyer le suisse pour lui demander qui il était, ce qu'il voulait, etc. Il ne donna pour toute réponse qu'un passe-port de M. le lieutenant général de police, qui disait en substance: Laissez passer le porteur du présent billet. Il remit en même temps quelque argent à ce suisse afin de le distribuer aux pauvres, et ajouta qu'il se transportait de là au Calvaire, où l'on dit qu'après avoir fait sa prière, il a quitté son accoutrement bizarre et est monté dans un carrosse qui l'attendait[95].

Enfin, le Dauphin vint au monde le 22 octobre 1781.

Louis XVI, dans son Journal, a donné des détails très-circonstanciés sur ce grand événement.

«La Reine, dit-il, avoit très-bien passé la nuit du 21 au 22 octobre. Elle sentit quelques petites douleurs en s'éveillant qui ne l'empêchèrent pas de se baigner. Elle en sortit à dix heures et demie. Les douleurs continuoient à être médiocres; je ne donnai contre-ordre pour le tiré que je devois faire à Saclé qu'à midy. Entre midy et midy et demi, les douleurs augmentèrent....., et à une heure un quart juste à ma montre elle est accouchée très-heureusement d'un garçon..... Il n'y avoit dans la chambre que madame de Lamballe, Monsieur, le comte d'Artois, mes tantes, madame de Chimay, madame de Mailly, madame d'Ossun, madame de Tavannes et madame de Guéménée, qui alloient alternativement dans le salon de la Paix qu'on avoit laissé vuide. Dans le grand cabinet, il y avoit ma maison, celle de la Reine, et les grandes entrées et les sous-gouvernantes, qui entrèrent tous..... et se tinrent dans le fond de la chambre sans intercepter l'air. De tous les princes que madame de Lamballe avoit avertis à midy, il n'y eut que M. le duc d'Orléans qui arriva..... (il étoit à la chasse à Fausse-Repose), et il se tint dans la chambre ou le salon de la Paix. M. le prince de Condé, M. de Penthièvre, M. le duc de Chartres, madame la duchesse de Chartres, madame la princesse de Conty et mademoiselle de Condé arrivèrent que la Reine étoit accouchée, M. le duc de Bourbon le soir, et M. le prince de Conty le lendemain. La Reine a vu tous ces princes le lendemain les uns après les autres. Après que la Reine a esté accouchée, on a porté mon fils dans le grand cabinet, où je l'ai vu laver et habiller, et je l'ai remis entre les mains de madame de Guéménée, gouvernante. Après que la Reine a esté délivrée, je lui ai annoncé que c'étoit un garçon, et on lui a porté sur son lit. Après qu'elle l'a eu vu quelque temps, chacun a esté chez soi. J'ai signé les lettres de part de ma main pour l'Empereur, le roi d'Espagne et la princesse de Piémont, et j'ai ordonné qu'on fasse partir les autres que j'avois déjà signées. À trois heures, j'ai esté à la chapelle, où mon fils a été baptisé par le cardinal de Rohan et tenu sur les fonts de baptême par l'Empereur et la princesse de Piémont, représentés par Monsieur et par ma sœur Élisabeth. Il a esté nommé Louis-Joseph-Xavier-François. Mes frères, mes sœurs, mes tantes, M. le duc d'Orléans, M. le duc de Chartres, M. le prince de Condé et M. de Penthièvre ont signé l'acte, les princesses n'ayant pas eu le temps d'estre habillées. Après le baptesme, j'ai entendu en bas le Te Deum chanté par la musique. Le soir, pendant que je voiois tirer le feu d'artifice dans la place d'Armes, le premier président de la chambre des comptes est venu me complimenter; les autres, qui n'estoient pas à Paris, sont venus les jours d'après. Le lendemain à mon lever les ambassadeurs sont venus me faire leur cour, et le nonce à la teste m'a fait un compliment sans cérémonie. À six heures, j'ai reçu les révérences de cent vingt-cinq femmes, mes frères, sœurs, tantes et princesses étant dans le cabinet. Le vendredy 26, je suis parti à quatre heures un quart; étoient dans ma voiture Monsieur, le comte d'Artois, le duc d'Orléans, le duc de Chartres et le prince de Condé. Outre la voiture de service, il y avoit deux voitures de suitte dont les personnes avoient esté invitées par le premier écuyer. Au Cours, j'ai changé de voiture et ai esté dans le grand cérémonial ordinaire à Notre-Dame, où le Te Deum a esté chanté. Toutes les cours y assistoient, et l'archevesque officiant qui m'avoit complimenté à la porte de l'église où s'étoient trouvés les trois autres princes.—Je suis revenu à Versailles dans le mesme ordre. Le dimanche 28, j'ai reçu les compliments d'usage des différentes cours, qui ont esté aussi chez mon fils. Le dimanche 4 novembre, le chapitre Notre-Dame est venu me complimenter dans la chambre, les six corps, les juges consuls à la porte de la chambre, ainsi que les dames de la halle, la compagnie d'arquebuses dans la galerie. Pendant neuf jours tous les métiers et professions sont venus sur la cour de marbre avec des violons et ce qu'ils ont pu imaginer pour témoigner leur joie; je leur ai fait distribuer environ douze mille livres. Après le baptesme de mon fils, M. de Vergennes, grand trésorier du Saint-Esprit, lui a porté le cordon bleu, et M. de Ségur la croix de Saint-Louis.

»Aussitôt après l'accouchement de la Reine, M. de Croismare, lieutenant des gardes du corps de service auprès d'elle, est parti pour aller l'annoncer au corps de ville, qui estoit assemblé..... Quand mon fils est sorti de chez la Reine, M. de Tingry l'a conduit chez lui, et y a établi une sentinelle des gardes, un lieutenant et un sous-lieutenant. Il y a eu des Te Deum partout, entr'autres un à la chappelle le 29, où je n'ai pas esté. La Reine, qui a toujours continué de bien aller, a vu ses dames le 29, les princes et princesses le 30, les grandes entrées le 2 novembre, s'est levée sur sa chaise longue le 7, a vu ma maison le 7, et le reste successivement. Le dimanche 4 de novembre, il y a eu Te Deum à la paroisse à Versailles, et pendant le salut au chasteau. Illumination dans toute la ville.»

Complétons le récit du Roi par quelques détails empruntés aux Mémoires de madame Campan.

«Il régna, dit-elle, un si grand silence dans la chambre au moment où l'enfant vint au monde, que la Reine crut n'avoir encore qu'une fille; mais après que le garde des sceaux eut constaté le sexe du nouveau-né, le Roi s'approcha du lit de la Reine et lui dit: «Madame, vous avez comblé mes vœux et ceux de la France; vous êtes mère d'un Dauphin.» La joie du Roi étoit extrême, des pleurs couloient de ses yeux: il présentoit indistinctement sa main à tout le monde, et son bonheur l'avoit entièrement fait sortir de son caractère habituel. Gai, affable, il renouveloit sans cesse les occasions de placer les mots mon fils ou le Dauphin. La Reine, une fois dans son lit, voulut contempler cet enfant si désiré. Madame la princesse de Guéménée le lui apporta. La Reine lui dit qu'elle n'avoit pas besoin de lui recommander ce dépôt précieux, mais que, pour lui faciliter les moyens de lui donner plus librement ses soins, elle partageroit avec elle ceux qu'exigeoit l'éducation de sa fille. Le Dauphin, établi dans son appartement, reçut dans son berceau les hommages et les visites d'usage. Le duc d'Angoulême rencontrant son père à la sortie de l'appartement du Dauphin, lui dit: «Mon Dieu! papa, qu'il est petit, mon cousin!—Il viendra un jour où vous le trouverez bien assez grand, mon fils,» lui répondit presque involontairement le prince.»

Le soir même du jour de la naissance du Dauphin, madame Belloni, dans un costume de fée, chanta sur la scène italienne ce couplet de M. Imbert, qui eut un grand succès:

Je suis Fée, et veux vous conter
Une grande nouvelle:
Un fils de roi vient d'enchanter
Tout un peuple fidèle.
Ce Dauphin que l'on va fêter,
Au trône doit prétendre;
Qu'il soit tardif pour y monter,
Tardif pour en descendre.

Madame de Bombelles s'était empressée d'écrire à son mari:

«Ce 22 octobre 1781.

»C'est moi qui ai eu le bonheur d'apprendre cette bonne nouvelle-là à Madame Élisabeth: tu imagines le plaisir que cela lui a fait. Elle ne pouvoit se persuader qu'il fût bien vrai qu'elle eût un Dauphin. Enfin, tant de personnes l'ont assurée qu'il a bien fallu qu'à la fin elle se livrât à toute sa joie. Cette pauvre petite princesse s'est presque trouvée mal: elle pleuroit, rioit; il est impossible d'être plus intéressante qu'elle ne l'étoit. C'est elle qui a tenu l'enfant au nom de madame la princesse de Piémont avec Monsieur; mais ce qui m'a touchée au dernier point, c'est le contentement du Roi pendant le baptême: il ne cessoit pas de regarder son fils et de lui sourire. Les cris du peuple qui étoit en dehors de la chapelle au moment que l'enfant y est entré, la joie répandue sur tous les visages, m'ont attendrie si fort que je n'ai pu m'empêcher de pleurer. Jusqu'à ce que toutes les cérémonies fussent faites, que nous eussions dîné, il étoit cinq heures et demie, et l'heure de la poste passée. Pour réparer cela, j'enverrai Lentz demain matin à Paris mettre ma lettre à la grande poste; c'est un bon jour, de sorte qu'elle arrivera le plus tôt possible. Ce qu'il y a de bien piquant, c'est que le baron de Breteuil est parti ce matin; cela n'est-il pas guignonnant? Il n'étoit pas à Saint-Denis que la Reine, je suis sûre, souffroit déjà. Il sera chez toi ou bien près d'y arriver quand tu recevras la nouvelle. Je suis si contente, que ma tête n'est pas assez froide pour te dire tout plein de choses que j'avois projet de te mander; ce sera pour après-demain. En attendant, je t'embrasse, et suis bien impatientée d'imaginer que tu seras encore huit jours sans savoir le bonheur de la France.....»

«À Versailles, ce 24 octobre 1781.

»La Reine et M. le Dauphin se portent à merveille. Le Roi ira après-demain à Notre-Dame de Paris avec tous les princes rendre grâces à Dieu d'un aussi heureux dénoûment. Madame s'est conduite à merveille: elle a marqué la plus grande satisfaction; je crois bien qu'elle ne l'éprouve pas, mais il est fort honnête et fort prudent à elle d'avoir caché son jeu. Quant à madame de Balbi, je la crois folle, car elle ne se gêne nullement; elle a l'air d'avoir une humeur de chien, tout le monde le remarque; on ne manquera pas de le dire à la Reine. Cela la fera détester plus que jamais, et je ne conçois pas sa mauvaise tête. La nourrice de l'enfant s'appelle madame Poitrine; elle est bien nommée, car elle en a une énorme et un lait excellent, à ce que disent les médecins. C'est une franche paysanne, femme d'un jardinier de Sceaux; elle a le ton d'un grenadier, jure avec une grande facilité; tout cela n'y fait rien, c'est fort heureux même, parce qu'elle ne s'étonne et ne s'émeut de rien, que par conséquent son lait s'altérera difficilement. Les dentelles, le linge qu'on lui a donnés ne l'ont pas surprise; elle a trouvé cela tout simple, et a seulement demandé qu'on ne lui fît pas mettre de poudre, parce qu'elle ne s'en étoit jamais servie, et vouloit mettre son bonnet de six cents francs sur ses cheveux comme les autres cornettes. Son ton amuse tout le monde, parce qu'elle dit quelquefois des choses fort plaisantes.

».....Je t'ai assez parlé du Dauphin de la nation; il faut que je te parle du nôtre. Je te dirai donc que Bombon a deux dents depuis hier, qui sont venues sans que nous nous en doutions; cela fait six..., etc.....»

»À Versailles, ce 27 octobre 1781.

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»Le Roi a été hier à Paris; les illuminations étoient superbes. J'avois bien envie de les aller voir, mais Madame Élisabeth m'en a empêchée.....»

«À Versailles, ce 29 octobre 1781.

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»J'ai vu ce matin notre petit Dauphin. Il se porte à merveille. Il est beau comme un ange, et les folies du peuple sont toujours les mêmes. On ne rencontre dans les rues que violons, chansons et danses; je trouve cela touchant, et je ne connois pas en vérité de nation plus aimable que la nôtre.....»

«À Versailles, ce 5 novembre 1781.

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»Comme Madame Élisabeth m'a marqué l'intérêt le plus vif à mes peines, j'ai profité de l'occasion, et lui ai écrit avant-hier pour la prier de parler à M. de Vergennes. Tu verras par la lettre que je t'envoie[96] ce qu'elle a dit et ce qu'il a répondu. J'en suis fort contente.....

»J'irai dans quelques jours à Montreuil, pour ne pas laisser le petit dans le mauvais air, et à la fin du mois nous irons à Chantilly, où mademoiselle de Condé a eu la bonté de m'inviter à venir avec mon enfant les derniers quinze jours de mon exil. Je jouerai quelques petits rôles. Je l'ai accepté d'autant plus volontiers, que j'ai imaginé que lorsque tu serois ici, tu ne serois pas fâché d'avoir une occasion de renouveler connoissance avec M. le prince de Condé.

»Madame de Sorans et sa fille seront à Chantilly, ainsi que madame de la Roche-Lambert.....»

«À Versailles, ce 7 novembre 1781.

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»Nous avons de grandes grâces à rendre à Dieu [qui a protégé notre enfant], et à Goëtz qui l'a soigné avec un attachement que je n'oublierai de ma vie. Mon fidèle Lentz m'a tenu avant-hier un propos qui m'a touchée à un point que je ne te puis rendre. Il jouoit avec Bombon, et je lui dis en considérant l'enfant: «Mon Dieu! que je suis heureuse que ce pauvre petit ait échappé à un aussi grand danger! Si j'avois eu le malheur de le perdre, je crois qu'il m'auroit fallu enterrer avec lui.» Il me répondit du fond du cœur: «Ah! madame, il auroit fallu tous nous enterrer aussi.» Jamais je n'ai été si attendrie que dans ce moment-là. Si j'avois osé, je l'aurois embrassé de bon cœur. Qu'il est doux d'être aimé de ses gens, surtout quand ils sont sûrs, honnêtes comme mon pauvre Lentz! Vraiment je l'aime de tout mon cœur, et je préfère cent fois mieux sa tournure franche et un peu gauche à celle de ces laquais élégants qui sont tous de mauvais sujets. Madame de Travanet a été dans le désespoir de ne pouvoir venir garder Bombon; mais son mari s'y est opposé absolument. Madame Élisabeth a eu la bonté de lui écrire dès que la petite vérole de Bombon s'est déclarée, pour l'engager à venir auprès de moi; elle lui a répondu les raisons qui l'en empêchoient. Madame Élisabeth, piquée du refus de son mari, lui a répondu des choses un peu sèches pour lui. La pauvre petite Travanet a été si agitée de l'inquiétude de l'état de Bombon, de la crainte d'avoir déplu à Madame Élisabeth, de l'impatience, de la fermeté de son mari à l'empêcher de me venir voir, qu'elle a été malade. J'ai été désolée de tout cela. J'ai ignoré absolument la démarche de Madame Élisabeth, car, sans cela, je l'aurois empêchée, sachant la frayeur de M. de Travanet que sa femme puisse gagner encore la petite vérole. Si j'étois d'elle, je me ferois inoculer par Goëtz, afin d'en avoir le cœur net.....

»J'ai reçu hier une lettre de ta belle-sœur, extrêmement tendre et honnête sur la maladie de Bombon. En général, tout le monde a pris de l'intérêt à mes inquiétudes. Le Roi en a demandé des nouvelles à maman, ainsi que la Reine, et cette dernière, le jour qu'il étoit fort mal, a envoyé chez Madame Élisabeth pour savoir comment il alloit. Madame de Guéménée, madame de Sérent, ont envoyé tous les jours chez moi.....»

«À Versailles, ce 10 novembre 1781.

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»Sais-tu que M. de Maurepas sera vraisemblablement mort quand tu recevras ma lettre? Il a la goutte dans la poitrine. On lui a mis des vésicatoires qu'il n'a pas sentis. Il a eu cependant ce matin un moment de mieux.....; mais, malgré cela, les médecins ne croient pas que cela aille loin. J'en suis fâchée, il nous a toujours voulu du bien, et nous en a fait quand il a pu. Si la révolution que causera sa mort ne porte pas dans quelque temps d'ici le baron de Breteuil au ministère, nous ne devons plus espérer qu'il y arrive jamais. Il est guignonnant qu'il ne soit pas ici à présent, car les absents ont presque toujours tort. On dit, mais je n'en sais rien, que M. de Nivernois succédera à M. de Maurepas.

»J'ai vu ce matin ce pauvre M. d'Hautpoul, qui m'a chargée de te remercier de tes bontés pour son fils, de t'en demander la continuation. Il n'a fait que pleurer tout le temps qu'il étoit chez moi; cela m'a fait une peine horrible. Il est cependant aussi content que la perte qu'il vient de faire peut lui permettre, parce que Madame Élisabeth se charge de faire entrer sa fille à Saint-Cyr et le petit chevalier à l'École militaire.....»

«À Versailles, ce 19 novembre 1781.

»Il y a de grandes nouvelles. Premièrement, M. de Maurepas a reçu les sacrements ce matin; il est à toute extrémité, et n'a plus que quelques heures à vivre. Il paroît à peu près certain que M. de Nivernois le remplacera. Ensuite, M. de Lauzun vient d'arriver, et il a appris la nouvelle que nous avions eu un grand combat dans lequel nous avions pris dix-huit cents matelots, tué beaucoup d'Anglois, et qu'en tout ils avoient perdu six mille hommes, et que nous n'avons pas eu un seul homme de mort; cela me paroît si beau que j'ai peine à le croire. C'est cependant Madame Élisabeth qui vient de me le faire dire dans l'instant.....»

«À Versailles, ce 21 novembre 1781.

»J'ai reçu ce matin ta lettre du 13, je l'attendois avec une impatience que je ne puis t'exprimer. J'ai presque pleuré en la lisant. Que ta sensibilité à la nouvelle que je t'ai apprise est touchante! Que Bombon ne peut-il déjà jouir du bonheur d'avoir un père tel que toi! Que tu es aimable! Oui, tu peux t'en fier à toute ma vérité, ton fils se porte à merveille, ainsi que moi. À chaque instant je jouis davantage du bonheur d'être ta femme. Ta lettre m'a causé tant de plaisir que je l'ai fait lire tout de suite à M. de Soucy, à madame de Brassens, qui étoient chez moi; je l'ai envoyée à Madame Élisabeth, qui l'a trouvée (comme tu le verras dans son petit billet) charmante. Tu étois bien digne que le ciel fît en ta faveur presque un miracle en te conservant ton fils. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'il mette le comble à ses bontés en donnant à cet enfant toutes les vertus et surtout un cœur semblable au tien..... J'ai été à confesse cette après-dînée, et ferai demain mes dévotions; ce sera de tout cœur que je rendrai des actions de grâces à Dieu de tous les biens qu'il m'a faits.....

»On m'avoit promis la relation de la prise d'York; mais comme elle n'arrive pas, je te dirai que MM. de Grasse et de Rochambeau, avant de l'assiéger, ont dissipé la flotte qui devoit défendre le port, et ont fait couler à fond un vaisseau de guerre; que M. de Rochambeau a attaqué York par terre et M. de Grasse par mer, et que Cornwallis, qui étoit à York, s'est rendu prisonnier avec six mille Anglois. Ce qu'il y a de bien extraordinaire, c'est qu'on dit qu'ils avoient encore des vivres pour trois semaines. Ils se sont rendus le 18 d'octobre. M. de Lauzun est parti le 24, et il est arrivé, comme tu sais, avant-hier; c'est assurément bien aller. MM. de la Fayette, de Noailles, des Deux-Ponts, viennent passer l'hiver ici, et retourneront là-bas le printemps prochain..... Madame Élisabeth m'envoie à l'instant le journal des opérations du corps françois; il te coûtera un peu cher de port, mais comme personne n'a encore ces détails que la famille royale, cela t'intéressera.....»

Voici le petit billet de Madame Élisabeth dont il est question dans cette lettre:

«Je suis dans l'enchantement, ma chère Angélique, de la lettre de ton mari; il est impossible d'être plus tendre et plus aimable: tu l'es bien aussi de me l'avoir envoyée. Tout ce qu'il dit est bien vrai, et après une connoissance si parfaite de toi, je lui saurois bien mauvais gré de ne pas t'aimer; mais là-dessus, tes amies n'ont rien à désirer. Tu dois être revenue de Saint-Louis, je t'en fais mon compliment. Mon bras va bien, je souffre moins qu'hier. Adieu, je t'embrasse; à demain. Je me recommande à tes bonnes prières.»

«À Chantilly, ce 27 novembre 1781.

»Je suis arrivée ici avec mon petit Bombon avant-hier à cinq heures. Le petit a été charmant pendant tout le voyage; il n'a fait que rire et jouer, surtout lorsque nous avons pris la poste; tu ne peux t'imaginer la joie qu'il a eue des six chevaux et des coups de fouet des postillons. Il se porte à merveille, se promène presque toute la journée. Il fait heureusement un beau temps, quoiqu'il soit froid, et il a l'air de s'amuser beaucoup de tout ce qu'il voit.

»Tu es sûrement curieux de savoir comment j'ai été reçue. À merveille. J'ai été, en arrivant, dans l'appartement de Mademoiselle, et lui ai fait dire que j'étois là; elle y est venue tout de suite, et m'a comblée de caresses et d'honnêtetés. Un instant après, M. le prince de Condé y est arrivé, en me disant qu'il avoit imaginé que j'aimerois mieux faire connoissance avec lui chez sa fille que dans le salon, m'a fait beaucoup de remercîments de ma complaisance, enfin beaucoup de choses honnêtes. Depuis que je suis ici, tout le monde m'a comblée d'attentions, et je serois la plus grande dame de la France que je ne serois pas mieux traitée. Hier, pendant la répétition, M. le prince de Condé m'a dit que tu avois joué la comédie avec lui, mais que tu avois bien peur; je lui ai répondu que tu avois acquis beaucoup de talent depuis ce temps-là, que tu jouois très-bien actuellement, que tu avois construit chez toi un petit théâtre fort joli. Il m'a fait des questions sur ta maison, sur la manière dont tu étois là-bas. Je lui ai dit d'un air modeste qu'il étoit difficile de répandre plus d'agréments dans la société que tu ne faisois, et je n'ai pu me refuser à un petit éloge de ton esprit et de ton cœur. Il m'a demandé quand tu reviendrois, et il m'a paru qu'il seroit bien aise de te revoir ici. Nous jouons dimanche la Métromanie et la Fausse Magie, dans laquelle je fais Madame de Saint-Clair. Imagine-toi qu'on a trouvé ma voix jolie. Je sais parfaitement mes airs, de sorte que j'espère n'être pas plus ridicule qu'une autre. Mademoiselle est réellement aimable, elle a beaucoup de naturel et un grand désir de plaire aux femmes qui sont chez elle. Madame de Monaco n'est pas ici, ni madame de Courtebonne non plus; cette dernière est mise de côté tout à fait, mais madame de Monaco est plus que jamais en grande faveur. M. le prince de Condé est parti pour Paris une heure après mon arrivée, pour la seconde fois depuis huit jours, afin de déterminer madame de Monaco à revenir ici. Cette dernière fait la cruelle à cause du petit séjour de madame de Courtebonne ici; elle a imposé, pour première condition de son raccommodement, le renvoi de madame de Courtebonne, qui l'a été honteusement deux jours avant mon arrivée. Je sais tous ces détails par M. de Ginestous, qui épouse une Génoise parente de madame de Monaco. Il se marie lundi, et madame de Monaco doit venir ici après le mariage, si M. le prince de Condé est bien sage. C'est inouï qu'un prince de cet âge-là soit dominé à ce point par une femme.

»Mon départ de Versailles a été réellement une chose touchante. Madame Élisabeth ne pouvoit pas me quitter; moi, je pleurois de tout mon cœur. De là, j'ai été faire mes adieux à ma tante; elle, ses enfants, ma sœur, étoient au désespoir de me quitter. Maman, qui étoit à Paris, a eu la charmante attention de venir avec mon frère et sa femme à Saint-Denis, où nous avons passé une heure ensemble. Il semble que les affreuses inquiétudes que m'avoit données la petite vérole de Bombon aient réveillé pour moi le sentiment de toutes les personnes qui doivent m'aimer un peu. Cela me fait plaisir, je l'avoue, et j'ose dire que je suis en quelque manière digne de l'amitié qu'on a pour moi par le prix infini que j'y attache.....»

«À Chantilly, le 29 novembre 1781.

»J'ai reçu ta lettre du 14, et ce soir celle du 16. Je ne me suis pas mise à table, et, sous le prétexte de la fatigue, je suis rentrée de bonne heure pour avoir le plaisir de t'écrire bien à mon aise. Je te dirai d'abord que Bombon est d'une joie, d'un bonheur d'être ici, que tu ne peux imaginer, parce qu'il est toute la journée dehors. Nous n'avons heureusement pas encore eu de pluie, et, quoiqu'il fasse très-froid, le temps est assez beau. Moi, je m'amuse assez; mais les répétitions prennent tant de temps que je n'ai exactement le temps de rien faire. On répète le matin l'Amant jaloux, qu'on jouera le dimanche en huit, et le soir la Fausse Magie, qu'on joue dimanche prochain. J'ai eu les plus grands succès dans mon rôle de Madame de Saint-Clair; on a trouvé que je le jouois très-bien et que j'étois très-bonne musicienne. M. le prince de Condé disoit ce soir: «C'est une bien bonne acquisition que nous avons faite là.» Mademoiselle me comble d'amitiés, et, excepté par toi, je n'ai jamais été gâtée comme je le suis depuis que je suis ici.....

»Madame Élisabeth m'a déjà écrit depuis que je suis ici. Cette charmante princesse me donne tous les jours plus de marques de bonté et d'amitié; aussi l'aimé-je de tout mon cœur: je ne sais ce que je ne donnerois pas s'il s'agissoit de son bonheur.....»

«À Chantilly, ce 3 décembre 1781.

»C'est hier que j'ai débuté. Le spectacle a été charmant; tout le monde a bien joué; je me suis fort bien acquittée de mon rôle de Madame de Saint-Clair dans la Fausse Magie. Je n'ai pas trop eu peur, et j'ai été fort applaudie. On a joué avant la Métromanie dans la plus grande perfection. M. le prince de Condé faisoit Francaleu, et le comte François de Jaucourt le Métromane. Tout le monde a prétendu qu'il l'avoit mieux joué que Molé. En un mot, cela a été à merveille, et j'aurois donné tout au monde pour que tu fusses avec nous; cela t'auroit certainement amusé.....»

«À Chantilly, ce 7 décembre 1781.

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»Madame de la Roche-Lambert est arrivée hier. On donne dimanche l'Épreuve délicate, pièce nouvelle, et l'Amant jaloux. Je joue le principal rôle dans la première pièce; il est d'une difficulté horrible; je ne le jouerai pas bien: cependant cela ne sera pas ridicule. Madame de la Roche-Lambert fait Éléonore dans l'Amant jaloux, Mademoiselle, Jacinthe, et moi, Isabelle; M. le prince de Condé, Lopez, M. d'Auteuil, Don Alonze, et le comte Louis d'Hautefeuille, Florival. Le trio des trois femmes va à merveille et fait un effet charmant. Riché m'a tant fait répéter que je chante fort bien mon rôle, et si je n'ai pas de grands succès, je suis sûre au moins de ne pas choquer. Mademoiselle me témoigne toujours l'amitié la plus grande. Je l'aime à la folie; elle a dans les manières beaucoup d'analogie avec Madame Élisabeth. Madame de Monaco est arrivée avant-hier au soir; cela m'a bien divertie, je mourois d'envie de la voir. Elle a l'air pédant au souverain degré, prêche morale toute la journée. M. le prince de Condé a l'air d'un petit garçon devant elle. À peine ose-t-il parler à une femme, parce qu'elle est d'une jalousie excessive. Aussi, comme elle n'est pas aux répétitions, il choisit ce moment pour jaser avec sa fille et avec moi. Il rit des folies que nous disons, parce que Mademoiselle est fort gaie; mais à peine rentrée dans le salon, le rideau se tire sur tous les visages: c'est une véritable comédie. M. le prince de Condé va tristement se placer auprès de madame de Monaco; moi, je reste auprès de Mademoiselle, parce que je ne saurois trop marquer que ce n'est que pour elle que je suis venue ici; de plus, que cela m'amuse davantage. Elle ne peut pas souffrir madame de Monaco; celle-ci le lui rend bien. Tout cela m'amuse; je l'avoue, cela ne produit pas le même effet sur tout le monde.....»

«À Chantilly, ce 10 décembre 1781.

»J'ai eu hier de véritables succès: j'avois dans la nouvelle pièce un rôle de la plus grande difficulté, et je l'ai fort bien rendu. J'ai ensuite joué Isabelle: le trio des trois femmes a fait le plus grand effet. Madame de la Roche-Lambert, qui faisoit Éléonore, a chanté et joué comme un ange; mademoiselle de Condé a assez bien fait Jacinthe, mais ce rôle cependant n'alloit ni à sa voix ni à sa figure: le spectacle, en tout, a été charmant. M. d'Auteuil, que tu connois, a joué l'Amant jaloux dans la dernière des perfections; M. le prince de Condé, à l'exception qu'il n'a pas beaucoup de voix, a rendu à merveille le rôle de Lopez; il y a mis toute la gaieté et toute la finesse que le rôle exige.

»On joue dimanche prochain le Prince lutin, pièce nouvelle de M. de Saint-Alphonse; la musique est de M. de Laborde, son beau-frère. Elle est dans le goût ancien et très-difficile à apprendre. Je partirai le lendemain pour Versailles, malgré toutes les instances qu'on me fait pour rester quelques jours de plus; mais j'ai promis à Madame Élisabeth de revenir le 17, et ne veux pas manquer à ma parole. Je n'y aurai pas un grand mérite, car quoique je m'amuse fort ici et que j'y sois traitée à merveille, j'éprouverai une véritable satisfaction à revoir Madame Élisabeth et ma famille, et j'attends ce moment avec impatience. Bombon se porte toujours à merveille.....

»Adieu; imagine que dès ce matin nous recommençons les répétitions: je suis lasse comme un chien de mes deux rôles d'hier, et nullement en train ce matin de chanter, d'autant plus que cette musique de M. de Laborde me déplaît.....»

«Versailles, ce 12 décembre 1781.

».....Tu sauras donc une chose intéressante: c'est que M. de Maurepas est entièrement hors d'affaire. Il a déjà travaillé avec les ministres, et le voilà heureusement encore retiré des portes du tombeau. On dit que le Roi va donner sa survivance à M. de Nivernois; mais cela me paroît dénué de bon sens, car M. de Maurepas n'ayant pas de département ni le titre de premier ministre, il ne peut avoir de survivancier. Madame, fille du Roi, n'aura pas non plus la petite vérole, mais on l'a bien craint. Elle a eu trois fièvres. On avoit déjà préparé un autre appartement pour M. le Dauphin, qui devoit être sous la garde des trois anciennes sous-gouvernantes, et madame de Guéménée restoit à garder avec ma sœur et madame de Villefort. La Reine et Madame Élisabeth devoient s'enfermer avec la petite princesse pour la soigner. Tous ces beaux préparatifs se sont évanouis avec la bonne santé de Madame, qui se porte ce matin à merveille.»

«À Chantilly, ce 15 décembre 1781.

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»M. le prince de Condé nous a menées en calèche hier, madame de Sorans et moi, voir tout Chantilly; cela m'a bien amusée. On ne connoît rien quand on n'a pas vu un si beau lieu! Nous avons passé au milieu des écuries: mon Dieu, la belle chose! Il n'y a que l'intérieur du hameau et de l'Isle d'Amour qu'il n'a pas voulu que nous vissions; il veut ne nous les faire connoître que ce printemps. On n'est pas plus aimable, plus honnête pour les femmes que ce prince; il fait les honneurs de chez lui comme s'il étoit un particulier. Il est surtout charmant quand la grande princesse n'est pas ici. Elle est à Paris depuis trois jours, à cause de madame de Ginestous, qui est tombée malade le lendemain de son mariage; mais elle va bien. Mademoiselle est ce qui m'attache le plus ici; elle est réellement charmante. Je pars après-demain matin. J'ai reçu pendant mon séjour ici des lettres charmantes de Madame Élisabeth; elle a la bonté de m'attendre avec impatience, j'en ai une bien grande de l'aller rejoindre, ainsi que toute ma famille....»

«À Versailles, ce 18 décembre 1781.

»Je suis arrivée hier au soir, me portant à merveille, ainsi que Bombon, n'ayant pu m'empêcher de donner quelques regrets à Chantilly, car véritablement le lieu, la vie qu'on y mène, tout y est charmant. Les bontés de Mademoiselle m'avoient attachée à elle: elle m'a paru avoir réellement du chagrin de mon départ; je lui avois inspiré de la confiance: elle ne me cachoit pas les petits dégoûts que lui donnoit madame de Monaco, le peu de fond qu'elle pouvoit faire sur toutes les personnes qui l'entouroient; enfin tout cela a fait que j'ai été très-touchée de me séparer d'elle.

»Le plaisir extrême que j'ai eu à revoir Madame Élisabeth, maman, m'a fait oublier ou du moins m'a fort consolée de n'être plus à Chantilly; mais croirois-tu que ce voyage, qui est la chose la plus simple, a pensé me faire des tracasseries? Le comte de Coigny, qui est méchant comme la gale, en a fait des gorges-chaudes, a prétendu que j'allois être la complaisante de madame de Monaco, mille bêtises à peu près pareilles; madame de Guéménée, par bonté et par une confiance aveugle en ce fat, a dit à maman presque des injures sur mon voyage là-bas. Maman lui a répondu qu'il falloit être bien méchant pour trouver d'autres raisons à mon séjour à Chantilly que celle de l'amitié que Mademoiselle avoit depuis longtemps pour moi; qu'ayant appris que mon fils avoit eu la petite vérole, elle m'avoit proposé d'aller lui faire prendre l'air à Chantilly; qu'il étoit impossible que je me refusasse à cette marque de bonté, et qu'il n'y avoit assurément rien que de fort honnête dans toute ma conduite. Madame de Guéménée lui a répondu qu'effectivement, à la manière dont elle présentoit la chose, elle paroissoit toute simple, qu'elle la trouvoit telle et le diroit bien à toutes les personnes qui lui en parleroient; mais comme maman sait qu'elle ment et qu'elle leur diroit peut-être des choses qui ne seroient pas, elle n'étoit pas tranquille, et en conséquence a fait chercher le comte d'Esterhazy, à qui elle a dit ses inquiétudes. Il lui a dit qu'elle pouvoit être sûre qu'il arrangeroit cela près de la Reine, au cas qu'elle ne le trouveroit pas bon. Il faut qu'effectivement il lui en ait parlé, car il y a trois jours que M. le comte d'Artois, avec un air goguenard, a demandé à Madame Élisabeth ce que j'avois été faire à Chantilly; la Reine a pris la parole et a dit que Mademoiselle, me connoissant, m'avoit engagée à y venir, et qu'elle trouvoit cela fort simple. Il est heureux que cela ait tourné comme cela et que le comte d'Esterhazy ait été ici, car, d'un voyage qui étoit assurément fort honnête, on se seroit servi pour dire beaucoup de mal de moi. Juge quel malheur si la Reine l'avoit cru? En tout, cette fameuse société est composée de personnes bien méchantes et montée sur un ton de morgue et de médisance incroyable. Ils se croient faits pour juger tout le reste de la terre..... Ils ont si peur que quelqu'un puisse s'insinuer dans la faveur, qu'ils ne font guère d'éloges, mais ils déchirent bien à leur aise. Il faut cependant voir tout cela et ne rien dire, c'est impatientant! La belle-fille de M. de Vergennes a eu des convulsions; elle est grosse de six mois et on est fort inquiet de son état. Je compte faire une visite à madame de Vergennes: je ne sais si elle me recevra. J'espère au moins voir Monsieur, car je veux le remercier de ce qu'il a dit à Madame Élisabeth et l'en faire souvenir. On dit et même il paroît décidé que c'est l'archevêque de Toulouse qui sera archevêque de Paris. Il n'a pas tout à fait la dévotion du défunt, mais cela vaut bien mieux. C'est un esprit fort, protégé de la société: ainsi cela ira bien.....»

«À Versailles, 19 décembre 1781.

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»Il faut que tu saches mes folies: imagine-toi que dimanche, nous avons, comme tu sais, joué la comédie; j'ai eu assez de succès. Après le spectacle, on a soupé; vers minuit, on a commencé à danser; nous avons dansé jusqu'à sept heures du matin, et nous n'avons fini que parce que nous ne pouvions plus remuer de lassitude. Mademoiselle, après m'avoir fait des adieux très-tendres, a été se coucher; moi, j'ai été me déshabiller, ai fait une petite toilette, arrangé mes affaires, joué avec mon fils, et je suis partie à neuf heures et demie. Je me suis arrêtée quelque temps à Paris et suis arrivée à cinq heures du soir à Versailles, Bombon m'ayant amusée comme une reine pendant la route par ses petites manières. J'ai trouvé en arrivant un valet de pied de Madame Élisabeth qui m'a priée, de sa part, de venir tout de suite. J'y ai couru, comme tu t'imagines bien. Notre entrevue a été très-tendre: j'étois dans le ravissement de revoir cette petite princesse; nous avons eu bien des choses à nous dire; on m'a fait bien des questions. De là, j'ai été voir maman, toute ma famille. Comme Madame Élisabeth a soupé ce jour-là chez la Reine, j'ai été souper chez maman; mais sur les dix heures, l'extrême fatigue que j'éprouvois m'a fait tomber dans une ivresse incroyable: je tombois de sommeil et je parlois toujours malgré cela, je disois des choses dépourvues de bon sens.... J'ai pris le parti le plus sage, qui étoit celui de m'aller coucher.....»

«À Versailles, ce 22 décembre 1781.

»J'ai eu un grand plaisir depuis que je t'ai écrit, bien moins causé par la chose en elle-même que par les grâces qui l'ont accompagnée. Imagine-toi que, pour les fêtes qui vont se donner, Madame Élisabeth m'a fait faire un habit superbe. Il est arrivé avant-hier: il y avoit déjà plusieurs jours qu'elle m'avoit dit que bientôt je saurois un secret qui l'occupoit beaucoup. Effectivement, jeudi, elle m'a remis un gros paquet qu'elle m'a dit arrivé de Chantilly. Je l'ai ouvert, j'ai vu enveloppe sur enveloppe, point d'écriture, ce qui me confirmoit dans l'idée que ce secret étoit une plaisanterie; enfin, après avoir déchiré encore bien des enveloppes, j'ai trouvé une petite lettre; sur le dessus étoit écrit de la main de Madame Élisabeth: «À ma tendre amie»; et dedans il y avoit: «Reçois avec bonté, mon cher petit ange tutélaire, ce gage de ma tendre amitié.» Au même instant le grand habit a paru; je suis restée confondue, la joie la plus vive a succédé au premier moment d'étonnement; je me suis mise à pleurer, me suis jetée aux pieds de Madame Élisabeth; elle étoit dans l'enchantement de ma joie, de mon bonheur: la seule chose qui l'ait altéré, ce bonheur, lorsque j'ai examiné mon habit, c'est de le trouver trop beau: il est brodé en or et en argent, de toutes les couleurs; enfin c'est un habit qui va à près de cinq mille francs, ainsi tu peux en juger. Quoiqu'elle m'ait dit qu'elle le payeroit quand elle voudroit, cela la gênera cependant un jour, et cette idée m'afflige. J'aimerois cent fois mieux que l'habit fût de cinquante louis. Enfin cela est fait et je ne puis m'empêcher d'être ravie; la petite lettre m'a charmée: j'ai trouvé cette tournure-là pleine d'amabilité; mais ce n'est pas tout, elle m'a dit de lui donner ma garniture de martre et qu'elle se chargeoit de la faire arranger pour le jour du bal que donnent les gardes du corps, parce qu'il faut être en robe. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour m'y opposer, il n'y a pas eu moyen, et réellement je me trouve en ce moment-ci accablée de ses bienfaits. D'un côté, j'en jouis, et de l'autre, je les trouve trop considérables; mais elle y met tant de grâce et tant de bonté qu'elle me force presque à croire que ces dons ne l'embarrasseront pas. Madame de Causans a paru presque aussi contente que moi des bontés de Madame Élisabeth; elle étoit dans le secret. Il est impossible de donner plus de marques d'amitié qu'elle m'en donne. Sa tête va fort bien à présent, et je l'aime réellement de tout mon cœur. Madame Élisabeth est impatientée, ainsi que moi, d'imaginer que tu n'apprendras ce fameux secret que dans neuf jours. Je ne te l'ai pas mandé tout de suite, parce que, d'après les informations que j'ai prises à la poste sur les jours où je devois t'écrire, tu n'en aurois pas eu la nouvelle plus tôt.....»

La naissance du Dauphin semblait avoir comblé les vœux du pays: les campagnes comme les villes en exprimaient leur joie. «Le peuple, les grands, écrivait madame Campan, tout parut à cet égard ne faire qu'une même famille..... Les fêtes furent aussi brillantes qu'ingénieuses: les arts et métiers de Paris dépensèrent des sommes considérables pour se rendre à Versailles en corps avec leurs différents attributs; des vêtements frais et élégants formaient le plus agréable coup d'œil; presque tous avoient de la musique à la tête de leurs troupes. Arrivés dans la cour royale, ils se la distribuèrent avec intelligence et donnèrent le spectacle du tableau mouvant le plus curieux. Des ramoneurs, aussi bien vêtus que ceux qui paroissent sur le théâtre, portoient une cheminée très-décorée, au haut de laquelle étoit juché un des plus petits de leurs compagnons; les porteurs de chaises en avoient une très-dorée, dans laquelle on voyoit une belle nourrice et un petit Dauphin; les bouchers paroissoient avec leur bœuf gras; les pâtissiers, les maçons, les serruriers, tous les métiers étoient en mouvement: les serruriers frappoient sur une enclume; les cordonniers achevoient une petite paire de bottes pour le Dauphin; les tailleurs un petit uniforme de son régiment, etc. Le Roi resta longtemps sur son balcon pour jouir de ce spectacle, qui intéressa toute la cour. L'enthousiasme fut si général, que, la police ayant mal surveillé l'ensemble de cette réunion, les fossoyeurs eurent l'impudence d'envoyer aussi leur députation et les signes représentatifs de leur sinistre profession. Ils furent rencontrés par la princesse Sophie, tante du Roi, qui en fut saisie d'effroi et vint demander au Roi que ces insolents fussent à l'instant chassés de la marche des corps et métiers qui défiloient sur la terrasse.»

Hélas, non! ce n'étaient point des insolents. C'étaient de pauvres gens qui, oublieux des pensées de deuil qu'éveillait la nature de leurs fonctions, avaient naïvement voulu prendre part à l'allégresse publique. Mais il est impossible de ne pas remarquer ce qu'il y avait de tragique dans cette apparition des fossoyeurs au milieu de ces joies. Le sinistre avenir semblait projeter son ombre fatale sur les réjouissances mêmes du présent. Ajoutons que dans toutes les fêtes auxquelles donnait lieu un événement favorable dans la vie de Marie-Antoinette, un symptôme de malheur apparaissait toujours comme un funèbre avertissement.

«Les dames de la Halle, continue madame Campan, vinrent complimenter la Reine et furent reçues avec le cérémonial que l'on accordoit à cette classe de marchandes; elles se présentèrent au nombre de cinquante, vêtues de robes de soie noire, ce qui jadis étoit la grande parure des femmes de leur état; presque toutes avoient des diamants. La princesse de Chimay fut à la porte de la chambre de la Reine recevoir trois de ces femmes qui furent introduites jusqu'auprès du lit; l'une d'elles harangua Sa Majesté: son discours avoit été fait par M. de la Harpe et étoit écrit dans un éventail, sur lequel elle jeta plusieurs fois les yeux, mais sans aucun embarras; elle étoit jolie et avoit un très-bel organe. Elle dit entre autres choses à la Reine: «Il y a longtemps que nous vous aimons sans oser vous le dire; nous avons besoin de tout notre respect pour ne pas abuser de la permission de vous l'exprimer.»

»Elle dit au Roi: «Sire, le ciel devoit un fils à un Roi qui regarde son peuple comme sa famille; nos prières et nos vœux le demandoient depuis longtemps. Ils sont enfin exaucés. Nous voilà sûres que nos enfants seront aussi heureux que nous, car cet enfant doit vous ressembler. Vous lui apprendrez, Sire, à être bon et juste comme vous. Nous nous chargeons d'apprendre aux nôtres comment il faut aimer et respecter son Roi.»

»Enfin elles dirent au Dauphin: «Vous ne pouvez entendre encore les vœux que nous faisons autour de votre berceau: on vous les expliquera quelque jour; ils se réduisent tous à voir en vous l'image de ceux de qui vous tenez la vie.»

Les poissardes chantèrent plusieurs couplets: le Roi et la Reine remarquèrent celui-ci:

Ne craignez pas, cher papa,
D'voir augmenter vot'famille,
Le bon Dieu z'y pourvoira:
Fait's-en tant qu'Versaille en fourmille;
Y eût-il cent Bourbons cheu nous,
Y a du pain, du laurier pour tous.

Leurs Majestés furent touchées de ces discours et de ces chansons.

La Reine y répondit avec affabilité. Louis XVI voulut qu'un grand repas fût donné à toutes ces femmes; selon l'usage suivi en pareille circonstance, un maître d'hôtel de Sa Majesté, le chapeau sur la tête, faisait seul les honneurs de cette table. Les portes restèrent ouvertes, et une multitude de gens eurent la curiosité d'aller voir ce spectacle.

Doublement heureux de la joie qu'avait éveillée au sein de la nation la naissance de leur fils[97], le Roi et la Reine résolurent d'aller en l'église de Notre-Dame de Paris remercier Dieu de la grâce qu'ils avaient reçue de lui. La ville de Paris leur avait offert une fête à cette occasion. De leur côté, les gardes du corps avaient obtenu du Roi la permission de donner à la Reine un bal paré dans la grande salle de l'Opéra de Versailles. Une grave maladie de madame la comtesse d'Artois vint suspendre les préparatifs de ces réjouissances. Madame de Bombelles écrivait à son mari:

«À Versailles, le 27 décembre 1781.

»Adieu toutes les fêtes, madame la comtesse d'Artois est au plus mal d'une fièvre qui d'abord avoit si peu inquiété que je ne t'en avois pas parlé, mais qui est devenue des plus graves, puisque les médecins disent qu'elle est maligne. Ils craignent aussi que le sang ne soit gangrené: elle a des cloches, qu'on appelle des phlyctènes, qui l'annoncent. Elle a été administrée hier à minuit. Cette pauvre petite princesse, dans les moments où elle a sa tête, dit qu'elle sent bien qu'elle va mourir; tout le monde en est persuadé et très-affligé, parce que c'étoit la bonté même; tout ce qui l'entoure se désespère: M. le comte d'Artois ne la quitte pas; Madame, apprenant hier après dîner que sa sœur alloit plus mal, et craignant qu'on ne l'empêchât de la voir davantage, s'est mise à courir de toutes ses forces pour aller chez elle; elle est tombée en montant l'escalier, s'est évanouie, et il lui a pris des convulsions affreuses qui ont duré deux grandes heures (il n'est pas encore sûr qu'elle ne fasse pas une fausse couche). Pendant ce temps-là, madame la comtesse d'Artois ne voyant pas venir Madame, s'est mise à faire des cris, des hurlements affreux, disant qu'elle avoit quelque chose à lui dire, qu'elle vouloit la voir absolument. On a été chercher Monsieur, qui est arrivé chez elle et a été obligé de lui dire que Madame avoit fait une chute, qu'elle alloit être saignée et qu'elle ne pouvoit pas sortir de son lit. Madame Élisabeth est si affligée de l'état de madame la comtesse d'Artois que je n'ai pas voulu la quitter hier de la journée; elle a été avec la Reine chez Madame pendant son évanouissement et ses convulsions. La Reine s'est conduite parfaitement: elle lui a donné tous les soins, toutes les marques d'amitié qu'elle lui devoit; si cette catastrophe pouvoit les raccommoder ensemble, ce seroit au moins un dédommagement. J'espère encore que madame la comtesse d'Artois n'en mourra pas. Elle est si jeune, elle a toujours eu l'air si sain, que les médecins doivent trouver beaucoup de ressources pour la tirer de là. Il est certain qu'elle est bien mal, et ce qui est un bien mauvais signe, c'est qu'elle tire ses draps avec ses mains; elle a toujours l'air de chercher quelque chose: tous les gens qui sont à la mort ont la même manie, c'est une espèce de convulsion. Enfin, il falloit que cette pauvre petite princesse mourût pour qu'on parlât d'elle; mais aussi n'est-ce qu'en bien. Le regret est général, et si elle pouvoit revenir, l'alarme qu'elle auroit donnée feroit qu'on l'aimeroit beaucoup.....»

«À Versailles, ce 29 décembre 1781.

»Madame la comtesse d'Artois est, Dieu merci, hors de tout danger..... Madame Élisabeth a tant de bontés pour moi, me traite avec tant d'amitié, que la vie que je mène près d'elle est infiniment douce et agréable; et il n'est personne qui n'éprouve par quelque endroit de petits désagréments. Je t'avouerai encore que ce qui me fait de la peine est qu'il me paroît que la Reine me traite moins bien depuis que j'ai été à Chantilly: elle qui, pendant la maladie de Bombon, avoit paru y prendre le plus grand intérêt, n'a pas imaginé de m'en dire un mot..... Madame Élisabeth me dit que je radote; cela me rassure un peu, mais cependant pas tout à fait, parce qu'il est fort possible que la Reine ne lui dise pas ce qu'elle pense de moi, connoissant l'intérêt qu'elle prend à ce qui me regarde. Je ne lui en parle plus, dans la crainte de l'ennuyer, mais je n'en pense pas moins, et cela m'attriste; enfin, nous verrons comment tout cela tournera. À la garde de Dieu! Je ferai tout ce que je croirai devoir faire et puis je me tiendrai tranquille; car, dans le fait, quand votre conduite est parfaitement honnête, les propos ne peuvent jamais être bien longs.....»

La convalescence de madame la comtesse d'Artois, dont la maladie avait interrompu toutes les joies, rendit l'essor au plaisir, et la ville de Paris donna à la Reine la fête annoncée depuis longtemps. La date est faite pour éveiller dans l'âme tout un monde de pensées: cette fête eut lieu le lundi 21 janvier. En voici la relation officielle, que la Gazette s'empressa de publier dans un supplément:

SUPPLÉMENT À LA GAZETTE DU MARDI 29 JANVIER 1782.

Relation de la fête que la ville de Paris a donnée à Leurs Majestés le Roi et la Reine, les 21 et 23 de ce mois, à l'occasion de la naissance de Monseigneur le Dauphin.

«Le 21 janvier 1782, la Reine, partie de la Muette à neuf heures et demie, a pris ses voitures de cérémonie au rond du cours: Sa Majesté, ayant cent gardes du corps du Roi, étoit accompagnée dans sa voiture de Madame Élisabeth de France, de Madame Adélaïde de France, de la princesse Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, de la princesse de Lamballe et de la princesse de Chimay.

»La Reine, depuis l'endroit où elle a pris ses voitures de cérémonie, a été au pas d'abord à Notre-Dame, et ensuite à Sainte-Geneviève, pour y rendre grâces à Dieu de la naissance heureuse de Monseigneur le Dauphin. À une heure un quart, Sa Majesté, que les acclamations publiques avoient suivie partout, est arrivée à l'hôtel de ville, où elle a été reçue au bas de l'escalier suivant l'usage. En entrant dans la grande salle de l'hôtel de ville, la Reine y a trouvé les princes, seigneurs et dames invités, qui l'avoient précédée pour la recevoir et pour y attendre l'arrivée du Roi: tout ce noble cortége étoit vêtu avec la magnificence digne d'une fête aussi éclatante.

»Le Roi, parti du château de la Muette à midi trois quarts, a pris ses carrosses de cérémonie au même endroit où la Reine avoit pris les siens; Sa Majesté étoit escortée de cent cinquante de ses gardes, des chevau-légers, des gendarmes de sa garde ordinaire, et du vol du cabinet; tous ces corps marchant à leur rang ordinaire et fixé pour les cérémonies: le Roi étoit accompagné dans sa voiture de Monsieur, de monseigneur comte d'Artois, du prince de Lambesc, grand écuyer de France; du duc de Coigny, premier écuyer, et du duc d'Ayen, capitaine des gardes. La foule étoit si grande sur toute la route du Roi qu'elle offroit le plus brillant coup d'œil. Sa Majesté trouva la même affluence sur toute sa route jusqu'à l'hôtel de ville, où elle arriva et où elle fut reçue, selon l'usage, au bas de l'escalier de cet hôtel.

»Avant de se mettre à table pour dîner, Leurs Majestés eurent la bonté de se montrer plusieurs fois sur le balcon, d'où elles devoient voir le feu d'artifice; et cette faveur du Roi et de la Reine fut sentie et exprimée de la manière la plus vive par les cris de joie du peuple immense qui étoit rassemblé dans la place.

»À deux heures trois quarts, Leurs Majestés se mirent à table, et le repas somptueux qui leur fut servi dura deux heures moins un quart. Le Roi et la Reine étoient placés au haut de la table; Monsieur étoit à la droite de Sa Majesté, et monseigneur comte d'Artois à la gauche de la Reine; Madame Élisabeth se trouvoit immédiatement après Monsieur, Madame Adélaïde de France après monseigneur comte d'Artois, la jeune princesse de Bourbon-Condé après Madame Élisabeth, la princesse de Lamballe après Madame Adélaïde, et toutes les autres dames, au nombre de soixante-dix, comme elles se sont trouvées, la table étant composée de soixante-dix-huit couverts.

»Le Roi a été servi par le sieur de Caumartin, prévôt des marchands, qui lui a présenté la serviette avant de se mettre à table, et la Reine par la dame de la Porte, nièce du sieur de Caumartin, qui lui a présenté la serviette; les princes et princesses de France par les échevins, le procureur du Roi et le receveur de la ville: le dîner avoit été préparé par les officiers du Roi et donné par la ville; pendant le dîner, il y eut de la musique. Après le service de la table de Leurs Majestés, on servit d'autres tables dans des salles préparées pour les seigneurs et pour les personnes de la suite du Roi et de la Reine.

»Après le dîner, Leurs Majestés ont passé dans la grande salle, où elles ont tenu appartement et jeu pendant une heure et demie, c'est-à-dire depuis cinq heures jusqu'à six heures et demie.

»Alors Leurs Majestés se sont rendues avec les princes, princesses et tous les seigneurs et dames de la cour, dans la salle où elles avoient dîné et d'où elles ont vu le feu d'artifice, après lequel la cour est revenue dans la pièce où s'étoit tenu le jeu.

»À sept heures et un quart, le Roi, reconduit au bas de l'escalier de l'hôtel de ville comme il y avoit été reçu, est reparti de la même manière qu'il étoit venu; et la Reine, également reconduite au bas de l'escalier de l'hôtel de ville, est partie à huit heures moins un quart de la manière dont elle étoit arrivée: Leurs Majestés retrouvant partout la même affluence de peuple et les mêmes transports.

»Leurs Majestés, en s'en retournant, ont vu plusieurs des illuminations qui se trouvoient sur leur route, et notamment celle de la place Vendôme, dont Leurs Majestés ont fait le tour. Elles virent aussi en passant la brillante illumination de la place Louis XV, ayant pour regard le palais de Bourbon, dont l'illumination avoit le plus grand éclat.

»Les officiers des gardes du corps qui entouroient les carrosses du Roi et de la Reine ont jeté de l'argent en plusieurs endroits.

»Leurs Majestés, pendant toute cette journée, si précieuse aux Parisiens, ont témoigné partout la satisfaction la plus grande, et ont fait les compliments les plus honorables et les plus flatteurs au prévôt des marchands et à toutes les personnes qui ont eu la direction de cette fête.

»On ne peut se dispenser de donner ici une esquisse légère des constructions élégantes et pittoresques, des embellissements et ornements exécutés sous la direction du sieur Moreau, architecte du Roi, maître général, contrôleur-inspecteur des bâtiments de la ville.

»Le feu d'artifice étoit disposé sur le nouveau quai, au moyen duquel la place se trouvoit agrandie. Il représentoit le temple de l'Hymen formé par un portique de colonnes, surmonté d'un fronton et couronné d'un attique..... Sur un autel élevé au centre brûloient, pour la prospérité de la famille royale et celle de monseigneur le Dauphin, les offrandes de la nation. Devant le portique du temple, on voyait la France recevant des mains de l'Hymen l'enfant auguste et précieux qui vient de naître. L'édifice étoit surmonté par des enfants et des aigles qui ornoient le temple de guirlandes, etc., etc.

»L'hôtel de ville étant d'une étendue médiocre pour une si grande occasion, et le feu d'artifice étant placé sur le quai, les croisées de l'hôtel ne se trouvoient plus en face ni disposées pour jouir du spectacle de cet ensemble.

»Le besoin d'augmenter le local pour recevoir et placer plus convenablement Leurs Majestés et la cour avoit déterminé le sieur Moreau, dont les talents et le goût sont connus, à construire une galerie en retour du bâtiment de l'hôtel de ville et en face du feu d'artifice.

»En couvrant la cour de l'hôtel de ville, on en avoit formé une très-grande salle pour le festin et pour le bal. Les deux étages d'arcades dont elle est décorée formoient des tribunes ornées de tout ce que l'art peut offrir de plus riche, de plus varié et de plus commode.

»Dans la pièce appelée la grande salle, Leurs Majestés ont tenu appartement et jeu. Une des extrémités étoit ornée d'un dais magnifique sous lequel étoit placé le portrait du Roi en pied, ainsi que les bustes du Roi et de la Reine sur des piédestaux. Deux fauteuils étoient placés sur une estrade élevée au milieu par deux gradins. À l'autre bout étoit une cheminée ornée d'emblèmes et enrichie d'or et de marbre précieux. Tous les meubles répondoient à cette magnificence, ainsi que ceux d'un appartement préparé pour la Reine à un des coins de cette salle; au côté opposé se trouvoit l'entrée pratiquée pour la grande galerie qui avoit été construite, et dont on a parlé.

»Cette pièce avoit quarante-huit pieds de large sur cent trente-deux de long et vingt-huit de hauteur. Elle a servi pour le dîner de Leurs Majestés, leurs loges et celles de la cour pour voir le feu; même richesse, même goût d'ornements et de meubles: dans les deux extrémités on avoit placé des musiciens qui, pendant le dîner, ont exécuté, d'un côté, des symphonies du meilleur choix, et, de l'autre, les morceaux de chant les plus agréables.

»Le dehors de cette galerie, qui a eu le plus grand succès, étoit décoré par un frontispice de douze colonnes corinthiennes peintes en marbre, cannelées, surmontées de leur entablement et balustrade, portées sur un soubassement. L'édifice étoit couronné par un attique divisé en pilastres et bas-reliefs, au milieu duquel s'élevoit un fronton chargé de cartels et d'écussons aux armes de France.

»La loge de Leurs Majestés, pour voir le feu d'artifice, occupoit les trois entre-colonnements du milieu, qui formoient un avant-corps et rotonde avec coupole portés par huit supports..... À l'aplomb de chaque support étoit placé un vase d'or, d'où partoit un lis. Le dessus de la loge étoit en calotte, couvert d'une étoffe cramoisie avec nervures et compartiments, surmonté d'un dauphin.

»Le 23, la place de l'hôtel de ville, l'édifice du feu d'artifice et la galerie ont été illuminés le soir pour le bal qui devoit terminer cette fête. Le Roi et la Reine ont honoré ce bal de leur présence; mais l'affluence étonnante des masques, cet empressement irrésistible qui porte les sujets à s'approcher toujours le plus qu'ils peuvent de leurs maîtres, n'a pas permis à Leurs Majestés d'y rester plus d'une heure[98].

»Dans l'une et l'autre des fêtes, l'ordre essentiel pour la sûreté publique, la liberté des débouchés et la circulation, a été parfaitement établi, et l'on ne peut que féliciter infiniment toutes les personnes qui ont concouru si heureusement à ce qu'aucun désordre, aucun accident n'aient troublé dans ces deux occasions la joie et l'allégresse publiques.

»Sa Majesté, ayant gratifié du cordon de l'ordre de Saint-Michel les sieurs Richer et de Bordenave, premier et deuxième échevins; le sieur Buffault, receveur général de la ville, et le sieur Moreau, maître général des bâtiments de la même ville, a permis qu'à commencer du premier jour de la fête ils se décorassent des marques de cet ordre, quoiqu'ils ne fussent pas encore reçus chevaliers.»

Madame de Bombelles ne put prendre part à cette fête, dont son imagination s'était fait un grand plaisir. Elle écrit à son mari:

«À Versailles, ce 21 janvier 1782.

»Eh bien, mes craintes n'ont été que trop fondées; tout le monde est à Paris, et moi j'ai été obligée de revenir hier au soir ici: j'ai décidément la jaunisse; j'ai vu ce matin Lemonnier et Loustoneau, qui sont venus me voir et qui m'ont dit que ce ne seroit rien du tout, que mon état ne demandoit que du ménagement et de la diète; je me porte beaucoup mieux qu'auparavant à présent que je suis bien jaune: il y a plus de quinze jours que j'avois des maux de cœur et des tristesses qui me donnoient presque des vapeurs; aujourd'hui je me sens gaie, je ne souffre pas du tout, je n'ai qu'un peu mal au cœur, et je suis persuadée que d'ici à cinq ou six jours je serai guérie. Quand je suis arrivée hier, Madame Élisabeth n'étoit pas partie, je l'ai été voir tout de suite, tu ne peux pas t'imaginer avec quelle bonté elle m'a traitée; elle a chargé Loustoneau, sans que je le susse, de lui donner tous les jours de mes nouvelles; elle m'a fait mille caresses pour me consoler de n'être pas à l'entrée, enfin elle a été charmante.....»

La fête donnée ensuite par les gardes du corps eut lieu le 30 janvier dans la grande salle de spectacle du palais de Versailles; elle commença par un bal paré et se termina par un bal masqué. La Reine ouvrit le bal par un menuet qu'elle dansa avec un simple garde nommé par le corps, et auquel le Roi accorda le bâton d'exempt.

Madame de Bombelles fut dédommagée de n'avoir point assisté à la fête de l'hôtel de ville de Paris.

«À Versailles, ce 26 janvier 1782.

..............

»Madame Élisabeth m'est venue voir cette après-dînée; elle a fait venir Bombon, qui a été charmant; elle ne l'avoit pas encore vu marcher absolument seul, et pour le faire briller dans tout son éclat, je me suis mise à jouer un petit air sur le clavecin; il a pris son petit fourreau de chaque côté, s'est mis à danser et à tourner tout autour de la chambre, ce qui a fort amusé Madame Élisabeth. En le faisant danser, je pensois à toi, et je me disois: S'il étoit ici, il deviendroit fou de cet enfant! Véritablement tu l'aimerois à la folie, car il est impossible pour son âge d'être plus aimable et de marquer plus d'intelligence dans tout ce qu'il fait. Attends-toi à le trouver bien laid, parce qu'il l'est; mais cela ne t'empêchera pas, au bout de quelques jours, de le trouver charmant par ses manières.....»

»À Versailles, ce 3 février 1782.

»Ma jaunisse a été assez aimable pour ne pas m'empêcher d'aller au bal paré, et cela m'a fait un grand plaisir, car c'étoit la plus superbe chose qu'on ait jamais vue; on prétend qu'il s'en falloit bien que les bals qu'on y a donnés pour le mariage des princes approchassent de la magnificence de celui-ci, parce qu'il y avoit un tiers de bougies de plus au dernier; toutes les loges étoient remplies de femmes extrêmement parées; la cour étoit de la plus grande magnificence; enfin c'étoit superbe, et j'étois au désespoir que tu ne fusses pas ici..... Ma robe a joué son rôle, elle est superbe; le bal a commencé à six heures et a fini à neuf: à minuit, Madame Élisabeth a été avec mademoiselle de Condé et plusieurs de ses dames dans une loge au bal masqué; elle m'a proposé d'y venir, et comme je croyois qu'elle n'y passeroit qu'une demi-heure, j'ai accepté; point du tout, elle s'y est amusée comme une reine et y est restée jusqu'à trois heures et demie, de manière qu'il en étoit quatre lorsque je me suis mise au lit..... La Reine m'a traitée à merveille le jour du bal; elle m'a demandé comment je me portois, s'il étoit bien prudent de sortir déjà; elle m'a dit à demi-voix:—Irez-vous au bal masqué?—Je lui ai répondu en souriant que je n'en savois rien.—Oh! l'enfant! véritablement on ne mérite pas l'honneur d'être chaperon quand on va au bal venant d'avoir la jaunisse.—Comme ma petite belle-sœur étoit avec moi et étoit entrée chez la Reine sans en avoir le droit, je lui ai dit que je craignois d'avoir fait une grande sottise en faisant entrer ma sœur chez elle; elle m'a répondu que cela ne faisoit rien et qu'elle étoit ravie de la voir. J'ai été charmée que cela se fût passé ainsi, car je craignois vraiment d'avoir fait quelque chose de très-mal. Le Roi m'a aussi parlé au bal; il m'a demandé si je trouvois le bal fort beau, je lui répondis que c'étoit superbe. Ensuite il m'a demandé des nouvelles de ma sœur, de maman, de ma tante; il m'a dit:—C'est une épidémie, toutes les sous-gouvernantes sont malades.—Je lui ai dit: Oui, Sire, il ne reste que madame d'Aumale.—Il m'a répondu en riant: Oh! c'est un beau renfort!»

C'est à ce bal que fut inaugurée la mode de porter des dauphins en or ornés de brillants, comme on portait des jeannettes. À la suite de ses couches, les cheveux de la Reine sont tombés; elle a adopté alors une coiffure dite à l'enfant. Cette coiffure basse a été prise successivement par la cour et par la ville[99].

La Reine et avec elle madame la duchesse de Bourbon avaient adopté une mode jusqu'alors réservée aux hommes et que les femmes du grand monde s'empressèrent toutes de prendre: je veux parler des catogans, qui retroussaient les cheveux et les attachaient près de la tête. Ces nœuds de ruban, quand on y joignait les cadenettes, le petit chapeau et le plumet, donnaient à un jeune visage quelque chose de piquant et de cavalier. La simplicité de Madame Élisabeth n'acceptait pas cette parure; le Roi s'en moquait et souvent en parlait avec une sorte d'aigreur. Un jour, il entra chez la Reine avec un chignon. Marie-Antoinette se prit à rire. «Vous devriez, lui dit-il, trouver cela tout simple; ne faut-il pas nous distinguer des femmes, qui ont pris nos modes?» La leçon ne tomba point à terre: les costumes masculins disparurent.

C'est aussi à cette époque qu'il faut placer la révolution qui s'opéra dans la toilette des enfants. Défigurés depuis la Régence avec des boucles, des rouleaux pommadés et saupoudrés à blanc, affublés d'une bourse, d'un chapeau sous le bras, d'une épée au côté, ces pauvres petits êtres retrouvèrent leur chevelure première, bien taillée en rond, brillante et nette, seule parure d'une tête enfantine; puis ils portèrent des habits simples et commodes qui laissaient en liberté les mouvements capricieux de leur âge.

La naissance de Madame Royale, suivie (trois ans plus tard) de celle du premier Dauphin, avait fait vibrer une nouvelle fibre au cœur de Madame Élisabeth. Si le divin Maître voyait avec bonheur venir les petits enfants vers lui, c'était aussi avec bonheur que Madame Élisabeth allait vers les petits enfants. Elle se sentait attirée près d'eux par le double charme de la faiblesse et de l'innocence. Elle montrait surtout le plus tendre intérêt à la petite nièce que le Roi lui avait donnée. Elle fut heureuse du premier sourire que ses caresses firent éclore sur ses lèvres, heureuse de la première lueur de raison qu'elle vit poindre dans son intelligence. Elle en suivit les progrès avec un tendre intérêt, invinciblement ramenée chaque jour vers cette petite tête qui semblait l'initier aux préoccupations, aux soins et aux angoisses maternelles.

Ce fut là comme un nouveau lien qui attacha Madame Élisabeth à Versailles et qui devait la retenir près du trône. Elle fut pour ainsi dire la première institutrice de la jeune Marie-Thérèse, lui inspirant l'idée du bon et du juste, cherchant à lui former un jugement solide, et tournant vers Dieu les naissants mouvements de son cœur. La nièce répondait par la plus entière confiance à l'affection de la tante et par la plus vive attention aux leçons qu'elle en recevait. Elle se prit à l'aimer comme une amie et comme une mère. Madame Élisabeth joignait à une haute raison une jeunesse de caractère et de cœur qui rapprochait la distance entre un enfant de cinq ans et une jeune fille de dix-huit. La pureté est le niveau des âmes: les anges n'ont point d'âge.

À cette époque, la Reine fit un choix qui fut un sujet de joie pour Madame Élisabeth: la vicomtesse d'Aumale, son amie, fut détachée de l'éducation des Enfants de France et spécialement chargée de celle de Madame Royale. Malheureusement cette faveur confiante de la Reine excita quelque jalousie ombrageuse dans son entourage, qui parvint à lui persuader qu'en mettant sa fille entre les mains de madame d'Aumale, elle l'avait placée sous la tutelle de Madame Élisabeth. Ce prétexte suffit pour écarter madame d'Aumale; mais il était impuissant à séparer Marie-Thérèse et Élisabeth. Elles ne se revirent plus aussi assidûment; mais leurs cœurs s'étaient compris, et les liens qui les attachaient l'une à l'autre devaient être resserrés par les disgrâces de la cour, comme ils le furent plus tard par le malheur.

Madame Élisabeth était née pour l'intimité: autant elle était vive, confiante et expansive dans son cercle familier de Montreuil, autant elle laissait voir de timidité, de réserve, je dirai même d'embarras, non pas seulement quand elle se trouvait en représentation dans les salons de la Reine, mais dans son propre intérieur, alors qu'elle y était entourée de la plupart de ses dames. Elle semblait craindre que ses paroles, ses regards même ne montrassent une préférence à une d'elles. Les saillies de son esprit étaient comprimées par les sollicitudes de son cœur, et ses discours, son maintien même se ressentaient de cette gêne. Du reste, un merveilleux instinct lui faisait reconnaître les personnes, si peu nombreuses, hélas! dignes d'être admises à sa familiarité. La duchesse de Duras, la vicomtesse d'Aumale étaient de ces personnes qui, par les grâces de leur esprit, la droiture de leur raison aussi bien que par l'élévation de leur âme, avaient gagné son amitié et sa confiance. Difficile dans ses choix, Madame Élisabeth était dévouée dans ses affections. Ses amies étaient des sœurs pour elle; les intérêts de leur famille, les soucis de leurs affaires devenaient ses soucis et ses intérêts. Si une d'elles était souffrante, elle s'empressait de l'aller voir, elle lui tenait compagnie. Elle leur prodiguait dans leur disgrâce les mêmes soins et les mêmes égards que dans leur faveur. Elle n'avait pas cessé de voir madame d'Aumale depuis son éloignement de Madame Royale; et malgré l'opposition que la triste affaire du collier avait soulevée contre tous les membres de la maison de Rohan, elle ne crut pas devoir refuser à madame de Marsan les marques habituelles de ses bons sentiments pour elle; avec cette déférence et ces respects affectueux qu'elle gardait toujours vis-à-vis de la Reine, elle la pria de ne pas s'étonner de lui voir rendre à son ancienne institutrice ce qu'elle devait à son âge et à ses vertus.

Dans cette heureuse année de 1781, le Roi fit l'acquisition de la propriété que la princesse de Guéménée avait à Montreuil et que les désastres de sa fortune ne lui avaient plus permis de conserver[100]. Il pria la Reine, qu'il avait mise dans la confidence de ses projets, d'emmener, dans une de ses promenades, Élisabeth à Montreuil, et de descendre avec elle dans cette habitation qu'il savait lui être agréable. Heureuse de la surprise qu'elle va causer à sa belle-sœur, Marie-Antoinette l'engage à l'accompagner: «Si vous voulez, lui dit-elle, nous nous arrêterons à cette maison de Montreuil où vous alliez volontiers quand vous étiez enfant?—Cela me fera grand plaisir, répond Élisabeth, car j'y ai passé des heures très-agréables.» On arrive à Montreuil, où tout est disposé pour recevoir de telles visiteuses, et dès qu'elles y sont entrées: «Ma sœur, dit la Reine, vous êtes chez vous. Ce sera votre Trianon. Le Roi, qui se fait un plaisir de vous l'offrir, m'a laissé celui de vous le dire.»

Les inspirations fraternelles de Louis XVI ne l'avaient pas trompé. Ce don devait être pour Madame Élisabeth une source de jouissances intimes; car, de ce moment, elle put associer ses amies à son existence de chaque jour et se dérober aux pompes de la cour quand son devoir n'y marquait pas sa place. Le parc dont elle prenait possession est situé à droite de la barrière lorsque l'on entre à Versailles: il longe l'avenue de Paris et s'étend de la rue de Bon-Conseil à la rue Saint-Jules; son entrée est au no 2 de la rue de Bon-Conseil, le seul de cette rue. Cette entrée est telle qu'elle était avant la Révolution, telle qu'elle a toujours été. Ce parc, amoindri par la Révolution, a recouvré, sous le propriétaire actuel, ses anciennes limites. Les modifications qu'il a reçues ont dû en changer un peu l'aspect; les arbres, en grandissant, lui ont sans doute donné aussi un caractère plus tranquille et plus mélancolique. Ce parc n'a pas moins de huit hectares, sur lesquels aurait pu se déployer tout un quartier de villas et d'agréables chalets; mais, jaloux d'y conserver les traditions du passé, l'honorable propriétaire de ce royal domaine a su le défendre contre les calculs de la spéculation et de l'intérêt personnel.

Au milieu d'une pelouse ornée de bouquets d'arbres et de massifs de fleurs s'élève la maison, dont quatre colonnes de marbre soutiennent le péristyle. La partie du bâtiment central, figurée par une teinte plus noire sur le plan ci-joint, est telle qu'elle était du temps de Madame Élisabeth; les deux ailes qui l'encadrent, abattues dans les mauvais jours de la Révolution, ont été rebâties vers le commencement de ce siècle sur leurs anciens fondements.

PLAN DE LA PROPRIÉTÉ DE MADAME ÉLISABETH, À MONTREUIL-VERSAILLES (1787.)

À gauche, on aperçoit la ferme où Madame Élisabeth établit bientôt sa laiterie, qui devait être un des instruments les plus actifs de sa bienfaisance. Une allée d'arbres arrondis en berceau forme une ceinture de verdure et d'ombrage le long de l'avenue de Paris. Un des premiers actes de la propriétaire fut de détacher de son domaine une petite maison située rue Champ-la-Garde[101], et de la donner à madame de Mackau. Il lui semblait qu'elle ne pouvait mieux inaugurer sa première possession qu'en priant son ancienne institutrice de la partager avec elle. «La petite maison de ma mère, a écrit madame de Bombelles, avoit une porte qui communiquoit dans le jardin de Madame Élisabeth. M. de Bombelles y eut une maladie qui lui causa des douleurs horribles: la princesse, qui avoit pour lui des bontés extrêmes, venoit le voir journellement, l'encourageoit, le consoloit et partageoit les peines que me causoit cet état, comme auroit pu faire la sœur la plus tendre.» Madame Élisabeth retrouvait aussi de précieux souvenirs à Montreuil. C'était dans ce village, et à quelques pas de sa demeure, que s'élevait le pavillon et que s'étendait le parc[102] qui avaient appartenu à madame de Marsan, et qui lui rappelaient les heures les plus heureuses de son enfance, celles qu'elle avait passées avec sa chère Clotilde. C'était là que le premier médecin du Roi lui avait donné des leçons de botanique, au milieu des plus beaux arbres de l'Amérique, importés en France par M. de la Galissonnière, ancien gouverneur du Canada. Après la mort de madame de Marsan, ces arbres au feuillage varié, plantés de la main même de M. Lemonnier, ce jardin dessiné sur ses plans, ce pavillon distribué et orné d'après ses avis, étaient devenus sa propriété et son séjour habituel. Madame Élisabeth était heureuse d'un voisinage qui lui permettait de voir souvent ce digne homme, chez lequel elle se plaisait à honorer tout ensemble l'âge, le talent, la science et la vertu. Entre eux s'établit un échange continuel de services et une touchante communauté de plaisirs: le savant professeur associait la princesse à ses études de botanique dans son jardin, à ses expériences de physique dans son cabinet; et Madame Élisabeth, en revanche, l'associait à sa charité, en le faisant le distributeur de ses aumônes dans le village.

Le Roi avait décidé que Madame Élisabeth ne coucherait à Montreuil que lorsqu'elle aurait atteint sa vingt-cinquième année; mais dès qu'elle fut en possession de son cher petit domaine, elle ne passait plus à Versailles que la soirée et la nuit, et même, pendant l'été, elle n'y passait guère que la nuit. Dès le matin elle entendait la messe dans la chapelle du château, et immédiatement après elle montait en voiture avec quelques-unes de ses dames pour aller à Montreuil. Quelquefois même elle s'y rendait à pied. La vie qu'elle y menait était uniforme et pareille à celle que la famille la plus unie passe dans un château à cent lieues de Paris. Heures de travail, de promenade, de lecture; vie isolée ou en commun, tout y était réglé avec méthode. L'heure du dîner réunissait la princesse et ses dames autour de la même table.

Plus tard, avant de revenir à la cour, on s'agenouillait dans le salon, et, conformément à l'usage conservé dans quelques familles, on faisait en commun la prière du soir. Puis on se remettait en route vers ce palais soucieux dont on était si près tout à la fois et si loin, et l'on rentrait dans son domicile officiel avec le souvenir d'une douce journée remplie par le travail, égayée par l'amitié et sanctifiée par la prière.

Madame Élisabeth s'attachait de plus en plus à sa maison de campagne par le bien qu'elle y faisait. Elle se tenait au courant de toutes les humbles misères du village et des environs. Y avait-il un malade? un médecin était envoyé chez lui, et quelques pièces d'argent y arrivaient aussitôt, afin de faire face aux nécessités du traitement. Quand on pense que pour toute fortune Madame Élisabeth n'avait que la pension dont elle jouissait comme sœur du Roi, on demeure étonné du nombre prodigieux de bonnes œuvres auxquelles ses ressources pouvaient suffire! C'est qu'elle avait déjà appris à économiser sur sa parure, afin de pouvoir suivre l'élan de son cœur. Sa première femme de chambre lui rendait compte chaque mois de l'emploi de son petit budget, et lorsque la dépense en avait dépassé le chiffre, Madame Élisabeth, afin de rétablir l'équilibre, retranchait, sur les prévisions du mois suivant, un objet de sa propre toilette. Ainsi, c'était toujours un sacrifice personnel qui comblait le déficit causé par la charité.

Les dépenses considérables pour les choses de luxe lui apparaissaient comme un vol fait à la bienfaisance. Un jour, on lui propose un bijou qu'on savait être de son goût: «C'est fort joli, dit-elle, mais avec ce que cela me coûterait, nous soutiendrons quelques malheureux de plus.» Un marchand de bric-à-brac vint un autre jour lui offrir pour son salon de Montreuil un ornement de cheminée d'une sculpture remarquable, et qui était de mode toute nouvelle: «Quel en est le prix? demande la princesse.—Quatre cents livres.—Ce n'est certainement pas trop cher, répond-elle; mais je ne puis.—Je ne demande point d'argent comptant, dit le marchand; j'attendrai tant que Madame voudra.—Je vous remercie, et ne m'en voulez pas de vous refuser: avec quatre cents livres, je puis monter deux petits ménages.» C'est ainsi que, sans autre luxe que celui commandé par son état, sans aucun goût de dépense personnelle, Madame Élisabeth était pour elle-même aussi économe qu'elle était prodigue pour les indigents.

Elle devait à sa nouvelle manière de vivre un avantage précieux: elle voyait ses frères plus souvent. Monsieur venait passer avec elle des heures qu'il savait lui rendre courtes par le charme de sa conversation. «Mon frère le comte de Provence, disait-elle un jour, est tout ensemble le conseiller le plus éclairé et le conteur le plus charmant. Son jugement sur les hommes et sur les choses le trompe rarement, et sa prodigieuse mémoire lui fournit en toutes circonstances une source intarissable d'anecdotes intéressantes.»

Monsieur menait une vie sédentaire, protégeant et cultivant les lettres, et passant habituellement plusieurs heures de la matinée à étudier ou à lire dans son cabinet. Il se plaisait à faire des vers; on a même prétendu qu'il avait composé plus d'un ouvrage de longue haleine sur l'histoire et la physique. On connaît le quatrain qu'il fit un jour pour la Reine: ayant cassé un éventail appartenant à cette princesse, il lui en envoya un autre auquel étaient attachés les vers que voici:

Au milieu des chaleurs extrêmes,
Heureux d'amuser vos loisirs,
J'aurai soin près de vous d'attirer les Zéphirs;
Les Amours y viendront d'eux-mêmes.

Si la société du comte d'Artois n'offrait pas à Madame Élisabeth les mêmes ressources que celle de Monsieur, elle lui présentait des agréments d'un autre genre. Il était vif, léger, aimable, passionné, plein de grâce et de loyauté. À peine sorti de l'adolescence, il prétendait qu'il serait roi. On racontait de lui trente espiègleries qui révélaient la vivacité de son esprit. Il paria un jour contre ses frères qu'il paraîtrait couvert devant le Roi, son aïeul, sans que ce prince le trouvât mauvais. La gageure fut acceptée. Le comte d'Artois entra dans la chambre de Louis XV le chapeau sur la tête: «Grand-papa, lui dit-il, n'est-il pas vrai que ce chapeau me va bien? Mes frères prétendent le contraire et me plaisantent. Comment Votre Majesté me trouve-t-elle?—Fort bien, mon fils.—Sire, ayez donc la bonté de le leur dire, car ils ne me croiront pas.»

Madame Élisabeth, plus raisonnable que son frère, se permettait souvent de le sermonner; au commencement, c'était toujours en riant qu'il accueillait ses conseils. En avançant dans la vie, il se mit à aimer sa sœur avec une tendresse mêlée de vénération, et se trouvait fier d'appartenir de si près à une princesse douée de tant de vertus. Ce sentiment s'accrut et se fortifia dans le malheur. Lorsque, sorti de France, il recevait une de ses lettres, on le devinait à l'émotion de bonheur qui s'imprimait sur ses traits; il ouvrait la lettre avec trouble, et suivait, à travers ses larmes, cette main chérie dans chaque ligne qu'elle avait tracée. Jamais tendresse réciproque de frère et de sœur ne fut plus vive, plus vraie et plus expansive.

Madame Élisabeth se plaisait aussi infiniment dans la société de ses tantes, surtout de Madame Adélaïde, qui avait toujours eu une affection particulière pour Louis XVI et s'était occupée de lui dès ses premières années, alors que la cour semblait négliger le petit duc de Berry, encore éloigné du trône. Élisabeth partageait les sentiments de gratitude que son royal frère avait voués à celle de ses tantes qui lui avait montré le plus d'attachement. Mesdames, du reste, étaient d'un commerce extrêmement agréable, et prouvaient que les exercices de la piété ne sont pas incompatibles avec les charmes de l'esprit.

Élisabeth ne négligeait pas non plus celle de ses tantes qui avait échangé la soie et les dentelles contre la bure et le cilice. Ses goûts et ses sentiments se trouvaient à l'aise dans le cloître des Carmélites, où elle rencontrait tout ensemble des leçons d'abnégation et des témoignages d'attachement. Le Roi s'inquiéta un moment de la fréquence de ses visites à Saint-Denis: «Je ne demande pas mieux, lui dit-il un jour, que vous alliez voir votre tante, à la condition que vous ne l'imiterez pas: Élisabeth, j'ai besoin de vous.» Le cœur d'Élisabeth le lui avait dit avant le Roi, et c'était souvent la pensée même de son frère qui la ramenait près de Madame Louise, se plaisant à unir ses prières à celles de la pieuse carmélite, pour demander à Dieu de répandre ses grâces sur le membre de leur famille qui en avait le plus besoin, puisqu'il portait le poids de la fortune publique. Les vœux de ces deux saintes femmes demandant à genoux le bonheur de Louis XVI ne devaient pas se réaliser dans ce monde.

Ce n'était point assez de se faire la bienfaitrice de ceux qui l'entouraient, elle se tenait au courant de toutes les bonnes œuvres qui étaient à sa portée, afin de s'y associer; elle épiait les malheurs qui se passaient dans des régions où son bras ne pouvait atteindre, afin d'y intéresser le Roi lui-même.

Dans l'automne de 1785, elle apprend par M. Perrenay de Grosbois, premier président de la cour des comptes, à Besançon, qu'il existait à Montfleur, bailliage d'Orgelet, dans le Jura, un vieillard du nom de Jacob (Jean), né à Sarsie le 10 novembre 1669, et par conséquent âgé de cent seize ans, n'ayant pour subsister que le faible produit du travail de sa fille, déjà fort âgée elle-même. Madame Élisabeth en informe M. de Calonne, le contrôleur général des finances, qui, éclairé sur la vérité de ces faits par l'intendant de Franche-Comté, les porte à la connaissance du Roi. Le centenaire reçut peu de temps après une gratification extraordinaire de douze cents livres et une pension viagère de deux cents livres; mais il ne sut jamais à quelle initiative ce don royal était dû. Ce vénérable vieillard eut l'honneur d'être présenté au Roi et à la famille royale le 11 octobre 1789, et le 23 à l'Assemblée nationale. Il avait alors, comme on le voit, cent vingt ans. Son portrait, par F. Garnerey, fut accepté par l'Assemblée et déposé dans ses archives le 3 décembre suivant.

Plus tard (c'était en 1788), notre princesse apprit par l'évêque de Noyon que dans cette ville, le dernier jour du mois de mai, quatre hommes étaient tombés dans une fosse, où, déjà asphyxiés par une odeur pestilentielle, ils n'ont dû la vie qu'à une jeune fille nommée Catherine Vassent, qui s'est offerte elle-même à la mort pour les sauver. Quand la relation de ce drame[103], imprimée à Noyon, parvint à Madame Élisabeth, elle venait d'user les dernières ressources du mois, et ne pouvait rien offrir à cette jeune héroïne, qui était aussi pauvre que courageuse. Elle va trouver Louis XVI, et lui fait elle-même, d'une voix émue, la lecture de ce récit. Quand elle eut fini: «Ma sœur, lui dit le Roi, je vous remercie de m'avoir donné communication d'un acte aussi honorable et aussi touchant; priez M. de Grimaldi[104] d'annoncer à Catherine Vassent que je lui ferai remettre deux mille quatre cents livres lors de son mariage.»

Reprenons le cours chronologique de notre récit. Au mois de février 1782, l'état de Madame, fille du Roi, causa d'assez vives inquiétudes: cette petite princesse eut des convulsions, la fièvre avec des redoublements et un gros rhume. Sa guérison heureusement fut presque aussi prompte que l'attaque de la maladie avait été vive. Mais un autre souci occupa la famille royale: Madame Sophie, déjà souffrante depuis quelque temps, tomba gravement malade. Le 21, elle exprima le désir de recevoir ses sacrements; le Roi, la Reine et presque tous les membres de leur famille furent témoins de cet acte religieux.

Madame Sophie-Philippine-Élisabeth-Justine de France, tante du Roi, mourut le 3 mars, dans sa quarante-huitième année. Une lettre écrite le lendemain par madame de Bombelles à son mari, donne les détails suivants: «Madame Sophie est morte à une heure et demie du matin; elle a tourné à la mort le 2. Au matin, on croyoit que ses souffrances venoient de l'effet des remèdes, et on étoit si persuadé qu'elle ne mourroit pas encore, que, le soir même, il y a eu spectacle au château. En en sortant, on est allé prévenir le Roi et la Reine que Madame Sophie étoit très-mal. Ils y ont été, ainsi que Monsieur, M. le comte d'Artois et Madame Élisabeth, et ils y sont restés jusqu'à son dernier moment. Cette pauvre princesse a eu toute sa connaissance jusqu'à une demi-heure avant sa mort. C'est son hydropisie, qui a remonté dans la poitrine, et s'est jetée sur le cœur, qui l'a tuée. Elle est morte étouffée de la même mort à peu près que l'Impératrice. Elle est partie ce soir à six heures pour Saint-Denis; elle a demandé en mourant de n'être pas ouverte, et d'être enterrée sans aucune cérémonie. Madame Élisabeth est extrêmement affligée et frappée de l'horrible spectacle de la mort de Madame, sa tante. Je ne l'ai presque pas quittée depuis ce moment-là, et je t'écris de chez elle; elle a beaucoup pleuré hier; aujourd'hui elle est plus calme..... Sa santé est bonne, quoiqu'elle soit très-triste: elle veut absolument faire son testament, elle n'est occupée que de la mort. Il n'est pas étonnant qu'avec la tête aussi vive elle soit aussi frappée; mais j'espère que d'ici à quelques jours son esprit se tranquillisera, et qu'elle n'aura l'idée de la mort qu'autant qu'elle nous est nécessaire pour bien vivre. Mesdames sont dans un état affreux; elles sont véritablement bien à plaindre. Madame de Montmorin est au désespoir, ainsi que toutes les femmes qui appartenoient à cette pauvre princesse, et dont elle étoit adorée.»

Le jour même de son décès, cette lettre patente fut expédiée:

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