La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1
POUR LE SERVICE DU ROI,
M. de Fresnes, écuyer de main; M. Lorimier de Chamilly, premier valet de chambre; MM. Bligny, valet de chambre, et Testard, garçon de chambre.
POUR LE SERVICE DE LA REINE ET DE MADAME ROYALE,
La dame Thibaud, première femme de chambre; les dames Auguié et Basire, femmes de chambre ordinaires.
POUR LE SERVICE DE M. LE DAUPHIN,
La dame Saint-Brice et M. Hue.
POUR LE SERVICE DE MADAME ÉLISABETH,
M. de Saint-Pardoux, écuyer de main, et la dame Navarre, première femme de chambre.
Le malheureux Prince ne se faisait pas une idée exacte de sa position: il semblait ignorer qu'il y avait une autorité plus puissante que l'Assemblée nationale, et que cette autorité lui était bien autrement hostile que l'Assemblée elle-même. Dans la journée, le maire de Paris, accompagné de Manuel, procureur de la Commune, de Michel, Simon et Laignelot, officiers municipaux, se présenta devant lui et lui déclara que le Conseil de la Commune avait décidé qu'aucune des personnes proposées pour le service ne suivrait la famille royale dans sa nouvelle demeure[182]. Louis XVI cependant, à force de représentations, obtint que M. de Chamilly lui serait laissé pour son service, madame Thibaud pour le service de la Reine, madame Navarre pour celui de sa sœur, et mesdames Saint-Brice et Basire pour celui de ses enfants.
De son côté, M. Hue, nommé premier valet de chambre du Dauphin pour le moment où il devait passer aux hommes et qui connaissait Pétion d'ancienne date, sollicita si vivement de lui la grâce de suivre le jeune Prince qu'il finit par l'obtenir. Ce ne fut pas le seul acte de condescendance de Pétion, moins animé contre la famille royale depuis qu'il l'avait vue de si près, à l'époque du retour de Varennes. «La Reine, toujours occupée, raconte madame de Tourzel, de ce qui pouvoit adoucir les peines de ceux qui étoient auprès d'elle, voulant me procurer la consolation d'emmener avec moi ma fille Pauline, m'offrit de la demander à Pétion. Je fus glacée de la proposition, ne prévoyant que trop qu'on ne nous laisseroit pas longtemps au Temple; je frémissois de l'idée d'exposer une fille jeune et jolie à la merci de ces furieux, car je connoissois trop la fermeté de son caractère, et le bonheur qu'elle éprouveroit de pouvoir adoucir par ses soins, son respect et son attachement, la cruelle position de la famille royale, pour me permettre de calculer les dangers qu'elle pouvoit courir d'ailleurs. M. le Dauphin et Madame, qui me virent un moment d'incertitude, se jetèrent à mon cou, me demandant avec instance de leur donner leur chère Pauline. «Ne nous refusez pas, s'écria Madame, elle fera notre consolation, et je la traiterai comme ma sœur.» Il me fut impossible de résister à de pareilles instances; je recommandai ma fille à la Providence, je témoignai à la Reine toute ma reconnoissance, et mon extrême désir de lui voir obtenir pour Pauline une faveur à laquelle elle attachoit tant de prix. La Reine en fit la demande à Pétion, qui l'accorda de bonne grâce, et qui me dit d'envoyer chercher ma fille par son frère, qui la mèneroit au comité de l'Assemblée, où elle recevroit la permission dont elle avoit besoin pour accompagner Leurs Majestés. Pauline éprouva la joie la plus vive en apprenant cette nouvelle, et se rendit sur-le-champ à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit ensuite entre mes mains.»
Le moment du départ arriva: il était environ cinq heures du soir, et une foule compacte obstruait le corridor intérieur et la cour des Feuillants.—Ces flots agités empêchent quelque temps la famille royale et sa suite d'arriver jusqu'aux carrosses qui doivent les transporter au Temple. C'étaient deux grandes voitures de la cour, attelées chacune de deux chevaux seulement; le cocher et les valets de pied sont habillés de gris, et servent ce jour-là leurs maîtres pour la dernière fois. Le Roi, la Reine, le Dauphin et Madame se placent dans le fond de la première voiture; Madame Élisabeth, la princesse de Lamballe et Pétion sur le devant; madame et mademoiselle de Tourzel à l'une des deux portières, et Manuel à l'autre, avec Michel, officier municipal. Celui-ci, aussi bien que le maire de Paris et le procureur général, ont le chapeau sur la tête. Les deux autres municipaux (Laignelot et Simon) s'installent, avec la suite du Roi, dans le second carrosse. Un bataillon de gardes nationaux escorte, les armes renversées, ces deux voitures encombrées, autour desquelles rugit une multitude innombrable diversement armée, mais unanime dans ses hurlements de menaces et dans ses imprécations. Les légions qui formaient la haie laissent un libre cours à ce désordre et à ces clameurs: la multitude règne et gouverne.—Au milieu de la place Vendôme, on fait arrêter un instant la voiture, afin que le descendant déchu et insulté des Rois forts puisse contempler à loisir la statue équestre de Louis le Grand renversée de son piédestal, brisée et foulée aux pieds par la populace criant à tue-tête: «C'est ainsi que l'on traite les tyrans!» Reproduisant aussitôt cette exclamation, Manuel lui-même dit à Louis XVI: «Voilà, Sire, comment le peuple traite ses rois.—Plaise à Dieu, lui répond le Prince avec calme et dignité, que sa colère ne s'exerce que sur des objets inanimés!»
Cette marche humiliante et lugubre dura plus de deux heures. Plus d'une fois, le long des boulevards, le convoi fut obligé de s'arrêter. Dans ces intervalles, des hommes hideux s'approchèrent du carrosse les yeux étincelants de fureur, et les magistrats de la ville, inquiets, mettant la tête à la portière, haranguèrent la multitude et la conjurèrent, au nom de la loi, de laisser cheminer la voiture.
Il était sept heures un quart lorsque le cortége arriva au Temple. Santerre fut la première personne qui se présenta dans la cour où les voitures s'arrêtèrent; il fit signe d'avancer jusqu'au perron, mais les magistrats municipaux contredirent par un geste l'ordre donné par Santerre; ils firent descendre la famille royale au milieu de la cour et l'introduisirent dans le palais. Tous se tenaient devant le Roi le chapeau sur la tête et ne lui donnaient d'autre titre que celui de Monsieur. Un homme à longue barbe affectait de répéter à tous propos cette qualification. La multitude qui avait servi de cortége ou qui attendait à la porte d'entrée, n'ayant pu pénétrer dans la cour, bouillonnait tumultueuse aux abords du Temple, criant avec fureur: «Vive la nation!» Placés sur les parties saillantes des murs d'enceinte et sur les créneaux de la grosse tour, des lampions donnaient au monument illuminé un aspect de fête. Dans le salon du château, étincelant de bougies sans nombre, se trouvaient la plupart des membres de la nouvelle Commune, qui, la tête couverte, reçurent la famille royale avec une impertinente familiarité et lui adressèrent cent questions plus ridicules les unes que les autres. Un d'entre eux, couché négligemment sur un sofa, tint au Roi les propos les plus étranges sur le bonheur de l'égalité. «Quelle est votre profession? lui dit ce prince.—Savetier,» répondit-il.
Le Roi s'était persuadé que le palais du grand prieur serait désormais sa demeure; il demanda à visiter les appartements et se plut à en faire d'avance la distribution dans sa pensée. Tandis qu'il s'abandonnait à cette dernière illusion, les personnes du service préparaient, d'après l'ordre des officiers municipaux, le coucher de la famille royale dans la petite tour, et Santerre faisait garnir de satellites les cours, les portes et toutes les dépendances du Temple.
À dix heures, on servit un grand souper. «Personne, écrit madame de Tourzel, ne fut tenté d'y toucher. On fit semblant de manger pour la forme, et M. le Dauphin s'endormit si profondément en mangeant sa soupe, que je fus obligée de le mettre sur mes genoux, où il commença sa nuit. On étoit encore à table, lorsqu'un municipal vint dire que sa chambre étoit prête, le prit sur-le-champ entre ses bras et l'emporta avec une telle rapidité, que madame de Saint-Brice et moi eûmes toutes les peines du monde à le suivre. Nous étions dans une inquiétude mortelle en le voyant traverser des souterrains, et elle ne put qu'augmenter quand nous vîmes conduire le jeune Prince dans une tour et le déposer ensuite dans la chambre qui lui était destinée. Je le couchai sans dire un seul mot, et je m'assis ensuite sur une chaise, livrée aux plus tristes réflexions.»
Après le souper, Manuel prévint Louis XVI que les appartements qui lui étaient provisoirement destinés dans la petite tour étaient prêts pour le recevoir, et offrit de l'y conduire. «En attendant, lui dit-il, que la grande tour soit disposée pour vous servir de demeure, vous pourrez habiter le palais pendant le jour et vous y réunir en famille.» Le Roi ne répondit rien. Avec une apparente indifférence il répéta à la Reine ce qu'il venait d'entendre; et, à la lueur des lanternes que portaient les municipaux, les prisonniers furent conduits à la petite tour, dans le logement précédemment occupé par M. Berthélemy, garde des archives de l'ordre de Malte. Madame de Tourzel, qui frémissait de l'idée de voir le petit Prince séparé de son père et de sa mère, éprouva une grande consolation en voyant arriver la Reine. «Ne vous l'avais-je pas bien dit?» lui dit cette Princesse en lui serrant la main; et, s'approchant du lit de son fils qui dormait si bien, elle sentit éclore, malgré elle, à sa paupière une larme qu'elle essuya aussitôt.
Il semble que nous devrions clore à cette page notre récit pour tout ce qui est relatif au Roi Louis XVI, car le règne de ce monarque, depuis longtemps amoindri et contesté, se termine définitivement ici. Mais les malheurs de Madame Élisabeth sont tellement mêlés aux malheurs de son frère, qu'il nous est impossible de les séparer. Le lecteur nous pardonnera donc s'il retrouve ici, toutefois sous une autre forme, quelques détails donnés ailleurs[183].
Aussi bien, la Tour du Temple n'a pas été seulement témoin des vertus de Madame Élisabeth; ce purgatoire historique de la royauté a transformé son captif: il nous a montré, à la place du Prince faible et irrésolu, l'homme patient et tranquille, le chrétien inébranlable. Dieu qui l'a appelé comme l'expiateur innocent des fautes des derniers règnes, va donner à sa vie un couronnement ineffaçable. Un jour viendra où devant les lugubres magnificences de sa mort s'effaceront toutes les défaillances de son règne. La même grâce sera faite au soldat couronné qui relèvera le trône après lui. L'épopée impériale, malgré sa gloire, n'aurait laissé dans le monde que le souvenir de ses ambitions et de ses désastres, si le grand capitaine n'apparaissait à travers l'espace transfiguré sur son rocher de Sainte-Hélène.
Dieu peut permettre que ceux qu'il a commis pour gouverner le monde soient abattus par la main des hommes, mais il ne veut pas du moins qu'en tombant sous leurs coups ils puissent tomber sous leur mépris: il sait donner au Roi sans puissance et sans couronne l'auréole du martyre, et laisser au conquérant populaire tout le prestige du héros.
NOTES, DOCUMENTS
ET
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
I
LETTRES DU DAUPHIN ET DE LA DAUPHINE
À MADAME DE CHAMBORS.
Le 30 janvier 1756.
Vos intérêts, Madame, sont devenus les miens. Je ne les envisageray jamais sous une autre vue. Vous me verrez toujours aller au-devant de tout ce que vous pourrez souhaiter, et pour vous et pour cet enfant que vous allez mettre au jour, vos demandes seront toujours accomplies. Je serois bien fâché que vous vous adressassiez, pour leur exécution, à un autre qu'à moy; sur qui pourriez-vous compter avec plus d'assurance? Ma seule consolation, après l'horrible malheur dont je n'ose seulement me retracer l'idée, est de contribuer, s'il est possible, à la vostre, et d'adoucir autant qu'il dépendra de moy la douleur que je ressens comme vous-mesme.
Louis.
J'ai ressenti, Madame, une satisfaction bien sensible en apprenant que vous étiez heureusement accouchée d'un fils; ses intérêts me seront toujours bien chers, et je n'aurai rien plus à cœur que de vous témoigner dans toutes les occasions de ma vie la sincère estime que j'ai pour vous.
Marie-Josèphe.
À Versailles, le 3 février 1759.
Puisque vous avez, Madame, le courage de me voir, je ne puis refuser plus longtemps de renouveler encore par votre présence des idées si affligeantes pour moy que le temps ne sçauroit les effacer. C'est une suite de mon malheur, dont je ne puis me plaindre, et que je dois supporter toutes les fois que je pourray adoucir les vostres et exécuter quelqu'un de vos désirs. Je charge l'abbé de Marbeuf de vous remettre ou envoyer ma lettre et de vous proposer de venir mardy prochain, si ce jour vous convient. Vous connoissez, Madame, tous les sentiments de mon cœur.
Louis.
Le désir que vous témoignez, Madame, de présenter monsieur votre fils à M. le Dauphin, est une preuve de toute l'étendue de votre amitié pour lui. J'ai trop de raisons de m'intéresser à lui pour oublier ce que je lui dois. Je serai fort aise de vous voir et me ferai un grand plaisir, madame, de vous donner toute ma vie des preuves des sentiments que j'ai pour vous.
Marie-Josèphe.
À Versailles, le 3 février 1760.
J'ai reçu, Madame, la lettre que vous m'avez écrite; vous êtes la maîtresse de venir, lorsque vous le jugerez à propos, avec monsieur votre fils; vous sçavez, au surplus, qu'il n'est nullement nécessaire de réveiller par sa présence les sentiments que je luy ay vouez, ils sont trop profondément dans mon cœur et dans mon esprit pour qu'ils puissent jamais seulement diminuer; c'est de quoy je vous prie, Madame, de ne jamais douter.
Louis.
L'abbé de Marbeuf vous expliquera, Madame, les raisons qui m'ont empêché de faire plus tôt réponse à la lettre que vous m'avez écrite; puisse le Ciel conserver cet enfant pour votre bonheur et pour ma consolation, ce sera toujours l'objet de mes vœux les plus ardents.
Louis.
À Compiègne, ce 15 juillet 1757.
Je vous remercie, Madame, de me procurer les occasions de pouvoir faire ce qui vous est agréable. Je viens d'écrire sur-le-champ à l'évêque de Verdun avec l'intérêt le plus vif. Je vous prie d'être toujours bien persuadée de tous mes sentiments.
Louis.
À Fontainebleau, ce 11 novembre 1762.
Je sçavois, Madame, du vivant de M. de Manherbe, les vues qu'il avoit pour faire passer sa pension sur la tête de sa femme, et quoique cet arrangement n'ait pu avoir lieu pour lors, voici le moment de l'effectuer. Les services de son mari seroient suffisants par eux-mêmes; mais son mérite personnel, sa situation malheureuse, et plus que tout cela encore mes propres sentiments pour tout ce qui vous regarde, ne me feront rien négliger pour l'obtenir. Je vous prie, Madame, d'en recevoir en cette occasion les assurances les plus sincères.
Louis.
(Sans date.)
Le brevet, Madame, que vous désirez pour le logement de madame de Manherbe doit être expédié à présent, selon ce que m'a promis M. de Marigny. J'ose me flatter que, quelque éloigné que soit encore, par la tendre jeunesse de monsieur votre fils, tout ce que vous êtes en droit d'attendre de moy pour luy, il me paroît aussi assuré que si j'étois assez heureux pour être au moment de l'exécuter. Vostre présence ne pourroit me rendre ce sentiment plus vif ni plus durable. Vous connoissez ma façon de penser et ne pouvez la blâmer, de pareils sujets de douleur sont inépuisables. Vous ne doutez pas davantage, Madame, de ma parfaite estime.
Louis.
À Versailles, le 11 juin 1764.
J'espère bien, Madame, que vous n'avez jamais douté de mon empressement à aller au-devant de tout ce qui peut vous être agréable, et que je m'estime trop heureux lorsqu'il se présente quelque occasion où je puis vous être de quelque utilité. Vous me faites grand plaisir par les nouvelles que vous me mandez de votre fils; je le vois s'avancer en âge et échappé aux dangers de l'enfance avec la plus grande satisfaction. J'espère qu'il vous confirmera de plus en plus dans les idées flatteuses qu'il vous donne déjà lieu de concevoir de luy. Je vous prie, Madame, d'assurer monsieur votre beau-père des mêmes sentiments que j'auray toujours à son égard, et de ne jamais douter de ceux que je vous ay vouez pour toute ma vie.
Louis.
II
INSTRUCTION TRACÉE PAR MADAME LA DAUPHINE
(MARIE-JOSÈPHE DE SAXE)
POUR LE JEUNE DAUPHIN, DEPUIS LOUIS XVI.
Le Ciel, mon fils, vous prépare la plus belle couronne de l'univers; il vous a fait naître pour gouverner un jour une nation aussi éclairée sur les vrais principes qu'affectionnée à ses maîtres. Que votre destinée est brillante!... mais qu'elle renferme de devoirs! qu'elle exige de connoissances!... Si leur étendue me frappe, ma tendresse et mes obligations m'ont fait concevoir le dessein de vous les développer.
Je suppléerai, autant qu'il me sera possible, à la perte irréparable d'un père qui réunissoit tous les talents pour vous former et vous instruire dans l'art difficile de régner, et je répondrai en même temps, en perfectionnant de bonne heure le goût que vous montrez pour la vertu, à la confiance du Roi votre auguste ayeul.
Vous apprendrez ensuite, sous ses yeux, à mettre en pratique et à faire un bon usage des préceptes et des maximes que nous puiserons dans les sources les plus pures. Ces leçons vous élèveront, par degrés, à des notions plus exactes et plus parfaites; vous connoîtrez, en vous rendant attentif et docile à la raison, l'origine et les droits de l'autorité royale, ainsi que son usage légitime.
En concevant la plus haute idée des grandes mais pénibles fonctions de la royauté, vous ne les croirez plus au-dessus de vos forces, dès que vous serez animé par son exemple; il excitera votre courage, il soutiendra vos espérances et allumera dans votre cœur le désir de vous rendre digne de lui et des Rois vos ancêtres les plus glorieux et les plus célèbres. Le vœu le plus ardent que nous devions former l'un et l'autre, c'est qu'il nous soit conservé pendant de longues années, pour remplir d'aussi grandes vues.
Le but du travail particulier que nous allons entreprendre embrasse les plus grands objets. Il consistera spécialement à vous faire connoître le bien que vous devez faire, et le mal que vous devez éviter, en vous formant pour le trône, pour la religion et pour la véritable gloire. Vous réunirez aux idées les plus exactes et les plus distinctes sur vos devoirs essentiels, le plaisir de savoir, la facilité d'exprimer ce que vous aurez compris, et la capacité pour les affaires, quand il sera temps de vous y faire entrer.
Cette étude, si nécessaire à un prince, sera laborieuse et assujettissante, je vous en préviens; j'en diminuerai pourtant la contrainte, sans la faire entièrement disparoître. Elle peut seule, à votre âge, me faire espérer des progrès solides, et mettre un certain ordre dans mes instructions, en les dirigeant et en les liant au plan général de votre éducation.
Il ne s'agit pas seulement d'exercer votre mémoire et d'orner votre esprit: il faut, ce qui est plus important, fixer votre manière de penser. Les maximes générales, les préceptes et les exemples sont sans doute d'un grand secours; mais s'il ne falloit que cela, on seroit bientôt au faîte de la prudence. Une fois qu'un prince, comme un autre homme, a acquis les lumières qui lui sont nécessaires pour se conduire dans sa carrière, ce n'est pas le plus ou le moins de connoissances qui décide du plus ou du moins de mérite, de talent ou de capacité pour le gouvernement; c'est la manière de penser, la supériorité de ses vues, l'aptitude ou les heureuses dispositions à faire usage des instructions qu'il a reçues, qui le rendent incontestablement supérieur aux autres rois et cher à ses peuples.
C'est donc là-dessus qu'il faut porter mes vues et mon attention; je dois même écarter toute méthode qui, en vous accoutumant à vous repaître d'un amas informe d'idées superficielles, entassées sans choix, pourroit tendre à cultiver votre esprit aux dépens de la justesse et de la solidité. Il ne doit être question que d'exercer convenablement les facultés de votre âme et de tourner les qualités de votre cœur vers le bien d'une manière invariable.
La piété doit toujours couler dans vos veines avec le sang d'un père pieux; vous devez le faire revivre en vous par l'imitation, pour devenir comme lui l'exemple de la postérité. Si votre jeunesse, cultivée par mes soins, peut faire ouvrir mon cœur à de flatteuses espérances, j'aurai la consolation de vous voir un jour supérieur à tous les obstacles qui vous environnent, insensible à tous les attraits qui se rassembleront pour vous corrompre, élevé au-dessus des événements, soumis à Dieu seul, et présentant le plus grand spectacle que la foi puisse donner. Il n'y a de grand dans les princes que ce qui vient de Dieu; la droiture du cœur, la vérité, l'innocence et la règle des mœurs, l'empire sur les passions, voilà la seule grandeur et la seule gloire que personne ne pourra vous disputer.
«Je ne sais, disoit Ambroise au grand Théodose, ce que je dois demander ou désirer pour vous; vous avez toutes les qualités qu'on puisse souhaiter; votre religion les suppose toutes; mais je ne puis m'empêcher de désirer que votre piété prenne tous les jours de nouveaux accroissements, parce que, entre tous les dons que vous avez reçus de Dieu, elle est, sans comparaison, le plus grand[184].»
Si la gloire du monde, mon fils, est comme l'héritage que vous avez reçu de vos illustres aïeux, il n'y a que le Seigneur qui puisse vous accorder le don de la sagesse, qui est la gloire et l'héritage de ses enfants. De tous vos titres, le plus honorable c'est la vertu; avec elle rien n'est petit; mais sans elle tout le devient, parce que c'est elle, à parler exactement, qui est la grandeur réelle de tout.
Il y a une extrême différence entre un prince solidement instruit et également attaché à la Religion, et un autre prince qui n'a que de la crainte sans lumières ni discernement: celui-ci met son espérance dans des choses vaines; il s'applaudit en ne faisant rien d'utile; il concilie, avec des apparences de religion, des vices incompatibles avec la vertu. Il ne la connoît pas, et il s'en défie; il est toujours préparé à la séduction et à la flatterie, parce qu'il ne connoît rien de plus grand ni de meilleur que ce qu'il fait. Il finit par devenir le jouet de ceux qui favorisent ses penchants pour devenir ses maîtres, et pour écarter tous ceux qui seroient capables de le détromper.
Le premier prince[185] qui a fait asseoir avec lui la Religion sur le trône des François (disoit M. de Massillon[186] au Roi votre grand-père) a immortalisé tous ses titres par celui de chrétien; la Foi est devenue pour ainsi dire la première et la plus sûre époque de l'histoire de la monarchie. Nos saints rois sont des modèles illustres que chaque siècle proposera à leurs successeurs, et sur lesquels ils doivent fixer leurs regards pour s'animer à la vertu par ces grands exemples. C'est ce que je ne cesserai de vous répéter tous les jours, mon fils, et je n'aurai pas besoin de vous faire remonter bien haut dans les annales de la France pour vous présenter des modèles accomplis dans ce genre.
Ce n'est pas que je me défie à cet égard de ceux qui président à votre éducation, ni que je doute de leur zèle et de leurs lumières. Le choix de votre vertueux père, confirmé par le suffrage du Roi, fait l'éloge de leurs talents et leur acquiert des droits à votre reconnoissance L'un[187] n'est en effet occupé qu'à inspirer des sentiments dignes de votre sang, et l'autre[188] ne s'applique, après avoir gouverné saintement l'Église, qu'à préparer son plus zélé protecteur. Mais mon amour pour vous ne se repose que sur lui-même du soin important de vous faire ajouter à l'éclat de la couronne que vous porterez un jour, l'éclat immortel de la justice et de la piété. Qui plus que moi s'intéresse à votre gloire? Qui plus que moi soupire après votre bonheur? Je vous aime, mon fils; ce sentiment si précieux à mon cœur fera ma consolation, si, docile aux leçons d'une mère à qui la vie seroit odieuse sans cette espérance, vous devenez dans la suite un grand Roi.
Voilà l'unique satisfaction qui me reste sur la terre; il dépend de vous d'y mettre le comble. J'augure trop bien de la sensibilité de votre âme, de votre docilité, de votre attachement et de votre entière confiance en moi, pour ne pas me persuader que vous seconderez mes vues et que vous irez au-devant de mes leçons.
Quelque effrayée que je sois des difficultés de l'entreprise, considérée dans ses différents rapports, et surtout dans son exécution, je me rassure néanmoins sur mes craintes et sur mon insuffisance. En effet, je ne mettrai rien du mien dans l'exercice journalier et instructif dont ma tendresse pour vous m'a fait concevoir le projet. L'histoire, cette école respectable où se sont formés les plus grands hommes, sera mon unique guide. Celle de la nation, où vous verrez, comme dans une espèce de tableau de famille, cette longue suite de souverains que vous comptez pour ancêtres depuis Hugues Capet, en vous rappelant que vous descendez de la plus ancienne, de la plus noble et de la plus illustre famille de l'univers, vous présentera une foule d'exemples frappants, plus efficaces que les préceptes, et qui leur donneront une nouvelle force.
Je ne serai que l'interprète fidèle de tous ces glorieux monarques et de tant d'habiles politiques. Trente et un rois de votre race, tous les héros de la branche de Bourbon, dont le sang coule dans vos veines, seront autant d'interlocuteurs qui présideront tour à tour à votre instruction. L'élévation de leur génie, leur sagesse et leurs vertus sont consignées dans les fastes de la France pour vous fournir des lumières et des connoissances propres à vous faire tenir un jour les rênes de la monarchie, qu'ils ont si bien gouvernée ou illustrée, avec tous les talents qui vous seront nécessaires.
Les leçons grandes, nobles et sublimes qu'ils vous communiqueront par mon organe, doivent saisir d'avance votre imagination, imprimer dans votre esprit une sorte de respect religieux qui le captive, en intéressant votre cœur de la manière la plus profitable et la plus sensible.
Ils mettront en effet sous vos yeux, non-seulement leurs exploits, leurs victoires et leurs conquêtes, mais encore leurs idées et leurs actions les plus secrètes, en un mot les maximes et le système de la politique la mieux réfléchie. Ils vous transporteront dans leur cour pour vous faire étudier les mœurs, les usages, les coutumes.
Vous rapprocherez par ce moyen tous les temps; vous comparerez siècle à siècle, règne à règne, roi à roi.
Cet examen sérieux et réfléchi vous fera comprendre pourquoi la postérité, toujours équitable dans ses jugements, leur a décerné les glorieux surnoms de Hardi, de Victorieux, de Juste, de Sage, de Père du peuple, de Bien-Aimé, de Grand, de Saint, etc. À cette vue, saisi d'une noble émulation, épris d'un beau feu, vous fixerez déjà le titre que vous serez jaloux de mériter.
Avant d'être instruit à l'école et par la bouche, pour ainsi dire, des Philippe Auguste, des saint Louis, des Charles V, des Louis XII, des François Ier, des Henri IV, et des ministres qui les ont secondés, tels que les d'Amboise, les Sully, les Richelieu, les Mazarin, etc., il est des précautions à prendre pour rendre leurs leçons plus instructives. Quoique tous ces glorieux monarques et les hommes d'État qu'ils ont si habilement employés doivent vous fournir tour à tour l'idée d'une sage administration dans les temps difficiles, et la manière de rendre un royaume florissant dans des temps plus calmes et plus heureux, il est des notions préliminaires qui peuvent seules diriger le fil de vos connoissances en cette partie, et faire, quand il en sera temps, la règle constante de votre conduite.
Pour apprendre à connoître les droits inébranlables de la couronne, à soutenir et faire respecter l'autorité royale, à protéger les arts et les sciences, à récompenser l'industrie, à encourager le commerce, à se faire craindre des ennemis de l'État, redouter de ses voisins et chérir des François, il faut faire une étude approfondie de l'art de régner habilement, mis en pratique et porté au plus haut degré de perfection par Louis XIV.
Ce prince immortel, pendant le cours du plus long, du plus beau règne qui ait illustré la monarchie, vous donnera du goût pour la vérité, de l'éloignement pour la flatterie, de l'attrait pour la vertu; il vous retracera en substance tout ce qu'avoient pensé, tout ce qu'avoient écrit, tout ce qu'avoient fait de mémorable ses plus illustres prédécesseurs, les plus habiles politiques et les personnages les plus versés dans la législation des règnes passés. Ses succès inouïs lui avoient valu le nom de Grand; ses sentiments héroïques et chrétiens dans l'adversité, sa fermeté inébranlable dans les revers les plus accablants, lui en ont assuré, pour tous les temps à venir, le nom et le mérite.
Le cardinal de Mazarin, qui n'est pas accusé sans fondement d'avoir négligé l'éducation de ce Prince pendant sa jeunesse, y avoit suppléé, en quelque sorte, en répétant souvent à son élève un avis court, mais salutaire, et qui contenoit l'abrégé de tous les devoirs de la royauté: «Souvenez-vous, disoit-il au Roi, de vous respecter vous-même, et l'on vous respectera[189].» Ce mot seul, qui renferme la plus grande force et la plus grande énergie, fit les plus vives impressions sur l'âme du monarque, et produisit, après la mort du ministre, les changements mémorables dans l'administration générale du royaume, et cet enchaînement de triomphes et de victoires qui élevèrent la France à ce haut point de gloire où les merveilles de ce règne la firent parvenir.
Elles furent préparées et soutenues par l'application la plus constante et la plus infatigable à connoître et à mettre en mouvement tous les ressorts et toutes les ressources d'une sage administration. Un amour dominant pour l'ordre lui fit d'abord mettre la règle la plus sévère et la plus grande économie dans les finances. Le plus heureux choix dans ses ministres lui fit concerter dans le cabinet et exécuter avec tant de succès toutes les hautes entreprises qui le rendirent l'arbitre de l'Europe et le modèle de tous les souverains. C'est donc de lui et par ses instructions que vous allez apprendre le grand art de commander aux hommes, à la tête de la plus belle monarchie. Le Roi, votre auguste aïeul, va vous y exhorter, en ne cessant de répéter, depuis son avénement au trône, «qu'il l'a pris en tout pour modèle». Enfin, votre vertueux père, qui avoit adopté toutes ces maximes, vous ménagera par ses écrits les moyens et les facilités, et vous les rendra propres.
Louis XIV avoit tracé plusieurs mémoires sur le gouvernement, soit pour se rendre compte à lui-même, soit pour l'instruction de Monseigneur le Dauphin, duc de Bourgogne. La plupart de ces mémoires si précieux, qui auroient déposé à la postérité en faveur de la droiture et de la magnanimité de son âme, sont perdus; il ne nous en reste qu'un tout entier écrit de sa main[190], qui est bien propre à faire connoître son caractère, et bien intéressant pour vous. Vous vous apercevrez, en méditant le précis que je vais remettre sous vos yeux, que ce grand homme s'exprimoit toujours noblement et avec précision; et vous vous souviendrez toujours qu'il s'étudioit en public à parler comme à agir en souverain.
«Les rois sont souvent obligés de faire des choses contre leur inclination et qui blessent leur bon naturel. L'intérêt de l'État doit marcher le premier. On doit forcer son inclination et ne pas se mettre en état de se reprocher, dans quelque chose d'importance, qu'on pouvoit faire mieux; mais quelques intérêts particuliers m'en ont empêché et ont déterminé les vues que je devois avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de l'État.
»Souvent il y a des endroits qui font peine; il y en a de délicats qu'il est difficile de démêler; on a des idées confuses; tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer; mais dès que l'on se fixe l'esprit à quelque chose, et qu'on croit voir le meilleur parti, il faut le prendre. C'est ce qui m'a fait réussir souvent dans ce que j'ai entrepris. Les fautes que j'ai faites, et qui m'ont donné des peines infinies, l'ont été par complaisance.
»Rien n'est si dangereux que la foiblesse, de quelque nature qu'elle soit. Pour commander aux autres, il faut s'élever au-dessus d'eux; et, après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement, que l'on doit faire sans présomption, et pensant toujours à ne rien ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu'on porte, et de la grandeur de l'État.
»Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connoissance de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude, et par une grande application à se rendre capables, trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils peuvent se faire connoître, qu'ils doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se prémunir contre soi-même et être toujours en garde contre son naturel.
»Le métier de roi est grand, noble et flatteur, quand on se sent digne de bien s'acquitter de toutes les choses auxquelles il engage; mais il n'est pas exempt de peines, de fatigues, d'inquiétudes. L'incertitude désespère quelquefois; et, quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer et prendre le parti qu'on croit le meilleur.
»Quand on a l'État en vue, on travaille pour soi; le bien de l'un fait la gloire de l'autre. Quand le premier est heureux, élevé et puissant, celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que ses sujets, par rapport à eux, tout ce qu'il y a de plus agréable dans la vie. Quand on s'est mépris, il faut réparer sa faute le plus tôt qu'il est possible, et qu'aucune considération n'en empêche, pas même la honte, etc.»
Quel riche fonds d'instruction, mon fils, dans cette réunion de vues sages et profondes! Qu'elles seront propres à rectifier les vertus, à les étendre, et à leur donner ce degré de prudence et de perfection si nécessaire pour gouverner les hommes, en s'attirant leur amour, leur estime et leur admiration! Qu'il est important que vous accoutumiez de bonne heure votre esprit à ces sublimes idées, pour n'en adopter jamais de fausses, et pour vous attacher aux vrais principes, sans variation et sans inconstance!...
L'extrait des instructions que cet incomparable monarque donna à son petit-fils Philippe V partant pour aller monter sur le trône d'Espagne, est bien capable de vous y confirmer.
«Aimez tous vos sujets attachés à votre couronne et à votre personne; ne préférez pas ceux qui vous flattent le plus; estimez ceux qui, pour le bien de l'État, hasarderont de vous déplaire; ce sont là vos véritables amis.
»Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir; mais faites-vous une sorte de règle qui vous laisse des temps de liberté et de divertissement.
»Donnez une grande attention aux affaires quand on vous en parle; écoutez beaucoup dans le commencement, sans rien décider.
»Quand vous aurez plus de connoissance, souvenez-vous que c'est à vous de décider; mais, quelque expérience que vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre conseil avant que de donner votre décision. Faites tout ce qui vous sera possible pour bien connoître les gens les plus importants, pour vous en servir à propos.
»Traitez bien vos domestiques, mais ne leur accordez pas trop de familiarité et encore moins de créance; servez-vous d'eux tant qu'ils seront sages; renvoyez-les à la moindre faute qu'ils feront.
»Évitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à ceux qui donnent de l'argent pour les obtenir; donnez à propos, et libéralement, et ne recevez guère de présents, à moins que ce ne soient des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d'en recevoir, faites-en à ceux qui vous les auront offerts de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours.
»Ayez, pour mettre ce que vous avez de particulier, une cassette dont vous aurez seul la clef.
»Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner; ne vous laissez pas gouverner; soyez le maître; n'ayez jamais de favori; écoutez, consultez votre conseil; mais décidez toujours; Dieu, qui vous a fait roi, vous prêtera les lumières qui vous seront nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions.»
Tout roi, mon fils, qui aime la véritable gloire, aime le bien public; on doit aux ministres qui secondent ses vues le détail de l'exécution; mais le monarque se réserve l'arrangement général; et la première impulsion de l'administration est le fruit de ses réflexions et prend sa source dans son génie. Mon fils, les prospérités du règne de Louis XIV furent le fruit des grandes maximes dont vous venez d'admirer la sagesse. Elles seront toujours également efficaces lorsqu'il se trouvera un maître qui ait d'aussi grandes vues, avec la volonté de les remplir.
Lorsque, en 1726, le Roi votre grand-père prit en main le gouvernement de son royaume, après en avoir fait part aux gouverneurs et intendants de ses provinces, ainsi qu'à ses parlements, il annonça, par un discours prononcé dans son conseil[191], qu'il vouloit suivre en tout, le plus exactement qu'il lui seroit possible, l'exemple du feu Roi son bisaïeul, pour rendre par là son gouvernement glorieux, utile à son État et à ses peuples, dont le bonheur seroit toujours le premier objet de ses soins.
Ce plan d'administration qui fait également l'éloge des deux monarques, a influé depuis cette époque sur tous les objets qui la concernent. Il n'a presque été publié aucune loi, jusqu'à la mort du chancelier d'Aguesseau, où cet engagement solennel n'ait été renouvelé, à la face de la nation, dans les préambules des édits ou déclarations. Je dois donc entrer dans les vues et seconder les intentions de votre auguste aïeul, en vous faisant porter vos premiers regards sur un si grand modèle, et en tirant les premières leçons que je vous donne sur l'art de régner, des propres écrits de Louis XIV.
Louis XV, en ordonnant qu'ils fussent déposés dans un lieu accessible à tout le monde[192], les a jugés dignes de servir d'instruction à tous les souverains.
C'est en adoptant hautement et en se disposant à mettre en pratique ces sages maximes d'une manière irrévocable, que le Prince religieux de qui vous tenez le jour s'est universellement attiré la vénération publique. Tout le temps qu'il a été, ainsi que vous l'êtes aujourd'hui, l'héritier présomptif de la couronne, il ne s'est occupé qu'à s'en instruire et à les approfondir.
Quel exemple plus cher et plus parfait puis-je vous proposer? Père tendre, il vous aimoit sans mesure. Combien de fois, vous serrant dans ses bras, n'adressa-t-il pas au Seigneur les vœux les plus ardents pour vous! Vous l'occupiez tout entier; vous fûtes présent à son esprit dans ce moment cruel (hélas! que le souvenir m'en est amer!) où il étoit près d'échapper à mon empressement. Rappelez-vous et n'oubliez jamais ces paroles si touchantes que sa bouche expirante ordonna que son confesseur vous rendît, comme le dernier gage de son affection et de ses dernières volontés; il vous recommande la crainte du Seigneur et l'amour de la Religion, de profiter de la bonne éducation qu'on vous donne, d'avoir pour le Roi la plus parfaite soumission et le plus profond respect, et de conserver toute votre vie pour moi la confiance et l'obéissance que vous devez à une tendre mère.
Ce Prince accompli réunissoit toutes les qualités qui caractérisent les grands hommes. Qui mieux que moi l'a connu? Qui mieux que moi peut vous le faire connoître? J'étois sa confidente, j'étois son admiratrice; sa grande âme se déployoit à mes yeux. Quelle bienfaisance, quelle humanité et quelle élévation! Ah! mon fils, notre perte est immense! Mais quelque irréparable qu'elle soit pour la nation, pour vous et pour moi, elle peut être du moins adoucie par l'empressement que vous aurez à profiter des leçons qu'il vous a tracées et par l'ardeur que vous montrerez à l'imiter. Votre auguste père vit encore, en quelque sorte; il vit en moi, qui suis, pour votre avancement, animée du même zèle, encouragée par les mêmes vues, pénétrée des mêmes sentiments; je serai son organe et son interprète. Il vit encore plus dans ses écrits, fruits précieux de ses vastes recherches, de ses profondes méditations, monuments lumineux de son génie rare et supérieur.
Je vous les conserve, mon fils; ce sera votre plus riche héritage; qu'ils soient un jour la matière ordinaire de vos réflexions; vous y apprendrez «qu'un prince qui ne connoît pas l'origine, l'étendue, les bornes de son autorité, ou qui ne les connoît que superficiellement, n'est pas instruit de la nature ni des propriétés de son être, qu'il s'ignore lui-même, et qu'il marche dans de profondes ténèbres, sans lumière, sans guide[193]». Vous y apprendrez surtout que le premier devoir d'un prince est de maintenir et de faire respecter la Religion dans son État, par toutes les voies qui peuvent conduire à ce but. Il les indique en détail et fait sentir de la manière la plus énergique que, pour régner heureusement, il faut régner saintement.
Oui, mon fils, les Rois sont sur la terre les images de Dieu; ce n'est pas assez pour eux de le représenter par le nombre de leurs bienfaits et l'éclat de leur majesté, s'ils ne le représentent par la pureté de leurs mœurs et la sainteté de leur vie. Plus ils auront de ressemblance avec ce divin modèle, plus ils s'assureront des hommages des peuples. Quel roi que Louis IX! il fut l'arbitre du monde. Quel saint! il est le patron de votre auguste famille et le protecteur de la monarchie. Puissiez-vous marcher sur ses traces! Puissé-je, comme la reine Blanche, voir germer les pieux sentiments que je ne cesserai de vous inspirer! Puissiez-vous vous montrer digne de vos aïeux, digne de votre vertueux père!
Mes souhaits s'accompliront, mon fils, si vous répondez à mes soins; le plan que je suivrai est celui que ce judicieux prince a tracé dans ses précieuses collections. J'emprunterai jusqu'à ses expressions: tout ce qui part de lui doit être sacré pour nous. Nous traiterons dans l'instruction projetée, et qui sera rédigée par demandes et par réponses, en forme de catéchisme, pour soulager votre mémoire et ne pas surcharger votre esprit:
1o De la religion et de tous les devoirs qu'impose au souverain sa qualité de protecteur;
2o De la justice en général, de la nécessité de divers tribunaux, de leur forme, et du degré d'autorité qu'ils doivent avoir;
3o Du gouvernement intérieur du royaume;
Quels objets, mon fils! En est-il de plus capables de piquer votre curiosité, de captiver votre application, d'exciter en vous le désir de savoir?
Ne vous affligez pas de ce genre de travail, ma tendresse le partagera; elle en aplanira les difficultés. Un prince né pour le trône ne doit pas être jeune longtemps. Il faut l'initier de bonne heure dans les connoissances qu'il lui seroit honteux d'ignorer. On ne sauroit trop tôt l'accoutumer à réfléchir sur ses obligations, à les comparer, à les combiner, à lier des idées, à les réduire en principes. Les premières impressions sont toujours les plus fortes: il est donc nécessaire qu'elles soient aussi justes que vives.
D'ailleurs, mon fils, la nation, inquiète, tourne déjà vers vous ses regards; elle étudie vos saillies, scrute vos goûts, examine vos penchants, balance pour l'avenir ses craintes et ses espérances. Quels transports de joie pour ce peuple chéri, lorsqu'il apprendra que vous vous occupez sans relâche des moyens de le bien gouverner un jour! Tranquille sur son sort, vous calmerez sa douleur, vous sécherez ses larmes; Dieu exaucera ses prières, secondera vos efforts et les miens. Vous ferez revivre, pour la félicité publique, pour votre gloire, pour la consolation de la plus tendre des mères, le grand prince que nous pleurons.
III
DISCOURS DE M. L'ÉVÊQUE DE NOYON AU ROY
EN LUI PRÉSENTANT LE MÉMOIRE DE LA NOBLESSE.
Sire,
Nous avons l'honneur de présenter avec confiance à Votre Majesté les respectueuses représentations de la Noblesse de votre Royaume.
Elle ose rapeller au plus juste et au plus aimé des Rois le précieux avantage dont elle a toujours joui de n'être séparée par aucun rang intermédiaire des Princes de votre auguste sang.
Cet avantage, Sire, elle le tient des Rois vos prédécesseurs, mais elle le tient aussi de sa naissance. Il est fondé sur un droit pour ainsi dire national, qui fait loi pour la noblesse dans tous les États de l'Europe.
Nulle distinction n'y est admise pour les princes étrangers. Ceux mêmes de votre sang à Londres, à Madrid, à Vienne, ne jouiroient pas de la distinction honorable qui fait aujourd'hui l'objet de notre juste réclamation.
Vous ne détruirés pas, Sire, ce raport direct et immédiat de Votre Majesté à la noblesse de votre Royaume, et vous ne permettrés pas qu'il soit interrompu dans une monarchie qui doit ses conquêtes et sa gloire aux exploits de vos augustes ayeux, à vos propres victoires, ainsi qu'à notre fidélité et à la bravoure de nos ancêtres.
Sire,
Les grands et la noblesse du Royaume, honorés dans tous les tems de la protection particulière de Votre Majesté et des Rois vos prédécesseurs, déposent avec confiance au pied du Trône les justes allarmes qu'ils ont conçues des bruits qui se sont répandus que Votre Majesté étoit sollicitée d'accorder un rang à la maison de Lorraine immédiatement après les princes du sang, et qu'il avoit été réglé, qu'au bal paré du mariage de M. le Dauphin, Mademoiselle de Lorraine danseroit avant toutes les Dames de la Cour. Honneur si distingué que dans votre auguste Maison il n'est pas accordé aux branches aînées sur les branches cadetes, et qu'il ne l'a jamais été qu'aux filles Princesses du sang sur les femmes de qualité.
Ils croyent, Sire, qu'ils manqueroient à ce qu'ils doivent à leur naissance, s'ils ne vous témoignoient combien une distinction aussi humiliante pour eux qu'elle est nouvelle, ajouteroit à la douleur de perdre l'avantage qu'ils ont toujours eû de n'être séparés de Votre Majesté et de la famille royale par aucun rang intermédiaire, et s'ils ne vous représentoient avec le plus profond respect les [raisons?] qui s'opposent à des prétentions qui ne blessent pas moins la dignité de la nation et de votre Couronne, que les prérogatives de la noblesse françoise. Ils se flattent qu'elles toucheront Votre Majesté, et que sa bonté ne lui permettra pas de souscrire à une demande dont l'effet ne pourroit que mortifier un corps qui a toujours été le plus ferme soutien de la monarchie et qui n'a cessé de prodiguer son sang et sa fortune pour en augmenter la gloire et la grandeur.
Il n'y a point d'honneur, Sire, dont la noblesse françoise soit plus jalouse que d'approcher de ses Rois, et elle croit défendre le plus précieux de ses avantages en défendant le rang qu'elle tient auprès de Votre Majesté. Attachée au Trône dès le commencement de la monarchie, elle n'en a jamais été séparée par qui que ce soit. C'est un ordre que les Rois vos prédécesseurs ont toujours maintenu, et lorsque François Ier, pour faire honneur au duc d'Albanie, frère du Roi d'Écosse, qui étoit en France, le fit placer entre un Prince du sang et un Pair du Royaume, il crut devoir déclarer que c'étoit pour cette fois seulement et ordonner que les Pairs se séeroient doresnavant en ses Cours et Conseils les premiers et les plus prochains de sa personne et commander d'en faire registre. Les puisnés de Clèves dont la maison précédoit en Allemagne celle de Lorraine; ceux de Luxembourg qui comptoient quatre Empereurs et six Rois de Bohême parmi leurs ancêtres; ceux de Savoye issus d'une maison qui régnoit souverainement depuis cinq cents ans, se sont conformés à l'ordre ancien du Roy. Ils n'y ont pris d'autres titres que ceux qui sont communs à toute la noblesse, et se sont honorés de marcher au rang des Comtés, Duchés et Pairies qu'ils y ont obtenus.
La maison de Lorraine elle-même a tellement reconnu cet ordre, qu'elle a voulu se prévaloir des dignités de l'État pour précéder les Princes du sang.
C'est cet ordre ancien que Charles IX voulut être suivi à la cérémonie de son mariage. Après la discution la plus scrupuleuse qu'il en fit faire dans un Conseil tenu à Soissons en 1570, il y régla les rangs par l'ancienneté des Duchés, comme avoient fait les Rois passés, et répondit au duc de Nevers, de la maison de Mantoue, qui s'en plaignoit, qu'il ne vouloit suivre que ce qu'il avoit trouvé et ne pouvoit faillir en ce faisant[194].
Quel titre, Sire, pourroient vous présenter Messieurs de Lorraine qui pût changer un ordre si respectable, qui put leur donner le droit de se placer entre Votre Majesté et les Grands du Royaume et d'abbaisser au-dessous d'eux les premières dignités de la nation, les dignités dont ils se sont eux-mêmes servi, afin de plus décorer, élever et exalter eux et leur Maison[195]; les dignités par lesquelles ils ont cru devoir précéder les Princes de votre sang, qu'ils ne pouvoient incontestablement pas précéder par leur naissance.
S'ils ont joui de quelques préférences momentanées sur les Grands du Royaume, c'est dans des tems où la faveur et les circonstances leur assuroient les succès de toutes leurs prétentions; doivent-ils les faire revivre dans des tems où la sagesse et la justice de Votre Majesté font le bonheur de tous ses sujets et la gloire de son règne?
La grandeur des premières dignités dans tout État marque celle des nations, et la grandeur des nations fait celle de leurs Rois. De là vient, Sire, qu'aucun de nos voisins ne souffre que des étrangers, même Souverains, ayent chez eux la préférence sur les Grands de l'État. Aucune duchesse en Angleterre ne voulut céder, en 1763, à la duchesse de Modène, qui y menait sa fille, depuis Reine d'Angleterre, pour épouser le duc d'York.
Les Grands d'Espagne n'ont fait au duc de Lorraine d'autre honneur que celui de le laisser asseoir à l'extrémité du même banc qu'eux. Messieurs de Lorraine n'ont pu obtenir à la Cour de Vienne même, où règne le chef de leur Maison, d'autres honneurs que ceux qui sont communs à tous les Princes de l'Empire.
Les Grands de votre Royaume, Sire, ne sont point inférieurs à ceux de tant d'États qui regarderoient comme une offense pour eux et pour leur nation la prétention de les précéder chez eux; ce seroit douter de la prééminence de ceux qui, au terme d'un de vos ancêtres, font partie de son honneur et du propre honneur de ses Rois[196].
La noblesse françoise ne cède, Sire, à aucune du monde entier par son ancienneté, par l'éclat de ses actions, par les grands hommes qu'elle a produits; elle compte parmi ses membres des descendants d'Empereurs, de Rois et d'autres Souverains. Elle y compte des maisons à qui leurs alliances ont ouvert des droits sur plusieurs Trônes de l'Europe. Elle ne connoît en un mot au-dessus d'elle que le sang de ses Rois, parce qu'elle ne voit que dans ce sang auguste ceux qui, par les lois de la monarchie, peuvent devenir ses Souverains.
Ce sentiment, qui fait le caractère propre de la nation et qui dans la nation distingue surtout votre noblesse; cet amour inaltérable pour nos Rois, que les vertus de Votre Majesté ont encore augmenté, ne nous rend que plus sensibles les moindres atteintes que l'on peut donner au rang que nous avons toujours tenu auprès du Trône. Mais, Sire, votre bonté et votre justice nous rassurent. Si Votre Majesté a voulu donner des preuves de sa complaisance dans une occasion qui fait le bonheur et l'espérance de toute la France, elle ne voudra pas qu'un si beau jour soit une époque de douleur pour la noblesse françoise, et daignera dissiper ses craintes en déclarant que son intention est de conserver l'ordre établi dans le Royaume depuis le commencement de la monarchie, maintenu par tous ses prédécesseurs et dont elle a bien voulu elle-même, en 1718, garantir la durée, en consacrant par ses propres édits les anciennes Constitutions de cet État qui ont donné aux premiers officiers de la Couronne, auprès des Rois, le rang immédiat après les Princes du sang. Elle comblera la reconnoissance des plus fidèles et des plus soumis de ses sujets, et d'une noblesse qui n'est pas moins prête que ses ancêtres à sacrifier sa vie et ses biens à la défense de sa patrie et à la gloire de votre Couronne.
À Paris, ce 7 may 1770, et ont signé sans distinction de rangs et de maisons.
IV
COPIE DE LA RÉPONSE DU ROI
AU MÉMOIRE QUI LUI A ÉTÉ PRÉSENTÉ.
L'ambassadeur de l'Empereur et de l'Impératrice Reine, dans une audience qu'il a eue de moi, m'a demandé de la part de ses maîtres (et je suis obligé d'ajouter foi à tout ce qu'il me dit) de vouloir marquer quelque distinction à mademoiselle de Lorraine à l'occasion présente du mariage de mon petit-fils avec l'archiduchesse Antoinette. La danse au bal étant la seule chose qui ne puisse tirer à conséquence, puisque le choix des danseurs et danseuses ne dépend que de ma volonté, sans distinction de places, rangs ou dignités (exceptant les Princes et Princesses de mon sang qui ne peuvent être comparés ni mis en rang avec aucun autre François), et ne voulant d'ailleurs rien changer ni innover à ce qui se pratique à ma Cour; je compte que les Grands et la noblesse de mon Royaume, se souvenant de la fidélité, soumission, attachement et même amitié qu'ils m'ont toujours marqués et à mes prédécesseurs, n'occasionneront jamais rien qui puisse me déplaire, surtout dans cette occurrence où je désire marquer à l'Impératrice ma reconnoissance du présent qu'elle m'a fait, qui, j'espère ainsi que vous, fera le bonheur du reste de mes jours.
Bon pour copie, signé: Saint-Florentin.
V
L'abbé et les chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, les religieux de l'ordre royal et militaire de Notre-Dame de la Merci, le général et les chanoines réguliers de la Sainte-Trinité pour la rédemption des captifs, dits Mathurins, les chanoines réguliers de Saint-Louis de la Culture, l'abbesse de Panthemont, faisaient célébrer dans leurs églises le service solennel pour le salut du Roi.
Informé de la mort du monarque dès le 11, le chapitre de Melun fit sonner toutes les cloches de son église pour l'annoncer au peuple, conformément aux prescriptions que saint Louis a posées dans sa charte de 1257: Capicerius, mortuo Rege, fratribus suis, Regina, filiis eorum, natis aut mortuis, debet pulsare cum omnibus campanis diurne;» et dans cette même église, le samedi 14 mai, une grand'messe fut chantée par l'abbé de Mauroy, chantre en dignité, pour le repos de l'âme du Roi, abbé et premier chanoine de ce chapitre.
Le 14 mai ramenait précisément l'anniversaire de la mort de Henri IV, et les ordres royaux, militaires et hospitaliers de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare de Jérusalem faisaient célébrer dans la chapelle du château du vieux Louvre le service annuel en commémoration du trépas du grand Henri, fondateur de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.
Le comte de Provence, grand maître de ces mêmes ordres, voulut qu'à cette cérémonie fussent ajoutées des prières particulières à l'intention de son aïeul Louis XV.
Le 17, le cardinal de la Roche-Aymon et les religieux de son abbaye de Saint-Germain des Prés célébrèrent, pour le même motif, un service solennel auquel assistèrent beaucoup d'évêques. Le cardinal officia pontificalement.
Les 18 et 20, à Versailles, les curés et marguilliers des églises royales de Notre-Dame et de Saint-Louis firent célébrer le même office, auquel assistèrent le comte de Noailles, gouverneur de la ville, ainsi que les différents corps militaires de la maison du Roi.
Le régiment de Noailles cavalerie, en garnison à Vendôme, prit les armes le 18 et se rendit à l'église collégiale située au château et dans laquelle reposent les cendres de plusieurs princes et princesses de la maison de Bourbon, assista à l'office célébré pour le repos de l'âme de Louis XV, et fit distribuer ensuite des aumônes aux pauvres.
Le 21, conformément aux ordres et en la présence du grand prieur et de la plupart des baillis, commandeurs et chevaliers du prieuré de France, on célébra pour le même objet un service solennel dans l'église de Sainte-Marie du Temple. Cet exemple fut suivi par les grands prieurs et chanoines réguliers de l'abbaye royale de Saint-Victor de Paris, par les religieuses hospitalières de la rue Mouffetard, l'abbesse et les religieuses de l'abbaye royale du Val-de-Grâce, les curé et marguilliers de la paroisse de Saint-Sauveur, le prieuré et les dames chanoinesses du chapitre noble d'Alix en Beaujolais, etc., etc.
VI
DISCOURS DE GRESSET,
DIRECTEUR DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
ADRESSÉ AU ROI LOUIS XVI À SON AVÉNEMENT AU TRÔNE.
Sire,
L'éloquence la plus noble ne seroit pas aujourd'hui moins insuffisante que ma foible voix pour offrir à Votre Majesté le premier hommage de son Académie françoise et nos plus profonds respects. La seule idée qui me rassure, c'est qu'en ce moment, Sire, toutes les voix de vos sujets sont égales; il n'est qu'une même éloquence, ce cri unanime de tous les cœurs, ces tendres acclamations universelles, ce signe le plus sûr de l'amour des peuples, le plus éloquent éloge des souverains.
Si nous ne craignions, Sire, de renouveler la douleur de Votre Majesté, l'Académie françoise acquitteroit au pied du trône le tribut de reconnoissance que nous devons à la mémoire d'un monarque plein de bonté, ami de la paix, ami des beaux-arts, et qui honora toujours l'Académie de ses regards et de ses grâces. Mais le cœur sensible de Votre Majesté nous commande le silence. Qu'elle est intéressante cette sensibilité si précieuse qui annonce le père du peuple, et combien vivement elle nous retrace l'âme sublime, l'âme céleste qui vous l'a transmise! L'auguste auteur de vos jours, Sire, ce prince adoré qui par toutes les vertus régna sur tous les cœurs, ce génie immortel respire tout entier dans l'âme de Votre Majesté, dans votre amour pour la religion, pour la vérité, pour la félicité publique. Les brillantes destinées dont ce grand prince fut privé vont être remplies par le règne fortuné de Votre Majesté sur la plus noble des monarchies, sur cette nation généreuse, franche, sensible, si distinguée par son amour pour ses maîtres, pour laquelle cet amour est un besoin, une gloire, un bonheur, nation si digne par ses sentiments de l'amour de son Roi.
VII
À cette époque il était bruit de deux nouveaux chants que Gresset avait ajoutés à ce petit chef-d'œuvre de plaisanterie; l'un de ces chants, intitulé les Pensionnaires, devait prendre dans le poëme la place du chant troisième; et l'autre, ayant pour titre l'Ouvroir ou le Laboratoire de nos Sœurs, devait former le quatrième. Malheureusement ces nouveaux chants, qui ne furent connus que par le récit qu'en fit de mémoire l'auteur à quelques-uns de ses amis, n'ayant jamais été écrits, sont morts avec lui.
VIII
De Paris, le 29 juillet 1774.
Le 27 de ce mois, service solennel à Saint-Denis pour le feu roi Louis XV. Le corps avoit été descendu dans le caveau quelques jours après sa mort, suivant l'usage observé pour les rois qui meurent de la petite vérole. Mais la représentation étoit placée sur un magnifique catafalque, sous un pavillon, au milieu d'une chapelle ardente éclairée par un grand nombre de cierges. M. le cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier de France, avoit assisté la veille aux vespres des morts, chantées par la musique du Roi et par les religieux de l'abbaye. Le clergé, le parlement, la chambre des comptes, la cour des monnoyes, le Châtelet, l'élection, le corps de ville et l'Université s'y rendirent, suivant l'invitation qui leur en avoit été faite.
Monsieur et M. le comte d'Artois ayant pris leur place, ensuite M. le prince de Condé, la messe fut célébrée par M. le cardinal de la Roche-Aymon. À l'offertoire, Monsieur, conduit par M. le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, alla à l'offrande après les saluts ordinaires; Mgr le comte d'Artois y fut conduit par M. de Nantouillet, maître des cérémonies en survivance de M. Desgranges, et M. le prince de Condé par M. de Watronville, aide des cérémonies.
Après l'offertoire, l'évêque de Sénez prononça l'oraison funèbre. Lorsque la messe fut finie, M. le cardinal de la Roche-Aymon et les évêques de Chartres, de Meaux et de Lombez firent les encensements autour de la représentation. Le roi d'armes, après avoir jeté sa cotte d'armes et son chaperon dans le caveau, appela ceux qui devoient porter les pièces d'honneur. M. le marquis de Courtenvaux apporta l'enseigne des Cent-Suisses de la garde, dont il est le capitaine-colonel; M. le prince de Tingry, M. le duc de Villeroy et M. le prince de Beauvau apportèrent les enseignes de leurs compagnies, et M. le duc de Noailles, capitaine de la compagnie des gardes écossaises, apporta celle de la sienne. Quatre écuyers du Roi apportèrent les éperons, les gantelets, l'écu et la cotte d'armes. M. le marquis d'Endreville, écuyer ordinaire du Roi, faisant les fonctions de premier écuyer, apporta le heaume timbré à la royale; M. le marquis de Rougemont, premier écuyer tranchant, apporta le pennon du Roi, et M. le prince de Lambesc, grand écuyer de France, apporta l'épée royale. M. le duc de Bouillon, grand chambellan, apporta la bannière de France, M. le duc de Béthune la main de justice, M. le duc de la Trémoille le sceptre, et M. le duc d'Uzès la couronne royale. M. le duc de Bourbon, grand maître de France, en survivance de M. le prince de Condé, mit le bout de son bâton dans le caveau, et les maîtres d'hôtel y jetèrent les leurs, après les avoir rompus. M. le duc de Bourbon cria ensuite: «Le Roi est mort!» et le roi d'armes répéta trois fois: «Le Roi est mort! Prions tous pour le repos de son âme.» On fit une prière, et le roi d'armes cria trois fois: «Vive le roi Louis XVI!» ce qui fut suivi des acclamations de toute l'assemblée, et les trompettes sonnèrent dans la nef.
Les princes, le clergé, les ducs, les officiers et les compagnies furent ensuite traités magnifiquement en différentes salles de l'abbaye.
Cette pompe funèbre a été ordonnée par M. le duc d'Aumont, pair de France et premier gentilhomme de la chambre du Roi en exercice, et conduite par M. Papillon de la Ferté, intendant et contrôleur général de l'argenterie, menus plaisirs et affaires de la chambre de Sa Majesté, sur les dessins du sieur Michel-Ange Challe, chevalier de l'ordre du Roi, dessinateur ordinaire de sa chambre et de son cabinet; et la sculpture a été exécutée par le sieur Bocciardi, sculpteur des menus plaisirs du Roi.
(Gazette de France du 29 juillet 1774.)
DESCRIPTION
DU MAUSOLÉE ÉRIGÉ DANS L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-DENIS POUR LES
OBSÈQUES DU FEU ROI.
L'extérieur de ce temple auguste, consacré depuis plusieurs siècles aux tombeaux de nos Rois, étoit tendu de deuil. Des voiles lugubres qui s'élevoient jusqu'aux tours étoient traversés au milieu et aux extrémités par trois litres de velours noir, couverts des armes et des chiffres de Sa Majesté. Au-dessus de l'entrée principale s'élevoit, sous une voussure de marbre gris veiné de noir, le double écusson des armes de France et de Navarre, couvert d'une couronne royale. Plusieurs anges les arrosoient de leurs larmes, et les ornoient de guirlandes de cyprès. Des termes de bronze soutenoient aux deux côtés le couronnement de cette voussure, dont les compartiments étoient ornés de roses antiques. Le dessus étoit terminé par une urne cinéraire de lapis-lazuli que des génies célestes de marbre blanc entouroient de festons et de branches funèbres. Les portes latérales étoient couronnées, au-dessus du litre inférieur, par de riches encadrements de marbre gris, terminés par des tympans sur lesquels étoient des lampes funéraires. Ces ornements renfermoient des cartouches dorés au milieu desquels, sur des fonds d'azur, les lettres initiales du nom de Sa Majesté étoient relevées en or. Le sombre appareil de ce portique conduisoit dans le camp de douleurs. Le deuil qui l'environnoit s'étendoit jusqu'à la voûte et renfermoit, entre des litres ornés et placés comme les précédents, de grands et magnifiques cartouches soutenus par des anges. Ces supports des armes révérées de nos Rois étoient occupés à les suspendre et à les orner de lugubres cyprès. Les chiffres de Sa Majesté qui les accompagnoient, renfermés pareillement dans de riches ornements, étoient comme les précédents relevés en or sur des fonds d'azur et de même soutenus par des génies célestes qui les entouroient de rameaux funèbres. Le camp de douleurs étoit terminé par une grande pyramide de porphyre rouge, placée à son extrémité. Elle présentoit dans son soubassement de granit gris l'entrée du sanctuaire et du chœur. La forme de cette entrée, élargie par le bas, portoit le caractère consacré à ces tristes monuments; elle étoit couverte d'un fronton sous lequel on lisoit ces paroles de l'Écriture sainte, écrites en lettres d'or sur un fond de pierre de parangon:
DIES TRIBULATIONIS ET ANGUSTIÆ,
DIES CALAMITATIS ET MISERIÆ,
DIES TENEBRARUM ET CALIGINIS,
DIES NEBULÆ ET TURBINIS.
Des degrés élevoient un socle au-dessus de ce fronton, sur lequel l'image de la Mort couverte d'un linceul, faite en marbre blanc, présentoit d'une main une horloge, symbole de la rapidité du temps qui fuit sans retour. Les attributs qui la caractérisent étoient sous ses pieds, ainsi que ceux qui distinguent les grandeurs des maîtres de la terre. Deux bas-reliefs de bronze antique présentoient aux deux côtés, dans des enfoncements pris dans le soubassement, des œuvres de miséricorde. Deux voussures dessous ces bas-reliefs renfermoient dans leurs profondeurs des urnes de marbre vert-vert de forme antique, ornées de bas-reliefs, de cannelures torses et de rinceaux. Les angles de ce soubassement étoient terminés par des colonnes isolées de serpentin, avec des bases et des chapiteaux de marbre blanc; elles portoient des lampes de bronze doré, dont la lumière sombre éclairoit ce triste appareil. Le haut de cette pyramide étoit terminé par une urne cinéraire d'albâtre oriental, entourée de festons de cyprès en or. Des faisceaux lumineux étoient distribués autour du camp de douleurs et placés au bas des ornements qui renfermoient les armes et les chiffres de Sa Majesté Louis le Bien-Aimé. L'entrée de la pyramide conduisoit dans le sanctuaire, où sont déposés les précieux restes des cendres de nos Rois. Leurs tombeaux étoient couverts de voiles funèbres qui s'étendoient dans toute son enceinte et qui couvroient entièrement la voûte et le pavé. Les stalles, sans aucuns ornements, servoient de soubassement à un ordre de pilastres ioniques qui entouroient le chœur, le jubé et le sanctuaire. Ces pilastres, de marbre bleu turquin, portoient sur un arrière-corps de marbre gris veiné de noir, et séparoient les arcades des galeries, qui des deux côtés s'étendoient du sanctuaire au jubé. L'entablement de cet ordre portoit un attique de même bleu turquin dont les fonds noirs, entourés d'hermine, servoient d'encadrement aux armes et aux chiffres de Sa Majesté Louis le Bien-Aimé. Au-dessus du vide des arcades, des cadres de marbre gris, portés sur des acrotères de bleu turquin, renfermoient dans des cartels en or les écussons des armes de France et de Navarre, sous une couronne royale; ces ornements étoient couverts de rameaux de cyprès disposés en sautoir. Des nuages élevoient les génies célestes qui servent de supports aux armes de nos Rois. Les chiffres de Sa Majesté, relevés en or sur des fonds d'azur, étoient également soutenus par des anges. Ces armes et ces chiffres, alternativement distribués sur la cimaise de la grande corniche, servoient de couronnement aux arcades des galeries qui environnoient le chœur. Chacune des arcades étoit couronnée sur sa clef d'un grand cartouche en or, au milieu duquel on voyoit une tête de mort ailée, couverte d'un voile lacrymatoire en argent. De grands rideaux noirs, coupés par des bandes d'hermine, sortoient des ailettes de leurs archivoltes. Ces voiles lugubres étoient retroussés par des nœuds et des cordons à glands d'or sous les impostes et découvroient la profondeur des galeries qui environnoient le chœur, dans lesquelles étoient des gradins qui formoient un amphithéâtre tendu de noir. Chacun des pilastres portoit des gaînes d'améthyste, cannelées et ornées de guirlandes de laurier en or; elles servoient de base à des lances chargées de trophées et de dépouilles militaires. Deux corps de balustrades de bronze doré, dont les pilastres et les plates-bandes étoient de marbre noir, renfermoient cinq degrés qui séparoient le chœur du sanctuaire et conduisoient à l'autel. Les gradins faits en bronze étoient ornés d'entre-lacs, de rosettes et de fleurs de lys dorées et servoient de base à un riche retable qui renfermoit trois bas-reliefs dans des cadres de vermeil. Un socle de bronze doré, orné de compartiments à feuillages, portoit entre trois rangs de lumières, chargées d'écussons aux armes de France, une croix de vermeil enrichie de pierres précieuses. La corniche de l'arrière-corps du retable, soutenue par des colonnes de bronze, soutenoit des vases en argent chargés de girandoles garnies d'une très-grande quantité de feux qui s'unissoient au premier cordon de lumière qui entouroit l'enceinte du chœur. Les vertus paisibles et héroïques qui ont toujours été chéries du monarque, figurées par la Prudence, la Justice, la Force et la Tempérance, étoient représentées par des femmes distinguées chacune par ses attributs. Ces figures, enfermées dans de riches cartels dorés, étoient en relief et relevées en or sur un fond d'azur. De semblables encadrements présentoient, au-dessus du jubé, la Paix et la Clémence. Au-dessous, sur les arrière-corps, entre les pilastres, des cartels en relief portoient des écussons en or, couverts des armes de France. Leurs ornements étoient terminés par un cercle de lumières. Les gaînes qui couvroient chacun des pilastres de l'ordre ionique qui entouroit le chœur, soutenoient chacune au bas des trophées trois girandoles couvertes de faisceaux de lumières. Les pilastres de la balustrade du jubé, au-dessus de la porte de l'entrée du chœur, élevoient chacun des gerbes de feux. Le plafond des stalles portoit le premier litre de velours noir, parsemé de fleurs de lys en or et de larmes en argent. Des écussons suspendus à une guirlande d'hermine présentoient les armes et les chiffres de Sa Majesté. Le dessus de ce litre formoit la base d'un cordon de lumières soutenu sur des fleurs de lys en relief et en or. La frise de l'entablement ionique portoit le second litre. Sur la cimaise de la corniche, des branches saillantes et des girandoles placées sur l'aplomb des pilastres, formoient le second cordon de lumières. Le troisième étoit élevé sur la corniche de l'attique, au-dessous du dernier litre, orné comme les précédents, d'écussons suspendus à des festons d'hermine. Ce litre renfermoit et terminoit à son extrémité la décoration de cette pompe funèbre. Au milieu de ce triste appareil s'élevoit un monument consacré à l'éternelle mémoire du très-grand, très-haut, très-puissant et très-excellent prince Louis le Bien-Aimé, roi de France et de Navarre. Cet édifice, dont le plan formoit un parallélogramme, présentoit un temple isolé, dont le solide, de vert antique, étoit élevé sur six degrés de serpentin de Canope. Quatre groupes de cariatides faites en marbre de Paros, dont les fronts étoient couverts de linceuls et de voiles funèbres, exprimoient la plus grande douleur; elles paraissoient recueillir leurs larmes dans des urnes lacrymatoires. L'extrémité inférieure de ces figures étoit terminée en gaîne. Elles portoient chacune sur leur tête un chapiteau d'ordre ionique, couvert d'entre-lacs qui formoient des corbeilles, sur lesquelles posoit un entablement orné de quatre frontons. Les deux qui couronnoient les parties latérales portoient chacun sur leur fond un carreau couvert de fleurs de lys, sur lequel étoient posés la couronne royale, le sceptre et la main de justice, accompagnés de branches de cyprès. Au-dessous de ces ornements, sous le larmier qui formoit la corniche, deux tables de jaspe renfermoient ces paroles des saintes Écritures. La première, du côté de l'évangile:
DEFECERUNT SICUT FUMUS DIES MEI:
Psalm. CI, v. 4.
celle du côté opposé:
PERCUSSUS SUM UT FOENUM,
ET ARUIT COR MEUM:
Psalm. CI, v. 5.
Les deux autres, placées en face de l'autel et de la principale entrée, présentoient les armes de France sous une couronne royale en relief et en or. Sur ces frontons s'élevoit un amortissement orné de rinceaux et de festons de lauriers en or. Cet amortissement, qui couronnoit ce monument, servoit de base à un groupe de femmes éplorées, représentant la France et la Navarre. Aux angles de cet édifice, quatre cippes funéraires faits de tronçons de colonnes de jaspe sanguin, servoient de base à des faisceaux de lances liées avec des écharpes, auxquels étoient suspendus des trophées militaires. Leurs extrémités élevoient sur le fer d'une lance une triple couronne de lumières. Le plafond de ce mausolée formoit une voussure ovale, dans les compartiments de laquelle étoient des roses en or et des guirlandes de cyprès. Des lampes sépulcrales éclairoient et terminoient l'extrémité des frontons aux quatre côtés de cet édifice. Les six degrés qui élevoient le soubassement formoient six cordons lumineux qui ceignoient et entouroient le bas du catafalque. Une urne d'or placée au centre de ce monument portoit sur deux de ses faces des médaillons qui présentoient les traits de Louis le Bien-Aimé. Ce sarcophage étoit couvert d'un attique sur lequel le poêle royal étoit développé: un carreau de velours noir, orné de franges et glands en argent, portoit la couronne de nos Rois sous un crêpe de deuil qui descendoit jusqu'au bas du sarcophage. Les sceptres et les honneurs posés près de la couronne terminoient cette représentation. Une crédence étoit placée devant le mausolée, sur laquelle on avoit déposé le manteau royal et les armes de Sa Majesté. La bannière de France en velours violet, semée de fleurs de lys d'or, et ornée d'un molet à franges d'or, étoit élevée dans le sanctuaire, avec le pannon du Roi, d'étoffe bleue, pareillement semé de fleurs de lys d'or sans nombre et bordé d'un molet à franges d'or. Ces bannières étoient portées sur dix lances garnies de velours, entourées de crêpes. Le catafalque étoit couvert d'un grand et magnifique pavillon, suspendu à la voûte du temple, dont le couronnement formoit une coupole ovale élevée sur un amortissement couvert de velours noir, parsemé de fleurs de lys brodées en or, coupé sur les avant-corps par des bandes d'hermine. Le plafond, traversé d'une croix de moire d'argent, portoit quatre écussons en broderie aux armes de France. Dessous ces pentes sortoient quatre grands rideaux de velours noir, couverts de fleurs de lys en or et de lames en argent, partagés par des bandes d'hermine. La chaire du prédicateur étoit placée près des stalles du côté de l'évangile; elle étoit revêtue ainsi que l'abat-voix qui lui servoit de couronnement, de velours noir, orné de franges et de galons d'argent.
IX
DISCOURS PRONONCÉ DEVANT LE ROI
PAR SIDI-ABDERAHMAN-BEDIRI-AGA, ENVOYÉ DU PACHA ET DE LA RÉGENCE DE
TRIPOLI DE BARBARIE, LE 27 MAI 1775.
Sire,
Le pacha de Tripoli de Barbarie, mon maître, m'a ordonné de me rendre auprès de Votre Majesté Impériale pour lui témoigner ses regrets sur la mort de son illustre et grand allié et ami l'auguste empereur de France, Louis XV, de glorieuse mémoire, et pour féliciter Votre Majesté Impériale sur son avénement au trône de ses ancêtres. Je porte aux pieds de Votre Majesté Impériale les vœux de mon maître, les marques les plus sincères de son respect et de son entier dévouement pour votre personne sacrée, et le tribut de vénération que les grandes qualités de Votre Majesté Impériale ont déjà inspirée aux peuples de l'Afrique. Ils n'ont pu apprendre sans la plus vive admiration que le commencement de votre empire a été marqué par les plus grands exemples de justice et de bonté. Votre Majesté impériale en a donné une preuve éclatante au pacha de Tripoli en conservant les anciens traités, et mon maître s'est empressé d'envoyer la ratification à Votre Majesté Impériale, pour lui prouver qu'il n'a rien de plus à cœur que de mériter la haute bienveillance d'un aussi grand empereur. Les liens d'intérêt et d'amitié qui unissent aujourd'hui les nations soumises à la couronne de France et les sujets du royaume de Tripoli, sont devenus indissolubles sous de si heureux auspices.
Que Votre Majesté Impériale daigne jeter sur moi un regard favorable, et ce jour sera le plus beau de ma vie.
Le Roi a répondu:
Je suis très-satisfait des sentiments du pacha de Tripoli. Le premier devoir des souverains est d'observer les traités. J'en donnerai l'exemple. La justice sera toujours la base de ma conduite vis-à-vis des étrangers. Vous assurerez le pacha de Tripoli de ma sincère amitié, et c'est avec plaisir, Monsieur, que je vous vois sur les terres de ma domination.
Le 26 juin, Sidi-Abderahman-Bediri-Aga prit congé du Roi, après lui avoir présenté de la part du pacha, son maître, des chevaux, des chameaux, des lions, des tigres et des moutons de Barbarie, que Sa Majesté voulut bien agréer.—B.
X
12 avril 1777.
Si le voyage de l'Empereur a un but politique, ce prince ne peut se proposer que deux objets, l'un d'engager Votre Majesté à resserrer les liens de l'alliance qui subsiste entre elle et la maison d'Autriche, et l'autre de la disposer à consentir ou gratuitement ou moyennant certains équivalents aux vues d'agrandissement que l'Empereur peut former aux dépens des Turcs.
Ce sont là les deux hypothèses qu'on peut envisager et sur lesquelles il est de la fidélité des ministres de Votre Majesté d'éclairer sa religion.
Par rapport à la première hypothèse, celle de resserrer les nœuds qui unissent Votre Majesté à la maison d'Autriche, on ne peut se dispenser de représenter à Votre Majesté que cette alliance, bonne en elle-même en ce qu'elle peut être considérée comme une plus grande sûreté du maintien de la tranquillité générale, ne rapporte à la France d'autre avantage que celui que lui donneroit un traité de paix bien consolidé et exécuté de bonne foi. Il ne s'agit en effet que de jeter un coup d'œil sur la situation topographique des principales puissances de l'Europe pour reconnaître qu'il n'en est aucune autre qui ait possibilité ou intérêt de faire la guerre à Votre Majesté sur le continent. L'Angleterre, l'ennemie invétérée de cette monarchie, est insuffisante par elle-même pour cette entreprise: les États généraux sont fort au-dessous de la possibilité d'en concevoir le dessein; leur nullité est connue. Le roi de Prusse pourroit davantage; mais, en défiance contre la maison d'Autriche qu'il ne peut regarder que comme un ennemi forcément réconcilié, il ne s'embarquera pas, sans être provoqué, à envahir les possessions de Votre Majesté, qu'il ne pourroit conserver qu'au risque de découvrir les siennes propres. D'ailleurs, il ne pourroit venir à Votre Majesté sans enfreindre le territoire autrichien, car ce seroit une vision de supposer qu'il pourroit attaquer la France sur le haut Rhin.
On ne peut donc établir l'utilité active de notre alliance avec Vienne que sur la supposition d'une attaque possible du roi de Prusse contre la France dans les Pays-Bas; mais l'injure seroit commune à la maison d'Autriche, et c'est dans ce cas seulement qu'elle est tenue de nous restituer les secours que nous sommes engagés à lui donner même contre les Turcs, et que nous avons prodigués dans la dernière guerre.
Si Votre Majesté examine la situation des différents États d'Autriche, elle verra au premier coup d'œil le peu de proportion des engagements respectifs, et que les avantages en sont aussi saillants et aussi réels pour cette maison qu'ils sont précaires et onéreux pour Votre Majesté, puisqu'elle peut être entraînée dans une et plusieurs guerres pour la défense de son allié, sans que celui-ci peut-être soit jamais dans le cas de la payer de réciprocité.
Je n'examinerai pas, Sire, si cette maison a toujours rempli avec fidélité les devoirs de son alliance avec Votre Majesté, si elle n'a pas plutôt cherché à en abuser pour affoiblir la considération due à sa couronne, et l'opinion de la protection que Votre Majesté, à l'exemple de ses augustes ancêtres, est disposée à accorder aux princes d'Allemagne pour les maintenir dans la possession de leurs justes droits.
Il ne peut être question de récriminer contre un système que Votre Majesté a trouvé établi, et que sa sagesse lui a fait approuver. L'esprit de conquête n'animant pas la conduite de Votre Majesté, l'alliance de Vienne peut paroître utile en ce que faisant une sûreté de plus à la conservation de la paix sur le continent, elle lui donne de moins de veiller et de se mettre en mesure contre l'Angleterre, l'ennemi naturel et le plus invétéré de sa gloire et de la prospérité de son royaume.
Mais si cette alliance est intéressante à conserver, elle veut être maintenue avec assez d'égalité pour qu'un des alliés ne se croie pas en droit de tout exiger de l'autre sans être tenu à lui rien rendre; c'est ce qui arriveroit immanquablement, Sire, si Votre Majesté, prêtant l'oreille à des insinuations spécieuses, se portoit à donner plus d'extension au traité de 1756, ou (ce que la cour a paru désirer singulièrement) si Votre Majesté prenoit l'engagement d'employer toutes ses forces au soutien de l'alliance.
Je dois avoir l'honneur de faire remarquer à Votre Majesté qu'elle n'est plus en liberté de stipuler cette dernière clause, parce que le pacte de famille en renferme l'obligation, et que deux engagements de cette nature ne peuvent compatir ensemble.
Il est à considérer en second lieu que, soit que la cour de Vienne vous propose une augmentation de secours ou l'emploi de toutes vos forces, ce ne peut être que dans la vue de se préparer plus de moyens pour écraser un jour le roi de Prusse, et avec lui le parti protestant en Allemagne. On objectera que les engagements étant purement défensifs, ils ne peuvent servir l'ambition de la maison impériale; mais il est si facile de faire venir la guerre sans être matériellement l'agresseur, que Votre Majesté s'y trouveroit entraînée contre ses intérêts toutes les fois qu'il conviendroit à la politique autrichienne de le faire.
Le roi de Prusse, considéré relativement à la morale, peut ne pas paroître fort intéressant à ménager, mais, vu dans l'ordre politique, il importe à la France, peut-être plus qu'à toute autre puissance, de le conserver tel qu'il est. Placé sur le flanc des États autrichiens, c'est la frayeur qu'en a la cour de Vienne qui l'a rapproché de la France; cette même frayeur la retient encore dans nos liens, et l'y retiendra aussi longtemps que son motif subsistera. Détruisons la puissance du roi de Prusse, alors plus de digue contre l'ambition autrichienne; l'Allemagne, obligée à plier sous ses lois, lui ouvrira un accès facile vers nos frontières; et que pourrions-nous lui opposer lorsque nous aurions sacrifié nos moyens et nos forces pour l'élever à un excès de puissance que nous ne serions plus en état de contre-balancer?
Quoique la maison d'Autriche soit plus redoutable pour la France que le roi de Prusse, je n'en conclurai pas qu'il ne faut pas veiller sur l'ambition de celui-ci. Toute acquisition qui lui donneroit plus de puissance sur le Rhin doit intéresser la prévoyance de la France; mais en le limitant de ce côté, il faut empêcher, autant qu'il est possible, qu'il ne soit pas entamé sur l'Oder ou sur l'Elbe. L'intégrité de la puissance actuelle du roi de Prusse contribue encore à la sûreté des établissements des princes de la maison de Bourbon en Italie.
Pour ce qui est de la seconde hypothèse, savoir le consentement de Votre Majesté, soit gratuitement, soit au moyen de certains équivalents, à l'agrandissement de la maison d'Autriche aux dépens des Turcs, j'ose représenter très-humblement à Votre Majesté qu'il n'est pas d'équivalents qui pourroient compenser le préjudice que causeroit à Votre Majesté tout accroissement de puissance de cette maison. Quand bien même elle céderoit à Votre Majesté tous les Pays-Bas et acquerroit des domaines dans une maigre proportion, la perte n'en seroit pas moins réelle, sans parler de celle de l'opinion, qui seroit de toutes la plus regrettable. Votre Majesté ne pourroit posséder les Pays-Bas sans réveiller la jalousie des Provinces-Unies et sans les mettre entièrement dans les brassières de l'Angleterre et de telle autre puissance qui jalouseroit celle de Votre Majesté. Le roi de Prusse lui-même, qui, dans l'état actuel des choses, peut être considéré comme un allié naturel de la France qu'elle retrouveroit immanquablement si le système politique venoit à changer, le roi de Prusse ne pourroit plus être envisagé sous ce point de vue; voisin par son duché de Clèves de l'acquisition que Votre Majesté auroit faite, la défiance se substitueroit infailliblement à la confiance qui semble devoir unir les deux monarchies. Si le malheur des circonstances forçoit jamais Votre Majesté à entendre à un partage, ses vues devroient se porter plus naturellement sur le haut Rhin. Les inconvénients politiques seroient infiniment moindres, et les avantages plus réels; mais quand on réfléchit aux injustices criantes qu'il faudroit commettre, une âme honnête ne peut s'arrêter sur ce projet; celle de Votre Majesté n'est pas disposée à un sentiment si révoltant: si la justice étoit exilée de la terre, elle prendroit son asile dans le cœur de Votre Majesté.
Les Pays-Bas dans les mains de la maison d'Autriche ne sont point un objet d'inquiétude et de jalousie pour Votre Majesté. Ils sont plutôt une sûreté de la conduite de cette maison envers Votre Majesté et un moyen de la contenir ou de la réprimer suivant le besoin. La France constituée comme elle l'est, doit craindre les agrandissements bien plus que les ambitionner. Plus d'étendue de territoire seroit un poids placé aux extrémités qui affoibliroit le centre; elle a en elle-même tout ce qui constitue la puissance réelle: un sol fertile, des denrées précieuses dont les autres nations ne peuvent se passer, des habitants laborieux et industrieux; des sujets zélés et soumis, passionnés pour leur maître et pour leur patrie.
La gloire des Rois conquérants est le fléau de l'humanité; celle des Rois bienfaisants en est la bénédiction. C'est celle-ci, Sire, qui doit être le partage d'un Roi de France, et plus particulièrement celle de Votre Majesté, qui ne respire que pour le bonheur du genre humain. La France, placée au centre de l'Europe, a droit d'influer sur toutes les grandes affaires. Son Roi, semblable à un juge suprême, peut considérer son trône comme un tribunal institué par la Providence pour faire respecter les droits et les propriétés des souverains. Si en même temps que Votre Majesté s'occupe avec tant d'assiduité à rétablir l'ordre intérieur de ses affaires domestiques, elle dirige sa politique à établir l'opinion que ni la soif d'envahir ni la moindre vue d'ambition n'effleure son âme, et qu'elle ne veut que l'ordre et la justice, ses arrêts seront respectés; son exemple fera plus que ses armes. La justice et la paix régneront partout, et l'Europe entière applaudira avec reconnoissance à ce bienfait, qu'elle reconnoîtra tenir de la sagesse, de la vertu et de la magnanimité de Votre Majesté.
Je suis, etc.
De Vergennes.
XI
Année 1779.
Le 23 octobre, Madame Élisabeth a quitté Marly pour se rendre à Choisy, où elle a été inoculée en y arrivant.
Bulletin du 26.
Madame Élisabeth, après avoir été préparée convenablement, a été inoculée le 23 de ce mois, vers le midi. L'insertion a été faite en deux endroits, à chaque bras; les deux premiers jours il n'a rien paru d'extraordinaire autour de chaque petite plaie; aujourd'hui, 26, on a commencé à apercevoir un petit cercle rouge autour de chacune. Jusqu'à présent, il n'y a aucune altération dans la santé ni dans le pouls de Madame Élisabeth; elle continue son régime et va prendre l'air tous les jours.
Bulletin du 29.
Le 27, le pouls de Madame Élisabeth commençoit à s'élever; le tour de ses piqûres étoit dur et enflammé, et on a vu pointer quelques petits boutons sur le bras. Le 28, tous ces symptômes se sont développés, la fièvre s'est déclarée par quelques alternatives de froid et de chaud, des lassitudes et un peu de tension dans les bras. Aujourd'hui 29, la fièvre continue dans un bon degré; le tour des plaies est encore plus rouge, les boutons des bras sont élevés et se remplissent. Le sommeil a été bon toutes les nuits.
Bulletin du 2 novembre.
La nuit du 29 au 30 octobre, Madame Élisabeth a eu de la fièvre, du malaise et des envies de vomir. Pendant la journée, la fièvre a continué avec les symptômes de lassitude, de foiblesse et de défaut d'appétit; cet état a duré jusqu'au 31 au soir; pendant cet intervalle Madame n'a pas interrompu ses promenades, soit en carrosse, soit à pied. Le soir du 31, la fièvre et les symptômes ont été dissipés par l'éruption d'une vingtaine de boutons répandus sur le visage et sur les bras. La nuit du 1er novembre a été très-bonne, l'éruption s'est faite paisiblement, l'appétit et les forces sont revenus. Aujourd'hui, 2, le bon état continue, l'éruption paroît complète, et les boutons grossissent sensiblement.
Bulletin du 5 novembre.
Le 3 novembre, les boutons du visage de Madame Élisabeth sont devenus pleins, ronds, et sont parvenus à leur parfaite maturité; le 4, ils ont commencé à brunir; aujourd'hui, la plus grande partie paraît prête à se dessécher. Les forces de la princesse sont entièrement revenues, l'appétit est bon et le sommeil est parfait.
Bulletin du 8 novembre.
Les boutons de Madame Élisabeth sont enfin desséchés, après avoir passé par tous les degrés de l'inoculation la plus régulière. Cette Princesse a été purgée le 7, et dès le même jour on a ajouté du poulet à son régime. Aujourd'hui, il ne reste plus de croûtes aux boutons de son visage, et elle jouit de la plus parfaite santé.
L'heureux succès de cette inoculation, pratiquée avec autant d'habileté que de prudence par le sieur Goetz, chirurgien-major de la citadelle de Strasbourg, a fait désirer à plusieurs personnes de Choisy de faire inoculer leurs enfants. Madame Élisabeth a bien voulu accorder sa protection généreuse à douze pauvres enfants et leur procurer tous les secours nécessaires pendant le cours de leur traitement. Cette opération a été exécutée aujourd'hui par le sieur Goetz sur sept filles et cinq garçons qu'il avoit préparés convenablement.
XII
LETTRE DE MADAME WASHINGTON.
«Au commencement de la guerre actuelle, les Américaines ont manifesté la plus ferme résolution de contribuer de tout leur pouvoir à l'affranchissement de leur pays. Animées du plus pur patriotisme, elles sont on ne peut plus affligées de n'avoir pu offrir jusqu'à présent que des vœux impuissants pour le succès d'une aussi glorieuse révolution. Elles aspirent au bonheur de se rendre plus efficacement utiles, et ce sentiment est universel du nord au sud des treize États unis. Nos sentiments sont enflammés par la célébrité de ces héroïnes de l'antiquité qui ont illustré leur sexe, et prouvé à l'univers que si la faiblesse de notre constitution physique, si l'opinion et l'usage nous défendent de marcher à la gloire par les mêmes sentiers que suivent les hommes, nous devons au moins les égaler et même les surpasser en amour pour le bien public. Je me glorifie de tout ce que mon sexe a fait de grand et de recommandable. Je me rappelle avec enthousiasme et admiration tous ces traits de courage, de constance et de patriotisme que l'histoire nous a transmis; tant de fameux siéges où on a vu les femmes oublier la délicatesse de leur sexe, élever des murailles, ouvrir des tranchées avec leurs faibles mains, fournir des armes à leurs défenseurs, lancer elles-mêmes des dards à l'ennemi, résigner leurs biens et les recherches de leur parure pour en verser le produit dans le trésor public, et hâter la délivrance de leur pays; s'ensevelir elles-mêmes sous ses ruines, et se jeter dans les flammes plutôt que de survivre à sa destruction. Nous sommes certaines que quiconque n'applaudit pas à nos efforts pour le soulagement des armées qui défendent nos vies, nos possessions, notre liberté, ne peut être un bon citoyen. La situation de nos troupes m'a été représentée, ainsi que les maux inséparables de la guerre, et le ferme et généreux courage qui les leur a fait supporter. Mais on a dit qu'ils avaient à craindre que, dans le cours d'une longue guerre, on ne perdît de vue leur détresse et le souvenir de leurs services. Oublier leurs services! Non, jamais. J'en réponds au nom de tout mon sexe. Braves Américains, votre désintéressement, votre courage et votre constance seront toujours chers à l'Amérique aussi longtemps qu'elle conservera ses vertus.
»Nous savons que si, éloignées à quelque distance de la guerre, nous jouissons de quelque tranquillité, c'est le fruit de votre vigilance, de vos travaux, de vos dangers. Si je vis heureuse avec ma famille; si, entourée de mes enfants, je nourris moi-même le plus jeune et le presse contre mon sein, sans craindre d'en être séparée par un féroce ennemi, c'est à vous que nous en sommes redevables.
»Et nous hésiterions un instant de vous en témoigner notre reconnaissance!...
»Quelle femme parmi nous ne renoncera pas avec le plus grand plaisir à ses vains ornements, lorsqu'elle considérera que les vaillants défenseurs de l'Amérique pourront retirer quelque avantage de l'argent qu'elle aurait pu y destiner; qu'ils mettront peut-être un plus haut prix à ces présents, lorsqu'ils auront lieu de se dire: Ceci est l'offrande des dames! Le moment est arrivé de développer les mêmes sentiments qui nous ont animés au commencement de la révolution, lorsque nous renonçâmes à l'usage du thé plutôt que de le recevoir de nos persécuteurs...
»Et vous, nos braves libérateurs, tandis que des esclaves mercenaires combattent pour vous faire partager avec eux les chaînes dont ils sont chargés, recevez d'une main libre notre offrande, la plus pure qui puisse être présentée à votre vertu.»
XIII
La nouvelle de ce désastre avait vivement surexcité en France la fibre nationale. Le Roi ordonna immédiatement la construction de douze vaisseaux de 110, 80 et 74 canons. Les chantiers de nos différents ports rivalisèrent d'activité. Monsieur, le comte d'Artois, donnèrent de leur côté des ordres pour la construction, à leurs frais, d'un vaisseau de premier rang pour être offert au Roi.
De tous les points du royaume des motions patriotiques répondirent à l'exemple du monarque et des princes. Le 6 juin, les prévôt des marchands, échevins et conseil de la ville de Paris, présentés par M. Amelot, secrétaire d'État ayant le département de cette ville, remettaient à Louis XVI la délibération par laquelle ils lui offraient un vaisseau de 110 canons, que le Roi nommait la Ville de Paris.
Le même jour, le prince de Condé lui présentait une adresse des états généraux de Bourgogne, par laquelle Sa Majesté était suppliée d'accepter, au nom de cette province, un vaisseau de 110 canons. Le Roi acceptait cet hommage et nommait ce vaisseau les États de Bourgogne.
Les quatre compagnies des gardes du corps du Roi, dont la plupart n'avaient pour vivre que leur solde, supplièrent le Roi de leur permettre de lui offrir un vaisseau de 74 canons, dont les frais seraient pris sur leurs appointements. Louis XVI ne jugea pas à propos d'accepter leur offre; mais par une lettre qu'il adressa au prince de Beauvau, capitaine des gardes en quartier, il leur exprima combien il était touché d'un témoignage de zèle et d'attachement qu'il n'oublierait jamais.
Les négociants de Marseille ayant par acclamation voté une somme de douze cent mille livres pour la construction d'un vaisseau de 110 canons, ainsi que trois cent mille livres pour le soulagement des familles des matelots de Marseille et de Provence qui avaient souffert dans le cours de la guerre, prièrent le marquis de Castries, ministre de la marine, de mettre aux pieds du trône l'hommage de leur zèle. Le Roi le reçut avec émotion et ordonna que ce vaisseau s'appellerait le Commerce de Marseille.
Les villes de la généralité de Paris étaient jalouses de leur métropole, dont l'offrande patriotique les avait devancées auprès du Roi; elles réclamèrent du gouvernement l'autorisation de se réunir dans ce même but, et M. Amelot, secrétaire d'État ayant le département de la province, mit sous les yeux de Louis XVI les délibérations de ces villes. Ce prince manifesta le désir de recevoir et de remercier de vive voix les maires des principales villes, et leur annonça que le vaisseau par eux offert serait nommé la Généralité de Paris.
La chambre de commerce de Bordeaux s'empressait d'imiter celle de Marseille; elle offrit au Roi une somme de quinze cent mille livres pour la construction d'un vaisseau de 110 canons, et cent mille francs pour le soulagement des matelots. MM. de Vergennes et de Castries ayant soumis à Sa Majesté le vote patriotique de cette compagnie, le Roi chargea ces deux ministres de la remercier de sa part et de l'informer que le vaisseau construit à ses frais s'appellerait le Commerce de Bordeaux.
La ville de Lyon ne pouvait rester étrangère à ce mouvement national. Sur la proposition de M. Fay de Falhonnay, prévôt des marchands de cette florissante cité, elle votait par acclamation les frais d'un navire de premier rang et demandait au Roi de lui en faire hommage. Ce vaisseau fut nommé la Ville de Lyon, etc., etc., etc.
XIV
LETTRE DU MARQUIS DE BOUILLÉ,
GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE LA MARTINIQUE,
AU MARQUIS DE CASTRIES, MINISTRE ET SECRÉTAIRE D'ÉTAT AU DÉPARTEMENT
DE LA MARINE.
De Saint-Eustache, le 26 novembre 1781.
Monsieur, j'ai l'honneur de vous instruire que les troupes du Roi se sont emparées par surprise de l'île de Saint-Eustache, aujourd'hui 26; que la garnison, composée du 13e et du 15e régiment, dont les chasseurs et grenadiers seulement sont détachés à Antigues et à Saint-Christophe, et dont les présents et effectifs montent au nombre de 677 hommes, a été faite prisonnière de guerre. Le comte de Bouillé, colonel d'infanterie, aura l'honneur de vous remettre les quatre drapeaux de ces deux régiments, et la corvette l'Aigle vous en porte la nouvelle.
Cet événement, accompagné de circonstances extraordinaires, est si singulier, que je crois devoir vous en faire le détail.
Ayant appris que la garnison de cette île se gardoit assez mal, que le gouverneur étoit dans la plus grande sécurité, et connoissant d'ailleurs un endroit de débarquement qui n'étoit pas gardé, je crus pouvoir, en arrivant la nuit avec 1200 hommes, enlever cette île importante; en conséquence, je partis le 15 de Saint-Pierre de la Martinique avec trois frégates, une corvette et quatre bateaux armés qui portoient ces troupes, composées d'un bataillon d'Auxerrois de 300 hommes, un de Royal-Comtois et un de Dillon et Walsh de même nombre, et de 300 grenadiers et chasseurs de divers corps. Je fis courir le bruit que j'allois au-devant de notre armée navale, et je m'élevai au vent de la Martinique, où après mille contrariétés que m'opposèrent les vents et les courants, je ne pus parvenir que le 22, et le 25 j'arrivai à la vue de Saint-Eustache. Le débarquement se fit la même nuit. Les bâtiments légers et la corvette devoient mouiller, et les frégates rester sous voiles, à portée d'envoyer leurs troupes à terre; mais nos pilotes se trompèrent, et le seul bateau où étoit le comte de Dillon put effectuer le débarquement, qu'il fit avec 50 chasseurs de son régiment. Un ras de marée inattendu qui régnoit sur cette côte fit perdre les chaloupes, qui furent brisées sur les roches dont elle était couverte, et plusieurs soldats furent noyés. J'arrivai avec le second bateau, je débarquai, et mon canot fut aussi culbuté dans la mer; mais nous parvînmes à en tirer les troupes. Nous découvrîmes enfin un lieu de débarquement moins dangereux, où, dans le courant de la nuit, nous réussîmes à mettre à terre une grande partie des troupes qui étoient sur les bateaux et la corvette l'Aigle. Les frégates avoient été en dérive, à une heure avant le jour, il n'y avoit encore qu'environ 400 hommes à terre, et il ne restoit plus d'espoir d'avoir le reste des troupes, la plupart des canots et chaloupes ayant été brisés sur la plage. Privé de tout moyen de retraite, il ne restoit plus, pour me tirer de la position où j'étois, que de vaincre l'ennemi, dont les forces étoient presque du double des nôtres. Les soldats étoient pleins d'ardeur et de courage; je me décidai donc à attaquer. Il étoit quatre heures et demie du matin, et nous étions éloignés de près de deux lieues du fort et des casernes, lorsque je mis les troupes en marche au pas redoublé. J'ordonnai au comte de Dillon avec les Irlandois d'aller droit aux casernes et d'envoyer un détachement pour prendre le gouverneur dans sa maison; au chevalier de Fresne, major de Royal-Comtois, d'aller avec 100 chasseurs d'Auxerrois et de son régiment au fort, et de l'escalader, s'il ne pouvoit entrer par la porte; et au vicomte de Damas, avec le reste des troupes, de soutenir son attaque.
Le comte de Dillon arriva aux casernes à six heures, et trouva une partie de la garnison faisant l'exercice sur l'esplanade; trompée par l'habillement des Irlandois, elle ne fut avertie que par une décharge qui lui fut faite à brûle-pourpoint, et qui en jeta plusieurs par terre. Le gouverneur Cockburn qui se rendoit au lieu de l'exercice, fut pris au même instant par le chevalier O'Connor, capitaine de chasseurs de Walsh. Le chevalier de Fresne marcha droit au fort où les ennemis se jetoient en foule, et arriva au pont-levis au moment où ils cherchoient à le lever. Le sieur de la Motte, capitaine des chasseurs d'Auxerrois, qui étoit parvenu à l'entrée du pont, fit faire une décharge sur les Anglois, qui abandonnèrent les chaînes du pont-levis, et il se jeta dans le fort, où il fut suivi par les chasseurs de Royal-Comtois. Le chevalier de Fresne fit lever le pont après lui, et les Anglois qui y étoient en grand nombre, mirent bas les armes. Dans ce moment, l'isle fut prise; et l'on réunit ensuite dans le fort les officiers et soldats anglois qui venoient s'y rendre de toute part. Nous n'avons eu que dix soldats tués ou blessés, mais le nombre de ceux des ennemis a été considérable.
Je ne puis vous exprimer l'ardeur, le courage et la patience que les troupes ont montrés dans cette circonstance, joint à la discipline la plus exacte. Le comte de Dillon a donné de nouvelles preuves de son zèle et de son activité extrêmes. Le vicomte de Damas, quoique malade d'une dyssenterie, a conduit son corps avec la plus grande vivacité. Le chevalier de Fresne, par sa présence d'esprit et son courage, est celui à qui l'on est le plus redevable du succès de cette journée; et l'action vigoureuse du sieur de la Motte est digne des plus grands éloges, et mérite les grâces particulières du Roi.
Je ne peux, sans trahir mon devoir, vous taire les obligations que j'ai au chevalier de Girardin, commandant notre petite marine, qui en a dirigé les opérations, ainsi qu'aux sieurs Chavalier de Village, de Roccard et Preneuf, commandant les frégates et corvette, qui nous ont parfaitement secondés.
J'avois avec moi le sieur de Geoffroy, directeur du génie. Vous connoissez tous les services que cet officier a rendus au Roi dans ses colonies. Le sieur de Turmel faisoit les fonctions de major général.
Par une lettre particulière, j'aurai l'honneur de vous demander des grâces pour les différents officiers.
Je joins ici l'état de la garnison et de l'artillerie de cette île, composées de 677 hommes et de 68 pièces de canon. Les Anglois y ont fait les plus belles batteries depuis qu'ils s'en sont emparés, et il y a peu de chose à ajouter aux moyens de défense.
J'ai envoyé le vicomte de Damas attaquer avec 300 hommes l'île de Saint-Martin, où il y a une garnison foible; je lui ai ordonné de prendre le fort[197], d'en jeter les canons à la mer, et d'emmener la garnison.
J'ai trouvé chez le gouverneur la somme d'un million qui étoit en séquestre jusqu'à la décision de la Cour de Londres; elle appartenoit à des Hollandois, et je la leur ai fait remettre d'après les preuves authentiques de leur propriété.
Il s'est trouvé aussi environ seize cent mille livres, argent des colonies, appartenant à l'amiral Rodney, au général Waughan et autres officiers, provenant de la vente de leurs prises: j'en ai fait faire un bloc avec ce que l'on pourra tirer de la prise de cinq ou six bâtiments ennemis qui se sont trouvés dans la rade, ce qui fera un total d'environ dix-huit cent mille livres à deux millions, argent des isles, qui sera partagé conformément à l'ordonnance des prises, entre l'armée et la marine.
La marine angloise dans ces mers, au moment de mon opération, étoit composée du vaisseau de guerre le Russell, de 74 canons, qui étoit en carène à Antigues, et de huit frégates dont quatre de 32 canons, mais qui étoient dispersées[198].
Je suis, etc.
Signé: Bouillé.
XV
Le 31 mars, en se retirant, vers les onze heures du soir, l'abbé de la Breuille, chanoine et vicaire général, entend prononcer d'un ton consterné ces mots: Quel malheur! Il s'avance, il interroge. On lui répond que quatre hommes sont morts dans une fosse d'aisances que l'on vient d'ouvrir. Persuadé qu'ils ne sont qu'asphyxiés et qu'ils peuvent être secourus, il demande du vinaigre, propose aux personnes qui l'entourent d'aller en verser sur ces malheureux, dont un seul jetoit encore de longs et foibles gémissements. Il répète en vain qu'avec des précautions il n'y a rien à craindre; il ne persuade point. Une fille nommée Catherine Vassent, âgée de vingt ans, née d'un porte-sac qui s'est autrefois précipité dans les flammes pour sauver un enfant, s'écrie: Si j'étois homme, j'y descendrais bien... Hélas! que ne suis-je un homme! Au moment où l'abbé de la Breuille, ému par les foibles soupirs qu'il entend, se dévouoit et prenoit une cruche de vinaigre en disant: Eh bien, je vais le faire! Catherine Vassent s'avance, se saisit de la cruche, descend les marches qui conduisent à l'ouverture, après s'être, par ordre de l'abbé, lavé rapidement les mains et le visage avec le vinaigre, dont elle verse le surplus sur les mourants, comme on lui avoit indiqué. Cela fait, elle remonte prendre une seconde cruche et court en faire le même usage, malgré l'épaisse et fétide vapeur qui sortoit de ce lieu. Les sieurs Cauchie, Lemaire et de la Breuille se mettent, en formant la chaîne, à portée de lui donner du secours si elle en a besoin. On lui jette une corde qu'elle attache au bras d'un mourant, et qui casse au moment où le corps étoit parvenu à la troisième marche. Elle le retient jusqu'à ce qu'on lui en ait remis une seconde avec un nœud coulant qu'elle lui passe au bras. Celui-ci retiré, elle va au second, malgré la vapeur augmentée par la fumée de la paille enflammée que l'on venoit de jeter dans la fosse. Ayant également réussi, elle couroit au troisième, s'oubliant elle-même, et, pour perdre moins de temps, négligeant de se laver de vinaigre. Celui-là jetoit encore quelques soupirs. Vassent l'encourage, lui demande son bras, qu'elle cherche et trouve à tâtons, l'attache, lui soutient la tête, d'où le sang couloit par une large blessure, et le porte à côté des autres, auxquels les gens de l'art donnoient des secours. Un instant après, Vassent s'évanouit, asphyxiée elle-même. Pendant qu'on lui donne des soins particuliers, le sieur de la Breuille pense au quatrième. Un manœuvre se détermine à tenter de le secourir, après qu'on lui a couvert le bas du visage d'un mouchoir trempé dans le vinaigre des quatre voleurs; mais ne voyant rien et ne pouvant y tenir, il remonte sans vouloir redescendre, en disant qu'il ne le feroit pas pour tout l'or du monde. Cependant Vassent, reprenant ses sens, indiquoit en disant: À gauche! à gauche! l'endroit où étoit le dernier. Revenue à elle et voyant que personne ne se présente, elle s'écrie: Sera-t-il dit qu'après en avoir sauvé trois nous abandonnerons le quatrième? Non... Mon Dieu, que je serois heureuse si je pouvois les sauver tous quatre! Sur cela, elle s'élance vers la fosse avec tant d'ardeur que c'est avec peine que l'abbé de la Breuille la détermine à prendre la légère précaution de se couvrir la respiration d'un linge trempé dans le vinaigre, précaution que l'épuisement de ses forces rendoit plus nécessaire, et qui lui a suffi pour voler au quatrième et le soulever à l'aide d'un croc. Vassent, voyant que les membres de celui-ci étoient plus roides et résistoient plus que ceux des autres, gémit et s'écrie: Hélas! il est mort, il ne se prête à rien!... Sans se décourager, elle va plus avant, lui met la corde au bras, et on parvient à le retirer. Mais celui-ci, tombé plus avant que les autres et resté près de deux heures enseveli, n'a pu, malgré les soins des chirurgiens, couronner, en revenant à la vie, la généreuse et patriotique intrépidité de Catherine Vassent. Les deux premiers qu'elle a sauvés sont venus le lendemain la remercier, et s'en sont retirés à Chiry, dont ils sont tous. Le troisième, qui est blessé en plusieurs endroits, est à l'Hôtel-Dieu et donne de l'espoir. Catherine Vassent n'a éprouvé d'autre incommodité qu'un fort enrouement et un tremblement occasionnés l'un par ses efforts, l'autre pour avoir été se laver à la fontaine qui est sur la place.
(Gazette de France du mardi 22 avril 1788.)
La reconnaissance publique ajouta de nouveaux bienfaits aux dons que cette fille héroïque tenait déjà du souverain. Trois dignitaires de l'église cathédrale lui assurèrent une dot de quatre cents livres. L'évêque de Noyon lui en donna cent; le maire et les échevins de la ville lui remirent au nom de la commune, le jour de son couronnement, qui eut lieu le dimanche 13 avril 1788, une médaille aux armes de la ville avec emblème et inscription, une couronne civique, cent livres sur-le-champ, trois cents le jour de son mariage, une exemption sa vie durant du logement des gens de guerre, et son exemption à cinq fois de la taille. De toutes les communautés religieuses lui arrivèrent aussi des témoignages d'admiration et de munificence.
B.
XVI
TESTAMENT DE MADAME SOPHIE.
Au nom de la très-sainte Trinité, et après avoir recommandé mon âme à Dieu, intercédé l'instance de la très-sainte Vierge et de ma sainte Patronne, j'ai cru devoir faire connoître par ce présent testament mes dernières intentions et volontés.
Je déclare que je veux vivre et mourir dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine; j'espère cette grâce de la miséricorde de Dieu, de l'intercession de la très-sainte Vierge et de ma sainte Patronne.
Je demande au Roi mon neveu que mon corps ne soit point ouvert après ma mort, qu'il soit gardé pendant vingt-quatre heures (après m'avoir ouvert les pieds) par les filles de la Charité et par des prêtres, et qu'ensuite il soit porté à Saint-Denis sans aucunes pompes ni cérémonies quelconques, pour y être réuni à ceux de mes père et mère comme une marque de mon respectueux attachement à leurs personnes; je demande encore au Roi mon neveu de ne me pas faire faire de service ici, mais de m'en fonder un à perpétuité à l'abbaye de Fontevrauld; je me recommande à ses prières et le prie de me faire dire quelques messes de temps en temps.
Article 1er. J'institue mes sœurs, si elles me survivent toutes les deux, ou celle des deux qui me survivra, mes légataires universelles, ma sœur Adélaïde, et, à son défaut, ma sœur Victoire, pour exécutrice de mes dernières volontés; et, à défaut de mes sœurs, j'institue Madame la comtesse d'Artois, ma nièce, pour ma légataire universelle et mon exécutrice testamentaire.
Art. 2. Je laisse à ma sœur Adélaïde la moitié à moi appartenant dans la terre de Louvois et dépendances, selon l'acquisition que nous en avons faite elle et moi en commun, et toutes les acquisitions que nous pourrions faire dans la suite elle et moi également en commun, pour en jouir en toute propriété et en disposer comme elle le jugera à propos.
Art. 3. Je prie mes sœurs de payer aux personnes ci-après les pensions viagères qui suivent, à prendre sur la portion qui m'appartenoit dans les rentes viagères que nous avons héritées du chef de la Reine notre mère, et qui leur sont reversibles après ma mort, savoir:
À madame Tacher, trois mille livres;
À mademoiselle Gilbert, dix-huit cents livres;
À mademoiselle Gon, dix-huit cents livres;
À mademoiselle Defugerois, douze cents livres;
À mademoiselle La Motte, dix-huit cents livres;
À mademoiselle Onvi, douze cents livres;
À Chevalier, mon valet de chambre, dix-huit cents livres;
À Bonnet, six cents livres.
Art. 4. Ne pouvant rien laisser à ma sœur Louise étant carmélite, je la prie de ne pas m'oublier et de dire trois Ave Maria tous les jours à mon intention et trois De profundis pour le repos de mon âme.
Art. 5. Je laisse à madame de Riantz ma bibliothèque.
Je laisse à madame de Narbonne, dame d'honneur d'Adélaïde, les portraits d'Adélaïde et de feu ma sœur, qui sont en dessus de porte dans mon cabinet à Versailles.
Je laisse à madame de Montmorin, ma dame d'atours, mes boucles d'oreilles, mon collier de diamants et mes bracelets de diamants avec les portraits du Roi mon père et de la Reine ma mère.
Je laisse à madame de Busançois ma bague de diamant blanc.
Je laisse à madame de Castellane, dame de Victoire, une bague de diamant.
Je laisse à madame de Lastic une boîte.
Je laisse à madame de Lostanges une boîte.
Je laisse à madame de Guistel une boîte.
Je laisse à madame de Pracontal une boîte, et je prie toutes les personnes à qui je laisse de vouloir bien accepter ce que je leur laisse comme une marque dernière de mon amitié; je les prie de ne pas m'oublier et de prier Dieu pour moi.
Art. 6. L'argent qui se trouvera dans ma cassette au jour de mon décès, ou entre les mains des personnes qui, à cette époque, seront chargées de la recette de mes rentes et de l'administration de mes affaires, sera employé à payer mes dettes.
Art. 7. Dans le cas où aucunes des personnes comprisent dans les articles 3, 4 et 5 du présent testament mourreront avant moi, je me réserve la libre disposition des pensions et legs que je leur aurai laissé, pour en faire tel usage que je jugerai convenable; je me réserve également la liberté de faire au présent testament tels changements que je jugerai nécessaires.
Art. 8. Je supplie le Roi mon neveu de prendre sous sa protection toutes les personnes qui, au moment de ma mort, formeront ma maison et me seront attachées à tel titre que ce soit, et de leur assurer tant qu'elles vivront les mêmes appointements et émoluments dont elles se trouveront jouir au moment de mon décès, de façon que leur sort, tant qu'elles vivront, soit le même que pendant ma vie.
Fait double à Versailles, ce treize janvier mille sept cent quatre-vingt-un, pour être un des doubles déposé entre les mains de monsieur le Maître pour être remis au Roi, et à ma sœur Adélaïde le second resté dans ma cassette.
Sophie-Philippe-Élisabeth-Justine.
| Note de Madame Sophie. | |
| À madame de Montmorin | 20,000 |
| À madame de Riantz | 6,000 |
| Au petit de Tanne | 10,000 |
| À madame de Boursonne | 6,000 |
| À madame de Ganges | 6,000 |
| ——— | |
| 48,000 | |
| Le Roy gagne sur ma garde-robe | 100,000 |
| Sans conter le reste, en ôtant | 48,000 |
| Il y gagnera encore | 52,000 |
| ——— | |
| 100,000 | |
Il y a encore les gens payés par la garde-robe et la chambre, dont je n'ai pas fait mention, mais que je prie le Roy de payer; voulez-vous bien, ma chère, vous charger d'en parler.
Sophie.
Lettre de Madame Sophie à sa sœur Madame Victoire-Louise-Marie-Thérèse.
Je ne sais, ma chère Thérèse, si mon testament est bon. S'il ne l'est pas, je vous prie, si vous héritez de moi, de donner entre vous deux les pensions et les legs aux personnes qui y sont nommées, et surtout je vous recommande l'article de mon enterrement; qu'il soit sans aucune cérémonie et que je ne sois point ouverte, cela me tient bien au cœur.
Je vous recommande toutes mes dames, mais particulièrement mesdames de Montmorin et de Riantz; vous savez l'amitié que j'avois pour elles; je voudrois bien que vous prissiez madame de Ganges, elle vous plaît, et vous me feriez grand plaisir. Je joins à cette lettre une petite note de ce que je demande au Roi. Je vous prie, ma chère Thérèse, de faire tout votre possible pour que le Roi l'accorde; parlez-en à la Reine de ma part, et faites bien voir au Roi qu'il y gagnera encore beaucoup. Je ne vous dis rien de moi, je sais qu'il faut me taire; je me recommande à vos prières et à celles de madame de Narbonne; qu'elle pense quelquefois à M. Pontassin (illisible).
Je vous recommande en particulier le petit de Tanne; vous n'ignorez pas les malheurs de son père, ne l'abandonnez pas, je vous demande en grâce; j'espère qu'il sera bon sujet.
Je vous recommande M. le chevalier de Talleyrand et madame Martin, ma femme de chambre; elle est bien malheureuse.
Je vous prie qu'on ne me fasse pas de service ici. Faites-moi dire des messes de temps en temps lorsque vous aurez un petit écu de trop.
Sophie.
Ce quatorze janvier 1781.
Lettre de Madame Sophie au Roi Louis XVI.
C'est avec la plus grande confiance, mon cher neveu, et du fond de mon cœur, et je puis dire du fond du tombeau, puisque vous ne recevrai cette lettre qu'après ma mort, que je viens vous renouveller toutes les demandes que je vous ai faites dans mon testament, et y ajouter celles-cy; je vous recommande M. et madame de Montmorin et leurs enfants, et vous prie instamment, mon cher neveu, de donner à madame de Montmorin une pension de vingt mille livres; au petit de Tanne, son neveu, une de dix; vous savés les malheurs de son père, il n'a d'autres ressources que vos bontés, j'espère qu'il s'en rendra digne; à madame de Ryantz une pension de six mille livres, et trois qu'elle a, cela fera neuf; et la promesse du premier logement vaquant aux Thuileries ou au Louvre, c'est-à-dire si madame de Narbonne est logée: je sais qu'Adélaïde en demande un pour elle; à madame de Boursonne et à madame de Ganges chacune six mille livres de pension; elles en ont grand besoin toutes les deux. Ne soyez pas effrayé, mon cher neveu, de toutes ces demandes; pensez que vous gagnerez encore beaucoup à ma mort; pensez aussi, je vous prie, à l'amitié dont je me suis toujours flattée que vous aviez pour moi, mais plus encore à celle que j'avois pour vous, qui étoit bien tendre, je vous assure, et que ce sont les dernières grâces que je vous demanderai à jamais, et auxquelles je m'intéresse bien vivement; enfin, mon cher neveu, je vous demande pour la dernière de toutes, et vous en prie instamment, de ne pas m'oublier et de me faire dire des messes de temps en temps.
Sophie.
À Versailles, ce 12 janvier 1781.
XVII
NOTES
SUR LE VOYAGE DE M. LE COMTE ET DE Mme LA COMTESSE DU NORD EN
FRANCE
AU MOIS DE MAI 1782.
M. le grand-duc et madame la grande-duchesse de Russie, héritiers présomptifs de ce thrône, le mari, de la maison d'Holestein régnante alors en Russie, et la femme de la maison de Virtemberg, sont arrivés à Paris le 18 mai 1782, voyageant incognito[199], sous le nom de comte et comtesse du Nord; ils ont été le 20 à Versailles, où l'appartement de M. le prince de Condé[200] avoit été préparé pour les recevoir. M. le comte du Nord a été chez le Roi en arrivant, accompagné des officiers chargés de la conduite des princes étrangers et ambassadeurs; on ne sait pas s'il s'est trouvé des officiers des cérémonies à sa visite chez le Roi; une chaise à porteurs de la Reine a été prendre madame la comtesse du Nord à son appartement; accompagnée de la livrée de la Reine qui l'a conduite chez Sa Majesté, cette princesse a été accompagnée par madame de Vergennes, femme du ministre des affaires étrangères. M. le comte et madame la comtesse du Nord ont vu de suite toute la famille royale et ont dîné avec elle, dans la pièce qui précède la chambre de la Reine où Leurs Majestés ont coutume de manger le dimanche. Il ne s'est trouvé ni princes ni princesses du sang chez le Roi et chez la Reine, ils ne se sont point trouvés non plus à un concert qu'il y a eu le soir chez la Reine, le tout parce qu'ils ne devoient pas être nommés à M. le comte et à madame la comtesse du Nord, et qu'on a cru qu'il étoit difficile qu'ils fussent dans la chambre sans être connus d'eux. Madame la princesse de Lamballe avoit demandé dispense de se trouver au concert à cause de son rang, mais la Reine a voulu qu'elle y fût relativement à sa place de surintendante de la Maison de Sa Majesté. Au reste, la Reine a eu la bonté de concerter les choses de manière que tout s'est passé sans que le rang fût compromis. M. le comte et madame la comtesse du Nord ont envoyé dans l'après-midi, à l'appartement de madame la princesse de Lamballe, des cartes qu'on trouvera attachées à ces notes, et madame la princesse de Lamballe en a renvoyé chez eux de pareilles; moyennant cette précaution, la connoissance s'est trouvée faite quand M. le comte et madame la comtesse du Nord sont venus chez la Reine; et Sa Majesté a simplement montré à madame la comtesse du Nord que madame la princesse de Lamballe étoit auprès de la dernière de Mesdames, alors madame la comtesse du Nord a été à Madame Victoire, la pria de la présenter à madame la princesse de Lamballe; cette dernière s'est avancée pour répondre comme elle le devoit à cette politesse, et elles se sont dit réciproquement qu'elles avoient été l'une chez l'autre; M. le comte du Nord et madame la princesse de Lamballe ne se sont point parlé. Ce même jour M. le comte et madame la comtesse du Nord sont retournés à Paris, et le lendemain 21 ils ont envoyé des cartes à la porte des princes et princesses, c'est-à-dire M. le comte du Nord à la porte des princes et princesses, et madame la comtesse du Nord à la porte des princes seulement. Les princes[201] et princesses ont renvoyé des cartes pareilles chez M. le comte et madame la comtesse du Nord; on dit indéfiniment M. le comte et madame la comtesse du Nord, parce que les princes ont envoyé des cartes chez la femme comme chez le mari, quoiqu'elle ne fût pas venue chez eux par égard pour son sexe; madame la princesse de Lamballe a renvoyé des cartes, quoiqu'elle eût été écrite à Versailles, parce que M. le comte et madame la comtesse du Nord en avoient envoyé chez elle à Paris. La carte qui a été envoyée à la porte de M. le duc de Penthièvre par M. le comte du Nord se trouve attachée à ces notes.
Le 23[202], il y a eu opéra à la Cour, auquel les princes et princesses n'ont point accompagné Leurs Majestés, parce qu'elles ont été dans une loge. La famille royale et les princesses[203] ont aussi été dans les loges. Le spectacle étoit dans la grande salle.
Le 27, toujours du même mois de may, M. le comte du Nord est venu en personne[204] chez M. le duc de Penthièvre à dix heures du matin, accompagné de M. le Prince de Bariatinsky, ministre de Russie, et ils ont laissé à la porte de l'hôtel de Toulouse les cartes qu'on trouvera attachées à cette note. On trouvera encore attaché à ces notes le papier qui a été envoyé à M. le duc de Penthièvre, alors à Sceaux, par le suisse de l'hôtel de Toulouse, ce même jour 27. L'invitation au bal que le Roi devoit donner pour M. le comte du Nord a été apportée encore à l'hôtel de Toulouse à Paris, elle est attachée à ces notes. Le lendemain 28, M. le duc de Penthièvre a retourné en personne chez M. le comte du Nord, et a demandé aussi madame la comtesse du Nord. Il a laissé à leur porte le billet dont la minute est attachée à ces notes, en priant de le remettre à M. le prince de Bariatinsky.
Le 29 may, il y a eu un second opéra auquel le Roi, la Reine et la famille royale ont assisté de la même manière qu'à celui du 23. L'arrangement des loges des princesses a été mauvais encore: madame la duchesse de Chartres, madame la duchesse de Bourbon occupoient les trois premières auprès de celles où étoit la famille royale à la gauche, et mademoiselle de Condé la première à la droite; M. le duc d'Orléans a été dans la loge de madame la duchesse de Chartres.
Le 1er juin au soir, M. le duc de Penthièvre a été instruit que M. le comte et madame la comtesse du Nord devoient venir dîner à Sceaux le surlendemain 3. En conséquence, il a envoyé sur-le-champ des billets d'invitation aux Russes dont la liste est ci-jointe; on trouvera dans cette liste la formule des billets qui ont été envoyés: on trouvera encore ci-joint la liste des Russes qui avoient été invités par M. le duc d'Orléans[205], contenant la formule du billet qu'il a envoyé et la liste générale des personnes de la nation russe se trouvant à Paris, que M. le duc de Penthièvre avoit fait demander à M. le prince de Bariatinsky, ministre de Russie, par l'entremise de madame la duchesse de Chartres. M. le duc d'Orléans en avoit usé de même par l'entremise d'une autre personne. M. de Bariatinsky a été invité verbalement par un valet de chambre; ce ministre s'est chargé de distribuer tous les billets des Russes[206]. M. le duc de Penthièvre a invité en outre M. le maréchal et madame la maréchale de Noailles, M. le maréchal et madame la maréchale de Mouchy, madame la duchesse de la Vallière, seconde douairière, madame la comtesse de la Marck, M. le duc d'Estissac, M. et madame d'Aubeterre et M. le duc de Crussol; il y avoit en outre plusieurs personnes, hommes et femmes, qui sont venues à Sceaux ou qui s'y sont trouvées accidentellement sans doute. Les premiers officiers et les dames de la maison de M. le duc de Penthièvre, et M. le vicomte de Lastic, son ancien premier gentilhomme de la chambre, madame la princesse de Conty et madame la princesse de Lamballe ne se sont point trouvés à ce dîner, parce que madame la comtesse du Nord n'étoit pas venue chez elles en personne. Le 3, lorsque M. le comte et madame la comtesse du Nord sont arrivés à Sceaux, M. le duc de Penthièvre a reçu madame la comtesse du Nord à la descente de sa voiture[207], par égard pour son sexe. M. le duc d'Orléans l'avoit rencontrée à la porte de la dernière antichambre lorsqu'elle a été au Raincy, c'est-à-dire de l'antichambre la plus près de la Cour; elle a dit des choses très-honnêtes à M. le duc de Penthièvre en le traitant d'Altesse, et M. le comte du Nord qui a été nommé à M. le duc de Penthièvre par M. de Bariatinsky, en a usé de même en ajoutant le mot de Monseigneur pour mieux marquer son incognito. M. le duc de Penthièvre lui a nommé ses trois premiers officiers, et ensuite il a conduit M. le comte et madame la comtesse du Nord dans l'appartement du rez-de-chaussée en leur donnant le pas qu'ils ne vouloient point prendre, surtout M. le comte du Nord. Arrivés dans le salon, M. le duc de Penthièvre a nommé à madame la comtesse du Nord les dames titrées ou non titrées qui n'étoient point connues d'elle, et ses premiers officiers, ainsi que tous les hommes qui étoient dans la chambre. Il a aussi nommé tous les hommes à M. le comte du Nord et lui a indiqué quelles étoient les dames qu'il voyoit. Il n'a point été question de fauteuils, tout le monde, princes, princesses et autres, s'est assis sur des chaises. Lorsque le moment de se mettre à table est venu, madame la comtesse du Nord a passé avec madame la duchesse de Chartres se tenant par la main, mais cependant madame la duchesse de Chartres laissant le pas à madame la comtesse du Nord; toutes les dames ont passé ensuite, puis M. le comte du Nord avec M. le duc de Chartres, à peu près comme madame la comtesse du Nord et madame la duchesse de Chartres, ensuite M. le duc de Penthièvre, et puis tous les hommes; on s'est placé à table, hommes et femmes, sans rang. M. le comte et madame la comtesse du Nord étoient à peu près au milieu de la table, M. le duc de Penthièvre entre eux deux; madame la duchesse de Chartres étoit à côté de madame la comtesse du Nord, à sa droite, puis une dame et ensuite M. le duc de Chartres; les princes et princesses ont été servis par des pages, et les autres personnes par la livrée; il va sans dire que M. le comte et madame la comtesse du Nord ont été compris parmi les princes et princesses, et par conséquent servis par des pages. Les gentilshommes de M. le duc de Penthièvre n'ont point mangé avec madame la comtesse du Nord; Sceaux étoit excepté du nouvel usage établi à l'égard de ces messieurs, à l'instar de Saint-Cloud.
Après le dîner, on a été à la promenade dans les calèches et différentes voitures. M. le duc de Penthièvre a mené[208] M. le comte et madame la comtesse du Nord dans une petite calèche à un cheval; madame la comtesse du Nord et madame la duchesse de Chartres étoient dans le banc du fond, et M. le comte du Nord et M. le duc de Penthièvre étoient sur le banc en avant. M. le comte et madame la comtesse du Nord ont monté en calèche avant madame la duchesse de Chartres et M. le duc de Penthièvre. Il s'est trouvé une collation sans table ni apparat au pavillon de la ménagerie, et après cette collation, madame la comtesse du Nord a voulu absolument que madame la duchesse de Chartres passât avant elle pour remonter en calèche, et M. le comte du Nord a terminé les compliments à cet égard en donnant la main à madame la duchesse de Chartres, et passant avec elle. Madame la comtesse du Nord a passé ensuite donnant la main à M. le duc de Penthièvre. M. le comte du Nord voulut que M. le duc de Penthièvre montât en calèche avant lui, mais ce dernier fit le tour de la calèche et monta par le côté opposé à celui par lequel M. le comte du Nord y montoit. On revint au château, et après avoir resté un moment dans le salon, M. le comte et madame la comtesse du Nord s'en retournèrent à Paris; il étoit environ sept heures du soir. M. le comte du Nord voulut s'échapper sans être vu, mais M. le duc de Penthièvre s'en étant aperçu, alla le reconduire; madame la comtesse du Nord vint ensuite, l'un et l'autre ne voulurent pas absolument que M. le duc de Penthièvre passât la porte de la dernière antichambre, où il avoit joint M. le comte du Nord, lorsqu'il avoit voulu s'échapper. M. le duc de Penthièvre ayant sçu que M. le duc d'Orléans avoit retenu M. le comte et madame la comtesse du Nord à souper le jour qu'ils avoient été au Raincy, fit proposer la même chose à madame la comtesse du Nord par madame la duchesse de Chartres, mais les arrangements de M. le comte et de madame la comtesse du Nord ne leur ayant pas permis d'accepter l'offre de M. le duc de Penthièvre, la discrétion l'empêcha d'insister.
Le lendemain 4, M. le duc de Penthièvre a retourné chez M. le comte et chez madame la comtesse du Nord, ses arrangements ayant demandé qu'il ne différât pas cette visite: il les a trouvés chez eux à l'hôtel de M. le prince de Bariatinsky, où ils se logeoient; il étoit accompagné de M. le chevalier du Authier, son capitaine des gardes; M. le prince de Bariatinsky et un autre monsieur l'ont reçu à peu près à la voiture, et l'a conduit à l'appartement de madame la comtesse du Nord, où il a trouvé les battants ouverts. Madame la comtesse du Nord étoit en pied, et après quelques mots de politesse, elle a proposé à M. le duc de Penthièvre de s'asseoir et a pris une chaise pareille à celle qu'elle lui a proposée; elle a prié M. le chevalier du Authier et M. le prince de Bariatinsky de s'asseoir aussi, mais ils sont restés debout. La principale dame de madame la comtesse du Nord étoit assise vis-à-vis d'elle, sur une chaise pareille à celle de la princesse. M. le comte du Nord est arrivé par l'intérieur de l'appartement, pendant la visite de M. le duc de Penthièvre, et après des compliments il s'est assis sur un canapé qui se trouvoit à portée des chaises occupées par madame la comtesse du Nord et M. le duc de Penthièvre, et hors de rang; lorsque la visite, qui a duré quatre ou cinq minutes, a été finie, M. le comte du Nord s'est avancé pour reconduire M. le duc de Penthièvre: ce dernier lui a dit qu'il désiroit avoir l'honneur de lui rendre ses devoirs dans son appartement; M. le comte du Nord après avoir répondu des honnêtetés générales, a encore insisté pour reconduire M. le duc de Penthièvre, mais ce dernier lui ayant demandé de ne point prendre garde à lui, M. le comte du Nord est resté à la porte de la pièce où s'étoit passée la visite: les mêmes personnes qui avoient reçu M. le duc de Penthièvre et qui avoient pris les devants pendant les compliments avec M. le comte du Nord, se sont trouvées à peu près à la même place où ils étoient venus le recevoir, et se sont retirés un moment avant que la voiture de M. le duc de Penthièvre partît d'après ses instances.
Le 5 de juin, M. le comte et madame la comtesse du Nord ont été en personne à l'appartement de madame la princesse de Lamballe à Versailles; elle a retourné chez eux le lendemain 6, et les a priés à souper pour le samedi 8, jour du bal donné par le Roi à M. le comte et à madame la comtesse du Nord.
Le 8, jour du bal, les princes[209] se sont rendus chez le Roi vers cinq heures trois quarts du soir, et les princesses chez la Reine, et ont accompagné Leurs Majestés à la salle du bal; les Enfants de France se sont aussi rendus chez le Roi, chacun de leur côté. La salle du bal étoit arrangée comme pour celui des gardes du corps donné en 1782, à l'occasion de la naissance de M. le Dauphin, dont le plan est dans les cartons des cérémonies, excepté qu'on n'y avoit point mis de buffets et qu'il y avoit un fort grand nombre de lumières. La famille royale et les princes étoient placés dans le fond du quarré de la danse, en face de la porte d'entrée, sur des pliants, ainsi que toutes les danseuses, d'abord par rang, madame la comtesse du Nord étant placée entre Madame et madame la comtesse d'Artois, et ensuite sans rang pendant le cours du bal. Les princesses avoient leurs dames derrière elles, pas exactement dans le rang où elles auroient dû être placées, mais toujours de manière à marquer qu'elles devoient être derrière elles. Le Roi et les princes alloient et venoient dans le bal, ainsi que M. le comte du Nord. Le Roi s'est assis quelquefois auprès de madame la comtesse du Nord. M. le prince de Condé et M. le duc de Penthièvre se sont assis un moment sur les pliants destinés aux danseuses, derrière une quantité d'hommes qui se trouvoient dans le milieu du quarré de la danse, et pendant que la Reine dansoit une contredanse, M. le comte du Nord s'est assis, ayant M. le prince de Bariatinsky à côté de lui sur un gradin au haut de la salle à gauche en entrant, derrière deux rangées de dames et à peu près derrière madame la comtesse du Nord, un peu sur le côté; les ambassadeurs étoient placés à droite, eu égard à la porte d'entrée de la salle, derrière les dames, qui étoient à droite en entrant dans le quarré de la danse; Madame, fille du Roi, étoit dans une loge donnant sur l'avant-scène, lorsque la salle est arrangée pour un spectacle, à droite en entrant dans la salle, et M. le duc d'Angoulême et Mademoiselle dans la loge vis-à-vis celle de Madame. Le bal a été ouvert par une contredanse dans laquelle la Reine dansoit avec M. le comte d'Artois: les autres danseurs et danseuses étoient des personnes de la Cour, titrées ou non titrées. Les pages du Roi ont fait les honneurs du bal, pour offrir les rafraîchissements aux dames, ce qu'on a dit être conforme à l'usage. Le bal a fini vers neuf heures. Les princes ont reconduit le Roi chez lui, et ensuite s'en sont retournés chez eux.
Ce même jour, M. le comte et madame la comtesse du Nord ont été souper chez madame la princesse de Lamballe à Versailles. Ils sont arrivés à dix heures moins un quart; M. de Ravenel et M. le chevalier Dyauville, avec les pages, ont été à la porte de la première antichambre recevoir M. le comte du Nord qui étoit arrivé le premier; peu de temps après madame la comtesse du Nord est arrivée, mesdames de Guebriant et de Pardaillan[210] ont été pareillement à la porte de la première antichambre la recevoir; à dix heures madame la comtesse du Nord est passée à table, conduite par madame la princesse de Lamballe qui la tenoit par la main; madame la comtesse du Nord occupoit la place du haut de la table à la droite de madame la princesse de Lamballe, du côté de la cheminée de la salle à manger, et M. le comte du Nord à la gauche de madame la princesse de Lamballe, qui se trouvoit par ce moyen entre eux deux; les princes et princesses ont été servis par des pages. La table étoit de vingt et un couverts, il n'y avoit à cette table en hommes que M. le comte du Nord et son ambassadeur, il y a eu trois grandes tables et plusieurs petites; après le souper, il y a eu bal, auquel sont venus la Reine, Monsieur, Madame, M. le comte d'Artois et Madame Élisabeth. Le bal n'a fini qu'à trois heures passées. M. le comte du Nord est parti du bal avant une heure, madame la comtesse du Nord s'est en allée à deux heures, madame la princesse de Lamballe a voulu la reconduire, elle l'a empêchée d'aller au delà de la porte de son salon. La Reine est restée jusqu'à la fin du bal. Madame la princesse de Lamballe est allée chez M. le comte et madame la comtesse du Nord, à l'instar de madame la duchesse de Bourbon, qui en avoit usé ainsi, après leur avoir donné à souper. Ce même jour M. le prince de Conty observa à M. de Vergennes que madame la comtesse du Nord avoit fait une seconde visite à toutes les princesses, hors à madame la princesse de Conty, et le lendemain cette dernière princesse reçut un billet de madame la comtesse du Nord tourné de la manière la plus polie, qui lui témoignoit ses regrets de n'avoir pas encore pu la voir, et lui demandoit son jour et son heure pour lui rendre visite; la qualification d'altesse sérénissime se trouvoit dans ce billet, commencé sans Madame en vedette, et fini par, De Votre Altesse Sérénissime la bien dévouée servante. Ces derniers mots étoient détachés du corps de la lettre d'une manière très-marquée; le billet étoit signé La comtesse du Nord. Madame la princesse de Conty alla tout de suite, quoi qu'elle fût à Sceaux, à la porte de madame la comtesse du Nord, qu'elle ne trouva point; elle y laissa un billet écrit de sa main, portant qu'elle étoit venue pour avoir l'honneur de voir madame[211] la comtesse du Nord et la remercier de toutes ses bontés. M. de Penthièvre fut avec elle, parce qu'elle désira être accompagnée de quelqu'un connu de M. le comte et de madame la comtesse du Nord. Malgré cette visite, madame la princesse de Conty envoya le lendemain matin son écuyer à M. le prince de Bariatinsky pour savoir le jour et l'heure à laquelle elle pourroit voir madame la comtesse du Nord; il dit qu'il répondroit par écrit à cette princesse.
Le 10, M. (sic) et madame la comtesse du Nord ont été à Chantilly; M. le prince de Condé a laissé ses gentilshommes se mettre à table avec ses prince et princesse, s'ils ont trouvé place, attendu que Chantilly étoit un lieu où ils mangeoient avec les princesses du sang. M. le prince de Condé avoit excepté sa maison de Vanvres, à l'instar de Saint-Cloud, et, on croit, celle de Saint-Maur; M. le prince de Condé n'a point présenté ses gentilshommes à M. le comte et à madame la comtesse du Nord.
Le 13, M. de Bariatinsky a répondu à madame la princesse de Conty qu'il sçavoit que madame la comtesse du Nord avoit beaucoup d'arrangements pris jusqu'au moment de son départ, mais qu'il sçavoit aussi que cette princesse avoit destiné la soirée du dimanche 16 à faire des visites, et que si madame la princesse de Conty étoit chez elle ce jour-là, elle iroit la voir. Madame la princesse de Conty a répliqué à M. de Bariatinsky qu'elle se rendroit avec empressement à Paris (madame la princesse de Conty étoit à Sceaux) pour recevoir la visite de madame la comtesse du Nord, mais qu'il le prioit de l'avertir de lui à elle, du moment où cette princesse demandoit ses voitures, pour qu'elle pût lui rendre ses devoirs dans sa maison, ainsi qu'elle le devoit et le désiroit. Le billet de madame la princesse de Conty finissoit en disant qu'elle étoit charmée d'avoir cette occasion d'assurer M. de Bariatinsky de la véritable et parfaite considération qu'elle avoit pour lui. M. de Bariatinsky n'étoit que ministre plénipotentiaire. Ce même jour 13, M. le duc et madame la duchesse de Chartres ont donné à souper à M. le comte et à madame la comtesse du Nord, à une maison de M. le duc de Chartres située à Mousseaux, dans les fauxbourgs de Paris; ils ont prié toutes les personnes de la nation russe dans le cas d'aller chez eux, d'après l'état qu'ils en ont demandé à M. le prince de Bariatinsky, faute d'avoir les titres des personnes qui avoient été invitées par M. le duc d'Orléans et M. le duc de Penthièvre, au Raincy et à Sceaux.
Le 14, madame la princesse de Conty a reçu une réponse de M. de Bariatinsky par le canal de son écuyer qu'elle avoit envoyé pour que le ministre de Russie n'eût pas la peine de lui écrire de nouveau, portant que madame la comtesse du Nord avoit tous ses moments destinés et continuant à dire qu'elle iroit chez madame la princesse de Conty le dimanche suivant, mais il s'y trouvoit néanmoins une phrase qui donnoit jour à voir que madame la comtesse du Nord seroit chez elle ce même jour 14, à l'issue de son dîner. D'après cette phrase, madame la princesse de Conty s'est rendue chez M. le comte et madame la comtesse du Nord, et leur a rendu la visite comme elle le désiroit; M. de Bariatinsky est venu la recevoir au bas de l'escalier, et M. de Soltikof à la porte de la première antichambre; les battants étoient ouverts; madame de Benkendorf, principale dame de madame la comtesse du Nord, est venue à la porte du salon où étoit cette princesse, et madame la comtesse du Nord elle-même a fait plusieurs pas en avant[212], elle a conduit madame la princesse de Conty en lui donnant la main et passant la première comme pour montrer où il falloit aller dans un cabinet qui étoit près le salon, où elle s'est assise avec elle sur un canapé en la faisant placer au-dessus d'elle; madame la comtesse du Nord a fait un compliment à M. de Penthièvre qui étoit avec madame la princesse de Conty pour lui proposer de s'asseoir, et a fait une honnêteté à la dame d'honneur de madame la princesse de Conty et à madame de Benkendorf pour qu'elles s'assisent. M. le duc de Penthièvre et ces dames ont pris des fauteuils cabriolets qui étoient les seuls qui fussent dans la chambre: les battants se sont fermés pendant la visite et ont resté fermés. Lorsqu'on est sorti, madame la comtesse du Nord a reconduit madame la princesse de Conty jusqu'à plus de la moitié du salon qui étoit avant le cabinet où la visite s'est passée, et madame de Benkendorf jusqu'à la porte de ce salon; madame la princesse de Conty n'ayant pas vu M. le comte du Nord, a attendu M. de Bariatinsky (lequel avoit disparu pendant la visite chez madame la comtesse du Nord) dans l'antichambre de cette princesse. M. le comte du Nord y est venu avec M. de Bariatinsky; la visite s'y est passée de la manière la plus polie de la part de M. le comte du Nord, et il a voulu reconduire absolument madame la princesse de Conty jusqu'à sa voiture, et l'a vu partir. M. le duc de Penthièvre s'est servi de cette occasion pour faire sa visite d'adieu[213] à M. le comte et à madame la comtesse du Nord. Il est resté debout dans la voiture de madame la princesse de Conty, en sortant de la cour de M. le comte du Nord, jusqu'à ce qu'il ait été hors de la vue de ce prince.
Le 15 du même mois, le Roi et la Reine ont été prendre M. le comte et madame la comtesse du Nord dans leur appartement pour les mener à Marly; Leurs Majestés sortoient de la messe. M. le comte et madame la comtesse du Nord occupoient le logement de M. le prince de Condé qui est à côté de la chapelle; les voitures attendoient devant les colonnades de la chapelle, elles étoient à quatre places. Dans une, il y avoit la Reine et madame la comtesse du Nord dans le fond, et le Roi et M. le comte du Nord sur le devant. Madame la comtesse du Nord avoit voulu se placer sur le devant, à côté de M. le comte du Nord, et dans l'autre une dame du palais de la Reine, une dame de madame la comtesse du Nord, le ministre de Russie et M. de Poix; ce dernier joignoit à la qualité de gouverneur de Marly celle de capitaine des gardes de quartier; la voiture de Leurs Majestés étoit accompagnée de gardes du corps. Le Roi, la Reine, M. et madame la comtesse du Nord sont revenus dîner à Versailles chez la Reine, avec toute la famille, excepté Mesdames et les Enfants de France.
Le mercredi 19, toujours du même mois de juin, M. le comte et madame la comtesse du Nord sont repartis de Paris; ils ont été à Brest et ont repassé ensuite en Allemagne par la Normandie et la Flandre; M. le comte du Nord n'a point fait de visites d'adieux aux princes, il a dit beaucoup de choses à madame la duchesse de Chartres pour M. le duc de Penthièvre et lui a même demandé s'il n'étoit point à Paris; M. le duc de Penthièvre se trouvoit dans ce moment à l'Isle-Adam: madame la comtesse du Nord qui n'avoit pas encore trouvé madame la princesse de Lamballe chez elle, excepté quand elle y étoit venue souper, vint la voir l'avant-veille de son départ au soir.
M. le prince de Conty pense que pour luy personnellement, qui a eu l'air de se plaindre à M. de Vergennes relativement à madame la princesse de Conty, plainte sur laquelle M. et madame la comtesse du Nord luy ont donné une ample satisfaction, il doit leurs marquer une attention dans cette circonstance, et se propose conséquemment d'y passer dès ce soir, sachant qu'ils vont demain matin à Chantilly. M. le prince de Conty pense aussi que M. le duc de Penthièvre ne trouvera point d'inconvénient à cette démarche de sa part, démarche qu'il se propose de réitérer avant leur départ. Ils n'ont point mis de prétentions, ils sont honnêtes, et il ne luy paroît pas que de l'être beaucoup avec eux puissent luy préjudicier.
Si cependant M. le duc de Penthièvre n'étoit pas du même avis, M. le prince de Conty le prie de vouloir bien le luy marquer, et se flatte que son attachement luy est bien connu.
À Paris, ce 9 juin 1782.
Copie de la lettre de M. le maréchal de Biron à M. le prince Bariatinsky.
Paris, 12 juin 1782.
Monsieur, j'ai rendu compte au Roi de la dernière conversation que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous, et Sa Majesté permet à son régiment des gardes de recevoir de madame la comtesse du Nord les marques de bonté et de satisfaction qu'elle veut bien lui donner.
Le chef de ce corps est pénétré de respect pour cette illustre souveraine; elle est faite pour être admirée et jamais refusée; ainsi elle peut envoyer ses ordres. Le maréchal de Biron verra avec grand plaisir un des premiers corps du royaume se réunir à lui en faisant des vœux pour sa conservation et celle du respectable comte du Nord.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Le maréchal duc de Biron.