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La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1

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LIVRE SEPTIÈME.

Madame Élisabeth à madame de Raigecourt. — Membres du clergé et de la noblesse protestant contre le serment par eux prêté. — Le Roi suspendu de ses fonctions. — Élisabeth à madame des Montiers; — à madame de Raigecourt. — La constitution votée, remise au Roi. — Division de la famille royale. — Le Roi accepte la constitution. — Il se rend à l'Assemblée. — La France dans l'ivresse. — Élisabeth à madame de Raigecourt; — à l'abbé de Lubersac. — La direction de Paris et celle de Coblentz se gênent et se nuisent. — La nouvelle législature se réunit. — Protestation contre les dénominations de Sire et de Majesté. — Prétention de placer le président de l'Assemblée au-dessus du Roi. — Réaction passagère. — Le Roi, la Reine et Madame Élisabeth au Théâtre-Italien. — Élisabeth à madame des Montiers. — Élisabeth à madame de Raigecourt. — Décret contre les prêtres non assermentés: le Roi placé entre sa conscience et les exigences de l'Assemblée. — Despotisme des tribunes. — Les ministres, boucliers impuissants de la royauté. — Décrets contre les émigrants; — contre les prêtres non assermentés. — Désastres de Saint-Domingue; plaintes des colons apportées au Roi, à la Reine, à Madame Élisabeth. — Élisabeth à M. de Lubersac; — à madame de Raigecourt. — Pétion remplace Bailly. — Robespierre, accusateur public. — Garde constitutionnelle du Roi. — Les deux curés de Versailles et le maréchal de Mouchy. — Dernière lettre d'Élisabeth à madame des Montiers. — Branche du noyer contre lequel ricocha le boulet qui tua Turenne; lettre du prince de Condé. — Charité de Madame Élisabeth. — Veto du Roi opposé aux décrets concernant les émigrés et les prêtres. — Menées révolutionnaires. — Lettre de la Reine. — Lettre de Madame Élisabeth. — La Reine avec ses enfants accueillie à la Comédie italienne. — Mort de madame d'Aumale. — Lettres d'Élisabeth. — Fête donnée aux soldats de Châteauvieux. — M. de Fleurieu nommé gouverneur du Prince royal. — L'abbé de Lubersac presse Madame Élisabeth de se réunir à ses tantes; réponse d'Élisabeth. — Collot d'Herbois. — André Chénier et Roucher. — Fête en l'honneur de Simonneau. — Licenciement de la garde du Roi. — Madame Lejeune. — Rapide changement de ministres. — Anarchie. — Chanson adressée à Madame Élisabeth. — 20 juin. — Moment de réaction favorable. — La Fayette porte à la barre de l'Assemblée les indignations de l'armée. — Baiser de paix de Lamourette. — Démission des ministres. — La patrie en danger. — Dernière lettre d'Élisabeth à l'abbé de Lubersac; — à madame de Raigecourt. — Les ministres de la dernière heure. — Le 10 août. — Le Roi et sa famille à l'Assemblée. — Tribune du Logographe. — Canonnade. — Le Roi envoie aux Suisses l'ordre de cesser le feu. — Déchéance du Roi. — Le Roi et sa famille passent la nuit dans l'ancien couvent des Feuillants. — Le lendemain, ils sont ramenés dans la loge du Logographe. — La commune domine l'Assemblée. — Le Temple donné pour demeure à la famille royale.

Madame Élisabeth devinant les inquiétudes de ses amies, se fit un devoir de leur donner de ses nouvelles; mais ne pouvant entrer dans aucun détail, elle se bornait à les rassurer. Dès le 29 juin, elle put faire arriver à madame de Raigecourt, alors retirée à Trèves, quelques lignes qui la tranquillisèrent sur sa santé. Elle lui annonçait que bientôt elle lui écrirait, si elle le pouvait. Ce dernier mot disait tout. La famille royale était prisonnière: elle ne pouvait que ce qu'on lui permettait.

Dans une seconde lettre, datée du 9 juillet, et presque aussi laconique que la première, la princesse insistait pour que son amie ne suivît pas sa pensée, qui était de venir la rejoindre à Paris. Madame Élisabeth faisait toujours passer l'intérêt de ceux qu'elle aimait avant son propre intérêt. Reconnaissante envers ceux qui avaient couru des périls au service de la famille royale, elle priait son amie de savoir si M. de Goguelat (cet officier qui avait montré de la résolution à Varennes et y avait été blessé) était parvenu à se sauver avec M. de Bouillé.

Ce jour-là même, 9 juillet, deux cents membres, tant du clergé que de la noblesse, protestaient contre le décret relatif au serment que, peu de temps auparavant, ils avaient individuellement prêté.

Dans une lettre datée du 14 juillet, Madame Élisabeth continuait à donner des détails à son amie. Elle lui transmettait les bruits publics tels qu'ils arrivaient à ses oreilles; car, ainsi qu'elle le disait, «bien qu'elle ne fût pas prisonnière, elle étoit complétement privée de sa liberté.» Tout ce qu'elle savait à cette époque, c'est que le Roi ne serait pas jugé et que M. de Choiseul et les gardes du corps seraient envoyés devant les tribunaux. Les femmes de la suite de la Reine devaient, le jour suivant, sortir de l'Abbaye, où elles étaient enfermées. Plus que jamais Madame Élisabeth conjurait son amie de ne pas venir la rejoindre, en lui rappelant qu'elle appartenait tout entière à son enfant. Quant à la princesse, son âme s'élevait de plus en plus dans la sphère des idées religieuses, et l'on peut dire, en rappelant une grande parole de Bossuet, qu'elle ne respirait plus que du côté du ciel.

Le 15 juillet, l'Assemblée déclara que le Roi était suspendu de ses fonctions jusqu'au moment où la constitution lui serait présentée. Maximilien Robespierre, au nom de la nation, protesta contre ce décret. Le 17, une grande fermentation se manifeste contre le décret du 15. Le peuple se porte en tumulte au champ de la fédération. On y rédige une pétition tendant à obtenir la déchéance du Roi. Cette démarche est présentée à la commune comme un acte d'insurrection. La loi martiale est proclamée. La Fayette reçoit l'ordre de déployer le drapeau rouge et de réprimer l'émeute.

À la suite de cet événement, Madame Élisabeth écrivit un assez grand nombre de lettres; elle avait beaucoup à faire pour se mettre au courant avec ses amies, car ses correspondances s'étaient trouvées interrompues après le fatal voyage de Varennes, et le nombre des personnes avec lesquelles elle correspondait au dehors devenait chaque jour plus considérable, parce que le flot de l'émigration grossissait. La captivité de la famille royale, qu'elle avait partagée, l'impossibilité d'exprimer librement ses pensées, lui avaient fait une loi du silence ou d'une grande réserve. La situation s'étant un peu détendue, ses lettres, au lieu d'être simplement un bulletin de sa santé, reflètent, dans une certaine mesure, le mouvement des idées et des faits. Elle mentionne l'échauffourée du Champ de Mars et l'exécution faite contre les émeutiers par la garde nationale, déterminée à faire respecter la loi. Elle suit le travail de l'Assemblée, qui discute la constitution; mais on voit à quelques expressions de ses lettres qu'elle compte peu sur l'efficacité de ce travail. «J'espère que je ne finirai pas par devenir folle, écrit-elle, parce que je veux voir la constitution s'affermir et faire le bonheur de la plus florissante et de la plus libre des nations.» Évidemment il y a de l'ironie dans cet espoir.

Quelquefois, au milieu de ces réflexions sur le présent, reviennent des retours sur le passé. Toujours occupée de l'honneur de son frère, Madame Élisabeth a appris qu'on le rendait personnellement responsable de l'échec de la tentative de Varennes, et qu'on accréditait à l'étranger la version la plus défavorable pour lui. «N'allez pas croire, écrit-elle à son amie, que le Roi n'a été arrêté que par deux hommes; il y en avoit plus de trente armés, et le Roi n'en avoit avec lui que trois, qui ne savoient pas ce qu'il falloit faire.»

La constitution une fois votée, l'Assemblée la remit, au commencement du mois d'août, dans les mains du Roi pour qu'il l'examinât, et, par une fiction dérisoire que Madame Élisabeth fait ressortir, on déclara que puisqu'il examinait la constitution, il était libre. Il est vrai qu'il aurait dû l'être, mais il ne l'était pas.

Au milieu de cette crise, Madame Élisabeth suit d'un regard plein de sollicitude la destinée de toutes les personnes qu'elle aime. Mademoiselle Marie de Causans est entrée au noviciat du Saint-Sépulcre à Bellechasse. «Elle a choisi la meilleure part», dit Madame Élisabeth en écrivant à madame de Raigecourt. Puis, songeant à la triste situation de la France et aux périls qui menacent la religion, elle ajoute aussitôt: «Mais qui oseroit affirmer qu'elle ne lui sera point ôtée?»

Le 29 août, jour où Madame Élisabeth écrivait à son amie la lettre où se trouvent ces expressions, elle recevait une lettre de madame des Montiers, dont elle n'avait pas de nouvelles depuis quelque temps, et dès le lendemain elle lui adressait une réponse affectueuse et tendre dans laquelle les plus sages conseils se mêlent aux plus touchantes marques d'amitié.

Comme on le voit par ces lettres, l'Assemblée nationale, qui avait, par un décret, retiré provisoirement au Roi l'exercice du pouvoir royal, s'occupait activement de la rédaction de la nouvelle constitution. De fait, il y avait un interrègne durant lequel l'Assemblée concentrait dans ses mains tous les pouvoirs. À la faveur de cet interrègne, les partis se dessinèrent; les républicains commencèrent à se montrer. Aussi bien, quand une assemblée peut faire arrêter le Roi et le mettre aux arrêts en le suspendant de ses fonctions, il n'y a plus de monarchie. Les républicains logiques de la minorité se levèrent contre les constitutionnels, ces républicains inconséquents de la majorité, en leur donnant le nom d'aristocrates, nom que naguère les constitutionnels donnaient aux royalistes de la droite pour les désigner à la haine. Remarquons que la même arme servait à frapper, seulement elle changeait de main. C'est la loi fatale des révolutions: les révolutionnaires de la veille sont dévorés par ceux du lendemain. Malheur à qui s'arrête! le char de la révolution ne s'arrête point, et ce char homicide qui porte les idoles de la journée continue à avancer en broyant les retardataires sous ses roues.

Madame Élisabeth entrevoyait cette loi lorsqu'elle écrivait, dans les premiers jours de septembre 1791, à son amie madame de Raigecourt, que «personne ne savoit où l'on en étoit, et que l'Assemblée ne pouvoit pas revenir sur ses pas, parce que le parti républicain prendroit le dessus.» Elle disait encore dans la même lettre: «Nous ressemblons à la tour de Babel.» Au lieu de se plaindre de tant d'épreuves, cette belle âme s'accusait de ne pas en tirer tout le parti qu'elle aurait pu y trouver pour avancer dans les voies de la perfection. Elle donnait en outre quelques détails intéressants sur la manière dont la vie des habitants des Tuileries était réglée: «On alloit à la messe à midi, on dînoit à une heure et demie. À six heures, Madame Élisabeth rentroit chez elle; à sept heures et demie, ses dames venoient. À neuf heures et demie, on soupoit. On jouoit au billard après dîner et après souper, pour faire faire de l'exercice au Roi. À onze heures, tout le monde alloit se coucher.»

Suspendu de ses fonctions, dépouillé de toute autorité morale comme de tout appui effectif, le Roi n'était plus le chef, mais l'otage de la nation. L'Assemblée constituante, qui avait brisé les éléments monarchiques, avait senti, mais trop tard, les défectuosités de son œuvre, et compris qu'elle avait assis trop bas la royauté pour que la liberté pût être tranquille. Forte contre le Roi, faible contre la foule, elle se hâtait de mettre la dernière main à la constitution. Le 3 septembre 1791 fut terminé cet acte solennel qui destituait la royauté en la proclamant. Les gardes placés près du Roi et de sa famille sont levés immédiatement: les portes du palais sont ouvertes; le jardin est livré à la libre circulation du Parisien. Le lendemain, les décrets constitutionnels revisés et réunis en un code sont présentés au Roi, en lui laissant le droit de les accepter ou de les rejeter dans telle ville qu'il lui plaira de choisir pour sa résidence à cet effet. Louis XVI répondit qu'il ne quitterait point Paris pour accepter la constitution; qu'il examinerait un objet aussi important avec toute l'attention qu'il méritait, et qu'il ferait connaître sa détermination à l'Assemblée.

On trouve dans la lettre que Madame Élisabeth écrivit le 12 septembre à madame de Raigecourt de vives lumières sur la situation générale de l'Europe et sur celle de la famille royale en particulier. Elle annonce, au commencement de la lettre, que, selon toute vraisemblance, la constitution sera acceptée par Louis XVI, et avant que sa lettre fût partie, le Roi, en effet, avait signé cette acceptation. La position est si difficile, si compliquée, que Madame Élisabeth n'ose point blâmer son frère du parti qu'il a pris. Le Roi, en effet, s'il avait refusé d'adhérer à la constitution, cessait de régner. Comme il le disait, quelques jours plus tard, dans une lettre adressée aux princes de sa famille, il semblait à la plus grande partie de la population que ses maux devaient finir le jour où la constitution serait promulguée; retarder cette promulgation, c'était se déclarer ennemi de la patrie.

Ce qui affligeait par-dessus tout Madame Élisabeth, c'était la division qui avait fait des progrès dans le sein de la famille royale depuis le voyage de Varennes. Lorsqu'on avait su au dehors que le Roi était suspendu de ses fonctions, et, en réalité, prisonnier dans son château des Tuileries, les princes, placés à la tête de l'émigration, s'étaient regardés comme les directeurs naturels de la politique. M. le comte d'Artois, en particulier, avait eu l'idée qu'on entrait dans une situation analogue à celle que fait naître une régence, et Madame Élisabeth avait des motifs sérieux d'appréhender que les princes, et surtout son jeune frère le comte d'Artois, voulussent prolonger cette situation, qui n'avait plus sa raison d'être. Elle savait que ce serait le sujet d'une vive indignation pour la Reine. C'était pour prévenir une division fâcheuse dans la famille royale qu'elle écrivait à son amie d'agir de la manière la plus forte sur une personne de l'intimité du comte d'Artois, afin que cette personne représentât au jeune Prince que le Roi reprenant les rênes du gouvernement, il devenait impossible que ses frères ajoutassent aux difficultés de sa situation en lui disputant la direction des affaires. Cela est plutôt indiqué qu'exprimé dans la lettre de Madame Élisabeth, où le Roi est désigné sous le nom du père de famille, la Reine sous le nom de la belle-mère, le comte d'Artois sous le nom du fils. Mais pour ceux qui ont la clef des intrigues du temps, il est impossible de se méprendre sur la pensée de Madame Élisabeth, qui, ici comme toujours, indiquait le parti le plus sage. L'émigration, en effet, frappait le Roi d'impuissance en s'opposant à la constitution au moment où il la promulguait. Elle l'exposait au soupçon de duplicité, car on pouvait croire, on croyait qu'il encourageait sous main l'opposition de sa famille.

Dès le 13 septembre 1791, le Roi avait déclaré qu'il acceptait la constitution et qu'il irait le lendemain en jurer le maintien dans le lieu même où elle avait été faite.

Il demandait en même temps que «les accusations et les poursuites qui avoient pour cause les événements de la révolution fussent éteintes dans une réconciliation générale.» Une députation de l'Assemblée alla porter aux Tuileries le décret de cette amnistie générale votée à l'unanimité. La famille royale était réunie. «Voilà ma femme, dit le Roi, voilà mes enfants; ils partagent mes sentiments.» Marie-Antoinette s'avança et dit: «Voici mes enfants; nous accourons tous, et nous partageons tous les sentiments du Roi.»

Le 14, le Roi se rend à l'Assemblée au bruit du canon et au milieu des expressions de l'allégresse publique. Ayant pris place au fauteuil qui lui était destiné: «Messieurs, dit-il, je viens consacrer ici solennellement l'acceptation que j'ai donnée à l'acte constitutionnel. En conséquence, je jure d'être fidèle à la nation et à la loi; d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué à maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale constituante, et à faire exécuter les lois. Puisse cette grande et mémorable époque être celle du rétablissement de la paix, de l'union, et devenir le gage du bonheur du peuple et de la prospérité de l'empire!» Les applaudissements de la salle et des tribunes suivirent le serment du Roi. L'Assemblée entière accompagna le Prince aux Tuileries; cet imposant cortége avait peine à fendre les flots d'un peuple immense qui poussait des cris d'enthousiasme et de joie; des salves d'artillerie apprenaient aux provinces la réconciliation de la liberté et du trône. La France entrait avec ivresse dans la conquête de sa constitution. La proclamation de cet acte au Champ de Mars eut tout le caractère d'une fête. L'enivrement était général; les citoyens, sans se connaître, s'embrassaient comme frères, comme membres de la grande famille régénérée. Une illumination féerique prolongea cette journée. À onze heures du soir, le Roi et la famille royale se promenèrent en voiture dans les avenues des Champs-Élysées. Des acclamations enthousiastes les accueillirent et leur firent une route triomphale de cette même route où naguère encore ils avaient passé sous le coup des imprécations de la multitude. Louis XVI parut oublier un moment le souvenir des souffrances passées et l'inquiétude des malheurs aperçus dans l'avenir. Le naufragé, au milieu de l'orage, demande son salut à la plus frêle barque, et il espère, parce qu'on a besoin d'espérer pour agir. Le Roi, comme la foule, se fia à la constitution. Comme la foule, il se trompait. Hélas! on croyait encore en ce temps à l'efficacité de ces formules souveraines qui, avec l'inconstance des volontés humaines, ressemblent à ces figures géométriques tracées sur le sable, destinées à mesurer le monde, et qu'un enfant efface du pied en courant. Il était impossible que le trône constitutionnel, privé d'étais, dépouillé de prestige, restauré avec défiance et accepté sans précaution, pût tenir contre les vents déchaînés de toutes parts. Et pourtant, en voyant l'entraînement général des esprits, Louis XVI retenait quelques-unes de ses illusions. Il supplie ses amis de ne pas mettre obstacle aux efforts qu'il fait pour satisfaire les idées nouvelles. Il dépêche secrètement M. de Fersen près de l'empereur Léopold pour adjurer celui-ci de ne point éveiller par le cliquetis des armes le sentiment national qui s'endort dans sa joie. Peu de jours après, il donne une fête aux Parisiens; il la commence en pensant aux indigents; afin qu'ils prennent part à l'allégresse publique, il leur fait d'abondantes aumônes. Un Te Deum est chanté à Notre-Dame pour bénir la nouvelle ère qui s'ouvre pour la France. Ce jour-là même, Madame Élisabeth, dont le cœur partageait peu les espérances qui se produisaient autour d'elle, écrivait à madame de Raigecourt une lettre où il n'est pas difficile d'apercevoir le scepticisme politique où elle demeure à l'endroit des espérances et des illusions dont elle est témoin. Elle y parle, en effet, non sans quelque dérision, des manifestations de joie auxquelles on se livre en descendant la pente de l'abîme: «Nous avons été à l'Opéra, écrit-elle; demain nous irons à la Comédie. Mon Dieu, que de plaisirs! j'en suis toute ravie.» Puis le soir même il doit y avoir une illumination avec des lampions, «et ces machines de verre dont on n'ose plus parler, à cause de l'horrible usage auquel elles ont servi depuis deux ans.» Vous avez reconnu les lanternes. Barnave a parlé avec force sur les colonies, qui, grâce à lui, ne seront pas soumises aux décrets.

On voit que Madame Élisabeth apprécie, depuis le voyage de Varennes, le talent et le caractère de cet orateur; mais ces efforts tardifs et impuissants ne sauraient lui rendre l'espoir qu'elle a perdu.

Venues du dehors, les paroles d'espoir et d'encouragement envoyées à Madame Élisabeth étaient encore moins acceptées par sa raison et par son cœur. Mais avec quelle dévotion simple, facile, décidée, elle se montrait résolue à faire, coûte que coûte, tout ce qui lui paraissait un devoir! Comme elle le dit dans sa lettre du 28 septembre, elle peut, elle doit accompagner le Roi et la Reine au spectacle. Qu'on l'en blâme ou qu'on l'en loue, peu lui importe. Ce n'est pas un plaisir qu'elle cherche, c'est un devoir qu'elle remplit; mais jamais elle ne frayera avec le clergé constitutionnel. Quand Dieu a parlé, elle espère qu'elle lui obéira avec une fidélité à toute épreuve.

Depuis quelque temps elle n'avait point reçu de nouvelles de Rome. Elle craignait que sa dernière correspondance n'eût été surprise ou égarée. Elle écrit le 3 octobre à l'abbé de Lubersac pour lui exprimer la crainte qu'il n'ait pas reçu la lettre qu'elle lui avait adressée. Elle lui parle des ardentes prières que toutes les communautés font à Dieu pour solliciter sa miséricorde. Dieu se laissera-t-il fléchir?

Le lendemain une occasion sûre se présente pour faire parvenir une lettre à sa chère Raigecourt: elle ne la laissera pas échapper. Elle revient dans cette lettre sur tout ce qu'elle a dit relativement au Roi, à la Reine et au comte d'Artois. C'était le moment où les puissances étrangères semblaient disposées à donner suite à la déclaration de Pilnitz. Madame Élisabeth faisait observer qu'une pareille affaire ne pouvait arriver à une bonne solution que si elle était conduite avec beaucoup d'union et de prudence. Or, cette union manquait. Placés à des points de vue différents, parce qu'ils étaient dans des situations dissemblables, le Roi cherchant encore à marcher avec la révolution, les princes émigrés ayant depuis longtemps rompu entièrement avec elle, la direction venue de Coblentz et celle partie de Paris se gênant mutuellement, c'est ce que voyait Madame Élisabeth. Elle aurait voulu que tout le monde fît des sacrifices à la raison, mais comment s'entendre de si loin?

Après la promulgation du nouveau pacte, l'Assemblée nationale quitta son nom fastueux de Constituante pour prendre celui plus modeste de Législative, et songea à mettre un terme à ses travaux. S'apercevant qu'elle perdait de jour en jour de sa popularité, elle se hâta de convoquer les assemblées primaires, décida qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu, et déposa ainsi la responsabilité des événements, laissant un Roi amnistié et timide en présence d'une charte débile et de tribuns audacieux.

La nouvelle législature se réunit le 1er octobre 1791. Succédant à une assemblée à laquelle ses fautes mêmes avaient du moins donné un commencement d'expérience, hélas! trop tardive, et qui devenait inutile par la résolution qu'avait prise l'Assemblée d'interdire la réélection de ses membres, son héritière était tout ensemble étrangère à la pratique des affaires, téméraire comme l'ignorance et emportée comme la passion, sans ajouter encore qu'elle était enivrée de son pouvoir nouveau et empressée de le montrer. Son véritable esprit se révéla dès le lendemain. Le Roi avait annoncé l'intention de se rendre au sein de la Législative pour prêter le serment constitutionnel. À peine sa lettre fut-elle lue que des voix qui s'étaient exercées dans le tumulte des clubs se firent entendre: c'était Couthon, c'était Chabot, c'était Marat, c'était Legendre, qui protestaient contre le scandale de la dernière séance de l'Assemblée constituante, où l'on avait vu, disaient-ils, le président parler presque à genoux au Roi. Une vive discussion s'éleva alors: on se demanda s'il était de la dignité des représentants d'un peuple libre de faire usage en parlant au Roi des appellations de Sire et de Majesté. On discuta sur le fauteuil royal, qu'on ne pouvait trouver assez abaissé. L'Assemblée décréta que deux fauteuils semblables seraient placés au bureau, et que le Roi occuperait le fauteuil placé à la gauche du président. Mais la nuit porte conseil: l'Assemblée, qui avait cru signaler sa fierté, éprouva le lendemain une sorte de honte ou de repentir; elle rapporta son décret, et le cérémonial fut laissé tel qu'il était auparavant. Il faut le dire, la bourgeoisie s'était émue des prétentions excessives de l'Assemblée, et la garde nationale s'en était indignée. Cette réaction passagère s'explique: les esprits vulgaires, habitués à juger les choses par les mots, étaient sous le charme de la constitution; les caractères timides, qui s'étaient prêtés à l'amoindrissement de la royauté, mais sans consentir à sa destruction, se sentaient rassurés par les apparences qui avaient survécu aux réalités. La constitution était une idole pour cette partie honnête et considérable mais peu éclairée de la nation, qui ne s'apercevait pas que cette constitution même plaçait un roi sans autorité en présence d'un peuple sans modération, et que les faibles armes qu'elle laissait entre les mains du Prince ne pouvaient servir qu'à le blesser. L'attitude agressive que prenait l'Assemblée législative à son début dérangeait les rouages qu'on avait eu tant de peine à combiner dans le mécanisme des institutions politiques; par là même elle troublait l'optimisme de la classe bourgeoise, et par suite elle produisit un mouvement en faveur du trône constitutionnel. L'opinion, que la nouvelle Assemblée semblait vouloir entraîner trop loin, reculait vers la royauté, qui eut encore, après tant d'épreuves, une journée de popularité. Un souffle de bonheur sembla un moment purifier l'atmosphère. Le Roi et la Reine voulurent associer leurs enfants à leur joie, et le samedi 8 octobre ils les menèrent au Théâtre-Italien. La salle retentit à plusieurs reprises d'applaudissements mêlés de quelques sanglots, tant l'attendrissement se mêlait au respect. La foule était douce et compatissante à l'aspect de cette famille si calme après avoir été si trahie, si confiante et pourtant si exposée! Le Roi, la Reine et Madame Élisabeth jouissaient de ces vives réparations, surtout à cause des deux enfants: ces enfants qu'ils élevaient pour aimer le peuple, et qui n'avaient guère vu le peuple que sous les guenilles de l'émeute, à travers les piques du 6 octobre ou dans la poussière du retour tumultueux de Varennes, ils étaient heureux de leur montrer ce peuple revenu à l'enthousiasme et au dévouement d'autrefois. Cette soirée a laissé sa trace dans une lettre de Madame Élisabeth; mais cet éclair de joie, qu'elle accueille un moment sans y croire beaucoup, va se perdre et s'éteindre dans les nuages menaçants et sombres que son jugement si sûr lui fait apercevoir à l'horizon. Il y a une note d'ironie qui se fait sentir dès le commencement de la lettre, à la fin de laquelle éclatent les appréhensions les plus graves et les plus motivées.

À cette époque, Madame Élisabeth reçut des nouvelles de madame des Montiers, et elle se hâta de lui répondre. Dans cette lettre, à la date du 20 octobre 1791, la princesse prodigue à son amie les témoignages d'affection qu'elle lui a si souvent donnés. On voit par un passage de sa correspondance que l'on commençait à s'affliger à la cour des mesures rigoureuses discutées dans la nouvelle assemblée contre les émigrés.

Cette préoccupation se montre une seconde fois dans une lettre adressée le 21 octobre à madame de Raigecourt. «Si tu ne veux pas mourir de faim, lui écrit-elle, tu seras bientôt forcée de changer de gîte.» On disait à cette époque que l'Assemblée ferait saisir les biens de tous les émigrés qui résidaient en Allemagne. Madame Élisabeth pensait que cette mesure obligerait son amie à rentrer en France quand elle aurait sevré son enfant. Elle se montre de plus en plus inquiète des divisions de la famille royale et de la ligne que suit le comte d'Artois. Ses craintes pour la Reine, en butte aux haines populaires, sont très-vives. Toutes ces questions sont traitées avec de grandes précautions de langage, et aucun des personnages auxquels elle fait allusion n'est nommé.

Quelques jours plus tard, la fille d'une des amies de Madame Élisabeth meurt au berceau. Devant ce malheur s'effacent les intérêts de la politique. La princesse y trouve même des motifs d'édification. Elle a éprouvé une grande consolation à revoir madame de Lastic, jeune femme fort digne de l'affection que lui témoignait Madame Élisabeth, et qui, dans ce moment, était navrée de la conduite politique de son père. C'était encore une des épreuves de ce temps. Les idées avaient été tellement faussées par le dix-huitième siècle, que même dans la noblesse il y avait des esprits qui se laissaient entraîner par le courant. Les travaux de la nouvelle Assemblée, plus révolutionnaire que sa devancière, attirent naturellement les regards de Madame Élisabeth. «Le décret contre les prêtres non assermentés a passé avec toute la sévérité possible.» Les sentiments si profondément religieux de la sœur de Louis XVI donnent la mesure de l'émotion qu'elle devait éprouver en voyant le Roi en face de ce décret, qu'il ne pouvait sanctionner sans désobéir à l'Église, repousser sans mettre sa couronne et peut-être sa vie en péril. En outre, l'Assemblée a envoyé une députation au Roi pour lui demander de mettre les puissances en demeure de dissiper les rassemblements d'émigrés formés à nos frontières, et, en cas de refus de leur part, de leur déclarer la guerre. Un passage du discours de la députation a révolté le bon sens de Madame Élisabeth: «Louis XIV, disait-on au Roi, n'eût pas souffert de pareils rassemblements.» Madame Élisabeth s'écrie: «Il est joli celui-là! que l'on parle de Louis XIV, de ce despote, dans ce moment!»

L'Assemblée, dès sa première séance, ne s'était imposé aucun ordre dans ses délibérations, aucune suite dans ses travaux. Imitant en cela le défaut de sa devancière, elle n'avait pris aucune mesure efficace pour assurer la liberté, le calme et le respect; elle semblait croire que les applaudissements ou les murmures qui descendaient des tribunes, encombrées pour la plupart du temps de gens affiliés aux clubs ou attirés par un salaire corrupteur, étaient une manifestation réelle de l'opinion du peuple. Quand les ministres usaient du droit qu'ils avaient de se présenter à la barre de l'Assemblée, ils avaient d'ordinaire à répondre à des interpellations injurieuses pour la couronne ou à des dénonciations dirigées contre eux-mêmes. Boucliers impuissants d'une royauté débile que leur responsabilité légale ne couvrait pas, ils partageaient avec elle la haine qu'inspirait encore aux imaginations échauffées le mirage du pouvoir absolu mêlé au mépris qui s'attache à un gouvernement sans force, sans volonté et sans prestige.

L'idée d'arrêter par des mesures efficaces les progrès de l'émigration fut une des premières qui se présenta à l'esprit de quelques membres avancés de l'Assemblée et devint l'objet de la première discussion sérieuse. Vergniaud, Brissot, Guadet et Gensonné réclamèrent une loi de rigueur contre les émigrés. «Déjà, disaient-ils, ne forment-ils pas des bataillons armés qui inquiètent nos frontières? Leur menace sera vaine, sans nul doute; mais qui sait les efforts et les combats qu'il faudra opposer aux étrangers, aux armes desquels ils mêlent leurs armes parricides? Comment soumettre au joug des lois les factieux de l'intérieur, ceux mêmes qui mettroient le feu de la guerre civile dans nos départements, lorsqu'on laisse impunis les émigrants et qu'on protége les propriétés de ceux qui suscitent la guerre étrangère? Malgré des crimes si prouvés, que vous demande-t-on? On vous demande d'avertir, non pas de frapper. Tous, innocents ou coupables, seront avertis: les innocents se sépareront eux-mêmes des coupables, et profiteront d'un délai vainement proposé à l'orgueil féroce des autres. Cette conspiration extérieure a un chef, c'est Louis-Stanislas-Xavier, frère du Roi; c'est à lui surtout que doit être adressée cette dernière invitation d'un peuple outragé, mais clément, à des Français ingrats.»

On songea ensuite à prendre des mesures rigoureuses contre une classe de Français que les chefs de l'Assemblée regardaient comme des ennemis plus dangereux encore que les émigrants; je veux parler des ecclésiastiques qui avaient refusé de prêter à la constitution civile du clergé le serment exigé.

Les orateurs du parti républicain demandaient qu'on retranchât aux ecclésiastiques qui s'obstineraient à refuser ce serment la pension que la Constituante leur avait accordée à titre d'anciens titulaires, et que, placés sous la surveillance de l'autorité, ils fussent déportés, lorsque leur conduite aurait excité quelque trouble. «Quoi donc! disaient les orateurs du parti contraire, vous consacrez la liberté des cultes, et vous parlez de faire intervenir l'autorité, afin qu'elle persécute! L'Assemblée constituante vous a laissé de grands exemples, suivez-les; elle a, en exigeant un serment religieux, commis une erreur funeste, réparez-la. Les formules ecclésiastiques ne sont point de votre empire, elles se renferment dans celui de la conscience. La violation du serment n'est un crime que parce qu'on est libre de le refuser. À un acte de conscience vous voudriez répondre par un acte de vengeance! Supprimer une faible pension donnée à titre d'humanité, rompre un engagement contracté, ôter le pain à ceux à qui on a enlevé leurs richesses, non, ce n'est point là un fait digne de la nation française. Ce n'est pas tout: vous demandez que parmi les citoyens français il y ait une classe de proscrits. Nous, destructeurs de l'inégalité politique, pouvons-nous créer cette farouche inégalité qui marquerait une classe d'hommes du sceau de la proscription? Ne donnons pas un tel exemple à nos successeurs. La politique aussi bien que la morale nous le défendent.» Ces raisonnements et bien d'autres développés en faveur des prêtres non assermentés ne rencontraient que la plus vive opposition. On ne se contentait pas d'attaquer comme contraire au patriotisme et aux devoirs civiques la conduite du clergé non assermenté qui demeurait fidèle aux lois de l'Église; on allait chercher dans l'arsenal de l'histoire des griefs qui, commentés par l'esprit révolutionnaire, devenaient des armes empoisonnées. On n'était déjà plus au temps où la Constituante éprouvait ou au moins simulait le respect pour le catholicisme. L'impiété que le dix-huitième siècle avait laissée dans les esprits levait le masque et se montrait à front découvert. «Mon Dieu, s'écria Isnard, c'est la loi, je n'en connais point d'autre.» Les évêques constitutionnels qui étaient présents protestèrent avec une énergique indignation contre cette profession d'athéisme; mais la masse de l'Assemblée ne tint nul compte de leurs scrupules, et vota, au milieu du tumulte, les deux décrets qui atteignaient les émigrés et les prêtres.

Les nouvelles reçues de Saint-Domingue avaient répandu la consternation et l'effroi parmi les habitants de cette colonie qui se trouvaient à cette époque à Paris. «Leurs propriétés étoient ravagées, une partie de leurs frères égorgés, les autres réduits à se défendre contre des hommes auxquels la séduction avoit mis le fer à la main et que l'ivresse du sang avoit rendus furieux.» Les colons, réunis à l'hôtel de Massiac, place des Victoires, formulèrent une adresse au Roi pour implorer sa protection, et furent admis en sa présence le 2 novembre 1791. M. Cormier, un d'entre eux, fit lecture de cette adresse, dont nous extrayons ce passage:

«Dans notre désespoir, nous tournons nos regards vers la mère patrie..... C'est de son sein que sont partis les coups..... Depuis trois ans, on s'étudie sans relâche à lancer au milieu de nous le germe du trouble et de la révolte. En vain nous multiplions nos efforts pour échapper aux embûches: une société que des étrangers et des hommes pervers ont créée pour notre ruine et pour l'humiliation de la France, en associant à ses travaux l'ignorance et la crédulité, nous inonde d'écrits incendiaires, promène des émissaires dans nos ateliers; elle surprend enfin à l'Assemblée nationale un décret imprudent qui jeté parmi nos nègres, interprété par la perfidie, les nourrit d'illusions et de funestes espérances, achève de briser entre eux et nous les liens de l'obéissance et de la soumission.

»Où donc existera pour nous l'autorité tutélaire, si nous recevons la désolation et la mort de cette même patrie à laquelle nous consacrons les fruits de nos travaux, que nous enrichissons du produit de nos cultures, et qui nous doit paix et protection?

»Au moment où cet horrible complot vient d'éclater, l'assemblée générale de Saint-Domingue, après avoir pris les mesures qu'elle croyoit suffisantes pour garantir la colonie de l'influence du funeste décret du 15 mai, s'étoit hâtée de renouveler le serment à la France; elle avoit juré avec enthousiasme, au milieu des applaudissements des citoyens, soumission à la métropole, loyale et fidèle exécution des engagements individuels; et pendant que nos frères se livraient à l'effusion du patriotisme, l'abîme étoit creusé sous leurs pas.

»Cependant les hommes qui trament ces complots osent encore se couvrir du masque d'une hypocrite humanité; c'est nous qu'ils accusent de barbarie, lorsqu'ils abreuvent de sang notre terre natale! Ils insultent à notre douleur par les couronnes civiques qu'ils se font décerner..... Périssent les colonies! ont-ils dit à la tribune de l'Assemblée nationale; et ce vœu prophétique retentissant dans l'autre hémisphère, a été le signal de notre destruction.....»

Louis XVI les écouta et leur répondit avec une vive émotion. Il dit qu'il espérait que les maux n'étaient point aussi grands que les nouvelles répandues semblaient l'annoncer; qu'il ferait prendre toutes les mesures pour porter les plus grands et les plus prompts secours. Puis il causa quelques instants avec plusieurs colons, cherchant à les consoler par des réflexions judicieuses et les paroles les plus sympathiques.

Comme ils se retiraient pour aller présenter leurs hommages à la Reine, le Roi voulut qu'ils traversassent ses appartements pour s'y rendre. M. Cormier parla ainsi:

«Madame, dans une grande infortune, nous avions besoin de voir Votre Majesté pour trouver tout à la fois des consolations et un grand exemple de courage.

»Les colons se recommandent à la protection de Votre Majesté.»

La Reine essaya de répondre, mais ses paroles furent interrompues par l'excès de son trouble et par une émotion qu'elle ne put contenir. Les colons, attendris, se retirèrent dans la salle qui précède la chambre de la Reine. Sa Majesté, au sortir de la messe, leur adressa ces mots: «Messieurs, il m'a été impossible de vous répondre, mais la cause de mon silence vous en a dit assez.» Admis avec ses compatriotes chez Madame Élisabeth, M. Cormier s'exprima ainsi:

«Madame, vous voyez des Français fidèles au sentiment qui les distingua si longtemps; ils sont malheureux, et c'est auprès du Roi et de la famille royale qu'ils viennent chercher des consolations.

»Mais en paroissant devant vous, Madame, ils ne peuvent éprouver d'autre sentiment que celui de la vénération dont les ont pénétrés vos hautes vertus. L'intérêt que vous daignerez accorder à leur sort en adoucira l'amertume.»

Madame Élisabeth n'était pas moins émue que la Reine, mais plus maîtresse d'elle-même, elle répondit avec une voix attendrie, mais calme:

«J'ai senti vivement, Messieurs, les malheurs arrivés à la colonie: je partage bien sincèrement l'intérêt que le Roi et la Reine y prennent; je vous prie d'en assurer tous les colons.»

Hélas! que pouvait cette triste famille dont nos colonies plaintives venaient implorer la protection? Leur cause était celle du commerce français, celle de six millions d'hommes occupés directement ou indirectement par la navigation, par le commerce, par l'approvisionnement des colonies; celle des créanciers de l'État, exposés à la banqueroute par la ruine de nos possessions maritimes; celle de la monarchie, c'est-à-dire de la France, dont la puissance navale était détruite si nos colonies périssaient.

On comprend les émotions de ce prince, à qui ses sujets venaient porter des griefs qu'il ne pouvait réparer, demander des secours qu'il ne pouvait donner, en sollicitant de lui une justice qu'il ne pouvait rendre! On comprend la profonde angoisse de cette Reine écoutant le récit de malheurs lointains qui n'étaient que le contre-coup de ceux qui se passaient sous ses yeux, et contre lesquels elle-même n'avait pas de recours! Madame Élisabeth, avec une pitié aussi profonde qu'éclairée, dit au sujet des désastres de Saint-Domingue: «Ces pauvres colons qui se noient appellent des noyés à leur aide!»

À cette époque, Madame Élisabeth apprit avec plaisir que le climat d'Italie était favorable à la santé de l'abbé de Lubersac. Elle le remercia des détails qu'il lui donnait sur Rome, et s'étonnait que la dévotion du peuple ne fût pas plus éclairée dans une ville qui devrait être la mieux instruite de la vraie piété, puisque c'était de là que partait l'enseignement pour le monde catholique. C'était, disait-on, dans la crainte d'arracher la dévotion du cœur du peuple qu'on n'entreprenait pas de la changer. Cette excuse ne satisfaisait pas l'esprit si pur et la religion de Madame Élisabeth. Cependant elle ajoutait: «Notre exemple n'encouragera pas à cette réforme, car à force de lumière, nous sommes arrivés à l'incrédulité, à l'indifférence.» Ces sentiments, Dieu merci, n'avaient pas un caractère général, et Madame Élisabeth ajoutait que «les églises étoient remplies et les communions innombrables». Il y avait évidemment deux France en présence, celle de Voltaire et celle du Christ.

La correspondance de Madame Élisabeth avec madame de Raigecourt pendant le mois de novembre 1791 présente le même ordre d'idées et de sentiments. La princesse voit avec une profonde tristesse l'hostilité contre la religion et le clergé fidèle, devenue de plus en plus vive dans l'Assemblée. Les motions violentes se succèdent. Le nouveau clergé même commence à s'effrayer de ce mouvement antireligieux. Madame Élisabeth annonce à son amie que la nomination de Pétion comme maire de Paris est certaine.

Le 18 novembre, en effet, Pétion remplaça Bailly comme maire de Paris. Il avait pour concurrent MM. de la Fayette et d'André. Le soir, Pétion se rendit à la société des Jacobins pour la remercier de l'avoir élevé à cette dignité. Ce fut à cette même époque que Maximilien Robespierre fut appelé aux fonctions d'accusateur public près le tribunal criminel de Paris. Ainsi les deux magistratures les plus importantes de la ville qui tenait en ses mains le sort du Roi et de la France étaient déférées aux ennemis les plus acharnés de la monarchie.

Dans les derniers jours de cette triste année 1791, jetant un regard en arrière, Madame Élisabeth disait à madame de Lastic: «Il y a eu quatre ans le 23 de ce mois que ma pieuse tante Louise est morte en paix, tendrement entourée de ses chères Carmélites. Que Dieu a été miséricordieux pour elle en l'appelant à lui à la veille des désastres et des infortunes qui alloient fondre sur toute sa famille et sur son couvent lui-même! Elle a vécu tranquille et elle est morte bien heureuse: c'est pour cela sans doute que la cour ne prit pas le deuil[162]

Madame Élisabeth a plus que jamais les yeux attachés sur ces séances de la Législative, où l'on voit, chaque jour, le courant qui doit emporter la monarchie devenir plus rapide. Au mois de décembre 1791, la maison militaire du Roi se forme, et elle a une grande impatience de la voir tout à fait formée. On devine que la princesse espère trouver dans la garde constitutionnelle, dont il s'agit ici, une force de résistance contre des périls dès lors faciles à prévoir. Elle n'a pas vu le maire de Paris depuis sa nomination. Elle se rappelle à ce sujet «certaines conversations assez étranges» du voyage de Varennes. Ceci est probablement une allusion à la ridicule fatuité de Pétion, qui s'était imaginé avoir attiré l'attention de Madame Élisabeth parce qu'elle l'avait fait causer pour tâcher de lire dans ses pensées ses intentions politiques.

Le 1er janvier 1792, ce vertueux maire de Paris refusa de faire le compliment de nouvel an à la Reine. Il représenta que la ville de Paris ne devait rien à une femme, et que si l'on persistait à vouloir se transporter chez l'épouse de Louis XVI, ses principes lui interdisaient l'honneur de présider la députation de la ville de Paris.

Si Louis XVI avait essayé d'offrir quelques témoignages d'intérêt à madame de Favras, Madame Élisabeth eut à féliciter son royal frère sur des réparations plus complètes au sujet desquelles le malheur des temps imposait également une prudente discrétion. Les deux paroisses de Versailles avaient été administrées par deux prêtres de mérite et de foi qui avaient préféré quitter leur cure que de prêter serment à la constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée nationale. Ces deux pasteurs dépossédés étaient frères. Ils n'avaient chacun pour vivre qu'une rente de quatre cents livres que leur faisait le domaine de la ville de Versailles. Le Roi, sur la proposition du maréchal de Mouchy, accorda à chacun une pension de huit cents livres, afin de porter à douze cents leur ressource annuelle[163]. Hélas! ils ne reçurent pas longtemps ce témoignage de la bienveillance royale; mais c'est un honneur pour l'armée d'avoir vu un de ses chefs, déjà en butte lui-même à la malveillance de la presse, tendre la main à de pauvres prêtres voués par elle à la haine publique et à l'opprobre. Quant à Louis XVI, il se croyait encore roi quand il trouvait le moyen d'accorder quelques grâces.

Madame Élisabeth, dont le cœur était ouvert comme celui de son royal frère à tous les sentiments généreux et bienveillants, trouvait au milieu de ses épreuves le temps de s'affliger de celles de ses amies. Elle écrivait, le 17 janvier 1792, une pieuse et tendre lettre à madame des Montiers, pour la féliciter de ce que son fils s'était bien tiré de la petite vérole.

Cette lettre paraît être la dernière que Madame Élisabeth ait adressée à son cher Démon. Les difficultés de la correspondance devinrent telles qu'il fallut y renoncer. Madame la marquise des Montiers passa encore de longs mois en Allemagne, en relation avec tout ce que l'émigration offrait de plus illustre. Pendant son séjour à Rastadt, elle alla visiter, à Salzbach, le champ où fut tué Turenne, le 27 juillet 1675[164]; elle prit une petite branche du vieux noyer contre lequel avait ricoché le boulet qui frappa le héros, et l'envoya avec une lettre au prince de Condé, dont le quartier général était alors à Oberkirch. Le prince lui répondit de sa main:

«À Oberkirch, ce 8 février 1792.

«Je reçois, Madame, avec la plus vive reconnoissance, le noble présent que vous voulez bien me faire; il devroit également me porter bonheur, et par le grand homme qu'il rappelle, et par la jolie main qui le présente.—Lorsque le temps des Amazones fut passé, Madame, celui des chevaliers lui succéda, et ce fut l'époque la plus favorable à la gloire des hommes et à l'heureux ascendant des femmes: si toutes celles d'aujourd'huy pensoient comme vous, je ne désespérerois pas de voir renaître ces siècles d'honneur, qui valoient bien ce prétendu siècle de lumières, qui fait tout notre malheur.—Sensible comme je le dois, Madame, à la marque de souvenir et de bonté que vous venez de me donner, j'ose vous en demander la continuation; je la mériterai toujours par l'inviolable et respectueux attachement que vous m'inspirez, et avec lequel j'ai l'honneur d'être, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

»Louis-Joseph de Bourbon

La révolution, en réduisant la liste civile, avait accru le nombre des pauvres. Madame Élisabeth ne voulait pas supprimer les anciennes pensions qu'elle faisait à quelques familles sans fortune, à quelques serviteurs que l'âge ou la santé avaient condamnés au repos. Désireuse de placer avec discernement les rares bienfaits qu'elle pouvait maintenant accorder, elle avait chargé madame de Navarre de chercher à éclairer sa charité[165].

Cependant les deux actes législatifs qui concernaient les émigrés et les prêtres avaient été, conformément à la constitution, soumis à la sanction du Roi. Louis XVI opposa son veto à ces deux décrets, dont l'un le blessait dans ses affections et l'autre dans sa foi religieuse. Bien qu'il fût dans les limites du droit, ce refus parut une atteinte portée à la souveraineté nationale. L'opposition en fut aigrie. Les menées révolutionnaires, dont la violence croissait de jour en jour, se manifestaient jusque sous les fenêtres des Tuileries.

«Nous sommes surveillés comme des criminels, écrivait la Reine à madame de Polignac, le 7 janvier 1792, et en vérité cette contrainte est horrible à supporter. Avoir sans cesse à craindre pour les siens, ne pas s'approcher d'une fenêtre sans être abreuvé d'insultes, ne pouvoir conduire à l'air de pauvres enfants sans exposer ces chers innocents aux vociférations, quelle position, mon cher cœur! Encore, si l'on n'avoit que ses peines! mais trembler pour le Roi, pour tout ce qu'on a de plus cher au monde, pour les amis présents, pour les amies absentes, c'est un poids trop fort à endurer; mais, je vous l'ai dit, vous autres me soutenez. Espérons en Dieu qui voit nos consciences, et qui sait si nous ne sommes pas animés de l'amour le plus vrai pour ce pays.»

L'âme de Madame Élisabeth luttait avec plus de fermeté encore que celle de la Reine. Elle avait tout autant qu'elle le sentiment du péril, mais elle l'envisageait d'un œil plus tranquille et d'un cœur plus résolu.

Le 4 février 1792, elle écrivait à l'abbé de Lubersac que, bien que le peuple mourût de faim, elle ne croyait pas que l'heure de son réveil fût proche. Elle aurait éprouvé quelque consolation à apprendre que celui auquel elle écrivait avait trouvé quelque bonheur loin de la France; mais avec un cœur comme le sien, il était impossible de voir ce qui arrivait sans être saisi d'horreur et de douleur.

Le 18 février, c'est à madame de Raigecourt, sa confidente habituelle, que Madame Élisabeth écrit, et c'est toujours pour l'entretenir du chagrin que lui causent les divisions de la famille royale. Avec quelle joie elle verrait cette affaire arrangée, et le comte d'Artois, son frère, échapper aux intrigues qui s'agitent autour de lui! En même temps qu'elle remarquait si bien le danger des intrigues qui se nouaient au dehors, elle jetait un coup d'œil ferme et clairvoyant sur la situation du Roi son frère. Paris semblait assez calme, mais il était impossible de prévoir l'effet que produirait une déclaration de guerre de l'Empereur. Tout changerait en un clin d'œil. Madame Élisabeth exhortait madame de Raigecourt à prier avec ferveur pour que Dieu retirât le royaume de l'aveuglement où il était plongé. «Demande, ajoutait-elle, la même grâce pour ses chefs, car, nous n'en pouvons douter, la main de Dieu s'est appesantie d'une manière terrible sur nous.» À cette lettre était jointe la procuration de la princesse pour qu'on pût tenir en son nom la petite Hélène.

La Reine se rendit, le 20 février, avec ses enfants à la Comédie italienne. Cette malheureuse princesse y reçut encore, pour la dernière fois, un bienveillant accueil, dont nous trouvons le récit dans la correspondance de Madame Élisabeth:

«Il y a eu, dit-elle, un tapage infernal d'applaudissements. Les Jacobins ont voulu faire le train, mais ils ont été battus. On a fait répéter quatre fois le duo du valet et de la femme de chambre des Événements imprévus, où il est parlé de l'amour qu'ils ont pour leur maître et leur maîtresse, et au moment où ils disent: Il faut les rendre heureux, une grande partie de la salle s'est écriée: Oui, oui!..... Conçois-tu notre nation? Il faut convenir qu'elle a de charmants moments. Sur ce, je te souhaite le bonsoir. Priez Dieu ce carême pour qu'il nous regarde en pitié; mais, mon cœur, ayez soin de ne penser qu'à sa gloire, et mettez de côté tout ce qui tient au monde.»

Nous avons cru devoir citer cette partie de la lettre de Madame Élisabeth, parce que, loin d'arrêter le récit, elle le continue.

À la fin du mois de février, un chagrin de cœur vint encore arracher Madame Élisabeth à ses préoccupations politiques, quelque vives qu'elles fussent, car la situation se précipitait comme un torrent vers le dénoûment. Elle perdit une de ses plus chères amies, madame d'Aumale. «Je perds l'être à qui je dois tout,» s'écrie-t-elle douloureusement; puis elle ajoute: «Sa douceur, sa bonté, sa piété, tout étoit attirant en elle.» Sa lettre se termine par cette phrase: «Si je le peux, j'irai après demain à Saint-Cyr; il y a un an que je n'ai osé.»

Ce dernier mot peint la situation des esprits, l'esclavage de la famille royale, le déchaînement des passions populaires. Il paraît que la princesse n'osa point faire le voyage projeté: les lettres suivantes n'en font pas mention.

Dans la lettre qui suit, et qui est du 7 mars 1792, Madame Élisabeth entretient son amie de l'effet produit par la lettre de l'Empereur. Il a obtenu un succès bien rare: il a mécontenté tout le monde: «Les Jacobins l'habillent en Feuillant, les constitutionnels sont fâchés qu'il parle des Jacobins, les aristocrates murmurent entre leurs dents; bref, tout le monde est mécontent.»

Ne nous étonnons pas de la quantité de lettres qu'écrivait à cette époque Madame Élisabeth: il faut se rappeler que, décidée à ne point prendre une liberté dont ne jouissaient ni le Roi ni la Reine, elle ne quittait plus l'intérieur des Tuileries.

Ces lettres étaient pour Madame Élisabeth la meilleure consolation de cette captivité des Tuileries, par laquelle elle préludait à une captivité plus étroite et plus dure. Elle y versait toute son âme. Ne craignons pas de chercher dans ses épanchements la révélation de sa vie intime. Elle a auprès d'elle madame de Lastic, et elle éprouve une grande consolation à pouvoir s'entretenir avec cette véritable amie, dont elle admire le courage et la vertu. Ses soirées se trouvent ainsi occupées; elle a moins de temps pour écrire. La famille royale est de plus en plus resserrée dans le château des Tuileries: chose assez naturelle: quand le jour de l'assaut approche, la place est pressée de plus près. Un éclair de joie traverse sa lettre du 6 avril 1792. Madame de Raigecourt se prépare à sevrer et annonce son retour à Paris. Puis vient un cri prophétique à la nouvelle du meurtre de Gustave III: «Voilà donc le Roi de Suède assassiné! chacun à son tour.»

«L'assassinat du Roi de Suède, dit madame de Tourzel[166], fit une grande sensation dans toute la France. Le Roi et la Reine furent consternés en apprenant cette nouvelle. J'étois chez Mgr le Dauphin, et M. Ocariz, consul et agent général d'Espagne, me fit prier de descendre dans mon appartement, ayant quelque chose à me dire. Je lui trouvai le visage renversé: il m'apprit ce malheur. «Les ministres du Roi ne l'ont peut-être pas appris, me dit-il; je crois utile que vous le lui fassiez savoir sur-le-champ.» Je descendis chez la Reine, et je priai cette princesse de me permettre de lui dire un mot en particulier. J'étois désolée d'avoir à l'informer d'un pareil malheur. Elle le savoit déjà, et me dit: «Je vois à votre visage que vous savez la cruelle nouvelle que nous venons d'apprendre. Il est impossible de ne pas être pénétré de douleur; mais il faut s'armer de courage, car qui peut répondre de ne pas éprouver un pareil sort?»—La Reine l'apprit à Madame, qui se jeta dans ses bras et dans ceux du Roi de la manière la plus touchante. On parla de l'âge du Prince Royal de Suède. «Je ne puis l'ignorer, dit le Roi: j'appris sa naissance dans le moment où la Reine étoit prête d'accoucher, et je lui dis: Attendez-vous à une fille, car deux rois n'ont pas deux fils dans le même mois, et peu de jours après (ajouta-t-il en regardant Madame) Mademoiselle vint au monde.—Votre Majesté me permet-elle de lui demander si elle regrette sa naissance?—Non certainement», dit ce Prince en la serrant entre ses bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa avec un sentiment qui attendrit la Reine, Madame Élisabeth, et produisit une scène touchante. La jeune princesse fondait en larmes. Je n'oublierai jamais un spectacle qui m'a laissé une si vive impression.

«..... Nous faisons une grande perte, me dit la Reine. Le Roi de Suède avait conservé pour nous un véritable attachement, et nous fit dire encore, la veille de sa mort, qu'un de ses regrets, en quittant la vie, étoit de sentir que sa perte pouvoit nuire à nos intérêts.» Ce Prince conserva jusqu'à la fin un courage, une présence d'esprit, et je dois dire aussi une sensibilité qu'il témoigna de la manière la plus touchante à ceux qu'il voyoit consternés de sa perte, et nommément aux comtes de Brahé, de Fersen, et plusieurs autres seigneurs de la cour. Ils s'étoient retirés dans leurs terres à l'époque de la révolution que le Roi avoit opérée, et avoient cessé de paroître devant lui. Dès qu'ils eurent appris sa blessure, ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa personne. Le comte de Fersen, qui avoit été son gouverneur, ne put dissimuler sa profonde affliction. Le Roi lui prit la main en lui disant: «Quoique nous ayons été d'avis différents, j'étois bien persuadé que vous seriez la première personne que je verrois auprès de moi,» et ajouta en regardant le comte de Brahé et les autres seigneurs qui environnoient son lit: «Il est doux de mourir entouré de ses vieux amis.»

Le lourd fardeau de la contrainte et des soucis de tout genre s'appesantissait chaque jour davantage pour Louis XVI dans son intérieur; il n'y avait sorte de concession qu'il ne fût obligé de faire aux exigences incessantes de la rue. Les ministres dévoués avaient dû céder la place aux ministres exigeants, les ministres exigeants aux ministres factieux. Ces derniers étaient moins les conseils que les espions de la conduite de Louis XVI. L'attitude du Prince, timide et embarrassée en présence de ministres hautains ou menaçants, mettait le comble à l'avilissement de la royauté. Louis XVI, dans les groupes qui se formaient dans la rue aussi bien que dans les réunions des clubs, n'était plus désigné que sous le nom de M. Véto. C'était peu d'avoir déjà, par un décret (décembre 1791), mis en liberté les Suisses de Châteauvieux qui s'étaient insurgés contre leurs officiers; l'Assemblée, sur la demande de Pétion, formulée au nom des quarante-huit sections de Paris, ordonna qu'une fête nationale aurait lieu en l'honneur de ces soldats rebelles.

Nous trouvons dans la lettre écrite le 18 avril par Madame Élisabeth une description de cette triste fête, la fête de l'indiscipline et de la révolte: «Le peuple a été voir dame Liberté tremblotante sur son char de triomphe; mais il haussoit les épaules. Trois ou quatre cents sans-culottes suivoient en criant: La nation! la liberté! les sans-culottes! Tout cela étoit fort bruyant, mais triste. La garde nationale ne s'en est pas mêlée.» En finissant sa lettre, Madame Élisabeth annonce à son amie que le Roi a choisi M. de Fleurieu, l'ancien ministre de la marine[167], pour gouverneur du Prince Royal.

Cette lettre nous indique que le Dauphin avait atteint l'âge où un fils de France passait aux mains d'un gouverneur. La loi annoncée pour régler l'éducation de l'héritier du trône n'était pas encore faite. Le Roi s'était hâté d'apprendre à l'Assemblée que son fils ayant atteint sa septième année, il lui avait donné pour gouverneur M. de Fleurieu. Cette notification déconcerta les meneurs de l'Assemblée, occupés à dresser la liste des candidats parmi lesquels le Roi devait faire un choix; mais c'était précisément pour empêcher les passions de s'immiscer dans l'éducation du jeune Prince que Louis XVI avait devancé les propositions de l'Assemblée.

Madame Élisabeth venait de recevoir une lettre de l'abbé de Lubersac la pressant vivement de se réunir à ses tantes dans la Ville éternelle, cet abri habituel des grandes infortunes. Madame Élisabeth, en lui répondant, lui exprimait sa ferme résolution de demeurer auprès du Roi. «Il est des positions, écrit-elle, où l'on ne peut pas disposer de soi, et c'est là la mienne: la ligne que je dois suivre m'est tracée si clairement par la Providence qu'il faut que j'y reste.»

Le 16 mai suivant, Madame Élisabeth écrivait à madame de Raigecourt au sujet du bruit qui avait couru sur de prétendus désordres arrivés dans l'armée de la Fayette. «Les administrateurs de la poste, lui dit-elle, y mettront bon ordre, et ne laisseront plus circuler les lettres particulières qui accréditent ces bruits fâcheux.»

On a vu par un passage d'une lettre de Madame Élisabeth que l'Assemblée législative, sur la demande de Pétion, avait décrété qu'une fête populaire serait offerte aux Suisses du régiment de Châteauvieux. Il faut entrer dans quelques détails sur la manière dont l'acte de démence voté par l'Assemblée reçut son exécution.

Collot d'Herbois, longtemps comédien ambulant, et en dernier lieu directeur d'un théâtre à Genève, débute dans la carrière politique en se déclarant le promoteur de cette fête anarchique, où l'on célébra comme un exploit civique une insurrection militaire. Les ïambes vengeurs d'André Chénier en firent justice. Rappelons aussi que son émule et ami, Roucher, invité comme président de sa section à assister à cette fête, répondit au nom de la raison et de l'humanité: «J'accepte, citoyens, mais à condition que le buste de Desilles sera porté par les soldats de Châteauvieux, afin que tout Paris étonné contemple l'assassiné porté en triomphe par ses assassins.»

Il est beau de voir l'âme honnête de deux poëtes protester à la fois contre la lâcheté publique, le délire d'une Assemblée et les honteuses parodies d'un comédien.

Peu de temps après cette fête imaginée par les Jacobins, les constitutionnels voulurent aussi avoir la leur, fête lugubre, destinée à honorer le dévouement du maire d'Étampes. On se souvient que Simonneau, premier magistrat de cette ville, avait voulu s'opposer au pillage d'un convoi de grains, et que, défenseur de la loi, il était mort héroïquement pour elle. Certes sa mémoire méritait l'honneur qu'on lui décernait. La cérémonie eut lieu le 3 juin: quoique empreinte d'un caractère religieux, elle jeta cependant quelque agitation dans Paris. La conduite de Simonneau devait avoir plus de panégyristes que d'imitateurs.

Ce jour-là même, Madame Élisabeth écrivait à madame de Raigecourt, et lui donnait des détails sur un événement d'une haute gravité, le licenciement de la garde constitutionnelle du Roi. Il y avait dans la garde nationale des hommes bien intentionnés, mais nul ensemble, aucune homogénéité. Les factieux s'étaient donc marqué comme but immédiat le licenciement de la garde constitutionnelle, formée d'hommes résolus, choisis parmi les amis déclarés de la royauté, parce qu'elle pouvait devenir le noyau d'une résistance redoutable aux projets de la révolution. Pour être plus sûr d'entrer dans la place, on en licenciait la garnison. Les motions se succédèrent, d'abord dans les clubs, ensuite dans l'Assemblée, contre la garde constitutionnelle. Sur la proposition de Brissot, l'Assemblée décrète la mise en accusation de M. de Brissac, chef de cette troupe, et le licenciement des gardes qu'il commandait. Par la joie qu'avait montrée Madame Élisabeth lors de la formation de la garde constitutionnelle, on peut juger du sentiment que lui fit éprouver son licenciement: c'était le Roi qu'on désarmait.

Le désordre était dans les têtes, la violence dans les actes; l'esprit de vertige et d'ingratitude avait gagné non-seulement les intelligences, mais les cœurs mêmes qu'on devait croire dévoués à la royauté[168].

L'insubordination avait même gagné le camp, ce sanctuaire habituel de l'honneur. Le général Théobald Dillon tombait massacré sous les mains forcenées de soldats qui l'avaient lâchement abandonné. La fièvre et le délire qu'elle amène viennent se réfléchir dans les faits de chaque jour: Marat était accusé avec indignation, renvoyé absous avec éloge, porté en triomphe avec enthousiasme. L'armée abdique ou s'insurge: le Royal-Allemand déserte; Berchiny se disperse. Un décret ordonne la déportation d'un prêtre non sermenté, lorsque vingt citoyens actifs d'un canton se réuniront pour la demander, et sa détention pendant dix ans, lorsque, après sa déportation prononcée, il resterait dans le royaume; la formation d'un camp de vingt mille hommes de Paris est décrétée; les premiers agents du pouvoir se succèdent tous les huit jours. On assiste aux symptômes d'une dissolution sociale:

«Nous avons encore une fois changé de ministres, écrit le 17 juin (1792) Madame Élisabeth. Hier, M. de Chambonas a pris les affaires étrangères; M. de Lajard, la guerre, M. Lacoste reste; les autres sont encore in petto. Ceux qui sont partis vouloient la sanction sur le décret des vingt mille hommes. Comme le Roi ne s'est pas soucié d'amener la guerre civile, il a mieux aimé accepter leur démission: la garde nationale en paroît contente, une grande partie craignoit ces vingt mille hommes. Je ne t'ai pas écrit depuis la mort de Gouvion. T'en souviens-tu? On dit qu'il a expiré en disant: Grand Dieu, pardonnez-moi tous les crimes que j'ai commis! J'espère que Dieu lui aura fait miséricorde. La mort de son frère et la fête de Châteauvieux lui avoient procuré une peine si profonde, qu'il y a à parier qu'il aura fait de grandes réflexions. Dis-lui quelques De profundis

La garde constitutionnelle du Roi avait été licenciée dès le 30 mai, et le duc de Brissac, son commandant, avait été envoyé devant la haute cour nationale. Le château des Tuileries paraissait sans défiance, et, sans doute par excès d'impuissance, ne prenait aucune espèce de précaution. L'anniversaire du serment prêté par le tiers état au Jeu de paume de Versailles ramenait aussi l'anniversaire du voyage de Varennes.

Madame Élisabeth ne pouvait sans frémir arrêter ses regards sur la position du Roi et de la Reine, privés de leur maison militaire, réduits à exiger de leurs amis de s'éloigner, isolés désormais sur un trône sans puissance, captifs dans un palais devenu une prison, et à qui la plainte même, ce dernier droit du malheur, était interdite. C'est en vain qu'ils ont sacrifié leurs prérogatives, livré leurs droits, abandonné leurs honneurs; les démocrates, à cette heure, leur contestent la faculté de vouloir et de penser, et leur mesurent jusqu'à l'air qu'ils respirent. Leurs ennemis, qui ont trafiqué de leur bienveillance, spéculent aujourd'hui sur l'aveuglement d'un peuple qu'ils ont fanatisé. Madame Élisabeth ne se faisait aucune illusion sur les projets des anarchistes[169]. Elle craignait que la fatale époque que nous venons de rappeler (du serment du Jeu de paume et du voyage de Varennes) ne vînt offrir l'occasion de réveiller la fièvre populaire et de punir le Roi du veto obstiné que n'avaient fléchi ni les instances ni les menaces. Le 20 juin, les ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se rassemblèrent en tumulte: leurs attroupements se grossirent en route d'une multitude en guenilles, hommes, femmes et enfants, armés de fusils, de piques et de bâtons. Deux pièces de canon étaient traînées à la tête de cette troupe étrange, commandée par Santerre, brasseur de bière, homme plus présomptueux que capable, qui, dès le commencement des troubles, avait acquis un grand ascendant sur la populace de son quartier. Divisée en trois bandes, cette masse innombrable défila pendant quatre heures dans la rue Saint-Honoré, et fit irruption au sein de l'Assemblée législative, où elle voulait donner lecture d'une pétition qu'elle allait porter aux Tuileries, afin d'obtenir la sanction des décrets. Madame Élisabeth, témoin et presque victime de ces tristes scènes, les a retracées dans une lettre à une époque où elles étaient encore pour ainsi dire sous ses yeux.

Son récit, plein d'une dramatique simplicité, et où se reflète quelque chose de la confusion des scènes qui y sont racontées, donne une appréciation exacte de la journée du 20 juin; mais il est nécessaire d'y ajouter quelques détails que l'angélique modestie de Madame Élisabeth a dissimulés, parce qu'ils étaient à sa gloire. Le souvenir du 6 octobre 1789 devait inspirer de vives inquiétudes sur le sort de la Reine. Louis XVI l'avait conjurée de se retirer au fond de son appartement. Madame Élisabeth l'y avait suivie; mais craignant quelque danger pour son frère, elle était revenue dans la salle où elle l'avait laissé. Six mille brigands en avaient forcé les portes, et contraint le Roi de monter sur une table et de se couvrir la tête du bonnet rouge. Madame Élisabeth paraît..... On la prend pour la Reine. «Vous n'entendez pas, lui dit-on, on vous prend pour l'Autrichienne!—Ah! plût à Dieu, s'écrie-t-elle; ne les détrompez pas: épargnez-leur un plus grand crime!» Et détournant de la main une baïonnette qui touchait presque sa poitrine: «Prenez garde, monsieur, dit-elle avec douceur, vous pourriez blesser quelqu'un, et je suis sûre que vous en seriez fâché.»

Les flots de la populace qui encombrait les salons des Tuileries étaient si pressés, le tumulte, le désordre qui en résultaient étaient tels, qu'étant près d'arriver, après une grande lutte, jusqu'auprès de son frère, Madame Élisabeth aperçut un homme qui, ne pouvant supporter le spectacle des périls qui environnaient le Roi, tombait évanoui à quelques pas de lui dans la foule. Le voyant sans secours, elle parvint à s'approcher, lui fit respirer des sels spiritueux et le rappela à la vie[170]. Cette marque de courage et d'humanité tout ensemble de la part d'une femme en ce moment environnée de piques et de couteaux, adoucit le cœur de tous ceux qui étaient présents: Pétion même parut attendri.

La Reine, avertie de ces scènes alarmantes dont le bruit pénétrait jusqu'aux appartements les plus reculés, où elle essayait d'abriter ses enfants, accourut aussi, réclamant sa part du péril, et se présenta résolûment à l'émeute. Ce jour-là, il faut le dire, Marie-Antoinette parut lasse du fardeau de la vie, et vint elle-même livrer sa tête. «Ne m'arrêtez pas, disait-elle à son entourage, ma place, je vous le répète, est dans tous les dangers où est le Roi. C'est moi qu'ils appellent, c'est ma tête qu'ils demandent.»

L'effervescence était déjà un peu calmée, soit que le fer se fût émoussé et la haine adoucie devant le généreux dévouement de Madame Élisabeth, soit que la populace eût fini par rougir elle-même de ses propres excès. Nous ne reproduirons pas les détails de cette journée, nos lecteurs les connaissent. Santerre et Pétion se montrèrent bientôt, et mirent fin à cet odieux envahissement de la demeure royale. L'insurrection échoua dans sa tentative par suite de la fermeté consciencieuse et intrépide de Louis XVI, qui, tout désarmé qu'il était et incapable de se défendre, triompha des fureurs d'une populace fanatisée. Sommé par elle de sanctionner les décrets auxquels il avait opposé son veto, il sut lui répondre que sa sanction était libre, et que ce n'était ni le moment de la solliciter ni le moment de l'obtenir. Qu'est-il besoin d'ajouter combien fut sublime ce jour-là cette princesse, que la religion et l'histoire offriront pour modèle aux martyrs et aux vertus de tous les siècles? Une femme du peuple, appréciant à sa manière l'insuccès de cette journée, qu'elle attribuait à la présence de Madame Élisabeth, disait naïvement: «Il n'y avoit rien aujourd'hui à faire, leur bonne sainte Geneviève étoit là!»

Le 21 juin, en remerciant officiellement l'Assemblée nationale du zèle qu'elle lui avait témoigné la veille, le Roi lui mandait qu'il laissait à sa prudence de rechercher les causes de cet événement et d'en peser les circonstances. «Pour moi, ajoutait-il, rien ne peut m'empêcher de faire en tout temps et dans toutes circonstances ce qu'exigeront les devoirs que m'imposent la constitution que j'ai acceptée et les vrais intérêts de la nation française.»

Dans une proclamation donnée le lendemain[171], le Roi disait encore: «Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre.» Cette fermeté du Prince dans une telle situation lui avait attiré de vives sympathies. Les affronts adressés à la famille royale, les crimes projetés, cette proclamation qui les dénonçait à la France, avaient fait éclater une dernière fois les symptômes d'une réaction favorable. Aussi ceux qui voulaient renverser la monarchie sentirent le besoin d'un crime de plus, et déjà Danton méditait la journée du 10 août.

Mais revenons un pas en arrière, au surlendemain de cette sédition qui avait mis en péril la vie de toute la famille royale et le destin de la France; nous trouvons Madame Élisabeth, calme et recueillie, écrivant, le 22 juin 1792, une lettre empreinte de la plus ineffable résignation. «L'avenir, c'est elle qui le dit, lui paroît un gouffre d'où l'on ne peut sortir que par un miracle de la Providence.» Ce miracle, elle n'ose l'espérer; elle ose à peine le demander. Dans le découragement de ses pensées et dans sa résignation absolue aux volontés de la Providence, elle ne la prie plus de changer la situation, elle la prie de changer les cœurs; elle ne la supplie plus de sauver les vies, mais de sauver les âmes. On dirait qu'elle commence déjà à prier pour le Roi son frère et la Reine sa sœur comme on prie pour les morts.

Louis XVI lui-même avait senti que le peuple qui à Varennes avait humilié la royauté, venait d'en briser l'effigie et de déchirer la dernière pièce du manteau qui lui restait encore. «Venez me voir ce soir, écrivait-il à son confesseur, j'ai fini avec les hommes, je n'ai plus à m'occuper que du Ciel.» Louis déposa dans son sein le souvenir de tant de peines et le pardon de tant d'injures. Ces illustres infortunés ne comptaient plus sur ce monde: la terre semblait s'éloigner; ils n'y tenaient que pour gémir sur leurs enfants.

Le 8 juillet, Brissot avait proposé de juger le Roi. Les Marseillais avaient demandé l'abolition de la royauté. Le 21, les vitres du château furent brisées à coups de pierres. Les Tuileries furent fermées, l'Assemblée les fit ouvrir. Un ruban dérisoire marqua la ligne qui devait séparer la route d'un peuple libre du domaine de celui qu'ils appelaient le despote. L'état-major de la garde parisienne fut maltraité. La loi agraire fut promise. La tête des députés feuillants fut demandée; des hommes de sang couraient les rues en montrant leurs poignards pour tuer la Reine: Isnard l'accusait des victoires des Autrichiens.

Cependant on apprend que la Fayette a quitté son armée et qu'il est à Paris. Les constitutionnels espèrent que sa démarche hardie va être appuyée par quelques régiments dévoués dont il a dû se faire suivre, et qu'il vient moins demander le châtiment des attentats du 20 juin que les venger lui-même. Il n'en est rien. Le général se borne à porter les plaintes et l'indignation de l'armée à la barre de l'Assemblée, la suppliant «1o d'ordonner que les instigateurs et les chefs des violences commises soient poursuivis et punis comme criminels de lèse-nation;

»2o De détruire une secte qui envahit la souveraineté nationale, tyrannise les citoyens, et dont les débats publics ne laissent aucun doute sur l'atrocité de ceux qui la dirigent;

»3o De prendre des mesures efficaces pour faire respecter toutes les autorités constituées, particulièrement celle de l'Assemblée et celle du Roi, et de donner à l'armée l'assurance que la constitution ne recevra aucune atteinte dans l'intérieur, tandis que de braves François prodiguent leur sang pour la défendre aux frontières.»

Le discours de la Fayette excita de vifs applaudissements dans une partie de l'Assemblée et même dans les tribunes. Le général, s'il eût exigé qu'on se prononçât immédiatement sur sa proposition, eût peut-être emporté un vote favorable; mais il n'avait pas dans le caractère assez de fermeté pour frapper un coup décisif. Madame Élisabeth le jugeait parfaitement, quand, dans cette circonstance, elle disait: «Je sais gré, comme tous les honnêtes gens, à M. de la Fayette d'une démarche courageuse qui le placera personnellement dans peu de jours entre l'alternative de la fuite ou de la mort, mais qui restera stérile pour le salut du Roi. M. de la Fayette ne possède ni la prévoyance qui empêche les obstacles ni la décision qui les surmonte; il menaçoit il y a une heure: peut-être à celle où je parle il est au pouvoir de ses ennemis.»

Le général quitta bientôt Paris, indigné de la tiédeur qui avait accueilli ses offres de dévouement. Son départ fut un triomphe pour les Jacobins. Les dangers de la famille royale se présentaient chaque jour sous un aspect plus terrible: Louis XVI en sentait l'imminence avec les angoisses d'un homme qui voit de minute en minute s'approcher l'heure de sa ruine et ne peut rien tenter pour la prévenir. Madame Élisabeth recevait de temps en temps des lettres de quelques-unes de ses amies qui vivaient loin de la cour, mais dont l'affection pour sa personne s'était encore accrue par ses malheurs. La plupart de ces lettres ne lui apportaient que des avertissements sinistres. Elle en fit plus d'une fois part à son frère: le Roi s'attendrissait avec elle, et son courage s'énervait par sa sensibilité même. De son côté, Madame Élisabeth essayait en vain de lui donner une espérance qu'elle ne partageait pas.

Cependant, à la séance de l'Assemblée nationale du 7 juillet, un fait se passa qui, bien que produit par l'esprit de conciliation d'un prélat constitutionnel, parut ranimer dans quelques âmes un dernier rayon d'espoir pour le salut de la France. Lamourette, évêque de Lyon, essaya, par un discours pathétique, de ramener à l'unité la représentation nationale, alors affaiblie par une scission malheureuse. «Pour parvenir, dit-il, à cette réunion, il suffit de s'entendre. À quoi se réduisent en effet toutes ces défiances? Une partie de l'Assemblée attribue à l'autre le dessein séditieux de vouloir détruire la monarchie; les autres attribuent à leurs collègues le dessein de vouloir la destruction de l'égalité constitutionnelle et le gouvernement aristocratique connu sous le nom des deux chambres. Voilà les défiances désastreuses qui divisent l'empire. Eh bien, foudroyons, messieurs, par une exécration commune et par un irrévocable serment, foudroyons et la république et les deux chambres.» (La salle, dit le Moniteur, retentit des applaudissements unanimes de l'Assemblée et des tribunes, et des cris plusieurs fois répétés: Oui, oui, nous ne voulons que la constitution!) «Jurons, reprend l'orateur, de n'avoir qu'un seul esprit, qu'un seul sentiment, de nous confondre en une seule et même masse d'hommes libres, également redoutables et à l'esprit d'anarchie et à l'esprit féodal, et le moment où l'étranger verra que nous ne voulons qu'une chose fixe et que nous la voulons tous, sera le moment où la liberté triomphera et où la France sera sauvée. (Les mêmes applaudissements recommencent et se prolongent.) Je demande que M. le président mette aux voix cette proposition simple: Que ceux qui abjurent également et exècrent la république et les deux chambres se lèvent!» (Les applaudissements des tribunes continuent. L'Assemblée se lève tout entière. Tous les membres, simultanément et dans l'attitude du serment, prononcent la déclaration de ne jamais souffrir ni par l'introduction du système républicain ni par l'établissement des deux chambres, aucune altération quelconque à la constitution.—Un cri général de réunion suit ce premier mouvement d'enthousiasme.—Les membres assis dans l'extrémité du ci-devant côté gauche se levant par un mouvement spontané, vont se mêler avec les membres du côté opposé. Ceux-ci les accueillent par des embrassements, et vont à leur tour se placer dans les rangs de la gauche.—Tous les partis se confondent. On ne remarque plus que l'Assemblée nationale..... Les spectateurs attendris mêlent leurs acclamations aux serments de l'Assemblée. La sérénité et l'allégresse sont sur tous les visages et l'émotion dans tous les cœurs[172].)

Le député Émery propose de faire jouir le Roi du tableau de cette réconciliation faite pour calmer ses inquiétudes. Cette proposition est adoptée à l'unanimité. Quelque empressement que mette le Prince à venir contempler ce spectacle, à peine arrive-t-il assez tôt pour ne pas trouver le prestige entièrement dissipé. Il parle avec émotion, est écouté avec quelque intérêt, et dès son retour dans sa demeure, heureux d'offrir un gage de la réconciliation universelle, il donne l'ordre d'ouvrir au public le jardin des Tuileries, fermé depuis la journée du 20 juin. Madame Élisabeth ne fut pas un instant dupe de ce prétendu apaisement des opinions de l'Assemblée. Le lendemain, elle écrivait à madame de Raigecourt:

«8 juillet 1792.

»Il faudroit vraiment toute l'éloquence de madame de Sévigné pour rendre tout ce qui s'est passé hier, car c'est bien la chose la plus surprenante, la plus extraordinaire, la plus grande, la plus petite, etc., etc.; mais heureusement le mois d'août s'approche, moment où, toutes les feuilles étant bien développées, l'arbre de la liberté présentera un ombrage plus sûr.»

Madame Élisabeth savait trop qu'en France l'enthousiasme est facile presque autant qu'il est court; elle savait qu'il n'y a pas de sympathie durable entre hommes habitués à se diffamer et à se dénoncer tous les jours, et qui marchent vers des buts diamétralement opposés. Aussi ne fut-elle pas très-étonnée d'apprendre que le soir même de cette belle journée la discussion avait repris dans la chambre législative son animosité habituelle, et que le club des Jacobins avait retenti des vociférations les plus haineuses.

Au milieu de l'ouragan qui emportait toutes choses, les nouveaux ministres[173], qui n'avaient pas désespéré de servir le Roi après la journée du 20 juin, étaient dénoncés comme des conseillers rétrogrades et ennemis de la liberté. Effrayés d'une situation qui leur présageait un décret presque certain, ils déclarèrent tous, dans la séance du 10 juillet, par l'organe de M. de Joly, garde des sceaux, qu'ils venaient de donner leur démission au Roi.

Dans la séance du mercredi 11 juillet, le décret suivant fut rendu:

Acte du Corps législatif.

«Des troupes nombreuses s'avancent vers nos frontières. Tous ceux qui ont en horreur la liberté s'arment contre notre constitution.

»Citoyens, la patrie est en danger!

»Que ceux qui vont obtenir l'honneur de marcher les premiers pour défendre ce qu'ils ont de plus cher se souviennent toujours qu'ils sont Français et libres; que leurs concitoyens maintiennent dans leurs foyers la sûreté des personnes et des propriétés; que les magistrats du peuple veillent attentivement; que tous, dans un courage calme, attribut de la véritable force, attendent pour agir le signal de la loi, et la patrie sera sauvée

Le dénoûment approche. Ce jour-là même, 11 juillet, Madame Élisabeth, en annonçant à madame de Raigecourt la démission des ministres, ne s'étonnait point de cette démonstration, «qui ne laissoit pas que d'étonner bien du monde». Aussi bien elle sentait que le Roi était de fait déjà déchu. L'Assemblée, qui avait licencié la garde constitutionnelle, faisait fuir devant l'ombre de sa désapprobation le ministère éperdu. Madame Élisabeth, qui voyait augmenter de moment en moment la rapidité du mouvement qui entraînait la famille royale à l'abîme, ne pensait plus à rappeler son amie auprès d'elle, et lui défendait de songer à revenir. Elle savait que le vaisseau sombrerait bientôt: ce n'est pas dans un tel moment qu'elle aurait engagé ses amies à lui confier leur existence.

Le vendredi 13 juillet, veille de l'anniversaire de la fédération, l'arrêté du département qui, le 6 du même mois, avait suspendu Pétion de ses fonctions, fut levé par décret de l'Assemblée nationale.»

À l'ovation que la populace de Paris décernait au maire se joignit le suffrage bruyant des fédérés de Marseille et du Finistère. En revenant de la cérémonie du Champ de Mars, la famille royale fut assourdie par les cris de Vive Pétion! À bas Veto!

Et cependant Madame Élisabeth, désireuse de tranquilliser sa Raigecourt, lui écrivait quatre jours après une lettre dans laquelle elle attribuait à ses prières la manière paisible dont les fêtes de la fédération s'étaient passées. Mais on voit qu'après avoir perdu une à une toutes les libertés, la famille royale dut renoncer à la dernière, celle d'écrire, pour épancher ses inquiétudes et ses douleurs dans le sein de ses amis. Madame Élisabeth l'indique assez en parlant dans de telles circonstances de la pluie et du beau temps. «Le tonnerre, écrit-elle, est tombé sur les murs de Versailles.» Une autre foudre allait frapper les Tuileries: le 10 août approchait.

Cependant l'abbé de Lubersac reçut une dernière lettre de Madame Élisabeth, datée du 22 juillet 1792. Elle s'excuse de lui avoir écrit peu de temps auparavant une lettre si sombre; mais elle était sous le coup de l'affreuse journée du 20 juin. «Ceux sur qui l'orage gronde éprouvent parfois de telles secousses qu'il est difficile de savoir et de pratiquer cette grande ressource, celle de la prière.» C'est pour cela que Madame Élisabeth réclame les prières des saintes âmes qui, à l'abri de l'orage, s'élèvent plus facilement vers Dieu. Elle met tant d'insistance à conjurer le prêtre auquel elle écrit de se souvenir d'elle devant Dieu, que la parole antique de ces soldats du Cirque condamnés à périr me revient malgré moi à la mémoire quand je lis ces lignes: «Heureux les saints qui, percés de coups, n'en louent pas moins Dieu à chaque instant du jour! Demandez cette grâce, monsieur, pour ceux qui sont foibles et peu fidèles comme moi.» Seulement la piété de Madame Élisabeth, en transférant la parole antique du paganisme au christianisme, la traduit ainsi: «Ceux qui vont mourir vous prient de prier pour eux.»

Les lettres de Madame Élisabeth vont s'arrêter, et nous allons perdre ce fil conducteur qui nous a guidé jusqu'ici dans notre récit. C'est un premier adieu. Dans l'avant-dernière des lettres adressées à madame de Raigecourt, le 25 juillet 1792, la princesse formait encore le projet de revoir son amie à l'automne. Puis, comme si sa raison tournait en dérision ses propres espérances, elle ajoutait: «Il est toujours joli de pouvoir en parler.» Dans cette lettre, elle annonce déjà que l'on a voulu forcer les portes du château, mais que la garde nationale s'y est opposée.

La dernière lettre de Madame Élisabeth à madame de Raigecourt portait la date du 8 août 1792; elle y annonçait expressément l'agonie du pouvoir exécutif, ajoutant qu'elle ne pouvait entrer dans aucun détail.

On a écrit que c'est à Charenton que le siége du château fut résolu entre quinze conjurés. Que voulaient-ils, ces misérables? Les peuples ont vu souvent des conspirateurs s'élever contre les tyrans et contre la tyrannie; mais remarquons qu'ici les tyrans étaient dans la commune de Paris et la tyrannie dans l'Assemblée législative. Il n'y avait au château des Tuileries que trois femmes, un enfant et un infortuné qui était roi, faibles, méconnus, insultés par tout le monde, sans ressource et sans appui. Pensait-on qu'ils feraient de la résistance? Ils n'en avaient jamais fait. Voulait-on les obliger à changer de domicile? Un mot suffisait. Était-ce un assassinat qu'on projetait? Mais était-ce donc un crime nouveau? On n'avait pas à le méditer dans l'ombre, pendant qu'on le proclamait sur les places et dans les carrefours. On n'avait pas besoin d'enfoncer les portes d'un palais pour égorger trois victimes innocentes qu'on aurait trouvées priant pour leurs bourreaux. Croyez-le bien, le passage si court de la vie à la mort ne leur eût point paru douloureux. Tout ce qui porte une âme généreuse pensera aisément que ce n'est pas là ce que la mort a de plus affreux. C'est la fin de la mort, mais ce n'en est ni le commencement ni le milieu. La voir venir horrible, injuste, prématurée, mesurer le sablier du temps par la durée seule de ses souffrances, s'anéantir pour renaître avec une blessure nouvelle, être frappé dans ses enfants, dans son époux, dans sa sœur, dans sa femme, dans ses amis, dans ses serviteurs fidèles, dans sa gloire, dans sa puissance, dans sa renommée, enfin mourir de calomnie, c'est là mourir. Cette mort, barbares, vous la leur aviez donnée: le plus grand crime avait été commis!

Louis XVI, dans son abandon, eut peine à retenir quelques-uns de ses ministres et à en trouver d'autres assez courageux pour accepter une responsabilité sans pouvoir. Il parvint cependant, à force de sollicitations, à se former un cabinet; ainsi, ce n'était plus comme autrefois à l'ambition des hommes, c'était à leur dévouement, c'était à leur pitié qu'il fallait s'adresser pour trouver encore des ministres. Comme M. Bigot de Sainte-Croix se défendait d'accepter un portefeuille et motivait son refus sur des raisons: «Que de difficultés, s'écria Louis XVI, pour être ministre d'un roi de quinze jours!»

Ce prince, dont Madame Élisabeth jusqu'alors avait toujours cherché à remonter le courage, remarquait que maintenant sa sœur demeurait interdite et muette: en vain il essayait de surprendre encore une lueur d'espérance sur ses lèvres ou dans ses regards; il n'y lisait plus que ce mot: «Résignation». Il comprit que sa fin était prochaine, et il s'y prépara. On a même prétendu que dès cette époque il fit un premier testament; mais cette assertion ne repose sur aucune autorité sérieuse.

Depuis un mois, les assemblées démagogiques formées dans les divers quartiers de Paris s'étaient déclarées permanentes. Les gardes nationales demeuraient en armes jour et nuit. Sur les places publiques, de véhéments orateurs débitaient des harangues incendiaires.

Danton pensa que le moment était venu de prendre sa revanche de la journée du 20 juin. Prudhomme et les autres journalistes de la faction excitaient ouvertement le peuple à l'assassinat. De son côté, Marat activait le mouvement dans ses pamphlets: «Citoyens, disait-il, veillez autour de ce palais, asile inviolable de tous les complots contre la nation: une reine perverse y fanatise un roi imbécile; elle y élève les louveteaux de la tyrannie. Des prêtres insermentés y bénissent les armes de l'insurrection contre le peuple; ils y préparent la Saint-Barthélemy des patriotes.» La révolution, avant de commencer l'attaque, avait désorganisé la défense. D'un côté, l'Assemblée avait décrété que plusieurs régiments de ligne et deux bataillons suisses partiraient pour la frontière; de l'autre, les Jacobins avaient appelé des Marseillais, qui traversèrent la France avec des armes et du canon, disant qu'ils se rendaient à Paris pour y tuer le tyran; et aucune municipalité, aucun chef militaire ne se trouvèrent sur leur route pour arrêter leur marche. Leur présence à Paris est marquée par plusieurs massacres. Santerre leur donne un banquet à Charenton. C'est là, comme nous l'avons rapporté, que se forme le comité d'insurrection qui doit porter le dernier coup à la monarchie. La municipalité, aux ordres du maire, subit bientôt l'influence de ce comité.

Le vendredi 3 août, le Roi adressa, par les mains de ses ministres, le message suivant à l'Assemblée:

«Du 3 août 1792, l'an IVe de la liberté.

»Il circule, Monsieur le président, depuis quelques jours un écrit intitulé: Déclaration de S. A. S. le duc régnant de Brunswick-Lunebourg, commandant les armées combinées de LL. MM. l'Empereur et le Roi de Prusse, adressée aux habitants de la France. Cet écrit ne présente aucun des caractères qui pourroient en garantir l'authenticité. Il n'a été envoyé par aucun de mes ministres dans les diverses cours d'Allemagne qui avoisinent le plus nos frontières. Cependant sa publicité me paroît exiger une nouvelle déclaration de mes sentiments et de mes principes.

»La France se voit menacée par une grande réunion de forces. Reconnoissons tous le besoin de nous réunir.

»La calomnie aura peine à croire à la tristesse de mon cœur à la vue des dissensions qui existent et des malheurs qui se préparent; mais ceux qui savent ce que valent à mes yeux le sang et la fortune du peuple croiront à mes inquiétudes et à mes chagrins. J'ai porté sur le trône des sentiments pacifiques, parce que la paix, le premier besoin des peuples, est le premier devoir des rois. Mes anciens ministres savent quels efforts j'ai faits pour éviter la guerre; je sentois combien la paix étoit nécessaire; elle seule pouvoit éclairer la nation sur la nouvelle forme de son gouvernement; elle seule, en épargnant des malheurs au peuple, pouvoit me faire soutenir le caractère que j'ai voulu prendre dans cette révolution: mais j'ai cédé à l'avis unanime de mon conseil, au vœu manifeste d'une grande partie de la nation et plusieurs fois exprimé par l'Assemblée nationale. La guerre déclarée, je n'ai négligé aucun moyen d'en assurer le succès; mes ministres ont reçu l'ordre de se concerter avec les comités de l'Assemblée et avec les généraux. Si l'événement n'a pas encore répondu à l'espérance de la nation, ne devons-nous pas en accuser nos divisions intestines, les progrès de l'esprit de parti et surtout l'état de nos armées, qui avoient besoin d'être encore exercées avant de les mener aux combats? Mais la nation verra croître mes efforts avec ceux des puissances ennemies; je prendrai, de concert avec l'Assemblée nationale, tous les moyens pour que les malheurs inévitables de la guerre soient profitables à sa liberté et à sa gloire.

»J'ai accepté la constitution: la majorité de la nation la désiroit; j'ai vu qu'elle y plaçoit son bonheur, et ce bonheur fait l'unique occupation de ma vie. Depuis ce moment, je me suis fait une loi d'y être fidèle, et j'ai donné ordre à mes ministres de la prendre pour seule règle de leur conduite. Seul, je n'ai pas voulu mettre mes lumières à la place de l'expérience ni ma volonté à la place de mon serment.

»J'ai dû travailler au bonheur du peuple; j'ai fait ce que j'ai dû: c'est assez pour le cœur d'un homme de bien. Jamais on ne me verra composer sur la gloire ou les intérêts de la nation, recevoir la loi des étrangers ou celle d'un parti, c'est à la nation que je me dois: je ne fais qu'un avec elle; aucun intérêt ne sauroit m'en séparer; elle seule sera écoutée. Je maintiendrai jusqu'à mon dernier soupir l'indépendance nationale: les dangers personnels ne sont rien auprès des malheurs publics. Eh! qu'est-ce que des dangers personnels pour un Roi à qui l'on veut enlever l'amour du peuple? C'est là qu'est la véritable plaie de mon cœur. Un jour peut-être le peuple saura combien son bonheur m'est cher, combien il fut toujours et mon seul intérêt et mon premier besoin. Que de chagrins pourroient être effacés par la plus légère marque de son retour!

»Signé: LOUIS.

»Et plus bas: Bigot Sainte-Croix

Plusieurs membres demandèrent l'impression de ce message; mais après avoir entendu un discours violent d'Isnard, l'Assemblée décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer sur l'impression.

Une députation de la commune, ayant Pétion à sa tête, est immédiatement après introduite à la barre de l'Assemblée.

«Législateurs, dit le maire de Paris, c'est lorsque la patrie est en danger que tous ses enfants doivent se presser autour d'elle; et jamais un si grand péril n'a menacé la patrie. La commune de Paris nous envoie vers vous: nous venons apporter dans le sanctuaire des lois le vœu d'une ville immense..... Tous les décrets que l'Assemblée a rendus pour renforcer nos troupes sont annulés par le refus de sanction ou par des lenteurs perfides. Et l'ennemi s'avance à grands pas, tandis que des patriciens commandent les armées de l'égalité, tandis que des généraux quittent leur poste en face de l'ennemi, laissent délibérer la force armée, viennent présenter aux législateurs son vœu, qu'elle n'a pu légalement énoncer, et calomnient un peuple libre, que leur devoir est de défendre.

»Le chef du pouvoir exécutif est le premier anneau de la chaîne contre-révolutionnaire. Son nom lutte chaque jour contre celui de la nation; son nom est un signal de discorde entre le peuple et ses magistrats, entre les soldats et les généraux. Il a séparé ses intérêts de ceux de la nation. Nous les séparons comme lui. Loin de s'être opposé par un acte formel aux ennemis du dehors et de l'intérieur, sa conduite est un acte formel et perpétuel de désobéissance à la constitution. Tant que nous aurons un roi semblable, la liberté ne peut s'affermir, et nous voulons demeurer libres. Par un reste d'indulgence, nous aurions désiré pouvoir vous demander la suspension de Louis XVI tant qu'existera le danger de la patrie; mais la constitution s'y oppose. Louis XVI invoque sans cesse la constitution: nous l'invoquons à notre tour et nous demandons sa déchéance.

»Cette grande mesure une fois portée, comme il est très-douteux que la nation puisse avoir confiance dans la dynastie actuelle, nous demandons que des ministres solidairement responsables, nommés par l'Assemblée nationale, mais hors de son sein, suivant la loi constitutionnelle, exercent provisoirement le pouvoir exécutif, en attendant que la volonté du peuple, notre souverain et le vôtre, soit légalement prononcée dans une convention nationale aussitôt que la sûreté de l'État pourra le permettre. Cependant, que nos ennemis, quels qu'ils soient, se rangent tous au delà de nos frontières; que des lâches et des parjures abandonnent le sol de la liberté; que trois cent mille esclaves s'avancent, ils trouveront devant eux dix millions d'hommes libres prêts à la mort comme à la victoire, combattant pour l'égalité, pour le toit paternel, pour leurs femmes, leurs enfants et leurs vieillards. Que chacun de nous soit soldat tour à tour, et s'il faut avoir l'honneur de mourir pour la patrie, qu'avant de rendre le dernier soupir chacun de nous illustre sa mémoire par la mort d'un esclave ou d'un tyran.»

L'Assemblée renvoya immédiatement cette pétition au comité de l'extraordinaire, témoignant ainsi à la municipalité de Paris tous les sentiments de déférence qu'elle venait de refuser au Roi. Ce manifeste outrageant, porté par Pétion à la barre de la Convention, était jeté une heure après dans tous les échos des carrefours. Cependant, un matin, de son petit appartement du pavillon de Flore, Madame Élisabeth crut entendre sous ses croisées fredonner l'air du Pauvre Jacques; attirée par ce refrain, qui réveillait un doux souvenir, elle entrebâilla sa fenêtre; mais ce n'était pas sa romance qu'elle entendait, c'étaient des couplets royalistes empruntés aux Actes des Apôtres, espèce de charivari monarchique de 1790; couplets dans lesquels au Pauvre Jacques on avait substitué le pauvre peuple, que l'on plaint de n'avoir plus de roi et de ne connaître que la misère. L'air de cette romance, d'ailleurs si tendre et si sympathique, a été appliqué par l'Église elle-même à ce pieux cantique que les jeunes filles répètent en chœur le jour de leur première communion[174]. Ce fut là pour Madame Élisabeth le dernier reflet d'un temps heureux.

Tout était préparé pour le triomphe de l'insurrection. Les orateurs des clubs, les tribuns de la rue répondaient du succès du premier mouvement: les chefs en arrêtèrent le plan, dont ils avaient fixé l'exécution d'abord au 29 juillet, et définitivement au 10 août. Le programme de ce plan fut imprimé, et se distribuait publiquement pendant les huit jours qui précédèrent la journée prescrite par la colère des sections[175].

Dans la soirée du 9 août, la famille royale s'était, après le souper, retirée dans le cabinet du conseil. Les ministres et quelques personnes de la cour s'y étaient réunis pour passer la nuit. L'imminence du péril brisait pour la première fois la règle inflexible de l'étiquette: le coucher du Roi n'eut pas lieu. «La Reine, rapporte madame de Tourzel, parloit à chacun de la manière la plus affectueuse, et encourageoit le zèle qu'on lui témoignoit. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline, auprès de M. le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formoit le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnoit dans tous les esprits.»

Vers onze heures, une municipalité révolutionnaire, chassant la municipalité légale, s'installait à l'hôtel de ville, et se déclarait en insurrection. Elle agit et parle en souveraine; elle excite, elle concentre, elle organise les mouvements de l'insurrection.

Minuit sonne: Camille Desmoulins, Chabot et quelques autres donnent le signal. Le tocsin se fait entendre aux Cordeliers. On bat la générale, le bruit du canon se mêle au bruit du tambour. «Vers trois heures, raconte un témoin oculaire[176], nous entendîmes le tocsin. Le nombre des personnes qui étoient chez le Roi s'étoit encore augmenté. On avoit fini par s'asseoir sur les fauteuils, par terre, sur les tables, sur les consoles, partout où l'on pouvoit s'appuyer, quoique quelques subalternes de la maison du Roi prétendissent dans le commencement qu'il étoit contre l'étiquette de s'asseoir dans la chambre du Roi.» Oui, il était encore question d'étiquette, et la vie du Roi et l'existence de la monarchie étaient en péril! Depuis le Roi jusqu'à son fils, âgé de six ans, nul ne devait être épargné. Élisabeth n'était point la proie qu'on cherchait, mais elle se présentait: elle voulait braver la mort qui menaçait le Roi, la Reine et leurs enfants.

Les sections s'ébranlaient; les insurgés accouraient en colonnes serrées; des bandes armées de piques profitaient du désordre pour se glisser dans les rangs des troupes fidèles. L'aube du jour paraît. Marie-Antoinette, dans la crainte que le fer des Marseillais ne surprenne ses enfants dans leurs lits, les fait habiller, et dès ce moment reste en communication avec eux. Aussi peu émue de ses propres dangers qu'inquiète de ceux qui menacent sa famille, elle va alternativement chez le Roi et chez ses enfants, puis retourne dans le cabinet du conseil, où sa présence d'esprit et ses courageuses paroles excitent l'admiration des ministres. Madame Élisabeth l'accompagne, évangélique figure offrant la douce image de la tendresse fraternelle, de la douleur et de la piété.

Louis XVI sent la nécessité de visiter les postes intérieurs du château: la Reine, ses enfants, Madame Élisabeth et madame de Lamballe l'accompagnent. Si l'attitude du Roi, calme, mais plus paternelle que militaire, fait peu d'impression sur l'âme du soldat, la présence de ces trois femmes et de ces deux beaux enfants, venant en silence faire un dernier appel aux sentiments généreux de leurs amis, électrise les derniers défenseurs de la monarchie. Dans la galerie de Diane, l'enthousiasme éclate sur leur passage; l'émotion gonfle les poitrines, les larmes mouillent tous les yeux. Au milieu du débordement des idées modernes apparaît une scène du moyen âge, où le vieil esprit de chevalerie reprend un instant son empire: deux cents gentilshommes environ sont accourus aux Tuileries au premier bruit des dangers du Roi; ils n'avaient pas d'uniformes; ils portaient leurs armes sous leurs habits, ce qui leur fit donner le nom de chevaliers du poignard. Les uns prient la Reine de toucher leurs armes, afin de les rendre victorieuses; les autres lui demandent la permission de lui baiser la main, afin de leur rendre la mort plus douce. Mille transports d'amour et d'espérance éclatent à la fois: Vivent les Rois de nos pères! s'écrient les jeunes gens; Vive le Roi de nos enfants! s'écrient les vieillards en élevant le Dauphin dans leurs bras. Suprême et courageuse protestation contre l'émigration, ces braves gens sont venus mourir, victimes résignées du vieil honneur français.

Mais dans la visite des postes des cours et du jardin, où les princesses ne suivirent pas le Roi, ce prince fut loin de recevoir un bon accueil. La garde nationale cria, il est vrai: Vive le Roi! mais cette acclamation fut bientôt couverte par les cris de: À bas le Veto! Rentré au château, la sueur au front, le désespoir dans l'âme, le triste monarque délibérait encore avec ses ministres sur les moyens de défense, que déjà les insurgés débouchaient de toutes parts sur le Carrousel en colonnes serrées, les uns armés de piques et de fusils enlevés à l'Arsenal, qui venait d'être envahi, les autres traînant des canons et des munitions de guerre. À neuf heures du matin, les portes du château sont forcées: la multitude se répand dans les cours. Les cris de: La déchéance ou la mort! sont poussés par un peuple immense qui encombre la place et les abords des Tuileries. «N'entendez-vous pas ces cris?» dit en ouvrant précipitamment la porte du cabinet du conseil un homme portant une écharpe et qui se croit encore membre de la commune, bien que la municipalité légale dont Royer-Collard faisait partie ait été chassée par une municipalité insurrectionnelle qui s'est nommée elle-même; «le peuple demande la déchéance ou la mort, le peuple veut la déchéance.—Eh bien, répond le ministre de la justice, que l'Assemblée la prononce donc!—Mais après cet acte, dit la Reine, qu'arrivera-t-il?»—L'officier municipal (qui ne l'était plus) s'incline et se tait. Un chef de légion[177] entrant alors, et s'adressant à Marie-Antoinette: «Madame, dit-il, le peuple est le plus fort: quel carnage il va y avoir! Votre dernier jour est arrivé.» Au milieu des émotions causées par ces paroles, paraît à la tête du directoire le procureur général revêtu de son écharpe: «Sire, s'écrie-t-il avec épouvante, le danger est au-dessus de toute expression; il n'y a ni lutte ni défense possibles: la garde nationale ne peut offrir que le concours d'un petit nombre; la masse est intimidée ou corrompue; elle se réunira dès le premier choc aux agresseurs. Déjà les canonniers, à la seule recommandation de rester sur la défensive, ont déchargé leurs pièces. Sire, vous n'avez plus une minute à perdre; il n'y a de sûreté pour vous que dans le sein de l'Assemblée; il n'y a d'abri sûr pour votre famille qu'au milieu des représentants du peuple.»

Cette idée entre avec Rœderer au château; elle y entre portée par le vent qui souffle de la rue; elle y entre avec la soudaineté et l'éclat de la foudre révolutionnaire: il est de ces minutes fatales dans la vie des rois et des peuples où la réflexion est impossible, alors que le retentissement de la révolte, parti d'en bas, a atteint toutes les hauteurs. Louis XVI demeure interdit. Mais la Reine relevant fièrement la tête: «Que dites-vous, monsieur? s'écrie-t-elle, vous nous proposez de chercher un refuge chez nos plus cruels persécuteurs? Jamais! jamais! Qu'on me cloue sur ces murailles avant que je consente à les quitter! Mais dites, monsieur, dites, sommes-nous donc totalement abandonnés?—Madame, je le répète, la résistance est impossible. Voulez-vous faire massacrer le Roi, vos enfants et vos serviteurs?—À Dieu ne plaise! puissé-je être la seule victime!—Encore une minute, poursuit Rœderer, une seconde peut-être, et il est impossible de répondre des jours du Roi, des vôtres, de ceux de vos enfants.—De mes enfants! dit-elle en les serrant dans ses bras, non, non, je ne les livrerai pas au couteau!»

Et s'adressant aux ministres du Roi: «Eh bien, c'est le dernier des sacrifices, mais vous en voyez l'objet!» Madame Élisabeth s'approchant alors du procureur général: «Monsieur Rœderer, dit-elle en élevant la voix comme pour prendre à témoin tout ce qui l'environne, vous répondez des jours du Roi et de la Reine!—Madame, nous répondons de mourir à leurs côtés; c'est tout ce que nous pouvons garantir.» Aussitôt quelques précautions sont prises pour assurer la marche de la famille royale; les membres du département, auxquels se joignent un grand nombre de gentilshommes armés, forment un cercle au milieu duquel elle se place. Dans les salles, dans les galeries qu'elle traverse, on l'entoure en frémissant. «Point d'exaltation, s'écrie Rœderer, vous compromettriez la vie du Roi.—Restez calmes», dit Louis XVI. La Reine ajouta: «Nous reviendrons bientôt.»

«On sortit, raconte M. de la Rochefoucauld, par la grille du milieu. M. de Bachmann, major des gardes suisses, marchoit le premier entre deux haies de ses soldats. M. de Poix le suivoit à quelque distance, et marchoit immédiatement avant le Roi. La Reine suivoit le Roi en tenant M. le Dauphin par la main; Madame Élisabeth donnoit le bras à Madame, fille du Roi; madame la princesse de Lamballe et madame de Tourzel les suivoient. Je me trouvai dans le jardin à portée d'offrir mon bras à madame de Lamballe, et elle le prit, car elle étoit celle qui avoit le plus d'abattement et de crainte. Le Roi marchoit droit; sa contenance étoit assurée, le malheur cependant étoit peint sur son visage. La Reine étoit tout en pleurs; de temps en temps elle les essuyoit, et s'efforçoit à prendre un air confiant qu'elle conservoit quelques minutes. Cependant, s'étant appuyée un moment contre mon bras, je la sentis toute tremblante. M. le Dauphin n'avoit pas l'air très-effrayé; Madame Élisabeth étoit la plus calme; elle étoit résignée à tout: c'étoit la religion qui l'inspiroit. Elle dit en voyant ce peuple féroce: «Tous ces gens sont égarés; je voudrois leur conversion, mais pas leur châtiment.» La petite Madame pleuroit doucement. Madame de Lamballe me dit: «Nous ne rentrerons jamais au château[178]

Deux colonnes se formèrent, à la sortie du château, pour protéger la famille royale; l'une composée des grenadiers suisses, l'autre des bataillons des Petits-Pères et des Filles Saint-Thomas. Mais la multitude entassée sous les fenêtres du palais, voyant la voie que prend le Roi, aussitôt se porte en masse vers l'escalier du passage des Feuillants. La route se trouve ainsi obstruée, et Louis XVI, pendant dix minutes, est contraint de s'arrêter au bas de l'escalier. Là, sur le seuil même de sa demeure, il apprend qu'une partie des gardes nationaux se retiraient pour aller garder leurs familles et leurs foyers. Des bataillons se déclaraient contre la royauté, qu'ils voyaient faible, en faveur de la révolution, qui se montrait triomphante. Du sein de la cohue tumultueuse qui, sur les instances du procureur général, s'entr'ouvre à peine pour livrer passage à la famille royale, on n'entend sortir que des invectives et des menaces. Quelques membres de l'Assemblée essayent en vain de se porter au-devant du monarque: le flot compacte de la foule résiste comme un mur. La masse d'aboyeurs qui encombre la terrasse des Feuillants crie d'une seule voix: À bas le tyran! la mort! Le péril semble grand. Un grenadier s'empare du Prince royal et le porte dans ses bras. Il faut une demi-heure de lutte pour traverser, sous une pluie d'outrages, cette courte distance qui sépare le palais des Tuileries du Manége, où siége l'Assemblée nationale. À ses portes, les clameurs redoublent. Rœderer harangue la populace et l'apaise; mais dans le couloir étroit et engorgé de gens de toute sorte, un mouvement irrésistible sépare les membres de la famille royale. Marie-Antoinette perd de vue un instant son fils. Mais le grenadier qui s'est emparé de l'enfant l'élève dans ses bras au-dessus de la foule, puis se faisant jour avec ses coudes, il pénètre dans la salle derrière le Roi, et dépose sur le bureau de l'Assemblée son précieux fardeau aux applaudissements des tribunes. Louis XVI prend place à côté du président, et Marie-Antoinette avec sa suite sur les siéges des ministres. Devant le spectacle de tant de grandeur humiliée, le calme se rétablit, et le Roi prend la parole:

«Je suis venu ici pour épargner un grand crime, et je pense que je ne saurois être plus en sûreté qu'au milieu des représentants de la nation.—Sire, répond Vergniaud, vous pouvez compter sur la fermeté de l'Assemblée nationale. Elle connoît ses devoirs: ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées.»

Le Roi s'assied, et la discussion commençait, lorsque, sur l'observation faite par plusieurs membres de l'Assemblée que le corps législatif ne peut délibérer en présence du Roi, l'Assemblée décide que le Roi et sa famille se retireront dans la tribune du journal le Logographe. Cette loge est si étroite qu'elle peut à peine contenir les rédacteurs du journal, et si basse qu'on ne peut y demeurer debout. Louis XVI s'assied sur le devant, Marie-Antoinette dans un coin où sa noble tête cherche un peu d'ombre contre tant d'opprobre; Madame Élisabeth se place sur une banquette avec les enfants, leur gouvernante et madame de Lamballe. Derrière cette banquette essayent de se tenir debout quelques gentilshommes qui avaient espéré combattre aux Tuileries, et qui voulaient du moins ne pas fuir la mort si la bataille leur échappait. À peine trois quarts d'heure étaient-ils écoulés depuis que la famille royale était dans l'enceinte de l'Assemblée, que l'on entendit de violentes détonations du côté du château. Évidemment le combat que le Roi avait voulu prévenir par son départ était engagé. Les Tuileries étaient attaquées. Les Suisses, au nombre de sept cent cinquante, les gardes nationaux, au nombre de deux cent cinquante, et environ deux cents gentilshommes résolus à la mort, assaillis par les bandes révolutionnaires, repoussaient la force par la force. Les feux de mousqueterie se succédaient d'instant en instant; on avait même entendu le bruit du canon. L'émotion la plus vive se manifesta dans l'Assemblée. Sur la motion d'un de ses membres (le représentant Lamarque), elle envoya une députation pour mettre un terme au conflit et prendre sous sa protection les personnes demeurées au château. Mais cette députation ne put arriver aux Tuileries; elle fut dispersée par la foule, et bientôt on vit revenir ses membres, qui déclarèrent qu'ils avaient été dans l'impossibilité de remplir leur mission. Louis XVI, dont le cœur se troublait à la seule idée de l'effusion du sang parisien, avait employé un moyen plus efficace. Aussitôt que le bruit de la fusillade était arrivé à ses oreilles, il avait écrit au crayon un ordre par lequel il prescrivait aux Suisses de cesser le feu, d'évacuer le château et de rentrer dans leur caserne, et chargea de cet ordre un de ses serviteurs, M. d'Hervilly, qui arrive au château et communique l'ordre du Roi. Les Suisses et les autres défenseurs du château ont repoussé l'attaque. Ils sont toujours maîtres de la place. Ils ont obligé les colonnes insurgées d'évacuer la cour du Carrousel et ils les tiennent en respect. Les Suisses, après un moment d'hésitation, se disposent à quitter le château par la pensée qu'ils vont au secours du Roi. Ce n'est que cinq minutes après que le peloton qui sert d'avant-garde à leur petite troupe a évacué le château que les plus hardis des agresseurs traversent la cour et arrivent au grand escalier. Les Tuileries, malgré la légende révolutionnaire qui a défrayé presque tous les historiens, n'ont pas été prises d'assaut; elles ont été envahies après avoir été évacuées sur un ordre signé de la main du Roi[179].

En pénétrant dans le château des Tuileries, la multitude égorgea quelques faibles détachements qui, postés dans les appartements, n'avaient pas entendu l'appel du tambour et ne s'étaient point ralliés à la colonne. La populace massacra de même les blessés laissés au château, ainsi que le chirurgien-major et un aide qui n'avaient pas voulu les abandonner. Les Suisses gardiens des postes subirent le même sort. On tua tout dans les cuisines, jusqu'au dernier marmiton. Puis la multitude, suivant ses caprices, épargna ou frappa ceux qui se présentèrent à sa vue. Au milieu de ces actes de férocité, il y eut quelques actions généreuses, comme il y eut quelques actions de désintéressement au milieu des scènes de sac et de pillage dont le château fut le théâtre.

Pendant ce temps, la moitié de la colonne suisse qui traversait le jardin était fusillée de tous côtés par les bataillons de la garde nationale appelés pour la défense du château, prise en queue par l'avant-garde des assaillants qui avait traversé le vestibule sans s'y arrêter, et elle venait expirer sous la pointe des sabres de la gendarmerie à cheval qui occupait la place Louis XV; l'autre moitié arrivait jusqu'à la salle de l'Assemblée, où, après avoir déposé les armes sur les ordres formels du Roi, les soldats furent dirigés sur divers points et massacrés en route par la multitude.

De minute en minute la salle et les tribunes de l'Assemblée s'étaient encombrées de monde; le tumulte était extrême, la chaleur excessive. La loge où était parquée la famille royale, et dont les murs blanchis reflétaient les rayons ardents du soleil, formait une fournaise où s'engouffraient en même temps les vapeurs brûlantes et les bruits du carnage. La sueur ruisselait de tous les fronts. Le spectacle des dévastations du château venait se dérouler sous les yeux mêmes de la famille royale. Des hommes couverts de sang apportaient et successivement déposaient sur le bureau du président des vaisselles d'argent, des rouleaux d'or, des diamants, des portefeuilles trouvés dans les appartements: les dépouilles des Tuileries étaient saluées comme des trophées. Les dépositions mêmes des insurgés qui, plus honnêtes que leurs compagnons, apportaient dans le sein de l'Assemblée ce qu'ils avaient enlevé au château, témoignaient que les Tuileries avaient été mises au pillage.

Au bruit du canon et à la lueur de l'incendie, des députations venaient réclamer la déchéance de Louis XVI; des menaces sanguinaires étaient faites. Le cœur brisé, mais calme, Madame Élisabeth contemplait le front serein ces scènes de vertige et de colère, et baissait la tête comme soumise aux volontés de Dieu.

Bientôt Vergniaud, qui venait de rédiger au milieu du comité l'acte de suspension de la royauté, reparaît à la tribune et lit, au milieu d'un profond silence, ce décret qui ne fut pas discuté et que le Roi entendit sans étonnement et qu'il vit adopter sans regret. On comprend même que, sous l'impression des événements de la journée, ce décret obtint l'unanimité des suffrages; car les amis du Roi croyaient lui sauver la vie, et ses ennemis lui ôtaient la couronne.

La nuit n'interrompit ni le tumulte ni les massacres. Des bûchers furent allumés pour consumer les cadavres; et ce fut à la lueur des flammes funèbres nourries par le meurtre que l'Assemblée prolongea sa séance jusqu'à deux heures du matin. Prisonnière jusqu'à cette heure dans la loge du logographe, spectatrice de sa propre chute et atteinte sous l'œil même de ses ennemis dans les dernières fibres de la sensibilité humaine, la famille royale fut conduite par des commissaires de l'Assemblée et les inspecteurs de la salle au logement qui, depuis la promulgation du décret de la déchéance, avait été disposé pour elle à la hâte dans l'étage supérieur de l'ancien couvent des Feuillants. «On traversa le jardin, rapporte M. d'Aubier, au milieu d'une foule de piques encore dégouttantes de sang; on étoit éclairé par des chandelles placées au bout des canons de fusil; des cris féroces demandant la tête du Roi et de la Reine ajoutoient à l'horreur de ce tableau; un forcené, élevant la voix plus que les autres, leur annonça que si l'Assemblée tardoit à les leur livrer il mettrait le feu au bâtiment où on les placeroit.

»Lorsque nous traversions le jardin, je portois dans mes bras le Prince royal; en voyant ces égorgeurs couverts de sang se presser sur notre passage, la Reine craignit, comme moi, que le Prince ne fût frappé dans mes bras; elle étoit mère trop tendre pour laisser à son serviteur l'honneur de couvrir de son corps celui de son enfant: oubliant qu'elle étoit la plus menacée, elle m'ordonna de lui remettre le Prince, à qui la peur avoit donné une agitation presque convulsive, et elle lui dit quelques mots à l'oreille. À cet âge heureux, l'âme se calme aisément; à peine étions-nous dans l'escalier, qu'il se mit à sauter de joie en me disant: «Maman m'a promis de me coucher dans sa chambre, parce que j'ai été bien sage devant ces vilains hommes[180]

Le logement destiné à la famille royale se composait de quatre chambres, je devrais dire de quatre cellules contiguës, pavées de briques, ouvrant chacune par une petite porte pareille sur le même corridor. Au premier avis qui lui avait été donné, l'architecte de l'Assemblée s'était empressé de faire porter la plupart de ses propres meubles dans ce petit appartement. Dans la première pièce servant d'antichambre veillèrent les derniers serviteurs de la royauté abattue; dans la seconde, Louis XVI coucha à moitié vêtu; dans la troisième, la Reine avec sa fille, et, cette nuit seulement, selon la parole donnée, avec le Dauphin, qui passa les deux nuits suivantes dans la quatrième chambre avec Madame Élisabeth, madame de Lamballe et madame de Tourzel. Un souper avait été servi dans la première pièce; personne n'y avait touché, excepté les enfants. Et cependant le Roi seul avait pris quelque nourriture dans la loge du logographe, ses enfants n'y avaient mangé que quelques fruits, et le reste de la famille n'avait aspiré que quelques gouttes d'eau de groseille qu'elle devait au zèle de M. d'Aubier et à la pitié des inspecteurs de la salle: les souffrances morales étaient telles qu'elles faisaient oublier la faim. Au moment de souper, le Dauphin se souvint de son chien et en demanda des nouvelles avec anxiété. Pour consoler le prince, on lui dit qu'il reviendrait un jour; mais se persuadant qu'on l'avait étouffé dans la foule, il en eut beaucoup de chagrin. Madame Élisabeth lui dit avec une douceur mélancolique: «Allons, cher enfant, consolez-vous, il est des douleurs plus cruelles; continuez d'aimer Dieu pour qu'il vous en préserve.»

M. d'Aubier raconte que MM. de Poix, de Rohan-Chabot, de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Nantouillet, d'Hervilly, Villerant, de Goguelat, de Beauregard, de Lasserre, passèrent la nuit les uns dans la première pièce servant d'antichambre, les autres aux portes des autres chambres. «Ils y furent, dit-il, plus exposés que M. de Tourzel fils et moi, que le Roi retint dans sa chambre.

»Un nommé Vasseur, du garde-meuble, m'aida à déshabiller le Roi; nous lui enveloppâmes la tête avec un mouchoir, faute de trouver un bonnet; nous craignîmes un instant qu'une bande d'égorgeurs qui inondoient le corridor ne vînt le massacrer dans nos bras; ils se contentèrent de lui crier, par la petite porte donnant au chevet du lit, qu'ils se tiendroient là toute la nuit, prêts à l'égorger si Paris faisoit quelque mouvement en sa faveur; il est possible que de pareilles menaces, répandues dans divers quartiers de Paris, aient contribué à empêcher bien des gens de faire quelques tentatives.

»Des furibonds, s'agitant sous les fenêtres, crioient à ceux du corridor: «Jetez-nous sa tête, ou nous allons monter!» Le calme de Louis XVI ne se démentit qu'un instant, en entendant des cris plus redoublés demander la tête de la Reine et de Madame Élisabeth: «Que leur ont-elles fait?» dit-il brusquement.

»La Reine vint aussitôt dans la chambre du Roi; sans témoigner aucune inquiétude pour elle-même, elle en exprima beaucoup pour ses enfants... «Les choses se sont passées comme on nous l'avait annoncé, me dit la Reine; mais peut-être cela auroit tourné autrement si on avoit fait attaquer de bonne heure les Marseillais.—«Par qui?» dit le Roi avec un peu d'humeur....

»Une question qui me fut faite par la Reine me mit dans le cas de lui dire que peut-être les honnêtes gens se rallieroient pendant la nuit: «Ils ont trop peur de se compromettre, dit-elle; et quand deux mille Marseillais ont dispersé soixante bataillons déjà formés chacun à leur section, sans qu'aucun ait songé à se rendre au château, malgré l'ordre général qu'ils avoient de s'y rendre si les Marseillais en prenoient le chemin, pouvez-vous croire que les honnêtes gens puissent s'armer pour nous, à présent que les soixante bataillons ont nommé de nouveaux officiers, tous jacobins?...»

»La Reine se retira; le Roi se mit au lit; Tourzel, excédé de fatigue, s'endormit sur un fauteuil au pied du lit; je veillai au chevet du Roi.

»Louis XVI faisoit ses prières; il les interrompit pour me demander d'où venoit un accroissement de bruit dans le corridor; il craignoit qu'on n'exerçât quelques mauvais traitements sur ses fidèles serviteurs, dont les uns étoient encore dans le corridor, et d'autres dans l'antichambre; je sortis, et je revins le rassurer; je lui fis observer qu'il y avoit moins de gens furieux sous les fenêtres, dans le jardin, qu'on entendoit moins de bruit dans l'Assemblée, dont la salle étoit vis-à-vis les fenêtres; et, voulant l'engager à prendre quelque repos, je dis: «Il peut encore survenir quelque changement.» Il me répondit: «Charles Ier avait plus d'amis que nous...» Louis XVI s'endormit profondément. Je passai la nuit à aller à chaque instant, derrière la fenêtre basse sans volets, sans grille, voir ce que faisoit cette énorme quantité de sans-culottes restés dans le jardin. Deux fois il leur arriva de s'amuser à chercher à escalader la fenêtre; ils parioient à qui le premier pourroit y atteindre, en montant sur les épaules les uns des autres, pour venir raccourcir, disoient-ils en riant, le gros Veto; c'est ainsi qu'ils nommoient le Roi. J'admirois le contraste que le calme de la physionomie de Louis XVI dormant faisoit avec ces figures barbares éclairées par des torches incendiaires, lorsqu'un redoublement de cris de ces forcenés le réveilla. Son premier mot fut: «Savez-vous si la Reine et mes enfants ont dormi?»

Non, la Reine n'avait point encore dormi. Les religieux que l'orage avait chassés de leurs cellules ne se doutaient guère que peu de temps après le même orage y jetterait la Reine de France chassée de son palais, et que, plus infortunée qu'eux-mêmes, dans ces mêmes cellules où ils avaient passé des nuits paisibles, elle appellerait en vain le sommeil. Cependant Madame Élisabeth, qui, agenouillée sur un des trois matelas étendus sur le carreau de la chambre qu'elle partageait avec mesdames de Lamballe et de Tourzel, avait passé la nuit en prière, l'oreille appuyée contre la cloison qui la séparait de la chambre de sa belle-sœur, crut comprendre, au silence absolu qui y régnait, que, épuisée de douleur et de fatigue, la Reine était enfin parvenue à fermer les yeux vers les six heures du matin. Voulant lui ménager ce repos subreptice que procure l'accablement à la nature épuisée, Madame Élisabeth appela tout bas les enfants pour présider à leur toilette. Ce travail terminé, il fallut songer à se mettre en mesure de se rendre à l'Assemblée, dont la séance allait bientôt s'ouvrir. Arrachée à son demi-sommeil par les caresses de ses enfants que Madame Élisabeth lui amenait: «Pauvres enfants! s'écria la Reine en les embrassant, qu'il est cruel de leur avoir promis un si bel héritage et de dire: Voilà ce que nous leur laissons! Tout finit avec nous!»

À dix heures, le supplice de la veille recommença pour la famille royale. Ramenée à la tribune du logographe, elle assista toute la journée aux derniers actes du drame dont l'action, en marchant vers son dénoûment, devenait plus sombre et plus terrible. Le triomphe de l'insurrection venait d'inaugurer un pouvoir supérieur à l'Assemblée nationale. À partir de ce jour, la Commune insurrectionnelle de Paris contrôla les décisions de cette lâche Assemblée, qui, en laissant violer la loi par la force, avait signé sa propre déchéance. La Commune fit rapporter les décrets qui n'avaient pas son assentiment. Elle repoussa le choix fait du palais du Luxembourg pour servir de logement à la famille royale, attendu que le Luxembourg offrait des moyens d'évasion par les souterrains qui s'y trouvent[181]. L'Assemblée proposa aussitôt l'hôtel de la Chancellerie, place Vendôme, puis ensuite l'abbaye Saint-Antoine; mais la Commune, par l'organe de Manuel, demanda le Temple pour servir de demeure au Roi que la nation gardait en otage, et déclara que, chargée de sa garde, elle le croyait là plus en sûreté que partout ailleurs. «La Reine, rapporte madame de Tourzel, frémit quand elle entendit nommer le Temple, et me dit tout bas: Vous verrez qu'ils nous mettront dans la tour, dont ils feront pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois le comte d'Artois de la faire abattre; et c'étoit sûrement un pressentiment de tout ce que nous aurons à y souffrir. Et, sur ce que je cherchois à écarter d'elle une pareille idée: Vous verrez si je me trompe, répéta-t-elle; et l'événement n'a malheureusement que trop justifié un pressentiment si extraordinaire.»

L'opinion de la municipalité, exposée par Manuel, devait prévaloir et prévalut. L'Assemblée n'avait fait que suspendre la royauté, la Commune la dégrada. Les personnes étrangères à la domesticité du Roi reçurent l'ordre de se retirer. «Je suis donc prisonnier, dit à ce sujet Louis XVI aux inspecteurs de la salle; Charles Ier fut plus heureux que moi, on lui laissa ses amis jusqu'à l'échafaud.» Il semblait que, comme il arrive quelquefois à ceux qui vont mourir, le Roi et la Reine prononçassent ces paroles fatidiques qui éclairent les sinistres perspectives de l'avenir. La famille royale est venue à l'Assemblée sans argent et sans linge. Les serviteurs fidèles dont nous avons donné les noms le savent. Cinq d'entre eux, qui n'ont point encore cédé à l'ordre de s'éloigner, déposent sur une table l'or et les assignats qu'ils ont sur eux. «Messieurs, leur dit la Reine, gardez vos portefeuilles, vous en avez plus besoin que nous; vous avez, j'espère, plus longtemps à vivre.» La garde monta presque aussitôt, chargée de mettre la main sur les cinq retardataires. Quatre d'entre eux se sauvent par un escalier dérobé et se séparent pour ne pas être reconnus. Seul, M. de Rohan-Chabot fut arrêté. Suspect et jeté dans les prisons de l'Abbaye, il y fut massacré dans les journées de septembre.

Le lundi 13, on fit grâce à la famille royale de la séance de l'Assemblée, et la matinée se passa à concerter les préparatifs du départ pour le Temple. Louis XVI, mis en demeure par la décision de l'Assemblée d'indiquer les personnes qu'il désirait conserver auprès de lui pour son service et celui de sa famille, dicta à M. Hue la liste de ces personnes:

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