La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1
«De par le Roi:
»Chers et bien amés, Dieu ayant disposé de notre très-chère tante Sophie-Philippine-Élisabeth-Justine, notre intention est que son corps soit inhumé dans l'église royale de Saint-Denis, en France, par le sieur évêque de Chartres, son premier aumônier, et nous vous mandons et ordonnons de le recevoir avec toute la décence et l'honneur qui lui est dû, le jour et ainsi que le maître des cérémonies vous dira de notre part, et d'ouvrir le tombeau où reposent les princes de notre sang et de la branche de Bourbon. Si n'y faites faute, car telle est notre volonté. Donné à Versailles, le 3 mars 1782.»
Le 4, la cour prit le deuil pour trois semaines. Cette mort et la cérémonie funèbre à laquelle elle devait donner lieu réveillèrent de vieux souvenirs d'infractions faites, en semblable circonstance, aux règles de l'étiquette: le duc de Penthièvre et la princesse de Lamballe, qui craignaient de voir se renouveler de telles omissions, adressèrent au Roi la supplique suivante:
«M. de Penthièvre et madame de Lamballe sont obligés de recourir aux bontés de Votre Majesté dans la triste circonstance présente, pour la supplier de vouloir bien ne pas permettre que madame de Lamballe soit éloignée, comme elle l'a été lors du funeste événement de la mort de Madame la Dauphine, d'une cérémonie où elle est appelée par le rang que l'autorité royale lui a réglé. M. le comte d'Eu et M. de Penthièvre réclamèrent contre ce qui eut lieu à la mort de Madame la Dauphine, et le Roi voulut bien leur dire qu'il maintiendroit le rang qu'il leur avoit accordé; les papiers joints à ces très-humbles représentations instruiront Votre Majesté de ce qui se passa dans ce temps. Il doit y avoir trois princesses à la conduite du corps de Madame Sophie, et une à celle du cœur qui ne soit point du nombre des princesses averties pour la conduite du corps; du moins l'usage et ce qui s'est pratiqué à la mort de Madame Henriette, en 1752, le requièrent ainsi. M. de Penthièvre et madame de Lamballe supplient Votre Majesté de vouloir bien ordonner que madame de Lamballe soit avertie pour l'une ou l'autre de ces cérémonies, s'il ne se trouve point quatre princesses passant avant elle qui puissent en remplir les fonctions: ils ne demandent en cela que le maintien de ce qui est porté dans les brevets d'honneur dont Votre Majesté les fait jouir, et par conséquent l'exécution de sa volonté.
»Madame de Lamballe étoit dans son grand deuil de veuve, et ne paroissoit point à la cour dans le temps de la mort de la Reine; ces circonstances n'étoient pas le moment de supplier le Roi de vouloir bien porter remède à ce qui s'étoit passé lors de la mort de Madame la Dauphine.»
Les papiers joints à ces très-humbles représentations ne furent pas remis au Roi. Le testament de Madame Sophie venait, par sa touchante simplicité, de rendre inutile toute réclamation de ce genre. La princesse demandait «que son corps ne fût point ouvert après sa mort; qu'il fût gardé pendant vingt-quatre heures par les filles de la Charité et par des prêtres, et qu'ensuite il fût porté à Saint-Denis sans aucunes pompes ni cérémonies quelconques, pour y être réuni à ceux de ses père et mère, comme une marque de son respectueux attachement à leurs personnes[105].»
Pendant la journée du 3, le corps de Madame Sophie, à visage découvert, fut exposé dans son appartement; dans la matinée du 4, des messes furent dites auprès de sa bière, et dans la soirée du même jour, cette bière fut portée à Saint-Denis sans aucun appareil. Mais nous tenions à constater que, même dans ces tristes circonstances, l'inexorable étiquette avait encore essayé de faire prévaloir ses prétentions. L'idée que l'on se fait du caractère de Madame Élisabeth dispose à croire qu'elle ne comprenait guère ces petites questions de prérogatives élevées en présence d'un cercueil.
Du reste, la mort de cette fille de France, qui fuyait les pompes du monde, trouva dans plus d'une église les solennités du deuil et de la prière: le 6 mars, madame de Narbonne, abbesse de l'abbaye royale de Vernon, fit célébrer pour le repos de son âme un service solennel. Les mêmes honneurs lui étaient simultanément rendus le 12 et à l'abbaye royale de Fontevrault, qui ne pouvait oublier que l'enfance de Madame Sophie s'était écoulée dans sa maison, et à l'abbaye royale de Royal-Lieu, dont l'abbesse (madame de Soulange) avait été une des quatre religieuses chargées de l'éducation de Mesdames à Fontevrault. Un service solennel était célébré à la même intention, le 13 mars, dans l'abbaye royale d'Origny-Sainte-Benoîte, et, le 20 du même mois, dans l'église des Capucins de Meudon, qui y avaient convié les officiers des châteaux de Bellevue et de Meudon.
Le grand-duc Paul Petrowitsch, duc de Holstein-Gottorp, et la grande-duchesse Marie Fedorowna de Wittemberg, son épouse, héritiers présomptifs du trône de Russie, arrivèrent à Paris le 18 mai 1782, entre sept et huit heures du soir, voyageant incognito sous le nom de comte et comtesse du Nord. Ils descendirent à l'hôtel de l'ambassade de Russie, rue de Gramont, au coin du boulevard. Le lendemain, dimanche de la Pentecôte, ils se rendirent à Versailles, non pour offrir, comme il était d'usage, leurs félicitations au Roi et à la Reine, mais pour assister à la procession des chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit. Leurs Altesses Impériales étant incognito, furent, sans cérémonie aucune, placées dans la chapelle. Le 20, ils furent présentés à Leurs Majestés et à la famille royale. L'appartement du prince de Condé avait été préparé pour les recevoir. Le comte du Nord alla immédiatement rendre visite au Roi, accompagné des officiers chargés de la conduite des princes étrangers et ambassadeurs; tandis qu'une chaise à porteurs de la Reine, entourée de la livrée de Sa Majesté, allait prendre madame la comtesse du Nord pour la conduire chez la Reine, où elle entra accompagnée de madame de Vergennes, femme du ministre des affaires étrangères. Le comte et la comtesse du Nord virent ensuite toute la famille royale, et dînèrent avec elle dans la pièce qui précédait la chambre de la Reine, et où Leurs Majestés avaient coutume de manger le dimanche. À six heures, ils retournèrent chez la Reine pour entendre le concert: toute la cour était dans le salon de la Paix; l'orchestre était placé sur des gradins élevés dans la galerie; toutes les personnes de la cour qui n'avaient point reçu d'invitation personnelle de la Reine s'assirent sur des pliants qui leur étaient réservés. Le concert dura trois heures; la galerie fut illuminée comme elle l'était d'ordinaire les jours de grand appartement; c'est-à-dire, des girandoles étincelaient sur toutes les consoles, et une rangée de lustres au plafond. Dès que le concert fut fini, le théâtre dressé pour les musiciens fut enlevé; le comte et la comtesse du Nord traversèrent la galerie pour retourner chez eux, au milieu des applaudissements d'une assemblée aussi brillante que nombreuse.
Le vendredi, 24 mai, mesdames les bouquetières du pont Neuf, fidèles à l'usage immémorial où elles sont de fêter et complimenter les princes et princesses, même les têtes couronnées, allèrent en corps présenter au comte et à la comtesse du Nord d'élégants bouquets avec une corbeille de fleurs artistement arrangée. Ces dames se retirèrent de leur présence également heureuses des remercîments et compliments qui satisfaisaient leur amour-propre, et des effets d'une générosité qui comblait leurs souhaits.
Le même jour, les princes moscovites allèrent visiter les nouvelles prisons civiles établies à l'ancien hôtel de la Force, rue des Ballets. Cette maison, terminée depuis peu, et déjà presque remplie, comprenait huit cours et six départements; le premier destiné au logement des employés, le second aux prisonniers pour mois de nourrice, le troisième aux autres débiteurs civils de toute espèce, le quatrième aux prisonniers de police; le cinquième réunissait toutes les femmes détenues, et le sixième servait de dépôt aux mendiants. Le comte et la comtesse du Nord remarquèrent particulièrement les deux chapelles placées dans cette prison, et disposées de manière que chaque espèce de prisonniers pouvait assister régulièrement aux offices, sans qu'ils pussent se voir ni avoir entre eux la moindre communication. Les nobles visiteurs laissèrent dans cet établissement un nouveau témoignage de leur bienfaisance; ils remirent de larges aumônes aux mendiants, et on a prétendu qu'en sortant ils firent délivrer dix mille francs aux prisonniers détenus pour dettes[106].
Le lendemain (samedi 25 mai), les illustres voyageurs visitèrent l'église de Notre-Dame. Le chanoine qui leur en fit les honneurs les conduisit ensuite à l'Hôtel-Dieu, dont ils parcoururent les différentes salles, même celle des agonisants. Comme le chanoine et les sœurs elles-mêmes de l'hospice s'extasiaient sur le courage dont Leurs Altesses faisaient preuve, en restant si longtemps au milieu des malades et des moribonds: «Faits pour commander un jour aux hommes, dirent les héritiers du trône de Russie, nous ne saurions trop nous approcher de l'humanité, ni examiner de trop près les maux qui l'affligent, afin de trouver les moyens de les soulager promptement[107].»
Le 6 juin, la Reine donna au comte et à la comtesse du Nord la comédie à Trianon. Le spectacle se composait du nouvel opéra de Zémire et Azor, dont Grétry avait fait la musique, et du ballet de la Jeune Françoise, dessiné par Gardel aîné, maître des ballets de la Reine. Madame la baronne d'Oberkirch, qui y assistait, nous donne de cette fête quelques détails qui ne sont point étrangers à notre sujet[108]: «La cour, dit-elle, était radieuse. Madame la comtesse du Nord avait sur la tête un petit oiseau de pierreries qu'on ne pouvait pas regarder tant il était brillant. Il se balançait par un ressort, en battant des ailes, au-dessus d'une rose, au moindre de ses mouvements. La Reine le trouva si joli qu'elle en voulut un pareil.
»Il y eut ensuite un souper de trois tables, à cent couverts par table. J'eus l'honneur d'être placée près de Madame Élisabeth, et de regarder bien à mon aise cette sainte princesse. Elle était dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, et refusait tous les partis pour rester dans sa famille.—Je ne puis épouser que le fils d'un roi, disait-elle, et le fils d'un roi doit régner sur les États de son père. Je ne serais plus Française; je ne veux pas cesser de l'être. Mieux vaut rester ici, au pied du trône de mon frère, que de monter sur un autre.»
LIVRE TROISIÈME
1783—1786.
Désastres en Italie, à Rome, à Messine. — La marquise de Spadara. — Madame de Causans. — Madame de Raigecourt. — Baptême du duc d'Angoulême et du duc de Berry. — Inoculation du Dauphin, des ducs d'Angoulême et de Berry. — Mort de la reine de Sardaigne. — La cour se rend à Fontainebleau. — Filet d'or envoyé par Monsieur à Sainte-Assise. — Madame de Raigecourt. — Le chirurgien Loustonneau. — Lettre de Madame Élisabeth. — Mort du duc d'Orléans; caractère de ce prince; sa bienfaisance; madame de Montesson ne drape pas. — Maladie de madame de Causans. — Huit lettres de Madame Élisabeth. — Le paysan Pêcher. — Lettre de Madame Élisabeth. — Mariage de mademoiselle Necker avec le baron de Staël-Holstein. — Présentation de madame de Staël. — Cinq lettres de Madame Élisabeth à Marie de Causans. — Arbres et légumes menacés par les insectes. — Voyage du Roi à Cherbourg; heureux effet de ce voyage. — Esprit de dénigrement et de défiance. — Ouverture du tombeau du comte de Vermandois. — Couches de la Reine; naissance de Madame Sophie. — Madame Élisabeth à Saint-Cyr; anniversaire séculaire de la fondation de cette maison. — Vie tranquille de Montreuil. — Discours de l'évêque d'Alais à Madame Élisabeth. — L'abbé Binos lui dédie son Voyage au mont Liban et en Palestine. — Mot de Madame Élisabeth.
Pendant les premiers mois de l'année 1783, de terribles fléaux désolèrent l'Italie. Une pluie torrentielle, telle que de mémoire d'homme on n'en avait vu à Rome, inonda cette ville; le Tibre, sorti de son lit, causa d'affreux ravages. Un tremblement de terre engloutit une partie de Messine. Parmi tant de tristes détails qu'apportaient les récits des désastres de cette ville, on lisait à Montreuil, dans le petit cercle de Madame Élisabeth, la nouvelle de la mort de la marquise de Spadara, fille de M. de Pierrefeu, gentilhomme de Provence.
Au moment du tremblement de terre, madame de Spadara s'était évanouie. Son mari l'avait prise dans ses bras, et était parvenu à l'emporter jusqu'au port. Tandis qu'il dispose tout pour s'embarquer, sa femme, revenue à elle-même, s'aperçoit que son fils n'est point près d'elle; elle s'échappe, elle vole vers sa maison qui est en flammes, mais encore debout; elle y entre résolument: à peine a-t-elle atteint le haut de l'escalier que les marches s'écroulent derrière elle; elle arrive au berceau, s'empare de l'enfant, fuit de chambre en chambre, poursuivie par des éboulements successifs, se montre à un balcon et s'y attache comme à son seul asile; elle implore des secours en montrant son fils; mais quel secours attendre! la terreur publique paralyse tout sentiment de pitié: la mort est présente pour tous, et chacun ne cherche qu'à la fuir. Le feu s'empare de ce qui reste de la maison, et bientôt la pauvre victime de l'amour maternel, tenant dans ses bras l'objet de sa tendresse, tombe écrasée au milieu des débris et des flammes.
«Quel triste événement! dit Madame Élisabeth en s'essuyant les yeux; mais cette pauvre mère a eu du moins la consolation de mourir avec son fils. Songez quelle existence empoisonnée eût été la sienne, si elle eût survécu à son enfant sans avoir tout tenté pour le sauver!» Puis après un moment de silence, elle ajouta: «Cette malheureuse Sicile a, comme son tyran de Syracuse, un glaive de feu toujours suspendu sur sa tête. Elle vit en permanence au milieu des menaces et des périls. Sans doute les nouvelles d'aujourd'hui sont affreuses, et pourtant elles ne sont pas comparables aux désastres qui ont affligé la Sicile il y aura bientôt un siècle[109].»
L'émotion que causait cet événement avait distrait Madame Élisabeth de la pensée pénible qui l'occupait depuis quelque temps. Son amie, mademoiselle de Causans, étant chanoinesse de Metz, devait sous peu de jours partir pour cette ville. Les règles de son ordre l'obligeaient à passer huit mois de l'année à son chapitre. Comment se faire à l'idée d'une si longue séparation! La princesse ne pouvait s'y résigner, et elle travailla en silence à empêcher le départ de son amie. Celle-ci reçut un jour une lettre portant sur l'enveloppe ces mots: À mademoiselle de Causans, dame de Madame Élisabeth. Cette lettre est de la princesse elle-même, qui, dans les termes les plus affectueux, lui témoigne la joie de la garder, et la prie de venir dès le lendemain recevoir l'explication de cette énigme. Le lendemain, madame de Causans se présente avec sa fille chez Madame Élisabeth; celle-ci vole à leur rencontre et se jette au cou de son amie: «Je suis touchée comme je dois l'être, dit madame de Causans, de la bienveillance de Madame et des témoignages d'affection qu'elle daigne donner à ma fille; je regrette de me trouver dans la nécessité de les refuser; mais une maxime établie depuis longtemps dans ma famille dit qu'aucune de nos filles ne peut accepter une position à la cour avant d'être mariée.»
Madame Élisabeth ne pouvait combattre chez une mère comme madame de Causans ce qu'elle respectait le plus au monde, la sévérité des principes s'appuyant sur les droits sacrés de l'autorité maternelle. «Votre façon de penser, lui dit-elle, ne peut être contraire à mon bonheur, puisqu'elle a pour but celui de votre fille: eh bien, je la marierai, et nous ne serons pas désunies.»
En effet, plusieurs partis ne tardèrent pas à se présenter. M. de Raigecourt fut agréé par mesdames de Causans.
Madame Élisabeth chercha plusieurs jours dans sa tête et dans son cœur le moyen d'assurer le bien-être du futur ménage. Enfin elle croit l'avoir trouvé. Il dépend du Roi. S'adressera-t-elle à lui pour l'obtenir? C'est la route la plus courte et peut-être la plus facile. Eh bien, non! il lui semble de bon goût de mettre la Reine dans sa confidence; sa délicatesse se réjouit de la rendre complice du bien qu'elle veut faire, et peut-être aussi espère-t-elle l'intéresser davantage à un bonheur qui sera en partie son œuvre. Un matin donc, elle entre chez Marie-Antoinette, et lui dit: «J'ai à vous demander une faveur, mais une faveur qui n'admet pas la possibilité d'un refus.—Elle est donc accordée d'avance? lui dit la Reine.—Non; mais promettez-moi qu'elle le sera.—Je n'en ferai vraiment rien...»
Après une lutte de plaisanteries, on en vient au sérieux, et Madame Élisabeth expose le plan qu'elle a conçu: «Causans va se marier; je veux lui donner cinquante mille écus pour sa dot. Le Roi me donne annuellement trente mille francs d'étrennes; obtenez de lui qu'il me les avance pour cinq ans.»
La Reine se fit avec plaisir l'interprète d'une cause dont le succès était certain, et le Roi saisit avec empressement l'occasion de donner à sa sœur une nouvelle preuve d'affection. Le contrat de mariage du marquis de Raigecourt et de mademoiselle de Causans fut signé par le Roi, la Reine et la famille royale le 27 juin 1784. La joie que ressentait Madame Élisabeth, quand elle eut la certitude de conserver son amie, fut aussi durable que vive. Le jour de l'an arriva sans lui apporter de cadeaux, et quatre autres fois il revint distribuant dans le château de Versailles ses largesses à tout le monde, et n'ayant rien à offrir à Madame Élisabeth. À ce sujet, elle disait avec un enjouement exempt de tout regret: «Moi, je n'ai pas encore d'étrennes, mais j'ai ma Raigecourt.»
C'est surtout dans les lettres de Madame Élisabeth qu'on rencontre ces doux épanchements d'une âme qui se livre tout entière à ses amies. Ainsi elle écrivait le 3 septembre 1784 à madame de Causans pour lui raconter la prise d'habit de madame de Brébeuf, et on retrouve dans sa lettre la vive impression que lui laissaient toujours les événements de ce genre. «Le moment que j'aime le mieux, dit-elle, c'est celui où l'on donne le baiser de paix. Il me fait toujours un effet que je ne puis rendre.» Puis ce sont des paroles où éclatent l'estime profonde qu'elle avait pour le caractère et l'esprit de madame de Causans, le prix qu'elle attachait à l'affection de cette vertueuse femme, et le vif intérêt qu'elle prenait à sa famille.
Si Madame Élisabeth aimait ainsi ses amies, elle obtenait d'elles le plus tendre retour, comme on peut le voir dans les lettres suivantes, écrites par madame de Bombelles à son mari:
«À Paris, ce 1er septembre 1784.
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»J'ai été hier à Trianon, où est Madame Élisabeth, qui m'avoit fait chercher en chaise pour monter à cheval avec elle; j'ai vu la Reine, qui m'a traitée avec toutes sortes de bontés; après la course de cheval, Madame Élisabeth est revenue dîner avec la Reine, et la comtesse Diane m'a emmenée à Montreuil, où elle m'a donné à dîner. Elle m'a parlé de toi avec le plus grand intérêt.....
»Sais-tu qu'il y a un cône de Cherbourg renversé par un coup de vent? C'est cent mille écus jetés dans l'eau. M. de Castries est parti tout de suite, et je crois que cet incident ralentira un peu l'enthousiasme que causait la création de ce port.....»
«À Versailles, ce 17 septembre 1784.
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»Je suis si souffrante depuis trois jours que je n'ai pas eu le courage de t'écrire. Imagine-toi que Madame Élisabeth, mercredi dernier, galopant à la chasse, est tombée de cheval; son corps a roulé sous les pieds du cheval de M. de Menou, et j'ai vu le moment où cette bête, en faisant le moindre mouvement, lui fracassoit la tête ou quelque membre. Heureusement j'en ai été quitte pour la peur, et elle ne s'est pas fait le moindre mal; tu penses bien que j'ai eu subitement sauté à bas de mon cheval et volé à son secours. Lorsqu'elle a vu ma pâleur et mon effroi, elle m'a embrassée en m'assurant qu'elle n'éprouvoit pas la plus petite douleur; nous l'avons remise sur son cheval, j'ai remonté le mien, et nous avons couru le reste de la chasse comme si de rien n'étoit. L'effort que j'ai fait pour surmonter mon tremblement, pour renfoncer mes larmes, m'a tellement bouleversée que depuis ce moment-là j'ai souffert des entrailles, de l'estomac, de la tête, tout ce qu'il est possible de souffrir. Cette petite maladie s'est terminée ce matin par une attaque de nerfs très-forte, après laquelle j'ai été à la chasse, et il ne me reste ce soir qu'une si grande lassitude, qu'après t'avoir écrit, je me coucherai. J'ai cependant cru ne pouvoir me dispenser, malgré toutes mes douleurs, d'aller avant-hier à Trianon, et j'ai d'autant mieux fait que j'y ai été traitée à merveille par le Roi, par la Reine, et conséquemment par le reste des personnes qui y étoient; j'y ai perdu mon argent, selon ma louable coutume. J'y étois très-bien mise, et je me serois consolée des frais de ma parure s'ils avoient pu exciter ton admiration; car, étant uniquement occupée du désir que tu m'aimes bien, je voudrois ne perdre aucune occasion d'augmenter, ne fût-ce que d'une ligne, ton intérêt pour moi. J'y ai vu M. d'Adhémar, qui m'a beaucoup parlé de toi et de tout le plaisir qu'il avoit eu à te recevoir à Londres.....»
Je citerai encore quelques lettres de madame de Bombelles à son mari; on y trouve un écho fidèle de tout ce qui intéressait la cour, et surtout un témoignage irrécusable du discernement avec lequel Madame Élisabeth choisissait ses amies.
«À Versailles, ce 21 septembre 1784.
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»J'ai encore été à Trianon samedi dernier. Si je ne connoissois ton goût pour les agréments que tu pourrois procurer en un certain genre, je te dirois que le Roi a joué au loto à côté de moi, et m'a traitée avec la plus grande distinction; mais craignant de t'affliger, je ne me suis pas conduite de manière à alimenter son sentiment, de sorte qu'il y a toute apparence qu'un aussi beau début n'aura pas de suites: c'est vraiment dommage; mais tu ne le veux pas, il faut bien obéir. L'opéra de Dardanus, qu'on y a joué, est superbe, et j'espère que nous chanterons ensemble tout l'opéra; cela ne sera pas sans nous quereller, mais malgré cela tu t'amuseras.....»
À Versailles, ce 30 septembre 1784.
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«Pour te donner de la bonne humeur, je te dirai que, dimanche dernier, la Reine est venue à moi, m'a dit qu'elle étoit charmée que nos affaires avançassent, et qu'elle désireroit bien qu'elles fussent déjà terminées, et que je devois savoir qu'elle y prenoit le plus grand intérêt. J'ai répondu à cela qu'elle m'avoit donné trop de preuves de bonté pour que je pusse en douter, et que ce seroit à elle seule à qui je devrois le bonheur de ma vie.....
»La duchesse de Polignac a été bien malade d'une fièvre dyssentérique; elle va mieux aujourd'hui. On a fait le conte dans le monde que c'étoit la diminution de sa faveur qui l'avoit mise dans cet état-là.....»
«À Saint-Cloud, ce 8 octobre 1784.
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»La duchesse de Polignac se porte très-bien; sa faveur, Dieu merci, est plus brillante que jamais. Le Roi y a soupé deux fois depuis huit jours; le baron de Breteuil s'est trouvé aux deux soupers, et il l'y a traité avec toutes sortes de bontés: cela n'empêche pas qu'il n'ait bien des ennemis.....»
«À Versailles, ce 16 octobre 1784.
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»La Reine ou du moins le Roi vient d'acheter Saint-Cloud; la Reine en est dans la plus grande joie. C'est le baron de Breteuil qui a négocié le marché, et il paroît qu'on lui en sait grand gré, excepté M. de Calonne, qui sera obligé de donner six millions, et à qui cela ne fait pas le moindre plaisir; aisément cela se conçoit. Les enfants iront y passer l'été; cela m'arrange fort, parce que nos visites au Mail nous rapprocheront fort de maman lorsqu'elle y sera. On dit depuis hier que nous n'aurons pas la guerre avec l'Empereur pour les Hollandois, qu'eux-mêmes ne la feront pas; il s'étoit d'abord établi qu'elle étoit indispensable, mais tout est changé, et j'en suis charmée, car j'aime la paix et la tranquillité.....
»À propos, Madame Élisabeth m'a dit qu'elle ne pouvoit pas spécifier le nombre de chaque chose qu'elle te prioit de lui apporter. Elle désire simplement qu'il ne soit pas considérable, et te prie de ménager ses finances. Elle veut de plus que je te dise bien des choses de sa part; juge si tu es heureux!.....»
«À Versailles, ce 4 novembre 1784.
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»Le baron de Breteuil a écrit, au nom du Roi, une lettre à tous les évêques, par laquelle il leur enjoint, de la part de Sa Majesté, de rester dans leur diocèse, et de n'en pas sortir sans une permission particulière. Tu n'imagines pas à quel point un ordre aussi sage fait crier à Paris; il n'y a sorte de mauvaises plaisanteries qu'on ne fasse sur la manière dont la lettre est écrite; on prétend que c'est un abus d'autorité; enfin que sais-je, on jette la pierre au baron, et on dit qu'il n'a eu d'autres motifs que celui de faire parler de lui..... Tu sais sûrement que les Hollandois vont avoir la guerre avec l'Empereur, que nous serons neutres; cependant on va envoyer chaque ministre à son poste: M. de Maulevrier va partir, et j'imagine que M. de Vérac partira aussi.....»
Le dimanche 28 août 1785, Madame Élisabeth assista au baptême du duc d'Angoulême, âgé de dix ans, et du duc de Berry, qui en avait sept et demi[110]. «Le Roi (dit une note manuscrite où se reflète l'étiquette de l'époque) a entendu vespres et le salut dans sa tribune, et a rejoint la Reine, après le salut, dans le salon d'Hercule, où les princes et princesses se sont rendus pour se mettre à la suite de Leurs Majestés. Aucun prince n'avoit le cordon bleu sur l'habit, hors M. de Penthièvre, qui avoit cru qu'on devoit l'avoir. La parure étoit simple.
»Le Roi et la Reine sont descendus à l'autel sans s'arrêter à leur prie-Dieu. Le Roi et la Reine ont été parrain et marraine de M. le duc d'Angoulême, et Monsieur et Madame, au nom du roi d'Espagne et de la reine de Sardaigne, de M. le duc de Berry. Ces petits princes étoient en blanc, dans l'ancien habillement françois. La plume a été présentée par un aumônier à M. le duc d'Angoulême, à M. le duc de Berry et aux princes et princesses; M. l'évêque de Senlis ne l'a présentée qu'à Leurs Majestés et au rang d'Enfants de France. Tous les princes et princesses ont signé les actes de baptême; ils avoient été invités à la cérémonie par le maître des cérémonies (le grand maître ne faisant pas encore de fonctions à cause de sa jeunesse), de la part du Roi. Les Cent-Suisses étoient en habit de cérémonie. Les princes ont reconduit le Roi à son appartement, et sans doute les princesses ont reconduit la Reine dans le sien. Les princes n'ont été, ni avant ni après la cérémonie, chez M. le comte et madame la comtesse d'Artois, ni chez les enfants baptisés.»
Le 29, la Reine se rend, avec l'aîné de ses fils, sa fille et Madame Élisabeth, au château de Saint-Cloud, où le Dauphin devait être inoculé le 1er du mois suivant.
Le 30, le Roi les y rejoint.
Le 31, la comtesse d'Artois se transporte aussi dans cette résidence avec ses deux fils, les ducs d'Angoulême et de Berry, qui doivent être inoculés dans la maison de M. Chalus, fermier général, située à Saint-Cloud.
Le 27 septembre, le comte de Scarnafis, ambassadeur de Sardaigne, se rendit en long manteau de deuil à l'audience particulière du Roi, pour lui remettre une lettre de notification de la mort de la reine de Sardaigne, décédée le 19 du mois, à sept heures du soir, au palais de Moncaglieri. Bien que Madame Élisabeth fût informée que depuis plusieurs mois la vie de cette princesse était en péril, elle n'en apprit pas la fin avec moins de peine, surtout en songeant au chagrin que sa chère Clotilde devait en ressentir. Toutefois elle éprouva une grande consolation en lisant dans les lettres et dans les gazettes de Piémont que les restes de la Reine, transportés au château royal de Turin et exposés dans une chapelle ardente, avaient été l'objet des larmes et des prières de tout un peuple, avant d'être enfouis dans les caveaux de Superga. Elle essayait d'en conclure que les nations n'avaient point perdu tout respect filial pour leurs chefs, et qu'un événement qui mettrait en péril la vie du Roi raviverait profondément la fibre patriotique de cette France, si émue naguère à la nouvelle de la ruine de quelques vaisseaux.
Le 10 octobre, la cour quitta Saint-Cloud pour aller habiter Fontainebleau. La Reine, voulant se rendre par eau dans cette résidence, s'embarqua à Paris, au pont Royal, dans un yacht extrêmement élégant, riche et commode, qui avait coûté soixante mille livres. Le matin du départ de Marie-Antoinette, le duc d'Orléans[111] reçut à Sainte-Assise une caisse portant son adresse, mais dont l'origine restait inconnue. Excité par la curiosité, il fit ouvrir devant lui la caisse mystérieuse: elle contenait un filet tissu d'or et d'argent avec un talent merveilleux, qui avait, d'après les récits qu'on en fit alors, cent quatre-vingts aunes d'étendue. Outre ce filet, on trouva dans la caisse le madrigal suivant:
À vous, savante enchanteresse,
Ô Montesson, l'envoi s'adresse.
Docile à mon avis follet,
Avec confiance osez tendre
Sur-le-champ ce galant filet,
Et quelque Grâce va s'y prendre.
Ni le duc d'Orléans, ni madame de Montesson, ni personne de leur cour ne devina l'usage qu'il convenait de faire d'un tel cadeau. Le prince ordonna de replacer filet et vers dans la caisse, et de l'adresser de sa part à M. de Crosne, lieutenant de police, en le priant d'en chercher l'auteur et de la lui rendre. Or, pour l'intelligence de cette énigme, il suffisait, ce semble, de savoir que le duc d'Orléans et madame de Montesson, instruits de l'intention de la Reine de se rendre par eau à Fontainebleau, et par conséquent de passer sous les fenêtres de leur château, avaient fait tout au monde pour obtenir de Sa Majesté de s'y reposer; leurs efforts avaient été vains. Le comte de Provence, qui avait du goût pour les plaisanteries ingénieuses et galantes, comme on disait dans ce temps-là, avait inventé ce filet, dont le spectacle, selon lui, devait frapper la Reine: il y voyait un moyen adroit pour l'arrêter respectueusement et lui fournir un prétexte de descendre à terre; mais, comme on le voit, personne à Sainte-Assise ne comprit la pensée de Monsieur. Piqué de la mauvaise chance de son présent, il s'écria dans son premier mouvement de dépit: «Avec tout leur esprit, qu'ils sont bêtes à Sainte-Assise!»
Le 15 octobre, Mesdames Adélaïde et Victoire se rendirent à Fontainebleau, où la cour se trouvait depuis dix jours.
Le 1er novembre, jour de la Toussaint, Madame Élisabeth venait d'assister avec la Reine, dans la chapelle du château, à la grand'messe célébrée par l'évêque de Rodez et chantée par la musique du Roi, et rentrait à peine dans son appartement, lorsqu'elle apprit que madame de Raigecourt, fatiguée d'une grossesse pénible, était demeurée quelques minutes sans connaissance. Madame Élisabeth vole chez son amie. Celle-ci, qui était tout à fait remise et n'avait gardé nul souvenir de son évanouissement, s'étonne de voir la princesse à l'heure où a lieu le dîner de la Reine, et auquel, pendant leur éloignement de Versailles, elle prend toujours part les jours de fête. «Je t'ai crue souffrante, lui dit Élisabeth, et je me suis excusée.—Je ne souffre pas, lui dit son amie, et je ne me suis permis de dire à personne d'avertir Madame.—Si tu ne l'as pas fait, mon cœur, j'espère bien que tu auras toujours à ton service quelqu'un qui, sans tes ordres, saura que je t'aime assez pour être avertie quand tu souffres.»
Le 17 novembre, la cour retourna à Versailles, et Madame Élisabeth fut obligée de partir avec elle. Toutefois elle avait au préalable obtenu pour M. Loustonneau, chirurgien du Dauphin et des Enfants de France, d'un vrai mérite et d'un grand dévouement[112], la permission de rester à Fontainebleau; puis elle avait prié une de ses dames de venir tenir compagnie à son amie et de l'entourer des soins les plus tendres. Malgré ces précautions, Madame Élisabeth n'avait pu s'éloigner d'elle sans un serrement de cœur.
Ses regrets s'accrurent encore en apprenant, à son arrivée à Versailles, que madame de Causans était dangereusement malade à Paris. Dans cette position, les angoisses de la princesse étaient vives, mais ses inquiétudes ne se traduisaient pour ses chères malades qu'en témoignages d'intérêt et d'affection. Elle fit organiser un service de courriers sur la route de Paris et sur celle de Fontainebleau. Elle envoya son médecin près de sa Raigecourt pour avoir des renseignements plus positifs sur l'état de sa santé. Madame de Raigecourt donna le jour à un garçon qui ne vécut que peu d'instants. Aussitôt que cette fâcheuse nouvelle arriva à Madame Élisabeth, elle écrivit à madame de Causans pour lui témoigner toute la part qu'elle prenait à cet événement. Dans cette lettre, on voit qu'elle cherche à rassurer son amie sur l'état de madame de Raigecourt: il n'y a plus d'inquiétude à avoir. Quant à l'enfant, qui est mort après avoir reçu le baptême, Madame Élisabeth, avec sa foi profonde, ne peut le plaindre, c'est un ange de plus dans le ciel.
Le jour même où Madame Élisabeth traçait ces lignes, la cour prenait le deuil à l'occasion de la mort du duc d'Orléans, mort à Sainte-Assise le 18 novembre, à l'âge de soixante ans et demi.
Ce prince, qui aimait à varier ses amusements, avait fait construire, dans sa maison de campagne de Bagnolet, un théâtre sur lequel il joua lui-même la comédie avec les personnes admises dans son intimité. Ce fut pour cette petite scène que Collé avait fait, en 1766, la Partie de chasse de Henri IV; le duc d'Orléans, qui jouait toujours de préférence les rôles de financier ou de paysan, eut un certain succès dans le rôle du meunier Michau. Mais un souvenir plus élevé recommande la mémoire de ce prince: la passion du plaisir n'avait point refroidi en lui le goût de la charité, dont il avait hérité de son père.
Il se plaisait même à cacher avec tant de soin le bien qu'il faisait, qu'on ne connut qu'après sa mort les droits qu'il avait à la reconnaissance des malheureux. Un particulier investi de sa confiance descendait de sa part, mais non en son nom, dans les plus profonds cachots, montait dans les plus sales greniers, pénétrait enfin dans les plus tristes réduits de la misère, payait les dettes des pères de famille détenus dans les liens, pensionnait des veuves, sauvait des jeunes filles de la tentation de chercher dans l'opprobre des ressources pour leurs besoins, arrachait enfin à l'indigence de braves défenseurs de l'État chargés d'ans et de blessures, et contraints de cacher leur croix de Saint-Louis. La reconnaissance aime à pouvoir nommer le bienfaiteur dans ses prières: «Dites-nous donc, s'écriaient ces infortunés, à qui devons-nous tant de bienfaits?—Ce n'est pas à moi, répondait l'envoyé discret, j'agis pour un autre. La personne voisine, que je charge de veiller à vos besoins, attestera seulement de sa main: Il a été donné la somme de tant au nom de Luc.» Or, c'était sous ce nom inconnu de Luc que se voilait le premier prince du sang.
Lorsqu'il était à la tête des armées, le bien-être du soldat l'occupait sans cesse. Que de fois, dans ses campements, il acheta la récolte de plusieurs jardins chargés de légumes et de fruits! «Allez, mes enfants! disait-il à sa troupe, allez! ces fruits et ces végétaux, ces jardins sont à vous. Ne touchez pas aux propriétés étrangères: vous connaissez nos lois; un châtiment sévère punirait vos rapines; mais ces plates-bandes cultivées avec soin et couvertes des meilleures productions de la nature deviennent, par le don que je vous en fais, vos propriétés personnelles; usez-en à discrétion, vous n'offenserez personne et vous ferez plaisir à un général qui vous aime.»
L'incendie qui avait consumé en 1773 une partie du château du Raincy, appartenant à ce prince, avait atteint le garde-meuble, où se trouvait entassée une multitude d'effets précieux; on se mit en devoir d'y porter secours et d'en sauver du moins une partie: le duc d'Orléans ne permit pas qu'on y entrât. «On peut aisément réparer une perte, dit-il, et je serais inconsolable si quelqu'un y périssait.» Le fermier d'un village voisin avait envoyé au secours tous les gens de sa ferme. Dès que le prince en fut informé, il alla lui-même remercier ce digne homme, qui s'étonna de recevoir la visite du premier prince du sang.
À l'occasion du premier incendie de la salle du Palais-Royal, il avait montré le même amour de l'humanité et le même désintéressement. On était venu lui annoncer à la campagne que cette salle avait été réduite en cendres avec une partie du Palais-Royal. «Quelqu'un a-t-il péri? demanda vivement ce prince.—Non, monseigneur, personne n'a été victime de l'incendie.—Puisqu'il en est ainsi, reprit-il d'un air serein, ce n'est que de l'argent perdu.»
Louis XVI aimait beaucoup ce prince; lors de sa dernière maladie, il envoyait régulièrement trois fois par jour savoir de ses nouvelles. Le duc de Bourbon, séparé de sa femme et brouillé avec son beau-père, s'étant présenté devant le Roi dans cet intervalle, Sa Majesté, en lui montrant le bulletin de la maladie du duc d'Orléans, lui dit: «Je ne sais pas, monsieur, pourquoi je vous donne ces nouvelles, car c'est par vous que j'aurais dû les apprendre.» Le duc de Bourbon se reprocha son indifférence, et se rendit à Sainte-Assise pour offrir à son beau-père une consolation à laquelle ce prince ne s'attendait plus. «Monsieur, lui dit le mourant, je suis reconnaissant de votre visite; mais je le serais bien davantage si vous me la faisiez avec votre femme.» Pendant sa maladie, le duc d'Orléans fut entouré des soins des abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar[113], et de madame de Lambert, leur sœur. Il montra à ses derniers moments les sentiments de la plus douce piété. Après sa mort, la duchesse de Chartres et la duchesse de Bourbon, se conformant au désir exprimé par leur père, ramenèrent madame de Montesson à Paris, tandis que, de son côté, le duc de Chartres, suivant l'étiquette, alla lui-même informer le Roi de ce triste événement; et Sa Majesté, suivant le même protocole, lui ayant répondu: «Monsieur le duc d'Orléans, je suis très-fâché de la mort du prince votre père», ce prince en prit aussitôt le nom, et le duc de Valois, son fils aîné, prit celui de duc de Chartres.
Le prince qui venait de mourir fut regretté comme homme; comme prince, il occupa peu l'attention: étranger aux intrigues politiques, il n'avait recherché que les jouissances de la vie privée. Cependant on est porté à croire que sa perte fut un malheur public: dévoué de cœur au monarque chef de sa famille, peut-être eût-il, quelques années plus tard, contenu les entraînements de son fils vers une révolution qui devait le dévorer à son tour.
Le 20 février de l'année suivante, l'oraison funèbre du duc d'Orléans[114] fut prononcée dans l'église de Saint-Eustache par l'abbé Fauchet, prédicateur du Roi, esprit plus ardent que sage, chez lequel l'imagination gâtait souvent le savoir, et qui, quelques années plus tard, tout en prêchant l'Évangile, rédigeait le journal la Bouche de fer.
La mort du duc d'Orléans remit encore sur le tapis une grave question d'étiquette: il s'agissait de savoir si madame de Montesson, qui passait pour avoir épousé secrètement le feu prince, était apte à draper. Cette affaire fort embarrassante fut remise à la décision du Roi. Sa Majesté déclara que madame de Montesson pourrait dans son intérieur porter le deuil comme bon lui semblerait, mais nullement en public. Madame de Montesson se retira au couvent de l'Assomption et y passa l'année de son veuvage. La décision de Louis XVI peut paraître sévère aujourd'hui; mais si elle eût été autre, elle aurait scandalisé et indigné tous les amis des vieilles coutumes de la monarchie.
Madame de Maintenon n'avait point drapé; elle avait habillé les gens de sa maison couleur de feuilles mortes, et s'était retirée à Saint-Cyr. Il n'était point possible d'accorder à la veuve morganatique d'un prince du sang ce que n'avait pas cru devoir se permettre la veuve morganatique du grand Roi.
J'ai hâte de revenir à Madame Élisabeth, à qui un deuil de famille ne peut faire oublier la position presque désespérée de madame de Causans; elle ne se la dissimulait pas à elle-même, et, tout en éloignant l'imminence du danger de la pensée de ses amies, elle essayait cependant de les y préparer. Vers la fin de novembre, madame de Causans reçut les derniers sacrements; madame de Raigecourt était elle-même extrêmement malade des suites de ses couches. Les lettres de Madame Élisabeth à madame Marie de Causans qui se rapportent à ces tristes circonstances sont remplies de tout ce que peut dicter l'amitié la plus tendre, jointe à la raison la plus sûre et à la foi la plus éclairée et la plus vive. Elle ne veut pas lui ôter toute espérance, et cependant elle ne veut pas non plus lui donner une fausse sécurité. Prier, espérer, mais avec un cœur soumis d'avance à la volonté de Dieu, voilà le résumé de cette douce et sainte lettre. Dans un seul passage on voit percer une pointe de cet esprit primesautier et plein d'enjouement qui était un des attraits de Madame Élisabeth. «M. le prince de Lambesc, qui loge au-dessus de moi, m'impatiente (écrit-elle); je crois qu'il marche avec des bottes fortes, et je le prends toujours pour des nouvelles.»
L'état de madame de Raigecourt, qui, dangereusement malade à Fontainebleau, avait demandé les sacrements, commence à s'améliorer; mais celui de sa mère s'aggrave. Le médecin qui la soigne, M. Séguy, a presque prononcé son arrêt. Madame Élisabeth, dans sa lettre du 8 décembre 1785, prépare madame Marie de Causans au coup qui la menace, et c'est toujours en lui parlant de Dieu. En même temps, son amitié pour la chère malade qu'elle craint de perdre lui inspire ces touchantes expressions: «Si vous ne craignez pas d'attendrir votre mère, dites-lui combien je partage ses douleurs, que je voudrois les prendre toutes, que je suis bien affligée de ne pouvoir lui rendre les soins que ma tendre amitié pour elle me dicteroit. Il m'en coûte bien depuis trois semaines d'être princesse: c'est souvent une terrible charge; mais jamais elle ne m'est plus désagréable que lorsqu'elle empêche le cœur d'agir.»
Les lettres de la princesse se succèdent avec quelques alternatives d'espérance, qui font bientôt place à des craintes plus graves. Madame Élisabeth, avec son affectueuse sollicitude, s'occupe de tout: son cœur a toutes les prévoyances. Madame de Raigecourt est mieux; mais est-elle assez bien pour voir sans danger sa mère souffrante? Si le mieux est assez prononcé, il y aurait de la cruauté à la priver de cette chère vue; mais il ne faut pas commettre d'imprudence. Combien la princesse elle-même souhaiterait de voir encore une fois sa vénérable amie et d'aller s'édifier au spectacle de la souffrance si saintement supportée! Si celle-ci en exprimait le désir, il faudrait le faire tout à l'instant même. Madame Élisabeth n'ose venir sans être demandée, dans la crainte de retrancher quelques instants d'une vie si précieuse, en faisant éprouver à la chère malade une trop vive émotion. Puis viennent ces touchantes lignes qui ferment la lettre du 14 décembre 1785, et présentent au cœur de madame Marie de Causans la seule consolation que puisse goûter sa tendresse filiale: «Vous êtes moins à plaindre que vos sœurs; vous jouissez au moins des derniers moments où vous pouvez voir, entendre votre mère, et lui rendre tous les soins que votre cœur vous dicte, au lieu qu'elles joindront au malheur de ne la plus voir celui de ne l'avoir pas vue jusqu'au dernier moment.»
Tant que madame de Causans vécut, Madame Élisabeth ne cessa d'entretenir avec madame Marie de Causans une correspondance presque quotidienne. Elle se reprenait de temps à autre à espérer, et puis la funeste réalité lui apparaissait, et alors, suivant l'âme de sa vénérable amie vers le ciel, elle était à la fois édifiée et attendrie de la ferveur avec laquelle cette belle âme aspirait à se réunir à son Dieu. C'est à peine si elle osait prier pour une personne qu'elle regardait presque comme une sainte. Elle communia cependant à son intention, sur la demande de sa fille.
Il n'y eut sorte de précautions que Madame Élisabeth ne prît pour que madame de Raigecourt ignorât ou n'apprît que peu à peu le dangereux état de sa mère. Enfin, les longues souffrances de madame de Causans eurent un terme. Marie-Françoise-Madeleine de Louvel-Glizy (veuve de J. T. de Vincens-Mauléon, seigneur marquis de Causans, comte d'Ampuries, maréchal des camps et armées du Roi), dame pour accompagner Madame Élisabeth de France, mourut à Paris le 4 janvier 1786, dans la cinquante-cinquième année de son âge.
Ayant reçu la nouvelle de cette mort digne d'une telle vie, Madame Élisabeth voulut épancher encore une fois son cœur dans celui de madame Marie de Causans. Je détacherai seulement de cette lettre quelques lignes où l'on trouve le secret du courage et de la résignation que Madame Élisabeth devait déployer dans ses épreuves: «Il faut mettre, à l'exemple de votre mère, nos craintes et nos désirs au pied du crucifix; lui seul peut nous apprendre à supporter les épreuves que le ciel nous destine. C'est le livre des livres; lui seul élève et console l'âme affligée.»
Dès que la santé de madame de Raigecourt lui permit de revenir à Versailles, Madame Élisabeth s'empressa de faire disposer des relais et des stations de repos pour adoucir les fatigues du voyage. Elle recommanda de ne point lui apprendre la perte qu'elle avait faite avant son arrivée à Versailles, voulant se trouver auprès d'elle dans les premiers moments de sa douleur. Elle n'eut pas le courage de lui dire elle-même que sa mère n'était plus; mais dès que le premier coup eut été porté, elle accourut, la serra dans ses bras et l'entoura de toutes les consolations.
Dans les premiers jours du mois de février, un bon paysan de Montreuil, que Madame Élisabeth occupait presque chaque jour, fut pris d'un mal subit dans le jardin où il travaillait. Elle le fait immédiatement porter chez lui, et elle s'y rend elle-même. Médecin et curé sont appelés et arrivent en même temps. La présence de ce dernier est d'autant plus nécessaire que les secours du premier demeurent impuissants. Le mal était foudroyant, la lutte fut courte, l'agonie prompte; mais jusqu'au dernier soupir, le malade, demeuré calme et plein de foi, souriait à la mort entre le prêtre qui lui montrait le ciel et cette princesse de sang royal dont l'ardente prière devançait l'âme du moribond, prête à paraître devant Dieu. Quand tout fut fini, et au moment où Madame Élisabeth quittait la chétive demeure du trépassé, le curé lui dit: «Madame donne ici un grand exemple.—Ah! monsieur, répond-elle, j'en reçois un bien plus grand et que je n'oublierai jamais.»
Les traces de l'émotion profonde laissée par cette scène au cœur de Madame Élisabeth se retrouvent dans une lettre qu'elle écrivit quelques jours après à madame Marie de Causans, lettre où l'esprit naturellement enjoué de la princesse se reflète au milieu des souvenirs pénibles et des préoccupations inquiètes.
Le 6 janvier, Madame Élisabeth signa, ainsi que le Roi et tous les membres de la famille royale, le contrat de mariage de mademoiselle Necker avec le baron de Staël-Holstein, ambassadeur extraordinaire du roi de Suède à la cour de France; le 31 du même mois, la baronne de Staël fut présentée au Roi et à la Reine, et le même jour, l'ambassadrice de Suède dîna au palais de Versailles, à une table de quatre-vingts couverts tenue par le marquis de Talaru, premier maître de l'hôtel de la Reine, et dont la princesse de Chimay, dame d'honneur de Sa Majesté, faisait les honneurs.
Quoique prisant peu M. Necker, Madame Élisabeth ne put voir sans intérêt cette jeune femme, déjà citée pour son esprit, s'unir à l'ambassadeur d'un roi ami dévoué de la maison royale de France.
Mais notre princesse recherchait de préférence toutes les émotions qui fortifient l'âme. Elle ne cessait de trouver dans un exemple de piété, de quelque part qu'il vînt, un sujet d'édification pour elle-même. L'humeur facile et gaie s'alliait toujours chez elle à un sentiment élevé du devoir envers le monde, envers ses amies, envers elle-même et envers Dieu. Sa haute raison et son cœur aimant lui dictent toujours les paroles qui, selon les circonstances, doivent être des consolations, des conseils, des encouragements. Quoi de plus amical, de plus noble, de plus touchant, de plus tendrement religieux que les épanchements de cette âme qui cherchait les âmes souffrantes pour les relever, pour leur sourire et les entraîner vers Dieu!
On comprend dès lors que la mort de madame de Causans, loin de relâcher les liens d'affection qui existaient entre les deux filles de cette vertueuse dame et la princesse, les avait resserrés. Aussi la correspondance ne languit-elle pas. Nous possédons neuf lettres écrites par Madame Élisabeth dans les premiers mois de 1786, avec une effusion de cœur et une supériorité d'esprit également remarquables. Le ton en est presque maternel. Il semble que la princesse éprouve le besoin de rendre aux deux sœurs la mère qu'elles ont perdue, en leur donnant les conseils que celle-ci leur eût donnés, et en leur prodiguant ces marques d'affection qui pansent les plaies du cœur, si elles ne les ferment pas. Il est impossible de ne pas être frappé du caractère de haute spiritualité qui règne dans cette correspondance. On dirait que la princesse sent le besoin de s'armer d'avance pour des épreuves qu'elle pressent vaguement, tant elle insiste sur la nécessité de mettre son bonheur sur la terre dans une conformité parfaite de la volonté humaine avec la volonté divine, dans une défiance de soi-même qui se concilie avec une confiance absolue dans la Providence. La dévotion que Madame Élisabeth recommande à ses amies n'a rien d'étroit et de mesquin, c'est la dévotion des âmes généreuses qui doutent d'elles-mêmes, sans jamais douter de la bonté infinie de Dieu. «N'allez pas vous troubler le cœur, écrit-elle le 1er mars 1786, en cherchant à découvrir ce que Dieu exige de vous..... Soumettez-vous, allez au jour le jour; dites-vous le matin tout ce que vous devez faire dans la journée et pourquoi vous devez le faire. N'anticipez pas sur le lendemain, et ne changez jamais une résolution bien prise sans des raisons très-fortes. Quelque temps de fermeté sur vous-même remettra le calme dans votre cœur; et, sur toute autre chose, chassez le scrupule, car rien ne trouble et ne jette dans la mauvaise voie comme le scrupule. Le scrupuleux ne peut ni parler, ni se taire, ni agir, ni rester, sans croire avoir offensé Dieu.»
Madame Élisabeth, trop sincèrement vertueuse pour être scrupuleuse, continue ainsi ce qu'elle appelle ses sermons. Ce sont les directions données par une âme à la fois clair-voyante et tendre qui connaît ses jeunes amies, qui voit les obstacles qu'elles ont à surmonter sur le chemin de la perfection, et les leur signale avec une aimable franchise.
À madame Marie de Causans, qui se destine à la vie religieuse, elle rappelle sans cesse les dangers du monde, les séductions qu'il exerce sur les esprits, qui, une fois qu'ils se sont laissé emporter dans ce tourbillon, ont de la peine (elle en a elle-même fait l'épreuve) à se plaire dans la solitude et le silence.
Au milieu de ces réflexions si solides et si vraies, le souvenir de madame de Causans revient toujours avec un charme infini: «J'ai fait mes pâques ce matin, écrit-elle le 10 avril; je me suis rappelé une certaine semaine sainte que j'ai passée avec votre mère. Que nous étions heureuses! Jamais je n'en passerai de pareilles. Elle m'assura que je persévérerois; elle en sera la cause: ses exemples, cette dernière parole, la lettre qu'elle m'a écrite, tout me donne de la confiance. Vous lui avez dit de me mettre au nombre de ses enfants: ah! j'y suis bien de cœur, car je l'aime bien tendrement.»
Je rencontre dans ces lettres des remarques qui témoignent de l'excellent jugement de Madame Élisabeth, celle-ci par exemple: «Quoique notre siècle se pique de beaucoup de sensibilité, elle est plus dans les discours que dans le cœur.» Madame Élisabeth, cette princesse de tant de bonté, blâme la sensibilité qui énerve l'âme; elle reproche même à madame Marie de Causans de trop se repaître du chagrin profond que lui a laissé la perte de sa mère: «Vous vous enfoncez trop, lui écrit-elle, dans les regrets justes que vous avez.» Cette tristesse, qui conduit au dégoût de toute chose, finit par devenir une tentation.
Tel est l'esprit de cette correspondance, qui remplit une grande partie de l'année 1786.
Au commencement de cette même année, deux symptômes d'un désastre champêtre effrayèrent les jardiniers de Montreuil: d'une part, lorsqu'ils remuaient profondément la terre, des milliers de maons ou mans, ces hannetons de l'avenir, se rencontraient sous leur bêche; de l'autre, ils avaient remarqué qu'une multitude de petits vers connus sous le nom de turcs avaient été, par l'extrême sécheresse de l'année, engendrés entre l'écorce et le corps des arbres, dont ils suçaient la séve. De là, grande inquiétude pour le sort des fleurs, des légumes, des fruits, et même pour le sort de cette douce verdure, le plus bel ornement de Montreuil. Le cœur gros de tristesse, ils allèrent annoncer à la propriétaire l'apparition pour le printemps de ces voraces scarabées. «Eh bien, dit-elle, puisque vous nous signalez l'approche de l'ennemi, préparons-nous à le bien recevoir. Prévenons nos voisins; prévenons notre magistrat, afin que par le tambour il exhorte les cultivateurs, les officiers de justice, les curés, à veiller et à concourir à la destruction de l'ennemi commun.» La pensée de Madame Élisabeth fut entendue: l'autorité se chargea de la propager; un appel public fut fait au zèle de tous, afin de combattre le coléoptère sous sa double forme de man et de hanneton. Un nombre prodigieux de ces insectes demeurèrent sur le champ de bataille, et le fléau redouté en fut d'autant amoindri.
Ce fut à cette époque que Louis XVI prit la résolution de visiter les côtes de la Manche. Nous ne raconterons pas ici ce voyage de Cherbourg qui fut peut-être dans la vie du monarque l'événement qui lui offrit le plus de satisfaction et de bonheur; toutefois, nous ne pouvions le passer sous silence, à cause des douces émotions dont il devint la source pour Madame Élisabeth. Le pays aussi, le pays tout entier s'intéressa aux détails d'une circonstance qui avait montré aux populations de la Normandie le Roi dans l'abandon de l'affabilité et de la bienveillance la plus aimable. Mais déjà un mauvais vouloir marqué se manifestait contre le trône. Aussi les heureux effets de ce voyage furent-ils presque aussitôt balancés par l'esprit de dénigrement et de méfiance qui accueillait déjà tous les actes du gouvernement. On révoquait en doute jusqu'aux faits enregistrés par l'histoire, pour accepter les rumeurs les plus absurdes quand elles étaient malveillantes. Les sceptiques, toujours friands de controverses, et préférant souvent la chimère à la réalité, prétendaient à cette époque que le comte de Vermandois, ce fils légitimé de Louis XIV et de la duchesse de La Vallière, qu'on disait être mort à Courtray d'une fièvre maligne le 18 novembre 1683, n'était autre que le personnage mystérieux connu sous le nom de Masque de fer, mort à la Bastille le 19 novembre 1703, sur les dix heures du soir, et enterré le lendemain, à quatre heures de l'après-midi, dans le cimetière de l'église Saint-Paul. On en concluait que la cérémonie funèbre qui avait eu lieu dans la cathédrale d'Arras en novembre 1683[115] n'avait été qu'une vaine parade, et que le monument qui portait l'épitaphe du comte de Vermandois n'était qu'un cercueil vide et menteur. Ces bruits impressionnaient tellement les salons et la rue que le pouvoir se crut obligé d'ordonner l'ouverture du tombeau du jeune prince. Elle se fit le 16 décembre[116], et rendit évidente l'absurdité des bruits qu'une malveillance systématique s'était plu à propager.
La Reine, qui, dans la matinée du 9 juillet, avait ressenti quelques douleurs, accoucha très-heureusement, à sept heures et demie du soir, d'une princesse très-bien portante, que le Roi nomma Madame Sophie.
À huit heures et demie du soir, la princesse nouveau-née reçut de plus les noms d'Hélène-Béatrix au baptême, qui lui fut administré par l'évêque de Metz, grand aumônier de France, en présence du sieur Jacob, curé de la paroisse Notre-Dame. Elle fut tenue sur les fonts par Monsieur, au nom de l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la Lombardie autrichienne, et par Madame Élisabeth de France, en présence du Roi et de la famille royale, ainsi que des ducs d'Orléans, de Bourbon, du prince de Conti et du duc de Penthièvre.
À cette date se rattache une union formée sous les auspices de la famille royale. Ce fut le 9 juillet que le Roi et les princes et princesses de sa famille signèrent le contrat de mariage de M. le comte de Chambors et de mademoiselle Gabrielle de Polignac.
La maison royale de Saint-Cyr, fondée en 1686, et dont les premières élèves nommées par le Roi avaient pris possession le 1er août de cette même année, se préparait à fêter, le 1er août 1786, la fête séculaire de sa fondation. Cette fête dura huit jours: il y eut donc place pour le devoir et pour le plaisir. Aussi rien n'y fut oublié. Cent prêtres de Saint-Lazare célébrèrent les offices; les paroisses voisines y vinrent en procession; on pria pour le Roi et pour le royaume, pour le Pape et pour l'Église, pour tous les peuples chrétiens, afin qu'ils demeurent dans la foi, et pour ceux qui ne le sont pas, afin qu'ils le deviennent; on pria pour la perpétuité de cet établissement public et national, dont un siècle d'existence avait prouvé l'importance et l'utilité[117]; on pria pour ses fondateurs, et, pour la première fois dans un lieu public, un hommage d'une respectueuse gratitude fut rendu à la mémoire de madame de Maintenon[118]. Festin et jeux, feux de joie, feux d'artifice, brillant et nombreux concours de monde animèrent la fête: toutes les anciennes élèves y avaient été conviées, tous les vieux amis de Saint-Cyr s'y étaient rendus. M. d'Ormesson, conseiller d'État et chef du conseil institué par le Roi pour la direction du temporel de cette maison, ainsi que tous les membres de ce conseil, étaient présents à cette cérémonie. Madame Élisabeth ne pouvait manquer de s'y trouver. Elle y arriva le premier jour et entendit la grand'messe en musique, de la composition de l'abbé Dugué, maître de musique du chapitre de Notre-Dame de Paris. L'archevêque de Paris officia, et l'abbé Lenfant, prédicateur du Roi, prononça un discours analogue à cette circonstance. Madame Élisabeth assista aussi au Te Deum, dont la musique, composée par M. Asselin, de Versailles, fut chantée avec un grand succès par les élèves de la maison. La fête se termina par un feu d'artifice. La princesse fut invitée à se rendre sur le balcon d'une fenêtre faisant face au parterre du jardin intérieur. Le sieur de Monville, architecte de la maison, avait, pour la circonstance, construit sur ce parterre un temple dédié à l'Immortalité (emblème de la maison de Saint-Cyr), orné d'un péristyle d'ordre dorique. À l'heure dite et au signal convenu, le temple s'illumina de feux chinois, toutes les lignes d'architecture se dessinèrent en jets de flamme, et le monument se couronna du chiffre du Roi et de la Reine, que dominait la devise de Louis XIV, le soleil éclairant le monde, avec ces mots: Nec pluribus impar.
Madame Élisabeth s'était ce soir-là entretenue quelques instants avec une des religieuses de Saint-Cyr qui avait été élève de la maison du temps de madame de Maintenon. En retournant à Versailles, elle se mit à parler du passé et à deviser avec ses dames sur les hautes pensées du grand Roi, qui, occupé avec un égal intérêt et de l'enfance qui cherche sa route et du vieux soldat qui finit la sienne, signait avec la même plume la fondation de la maison de Saint-Cyr et celle de l'hôtel des Invalides. «Ce n'est pas sans raison, disait Madame Élisabeth, que Louis XIV a placé cet institut à l'ombre de son palais et sous sa propre tutelle: l'influence de la femme est grande en France sur les mœurs; combien dès lors est importante l'éducation des jeunes filles appelées à tenir un rang dans la société! Quel air excellent on respire en ce lieu! C'est là que j'ai appris à aimer les champs et la solitude: j'y vais toujours avec plaisir, parce qu'il me semble que j'en reviens meilleure. Toutes ces jeunes têtes sont si intéressantes! j'y deviendrais volontiers la sœur de l'indigente et la mère de l'orpheline.»
On rappela aussi dans cet entretien ce mot de madame de Maintenon à ses chères filles: «Votre maison ne peut manquer tant qu'il y aura un roi en France.»
Madame de Raigecourt, de qui nous tenons ces détails, ajoutait tristement: «Le passé que nous exaltions ce soir-là, c'était un adieu que, quelques années encore, nous lui faisions.» Madame, en effet, en parlant de Louis XIV avec une fierté filiale, ne se doutait pas que bientôt la statue du grand Roi serait renversée; que le pontife qui, ce jour-là, dans la chapelle de Saint-Cyr, célébrait les saints mystères, serait proscrit; que l'orateur qui y prêchait le pardon des injures, la paix et la charité, serait massacré par le peuple; que cette maison centenaire dont on demandait à Dieu la perpétuité verrait bientôt ses portes fermées, et qu'enfin la tête auguste devant laquelle tout le monde s'inclinait à cette fête serait touchée par le bourreau.
Élisabeth rentra le soir à Versailles, et le lendemain matin dans son cher Montreuil, dont le calme lui paraissait toujours plus précieux après quelques heures passées au milieu de la foule. À l'exception des rares occasions qui la retenaient au château de Versailles (comme le 23 et le 25[119] août, jour de naissance et jour de fête du Roi son frère), elle vit s'écouler presque toutes les journées de ce mois paisibles et heureuses dans sa résidence favorite, et elle donna tout son temps à ses œuvres de charité, à ses études, à sa correspondance, à son petit cercle d'amies.
Cette vie simple et tranquille qu'elle avait menée dès son adolescence et qui jetait comme un reflet des mœurs cénobitiques au sein de la cour même, ce centre de l'agitation, de l'éclat et du bruit, cette vie qui cherchait la régularité et qui aspirait à l'ombre et au silence, offrait trop de contraste avec l'esprit léger, le ton bruyant et les habitudes évaporées de la cour, pour ne pas être remarquée. Nous ignorons si quelque railleur obscur osa jamais en médire, mais nous savons que les vertus de la sœur de Louis XVI, bien qu'elles craignissent la lumière et le bruit, n'avaient pu se cacher aux regards de la France catholique. Le mardi 29 août 1786, en sortant de l'audience du Roi, Louis-François de Bausset, évêque d'Alais, à la tête d'une députation des états de Languedoc, demanda à offrir ses hommages à Madame Élisabeth, et lui adressa le discours suivant:
«Madame, si la vertu descendoit du ciel sur la terre, si elle se montroit jalouse d'assurer son empire sur tous les cœurs, elle emprunteroit sans doute tous les traits qui pourroient lui concilier le respect et l'amour des mortels. Son nom annonceroit l'éclat de son origine et ses augustes destinées; elle se placeroit sur les degrés du trône; elle porteroit sur son front l'innocence et la candeur de son âme; la douce et tendre sensibilité seroit peinte dans ses regards; les grâces touchantes de son jeune âge prêteroient un nouveau charme à ses actions et à ses discours; ses jours purs et sereins comme son cœur s'écouleroient au sein du calme et de la paix que la vertu seule peut promettre et donner: indifférente aux honneurs et aux plaisirs qui environnent les enfants des rois, elle en connoîtroit toute la vanité, elle n'y placeroit pas son bonheur; elle en trouveroit un plus réel dans les douceurs et les consolations de l'amitié; elle épureroit au feu sacré de la religion ce que tant de qualités précieuses auroient pu conserver de profane: sa seule ambition seroit de rendre son crédit utile à l'indigence et au malheur; sa seule inquiétude, de ne pouvoir dérober le secret de sa vie à l'admiration publique; et dans le moment même où sa modestie ne lui permet pas de fixer ses regards sur sa propre image, elle ajoute sans le savoir un nouveau trait de ressemblance entre le tableau et le modèle.»
Confuse d'un tel éloge, Madame Élisabeth dit en rougissant à l'évêque qu'il la jugeait beaucoup trop favorablement. «Madame, répondit le prélat, je ne suis pas même au niveau de mon sujet.—Vous avez raison, lui dit-elle, car vous êtes bien au-dessus.»
Dans le courant de cette même année, l'abbé Binos[120] demandait à Madame Élisabeth la permission de lui dédier un ouvrage de sa composition ayant pour titre: Voyage par l'Italie en Égypte, au mont Liban et en Palestine. Le titre seul de ce livre indique l'intérêt que sa lecture devait offrir à la princesse. «Vous m'avez fait entrevoir la terre promise, dit-elle avec mélancolie à l'auteur quelque temps après[121]; mais serai-je de ces Israélites à qui Dieu doit donner la grâce d'y arriver?»
LIVRE QUATRIÈME
JANVIER 1787.—SEPTEMBRE 1789.
Montreuil annexé à Versailles. — Convocation des notables. — Mort de Vergennes. — Necker remplacé par Calonne. — Concours stérile de l'assemblée des notables. — Mécontentement; besoin d'innovations. — Lettre de Madame Élisabeth. — Idées politiques de cette princesse; son caractère; justice qui lui est rendue, même à la cour. — Ses rapports avec le Roi et la Reine. — Le fils du roi de la Cochinchine à Versailles. — Protection que le Roi lui accorde. — Calonne et Hue de Miromesnil quittent le ministère. — M. de Loménie de Brienne. — Le Dauphin est remis au duc d'Harcourt. — Mort de Madame Sophie, fille du Roi, âgée de onze mois et six jours. — Lettre de Madame Élisabeth. — Buisson, garçon servant. — Réformes. — Difficultés de la situation; lettre de Madame Élisabeth. — Le sultan de Mysore à Versailles. — Retraite de Brienne et de Lamoignon. — Necker, surintendant des finances. — Le Parlement rappelé s'unit aux pairs pour faire au Roi de respectueuses supplications. — Les princesses lui adressent un mémoire. — Indécision du Roi. — Demande d'une double représentation pour le Tiers. — Lettre des pairs du royaume. — Disette et misère. — Charité de Madame Élisabeth. — Lettre adressée par elle à madame Marie de Causans. — Maison Réveillon incendiée. — Ouverture des États généraux. — Montreuil; la basse-cour et l'étable; Jacques Bosson et Marie Magnin. — Leur mariage. — La romance du Pauvre Jacques. — Mort du premier Dauphin; cérémonies funèbres; récit officiel. — Meurtre de Flesselles, de Foulon, de Berthier. — Lettre de Madame Élisabeth à madame de Bombelles; lettre à madame de Raigecourt. — Prière.
Par un édit du Roi du mois d'août 1786, il avait été décidé que la commune de Montreuil serait réunie à la ville de Versailles le 1er janvier 1787. En effet, à dater de ce jour, les limites de Versailles furent reculées jusqu'aux extrémités de Montreuil, dont le territoire se trouva ainsi tout entier annexé à la cité de Louis XIV.
Le désordre des finances, les ferments de trouble et de discorde qui se manifestaient de toutes parts engagèrent le Roi à réunir l'assemblée des notables. La convocation en fut faite à Versailles pour le 29 janvier 1787. La maladie de M. de Vergennes[122] la fit remettre au 22 février. Le Roi, entouré de sa famille, fit ce jour-là l'ouverture de l'Assemblée. Il annonça, le 9 mars 1787, qu'il était dans l'intention de faire des retranchements de dépenses tant dans sa maison que dans celles de sa famille; que ceux faits dans sa propre maison seraient ceux qui coûteraient le moins à son cœur; qu'enfin il espérait faire monter les économies à une somme de quarante millions. Il ajouta qu'il prendrait les mesures les plus efficaces pour que le déficit ne se renouvelât pas dans l'avenir.
Il restait encore cent millions de déficit. M. de Calonne, qui venait de remplacer Necker aux finances, présentait plusieurs propositions par l'adoption desquelles il eût été facilement couvert; mais le clergé et la magistrature se montrèrent résolus à repousser ces propositions.
Louis XVI ne put trouver dans cette réunion des hommes de France les plus recommandables par leur position et leurs lumières l'énergique appui que devait attendre un prince jaloux d'obvier aux abus et de réparer les désastres. L'esprit d'égalité, né dans les classes intermédiaires de la haine envieuse des supériorités sociales, et qui avait emprunté, pour se faire bien venir de Louis XVI, quelque chose du sentiment religieux, gagna encore dans son esprit par cette résistance des notables aux projets de réformes. Se regardant comme le père de tous les Français, le Roi trouvait naturel qu'ils fussent égaux devant les lois comme ils l'étaient dans ses affections. Marie-Antoinette, qui n'avait pas eu à se louer de la noblesse, et dont les goûts de simplicité s'arrangeaient peu de l'étiquette, espéra peut-être un instant trouver dans cet esprit d'égalité un auxiliaire utile pour les projets de la royauté contrariés par les ordres privilégiés. Ces deux illusions ne durèrent pas longtemps. La France, possédée d'un besoin indéfinissable d'innovations, s'était prise de dégoût pour tout ce qu'elle connaissait, et se flattait de trouver dans l'inconnu une félicité parfaite. Arrêté dans ses projets, M. de Calonne fit circuler dans Paris et dans les principales villes du royaume un Avis au peuple, dans lequel il se prononçait violemment contre le clergé et la noblesse. Le gouvernement se fit ainsi complice de la destruction, espérant conserver par la popularité un pouvoir que les idées nouvelles brisaient dans ses mains. Le sens élevé et pénétrant de Madame Élisabeth jugeait tout autrement la position difficile de l'État.
«Cette fameuse assemblée (écrivait-elle le 15 mars 1787) est réunie; que fera-t-elle? Rien, que faire connoître au peuple la situation critique où nous sommes. Le Roi est de bonne foi dans les conseils qu'il leur demande: le seront-ils autant dans ceux qu'ils lui donneront?.... La Reine est très-pensive; quelquefois nous sommes des heures seules sans qu'elle profère un mot: elle semble me craindre. Eh! qui peut cependant prendre un intérêt plus vif que moi au bonheur de mon frère? Nos opinions diffèrent; elle est Autrichienne, et moi je suis Bourbon... Le comte d'Artois ne comprend rien à la nécessité de ces grandes réformes; il croit qu'on augmente le déficit pour avoir le droit de se plaindre et de demander les états généraux... Monsieur s'occupe beaucoup de son bureau; il est plus grave de moitié, et vous savez qu'il l'étoit déjà assez. J'ai un pressentiment que tout cela tournera à mal. Pour moi, les intrigues me fatiguent.... J'aime la paix et le repos. Mais ce n'est pas quand le Roi est malheureux que je me séparerai de lui...»
Cette lettre, qui nous laisse entrevoir les idées politiques de Madame Élisabeth, contient aussi son appréciation de l'attitude de l'assemblée des notables, et témoigne du peu de fond que faisait la princesse sur les services que cette assemblée pouvait rendre; elle nous initie en outre aux opinions des principaux membres de la famille royale, et nous montre à nu le caractère et le cœur de notre admirable princesse. Quelles qualités, quelles vertus n'avait-elle pas? Elle aimait son Dieu de toute son âme; elle aimait le Roi son frère avec un dévouement absolu, et dans cet amour elle faisait entrer l'amour de sa patrie; elle aimait ses sœurs, elle aimait les princes ses frères avec tendresse; elle aimait les malheureux d'une affection miséricordieuse; elle aimait ses amies d'une ardeur sainte et éclairée: sévère pour elle-même, elle était pour ses compagnes d'une tolérance parfaite, les reprenant toujours avec une douceur et une raison admirables. Un jour, la vicomtesse de Mérinville allait à l'Opéra: la jeune marquise des Moutiers, sa belle-fille, lui exprima le plus grand désir de l'accompagner. Madame de Mérinville ne le jugea pas convenable, et partit sans l'emmener. La jeune femme éprouva une vive humeur de ce refus, et s'en vengea en tenant les plus durs propos contre sa belle-mère. Cette rancune durait depuis plusieurs jours. «Mon cher démon, lui dit Madame Élisabeth, sais-tu que tu commets là un très-gros péché? Je vais ce soir à l'Opéra, et je te propose, moi, de t'emmener; car, après tout, si tu fais mal en allant au théâtre, tu fais cent fois pis en déblatérant contre ta mère.»
Ajoutons que Madame Élisabeth chérissait les enfants de ses amies comme elle eût chéri les siens, et il n'en est pas un, ne fût-il âgé que de trois ou quatre ans, qui ne se soit souvenu plus tard de Madame Élisabeth, de sa bonté et de ses caresses.
Mais quel que fût son abandon avec ses amies, jamais un mot de médisance ne trouvait place dans leur causerie. Dans cette pure atmosphère n'entrait jamais le récit des nouvelles galantes, des anecdotes hasardées dont la malignité publique amusait à cette époque la cour et la ville. Madame Élisabeth avait si bien montré tout d'abord le profond éloignement qu'elle éprouvait pour toute conversation relative à de tels sujets, que plusieurs de ses dames qui n'étaient pas mêlées aux intrigues de la cour n'apprirent que plus tard, et en pays étrangers, les mille et une aventures dont le bruit avait couru à Paris et à Versailles.
Rendons aussi cet hommage à Madame Élisabeth, que la renommée de sa perfection était telle à la cour, que, dès qu'elle y paraissait, toute conversation de ce genre tombait aussitôt, et le respect qu'elle inspirait venait se poser comme un sceau sur les bouches les moins timides.
Ses relations avec la Reine, bien qu'exemptes de cette intimité, que ne comportaient ni la différence des âges ni celle des positions, non plus que la dissemblance des occupations journalières, n'en étaient pas moins sur un pied de convenance parfaite et d'attachement véritable. Soumise au Roi avec une respectueuse tendresse, elle ne se permettait jamais de blâmer un acte de son gouvernement, alors même qu'il blessait sa raison ou ses sentiments. Cette retenue était peut-être encore plus mesurée et plus attentive pour tout ce qui se rapportait à la Reine, craignant non-seulement d'apporter un avis dans la région où se mouvait son autorité, mais encore de laisser échapper un geste ou une parole qui pussent être présentés comme une improbation dans la sphère de ses amusements ou de ses fantaisies. Quelques personnes du cercle habituel de la Reine qui connaissaient le mérite de Madame Élisabeth et qui redoutaient son influence sur l'esprit du Roi, n'avaient pas manqué de chercher à faire naître un sentiment jaloux dans le cœur de Marie-Antoinette; mais la réserve de notre princesse fut plus habile avec sa droiture et sa sagesse que la cour avec toutes ses intrigues; la Reine, que la politique étrangère et l'adulation intéressée de son entourage sollicitaient également à gouverner sous le nom de son mari, s'était rassurée aisément devant l'attitude de sa belle-sœur, la réserve de son caractère et la simplicité de ses goûts. Elle eut pour elle une estime confiante, qui plus tard, dans le malheur, devint une tendre amitié.
Éloignée des affaires par ses propres penchants aussi bien que par les principes de son éducation, Madame Élisabeth n'intervenait jamais pour le succès d'une démarche que lorsqu'elle y était portée par les penchants de son cœur et par un sentiment de justice. Le Roi et la Reine savaient que ses recommandations étaient rares, mais qu'elles étaient sérieuses; que son estime ne s'accordait pas à la légère, et que le suffrage de Madame Élisabeth était déjà une prévention favorable qui témoignait pour le solliciteur.
Les dissipations de la cour n'avaient aucun attrait pour Madame Élisabeth; obligée d'y paraître quand les priviléges de son rang, les règles de l'étiquette ou une invitation personnelle du Roi ou de la Reine l'exigeaient, elle ne le faisait qu'à regret et par obéissance, et toujours avec une grande circonspection. Les regards de la cour, les acclamations de la foule ne lui rendaient que plus chers le calme de la solitude et le cercle étroit de l'intimité.
Elle voyait avec peine et avec inquiétude que la Reine se montrait trop facilement, qu'elle allait à Paris sans aucun cérémonial, et que, dans les belles soirées d'été, elle se laissait entourer par la foule des promeneurs sur la terrasse du jardin de Versailles. Madame Élisabeth était persuadée que les succès conquis par la femme enlevaient quelque chose au prestige de la Reine, et que l'accès laissé à la familiarité deviendrait un amoindrissement du respect. Quand les rois demeuraient invisibles, l'imagination des peuples en faisait des êtres surnaturels, et leur enthousiasme éclatait le jour où ces représentants de Dieu, majestueux et inviolables, daignaient leur apparaître un moment. Il était à craindre que, si les souverains descendaient souvent vers le peuple, le peuple ne s'approchât lui-même assez près d'eux pour voir que la Reine n'était qu'une jolie femme, et ne tardât pas à conclure que le Roi n'était que le premier des fonctionnaires. N'osant pas toutefois se faire auprès de Marie-Antoinette l'organe d'une telle pensée, Madame Élisabeth en fit part à Madame Adélaïde, qui essaya de faire comprendre à la Reine que l'étiquette, en s'abdiquant elle-même, ouvrait la porte à la révolution.
Les observations de cette nature ne pouvaient s'appliquer à Trianon: dans cette résidence, la royauté n'était pas en présence des regards publics; c'était au contraire pour être loin de la foule et de la cour elle-même que Marie-Antoinette s'y rendait; c'est pour cela aussi que Madame Élisabeth l'y rencontrait avec plus de plaisir que dans l'éclat des grandeurs souveraines. Tout était simple à Trianon. La royale châtelaine voulait qu'on y trouvât les usages de la vie de château: elle entrait dans le salon sans que les dames quittassent leur tapisserie ou leur clavecin, sans que les hommes suspendissent une partie d'échecs ou de billard; la maîtresse de la maison l'avait réglé ainsi. L'exiguïté du logement ne permettait à aucune dame du palais de s'y établir. Madame Élisabeth seule y accompagnait d'ordinaire la Reine: une robe de percale blanche, un chapeau de paille, un fichu de gaze, telle était la parure habituelle des princesses. Sur l'invitation de la Reine, on arrivait de Versailles à l'heure du dîner. Louis XVI et ses frères y venaient souvent souper. Le plaisir qu'éprouvait la Reine à parcourir avec sa sœur Élisabeth les petites fabriques de son hameau, à pêcher dans son petit lac, à voir traire ses vaches, lui faisait prendre en dégoût la pompeuse résidence de Marly, avec sa multitude de visiteurs, ses jeux et ses fêtes magiques.
Lorsque, dans son charmant asile de Trianon, dégagé de toute représentation, il lui vint à l'idée de jouer la comédie, usage adopté dans presque tous les châteaux pendant la belle saison, elle associa sa jeune belle-sœur à ce divertissement. Ainsi, dans la Gageure imprévue, Madame Élisabeth jouait le rôle de la jeune personne, la Reine celui de Gotte, la comtesse Diane de Polignac celui de madame de Clairville.
Cette distraction n'était pas précisément un amusement pour Madame Élisabeth; mais, comme le travail, elle la sauvait de l'ennui. Jamais son front ouvert n'apparut chargé d'un nuage. Elle avait pour principe de faire céder en toute occasion son goût personnel aux obligations et aux égards indiqués par la convenance, et ce sacrifice ne semblait rien lui coûter.
Les cabinets de l'Europe ne pouvaient plus guère ignorer les difficultés qu'éprouvait le gouvernement de France; mais l'autorité du Roi avait conservé au delà des mers tout son prestige, et les souverains étrangers les plus éloignés de la France briguaient son alliance, et, dans leurs revers, imploraient sa protection. Un enfant de neuf à dix ans, héritier du roi de la Cochinchine, conduit par un missionnaire évêque et accompagné par deux de ses parents, arriva ainsi à Versailles vers ce temps-là, le trône et la vie de son père étant menacés par un ennemi redoutable, ancien intendant des douanes et impôts perçus dans le royaume. Au mois de mars 1787, le maréchal de Castries présenta ce jeune étranger au Roi dans le salon d'Hercule. L'enfant, selon l'étiquette de son pays, se prosterna devant le souverain, qui s'empressa de le relever avec bonté. Ses parents et quelques pages qui formaient sa suite se prosternèrent aussi le front contre terre, tandis que le prélat, compagnon de leur long voyage, restait debout à leur côté. Le jeune prince avait pour vêtement une robe de mousseline qu'enveloppait une espèce de manteau broché de soie et d'or. Il fut aussi présenté à Marie-Antoinette et à la famille royale, pour qui son âge et sa situation aussi bien que sa gentillesse le rendaient fort intéressant. Il fut admis plus d'une fois à jouer avec le premier Dauphin, moins âgé que lui de trois à quatre ans. Madame Élisabeth essaya un jour d'établir une petite conversation avec lui, mais il ne savait que quelques mots de français, qu'il tenait de son gouverneur ecclésiastique ou qu'il avait appris pendant la traversée.
Louis XVI fut ému des larmes d'un enfant qui avait traversé les mers pour venir chercher du secours pour son père,—réfugié sur le point le plus éloigné de ses provinces maritimes, et luttant seul avec ses derniers défenseurs contre la félonie et la rébellion. Des nouvelles envoyées de Cochinchine depuis le départ de cette mission faisaient un tableau affreux de ce malheureux pays: dans les églises, dans les pagodes s'étaient installés les mandarins rebelles; les éléphants habitaient les maisons des riches égorgés ou en fuite. Depuis treize ans jusqu'à soixante-cinq, tout le monde était armé; toute habitation prise était pillée. Il fallait se presser. Louis XVI accorda huit cents hommes, sous la conduite de M. de Clermont, militaire d'un vrai mérite; puis deux frégates, la Méduse et la Dryade, sous le commandement de M. de Kersaint, officier de marine expérimenté. L'apparition de ces huit cents Français ranima le courage de la partie saine de la nation annamite et donna l'élan à une armée de soixante mille Indiens: l'armée révolutionnaire fut culbutée, tandis que les frégates jetaient l'épouvante sur toute la côte habitée par les rebelles. La France eut ainsi la consolation et la gloire d'avoir mis fin aux calamités d'un peuple.
Le crédit de M. de Calonne, quoique soutenu par la Reine et madame de Polignac, croula bientôt. Immoral, prodigue et frivole, il s'était donné les dehors d'une honnêteté rigide. «La probité de Calonne, disait Rivarol, est composée de deux substances: friponnerie et dissipation.» Le 20 avril, il quitta le ministère, et alla dans sa terre de Lorraine méditer sur la fragilité des choses humaines aussi bien que sur l'inflexible éloquence des chiffres. Louis XVI, qui accordait facilement sa confiance, mais qui entrait en fureur dès qu'il croyait voir qu'elle n'était pas justifiée, lui ordonna de ne plus porter les marques de l'ordre du Saint-Esprit.
M. Hue de Miromesnil, garde des sceaux, partagea la disgrâce de M. de Calonne. Tout en l'assurant de son estime et du désir de lui offrir des témoignages de sa bienveillance, le Roi lui écrivit que son grand âge ne lui permettant pas de tenir sa place dans des circonstances si difficiles, il l'engageait à donner sa démission[123].
M. de Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, qui convoitait depuis longtemps le ministère des finances, fut nommé chef du conseil royal des finances le 1er mai 1787. M. Bouvart de Fourqueux, conseiller d'État au conseil royal du commerce, donna sa démission; M. de Villedeuil le remplaça le 12 mai. «J'ai trouvé l'anagramme de ce nom, dit Madame Élisabeth à M. Lemonnier; c'est «Dieu le veille!» M. de Brienne, pour masquer d'un titre pompeux la faiblesse de ses moyens, se fit donner par le Roi la qualification imposante de principal ministre d'État, et obtint de lui l'archevêché de Sens et l'abbaye de Corbie.
L'homme qui acceptait ainsi avec empressement les abus qui lui profitaient paraissait disposé à la suppression de ceux qui ne profitaient qu'aux autres. Pour se faire bienvenir de certaines gens qui n'apprécient guère les réformes que lorsqu'elles atteignent les sommités de l'édifice social, il sollicita, peu de temps après, deux édits sur lesquels il comptait pour populariser son administration: l'un, registré en parlement le 14 mars, ordonnait la démolition ou la vente des châteaux de la Muette, de Madrid, de Vincennes et de Blois, ainsi que l'aliénation de celles des maisons dont Sa Majesté était propriétaire à Paris, et qui n'étaient pas comprises dans les plans et projets définitivement arrêtés pour l'isolement du palais du Louvre; l'autre, registré en la chambre des comptes le 25 du même mois, portait suppression de diverses charges de la maison de la Reine. Le nombre des charges supprimées était de cent soixante-treize, et le total de leurs finances formait un objet de 1,206,600 livres.
Ces mesures étaient facilement prises sur le papier; elles l'étaient moins dans la pratique. Des milliers de familles se seraient trouvées réduites à la misère par l'exécution immédiate de ces réformes.
À l'époque où M. de Brienne inaugura son administration, le Dauphin ayant atteint l'âge de cinq ans et sept mois, le Roi se détermina à le remettre entre les mains des hommes. Une note du temps rapporte cet acte en ces termes: «Le duc de Harcourt, gouverneur du Dauphin, ses deux sous-gouverneurs et les autres personnes choisies par Sa Majesté pour être employées à une éducation aussi importante, se rendirent, le 1er mai 1787, vers les onze heures du matin, dans le grand cabinet du Roi. La duchesse de Polignac, gouvernante des Enfants de France, accompagnée de la comtesse de Soucy et de la marquise de Villefort, sous-gouvernantes, ainsi que du service du berceau, y amena Mgr le Dauphin; et, après qu'il eut été rendu compte au Roi de l'état de la santé du prince, duquel il avoit été, le même jour, à huit heures du matin, dressé procès-verbal par la Faculté, le Roi reçut Mgr le Dauphin des mains de la duchesse de Polignac, à laquelle Sa Majesté témoigna sa satisfaction des soins qu'elle avoit pris de ce prince, et le remit au duc de Harcourt, qui, après avoir conduit Mgr le Dauphin chez la Reine, l'accompagna à l'appartement qui lui avoit été réservé.»
Le vendredi 15 juin, la jeune fille du Roi (Sophie-Hélène-Béatrix), qui n'avait que onze mois et six jours, fut atteinte d'un malaise qui causa quelque inquiétude. Le Roi, qui devait chasser, ne sortit pas, non plus que les jours suivants. Madame Élisabeth oublia son cher Montreuil, retenue au château de Versailles par les soins qu'elle pouvait donner à sa pauvre petite nièce; elle ne la quitta que dans de courts intervalles. L'enfant mourut le mardi 19, à trois heures[124].
La notification de son décès fut expédiée le jour même à l'abbaye de Saint-Denis[125]. Cette perte, qui affectait vivement la famille royale, resserra encore les liens de la Reine et de Madame Élisabeth. On se promit de se voir ou de s'écrire plus souvent que jamais.—Le 22 juin, Madame Élisabeth reçut ce billet: «Madame de Polignac a été fort indisposée tout de bon hier et ce matin, et m'a donné de l'inquiétude; voilà pourquoi, mon cher cœur, vous n'avez pas vu de mon écriture, que vous attendiez dans votre petit Trianon. Je veux absolument faire avec vous, ma chère Élisabeth, une visite au mien. Mettons, si vous le voulez, cela au 24 juin. Est-ce arrangé? Le Roi promet d'y venir: nous pleurerons sur la mort de ma pauvre petite ange.
»Adieu, mon cher cœur, vous savez combien je vous aime, et j'ai besoin de tout votre cœur pour consoler le mien.
»Marie-Antoinette.»
»Ce 22 juin 1787.»
La princesse se rendit à cette touchante invitation, et, le 25, elle écrivait à madame de Bombelles une longue lettre où éclataient à la fois son amitié pour la Reine, sa tendresse pour les enfants de sa belle-sœur, sa prédilection pour la jeune Marie-Thérèse, appelée à devenir son élève et la compagne des derniers temps de sa vie, et je ne sais quel pressentiment confus de l'avenir qui lui faisait envier le sort de la petite Sophie, «bien heureuse, disait-elle, d'avoir échappé à tous les périls». Elle ajoutait: «Ma paresse se seroit très-bien trouvée de partager plus jeune son sort..... Je l'ai bien soignée, espérant qu'elle prieroit pour moi.» Puis venaient ces paroles sur la fille aînée du Roi, Marie-Thérèse de France: «Ma nièce a été charmante; elle a montré une sensibilité extraordinaire pour son âge et qui étoit bien naturelle.»
Le lendemain (26 juin), Madame Élisabeth accompagna Louis XVI à Rambouillet, d'où, après le déjeuner, ils allèrent courir le cerf à Batouceaux. La Reine les rejoignit dans la soirée, et ils soupèrent ensemble à Rambouillet.
Le 1er août, la Reine s'installa à Trianon et y demeura jusqu'au 25, jour de la fête du Roi. Madame Élisabeth y avait suivi la Reine. Louis XVI y venait dîner ou souper presque tous les jours. On éprouvait de plus en plus de part et d'autre le besoin de se voir, comme si l'on sentait qu'il faudrait bientôt se séparer.
Les améliorations financières imaginées par M. de Brienne pour soulager le trésor public n'étaient point faciles à réaliser.
Ce n'est point par des suppressions de pensions accordées à d'anciens serviteurs ou d'aumônes faites à des familles nécessiteuses que Madame Élisabeth cherchait à opérer des réformes.
Ces réformes se trouvaient faites naturellement par la simplicité de ses goûts, par le train modeste de sa maison, qui plus d'une fois eurent l'honneur d'être critiqués par les magnifiques et les prodigues de la cour.
«J'ai appris, disait-elle un jour, qu'on se moque un peu au château de la simplicité de mon entourage: eh bien, je suis fâchée de le dire, le Roi n'a peut-être pas beaucoup de gens qui aimassent mieux se faire casser la tête à son service que de briser sa porcelaine! C'est pourtant ce qui est arrivé à mon pauvre Buisson, qui portoit le dessert de mon dîner. Le pied lui a glissé sur l'escalier, et toute la porcelaine que contenoit sa barquette[126] eût été infailliblement cassée si ce brave garçon ne l'eût soutenue horizontalement en portant sa tête contre le mur. La commotion qu'il en a reçue a été si violente qu'il s'est évanoui dès que sa barquette intacte a été posée à terre.»
Madame Élisabeth avait raison: le Roi avait peu de ministres qui protégeassent ainsi la porcelaine de l'État. Mais ce qu'elle ne raconte point, c'est qu'elle avait fait porter immédiatement à l'infirmerie ce dévoué serviteur, qu'elle recommanda aux meilleurs soins et qu'elle chercha à dédommager par une récompense. Il n'en jouit pas longtemps. Au bout de six semaines, alors même qu'il paraissait remis des suites de cet accident, il mourut subitement, laissant une femme et six enfants dans la misère. Madame Élisabeth supplia le grand maître de donner à cette malheureuse femme la pension des veuves, bien que le nom de son mari ne fût point porté sur le contrôle des gens de la maison royale. Le prince de Condé invoqua les règlements pour légitimer son refus. Mais Madame Élisabeth peignit avec tant d'émotion la position affreuse de cette nombreuse famille mourant de froid et de faim, que le grand maître fit céder l'inflexibilité de la règle aux exigences de la charité. La femme de Buisson reçut la pension des veuves, de vingt sols par jour. Madame Élisabeth en ajouta autant sur sa cassette, et cette double petite rente suffit à l'entretien de cette pauvre famille.
Madame Élisabeth sentait chaque jour ses devoirs grandir avec les périls, car déjà elle apercevait à l'horizon plus d'un point noir qui annonçait des orages prochains. Elle cherchait un remède à tous les maux qu'elle entrevoyait. Le dérangement des finances avait forcé l'État et la cour elle-même à songer à des projets de réforme. Madame Élisabeth entre tout d'abord dans ce complot: avec sa modestie habituelle, elle fait appeler le premier écuyer du Roi: «Monsieur, lui dit-elle, des réformes, je le sais, sont indispensables. Le Roi veut, avant tous, donner l'exemple dans sa maison: je vous demande que les premiers chevaux supprimés dans son écurie soient les miens. J'ai encore un autre service à attendre de vous: le Roi est si bon, qu'il pourrait croire que la privation de mon exercice favori peut être nuisible à ma santé. Promettez-moi que vous me garderez le secret de cette affaire.»
L'écuyer prit cet engagement, et je n'ai pas besoin de dire qu'il y fut fidèle; mais Madame Élisabeth, après avoir offert avec sa générosité naturelle sa part de sacrifices pour alléger le poids des charges publiques, convenait plus tard avec une naïveté charmante, dans une lettre écrite le 25 juin 1787 à madame de Bombelles, qu'elle avait été bien aise que ce sacrifice n'eût point paru nécessaire: «On n'a point accepté le sacrifice que j'avois proposé de faire de mes chevaux, lui dit-elle; je ne puis te dissimuler que cela m'a fait un vrai plaisir, et j'en jouis d'autant plus que je vais demain à la chasse à Rambouillet avec la duchesse de Duras.»
L'hiver de 1788 à 1789 devait inaugurer pour la France l'ère des afflictions et des désastres. La disette et la misère, qu'un froid rigoureux rendait encore plus terribles, avaient éveillé dans tout le royaume un sentiment public de généreuse commisération: le Roi, la Reine, l'archevêque de Paris donnèrent un exemple qui fut suivi par tous les châteaux, aujourd'hui ouverts à la charité, et quelques mois plus tard voués à l'incendie. Madame Élisabeth économisa sur toutes choses dans son intérieur, afin de porter au dehors non pas de son superflu, mais de son nécessaire.
Quelquefois, pour suppléer à l'insuffisance de ses ressources, elle faisait vendre quelque boîte précieuse, une montre, un bracelet ou autres bijoux qui lui appartenaient, et auxquels ne s'attachait pour elle aucun souvenir d'amitié. Un jour qu'on lui en rapportait le prix: «Ce n'est pas seulement de l'argent, dit-elle, c'est aussi du temps gagné; car tels pauvres n'auront pas si longtemps à souffrir.» Pour avancer à ceux qui ne pouvaient attendre, elle n'hésitait pas même à faire des dettes que les privations personnelles devaient acquitter plus tard.
C'est à cette époque que madame Marie de Causans se disposait à entrer au couvent. L'idée de ce grand acte préoccupait vivement Madame Élisabeth. Dans une admirable lettre où se déployaient la prudence et la pénétration de son esprit et la droiture de son noble cœur, la princesse, avec sa piété éclairée, conseillait à la fille de son amie de ne pas s'engager dans la vie religieuse sans s'être bien étudiée elle-même, et de ne pas prendre pour une vocation durable et définitive un attrait passager qui pouvait n'être qu'une tentation déguisée. Les mortifications physiques n'étaient rien, l'habitude suffisait pour s'y faire; mais l'abdication de la volonté, les renoncements, tout ce qui constituait la vie religieuse, voilà à quoi il fallait être sérieusement préparé; et puis, avant de céder au penchant qui l'entraînait vers la retraite, madame Marie de Causans ne devait-elle pas considérer que sa mère mourante lui avait confié une mission envers sa jeune sœur? L'abandonnerait-elle à dix-huit ans aux dangers du monde, et la priverait-elle d'un appui, d'un guide qui lui était peut-être nécessaire? Ne servirait-elle pas plus sûrement Dieu en remplissant ce devoir, qu'en se laissant aller à la pente qui la conduisait vers le cloître? Voilà les considérations que Madame Élisabeth adjurait Marie de Causans de peser, et sur lesquelles elle l'invitait à consulter des personnes consommées dans le discernement des vocations et la conduite des âmes.
Madame Élisabeth avait bien d'autres soucis encore. Le Parlement, devenu depuis quelque temps populaire par son opposition au gouvernement, puisait dans sa disgrâce même un nouveau titre aux sympathies publiques. Notre princesse n'ignorait pas que, par un enchaînement successif de circonstances, cette grande magistrature était devenue, dès 1592, une espèce de puissance d'antagonisme au moyen de la formalité de l'enregistrement et du droit de remontrances. Admirable, au temps de la Ligue, par sa fidélité au principe de la tradition monarchique, remuant sous la régence de Marie de Médicis, rebelle pendant la Fronde, le Parlement, traité avec douceur par Henri IV, avec rudesse par Richelieu, avec hauteur par Louis XIV, avait reconquis avec ses droits un sentiment de prépondérance sous la régence du duc d'Orléans, obligé de recourir à cette autorité judiciaire pour faire casser le testament du grand Roi[127]. Après lui, Louis XV et Louis XVI avaient compris qu'ils n'avaient point à compter sur la docilité d'un corps délibérant armé par le Régent de prérogatives considérables. Les deux rois avaient eu le tort d'agir avec le Parlement tour à tour avec une douceur qui fut prise pour une condescendance, et avec une rigueur qui fut regardée comme une injustice. Louis XVI, qui savait résister héroïquement à la force, ne sut jamais l'employer ni avec discernement ni avec persévérance. Avec quelle admirable sagacité Madame Élisabeth jugeait, dans une de ses lettres, datée du 6 juin 1788, l'humeur irrésolue de son frère, le caractère de la Reine, ainsi que les difficultés d'une situation dont elle prévoyait les conséquences prochaines!
Le Parlement venait de refuser d'enregistrer l'édit du timbre et de l'impôt territorial, et avait été exilé. Avec son bon sens ordinaire, Madame Élisabeth discernait bien que ce refus d'enregistrement n'avait pas pour motif réel les intérêts du peuple, que cette double taxe ne lésait en rien. Elle reconnaissait aussi qu'en exilant le Parlement pour vaincre une résistance peu motivée, le Roi n'avait fait que suivre la tradition monarchique; mais elle faisait observer qu'il faut compter avec les situations qui comportent ou ne comportent pas telle mesure, bonne dans un temps, mauvaise dans un autre. Or il y avait péril à ébranler une des maîtresses pièces de l'ancienne monarchie dans une époque où l'esprit démocratique se levait contre toutes les autorités. Mieux eût valu ramener le Parlement que le frapper. Ce parti de la douceur et de la modération eût été d'autant plus politique qu'il n'était pas dans le caractère du Roi de soutenir une mesure de fermeté et de rigueur. La Reine le poussait aux mesures de ce genre, mais Louis XVI n'était pas capable d'y mettre la tenue nécessaire. Son âme scrupuleuse s'alarmait; il craignait d'avoir eu tort; il revenait sur ses pas, et perdait ainsi le fruit d'un coup d'autorité mal soutenu, sans recueillir le fruit de sa bonté, qu'on prenait pour de la faiblesse. «Il me semble, ajoutait avec un grand sens Madame Élisabeth, qu'il en est du gouvernement comme de l'éducation; il ne faut dire: Je le veux, que lorsqu'on est sûr d'avoir raison; mais lorsqu'on l'a dit, on ne doit jamais se relâcher de ce que l'on a prescrit.»
Madame Élisabeth, après avoir apprécié avec sagacité les dangers qui résultaient de l'inquiétude des esprits, du contraste du caractère du Roi avec celui de la Reine, du mécontentement de Paris qui se faisait sentir par l'accueil peu sympathique que la population faisait à Marie-Antoinette, concluait en prédisant que six mois ne se passeraient pas sans que le Parlement fût rappelé, et que les états généraux seraient convoqués dans des circonstances funestes pour la monarchie.
En s'acheminant vers cette situation pleine de périls, on traversait des fêtes: Madame Élisabeth assista à celles dont l'arrivée d'une ambassade indienne fut l'occasion. Nous nous attardons à dessein dans les détails d'une époque qui vit luire les derniers beaux jours de Madame Élisabeth, comme si nous hésitions à entrer dans cette phase de sa vie où elle va grandir, mais au prix de quelles épreuves et de quelles douleurs!
Le nabab Tippoo-Saheb, sultan Bahadour de Mysore, depuis longtemps inquiété par les Anglais, avait résolu d'expulser de l'Inde ces étrangers avides de ses richesses. Il avait envoyé des ambassadeurs pour s'assurer de la protection et des secours de la France. Embarqués à Pondichéry le 22 juillet 1787, ces ambassadeurs avaient successivement relâché à l'île de France, où ils avaient fait un séjour de trois mois, pendant lequel ils avaient célébré leur fête du Moéram; puis au cap de Bonne-Espérance, à l'île de Gorée et à Malaga. Arrivés dans la rade de Toulon le 9 juillet 1788, ils débarquèrent dans ce port le lendemain, et après un repos de dix jours, ils se mirent en route pour Paris, en passant par Marseille, Aix, Lyon et Fontainebleau, éveillant partout la plus vive curiosité, et alimentant pendant des mois les conversations et les gazettes.
Ces ambassadeurs étaient au nombre de trois: Mouhammed-Derviche-Khan, Akbar-Aly-Khan et Mouhammed-Osman-Khan. Après s'être reposés quelques jours à Paris, ils allèrent, le 9 août, coucher au château du grand Trianon, afin de se trouver le lendemain à l'audience publique du Roi.
Le dimanche 10 août, ils partirent de Trianon à onze heures du matin, entrèrent dans Versailles par la rue de la Paroisse, traversèrent la place et la rue Dauphine, la place d'Armes, et entrèrent, dit la Gazette de France, «par la grande grille dans la cour des ministres, où la garde montante et la garde descendante des régiments des gardes françaises et des gardes suisses étaient sous les armes, les tambours battant l'appel. Descendus de leurs voitures dans la cour des Princes, garnie d'un détachement de gardes de la prévôté de l'hôtel, le sieur Delaunay, commissaire général de la marine, les a conduits par l'escalier des Princes et la salle des Cent-Suisses, qui étoient en haie, la hallebarde à la main, dans un appartement particulier, pour y attendre le moment où le Roi serait prêt à les recevoir.
»Sa Majesté, accompagnée de Monsieur, de Mgr comte d'Artois, de S. A. R. Mgr le duc d'Angoulême, du prince de Condé, du duc de Bourbon, du duc d'Enghien et du prince de Conti, s'est rendue dans le salon d'Hercule, que l'on avoit décoré et disposé pour la cérémonie.
»Le trône étoit placé sur une estrade élevée de huit marches et adossée à la cheminée. L'on avoit construit deux tribunes dans l'embrasure des portes: le reste du salon étoit garni de gradins pour les seigneurs et les dames de la cour. La Reine avoit précédé le Roi, et s'étoit placée avec Mgr le duc de Normandie et Madame, fille du Roi, dans la tribune à gauche; celle à droite étoit occupée par Madame, madame la comtesse d'Artois et Madame Élisabeth de France. Aux deux côtés du trône étoient Monsieur et Mgr comte d'Artois; en avant, à droite et à gauche, les princes; derrière le trône les grands officiers de Sa Majesté; et, sur le repos, entre les cinq premières marches et les trois dernières de l'estrade, les ministres et secrétaires d'État.
»Le Roi, étant monté sur son trône, a donné ordre aux officiers des cérémonies d'aller chercher les ambassadeurs indiens, lesquels ont traversé, dans l'ordre suivant, la grande salle des Gardes du corps du Roi, qui étaient en haie et sous les armes, l'appartement de la Reine, la galerie et les grands appartements remplis de spectateurs, et leur cortége n'en a pas été embarrassé.
»Les ambassadeurs marchoient sur la même ligne, ayant à leur droite le sieur de Nantouillet, maître des cérémonies; à leur gauche le sieur de Watrouville, aide des cérémonies. Ils étoient précédés par le sieur Delaunay, le sieur Ruffin, secrétaire-interprète du Roi; le sieur Pivron de Morlate, chargé de les accompagner; le sieur Dubois, commandant du guet de Paris, et suivis par leurs domestiques.
»Arrivés à la porte du salon d'Hercule, le sieur Delaunay, chargé de leur lettre de créance, l'a remise au chef de l'ambassade, qui l'a portée sur ses mains jusqu'au pied du trône. Avant d'y parvenir, il a fait, ainsi que ses collègues, trois révérences, l'une à l'entrée du salon, l'autre au milieu, et la troisième au bas de l'estrade. Le Roi s'est découvert à cette dernière révérence. Les ambassadeurs se sont avancés ensemble vers le trône, accompagnés du sieur de Nantouillet et du sieur Ruffin. Alors Mouhammed-Derviche-Khan a remis au Roi leur lettre de créance, et tous les trois ont présenté à Sa Majesté, sur des mouchoirs, vingt et une pièces d'or, ce qui est, dans les usages de leur pays, l'hommage du plus profond respect. Sa Majesté a accepté une de ces pièces de chacun d'eux. Ensuite Mouhammed-Derviche-Khan a prononcé une harangue qui a été traduite et répétée par le sieur Ruffin. Cette harangue finie, le sieur de la Luzerne, ministre et secrétaire d'État, ayant le département de la marine, s'est approché du trône, et a reçu des mains du Roi la lettre de créance, qu'il a déposée sur une petite table couverte de drap d'or, et placée à cet effet sur l'estrade. Après quoi Sa Majesté a fait sa réponse aux ambassadeurs, qui en ont reçu l'explication par le sieur Ruffin.
»Les ambassadeurs, soutenus par les sieurs Delaunay, Pivron et Dubois, sont descendus en arrière jusqu'au dernier degré de l'estrade, où ils ont fait une révérence; après avoir fait quelques pas de la même manière, ils en ont fait une seconde. Arrivés à la porte du salon, ils se sont arrêtés, et ont fait demander au Roi la permission de jouir un instant du spectacle brillant et majestueux qu'offroit le salon d'Hercule. Après avoir satisfait leur curiosité, ils ont fait un dernier salut et ont de nouveau traversé les appartements, en observant le même ordre qu'ils avoient suivi en se rendant à l'audience du Roi.»
Ils passèrent de nouveau devant la foule qui remplissait la place d'Armes, et se rendirent à Paris, où des fêtes de toutes sortes leur étaient préparées. En rendant compte de la séance de l'Académie française qui eut lieu quelques jours après, Grimm raconte que «les ambassadeurs de Tippoo-Saheb ont assisté à cette séance, mais ils n'ont pas eu la patience de rester jusqu'à la fin; est-ce parce qu'ils n'entendoient pas ou parce qu'ils entendoient trop bien? C'est au sortir de cette séance qu'on leur apprit la chute du grand vizir (l'archevêque de Sens, Loménie de Brienne, que Necker venait de remplacer au ministère des finances). Ils demandèrent avec beaucoup d'empressement s'ils ne pourroient pas voir sa tête: Oh! non, répondit quelqu'un, car il n'en avoit pas. Quel est l'événement de notre histoire qui ne soit marqué par quelque calembour plus ou moins ridicule, plus ou moins plaisant?»
Au mois d'août, l'archevêque de Sens quitta le ministère, où M. Necker fut appelé pour le remplacer. Le Roi déclara qu'il fixait la tenue des états généraux au mois de mai 1789. M. de Brienne partit pour Rome, afin de recevoir des mains du Pape le chapeau de cardinal demandé au Saint-Père par Louis XVI. Dans une gravure qui parut à cette époque, la France était représentée sous la figure d'une femme dans le sein de laquelle la main d'un prêtre enfonçait un poignard, et le sang qui en jaillissait formait à ce prêtre un chapeau de cardinal. Une émeute populaire brûla, sur la place Dauphine, un mannequin décoré des insignes de l'épiscopat.
Le 14 septembre, M. de Lamoignon quitte le ministère de la justice, se retire dans sa terre, meurt subitement, et la rumeur publique prétend qu'il s'est brûlé la cervelle.
Le Roi rappelle les membres du Parlement. Il donne à M. Necker le titre de surintendant des finances. Le 23 septembre, par une déclaration royale, le Parlement de Paris et les autres cours du royaume sont rétablis dans leurs droits, usages et prérogatives.
Le 5 décembre, le Parlement de Paris s'assemble avec les pairs; il arrête qu'il sera fait au Roi des supplications respectueuses pour que la forme des états généraux soit semblable à celle de 1614. On sait que cette forme était le vote par ordre et non par tête, ce qui donnait la prépondérance aux deux ordres privilégiés.
Le Roi répond, le 9, qu'il n'a rien à dire à son Parlement; que la nation une fois assemblée, il se concertera avec elle pour améliorer le sort de l'État et faire le bonheur de son peuple.....
Le comte d'Artois, le prince de Condé, le duc de Bourbon, le duc d'Enghien et le prince de Conti, alarmés des dangers que courait l'État, se réunirent pour adresser en commun un mémoire au Roi. Nous croyons devoir en donner un extrait, comme un élément de la lutte engagée désormais entre le principe de la vieille monarchie et la logique libérale de la philosophie moderne.
«Une révolution se prépare dans les principes du gouvernement; elle est amenée par la fermentation des esprits. Des institutions réputées sacrées, et par lesquelles cette monarchie a prospéré pendant tant de siècles, sont converties en questions problématiques..... Le style des différentes demandes des provinces, villes et corps, annonce et prouve un système d'insubordination raisonnée et le mépris des lois de l'État..... Tout auteur s'érige en législateur..... L'éloquence ou l'art d'écrire, même dépourvus d'études, de connaissances et d'expérience, semblent des titres suffisants pour régler la constitution des empires..... Quiconque avance une proposition hardie, quiconque propose de changer les lois de l'État est sûr d'avoir des lecteurs et des sectateurs..... Les opinions dont s'indignent les gens de bien passeront dans quelque temps pour être régulières et légitimes..... Les droits du trône ont été mis en question; l'inégalité des fortunes sera bientôt présentée comme un objet de réforme..... Il a été observé à Votre Majesté combien il est important de conserver dans la formation des états généraux la distinction des ordres, le droit de délibérer séparément..... Sans cela, qui peut douter qu'on ne vît un grand nombre de gentilshommes attaquer la légalité des états généraux, faire des protestations, les faire enregistrer dans les parlements, les signifier même à l'assemblée des états!..... Dès lors, aux yeux d'une partie de la nation, ce qui seroit arrêté dans cette assemblée n'auroit plus la force d'un vœu national; et quelle confiance n'obtiendroient pas dans l'esprit des peuples des protestations qui tendroient à les dispenser du payement des impôts consentis dans les états!.....»
On s'étonna de ne point trouver le nom de Monsieur parmi les signataires de ce mémoire; on se demanda même pourquoi le duc d'Orléans ne s'était point réuni aux princes de son sang. Ceux qui faisaient ces questions n'étaient pas au courant des tendances politiques auxquelles cédaient les princes dont il s'agissait. Les premiers auraient dû savoir que Monsieur, sans combattre les principes anciens, souriait aux idées nouvelles; les seconds ne devaient point ignorer que le duc d'Orléans pactisait déjà avec la révolution.
Partout s'agitait la question de savoir comment serait organisée l'assemblée nationale. Louis XVI invita tous les hommes éclairés à indiquer leurs idées à ce sujet. C'était mettre le gouvernement au concours. Le Roi, par cet appel imprudent, se plaçait dans la position d'un pilote qui consulterait l'équipage sur la direction à donner au navire. Guillotin, né avec une âme ardente que surexcitait encore l'exaltation de l'époque, se rendit l'interprète des habitants de Paris en publiant un écrit ayant pour titre: Pétition des citoyens domiciliés à Paris, etc., et réclamant la double représentation pour le tiers état. Le Parlement, effrayé d'une opinion aussi avancée, manda Guillotin à sa barre; mais l'issue de cette affaire fut favorable à l'accusé, et le peuple le ramena chez lui en triomphe.
Dès ce moment les pairs du royaume, comprenant le crédit que prenait le troisième ordre, adressèrent au Roi la lettre suivante:
«Sire,
»Les pairs de votre royaume s'empressent de donner à Votre Majesté et à la nation des preuves de leur zèle pour la prospérité de l'État, et de leur désir de cimenter l'union entre tous les ordres, en suppliant Votre Majesté de recevoir le vœu solennel qu'ils portent aux pieds du trône, de supporter tous les impôts et charges publiques dans la juste proportion de leur fortune, sans exemption pécuniaire quelconque; ils ne doutent pas que ces sentiments ne fussent unanimement adoptés par tous les autres gentilshommes de votre royaume, s'ils se trouvoient réunis pour en déposer l'hommage aux pieds de Votre Majesté.»
Dans un conseil tenu par le Roi le 27 décembre, il fut décidé que le nombre des députés aux états généraux sera de douze cents, savoir: six cents pour représenter l'ordre du clergé et celui de la noblesse, et six cents pour représenter le tiers état. Cette décision fut particulièrement attribuée à l'influence d'un rapport éloquent de M. Necker. On a dit, on a écrit que Louis XVI, en rentrant du conseil dans son appartement, trouva dans son cabinet le portrait de Charles Stuart à la place de celui de Louis XV; que ce changement lui causa un moment une certaine émotion; mais que l'ayant maîtrisée presque aussitôt, il dit d'un ton résolu: «Ils ont beau faire, le tiers état aura double représentation; c'est irrévocablement décidé.»
Cette concession du Roi ne pouvait que surexciter l'émancipation des esprits; la populace des provinces se laissa entraîner à des désordres audacieux; les incendies des châteaux se multiplièrent; à Paris, une révolte d'ouvriers contre leur patron, M. Réveillon, marchand de papiers peints, inaugura, le 28 avril, les débuts de la révolution au faubourg Saint-Antoine. La manufacture de ce fabricant fut pillée par la populace. La garde de Paris, requise pour s'opposer au désordre, fut assaillie de pierres.
Les troubles qui se multipliaient sur différents points de l'empire faisaient plus vivement encore désirer la réunion des états généraux.
Le jour de leur ouverture approchait. D'heure en heure, de toutes les provinces, les députés des trois ordres arrivaient à Versailles. Le dimanche 3 mai, Louis XVI reçut les députations, ainsi que M. de Flesselles, nommé prévôt des marchands, qui prêta serment entre ses mains. Bien que l'élection des députés de Paris ne fût point terminée, la procession générale du saint Sacrement, qui devait précéder l'ouverture des états, fut annoncée pour le lendemain. «Dès le matin de ce jour, les députés, en habit de cérémonie, se rendirent dans l'église de Notre-Dame, d'où la procession devait partir pour se rendre à la paroisse Saint-Louis. À dix heures, le Roi, revêtu du manteau royal, sortit de ses appartements, entouré des princes de sa famille, tous couverts du manteau des ordres. Il monta dans sa voiture, dans laquelle se placèrent Monsieur à sa gauche, le comte d'Artois sur le devant, et aux portières le duc d'Angoulême, le duc de Berry et le duc de Bourbon. La Reine, les princesses et les princes du sang venoient ensuite, entourés de tout le cortége des rois de France dans les grandes cérémonies. Après une courte prière à Notre-Dame, la procession commença à se former. Les bannières des deux paroisses ouvroient la marche, celle de Notre-Dame en avant; puis venoient les Récollets, suivis du clergé des deux paroisses de Versailles. De chaque côté du clergé marchoient les gardes de la prévôté de l'hôtel. Après le clergé s'avançoient sur deux lignes parallèles les députés du tiers état, vêtus de noir, avec un petit manteau de soie, cravate de mousseline blanche, cheveux flottants et chapeau retroussé des trois côtés, sans ganses ni boutons, portant un cierge à la main, ainsi que tous ceux qui faisoient partie de la procession; ensuite marchoit la noblesse, en noir, le manteau à parements d'or, le chapeau retroussé à la Henri IV, avec plumes blanches; et enfin les députés du clergé, séparés en deux par la musique du Roi, le bas clergé en avant et les évêques près du saint Sacrement. Au milieu du clergé et en avant du dais se trouvoient les gardes du corps, les Cent-Suisses et la musique vocale du Roi.—Venoit ensuite le dais, porté par les grands officiers et les gentilshommes d'honneur des princes frères du Roi; les cordons étoient tenus, ceux de devant par les ducs d'Angoulême et de Berry, et ceux de derrière par Monsieur et le comte d'Artois. Le saint Sacrement étoit porté par l'archevêque de Paris. Le Roi marchoit immédiatement derrière, ayant à sa droite les princes du sang, les ducs et pairs et les autres seigneurs de sa cour, et à sa gauche la Reine, Madame Élisabeth, la duchesse d'Orléans et la princesse de Lamballe.
»La procession suivit la rue Dauphine, la place d'Armes, la Rampe, la rue Satory, la rue de l'Orangerie et la rue de la Paroisse Saint-Louis (de la cathédrale). Les rues qu'elle devoit traverser étoient ornées de riches tentures et des tapisseries de la couronne. Les gardes françaises et suisses formoient la haie depuis Notre-Dame jusqu'à Saint-Louis. Un peuple immense, accouru de tous côtés, remplissant les places et les rues de la ville, toutes les croisées garnies de spectateurs et une belle journée de printemps concoururent à la magnificence de ce spectacle.
»Les jeunes princes, que leur âge empêchoit de faire partie de la cérémonie, voulurent au moins jouir de son coup d'œil. Le Dauphin étoit à la Grande-Écurie, le duc de Normandie et Madame, fille du Roi, aux fenêtres d'une maison de la rue de la Paroisse Saint-Louis, en face du pavillon Beauregard. La princesse Louise de Condé étoit à la Petite-Écurie.
»Après la messe, célébrée par l'archevêque de Paris, et le sermon, prononcé par l'évêque de Nancy, le Roi retourna au château dans le même ordre[128].»
Le 5 se fit l'ouverture des états généraux dans la salle des Menus-Plaisirs. Cette salle, déjà inaugurée par l'assemblée des notables, avait été décorée sur les dessins de Pâris, dessinateur du cabinet du Roi. Grimm, qui assistait à cette séance du 5 mai, nous en a donné des détails intéressants. «C'est, dit-il, une grande et belle salle de cent vingt pieds de longueur sur cinquante-sept de largeur, en dedans des colonnes: ces colonnes sont cannelées, d'ordre ionique, sans piédestaux, à la manière grecque; l'entablement est enrichi d'oves, et au-dessus s'élève un plafond percé en ovale dans le milieu. Le jour principal qui vient par cet ovale étoit adouci par une espèce de tente en taffetas blanc. Dans les deux extrémités de la salle, on a ménagé deux jours pareils, qui suivent la direction de l'entablement et la courbe du plafond. Cette manière d'éclairer la salle y répandoit partout une lumière douce et parfaitement égale qui faisoit distinguer jusqu'aux moindres objets, en donnant aux yeux le moins de fatigue possible. Dans les bas-côtés, on avoit disposé pour les spectateurs des gradins, et à une certaine hauteur des travées ornées de balustrades. L'extrémité de la salle destinée à former l'estrade pour le Roi et pour la cour étoit surmontée d'un magnifique dais, dont les retroussis étoient attachés aux colonnes. Cette enceinte, élevée de quelques pieds en forme de demi-cercle, étoit tapissée tout entière de velours violet semé de fleurs de lis d'or. Au fond, sous un superbe baldaquin garni de longues franges d'or, étoit placé le trône. Au côté gauche du trône, un grand fauteuil pour la Reine et des tabourets pour les princesses; au côté droit, des pliants pour les princes; au pied du trône, à gauche, une chaise à bras pour le garde des sceaux; à droite, un pliant pour le grand chambellan. Au bas de l'estrade étoit adossé un banc pour les secrétaires d'État, et devant eux une grande table couverte d'un tapis de velours violet; à droite et à gauche de cette table, il y avoit des banquettes recouvertes de velours violet semé de fleurs de lis d'or. Celles de la droite étoient destinées aux quinze conseillers d'État et aux vingt maîtres des requêtes invités à la séance; celles de la gauche aux gouverneurs et lieutenants généraux des provinces. Dans la longueur de la salle, à droite, étoient d'autres banquettes pour les députés du clergé; à gauche, pour ceux de la noblesse, et dans le fond, en face du trône, pour ceux des communes. Tous les planchers de la salle étoient couverts des plus beaux tapis de la Savonnerie.
»Dès le matin, avant neuf heures, il n'y avoit plus de gradins, plus de tribunes qui ne fussent occupés. On ne croit pas se tromper beaucoup en estimant que ces places pouvoient contenir plus de deux mille spectateurs. Excepté l'entre-colonne, réservé aux ministres étrangers, tous les bancs de devant avoient été gardés pour les dames, et cette attention ne contribuoit pas peu à augmenter la pompe du spectacle par l'élégance et la richesse de leurs parures. C'est dans cette salle qu'entre neuf et dix heures M. le marquis de Brézé et deux maîtres des cérémonies commencèrent à placer les députations suivant l'ordre de leurs bailliages: chacun des membres fut conduit à sa place par un des officiers des cérémonies; cet arrangement employa plus de deux heures. En attendant, les conseillers d'État, les gouverneurs, les lieutenants généraux des provinces, les ministres et secrétaires d'État vinrent prendre aussi leurs places au milieu de l'enceinte du parquet. Lorsque M. Necker parut, il fut vivement applaudi; M. le duc d'Orléans le fut deux fois, et lorsqu'on le vit arriver avec les députés de Crépy en Valois, et lorsqu'il insista pour faire passer devant lui le curé de sa députation. On applaudit aussi d'une manière très-distinguée les députés du Dauphiné. Quelques mains se disposaient à rendre le même hommage à la députation de Provence; mais elles furent arrêtées par un murmure désapprobateur, dont l'application personnelle ne put échapper à la sagacité de M. le comte de Mirabeau.
»Les nobles étoient en manteau noir relevé d'un parement d'étoffe d'or, la veste analogue au parement, les bas blancs, la cravate de dentelle, et le chapeau à plumes blanches retroussé à la Henri IV; les cardinaux en chapeau rouge; les archevêques et évêques, placés sur la première banquette du clergé, en rochet, camail, soutane violette et bonnet carré; les députés du tiers état en habit noir, manteau court, cravate de mousseline, chapeau retroussé de trois côtés, sans ganses ni bouton. Les ministres d'épée avoient le même habit que les députés de la noblesse; les ministres de robe leur costume ordinaire. M. Necker étoit le seul acteur de ce grand spectacle qui fût en habit de ville ordinaire, pluie d'or, sur un fond cannelle, avec une riche broderie en paillettes.
»Le roi d'armes avec quatre hérauts revêtus de leurs cottes d'armes se tinrent debout à l'entrée de la salle pendant toute la cérémonie. Il y avoit un garde du corps, l'arme au bras, dans chaque tribune et dans chaque entre-colonne.
»Après que tout le monde fut placé, on alla avertir le Roi et la Reine, qui arrivèrent aussitôt, précédés et suivis des princes et princesses de leur cortége. Le Roi se plaça sur son trône, la Reine à sa gauche; les princes et princesses formèrent un demi-cercle autour de Sa Majesté; les dames de la cour occupoient en grande parure les gradins placés en amphithéâtre aux deux côtés de l'estrade. Au moment où le Roi entra, toute l'assemblée se leva, la salle retentit d'applaudissements, de battements de mains, de cris de Vive le Roi! marqués par l'effusion de cœur la plus touchante et l'attendrissement le plus respectueux. À cette bruyante explosion succéda le plus profond silence, et ce silence auguste et majestueux dura tant que le Roi se tint debout pour donner à la cour le temps de se placer. Le Roi, revêtu du grand manteau royal, couvert d'un chapeau à plumes dont la ganse étoit enrichie de diamants et dont le bouton étoit le Pitt, ne tarda pas à remplir l'attente qui, dans ce moment, tenoit tous les regards, tous les esprits en suspens et pour ainsi dire immobiles. Après avoir levé son chapeau et s'être recouvert, il lut avec beaucoup de dignité un discours également sage et paternel; ce discours fut interrompu à deux ou trois reprises par des acclamations qui sembloient involontaires, et dont une émotion tendre et respectueuse faisoit oublier l'inconvenance; l'accent avec lequel Sa Majesté en prononça les dernières phrases prouve qu'elle partageoit elle-même le sentiment dont l'expression de ses bontés venoit de remplir tous les cœurs. Il me semble que si les mânes de Louis XIV avoient été témoins de ce touchant et magnifique spectacle, cette âme si grande et si fière eût senti dans ce moment qu'il y avoit une manière d'être roi dont tout le faste, toute la pompe d'une cour idolâtre ne peut égaler la gloire et le bonheur.
»Sa Majesté termina son discours en annonçant que son garde des sceaux alloit expliquer plus amplement ses intentions, et qu'elle avoit ordonné au directeur général des finances d'en exposer l'état à l'assemblée. M. le garde des sceaux s'étant approché du trône et ayant pris les ordres du Roi, revint à sa place et dit à haute voix: «Le Roi permet qu'on s'asseye et qu'on se couvre.» Les trois ordres s'assirent et se couvrirent. Le nuage de plumes blanches qui parut s'élever dans ce moment sur une grande partie de la salle offrit un coup d'œil assez extraordinaire pour ne pas être oublié.
»Le discours de M. le garde des sceaux, qui malheureusement ne put être entendu que du petit nombre des auditeurs placés près de lui, rappelle avec intérêt tous les sacrifices que Sa Majesté a faits et qu'elle est encore disposée à faire pour établir la félicité générale sur la base sacrée de la liberté publique.
»Le rapport de M. le directeur général des finances a tenu près de trois heures. Il n'en a pu lire lui-même que la première partie; sentant que sa voix ne pouvoit plus se faire entendre, il a demandé au Roi la permission d'en faire achever la lecture, et c'est M. Broussonnet, secrétaire de la Société royale d'agriculture, qui s'en est acquitté avec un organe très-sonore. Je ne pense pas que jamais discours aussi long, et, par la nature même des objets qui devoient y être traités, aussi ennuyeux, du moins pour une grande partie des auditeurs, ait été cependant écouté avec une attention plus vive et plus soutenue.
»Après la lecture de ce discours, le Roi s'est levé et s'est tenu debout pendant quelques minutes; ensuite Sa Majesté est sortie, suivie et précédée de la cour, de son cortége, aux acclamations de toute l'assemblée. Les cris de Vive la Reine! se sont mêlés aux cris de Vive le Roi! et les applaudissements d'une foule immense ont accompagné Leurs Majestés jusqu'au château.
»Il étoit impossible d'assister à ce grand spectacle, à cette scène sublime, dont les suites vont peut-être décider à jamais du sort de la France, sans éprouver les plus vives émotions de crainte, d'espérance et de respect. Si les détails que nous nous sommes permis de rappeler avec une attention si scrupuleuse n'ont pas tous le même intérêt, on voudra bien nous le pardonner; tout frappe, tout paroît remarquable dans une circonstance où l'âme est vivement émue.»
Il avait été décidé que chaque ordre aurait une chambre spéciale pour ses séances; le tiers, au lieu de se retirer dans la sienne après les discours du Roi, du garde des sceaux et du ministre des finances (M. Necker), resta dans la salle commune. Ce fait, peu important en apparence, avait cependant sa signification: en demeurant dans le local des assemblées générales, le tiers prenait l'attitude de celui qui reçoit et admet, et cet acte pouvait être considéré comme un signe de possession et même de prééminence.
C'était là en effet le but du tiers état. La vérification des pouvoirs donnés par les provinces à leurs députés amena une vive discussion. Le clergé et la noblesse demandaient que chaque ordre vérifiât ceux de ses membres, comme les connaissant mieux. Mirabeau, affilié au tiers ordre de sa province, prétendit que la vérification devait se faire en commun. Les négociations ouvertes pour concilier les prétentions respectives n'ayant pu aboutir, malgré les sollicitations du Roi, qui, chagrin de ces délais, exhortait le clergé et la noblesse à céder, le tiers brusqua l'affaire, désigna, le 3 juin, pour son président Sylvain Bailly, membre des trois académies française, des belles-lettres et des sciences, et fit ensuite appeler par bailliages indistinctement les députés des trois ordres devant les commissaires nommés pour vérifier les pouvoirs.
Une nouvelle fête suspendit un jour cette opération: le 11 juin était le jour de la Fête-Dieu: fête religieuse et populaire dans laquelle, depuis 1681[129], se déployaient chaque année les magnificences de la cour, et qui empruntait cette fois un intérêt nouveau par la présence des députations qui devaient y représenter les états généraux. Selon l'usage établi, le Roi se rendit à la paroisse Notre-Dame dans un grand carrosse fait exprès pour cette fête, et attelé de deux énormes chevaux blancs qui ne servaient que dans cette occasion. Toute la famille royale prit place dans ce carrosse avec le Roi. Les pages du Roi avaient le privilége de monter derrière, sur les marches de chaque côté des portières, sur le siége, partout enfin où ils pouvaient tenir. Au départ du château, la maison militaire marchait devant et derrière la voiture. Les gardes du corps, les Cent-Suisses et les officiers de la chambre étaient placés, comme à la chapelle du palais, dans l'église, resplendissante de lumières et de fleurs. Douze membres du clergé, douze de la noblesse et vingt-quatre du tiers état, le président Bailly en tête, observèrent le même ordre qu'à la procession des états généraux qui avait eu lieu le 4 mai: le tiers en avant, la noblesse ensuite, et le clergé le plus près du saint Sacrement. Le Roi, entouré de sa famille et de toute la cour, suivit à pied la procession, qui prit la rue Dauphine (aujourd'hui rue Hoche) jusqu'au reposoir, traversa la place d'Armes, la cour du château, et s'arrêta à la chapelle du château; puis revint à l'église Notre-Dame par le même chemin, décoré des magnifiques tapisseries des Gobelins. À la grand'messe de la paroisse, après la procession, le clergé était placé au bas de la stalle du Roi, la noblesse en face du clergé, du côté de l'évangile, et le tiers état sur des banquettes derrière les chantres, entre le lutrin et la grille du chœur.
Ce fut la dernière cérémonie de la Fête-Dieu à laquelle assista la cour.
Le même jour, 11 juin, trois curés du Poitou donnèrent au clergé le signal d'une défection qui fut bientôt imitée par beaucoup d'autres; et le 17, les députés, ainsi vérifiés, se déclarèrent de leur autorité Assemblée nationale.
À cette époque, pendant une visite à Marly, un pair d'Angleterre se trouvait à table chez la duchesse de Polignac, qui lui fit cette question: «Avez-vous vu, milord, les états généraux? Êtes-vous entré dans les trois chambres?—Oui, madame.—Dites-moi donc ce que vous en pensez.» L'Anglais hésitait à se prononcer. «Expliquez-vous franchement, lui dit la duchesse.—Eh bien, madame, répondit-il, je pense que toute la noblesse de France réside dans la chambre du tiers état.»
Le flair britannique n'était pas en défaut. Pour tous les esprits sérieux, il devenait évident qu'avec sa double représentation et la sympathie unanime du peuple, le tiers devait exercer une influence sans égale sur les destinées du pays. Le 20 juin, Bailly, son président, se présente aux portes de l'Assemblée: une sentinelle lui en refuse l'entrée. Il insiste, et obtient la permission d'entrer seul pour y prendre quelques papiers. Il y dresse un procès-verbal du refus qui lui a été fait, et se retire. Bientôt plusieurs députés se présentent: même refus. Réunis en groupe, ils vont aux Récollets et demandent leur église pour y tenir séance; ces religieux, qui doivent leur existence aux bontés du Roi, répondent qu'ils ne peuvent disposer de leur église sans sa permission. On se transporte à l'église Saint-Louis; le curé fait une réponse semblable. Les députés du tiers, arrivant de minute en minute de tous les quartiers de la ville, se réunirent sur la place d'Armes.
«Faisons, dit l'un d'eux, apporter ici une table et des chaises: partout où nous serons en nombre, là sera l'Assemblée nationale.» Cette proposition parut d'abord acceptable, mais l'affluence des spectateurs la rendit impossible. Les députés se présentèrent alors au jeu de paume, dont la porte s'ouvrit devant eux. La salle était peu aérée, mais vaste; ils s'y installèrent. Ce fut là que, échauffés par la résistance, ils jurèrent de ne se séparer qu'après avoir donné une nouvelle constitution à la France. Dès que la séance fut close, le comte d'Artois fit ordonner au propriétaire de la salle[130] de ne point l'ouvrir le lendemain, ayant l'intention d'y faire lui-même une partie de paume. Le propriétaire répondit qu'il n'était plus le maître de son local, et le lendemain 21, les députés s'y assemblèrent de nouveau.
Le 22, la réunion eut lieu dans l'église Saint-Louis. Cent cinquante membres du clergé se joignirent au tiers état.
Le 23 se tint cette fameuse séance royale dans laquelle Louis XVI, par l'organe de son garde des sceaux, M. de Barentin, déclara entre autres choses que le décret du 17 juin, portant constitution de l'ordre du tiers état en assemblée nationale, était supprimé; que tous les actes émanés de cette assemblée étaient abolis comme inconstitutionnels, puisque les deux premiers ordres n'avaient pas concouru à la délibération; que les séances des états ne seraient pas publiques; que le Roi, voulant conserver la distinction des ordres, commandait aux états généraux assemblés de se séparer à l'instant, et à chaque ordre de se rendre dans la salle qui lui était destinée.
Le Roi sortit au milieu d'un morne silence. La noblesse et le clergé obéirent à ses ordres; le tiers état resta en séance, tandis que des ouvriers s'occupèrent à démonter et à emporter le meuble qui avait servi à l'appareil de la royauté.
Quelques troupes et quelques canons gardaient les abords de la salle des états, autour de laquelle se pressait une foule innombrable, attendant avidement le résultat de la séance. Le Roi étant rentré au château, le grand maître des cérémonies revint à l'assemblée et s'y présenta la tête couverte. Le cri de chapeau bas! se fit entendre. M. de Brézé, se découvrant, dit qu'il venait de la part de Sa Majesté ordonner aux députés de se retirer dans le local destiné à chaque ordre. «Allez dire au Roi, répondit le président Bailly, que, quand la nation est assemblée, elle n'a point d'ordres à recevoir.....» En ce moment se présente le marquis d'Agoult, officier des gardes du corps, qui appuie l'ordre apporté par M. de Brézé. On connaît la réponse hardie de Mirabeau, un peu arrangée pour l'histoire: «Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes.»
Les deux organes de l'autorité royale se retirent. M. d'Agoult va rendre compte au Roi de l'insuccès de sa mission. Peu de temps après, la troupe qui cernait la salle des états généraux reçoit l'ordre de se retirer. L'Assemblée nationale protesta alors contre le règlement présenté par ordre du Roi, et considérant la séance royale comme un lit de justice, déclara par un arrêté la personne de chaque député inviolable, et traître à la patrie tout auteur ou exécuteur d'ordres qui attenteraient à la liberté de chacun d'eux. C'est ainsi que les futurs constituants commencèrent par s'attribuer la première condition de la souveraineté, l'inviolabilité. On ne leur opposait que des paroles, ils répondaient par des actes. Le 25, ils écrivent à M. Necker pour le féliciter d'avoir pris auprès du Roi la défense des états généraux contre la séance du 23 juin, à laquelle il n'avait pas assisté, considérant son but comme contraire au bien public. Ce jour-là, quarante-sept membres de la noblesse se réunirent à l'Assemblée nationale; on remarquait parmi eux le duc d'Orléans. La minorité donnait pour raison à sa démarche son dévouement pour le Roi, dont les jours étaient menacés par la résistance qu'on imputait à sa personne. Cette minorité se trompait: quand Louis XVI cédait, il cédait tout à fait, et dans cette circonstance il cédait de plein cœur. Il manda le président de la noblesse, et le pria instamment de se réunir aux deux autres ordres. «Sire, répondit le duc de Luxembourg, ce ne sont pas les intérêts de la noblesse, ce sont ceux de la monarchie, ce sont ceux de votre trône que nous défendons: notre abstention frappera de nullité les actes de l'Assemblée nationale, et cette assemblée même demeurera incomplète lorsqu'un tiers de ses membres aura été livré à la fureur de la populace et au fer des assassins.—Je ne veux pas, reprit le Roi, qu'il périsse un seul homme pour ma querelle. Si ce n'est pas assez d'inviter la noblesse à se réunir aux deux ordres, je le lui ordonne; comme Roi, je le veux. Si un de ses membres se croit lié par son mandat, son serment, son honneur, à rester dans la chambre, qu'on vienne me le dire, j'irai m'asseoir à ses côtés, et je mourrai avec lui, s'il le faut.»
La noblesse se rend aux états. Les membres du clergé non encore ralliés s'y rendent également, et les trois ordres se trouvent réunis et confondus dans cette même salle où, peu de jours auparavant, ils avaient été sommés de se séparer.
À partir de ce jour, le principe de la révolution était posé, et les conséquences ne pouvaient que suivre. Le tiers, démentant le mot de Sieyès, était tout; le clergé et la noblesse n'étaient rien, et la royauté était peu de chose.
L'Assemblée était entrée dans la carrière de l'audace, la royauté dans celle des concessions. À mesure que l'une montait, l'autre devait descendre.
Revenons à Montreuil, où ces événements publics avaient un douloureux retentissement. Après s'être faite bourgeoise, la princesse se fit fermière. Les soins ruraux, qui n'étaient d'abord qu'une distraction, devinrent un calcul de la bienfaisance. Si la basse-cour se peupla d'oiseaux domestiques, si l'étable se remplit de vaches aux fortes mamelles, c'était pour que les enfants de Montreuil qui avaient perdu leur mère fussent assurés de ne manquer ni de lait ni d'œufs frais. Madame Élisabeth s'étonna du nombre prodigieux d'orphelins que son industrie lui amenait. Aussi se hâta-t-elle de donner à son exploitation des bases plus étendues. Elle fit venir de Suisse de nouvelles vaches, et témoigna le désir d'avoir, pour les garder et en prendre soin, un vacher de leur pays, sur la fidélité duquel elle pourrait se reposer, car elle était avare d'un lait qui appartenait aux enfants pauvres. Madame de Diesbach, femme d'un officier suisse, indiqua comme pouvant remplir parfaitement les vues de la princesse Jacques Bosson, de la petite ville de Bulle, à cinq lieues au sud de Fribourg. Ce jeune homme avait un père et une mère dont il était tendrement aimé. Madame Élisabeth, ne voulant pas les séparer, leur fit dire de venir tous les trois. Jacques fut investi du gouvernement des bêtes à cornes. Les vaches eurent un bon gîte très-proprement tenu, une nourriture convenable et choisie, et leur lait devint abondant. «Vous vous rappellerez, lui dit Madame Élisabeth dès son début, que ce lait appartient à mes petits enfants: moi-même je ne me permettrai d'y goûter que lorsque la distribution en aura été faite à tous.»
Jacques et ses parents, témoins chaque jour de la bienfaisance de leur royale maîtresse, conçurent pour elle une tendre et pieuse vénération. «Quelle bonne princesse! disait souvent Jacques à madame de Bombelles; la Suisse entière ne connaît rien d'aussi parfait!»
Non, mais la Suisse possédait un objet qui empêchait Jacques de jouir en paix de son élévation à la royauté de l'étable de Montreuil. Le sentiment d'exaltation avec lequel il s'exprimait sur Madame Élisabeth le ramenait, on le voit, malgré lui-même, vers son cher pays. C'est que toutes ses pensées étaient tournées vers ces coteaux de Bulle et ces rives de la Sarine où il avait laissé la plus tendre partie de son cœur. L'image de Marie, sa cousine, et que depuis plusieurs années il lui avait été permis de regarder comme sa fiancée, remplissait son âme d'un indicible regret. Toutefois le travail journalier n'en souffrait pas, au contraire; car le soin de bien faire, le désir de complaire à sa bienfaitrice étaient sa seule consolation. Sa mélancolie fut remarquée. Madame Élisabeth fit prier madame de Diesbach de s'informer si le jeune vacher qu'elle lui avait procuré était content de sa position, et s'il ne regrettait pas la Suisse. Elle apprit bientôt la cause réelle de la tristesse de ce bon serviteur: Jacques regrettait Marie et Marie regrettait Jacques. Marie craignait que l'absence et les nouvelles grandeurs de Jacques ne lui fissent perdre le souvenir de ses promesses, tandis que Jacques, de son côté, s'épouvantait de la double impossibilité de la revoir et de l'oublier. Le récit de cette idylle émut Madame Élisabeth: «J'ai donc fait deux malheureux sans le savoir? dit-elle. Je veux réparer ma faute. Il faut que Marie vienne ici; elle épousera Jacques, et elle sera la laitière de Montreuil.»
La jeune Suissesse arriva bientôt à Paris, et, conduite immédiatement à Versailles, elle fut présentée à celle qu'elle regardait déjà comme sa bienfaitrice. Les bans des deux fiancés ne tardèrent pas à être publiés en l'église de Saint-Symphorien de Montreuil et en celle de Notre-Dame de Versailles, en même temps qu'ils l'étaient en l'église de Saint-Pierre aux Liens, paroisse de Bulle, diocèse de Bâle. Jacques avait retrouvé toute sa gaieté: il lui semblait que Marie avait avec elle apporté à Montreuil la Suisse tout entière; le Ranz des vaches, cette musique écoutée avidement par le voyageur, plus douce encore à l'oreille de l'exilé, retentissait dans son cœur avec le murmure de la Sarine, avec la brise du Molézon.
Le mardi 26 mai 1789, quelques jours après l'ouverture des états généraux, la bénédiction nuptiale fut donnée à Jacques Bosson et à Marie Magnin dans l'église de Montreuil par le curé de la paroisse. Dans cet acte, si important pour nos héros, et dans lequel Jacques est qualifié de régisseur chez Madame Élisabeth de France, figurent comme témoins, du côté de l'époux, Charles Ducroizé, maître d'hôtel de M. le marquis de Raigecourt, et Pierre Hubert, Suisse de Madame Élisabeth de France; du côté de l'épouse, Joseph Bosson, Cent-Suisse de la garde du Roi, rue Montbauron, et Antoine-Joseph Senevey, ancien garde de la porte de Monsieur, à Paris[131]. Dès le lendemain, Jacques et Marie avaient pris possession d'un logement que leur maîtresse leur avait fait préparer dans le bâtiment attenant à la laiterie, et tous les rêves de bonheur de ces deux enfants de la Suisse étaient enfin réalisés.
Cette fraîche et poétique idylle occupa pendant quelques jours la cour et la ville. Chacun s'intéressait à cette jeune fille qui avait retrouvé son fiancé qu'elle avait cru à toujours perdu pour elle; on n'ignorait pas qu'elle se plaisait, comme le Tityre de Virgile, à faire remonter sa gratitude à une divinité tutélaire; et le nom de cette divinité qui cherchait l'ombre et fuyait le bruit était l'objet de la louange publique. Une femme distinguée de ce temps, madame la marquise de Travanet, née de Bombelles, qui avait été pendant quelque temps dame de Madame Élisabeth, composa à cette occasion trois couplets pleins d'une douce mélancolie qui furent bientôt dans toutes les bouches. Voici les paroles, aujourd'hui oubliées, de cette romance populaire, et dont nos grand'mères ont si souvent fredonné l'air près du berceau de leurs petits-enfants: