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La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1

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Pauvre Jacques, quand j'étois près de toi,
Je ne sentois pas ma misère;
Mais à présent que tu vis loin de moi,
Je manque de tout sur la terre.

Quand tu venois partager mes travaux,
Je trouvois ma tâche légère;
T'en souvient-il? Tous les jours étoient beaux:
Qui me rendra ce temps prospère?

Quand le soleil brille sur nos guérets,
Je ne puis souffrir la lumière:
Et quand je suis à l'ombre des forêts,
J'accuse la nature entière[132].

Les heureux que faisait Madame Élisabeth ne pouvaient la distraire du chagrin de cœur qui menaçait sa famille et en particulier le Roi et la Reine. Leur fils aîné était dangereusement malade au château de Meudon. Ni l'air salubre de cette résidence, où le Dauphin était établi depuis le 16 avril, ni les soins éclairés dont il était l'objet, n'avaient pu conjurer la maladie. Le jeune prince mourut dans la nuit du 4 au 5 juin. Le duc d'Harcourt, son gouverneur, vint à Versailles et entra chez le Roi à son réveil pour lui annoncer ce triste événement. Louis XVI, bien que préparé à cette fatale nouvelle, en fut inconsolable. Ce malheureux père, dans le journal sommaire de sa vie, a marqué cette date néfaste: «Jeudi 4, mort de mon fils, à une heure du matin. La messe en particulier à huit heures trois quarts. Je n'ai vu que ma maison et les princes à l'ordre.»

Le 5, le corps du Dauphin fut exposé au château de Meudon, à visage découvert, sur un lit de parade, assisté des Feuillants, des prêtres de la paroisse de Meudon et des Capucins du même lieu.

Dans la journée du 6, il fut placé dans un cercueil sur un lit de parade, couvert du poêle de la couronne.

Les journées du 6 et du 7 furent employées à préparer la chambre ardente, destinée à rendre à Mgr le Dauphin les honneurs funèbres.

Le 8, les princes se rendirent au château de Meudon pour jeter de l'eau bénite sur le cercueil. Monsieur y alla à dix heures, M. le comte d'Artois à onze, le duc d'Angoulême et le duc de Berry ensemble vers midi. Ces princes furent conduits successivement à la chapelle ardente par le marquis de Brézé, grand maître, le comte de Nantouillet, maître, et le sieur de Watrouville, aide des cérémonies de France, précédés du roi d'armes et des hérauts, depuis la salle des Cent-Suisses. Les princes du sang, réunis ensuite, furent reçus et conduits à la chapelle ardente par les officiers des cérémonies, précédés du roi d'armes et des hérauts depuis l'antichambre.

Les députations des trois ordres se présentèrent le même jour; celle du clergé était composée de douze archevêques ou évêques, et d'un nombre égal d'ecclésiastiques du second ordre; celle de la noblesse, de douze gentilshommes, et celle du tiers état de vingt-huit députés de cet ordre. Ces députations furent conduites séparément à la chapelle ardente par le grand maître, le maître et l'aide des cérémonies, précédés du roi d'armes de France et des hérauts.

En sortant du château de Meudon, les députés du tiers, Bailly à leur tête, se présentèrent aux portes de l'appartement du Roi. Louis XVI leur fit exprimer sa gratitude pour le témoignage d'intérêt qu'ils venaient lui offrir, et ses regrets de ne pouvoir les recevoir dans ces premiers moments de douleur. Comme ils insistaient pour obtenir audience: «Il n'y a donc pas de pères dans l'assemblée du tiers?» s'écria le Roi avec un serrement de cœur indicible.

Le parlement, la chambre des comptes, la cour des aides, le grand conseil, la cour des monnaies, le Châtelet, le corps de ville de Paris, allèrent aussi rendre les derniers devoirs au Dauphin dans les journées du 9 et du 10.

Dans celle du 12, le cœur de ce prince fut transporté sans cérémonie à l'abbaye royale du Val-de-Grâce; le cardinal de Montmorency, grand aumônier de France, le présenta à l'abbesse. Le duc de Chartres, accompagné du duc de Fitz-James, assista avec le duc d'Harcourt, gouverneur des Enfants de France, à cette cérémonie, à laquelle se trouvaient le marquis de Brézé, le comte de Nantouillet et le sieur de Watrouville.

Le 13, le cardinal de Montmorency fit la levée du corps de M. le Dauphin, qui fut transporté sans cérémonie à l'abbaye royale de Saint-Denis, accompagné du duc d'Harcourt et de toute la maison du prince. Il fut inhumé le même jour, en présence du prince de Condé et du duc de Laval, dans le caveau des princes de la maison royale.

L'orage qui grondait depuis quelques années sur la France éclata à Paris dans la soirée du dimanche 12 juillet 1789. L'émeute envahit la place de Grève; un conflit d'autorités municipales se forme à l'hôtel de ville. Flesselles, le prévôt des marchands, ne croit qu'à une révolte passagère, et c'est une révolution qui commence; il ne s'attend qu'à une disgrâce de la part du pouvoir, et c'est sa tête qu'on doit lui prendre de la part du peuple. Le mardi 14, le meurtre de ce premier magistrat de la cité est le signal d'une insurrection générale. La Bastille est assiégée et prise. Les haines aveugles de la populace vont chercher, au château de Viry, Foulon, à qui la retraite de Necker a remis le portefeuille de contrôleur général. On répand dans les rues des propos attribués à ce financier par des ennemis qui ont conspiré sa perte. On prétend qu'à Louis XVI, effrayé de la situation du trésor public, il aurait dit que la banqueroute était le véritable moyen de rétablir le crédit national; et qu'à des philanthropes qui lui parlaient de la misère du peuple et des violences auxquelles il se portait, il avait fait cette réponse: «Eh bien, si la canaille n'a pas de pain, elle mangera du foin.»—Ces propos ont, pour les chefs de l'agitation, le double mérite d'irriter contre Foulon la classe nombreuse et craintive des créanciers de l'État, aussi bien que la grande masse du peuple, éprouvé par une longue et affreuse disette. N'ignorant pas les dispositions malveillantes du public, Foulon s'est caché dans son château, où il se fait passer pour mort. Ses gens ont pris le deuil; mais l'esprit révolutionnaire de Paris a trouvé un écho dans les campagnes. Des paysans découvrent Foulon, dont le déguisement et le rôle de mort-vivant leur semblent dénoncer la culpabilité; ils se saisissent de sa personne, lui attachent à la boutonnière de son habit une poignée d'orties en forme de bouquet, et derrière le dos une botte de foin avec cet écriteau en grosses lettres: «Si la canaille n'a pas de pain, elle mangera du foin.»

C'est dans cet état qu'il est livré aux émissaires parisiens, et qu'à travers les huées et les avanies il est conduit à l'hôtel de ville. Là, d'acerbes accusations s'élèvent contre lui. La Fayette, espérant prévenir un assassinat, ordonne qu'on le conduise en prison et qu'on lui fasse son procès, ainsi qu'à ses complices. Les paroles du général sont d'abord appuyées par des applaudissements, et l'accusé se croyant sauvé applaudit lui-même. Cette imprudence lui devient fatale. Des murmures s'élèvent aussitôt, auxquels répondent les cris impatients de la populace qui remplit la place de Grève. Dès qu'il paraît sur l'escalier de l'hôtel de ville, cette exclamation s'élève de toutes parts: «Qu'on nous le livre! qu'on nous le livre! et que justice soit faite!» Les gardes peu nombreux qui l'escortent ne peuvent résister aux mille bras qui les pressent: la populace saisit sa proie, elle l'étreint, elle l'entraîne, s'arrête sous une lanterne, dont la corde, aussitôt descendue, enlace le cou du patient et l'enlève dans l'air au milieu des cris de triomphe d'une multitude en délire.

Dès la veille, on avait arrêté à Compiègne M. Berthier, intendant de Paris et gendre de Foulon. On l'amenait à Paris, et il était arrivé à la rue Saint-Denis: déjà reconnu dans sa voiture, dont les stores étaient baissés, il était en butte aux outrages de la populace, lorsqu'un cortége considérable semble venir à sa rencontre: ce sont les auteurs et les témoins du meurtre du contrôleur général, qui, ayant décroché son cadavre et lui ayant coupé le cou, viennent présenter à Berthier la tête de son beau-père, dégouttante de sang et la bouche remplie de foin. Cette abominable escorte l'accompagne jusqu'à la place de Grève, où sa course doit s'arrêter. Là, arraché des mains de ses gardes, il tombe percé de coups de baïonnette; son corps est aussitôt mis en pièces, et sa tête et son cœur, placés au bout des piques, vont montrer aux carrefours de la ville les jeux horribles de la révolution qui commence.

Madame Élisabeth n'était point encore informée de tous ces massacres lorsqu'elle écrivait à madame de Bombelles une touchante lettre où les préoccupations de la chose publique se nuancent de la plus tendre sollicitude pour son amie. Dans cette lettre, écrite le jour même de la prise de la Bastille, on voit percer l'incertitude qui régnait à Versailles, où l'on n'avait pas encore mesuré les conséquences de cet événement. Le Roi sortira-t-il de cette ville? Madame Élisabeth n'en sait rien. Mais elle engage vivement madame de Bombelles à ne pas venir; la santé de la jeune mère et le lait de la nourrice pourraient en souffrir. Ainsi, au milieu des débris de l'ancienne société qui s'écroule, cette excellente princesse trouve le temps de songer à ses amies. Les nouvelles de la veille, si menaçantes et si affreuses, n'ont pu lui arracher une larme; mais un témoignage d'intérêt et d'affection la fait pleurer. Son âme reste intrépide en face du péril, mais son cœur s'émeut devant une marque d'amitié.

Les jours se faisaient sombres pour Madame Élisabeth. D'une part, éclairée par son sens profond, elle partageait l'inquiétude générale qui s'emparait des meilleurs esprits; de l'autre, elle voyait partir ses amis les plus chers. Le marquis de Bombelles, qui était d'une société extrêmement agréable, bon musicien, causeur aimable, jouant la comédie dans la perfection, était retenu à Ratisbonne par ses fonctions de ministre du Roi. Sa femme devait l'y rejoindre, et ce double départ enlevait un grand charme au cercle habituel de Montreuil. Le dévouement de madame de Bombelles se refusait à une séparation aussi pénible pour elle-même; mais l'affection désintéressée de la princesse mit sur le second plan ses propres jouissances et fit passer avant tout la paix et le bonheur de celle qu'elle chérissait si tendrement. Le dernier jour qu'elle la posséda près d'elle, elle l'entoura de tous les témoignages de l'amitié, s'occupant des détails de son départ, des intérêts de sa famille, de la sûreté de son voyage: elle lui indiqua les étapes d'où elle devait lui donner de ses nouvelles. L'entretien se prolongea pendant la nuit. L'heure des adieux sonna enfin:

«Nous nous séparons pour un temps, dit Madame Élisabeth; il le faut. Mais nous demeurerons toujours unies par une communauté d'intentions, de pensées et de prières.» L'entretien se termina dans les larmes; et cependant, quelque sombre que parût l'avenir, on était loin de se le représenter tel qu'il pouvait être. «Cet adieu, disait quelques années plus tard madame de Bombelles à M. Ferrand, qui nous a raconté cette scène, cet adieu devait être éternel. Ce moment, si j'avais pu le prévoir, eût été le dernier de ma vie: je serais morte à ses pieds.»

Quelques jours après, madame de Raigecourt dut s'éloigner de nouveau. Cette séparation fut également pénible: elle devait aussi être éternelle. Madame Élisabeth s'isolait, afin que le malheur qu'elle voyait venir n'atteignît personne autour d'elle. Avant de dire adieu à sa dernière amie, elle lui remit un paquet cacheté avec son sceau, en lui disant: «Quand je ne serai plus, tu le remettras à sa destination.»

C'est aussi dans cette suprême entrevue qu'elle donna à madame de Raigecourt une prière composée par elle dans un de ces moments d'affliction qui, de jour en jour, devaient revenir plus souvent:

PRIÈRE AU SACRÉ CŒUR DE JÉSUS.

Cœur adorable de Jésus, sanctuaire de cet amour qui a porté un Dieu à se faire homme, à sacrifier sa vie pour notre salut et à faire de son corps la nourriture de nos âmes, en reconnoissance de cette charité infinie, je vous donne mon cœur et avec lui tout ce que je possède au monde, tout ce que je suis, tout ce que je ferai, tout ce que je souffrirai. Mais enfin, mon Dieu, que ce cœur, je vous en supplie, ne soit plus indigne de vous; rendez-le semblable à vous-même, entourez-le de vos épines pour en fermer l'entrée à toutes les affections déréglées; établissez-y votre croix; qu'il en sente le prix, qu'il en prenne le goût; embrasez-le de vos divines flammes. Qu'il se consume pour votre gloire, qu'il soit à vous après que vous avez voulu être tout à lui. Vous êtes sa consolation dans ses peines, le remède à ses maux, sa force et son refuge dans les tentations, son espérance pendant la vie, son asile à la mort. Je vous demande, ô cœur tout aimable, cette grâce pour mes associés. Ainsi soit-il.

ASPIRATION.

Ô divin cœur de Jésus, je vous aime, je vous adore et je vous invoque avec tous mes associés, pour tous les jours de ma vie, et particulièrement à l'heure de ma mort. Ainsi soit-il.

O vere adorator et unice amator Dei, miserere nobis. Amen[133].

La vie de Madame Élisabeth s'écoulait ainsi, toujours pure, mais déjà moins paisible et moins heureuse, au sein de l'intimité, du travail, de la prière et des œuvres de la charité. Sa répugnance innée pour toute ostentation lui avait fait fuir ces actions d'éclat qui font les réputations brillantes, mais qui ne vivifient pas l'âme et demeurent stériles aux yeux de Dieu, et tout ce que le ciel avait déposé de richesse dans son humble cœur devait être employé pour la gloire du ciel. Dévouée par nature et par devoir, elle avait accepté, avec un courage qui ne se démentit pas un seul jour, le soin de secourir ce qui souffrait autour d'elle, et de partager les soucis, les tourments, les périls et les défaillances d'une royauté dont elle ne cherchait pour elle ni le prestige, ni la puissance, ni la gloire. Je ne dirai pas qu'elle se priva des jouissances de la vie, mais je dois dire en vérité qu'elle les ignora. Occupée sans relâche de l'examen de son âme, elle mettait un soin constant à la rendre digne d'être offerte à son Créateur. C'était là toute son ambition; c'était là la seule grandeur qu'elle eût en haute estime. C'est ainsi que cette jeune femme simple et douce, qui aimait à se dérober aux regards, devint la femme forte que l'Esprit divin nous montre dans l'Écriture sainte.

LIVRE CINQUIÈME.

Les suites du 14 juillet. — Banquet des gardes du corps. — Journées des 5 et 6 octobre. — Conseils de fermeté donnés inutilement par Madame Élisabeth. — Récit de madame de Tourzel sur le départ du Roi, son voyage à Paris, son arrivée à l'hôtel de ville. — Ces événements appréciés par Rivarol. — MM. de Lally-Tolendal, Mounier et Bergasse donnent leur démission de députés. — Adieu de Madame Élisabeth à Montreuil. — Installation de la famille royale aux Tuileries. — Demeure délabrée. — Appartement de Madame Élisabeth. — Le peuple se rassemble sous les fenêtres de la cour des Princes. — Le Roi et la Reine, comme s'ils étaient dans la plénitude de leur autorité, conservent les usages de l'étiquette. — Nouvelle disposition des appartements. — La sainte Geneviève des Tuileries. — L'Assemblée tient ses séances au Manège. — La Reine et Madame Élisabeth entreprennent ensemble un grand travail de tapisserie. — MM. Miomandre et Bernard. — Bonne grâce de la Reine et de Madame Élisabeth. — Timidité du Roi. — Affaire de Favras. — Son jugement inique. — Son calme devant ses juges; son héroïsme devant la mort. — Pension accordée à sa veuve. — Pensée de Madame Élisabeth à ce sujet. — Madame de Favras et son fils, vêtus de noir, se présentent au dîner public de la famille royale. — Pénibles réflexions de la Reine. — Vente des biens ecclésiastiques. — Mot de Montlosier. — Mot de l'abbé Maury. — La porte des couvents ouverte. — Anxiété; vertige. — Ambassade du genre humain; Anacharsis Cloots. — Le marquis de Biencourt. — M. de Boulainvilliers. — Vœu de Madame Élisabeth. — La marquise des Montiers; amitié que Madame Élisabeth lui témoigne; conseils qu'elle lui donne. — Lettre de la princesse à madame de Raigecourt. — Lettre de la Reine à madame de Polignac. — Correspondance de Madame Élisabeth avec ses amies. — Elle revoit Saint-Cyr pour la dernière fois. — La révolution dans l'institut de Saint-Louis. — La Fête-Dieu — Division causée par la constitution civile du clergé. — Sentiments de Grégoire; du curé de Sainte-Marguerite; de l'évêque d'Agen; des curés de Puy-Miclau et de la Cambe. — L'évêque de Poitiers. — Agitation générale en France. — Départ de Mesdames. — La populace installée dans leur demeure. — Leur arrestation à Moret, puis à Arnay-le-Duc. — Huées qui les accompagnent jusqu'à la frontière. — Sympathies qui les accueillent au delà, à Chambéry, à Turin, à Parme, à Rome. — Bonté affectueuse du Pape: lettre que lui écrivait Louis XVI. — Ce qu'on mandait de Rome à Paris. — L'abbé Edgeworth remplace près de Madame Élisabeth l'abbé Madier, parti avec Mesdames. — Récit de ce saint prêtre sur ses premières relations avec Madame Élisabeth. — Installation de l'évêque constitutionnel de Paris. — Émeutes. — Mort de Mirabeau; honneurs rendus au grand orateur. — Projet de voyage de la famille royale à Saint-Cloud. — La populace et la garde nationale y mettent obstacle. — La Fayette, dont l'autorité est méconnue, donne sa démission. — Supplié par la garde nationale, il reprend son poste. — La Reine et Madame Élisabeth jugent différemment la politique de l'Autriche. — La solitude se fait autour de Madame Élisabeth. — Domine salvam fac reginam. — Situation devenue intolérable.

Dans les jours de détresse et de misère, Élisabeth avait donné l'exemple de l'économie et de la charité; elle donna celui de la patience et du courage aux heures de l'insulte et du péril. L'orage qui grondait depuis quelques années sur tout le royaume se concentra sur le château de Versailles. L'explosion du 14 juillet 1789 fut un réveil pour Louis XVI; elle fut une révélation pour Madame Élisabeth. Les catastrophes publiques troublent les esprits faibles; elles éclairent les fortes intelligences. De ce jour la lumière se fit pour Madame Élisabeth: elle comprit jusqu'où les agitateurs étaient capables de mener le Roi et d'entraîner la nation. Forcée de quitter la retraite où se plaisaient la simplicité de ses goûts, sa piété et ses tranquilles affections, elle entra résolûment dans la sphère des tempêtes, jugeant d'un œil sûr les événements qui se déroulaient devant elle et les conséquences qu'il fallait en tirer. Rivée par sa tendresse et son dévouement à la destinée du Roi son frère, elle se leva près de lui comme une vedette placée en observation, regardant de haut venir l'émeute, non pas pour jeter le cri d'alarme, mais pour donner des avertissements marqués au coin de la sagesse et de la fermeté, et pour réclamer sa place au péril.

Dans la journée du jeudi 1er octobre, elle avait été informée que les gardes du corps du Roi devaient offrir, dans la salle de spectacle du château, un banquet aux officiers du régiment de Flandre qui, en vertu d'une délégation de la municipalité de Versailles, provoquée par le commandant de la garde nationale, inquiet des bruits de désordre, venait fortifier la garnison à Versailles. Elle n'avait vu d'abord dans ce projet (consacré par les habitudes militaires) qu'un acte de fraternité fait pour réchauffer en faveur du Roi le dévouement héréditaire de l'armée, et elle ne pouvait que s'en réjouir. Dans la matinée du lendemain, elle apprend quelques détails. Pendant le festin, une dame du palais, lui dit-on, est accourue chez la Reine, lui vantant la gaieté de la fête et lui demandant d'y envoyer le Dauphin, que ce spectacle divertirait. La Reine hésite; le Roi, qui venait de chasser dans le parc de Meudon, rentre en ce moment au château. Marie-Antoinette lui propose de l'accompagner, et tous deux sont entraînés avec l'héritier du trône dans la salle du banquet. Leur arrivée inattendue excite des transports d'allégresse. Marie-Antoinette prend son fils dans ses bras et fait le tour de la table au milieu d'un tonnerre de vivat et d'applaudissements. Après ce vif et court triomphe, la famille royale se retire; mais cette mère auguste et charmante, ce Roi déjà discuté chaque jour, ce petit prince paré de toutes les grâces de l'enfance, laissent derrière eux un intérêt et un enthousiasme qui se traduisent par des chants et des libations; l'orchestre exécute quelques morceaux de musique qui, comme la Marche des Houlans (d'Iphigénie) et l'air de Ô Richard, ô mon roi, l'univers t'abandonne! échauffent jusqu'au délire l'imagination des convives. Le pressentiment des périls dont la famille royale est menacée surexcite les âmes, et dans ces cris mille fois répétés de Vive le Roi! dans ce serment de mourir pour lui, ceux qui ne veulent plus qu'on meure pour le Roi, parce que déjà dans leur cœur la royauté est condamnée à mourir, pourront voir une menace ou un défi. Il importe de ne pas l'oublier: c'était la municipalité de Versailles qui avait provoqué la venue du régiment de Flandre, et le motif qui l'avait décidée était la conviction que la ville où résidait le Roi et où siégeait l'Assemblée nationale était menacée d'un coup de main par les perturbateurs de Paris.

Madame Élisabeth se rend chez la Reine pour la féliciter, et pourtant elle n'est point certaine de l'heureux effet de la scène qu'on vient de lui raconter; et comme quelques courtisans exaltaient devant Sa Majesté les vivat reçus par elle dans cette fête, vivat si bruyants, disaient-ils, qu'ils avaient dû être entendus de Paris: «Pourvu, dit à son retour Madame Élisabeth à madame de Cimery, que la populace de Paris n'y réponde point par des injures.» Cette crainte était une prédiction. Les folliculaires avaient déjà transformé cette réunion de militaires restés fidèles en une orgie où l'on avait insulté l'Assemblée nationale et foulé aux pieds la cocarde tricolore. Ce double outrage, qui était imputé à la Reine, prépara l'attentat des 5 et 6 octobre.

Je passe sous silence les actes de violence et de cruauté, si souvent décrits, qui ensanglantèrent ces deux journées. Madame Élisabeth était à sa maison de Montreuil lorsque le peuple de Paris vint envahir Versailles. De la terrasse de son jardin, dès qu'elle aperçoit les premières troupes s'avançant dans l'avenue de Paris, elle pense qu'une répression vigoureuse et immédiate peut épargner bien des malheurs. Il lui semble évident que quelques coups de canon, en repoussant l'avant-garde de l'anarchie, iraient jeter la confusion dans les bataillons qui suivent, et, en imposant à la partie hostile de l'Assemblée d'utiles réflexions, relèveraient le moral de tous les amis de l'ordre effrayés de la pusillanimité du gouvernement. Madame Élisabeth accourt au palais; elle développe son idée avec cette fermeté de raison et cette éloquence du cœur que Dieu lui avait départie. Elle est convaincue, d'une part, qu'on peut par une leçon sérieuse et motivée comprimer les démonstrations de la populace, et, de l'autre, qu'on peut justifier le départ de la famille royale pour une ville plus éloignée de Paris que Versailles, en alléguant la tyrannie que les factions prétendent exercer sur le Roi, et l'attitude équivoque de l'Assemblée nationale, maîtrisée elle-même par l'anarchie.

Les paroles d'Élisabeth sont un instant écoutées, et c'est sans doute à l'effet qu'elles produisent sur l'esprit du Roi qu'il faut attribuer l'acquiescement momentané qu'il donna dans le conseil à l'avis de M. de Saint-Priest, ministre de l'intérieur, avis complétement conforme à celui de Madame Élisabeth; mais ces résolutions de fermeté ne tinrent pas devant l'observation faite par M. Necker, que si l'on tirait l'épée contre l'insurrection, on donnait le signal de la guerre civile; et l'on s'arrêta au parti de traiter de puissance à puissance avec l'émeute.

Vaincue dans sa tentative, Madame Élisabeth se retire chez la Reine et ne la quitte qu'à deux heures du matin, sur l'affirmation que vient apporter M. de la Fayette que tout est tranquille par la ville et qu'il répond de la sûreté du château. Louis XVI, inquiet dès l'aurore de ne point voir sa sœur, la fait chercher dans le palais, où le danger a dû l'appeler. Elle se rend chez le Roi, apprend bientôt combien étaient vaines les assurances données par le chef de la milice nationale; elle demeure présente à la lutte et au péril; elle encourage les gardes du corps par la fermeté de son attitude, et en arrache quelques-uns, par sa présence d'esprit, à la rage des factieux. Elle a des paroles qui apaisent les ardeurs de la haine et qui modèrent les emportements du courage; mais l'affliction que lui fait éprouver l'effusion du sang n'ôte rien à la clairvoyance de son esprit et à la fermeté de son caractère.

Inspirée par des chefs qui ne perdaient pas de vue le but de leur entreprise, la populace demandait à grands cris que Louis XVI vînt fixer sa résidence à Paris, et M. de la Fayette envoyait avis sur avis pour l'y déterminer. Madame Élisabeth émettait une opinion contraire: «Ce n'est point à Paris, Sire, qu'il faut aller; des bataillons encore dévoués, des gardes fidèles vont protéger votre retraite; mais, je vous en supplie, mon frère, n'allez pas à Paris.»

Le Roi, tiraillé entre des avis contraires, hésita longtemps; le moment de la résistance fut bientôt passé. La veille, on avait fait partir huit cents gardes du corps pour Rambouillet. Le régiment de Flandre, indigné de s'être vu enlever ses canons et d'avoir été pendant la nuit enfermé dans les écuries, n'avait plus la même ardeur ni la même résolution; une grande partie de cette troupe avait même fait défection. Louis XVI déféra au vœu de la multitude, et malgré sa répugnance à s'établir dans la ville des émeutes, il donna sa parole de partir. «Cette promesse, raconte un des principaux témoins de ces tristes scènes[134], cette promesse lui attira les acclamations populaires, et bientôt les coups de canon et les feux roulants de la mousqueterie y répondirent. Le Roi parut une seconde fois sur le balcon pour confirmer sa promesse, et l'ivresse de cette multitude fut à son comble. On s'empara des gardes du corps qu'on avait arrachés à la mort, et on leur fit prendre des bonnets de grenadier. Ces braves gens consentirent à se mêler à eux pour servir d'escorte à la malheureuse famille royale, et j'en remarquai plusieurs suivant à pied la voiture du Roi, plus touchés des malheurs de ce prince que de leur triste situation.

»Les poissardes étoient toujours en grand nombre dans les cours du château, chantant, dansant, et faisant éclater les transports de la joie la plus bruyante et la plus indécente. La cour de marbre, sur laquelle donnoient les fenêtres de l'appartement du Roi, étoit remplie de ces femmes, qui, enivrées de leurs succès, demandèrent à voir la Reine. Cette princesse parut sur le balcon, tenant par la main M. le Dauphin et Madame. Toute cette multitude la regardant avec fureur s'écria: «Faites retirer les enfants!» La Reine les fit rentrer et se montra seule. Cet air de grandeur et de courage héroïque à la vue d'un danger qui faisoit tressaillir tout le monde, imposa tellement à cette multitude qu'elle abandonna à l'instant ses sinistres projets, et que, pénétrée d'admiration, elle s'écria unanimement: Vive la Reine! On remarqua, comme chose singulière, que toutes ces poissardes avoient le teint blanc, de belles dents, et portaient un linge plus fin qu'elles n'ont coutume d'en porter, ce qui prouvoit évidemment qu'il y avoit parmi elles beaucoup de personnes payées pour jouer un rôle dans cette horrible journée.

»Le Roi (c'est toujours madame de Tourzel qui parle) monta en voiture à une heure et demie..... Il étoit dans le fond de la voiture avec la Reine et Madame, sa fille. J'étois sur le devant, tenant sur mes genoux M. le Dauphin, et Madame étoit à côté de ce prince. Monsieur et Madame Élisabeth étoient aux portières. M. de la Fayette, commandant la garde nationale de Paris, et M. d'Estaing celle de Versailles....., étoient tous deux à cheval aux portières de la voiture.....

»Un grand nombre d'habitants de la ville de Versailles, travaillés par les meneurs de la révolution, en avoient adopté les principes, et quoiqu'ils eussent tout à perdre à l'établissement du Roi à Paris, ils éprouvèrent la plus grande joie de son départ. La populace s'assembla dans l'avenue; une partie suivit la voiture du Roi.....

»Mirabeau, qui s'étoit opposé à la motion d'envoyer des députés auprès du Roi dans le moment du danger, fit décréter que cent députés accompagneroient ce prince à Paris, et eut l'audace de sortir du milieu d'eux pour le regarder fixement quand il passa devant l'Assemblée nationale.

»Le cortége de ce malheureux prince étoit digne de cette effroyable journée. On vit défiler d'abord le gros des troupes parisiennes, dont chaque soldat portoit un pain au bout de sa baïonnette. Elles étoient accompagnées d'une populace effrénée portant sur des piques les têtes des malheureux gardes du corps qu'elle avoit massacrés, suivie de charrettes remplies de sacs de farine et de poissardes décorées de guirlandes de feuillage, tenant chacune un pain à la main. Toute cette multitude ne cessait de répéter ce cri de Vive la nation! prélude de toutes les horreurs qui se sont commises pendant la révolution. Les gardes nationales, parmi lesquelles s'étoient mêlés les fidèles gardes du corps, entouroient la voiture du Roi, qui alloit au pas.

»Le Roi et la Reine parloient avec leur bonté ordinaire à ceux qui entouroient leur voiture, et leur représentoient combien on les égaroit sur leurs véritables sentiments. «Le Roi, leur disoit cette princesse, n'a jamais voulu que le bonheur de son peuple. On vous a dit bien du mal de nous; ce sont ceux qui veulent vous nuire.....»

»On jeta à Sèvres, dans la voiture du Roi, un petit paquet qui tomba sur mes genoux. «Mettez-le dans votre poche, me dit le Roi, nous l'ouvrirons en arrivant.» Il tomba dans la voiture: je n'ai jamais su ce qu'il contenoit.....

»Le régiment de Flandre formoit une haie sur le chemin d'Auteuil à Paris. Il partageoit alors les sentiments de la populace, et tous les soldats crioient avec elle: Vive la nation! À bas les calotins! refrain continuel de cette multitude qui remplissoit les chemins; tous ces gens-là, à moitié ivres, tiroient continuellement des coups de fusil, et ce fut un grand bonheur qu'il n'en soit résulté aucun accident.

»M. le duc d'Orléans étoit sur le chemin de Passy, et ses enfants avec madame de Genlis sur le balcon de la maison qu'il y avoit louée. Elle les y avoit placés pour jouir à son aise du spectacle de l'abaissement de la famille royale, qui ne put s'empêcher d'en faire la remarque. La Reine en parla tristement à madame la duchesse d'Orléans, qui soupira sans pouvoir rien répondre. Cette excellente princesse étoit bien loin de partager les sentiments du duc son époux. Elle s'aveugloit encore sur son compte, et fut complétement malheureuse quand, l'illusion cessant, elle ne put s'empêcher d'apercevoir la part active qu'il prenoit à la révolution.

»En arrivant à la grille de Chaillot, on aperçut M. Bailly, maire de Paris, qui venoit présenter au Roi les clefs de cette ville et haranguer Sa Majesté et sa famille.....

»Le Roi comptait arriver le soir aux Tuileries, lorsque M. Bailly le supplia de vouloir bien descendre à l'hôtel de ville, où toute la commune étoit rassemblée, et de l'honorer de sa présence. Le Roi s'y refusa, disant que sa famille et lui avoient trop grand besoin de repos pour prolonger les fatigues d'une telle journée; il insista, et M. de la Fayette l'en pressa tellement à plusieurs reprises, que le Roi, malgré sa répugnance, fut obligé de s'y laisser conduire.

»Pendant le chemin, M. de la Fayette s'approcha plusieurs fois de la portière de la voiture, assurant Sa Majesté qu'elle seroit contente de la manière dont elle seroit reçue dans sa capitale. Les rues étoient illuminées, et les cris continuels de Vive le Roi! accompagnèrent le prince depuis son entrée dans la rue Saint-Honoré jusqu'à l'hôtel de ville. Ces cris étoient plus bruyants que touchants, et avoient quelque chose de violent et de pénible à entendre.

»Arrivé à la place de Grève, la foule étoit si considérable, que le Roi, pour éviter quelque malheur, descendit de la voiture, ainsi que la famille royale, et on eut beaucoup de peine à écarter la foule pour lui faire un passage jusqu'à l'hôtel de ville. M. Bailly fit au Roi un nouveau discours, auquel il répondit..... J'étois si occupée de M. le Dauphin, excédé de fatigue et endormi entre mes bras, que je n'entendis ni l'un ni l'autre. M. le duc de Liancourt, qui accompagnoit le Roi, le pria de renouveler sa promesse de se déclarer inséparable de l'Assemblée nationale; ce malheureux prince, qui étoit dans la triste position de ne pouvoir rien refuser, acquiesça à cette demande, et les cris répétés de Vive le Roi! terminèrent enfin cette séance.»

Ce simple récit, tout exact et touchant qu'il soit, ne suffit pas cependant pour faire apprécier toute l'horreur de ces événements. «Ô nuit d'octobre, s'écriait Rivarol, nuit affreuse, à laquelle il est plus aisé de donner des larmes qu'un véritable nom! où M. de la Fayette ignore ce qu'il sait, traite de ouï-dire ce qu'il entend et de vision ce qu'il voit; où il trompe le Roi, une partie de l'Assemblée et tout le château, laisse les postes dégarnis, et, pour se donner un air d'innocence, va consacrer au sommeil cette nuit qui fut la dernière pour la monarchie.»

Atterré des excès dont il est témoin, M. de Lally-Tolendal voulut dès ce jour-là, comme Mounier et Bergasse, renoncer à siéger dans l'Assemblée nationale. «Ni cette ville coupable, écrit-il sous l'impression du 6 octobre, ni cette Assemblée encore plus coupable, ne méritent que je les justifie..... Mes fonctions me sont devenues impossibles; il est au-dessus de mes forces de supporter plus longtemps l'horreur qu'elles me causent. Ce sang, ces têtes, cette Reine presque égorgée, ce Roi emmené esclave en triomphe à Paris, au milieu des assassins, et précédé des têtes de ses malheureux gardes du corps; ces perfides janissaires, ces femmes cannibales, ces cris de Tous les évêques à la lanterne! dans le moment où le Roi est entré dans la capitale avec deux archevêques de son conseil dans sa voiture de suite; un coup de fusil que j'ai vu tirer dans une des voitures de la Reine; M. Bailly appelant cela un beau jour; l'Assemblée ayant déclaré froidement le matin qu'il n'étoit pas de sa dignité d'aller tout entière environner le Roi; M. le comte de Mirabeau disant impunément dans cette Assemblée nationale que le vaisseau de l'État, loin d'être arrêté dans sa marche, s'élançoit avec plus de rapidité que jamais vers la régénération; M. Barnave riant avec lui quand des flots de sang couloient autour de nous; le vertueux Mounier échappant par miracle à dix-neuf assassins qui vouloient faire de sa tête un trophée de plus: voilà ce qui m'a fait jurer de ne plus mettre les pieds dans cette caverne d'anthropophages, où je n'avois plus la force d'élever ma voix, où, depuis six semaines, je l'avois élevée en vain[135].» Ces fortes paroles, malgré l'emphase ordinaire de celui qui les a écrites, n'exagèrent point la vérité; elles ne font que l'exprimer. Le Roi aurait pu résister à Versailles: la révolution était allée l'y chercher pour l'amener dans la capitale, ce champ de bataille où elle savait qu'elle était irrésistible.

En venant à Paris avec sa famille, Madame Élisabeth avait le pressentiment qu'elle ne retournerait pas à Versailles. Comme le carrosse royal touchait la grille de l'avenue de Paris, elle s'était penchée pour voir la tête des arbres de son petit domaine. Témoin de ce mouvement, Louis XVI lui avait dit: «Ma sœur, vous saluez Montreuil?—Sire, avait-elle répondu doucement, je lui dis adieu.» Pendant ce pénible trajet, qui avait duré sept heures, et dont nous sommes heureux d'avoir pu donner à nos lecteurs une narration exacte et inédite, la contenance assurée de Madame Élisabeth, au milieu de cette escorte avinée et hurlante, ne s'était pas démentie un instant. Occupée plus particulièrement de son neveu et de sa nièce, elle avait caché sous un air calme et presque indifférent la profonde émotion que lui causaient l'humiliation du trône et le trouble de ces deux enfants, plus surpris encore qu'effrayés du spectacle qui se déroulait sous leurs yeux.

Il était environ dix heures et demie du soir quand Louis XVI et sa famille arrivèrent aux Tuileries: ce palais, inhabité presque sans interruption depuis 1655, leur parut plus sombre par le contraste que faisait sa façade noire avec les illuminations des rues qu'ils venaient de traverser. Ils y retrouvèrent leurs fidèles serviteurs, qu'une si longue attente avait jetés dans une vive anxiété, et qui n'avaient pu se procurer ce qui était nécessaire pour disposer convenablement les appartements. Madame de Tourzel (c'est elle qui nous a raconté ces détails) fut installée avec le Dauphin dans un appartement ouvert de tous côtés et dont les portes pouvaient à peine se fermer. Elle s'y barricada avec le peu de meubles qu'elle y trouva, s'assit auprès du lit du royal enfant, et passa la nuit dans les plus sombres réflexions.

Madame Élisabeth, on le comprend, n'était pas mieux logée que l'héritier du trône: l'aspect de son appartement, situé au rez-de-chaussée et donnant sur la cour, empruntait à cette double circonstance un caractère de tristesse aggravé par son aspect intérieur: ses voussures sculptées avec art, mais endommagées par les doigts humides du temps; ses tapisseries riches, mais flétries et délabrées; la vétusté de l'ameublement, qui datait de Louis XIV et qui n'en révélait l'époque que par les lignes et nullement par les couleurs; cet ensemble de choses brillantes et moisies imposait tout à la fois le souvenir de la grandeur de la royauté et le sentiment profond de sa décadence.

La situation de cet appartement rapprochait ceux qui l'habitaient du regard des curieux: aussi ce fut sous ses fenêtres que, dans la matinée du 7 octobre, les cris de la foule vinrent solliciter par des vivat la présence des augustes hôtes conquis la veille. Les cris de la Reine! la Reine! dominèrent un moment tous les autres. Marie-Antoinette parut bientôt à la fenêtre; mais comme son chapeau lui couvrait une partie du visage, on la pria de le lever, parce qu'on ne la voyait pas, ce qu'elle fit. Toutes les personnes de la famille royale, portant la cocarde nationale, espèce de sceau dont la révolution marquait ses captifs, s'y montrèrent au peuple à plusieurs reprises.

Les cours supérieures, qui étaient dans l'usage de complimenter le Roi dans les différentes occasions, se trouvaient presque toutes en vacance à cette époque; elles ne purent donc remplir ce devoir qu'à des jours différents. Le Parlement fut admis à l'audience royale le vendredi 9 octobre. Le Roi, suivant l'immuable étiquette, le reçut assis dans son fauteuil, placé dans la chambre du lit. Cependant une infraction fut faite aux usages établis: les gardes nationales prirent les armes dans leur salle. Le Parlement n'avait pas droit à cet honneur; mais l'officier supérieur de service sachant que la commune de Paris, qui devait ensuite avoir audience, exigerait certainement qu'on le lui rendît, en parla aux officiers des cérémonies, qui, sans rien décider, répondirent qu'ils ne pensaient pas qu'il y eût d'inconvénient à faire pour le Parlement ce qu'on devait faire pour la ville. La garde nationale rendit donc les honneurs militaires quand le Parlement passa devant elle. Les Cent-Suisses suivirent l'ancienne coutume et ne prirent pas les armes.

Le Roi et la Reine reçurent ensuite les représentants de la commune de Paris, et dans les jours qui suivirent, ils donnèrent successivement audience aux représentants des districts, à la cour des aides, à l'université, au grand conseil, à la chambre des comptes, à la cour des monnaies, au conseil d'État, à la juridiction consulaire et aux six corps des marchands, et enfin, pour couronner ces cérémonies, à l'Assemblée nationale elle-même.

On le voit, la royauté, qui venait de perdre son pouvoir, cherchait à conserver encore quelques lambeaux de son prestige et à sauver dans son naufrage les épaves de son ancienne étiquette pour en voiler la défaillance de son autorité. Les serviteurs mêmes de la couronne demeuraient dans le passé, parlaient de l'Œil-de-bœuf comme sous Louis XIV, et ne paraissaient pas comprendre que la révolution avait fait marcher l'aiguille sur l'horloge du temps. Le Roi ne régnait plus: l'étiquette, dans ses idées, régnait encore[136].

La multitude, pendant plusieurs jours, ne cessa d'encombrer la cour des Princes, et son indiscrétion fut poussée à un tel point, que plusieurs femmes de la halle se permirent de sauter dans l'appartement de Madame Élisabeth. La princesse prit ce logement en grande aversion, et supplia le Roi de lui en donner un autre. Un nouvel arrangement eut lieu pour les appartements: la Reine occupa le rez-de-chaussée ayant vue sur la terrasse des Tuileries, et donna à sa fille les petits entre-sols au-dessus de la chambre du Roi; Louis XVI céda une partie de son appartement au Dauphin, et donna à Madame Élisabeth celui que le jeune prince avait occupé à son arrivée, au premier étage du pavillon de Flore. Les serrures en avaient été refaites, et, bien qu'il ne fût ni élégant ni commode, Élisabeth s'y sentit à l'aise, à l'abri des regards importuns et de l'invasion des poissardes.

Toutefois, il faut le dire, les dames de la halle, malgré leur familiarité indiscrète, leur grossièreté proverbiale et la fâcheuse influence que les passions politiques du temps avaient exercée sur elles, conservaient pour Madame Élisabeth un culte particulier qui survivait à leurs anciens sentiments pour la famille royale: elles l'appelaient la sainte Geneviève des Tuileries.

La cour essaya de reprendre un peu de vie. La princesse de Lamballe songea à réunir quelques personnes chez elle; mais la Reine ne parut pas longtemps à ces assemblées, d'où la confiance et la franchise étaient bannies.

Le lendemain de l'audience, l'Assemblée nationale continua ses travaux et vota, le jour même, la loi martiale contre les attroupements.

J'ai oublié de dire que lors de sa première séance dans une des salles de l'archevêché, un amphithéâtre construit provisoirement pour les spectateurs s'était écroulé; que plusieurs personnes avaient été blessées, et qu'une voix s'était écriée: Le début est fatal. L'Assemblée, le 9 novembre, alla tenir ses séances dans la salle du Manége, et continua, sous le bruit incessant des passions grondant à ses portes, à préparer une constitution.

Lorsque la famille royale eut été convenablement établie aux Tuileries, la Reine reprit ses habitudes ordinaires: elle employa ses matinées à veiller à l'éducation de sa fille, et elle entreprit, de concert avec Madame Élisabeth, un grand ouvrage de tapisserie. Leur esprit était trop préoccupé des événements qui se succédaient, des périls du présent et des menaces de l'avenir, pour qu'elles pussent se livrer à la lecture: le travail de l'aiguille devenait leur seule distraction. Mademoiselle Dubuquois, qui tenait un magasin de tapisseries, a longtemps conservé et montré chez elle un tapis de pied fait par ces deux princesses pour la grande pièce de l'appartement de la Reine, au rez-de-chaussée des Tuileries. On rapporte que l'impératrice Joséphine ayant vu et admiré ce tapis, avait donné l'ordre de le conserver, dans l'espoir de le faire un jour parvenir à Madame, fille et nièce de ces deux royales ouvrières.

MM. Miomandre et Bernard, tous deux anciens gardes du corps, blessés le 6 octobre, le premier à la porte de la Reine, le second dans une autre partie du château, après avoir été soignés ensemble et guéris à l'infirmerie de Versailles, se trouvaient à Paris, où ils avaient été reconnus et insultés. Leur séjour dans la capitale mettait leur vie en péril, car la fidélité et le dévouement étaient devenus un titre de proscription. «La Reine, raconte madame Campan, me dit d'écrire à M. Miomandre de Sainte-Marie de se rendre chez moi à huit heures du soir, et de lui communiquer le désir qu'elle avoit de le voir en sûreté, et m'ordonna, quand il seroit décidé à partir, de lui ouvrir sa cassette, et de lui dire en son nom que l'or ne payoit point un service tel que celui qu'il avoit rendu; qu'elle espéroit bien être un jour assez heureuse pour l'en récompenser comme elle le devoit; mais qu'une sœur offroit de l'argent à un frère qui se trouvoit dans la situation où il étoit dans ce moment, et qu'elle le prioit de prendre tout ce qui étoit nécessaire pour acquitter ses dettes à Paris et payer les frais de son voyage. Elle me dit aussi de lui mander d'amener avec lui son ami Bernard, et de lui faire la même offre qu'à M. Miomandre. Les deux gardes arrivèrent à l'heure prescrite et acceptèrent chacun cent ou deux cents louis. Un moment après, la Reine ouvrit ma porte; elle étoit accompagnée du Roi et de Madame Élisabeth; le Roi se tint debout, le dos contre la cheminée; la Reine s'assit dans une bergère, Madame Élisabeth assez près d'elle; je me plaçai derrière la Reine, et les deux gardes restèrent en face du Roi. La Reine leur dit que le Roi avoit voulu voir avant leur départ deux des braves qui lui avoient donné les plus grandes preuves de courage et d'attachement. Miomandre prit la parole et dit tout ce que ces mots touchants et honorables pour les gardes devoient lui inspirer. Madame Élisabeth parla de la sensibilité du Roi; la Reine reprit de nouveau la parole pour insister sur la nécessité de leur prompt départ. Le Roi garda le silence: son émotion pourtant étoit visible, et des larmes d'attendrissement remplissoient ses yeux. La Reine se leva, le Roi sortit, Madame Élisabeth le suivit; la Reine avoit ralenti sa marche, et, dans l'embrasure d'une fenêtre, elle me dit: «Si le Roi eût dit à ces braves gens le quart de ce qu'il pense de bien pour eux, ils auroient été ravis; mais il ne peut vaincre sa timidité.»

Depuis plusieurs mois, des meurtres commis par la multitude avaient effrayé Paris et la France; mais on n'avait point encore vu d'assassinats juridiques: l'Assemblée nationale en créant les crimes de lèse-nation, et en attribuant la connaissance de ces crimes au Châtelet, donnait à craindre que cette loi nouvelle ne devînt l'occasion de quelque arrêt scandaleux. Il y avait encore en France un très-grand nombre d'honnêtes gens disposés à croire que cette juridiction, si importante par l'immense étendue de son ressort et par la grandeur de ses priviléges, ne se prêterait pas aux iniquités qu'une assemblée politique osait lui demander. Ces honnêtes gens se faisaient illusion: ce tribunal antique et naguère encore justement respecté jugea dans le sens de l'Assemblée et de la rue. «Le nom de Tribunal révolutionnaire, dit à ce sujet M. Ferrand, peut n'avoir été imaginé que depuis, mais la première séance de ce tribunal a été celle du jugement de Favras[137].» L'accusé demeura calme au milieu du débordement de la rage populaire[138]. Il embarrassa ses juges par la netteté, par la justesse de ses réponses; il détruisit successivement toutes les charges accumulées contre lui, et prouva la fausseté des arguments qu'on lui opposait. Ce fut en vain. «Votre vie, lui dit le rapporteur (M. Quatremère) en lui notifiant son arrêt de mort, votre vie est un sacrifice que vous devez à la tranquillité et à la liberté publiques.» Un jugement ainsi motivé indique, dans la société où il a été rendu, qu'il n'y a plus ni magistrature, ni justice, ni gouvernement.

Ce fut le 19 février 1790 que Favras fut exécuté en place de Grève, à la lueur des flambeaux; on le suspendit à un gibet très-élevé et avec le plus grand appareil, afin de complaire à la populace, qui, excitée d'une manière indigne contre le condamné, semblait craindre que sa proie ne lui échappât, et voulut demeurer témoin d'un supplice dont elle avait douté jusqu'au dernier moment.

La mort, je veux dire le meurtre de M. de Favras, causait le plus vif chagrin à la famille royale. L'Assemblée ayant séparé la nation et le Roi et élevé au-dessus de l'une et de l'autre une froide et impassible souveraineté, celle de la loi, Louis XVI pouvait d'autant moins faire intervenir son ancien droit de grâce que le crime reproché au condamné était un complot formé pour sauver le Roi lui-même.

Et d'ailleurs, le despotisme de l'opinion publique à cette époque était tel, que Louis XVI aurait infailliblement suscité la guerre civile si, persistant à user de sa prérogative, il avait gracié l'infortuné Favras. Cette prérogative lui était, dans ce moment même, vivement contestée comme un abus tenant à l'ancien régime qu'on voulait détruire[139].

L'arrêt de mort accepté avec douceur par M. de Favras, et subi par lui avec une fermeté héroïque, avait attiré sur sa mémoire les plus honorables regrets, et sur sa veuve, réduite à la misère, les plus légitimes sympathies. La conscience du Roi accorda à madame de Favras une pension annuelle de quatre mille livres[140]. Mais cette mesure, par le mystère dont on l'enveloppait, avait toujours paru à Madame Élisabeth une offense plutôt qu'une réparation. Son cœur loyal s'inquiétait bien plus de ce sang versé injustement que des périls qu'aurait pu entraîner un acte de la clémence royale. Le 20 février, c'est-à-dire le lendemain de l'exécution de cette courageuse victime, elle prend la plume pour écrire à son amie; mais elle ne lui écrit qu'un mot: «J'ai le cœur et la tête trop pleins de ce qui s'est passé hier..... Je souhaite que son sang ne retombe pas sur ses juges.» Et le soir, pendant la prière dite en commun dans son triste appartement du pavillon de Flore, son cœur, trop plein, comme elle le dit, épanche ses pieuses doléances, implorant la clémence divine pour la victime moins encore que pour les bourreaux.

«On a égorgé Favras, disait-elle, parce qu'il avoit voulu sauver son Roi, et les journées des 5 et 6 octobre restent impunies. Ah! si le Roi vouloit être roi, comme tout changeroit!»

Le dimanche qui suivit l'exécution, madame de Favras et son fils, tous deux en habits de deuil, et conduits par M. de la Villeurnoy, maître des requêtes[141], se présenta au dîner public du Roi et de la Reine. On devine l'impression douloureuse que leur apparition dut produire sur le cœur de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth, et la contrainte cruelle à laquelle cette démarche condamnait la Reine, en présence de tout un public et sous le regard de Santerre[142], debout derrière son fauteuil. Dès que le dîner fut fini, elle frappa, tout émue, à la porte de l'appartement de madame Campan, situé près du sien, et lui demanda si elle était seule. Rassurée sur ce point: «Je viens, lui dit-elle en se jetant sur un fauteuil, pleurer tout à mon aise avec vous sur l'ineptie des exagérés du parti du Roi. Il faut périr quand on est attaqué par des gens qui réunissent tous les talents à tous les crimes et défendu par des gens fort estimables, mais qui n'ont aucune idée juste de notre position. Ils m'ont compromise vis-à-vis des deux partis en me présentant la veuve et le fils de Favras. Libre dans mes actions, je devois prendre l'enfant d'un homme qui vient de se sacrifier pour nous et le placer à table entre le Roi et moi; mais, environnée des bourreaux qui viennent de faire périr son père, je n'ai pas même osé jeter les yeux sur lui. Les royalistes me blâmeront de n'avoir pas paru occupée de ce pauvre enfant; les révolutionnaires seront courroucés en songeant qu'on a cru me plaire en me le présentant.»

Le mois de mars amena la révision des affaires ecclésiastiques, destinées à subir de grands changements. Un décret du 17 déclara que les biens du clergé seraient vendus au profit de la nation, qui se chargerait du traitement de ses ministres. Ce décret enlevait au haut clergé la fortune considérable dont il jouissait; mais du moment où le clergé régulier, c'est-à-dire les ordres religieux avaient été supprimés, il était évident que les membres du clergé séculier seraient assimilés aux fonctionnaires publics et recevraient un traitement relatif à leur état. Quoique l'Assemblée nationale témoignât de son attachement à la religion catholique romaine et de son désir de rester en parfaite union avec le chef suprême de l'Église, il était à craindre que les modifications importantes qui s'opéraient dans la constitution du clergé n'amenassent des divisions déplorables entre ses membres.

C'était en effet une entreprise bien hardie à une assemblée politique de changer, par sa propre initiative et sans consulter le Saint-Siége, toute l'organisation ecclésiastique, et de toucher à des questions étroitement liées au culte, telles que la nomination des curés et même celle des évêques; enfin de réformer les canons disciplinaires sans l'acquiescement du souverain Pontife. Deux esprits, l'esprit sceptique et l'esprit janséniste, se rencontrèrent dans cette œuvre, qui allait trouver une invincible résistance non-seulement dans l'intérêt des prêtres dignes de ce nom, mais dans leur conscience. Cette imprudente mesure devait avoir deux inconvénients: ranger contre le régime nouveau tout ce qu'il y avait d'ecclésiastiques honnêtes, le livrer à toute la partie gangrenée du clergé, à celle qui mettait ses intérêts avant ses devoirs, à des hommes dont plusieurs devaient terminer un peu plus tard, par une apostasie complète, une défection commencée par une sorte de schisme.

Dans l'ardente discussion de la constitution du clergé, quelques mots éloquents honorèrent la tribune de l'Assemblée. Le jeune Montlosier, descendu des montagnes de l'Auvergne, avait pris la défense des évêques proscrits par le nouveau principe de l'élection populaire appliqué au choix des évêques. «Vous les chassez de leur palais, s'écria-t-il, ils se retireront sous le chaume du pauvre qu'ils ont nourri; vous leur ôtez leur croix d'or, ils en porteront une de bois: c'est une croix de bois qui a sauvé le monde.»

L'abbé Maury, en soutenant avec courage la doctrine de l'Église et le droit ecclésiastique, s'était attiré les ressentiments de l'opposition. Assailli un jour, au sortir de l'Assemblée, par une foule innombrable, il est accueilli par des menaces et les cris À la lanterne! Il se retourne vers le peuple avec un sang-froid imperturbable: «Eh bien, dit-il, quand vous me lanterneriez, en verriez-vous plus clair?»

On vit se renouveler en France ce qui était arrivé à Genève du temps de Calvin. Les philosophes ouvrirent la porte des couvents, et les religieuses furent autorisées à rentrer dans le monde. Toutes, à quelques exceptions bien rares, déclarèrent qu'elles voulaient rester dans leur cloître. On les en chassa violemment, au nom de la liberté, et on voulut les obliger à vivre contre leur inclination et leur conscience. Les unes se retirèrent au sein de leurs familles; celles qui n'en avaient plus, celles qui avaient perdu leurs parents sur l'échafaud et leurs biens par la confiscation, vécurent du travail de leurs mains; quelques-unes moururent de misère ou de chagrin; d'autres, plus heureuses, périrent par la guillotine.

Madame Élisabeth était consternée des attaques dont l'Église était l'objet: elle comprenait l'intérêt puissant que mettait la révolution à s'en prendre d'abord au catholicisme. Le catholicisme est la grande école du respect et de la discipline. Sa doctrine immuable est un abri pour les âmes fatiguées du doute et de la déception de toute chose. L'unité majestueuse de cette doctrine, la certitude de ses dogmes, appuyés sur une révélation surnaturelle, maintenus par un enseignement infaillible et permanent, contrastent avec le vague des systèmes, l'instabilité des idées que les philosophes proposent à l'intelligence humaine sans pouvoir les lui imposer, et qui disparaissent successivement dans le creuset d'une analyse incessante et téméraire.

Madame Élisabeth regardait non-seulement sans étonnement et sans haine, mais encore avec une profonde commisération les actes insensés de ces hommes qui, à l'autorité de la religion chrétienne, opposaient leur seule opinion, et qui dans la liberté de penser prétendaient trouver pour eux la liberté de tout faire. Les malheureux, se disait-elle, ils veulent que la loi soit athée et qu'il n'y ait plus de sacrilége, comme si le sacrilége le plus grand n'était pas la loi même qui le méconnaît! Elle avait remarqué que si, au milieu des désordres où les nations sont jetées, un grand agitateur se lève, exagérant les idées du jour, portant toutes les passions à l'extrême, on se groupe autour de lui. S'il ne commande point l'estime, il étonne et subjugue, parce qu'il sort du niveau commun. Quand on charge d'opprobre les grandeurs de la naissance et celles de la vertu, quand le talent lui-même devient suspect, il ne reste plus que la supériorité du crime. Alors les sociétés sont punies par leurs vices mêmes; mais, avec son sens profond, Madame Élisabeth n'en demeurait pas moins convaincue que cette fermentation morale, cette inquiétude et cette anxiété qui soulèvent les nations, cette faiblesse inexplicable des chefs de l'État qui les compromet, ces révoltes érigées en devoir, ces constitutions sorties des rêves des utopistes et des improvisations des tribuns, cette soif immodérée des changements, sont les symptômes du malaise profond d'une société qui cherche ses voies vers l'avenir sans réussir à les trouver.

L'Assemblée nationale, placée sous l'influence de cette situation complexe, et à la fois pressée par des nécessités réelles et enfiévrée de l'esprit de chimère, mêlait à ses discussions sérieuses des scènes grotesques et ridicules: on en peut juger par le singulier spectacle que la séance du 19 avril offrit à la badauderie des Parisiens. Le président annonça gravement qu'une députation composée d'Anglais, de Russes, de Polonais, d'Allemands, de Suédois, de Suisses, d'Italiens, de Brabançons, d'Espagnols, de Chaldéens, d'Arabes, de Turcs, d'Africains, d'Indiens, demandait à présenter ses hommages à l'Assemblée. Cette députation, qui avait à sa tête Jean-Baptiste du Val-de-Grâce Cloots, qui avait quitté sa qualité de baron allemand pour prendre le prénom du Grec Anacharsis et s'arroger le titre d'orateur du genre humain, fut aussitôt introduite à la barre. M. de Menou, qui présidait l'Assemblée, répondit à la harangue démagogique de l'ambassade de l'univers, «qu'on lui permettoit d'assister à la fédération de la France armée, mais à une condition, c'est que, lorsque vous retournerez dans votre patrie, vous raconterez à vos concitoyens ce que vous avez vu.» Jamais parade plus étrange n'avait été jouée sur les tréteaux de la politique. L'ambassade du genre humain était un ramas de vagabonds et de domestiques étrangers payés à douze livres par tête. Le secret de cette mystification fut révélé par une faute d'orthographe. Un des comparses de la députation universelle se présenta le lendemain chez M. le marquis de Biencourt, membre de l'Assemblée nationale, réclamant le payement de ses douze livres. «Qu'est-ce que c'est donc que vos douze livres? lui dit M. de Biencourt; je ne vous connois pas: comment pourrois-je vous devoir quelque chose?—Monsieur, c'est que c'est moi qui faisois le Chaldéen hier à l'Assemblée; on nous a engagés pour douze livres, et on m'a adressé à vous pour être payé.—Eh bien, monsieur le Chaldéen, on vous a très-mal adressé. Je n'ai aucune connoissance de l'engagement dont vous me parlez, et je ne me mêle en rien de cette affaire.» L'anecdote s'ébruita. On prétendit qu'une L mal faite ou prise pour un B avait causé l'erreur du pauvre Chaldéen, et le duc de Liancourt fut légèrement soupçonné d'être le trésorier de l'ambassade; mais il s'en est défendu avec persistance.

M. de Saint-Pardoux raconta le lendemain à Madame Élisabeth un autre petit fait qui jetait d'assez vives lumières sur la manière dont on avait recruté l'ambassade du genre humain. M. de Boulainvilliers, présent à l'Assemblée lors de la présentation, reconnut dans la députation le nègre d'un de ses amis. «Ah! te voilà, Azor, lui dit-il, que diable viens-tu donc faire ici?—Monsieur, je fais l'Africain,» répondit le nègre.

Au mois de juillet 1790, Madame Élisabeth écrivit la formule d'un vœu au cœur immaculé de Marie pour obtenir la conservation de la religion dans le royaume. À ce vœu s'associèrent avec empressement mesdames de Raigecourt, de Bombelles, d'Albert de Luynes, de Lastic; madame de Saisseval, sa belle-sœur, et un grand nombre d'autres. La première disposition de ce vœu avait pour objet de consacrer chaque année une somme d'argent proportionnée à l'état de fortune de chaque associée pour être employée à la bonne œuvre qui paraîtrait devoir être la plus agréable à Dieu. La désignation de cette œuvre ne devait être faite qu'à la fin de décembre 1791. La seconde promesse du vœu était d'élever gratuitement un garçon et une fille pauvres. Ce n'était pas tout. Dans une petite prière récitée par les membres de l'association, on s'engageait à ériger un autel au cœur immaculé de Marie, et à offrir un salut mensuel en reconnaissance de la grâce obtenue[143]. Les sommes partielles réunies à la fin de 1791 s'élevèrent à soixante mille francs. L'emploi en fut facilement trouvé: les prêtres demeurés fidèles aux vieux statuts de l'Église étaient livrés à la persécution; grâce aux secours qui leur furent distribués, un grand nombre d'entre eux, dont la tête un peu plus tard eût été mise à prix, purent s'éloigner et gagner une terre plus clémente que leur patrie.

Dans l'été de 1790, madame la marquise des Montiers s'éloigna de Paris; mais la sollicitude et l'affection de la princesse la suivirent dans son voyage. Aussi se fit-elle un devoir de lui envoyer le compte rendu de ses actions, de ses pensées, de ses sentiments. Madame Élisabeth, on le sait, ne laissait jamais sans réponse les lettres des personnes qu'elle aimait. Elle écrivit donc (le 29 août 1790) à madame des Montiers pour donner une pleine et entière approbation au projet de son mari, qui voulait lui faire passer l'hiver en pays étranger. L'époque des couches de cette jeune femme approchait, et la princesse, qui connaissait la vivacité de son imagination, appréhendait pour elle l'influence de son séjour dans un pays où tout était précaire et où une journée tranquille pouvait avoir un lendemain troublé. Mais, non moins attachée à l'honneur de ses amies qu'à leur bien-être, elle profita de cette circonstance pour lui donner les plus sages conseils sur la conduite qu'elle dut tenir envers son mari, envers sa belle-mère, envers le monde, sur la force qu'elle trouverait dans la religion pour remplir tous ses devoirs. Elle prévoit tout, devine ce qu'elle ne sait pas, et semble guider par la main cette jeune femme dans la vie nouvelle où elle va entrer.

À la même date, Madame Élisabeth écrivait à madame de Raigecourt une lettre dans laquelle viennent se réfléchir comme dans un miroir la situation de la princesse à cette époque, la vie qu'elle menait, toute l'étendue de ses craintes mêlées de fugitives espérances auxquelles elle n'osait pas se livrer. On voit par cette lettre que Madame Élisabeth était avec toute la famille royale à Saint-Cloud. Heureuse d'abord de ne plus être à Paris et de n'avoir plus l'oreille assaillie par les vociférations, les injures des crieurs qui parcouraient le jardin des Tuileries, elle exprime d'une manière détournée l'espoir que le Roi se déterminera enfin à s'éloigner de cette turbulente capitale.

Elle ne sait si, après avoir été tant de fois déçue, elle ne le sera pas encore cette fois. Les tristes nouvelles qui arrivent de Nancy, où une révolte militaire a éclaté et où les officiers, emprisonnés par les soldats, sont en danger de mort, jettent un nuage sombre sur cette lettre, dont le début est éclairé par un rayon de soleil. M. de Bouillé arrivera-t-il à temps?

La captivité de la famille royale dans le château des Tuileries devenait chaque jour plus étroite, son existence plus sombre et plus menacée. Les rares témoignages d'affection qu'on y recevait du dehors, en rappelant les beaux jours écoulés, lui faisaient comprendre davantage l'horreur de sa situation. La Reine ayant eu des nouvelles directes de madame de Polignac, lui répondait le 14 septembre 1790:

«Ce 14 septembre [1790].

«J'ai pleuré d'attendrissement, mon cher cœur, en lisant votre lettre. Oh! ne croyez pas que je vous oublie, votre amitié est écrite dans mon cœur en traits ineffaçables; elle est ma consolation avec mes enfants que je ne quitte plus. J'ai plus que jamais bien besoin de l'appui de ces souvenirs et de tout mon courage, mais je me soutiendrai pour mon fils et je pousserai jusqu'au bout ma pénible carrière; c'est dans le malheur surtout qu'on sent tout ce qu'on est: le sang qui coule dans mes veines ne peut mentir. Je suis bien occupée de vous et des vôtres, ma tendre amie; c'est le moyen d'oublier les trahisons dont je suis entourée: nous périrons plutôt par la foiblesse et les fautes de nos amis que par les combinaisons des méchants. Nos amis ne s'entendent pas entre eux et prêtent le flanc aux mauvais esprits; et d'un autre côté, les chefs de la révolution, quand ils veulent parler d'ordre et de modération, ne sont pas écoutés. Plaignez-moi, mon cher cœur, et surtout aimez-moi, vous et les vôtres, je vous aimerai jusqu'à mon dernier soupir. Je vous embrasse de toute mon âme.

»Marie-Antoinette.»

Nous sommes entrés dans ces années agitées et violentes de la révolution qui précédèrent les dernières catastrophes. Naturellement la correspondance de Madame Élisabeth, dans laquelle elle épanche son âme, va prendre un intérêt de plus en plus vif. Il arrive encore, il est vrai, qu'elle ne s'occupe dans sa lettre que de l'amie à qui elle écrit. Ainsi, la lettre du 27 septembre 1790 à la marquise des Montiers, dont elle venait de recevoir de bonnes nouvelles, est remplie de ces tendres exhortations, de ces avis éclairés et touchants qu'elle prodigue aux jeunes femmes qui ont le bonheur d'avoir part à son affection. Se plier au caractère de son mari, éviter à tout prix ce qui peut mettre du froid dans le ménage, ne se lier qu'avec des femmes non-seulement d'une vertu sincère, mais d'une réputation inattaquable, voilà le fond de cette lettre, dont la forme est si affectueuse et si tendre que l'on comprend qu'elle dut aller au cœur de son cher Démon; c'est ainsi que Madame Élisabeth appelait la marquise des Montiers. «J'aime Démon de tout mon cœur; je désire la voir heureuse, mais je veux par-dessus tout la savoir remplissant bien tous ses devoirs.»

Ces lettres, où il n'est question que d'affaires privées, deviennent peu à peu l'exception, comme on va le voir par l'analyse rapide de la correspondance de Madame Élisabeth avec madame de Raigecourt, qui recommence au milieu du mois d'octobre 1790 et se continue pendant les deux années suivantes. Il était impossible que les angoisses et les agitations que presque chaque journée apportait ne se reflétassent pas dans cette correspondance. Il n'avait pas moins fallu que la volonté absolue de la princesse, formellement exprimée, pour déterminer cette fidèle amie à quitter la France dans un pareil moment. Mais madame de Raigecourt était enceinte, et Madame Élisabeth lui avait fait un devoir de conscience de ne pas s'exposer à des émotions trop vives qui auraient pu devenir fatales à l'enfant qu'elle portait dans son sein. Les événements s'étant aggravés depuis cette séparation, madame de Raigecourt se livrait à une sorte de désespoir et suppliait la princesse de lui permettre de venir reprendre son poste auprès d'elle. À ces tendres instances, Madame Élisabeth opposait d'immuables refus. «Dieu t'ayant remis en dépôt le salut de ton enfant, écrivait-elle à son amie, aucune considération humaine ne doit t'empêcher de prendre tous les moyens possibles pour lui faire recevoir le baptême.» Dans cette lettre même, Madame Élisabeth exprime à mots couverts son opinion sur la situation du Roi son frère. Une expression caractéristique lui échappe: «Tout est à la désespérade.» On voit clairement que son avis serait que le Roi quittât Paris, où la tyrannie de la révolution pèse sur lui et lui ôte toute liberté; mais on ne peut le décider. «Le malade, dit-elle, a de l'engourdissement dans les jambes; elle craint que bientôt cela ne gagne les jointures et qu'il n'y ait plus de remède.» C'est ainsi que la fuite est devenue impossible.

Sa lettre du 3 novembre est écrite dans le même ordre de sentiments et d'idées. Rien ne peut décider le Roi, quoique ses ennemis le persécutent de toute manière; on lui présente des plans qu'il repousse. Tout ceci est plus indiqué qu'exprimé: Madame Élisabeth se sert d'un style métaphorique qui insinue ce qu'elle ne dit pas. Cependant elle ajoute qu'on tient des propos indignes contre la Reine. «Les ministres vont, dit-on, se retirer; M. de la Luzerne l'est déjà, sans l'ombre d'un regret, et on assure que c'est Mirabeau qui conseille le Roi.» Presque aussitôt après, Madame Élisabeth parle de son testament, qu'elle a déposé dans les mains de madame de Raigecourt. Elle ne se fait aucune illusion sur la situation: elle comprend que la vie même des princes de la famille royale est en péril, mais elle se soumet d'avance à la volonté de Dieu.

Le 27 novembre 1790, l'Assemblée obligea les membres du clergé à un serment pour le maintien de la constitution civile du clergé. Cette constitution, qui violait les droits de l'Église et qui était formellement condamnée par le Saint-Siége, rencontrait naturellement une vive opposition dans les consciences catholiques.

Madame Élisabeth, dont l'âme délicate s'inquiétait de ce qui portait atteinte à l'orthodoxie religieuse et à l'honneur sacerdotal, s'émut à la pensée qu'un prêtre qu'elle avait protégé pouvait se trouver engagé dans la même voie. C'eût été à la fois pour elle une affliction et une responsabilité. Elle écrivit donc à l'abbé de Lubersac de voir immédiatement ce prêtre: «J'espère, disait-elle, que ses principes sont à l'épreuve de tout; mais j'ai besoin d'en avoir la certitude, ayant contribué à son avancement.»

Tout en éprouvant des craintes, Madame Élisabeth cherchait à prévenir celles de son amie madame de Raigecourt, dont l'état réclamait beaucoup de calme et de tranquillité, et elle prenait avec elle un ton enjoué: «Et voilà Raigecourt aux champs, tout en disant: Mon Dieu, je vous l'offre! Ayez la bonté, mademoiselle, de ne pas tant vous tourmenter. M. de Condorcet a décidé qu'il ne falloit pas persécuter l'Église, pour ne pas rendre le clergé intéressant, parce que, dit-il, cela nuiroit considérablement à la constitution. Ainsi, mon cœur, point de martyre: Dieu merci; car je t'avoue que je n'ai pas de goût pour ce genre de mort.»

Ce mot n'a-t-il pas quelque chose de navrant quand on vient à se souvenir comment mourut Madame Élisabeth?

Depuis le mois d'octobre 1789, Madame Élisabeth n'avait pu visiter Saint-Cyr. «Je n'ose y aller, mandait-elle à madame de Bombelles; le village est si mauvais pour ces dames que le lendemain on feroit une descente chez elles en disant que j'ai apporté une contre-révolution.» Ce mot, qui peint l'esprit démagogique aussi bien que la crédulité publique de ce temps, n'avait rien d'exagéré. Un jour vint cependant où elle se laissa persuader qu'elle pouvait sans imprudence retourner dans ce lieu qui lui était cher. «J'ai été ce matin à Saint-Cyr, écrit-elle le 10 décembre 1790; j'ai passé par le haut du parc de Versailles: il faut convenir que c'est un beau lieu, et que, malgré la crotte indigne qu'il y a, il serait bien heureux de pouvoir y être encore.»

Avec quel respect affectueux, avec quelle touchante sympathie elle fut reçue à Saint-Cyr après une si longue absence, après tant d'angoisses, à la veille de tant de périls! Jamais on ne lui montra plus de dévouement. Maîtresses et élèves sentaient que c'était la sœur de leur Roi malheureux qu'elles recevaient, et Madame Élisabeth, de son côté, comprit la pensée de leur cœur. «Elles étoient toutes rangées, raconte-t-elle; là il a fallu que la princesse parlât; elle avoit le cœur serré. Ces demoiselles pleuroient, et cependant elles avoient l'air content. Ces pauvres dames l'étoient aussi. Pour moi, je l'étois dans le fond de l'âme; mais je ne crois pas que mon visage l'exprimât bien: plusieurs sentiments m'occupoient.»

Un de ces sentiments n'était autre peut-être que celui de la vie heureuse et paisible qu'elle eût pu goûter dans cet asile, et la pensée des malheurs et des périls au-devant desquels elle se faisait un devoir de retourner. Peut-être aussi la joie de cette suprême visite se nuançait-elle de cette teinte de tristesse attachée aux adieux. Elle ne devait plus revoir Saint-Cyr.

L'institut de Saint-Louis se trouvait menacé et par le décret du 9 novembre 1789, qui mettait à la disposition de la nation les biens ecclésiastiques, et par le décret du 13 février de l'année suivante, qui supprimait les ordres religieux et abolissait les vœux monastiques. Le Roi, malgré ses cruelles préoccupations, avait songé à préserver, s'il était possible, cette relique de Louis XIV (ainsi que la nomme un novateur de l'époque), en appropriant ses statuts aux idées nouvelles. Il avait donné, à la date du 26 mars 1790, sous forme d'arrêt du conseil, une ordonnance qui abolissait et révoquait les règlements exigeant des preuves de noblesse pour l'entrée à Saint-Cyr, entrée qui dorénavant serait ouverte à tous les enfants des officiers de terre et de mer, sans distinction de naissance. De ce moment, l'institut royal ne fut plus qu'un établissement national d'éducation, et les dames et les demoiselles quittèrent ces dénominations féodales pour prendre les noms d'institutrices et d'élèves. Toutes ces concessions ne pouvaient fléchir la révolution. La plupart des curés des paroisses de l'arrondissement de Versailles, et parmi eux le sieur Lameule, curé de la paroisse de Saint-Cyr, avaient, conformément au décret du 26 décembre 1790, prêté serment à la constitution civile du clergé. «Le jour de la Fête-Dieu, raconte M. Th. Lavallée dans son intéressante histoire de la maison royale de Saint-Cyr[144], le curé Lameule ayant voulu conduire, selon la coutume, la procession dans la maison et l'église de Saint-Louis, trouva les portes fermées et les missionnaires qui lui refusèrent l'entrée avec des paroles injurieuses. Il revint furieux dans le village, et quelques heures après un soulèvement éclata: les paysans envahirent la cour du dehors avec des bâtons, des faux, des fusils, et entrèrent avec des cris de mort dans le bâtiment des missionnaires. Ces prêtres se sauvèrent en tremblant par les derrières dans la ferme voisine, et de là gagnèrent la campagne et Versailles, abandonnant à la dévastation leur logis et leurs meubles. Pendant ce tumulte, les dames s'étaient renfermées et comme barricadées dans l'intérieur de la maison: les mains levées au ciel et tout en larmes, entourées, pressées par leurs élèves qui jetaient des cris de frayeur, elles se croyaient arrivées à leur dernier jour. Le curé et les officiers municipaux forcèrent la porte de clôture et sommèrent les dames de renvoyer les missionnaires et de consentir aux mesures prises par les autorités pour assurer le service divin[145]. Ces mesures consistaient principalement à n'avoir plus d'autre chapelain que le curé lui-même. Les dames répondirent par un refus formel. Les municipaux s'emparèrent de l'église et les sommèrent d'y conduire les demoiselles. Les dames refusèrent; puis, à une deuxième sommation, elles y vinrent avec leurs élèves; mais pendant que le curé de Saint-Cyr célébrait la messe, elles gardèrent le plus profond silence, et l'on n'entendit dans l'église que des pleurs et des gémissements.»

Ces gémissements et ces pleurs étaient la protestation des âmes contre la violence faite à la conscience religieuse par la présence de ce prêtre assermenté que l'autorité civile imposait à des chrétiennes fidèles aux lois de l'Église. Madame Élisabeth fut informée de ces faits; comme les dames de Saint-Cyr, elle ne pouvait que gémir elle-même. Sa consolation après la prière était de s'occuper de ses amies. Pendant le mois de décembre, elle entretient madame de Raigecourt des faits qui se passent. C'est le maire de Paris qui a fait venir les curés et leur a déclaré qu'il n'avait rien à leur donner pour les pauvres; or, toutes les dotations charitables instituées pour venir au secours des indigents avaient été confisquées, et c'étaient les municipalités qui étaient chargées d'y suppléer. C'est M. de Mirabeau qui demande un congé d'un mois. C'est le comte d'Artois auquel l'Assemblée a refusé de quoi payer ses dettes, tandis qu'elle a assuré un million pendant vingt ans au duc d'Orléans pour satisfaire ses créanciers.

Cette affaire de la constitution civile du clergé divisait les esprits. Non-seulement la plupart des prêtres refusaient de le prêter, mais ils se servaient de leur empire toujours puissant sur les consciences pour discréditer l'Assemblée nationale. On parla de schisme; on cria anathème aux législateurs! Des pasteurs furent contraints d'abandonner leur troupeau. Des âmes pieuses les recueillirent, les cachèrent, leur firent une chapelle dans leur grenier. L'autorité s'inquiéta de ces résistances, qu'elle aurait dû prévoir, car on ne touche pas impunément aux droits de la conscience; elle y vit une atteinte portée à la tranquillité publique. Une grande scission s'opéra entre les membres du clergé: les uns se soumirent à la loi nouvelle, les autres subirent la persécution. Ceux-ci sont désignés sous le nom de réfractaires, les autres sont appelés jureurs, sermentés ou intrus. On a dit qu'un schisme s'établit. Une grande désunion du moins sépara les deux clergés. Le Roi ne sanctionna ce décret que le 26 décembre. «Si j'ai autant tardé, dit-il, à y donner mon acceptation, c'est qu'il étoit dans mon cœur de désirer que les moyens de sévérité pussent être prévenus par la douceur; c'est qu'en donnant aux esprits le temps de se calmer, j'ai dû croire que l'exécution de ce décret s'effectueroit avec un accord qui ne seroit pas moins agréable à l'Assemblée nationale qu'à moi.» Ajoutons que Louis XVI, pour donner son adhésion à ce décret, attendait une réponse du Saint-Père. L'abbé Grégoire avoue dans une de ses brochures que «lui-même avoit engagé M. le garde des sceaux à ne pas presser la sanction du Roi, afin de tranquilliser ceux qui croyoient que la constitution civile du clergé heurtoit la religion, et pour éviter un choc funeste entre le sacerdoce et l'empire.»

Cinquante-huit ecclésiastiques députés prêtèrent serment au sein de l'Assemblée dans la séance du 27 décembre. L'abbé Grégoire s'exprima ainsi: «Nous ne voyons dans cette constitution, dont nous serons les missionnaires, et dont nous serions, s'il le falloit, les martyrs, rien qui blesse les vérités saintes que nous sommes appelés à enseigner. Ce seroit calomnier la sagesse de l'Assemblée nationale que de prétendre qu'elle ait voulu attaquer les dogmes de notre sainte religion, tandis qu'elle la consolide à jamais en l'unissant aux destins de l'État, etc.»

Madame Élisabeth ne partageait pas l'opinion du curé d'Embermesnil. Son dévouement profond pour l'Église, son affection si sincère et si vive pour le Roi son frère devaient la rendre extrêmement sensible à la sanction donnée à la constitution civile du clergé. Cette affliction vient s'exprimer de la manière la plus énergique dans sa lettre du 30 décembre à madame de Raigecourt: «Dieu afflige tant les gens qu'il aime, lui écrit-elle, que je commence à croire à la fin du monde: il n'y auroit pas grand mal. Je vois d'ici la persécution, étant dans une douleur mortelle de l'acceptation que le Roi vient de donner.» Elle voit la persécution, elle appréhende le schisme; tout contribue à la contrister. On assure qu'il y a sept curés de Paris qui ont prêté serment. On attend la réponse du Pape qui n'est pas encore arrivée. Avec quel sentiment de consolation elle cite la belle réponse du curé de Sainte-Marguerite, à qui un membre de la commune demandait le serment, en lui disant que son caractère était si estimé que son exemple entraînerait tout le monde: «C'est par les raisons que vous venez de me donner, répliqua le curé, que je ne prêterai pas le serment et que je n'agirai pas contre ma conscience.»

Dès le commencement de l'année 1791, des symptômes de dissolution sociale apparurent de tous côtés. Des sociétés, sous le nom d'Amis de la Constitution, se formaient dans les provinces, établissant entre elles une correspondance suivie, tout en conservant à Paris leur point central et dirigeant qu'on nommait la société mère. Leur seul but était d'abord de surveiller la marche du gouvernement, les actes des autorités qui leur semblaient opposés à la souveraineté du peuple; mais peu à peu elles s'attribuèrent à elles-mêmes l'autorité et prétendirent faire la loi à toutes les administrations et au gouvernement lui-même. Ces sociétés se multiplièrent sous le nom de sociétés populaires, de clubs de Jacobins, etc.; le parti monarchique essaya de les combattre en formant le club des Feuillants. Mais que peut l'action qui cherche à tempérer, à ralentir, quand elle s'exerce sur une pente où tout roule et se précipite sous l'impulsion d'une action contraire que tout favorise?

Cependant, le mardi 4 janvier 1791, le clergé reprit à l'Assemblée nationale une attitude digne de lui. Répondant à l'appel qui lui est fait, Jean-Louis d'Usson de Bonnac, évêque d'Agen, répète l'article 4 et l'article 5 du décret, et termine ainsi sa courte déclaration: «Je ne donne aucun regret à ma place, aucun regret à ma fortune; j'en donnerois à la perte de votre estime que je veux mériter. Je vous prie donc d'agréer le témoignage de la peine que je ressens de ne pouvoir prêter le serment.»

M. Fornetz, curé de Puy-Miclan et collègue de l'évêque d'Agen, ayant été appelé ensuite, a dit qu'il se faisait gloire d'adhérer aux sentiments de son évêque, qu'il suivrait partout, comme Laurent suivit le pape Sixte au supplice. M. Le Clerc, curé de la Cambe, député d'Alençon, déclara qu'enfant de l'Église catholique et romaine, il ne prêterait pas le serment demandé.

Des clameurs et des huées se mêlaient à ces refus. Le président ne permit plus que ces deux formules: Je jure ou je refuse. «C'est une tyrannie! s'est écrié M. Foucault. Les empereurs qui persécutoient les martyrs leur permettoient de prononcer le nom de Dieu et de proférer des témoignages de leur fidélité à la religion.»

Dans cette séance, l'évêque de Poitiers (Martial-Louis Beaupoil de Saint-Aulaire) s'exprima ainsi: «J'ai soixante-dix ans, et j'en ai passé trente-cinq dans l'épiscopat, où j'ai fait tout le bien que je pouvois faire. Accablé d'années et d'infirmités, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse; je ne veux pas prêter le serment; je prendrai mon sort en patience.»

Le vénérable vieillard, descendu de la tribune, reçut des témoignages de respect des membres du côté droit, et fut accueilli par les huées des démagogues qui encombraient les galeries. Les autres ecclésiastiques ayant persisté dans leur refus, l'Assemblée nationale chargea son président de se retirer devers le Roi, de lui remettre les extraits des procès-verbaux des séances depuis le 26 décembre, et de le prier de donner des ordres pour la prompte et entière exécution du décret du 27 novembre[146].

Si la défaillance d'un certain nombre de membres du clergé avait si profondément attristé Madame Élisabeth, il est facile de comprendre quelle joie lui inspira la noble conduite de presque tous les évêques et de l'immense majorité des curés membres de l'Assemblée nationale. Cette joie éclate dans sa lettre du 7 janvier 1791 à madame de Raigecourt: «La religion s'est rendue maîtresse de la peur, s'écrie-t-elle; Dieu a parlé au cœur des évêques et des curés.» Puis elle ajoute: «Je n'ai pas de goût pour le martyre; mais je sens que je serois très-aise d'avoir la certitude de le souffrir, plutôt que d'abandonner le moindre article de ma foi.»

Les lettres qui suivent sont pleines de détails sur les désordres provoqués dans Paris par la mise à exécution de la constitution civile du clergé. Il y a eu de véritables bacchanales à Saint-Sulpice, dont le vénérable curé, M. de Pancemont, est en fuite; à Saint-Roch, partout. «Les provinces se montrent plus revêches que Paris.»

On était entré dans l'année 1791. Chaque jour le déchaînement des passions devenait plus violent et la position de la famille royale plus difficile et plus fâcheuse. Madame Élisabeth ne comptait plus sur les moyens humains, et plus que jamais elle se jetait et jetait ses amies dans les bras de la Providence. «La pauvre Bombelles va être réduite à bien peu de chose, dit-elle dans une lettre du 24 janvier, adressée à madame de Raigecourt; je ne comprends pas comment elle fera avec ses quatre enfants: la Providence en aura soin.» Puis, dans une lettre écrite quatre jours après, elle ajoutait: «Tu as raison de mettre toute ta confiance en Dieu, lui seul peut nous sauver. On commence une neuvaine au sacré cœur de Jésus-Christ.» C'est, on le sait, la dévotion à laquelle l'Église a donné récemment une suprême et solennelle sanction, en béatifiant la religieuse de la Visitation Marguerite-Marie, qui en prit l'initiative.

Les nouvelles qui touchent à la politique sont sommaires et données avec prudence. Elle écrit le 28 janvier: «Nous avons eu hier du bruit dans plusieurs quartiers de la capitale;» le 5 février: «Nous n'avons pas eu de tapage depuis huit jours.»

Au milieu des émotions que lui causait le cours impétueux des événements, Madame Élisabeth ne perdait de vue aucune de ses amies et trouvait le temps de répondre à leurs lettres. La marquise des Montiers lui ayant annoncé qu'elle était pour la seconde fois mère, la princesse lui écrivit aussitôt pour la questionner sur sa santé, sur celle de son enfant. L'aime-t-elle déjà? Son frère Stani n'en est-il pas un peu jaloux? Elle entre dans tous les détails avec sa jeune amie, lui donne les meilleurs conseils pour calmer la tendresse un peu ombrageuse de son mari, jaloux de l'amitié que la jeune femme porte à ses parents; lui dicte les plus sages avis sur la manière de gagner le cœur de M. des Montiers en méritant son estime. Elle veut avant tout que son amie soit une bonne chrétienne: «Les malheurs publics et un peu les épreuves particulières doivent vous déterminer à prendre ce parti, qui est le meilleur et le plus sûr de tous.»

Le 12 février 1791, Madame Élisabeth annonce à madame de Raigecourt le départ de Mesdames, ses tantes: «Malgré toutes les motions faites au club des Jacobins et au Palais-Royal, elles se mettront en route dans huit jours.» L'abbé Madier les suivra la semaine d'après: c'est une véritable perte pour Madame Élisabeth, qui, depuis son enfance, l'avait eu pour confesseur. Dans une autre lettre du 15 février, elle donne à son amie des nouvelles du vénérable curé de Saint-Sulpice, l'abbé de Pancemont, qui a reparu dans son église; la communauté de Saint-Sulpice ne l'a pas quitté un moment tant qu'il a été dans le sanctuaire ou la sacristie. Un moine a proposé au curé de faire le prône pour empêcher les prêtres de courir des risques: «Quand on me tueroit, ajoutait-il, il n'y auroit pas grand mal à cela.» Chose admirable! c'est la princesse qui, placée au milieu du tumulte des événements et pour ainsi dire dans la fournaise révolutionnaire, calme, console son amie et lui prêche la soumission aux volontés de Dieu, quoiqu'elle ne se fasse elle-même aucune illusion sur l'avenir: «Calmez-vous, mon cœur; soumettez-vous, adorez en paix les décrets de la Providence, sans vous permettre de porter vos regards sur un avenir affreux pour quiconque ne voit qu'avec des yeux humains.» Puis viennent quelques mots pour repousser les insinuations malveillantes qu'avaient fait naître contre la Reine les visites fréquentes que deux députés de la gauche, ramenés à de meilleurs principes par l'excès du mal, avaient faites aux Tuileries. L'injustice contre la Reine était partout, au delà comme en deçà des frontières.

Ici nous devons interrompre un instant la correspondance de Madame Élisabeth, afin de raconter le départ de Mesdames, tantes du Roi, pour l'Italie.

Dès le 1er février 1791 il en avait été question: les papiers publics avaient annoncé même que leur passe-port était délivré. Le projet de Mesdames était quelque peu contrarié par le club des Jacobins, excité par les vives réclamations de la municipalité de Sèvres et de quelques sections de Paris qui prétendaient que ces dames emportaient avec elles douze millions en or. En outre, on avait essayé de persuader au peuple qu'elles avaient des dettes considérables, ce qui était également faux. On constate qu'elles avaient chargé leur trésorier général non-seulement de tout payer, mais de continuer leurs œuvres habituelles de charité. L'abbé de Lubersac, qui leur était fort attaché, ainsi qu'à Madame Élisabeth, leur avait promis de veiller à l'observation de leur volonté, nettement exprimée à cet égard.

Le 11 février, Mesdames vinrent aux Tuileries incognito, averties de la part du Roi qu'il y avait un projet formé pour aller le lendemain, à la pointe du jour, les chercher à Bellevue et les conduire à Paris. Elles étaient si déterminées à partir, surtout Madame Adélaïde, qu'elles dirent que si elles étaient arrêtées et ramenées à Paris, elles en repartiraient aussitôt, et que les obstacles multipliés qu'elles rencontreraient ne serviraient qu'à faire connaître à l'Europe le degré de liberté dont on jouissait en France. Trente-deux sections de Paris en appelèrent à l'Assemblée nationale pour empêcher, malgré l'agrément du Roi, Mesdames de quitter la France. Le voyage, déjà entravé par tant d'obstacles, le fut encore par une adresse que la municipalité de Paris envoya au Roi pour le supplier de s'y opposer. Le Roi répondit en rappelant la déclaration des droits de l'homme sanctionnée par lui, la liberté qu'elle laissait à chaque particulier de vivre où il lui plaisait; il en concluait qu'il était impossible de s'opposer au voyage de ses tantes en Italie. Pour des gens de sens rassis, la réponse était péremptoire; dans l'état de fermentation où étaient les opinions, elle causa une vive irritation. Les esprits s'échauffaient, la diversité des clubs, leur antagonisme ardent, la multitude des factions y entretenaient une sorte de fièvre que la moindre inquiétude, la moindre alarme suffisait pour surexciter. À côté de la prudence, qui cherchait les moyens de s'éloigner du théâtre des périls, se rencontrait la peur, qui déguisait ses sentiments pour se faire amnistier, et s'agitait l'audace, décidée à arriver à ses fins par toutes les routes: c'était évidemment aux audacieux que devait demeurer la victoire.

Il fut décidé que Mesdames partiraient dans la nuit du 20 au 21 février. Le peuple, dont elles redoutaient l'opposition, fut informé de leur dessein, et avant le jour, des poissardes en grand nombre se mirent en marche vers Bellevue. Un page fut expédié pour prévenir les princesses de la visite populaire qui les menaçait: ce jeune homme alla en poste, traversant la foule qui cheminait, courut quelques risques, eut son cheval frappé d'un coup de sabre, et pourtant arriva à temps pour hâter le départ. Averti de son côté des obstacles que pouvait rencontrer le projet de Mesdames, le département de Versailles avait pris un arrêté qui ordonnait à la municipalité de cette ville d'envoyer un détachement de force armée suffisant pour protéger leur liberté. Un commissaire du département se rendit à Bellevue: Alexandre Berthier, commandant de la garde nationale de Versailles, était à la tête de la troupe. Mesdames avaient délogé, et leurs voitures étaient déjà loin quand la populace tumultueuse entra dans le château[147]. Cette multitude, déçue dans son attente, et dont les projets se trouvaient déjoués, ne voulut pas être venue pour rien: on retint les équipages et les femmes de chambre qui n'étaient pas encore partis; on s'établit dans les appartements conquis; quelques-unes de mesdames de la halle se couchèrent dans les lits des princesses; les autres s'allongèrent sur les canapés ou s'étendirent dans les fauteuils. Les caves envahies fournirent des consolations, dont l'abondance transforma bientôt cette retraite royale en une taverne de la Courtille.

Le lendemain, le Roi, par un message, donna avis à l'Assemblée nationale du voyage de Mesdames; et dans cette séance, Camus fit la motion de les priver de ce que le Roi leur donnait sur sa liste civile. Les philosophes de l'Assemblée s'inquiétaient qu'on pût croire qu'elles quittaient la France par l'horreur du schisme décrété par eux[148].

Mesdames ne rencontrèrent pas d'abord de grands obstacles sur leur route. Aussi Madame Élisabeth s'empressa-t-elle d'écrire à l'abbé de Lubersac pour le rassurer sur leur sort:

«Soyez tranquille, monsieur, mes tantes ont passé à Sens avec la plus grande tranquillité. À Moret, on a voulu les arrêter; mais au bout d'une demi-heure, on les a laissées aller sans autre inconvénient que celui d'avoir attendu une demi-heure. Je suis bien persuadée que le reste de leur voyage sera aussi heureux.»

Il n'en fut pas ainsi. Mesdames, il est vrai, arrivèrent à Sens sans encombre. En descendant en cette ville, elles n'avaient d'autre but que d'aller au tombeau de leur frère, le vertueux Dauphin, père du Roi régnant. Elles s'y agenouillèrent quelque temps en pleurant, et en se relevant elles s'aperçurent, avec un attendrissement mêlé de bonheur, que les yeux de tous ceux qui les entouraient étaient comme les leurs remplis de larmes. Elles distribuèrent, au sortir de l'église, de larges aumônes, et reprirent leur route au milieu des bénédictions.

Mais elles furent de nouveau arrêtées à Arnay-le-Duc. M. de Narbonne en apporta la nouvelle, et M. de Montmorin en fit part à l'Assemblée. Celle-ci renvoya au pouvoir exécutif le soin d'examiner cette question et de la résoudre, et le Roi déclara que ni lui ni l'Assemblée n'avaient le droit de s'opposer au voyage des deux princesses. Le peuple, qui venait d'entendre annoncer dans les rues l'arrestation de Mesdames, parut fort mécontent de la déclaration du Roi.

Plusieurs jours s'étaient écoulés sans que Madame Élisabeth eût écrit à sa chère Raigecourt. Elle s'en accuse elle-même; puis elle raconte à son amie que ses tantes sont parties précipitamment parce que les femmes du peuple qui étaient venues chercher la famille royale à Versailles, dans les journées des 5 et 6 octobre, devaient se rendre chez Mesdames, qui, en précipitant leur départ, ont évité cette visite révolutionnaire. Elle croit d'abord, et elle s'en réjouit, qu'elles passeront facilement la frontière; elle apprend bientôt qu'elles ont été arrêtées à Arnay-le-Duc, et elle s'en afflige. Cet incident a amené à Paris des troubles dont Madame Élisabeth entretient son amie. On a su que le château était menacé: la populace commençait à affluer; des gentilshommes d'un côté, des gardes nationaux de l'autre, se sont portés à la défense du Roi. Malheureusement les gentilshommes ont parlé avec trop de légèreté; ils n'ont pas assez ménagé la garde nationale, qui, dans son mécontentement et sa défiance, a exigé qu'ils fussent désarmés. La princesse déplore cette maladresse des serviteurs du Roi, qui, d'une excellente occasion qui se présentait d'opérer un rapprochement entre la garde nationale et les gentilshommes, fait sortir une dissidence, un choc. Elle a un autre sujet d'inquiétude et de tristesse qu'elle exprime à mots couverts, car il s'agit d'une question délicate. M. le comte d'Artois s'était rapproché de M. de Calonne, qui était allé le rejoindre à Turin. Or, M. de Calonne avait été disgracié par le Roi et la Reine, qui ne pouvaient voir d'un bon œil ce rapprochement. Madame Élisabeth sentait que le peu de force qui restait à la famille royale se perdait dans ces froissements intimes. Si la famille royale elle-même n'était pas unie, à quoi réussirait-on? Elle invite donc son amie à faire donner au comte d'Artois un salutaire avis pour qu'il ôte cette pierre d'achoppement d'une route où il y avait déjà tant d'obstacles. Elle termine sa lettre par ces mots: «Mes tantes sont toujours arrêtées à Arnay-le-Duc: je ne sais quand cette plaisanterie finira.»

De leur côté, les princesses écrivaient d'Arnay-le-Duc qu'elles jouaient au trictrac, au piquet, avec le respectable curé de l'endroit, et que la nuit, pendant qu'elles dormaient, on faisait blanchir leur chemise, ayant à peine de quoi en changer.—On racontait à Paris que M. de Narbonne était en prison dans cette petite ville et qu'il avait failli y être pendu, soupçonné qu'il était, à son retour de Paris, de rapporter à Mesdames une fausse permission de sortie du royaume.

Mesdames écrivirent ou plutôt (dit l'abbé l'Enfant) signèrent, sans la lire, une lettre au président de l'Assemblée, qui se terminait par l'assurance de leur respect, formule qui parut extraordinaire, malgré le décret du 19 juin.

Elles passèrent à Lyon, et n'eurent qu'à se louer de l'accueil qu'elles y reçurent. De Lyon jusqu'aux frontières de la Sardaigne, elles furent l'objet de démonstrations inconvenantes et grossières. Ce n'est pas tout. Au moment où leur voiture atteignit le pont de Beauvoisin, dont une partie est France et l'autre Savoie, des huées et des imprécations partirent comme adieu de la rive qu'elles quittaient, et sur l'autre rive, elles furent immédiatement saluées par des acclamations, par des salves d'artillerie; puis, escortées d'une garde brillante, elles se mirent en route vers Chambéry, où elles rencontrèrent tous les égards dus à des filles de roi. Ce fut ainsi que se termina cette laborieuse campagne, qui fut regardée comme une victoire remportée sur le club des Jacobins. Les tantes du Roi de France redevinrent princesses à l'étranger, après avoir été traitées en étrangères suspectes dans le royaume de leurs aïeux. Ce contraste fit une poignante impression sur leur âme: elles fondirent en larmes. Le gracieux et touchant accueil de la famille royale, les témoignages d'affection du comte d'Artois et du prince et de la princesse de Piémont, leurs neveux, ne pouvaient leur faire oublier les périls et les angoisses qu'elles avaient laissés derrière elles, et qui enveloppaient comme d'un réseau funèbre leur famille et leur patrie: elles passèrent deux semaines à Turin. Madame Victoire ne cessait de verser des larmes; Madame Adélaïde ne pleurait pas, mais elle avait presque perdu l'usage de la parole.

De Turin elles se rendirent à Parme.....

Enfin elles arrivèrent à Rome. Le Pape envoya sa nièce, la princesse Eraschi, pour les accompagner au Vatican; le Saint-Père les reçut dans son cabinet, où elles lui remirent une lettre du Roi[149]. Pendant trois quarts d'heure il les entretint avec une bonté affectueuse. Le lendemain il leur adressa des présents consistant en magnifiques corbeilles d'argent, remplies de fruits et de confitures. Dans la même journée, par une distinction réservée aux rois, il alla rendre à Mesdames une visite qui se prolongea comme celle de la veille. Le roi et la reine de Naples, se trouvant en ce moment dans la Ville éternelle, crurent aussi devoir rendre visite à Mesdames. Quelques jours auparavant, les deux princesses étaient allées à la basilique de Saint-Pierre, où le Pape célébra lui-même la messe et les communia à l'autel de Saint-Pierre, où personne avant elles n'avait reçu cette pieuse faveur.

Invitées aux fêtes qui eurent lieu à l'occasion du séjour à Rome du roi et de la reine des Deux-Siciles, elles s'excusèrent de n'y pouvoir assister, les tristes circonstances où se trouvaient leur patrie et leur famille ne leur permettant point de prendre part à des réjouissances publiques.

À Paris, on cria dans les rues la feuille des nouvelles qui venaient d'arriver de Rome, contenant un tragique événement dont voici l'analyse: «Une fête donnée à Mesdames par le cardinal de Bernis, le 23 avril, fête honorée de la présence du Saint-Père[150]; le duc et la duchesse de Polignac s'y trouvent[151]; les plaisirs s'y prolongent jusque dans la nuit[152]; le Pape y confère avec le chef de trois cents Français sur les moyens d'enlever le Roi de France; ce chef des conjurés y apparaît sous le nom de Jarry, fils d'un négociant de Lyon, qui, après s'être fait passer pour noble, afin d'entrer plus facilement dans la confiance de madame de Polignac, en obtient la confidence d'un complot contre-révolutionnaire;—puis tout à coup changeant de rôle, trahit la duchesse, se déclare le vengeur du peuple français, fait feu sur tous les convives, tue les gardes du Pape, et ne laisse échapper du massacre que le Saint-Père, qui prend la fuite à pied, et par une porte détournée, loin des murs de Rome. Ce n'est pas tout: on se saisit du cardinal, on le promène pendant trois jours sur un âne; on met M. et madame de Polignac dans un sac qu'on fait coudre et qu'on jette dans le Tibre.»

Ce rêve de quelque cerveau malade, et qui surpasse en absurdité les contes bleus dont on berce les enfants, est un échantillon sérieux des nouvelles étrangères dont Paris était alors inondé, et l'esprit de la populace, ouvert à toutes les fables et qui croit surtout à l'impossible, accueillait volontiers ces folies.

Cependant Madame Élisabeth n'interrompait pas sa correspondance avec ses amies. Elle tenait, autant qu'elle le pouvait, madame de Raigecourt au courant de ce qui se passait en France, et celle-ci la tenait au courant de ce qui se passait en Allemagne, où était le grand centre de l'émigration, de sorte qu'on voit se refléter dans ces lettres les deux mouvements qui, se disputant la direction des intérêts royalistes, se gênaient réciproquement. Madame Élisabeth se montre souvent affligée de la ligne suivie par son frère, M. le comte d'Artois, pour lequel elle avait une vive tendresse. Ce n'étaient pas les conseils les plus sages que suivait ce prince, et le peu d'ensemble qu'elle voyait entre des personnes qui auraient dû être unies par un lien indissoluble la faisait frémir. Le seul recours de la princesse, c'était la religion.

Privée des conseils de son directeur, l'abbé Madier, parti avec Mesdames Adélaïde et Victoire, elle s'était adressée au supérieur des Missions étrangères pour le prier de lui indiquer un ecclésiastique. Celui-ci désigna l'abbé Edgeworth de Firmont, aussi distingué par ses lumières que par ses vertus. Ce choix ayant reçu l'approbation de l'archevêque de Paris, fut agréé avec empressement par Madame Élisabeth. Une lettre de l'abbé Edgeworth parle ainsi de ses premières relations avec la sœur de Louis XVI:

«Quoique étranger et que je fusse bien peu digne d'approcher de cette princesse, je devins bientôt son ami, et elle m'accorda une confiance sans bornes; mais je n'étois connu ni du Roi ni de la Reine.—Cependant ils m'entendoient souvent nommer, et, dans les derniers temps de leur règne, ils avoient exprimé plusieurs fois leur surprise sur la facilité avec laquelle on me laissoit aller et venir dans leur palais, lorsque autour d'eux on ne voyoit que surveillance et terreur. Il est de fait que je n'ai jamais vu le danger tel qu'il étoit; et tandis qu'aucun ecclésiastique n'osoit paroître à la cour sans être complétement déguisé, j'y allois en plein jour, deux ou trois fois par semaine, sans avoir une seule fois changé d'habits. En vérité, lorsque je me reporte à ces temps d'horreur, je suis surpris de mon courage; mais je suppose que la Providence m'aveugloit à dessein.—Et quoique ma présence excitât quelques murmures parmi les gardes, je n'en ai jamais reçu la moindre insulte. Je continuai ainsi jusqu'au jour fatal de l'arrestation de la famille royale. C'étoit le 9 août 1792; je m'en souviens très-bien. Madame Élisabeth désira me voir, et je passai dans son cabinet une grande partie de la matinée, sans me douter de la scène d'horreur qui se préparoit pour le lendemain.»

Madame Élisabeth trouvait dans ce saint prêtre, réservé par Dieu à une grande mission encore cachée dans les ténèbres de l'avenir, ce guide sûr qu'elle avait demandé à Dieu et qui lui était si nécessaire dans des temps si difficiles. Elle attendait avec anxiété la décision du Pape sur les affaires de l'Église: «Quand nous saurons ce que nous aurons à faire, ajoutait-elle, il n'y aura de ménagements à garder avec personne.» Puis songeant au Roi, qui avait besoin de tout son courage pour résister sur ce point à la révolution, elle disait à son amie: «Demande à Dieu d'éclairer les gens qui me sont chers.» Cette lettre du 21 mars 1791, toute remplie de tristes appréhensions, finissait par quelques paroles plus encourageantes. Madame Élisabeth ménageait son amie, alors dans une grossesse avancée: «Je voudrois, mon cœur, que vous pussiez mettre un peu d'opium dans votre sang pour qu'il pût ne pas se bouleverser avec autant de facilité sur tous les événements que l'on peut prévoir à présent, puisqu'il y a si longtemps que nous sommes accoutumés aux mouvements populaires.»

Parmi les préoccupations de Madame Élisabeth, les préoccupations religieuses tenaient toujours la première place. Elle voit venir le schisme: l'évêque intrus de Paris est installé. Peut-être avant quinze jours la religion sera-t-elle bannie de France! Cette pensée lui met la mort dans le cœur. Dieu pourrait sauver la France en faisant un miracle; mais ce miracle, le mérite-t-on?

Tel est l'ordre d'idées et de sentiments que l'on trouve développé dans toute la correspondance de Madame Élisabeth pendant le mois de mars 1791. Elle se montre toujours alarmée de l'exaltation qui règne parmi les émigrés; elle supplie son amie madame de Raigecourt de se prémunir contre cette exaltation: on juge mal en jugeant ainsi à distance. Il est impossible d'écrire les choses comme elles sont; c'est donc sur le rapport de quelque nouvel arrivant qui a mal vu ou mal apprécié qu'on s'échauffe ainsi la tête.

La fin de mars et le commencement d'avril furent marqués par des émeutes. Le peuple se porta en masse au club monarchique, pénétra dans l'intérieur et en chassa les membres.

Le 1er avril, une poignée d'agitateurs envahit le couvent des Sœurs grises, les insulta, et poussa l'impudence jusqu'à les fustiger.

Le 2, Mirabeau termine sa carrière. Sa mort cause une vive sensation. On répand qu'elle est l'œuvre d'un crime: son corps est ouvert par les hommes de l'art, qui affirment le contraire. Le deuil est public: les spectacles sont fermés. Un décret ordonne que le corps du grand orateur restera sur un lit de parade pendant trois jours, et qu'il sera ensuite déposé avec pompe dans l'église de Sainte-Geneviève, monument qui prend le titre de Panthéon par un décret du 4 avril, et est destiné à recevoir les restes des hommes qui se seront illustrés par de grands talents et des services importants rendus à la patrie[153]. La célébration de cette cérémonie funèbre, à laquelle les autorités du jour et les sympathies publiques donnèrent des proportions énormes, mais dont le sentiment religieux paraissait absent, pouvait arracher Madame Élisabeth à son calme intérieur, mais non à ses préoccupations constantes sur le sort de ses amies. L'intronisation des nouveaux évêques, l'envahissement des paroisses par des curés sortis de l'élection populaire, lui causaient aussi un trouble qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. C'est toujours le sujet qu'elle traite avec le plus de chaleur dans sa correspondance avec madame de Raigecourt. Elle lui annonce, le 3 avril, que les curés intrus sont établis dans les églises. En revanche, la persécution qui commence produit son effet ordinaire sur beaucoup d'esprits qui s'étaient éloignés de la religion et qui s'en rapprochent. Madame Élisabeth s'en réjouit et en nomme plusieurs à son amie. Au milieu de toutes ses épreuves, elle n'oublie pas que bientôt madame de Raigecourt sera mère. Elle consent bien volontiers à être la marraine de sa fille, car elle ne doute pas qu'elle n'ait une fille. Pourquoi la filleule ne viendrait-elle pas au jour comme sa marraine, le 3 mai, à une heure du matin? Mais presque aussitôt une triste réflexion traverse l'esprit de Madame Élisabeth: «Cela seroit très-bien, pourvu pourtant que cela lui promette un avenir plus heureux que le mien et qu'elle n'entende jamais parler d'états généraux et de schisme.» Presque aussitôt viennent quelques réflexions sur Mirabeau, qui vient de mourir; quelques personnes honorables le regrettent, parce qu'elles pensent que ses talents auraient pu sauver la monarchie. Ce n'est pas l'opinion de Madame Élisabeth: son avis est conforme à celui que Chateaubriand a plus tard formulé dans cette phrase: «La vie de Mirabeau montra sa puissance dans le mal: l'opportunité de sa mort empêcha qu'on ne vît son impuissance dans le bien.»

Dans une lettre adressée à peu de temps de là à la marquise des Montiers (7 avril 1791), la princesse revient encore sur la mort de Mirabeau: «On a rendu à ce grand homme tous les honneurs possibles, dit-elle non sans quelque ironie, je souhaite qu'ils aient soulagé sa pauvre âme, qui me fait grand'pitié.»

Le 12 avril, conformément à un jugement rendu par le tribunal du district de Versailles, l'ordonnance de l'archevêque de Paris (M. de Juigné), par laquelle il défend de reconnaître en aucune manière les prêtres qui ont prêté le serment, est brûlée par l'exécuteur des jugements criminels.

Le lundi 18 avril, Louis XVI avait formé le projet d'aller à Saint-Cloud pour y faire ses pâques. À onze heures et demie, le Roi et la famille royale descendirent dans la cour des Tuileries et montèrent en voiture. Une masse de peuple entretenu dans une suspicion continuelle sur les projets de la cour s'imaginait que le Roi voulait fuir la capitale, ainsi que, peu de jours avant, avaient fait ses premiers aumôniers, les évêques de Metz et de Senlis, prélats non sermentés. La multitude s'oppose par ses clameurs au dessein du Roi et se jette devant les chevaux de sa voiture pour lui barrer le passage. La Fayette veut protéger la liberté du prince; la troupe refuse d'obéir au général. Une grande heure se passe en vains débats, en luttes stériles. Ennuyé d'un tel scandale et voulant épargner l'effusion du sang, Louis descend de voiture et rentre dans son palais, je veux dire dans sa prison. Madame Élisabeth traçait ces lignes le lendemain:

«[154]19 avril 1791.

«Nous avons eu une petite scène hier, mon cœur: le Roi vouloit partir pour Saint-Cloud, mais la garde nationale s'y est opposée, et si bien opposée que nous n'avons pu passer la porte de la cour. On veut forcer le Roi à renvoyer les prêtres de sa chapelle ou à leur faire faire le serment, et à faire ses pâques à la paroisse. Voilà la raison de l'insurrection d'hier: le voyage de Saint-Cloud en a été à peu près le prétexte.»

Indigné de n'avoir point été obéi, la Fayette donna sa démission de commandant général de la garde parisienne. Les bataillons de cette garde lui envoyèrent aussitôt des députations pour le prier, au nom de la patrie, de demeurer à son poste. Il y consentit. Le 25, la compagnie des grenadiers du bataillon de l'Oratoire, qui avait particulièrement marqué dans la révolte, fut licenciée. Madame Élisabeth, occupée d'un intérêt plus élevé, semblait ces jours-là oublier les orages de la terre.

Elle s'était vue obligée de renoncer à communier le jeudi saint et le jour de Pâques, dans la crainte d'être cause d'un mouvement dans le château. Les nouvelles les plus étranges circulaient: on prétendait que le dimanche suivant le Roi assisterait à la messe de la paroisse, dite par un prêtre assermenté. Madame Élisabeth repoussait bien loin cette idée. Toutes les personnes attachées à sa maison partaient successivement pour Bruxelles, et ces départs ne contribuaient pas à lui faire voir les choses couleur de rose. Cependant, toujours généreuse, elle continuait à se féliciter de l'absence de son amie: «Non, mon cœur, lui disait-elle, ce ne seroit pas une consolation pour moi que tu fusses ici: j'aime mieux te savoir en sûreté. Tu ne vivrois pas vingt-quatre heures avec la vivacité dont le ciel t'a douée.»

Madame Élisabeth (toutes ses lettres des mois d'avril et de mai le témoignent) comptait peu sur la politique des cabinets européens: l'ignorance où ils laissaient le Roi sur ce qu'ils voulaient faire paraissait à la princesse un fâcheux symptôme. La situation de la famille royale à Paris était vraiment intolérable. La fureur des révolutionnaires contre les catholiques qui refusaient d'assister à la messe des prêtres assermentés se portait aux dernières violences. La populace avait fustigé publiquement les prêtres et les femmes qui se rendaient dans une chapelle particulière pour entendre la messe de M. de Pancemont, ancien curé de Saint-Sulpice. C'était ce qu'on appelait la liberté. Madame Élisabeth revient sans cesse dans ses lettres sur cette situation déplorable; mais elle trouve dans sa foi si profonde et dans sa confiance en Dieu la force nécessaire pour se résigner à sa position. Elle se félicite de l'assistance spirituelle qu'elle trouve dans son excellent guide l'abbé de Firmont, et au milieu de ses angoisses, elle remercie Dieu qui proportionne les courages aux périls.

J'ai fait remarquer que Madame Élisabeth appréciait sévèrement dans sa correspondance la politique des cabinets de l'Europe. Aussi était-elle loin d'approuver les avis officieux, les insinuations cauteleuses qui s'ouvraient un chemin jusqu'à la Reine: ayant une profonde aversion pour tout ce qui ne lui paraissait pas droit, juste et net, elle était convaincue que les menées secrètes de M. le comte de Mercy seraient funestes; mais sans force pour combattre cette influence, elle ne pouvait que plaindre Marie-Antoinette de la subir et de prêter l'oreille à des conseils qui, sans servir le bien public, compromettaient la stabilité du trône. Pour être juste, il faut remarquer que Madame Élisabeth avait été élevée, comme toutes les princesses de la maison de France, dans la défiance de l'Autriche; on ne pouvait attendre les mêmes sentiments de la fille de Marie-Thérèse. L'équitable histoire dira que jamais Marie-Antoinette ne songea à sacrifier sa nouvelle patrie à son pays natal; seulement elle avait espéré que l'alliance de la maison d'Autriche, dont son mariage était le gage, pouvait servir les intérêts des deux peuples et devenir un appui pour la monarchie française, ébranlée jusque dans ses fondements.

Quand viennent les grandes crises politiques, il n'y a de salut que dans les mesures promptes et exceptionnelles qui frappent tout à coup, étonnent et changent quelquefois l'esprit public, en lui montrant que l'initiative, la décision, la fermeté, sont du côté de l'autorité. Le caractère du Roi rendait ce moyen impossible. Le salut de tous, et Madame Élisabeth le sentait, ne pouvait venir non plus d'une assemblée qui, ennemie de la royauté, lui imposait, par une lâche dérision, la responsabilité de la puissance, après lui en avoir ôté l'exercice. Cette assemblée demeurait indifférente à l'appel du prince qui, désarmé par elle, dénonçait à sa barre la violation des lois, les meurtres et les incendies qui désolaient l'empire; et pourtant cette même assemblée, dans son orgueilleuse omnipotence, s'était proclamée nationale! Force, impulsion, droits, prestige, tout était passé de son côté. Madame Élisabeth constatait avec effroi un état de choses qui, rompant tous les ressorts du gouvernement, rendait toute volonté du Roi impuissante et toute répression impossible. Ce sentiment apparaît dans les moindres détails de sa vie. Une de ses dames regardait un jour attentivement, au mois de mai 1791, ce qui se passait dans le jardin des Tuileries. «Qui vous tient ainsi à cette fenêtre, lui dit la princesse, et fixe votre attention?» Et comme sa demande n'avait pas été entendue, elle la renouvelle une seconde fois: «Madame, je regarde notre bon maître qui se promène.—Notre maître! ah! pour notre malheur, il ne l'est plus!»

La Reine éprouvait les inquiétudes que la faiblesse du Roi inspirait à Madame Élisabeth; mais elle avait une espérance que Madame Élisabeth ne partageait pas. Ces deux belles-sœurs vivaient dans une atmosphère et sous des impressions bien différentes: la Reine était persuadée que le salut de la maison royale et de la monarchie de France serait dû à l'Autriche, et qu'un secours efficace, sans qu'elle y fît appel, lui viendrait de ce côté. C'était attribuer au cabinet de Vienne une générosité qu'il était loin d'avoir, et avouer une espérance qui pouvait être imputée à crime par ses ennemis. De son côté, Madame Élisabeth était frappée de l'idée que la Reine serait victime de la révolution, et ce pressentiment lui inspirait pour sa belle-sœur la plus tendre commisération et le plus affectueux dévouement. Il était utile de marquer cette différence d'impressions qui existait entre la Reine et sa belle-sœur. Hâtons-nous maintenant de revenir à la correspondance de Madame Élisabeth. Elle venait de recevoir des nouvelles de l'abbé de Lubersac, qui était parvenu, non sans danger, à passer la frontière. Elle lui répondit une lettre dans laquelle l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, l'élévation et la sagesse des conseils ou l'humilité avec laquelle ils sont donnés. M. l'abbé de Lubersac ne surmontait qu'avec peine la tristesse profonde que lui inspirait la situation où les événements de la révolution l'avaient jeté. Madame Élisabeth, souvent exhortée par lui, l'exhorte à son tour, et son esprit s'élevant avec le sujet qu'elle traite, elle trouve au courant de la plume ces belles considérations: «Il falloit pour votre perfection que Dieu vous détachât tout à fait des biens de ce monde, même des plus simples. Vous savez plus que tout autre combien Dieu donne de force pour supporter les maux de ce monde; tâchez donc de ne vous y point laisser aller: ne vous persuadez pas que l'air ne vous vaut rien; ménagez-vous, mais distrayez-vous par les beautés dont la ville que vous habitez est remplie. Après avoir admiré la main sublime qui forma ces immenses rochers et ces torrents qui ont pensé vous entraîner dans leurs abîmes, admirez l'industrie que Dieu a donnée à l'homme, et comment il peut, grâce à cette industrie, tirer des chefs-d'œuvre des choses les plus brutes.»

Après avoir écrit à l'abbé de Lubersac cette grave lettre, Madame Élisabeth reprend avec son amie madame de Raigecourt ses tendres épanchements. Les lettres qu'elle lui adresse pendant le mois de mai sont pleines de détails d'intimité et d'allusions aux circonstances politiques, allusions voilées et difficiles à pénétrer aujourd'hui. Le flot de l'émigration devient un torrent qui emporte tout; presque toutes les dames de Madame Élisabeth l'ont quittée, avec les meilleures raisons du monde; elle est la première à le dire; elle ne les aime pas moins, mais elle est presque seule. Elle résiste néanmoins aux instances de son amie qui la supplie de quitter un pays où il n'existe plus aucune sécurité et que tout le monde fuit comme une terre pestiférée, et où un présent sombre et triste est le précurseur d'un avenir plus menaçant encore. Madame Élisabeth a dit le secret de son invincible résistance dans une lettre précédente: «Elle doit persister à suivre la route par laquelle la Providence l'a menée jusqu'alors»; c'est-à-dire qu'elle doit rester auprès du Roi son frère. C'est là sa place. Aujourd'hui que Madame Élisabeth a reçu sa récompense, on peut lui appliquer ces paroles, qu'au temps de sa vie mortelle son humilité n'aurait pas acceptées: Quand Dieu permet qu'un juste soit livré aux grandes épreuves, il envoie un de ses anges auprès de lui.

C'est pour cela qu'elle écrit à madame de Raigecourt, dans sa lettre du 29 mai 1791: «Plus votre amie avance, moins elle croit devoir suivre vos désirs: les raisons qu'elle vous a mandées, mille réflexions qui s'y mêlent, la persuasion d'une vraie tranquillité, tout est contre vous.» Pour expliquer ces derniers mots, il faut ajouter que madame de Raigecourt avait enfin donné le jour à cette Hélène si longtemps attendue. Madame Élisabeth se disait tranquille pour que son amie le fût: «Aimez-moi toujours, continuait Madame Élisabeth, et donnez-m'en la preuve en ne vous tourmentant point et en soignant votre petite avec le calme que donne la grande confiance en Dieu et l'abandon que tout bon chrétien doit à la Providence.»

Le dimanche 29 mai, il se passa dans la chapelle des Tuileries un petit événement qui devint bientôt l'entretien de la ville. La chapelle était pleine de monde pour les vêpres et le salut, auxquels le Roi et la Reine assistaient.

«Au moment où le père Feuillant étoit prêt à donner la bénédiction, on chanta le verset ordinaire: Domine salvum fac regem; une voix très-forte ajouta par trois fois: et reginam. Cette addition frappa tout le monde, et la Reine s'évanouit, se croyant menacée de quelque danger. C'était uniquement le zèle inconsidéré d'un grenadier, homme remarquable par sa taille. On le fit sortir de l'église, et on lui demanda à quel dessein il avoit causé ce trouble dans l'assemblée; alors il se contenta de montrer son cœur et de dire: «C'est de là qu'est partie cette exclamation.» Un des bons papiers qui racontent cette anecdote dit qu'il est fâcheux de ne pouvoir pas approuver ce qu'on admire; et apostrophant ensuite ce grenadier, il lui dit: «Généreux grenadier, vous êtes vraiment Français, et le cri de votre cœur a retenti jusqu'au fond des nôtres[155]

Le 2 juin, Madame Élisabeth écrivait à la marquise des Montiers, qui lui annonçait son retour, une de ces lettres mi-sérieuses, mi-badines, dans laquelle elle lui donnait les plus sages conseils sur la conduite qu'elle devait tenir dans son intérieur.

Puis viennent encore, au commencement de juin, deux lettres à madame de Raigecourt, où la bonté du cœur de la princesse se révèle tout entière. Elle avait écrit quelques jours avant à son amie, sous le coup de la contrariété que lui faisait éprouver le départ successif de toutes ses dames, et elle lui avait dit que si madame de Raigecourt n'était pas nourrice dans ce moment, elle l'aurait priée de revenir auprès d'elle. Là-dessus madame de Raigecourt, avec son cœur plein d'imagination et son imagination pleine de cœur, a pris feu. Elle a écrit à sa princesse qu'elle voulait partir, qu'elle nourrirait sa fille à Paris aussi bien qu'ailleurs, et que, coûte que coûte, elle voulait reprendre son poste. À ce sujet, comme Madame Élisabeth traite son amie! comme elle repousse ses offres généreuses, mais imprudentes! «Cette occasion vient à propos, mon cœur, pour que je vous gronde bien à mon aise. Je m'étois déjà bien reproché ce que je t'ai mandé, mais je m'en repens bien plus depuis que cela t'a fait venir l'idée la plus folle qu'une personne sensée puisse avoir. Quoi! parce que je te marquois que si tu ne nourrissois pas je te prierois de venir, tu en conclus qu'il faut que tu hasardes ta fille et toi dans ce triste pays! Mais, mon cœur, comment pouvois-tu imaginer que je puisse souffrir une telle folie?» Puis elle la rassure: les deux dames qui voulaient la quitter en même temps se sont arrangées; l'une attendra le retour de l'autre. Des allusions détournées au comte d'Artois, pour lequel Madame Élisabeth éprouvait la plus vive amitié, reparaissent de temps en temps dans sa correspondance. Elle s'inquiète du rôle qu'il pourra être appelé à jouer. On voit du reste qu'elle fait des progrès dans la vie spirituelle sous la forte discipline de l'abbé de Firmont, car il lui arrive plus d'une fois de bénir les épreuves qui ont tiré son âme d'un engourdissement funeste. Apprendre à connaître les dangers de la prospérité et l'utilité du malheur, n'est-ce point là par excellence la science d'une religion qui adore un Dieu crucifié?

On arrivait à une époque où la révolution marchait le front levé et jetait le masque. Les complots se tramaient en plein jour; les crimes étaient publiquement cotés et marchandés. On désignait les chefs, on nommait leurs agents, on indiquait les victimes. Les intentions révolutionnaires étaient si peu voilées qu'elles laissaient à découvert leurs filtres et leurs poisons. L'heure était venue où, fatigué de sa captivité, en butte aux motions les plus acerbes des clubs comme aux insultes les plus outrageantes de la rue, Louis XVI s'émut enfin et résolut de quitter Paris. La pensée du danger qu'il courait personnellement n'entrait pour rien dans sa détermination; mais sa tendresse et sa conscience même de père et d'époux s'indignaient de la situation impossible que les événements avaient faite à sa femme et à ses enfants.

LIVRE SIXIÈME.

FUITE DE LA FAMILLE ROYALE.
20—26 JUIN 1791.

«Vous êtes venus après moi comme après un voleur, avec des épées et des bâtons pour me prendre.»

S. Marc, chap. XIV, v. 48.

Le Roi dépouillé du droit de grâce. — Fuite de la famille royale. — Déguisement. — Détails divers sur le voyage. — Long silence de Madame Élisabeth. — Retour de Varennes. — Halte à Châlons; à Épernay. — Mademoiselle Vallée. — Cazotte fils. — Rencontre des commissaires de l'Assemblée nationale; leur attitude; celle du Roi, de la Reine, de Madame Élisabeth. — Celle-ci prenant la parole, retrace à Barnave pendant plus d'une heure et demie les différentes phases de la révolution. — Récit de Pétion. — Arrivée à Paris. — Arrestation des gardes du corps. — La Fayette chargé de la garde du Roi. — Madame de Tourzel, gardée à vue, fait demander à Madame Élisabeth un livre intitulé: Pensées sur la mort. — Portrait, de Pétion. — Le Roi et la Reine ne pouvant sans escorte prendre l'air au jardin, ne quittent pas leur appartement, et Madame Élisabeth ne veut point pour elle d'une liberté qu'ils n'ont plus.

Le décret du 5 juin, qui avait enlevé à Louis XVI le droit de faire grâce aux condamnés, l'avait profondément humilié et affligé. «On a ôté depuis longtemps la liberté au Roi, disait à ce sujet Madame Élisabeth, et voilà qu'on lui interdit la clémence.» Déjà le 10 juin, indigné du réseau de servitude dans lequel on l'avait enveloppé, il avait protesté, mais secrètement, contre les décrets qu'il avait sanctionnés, et d'avance contre les décrets qui seraient présentés à son acceptation. Mais, hélas! c'était hautement, c'était à la face de la France et de l'Europe qu'il aurait fallu agir ainsi. Il est douteux qu'on eût réussi, mais on aurait du moins mis la révolution en demeure de se produire au grand jour, dans un temps où elle avait encore intérêt à se cacher: on lui aurait ainsi arraché le masque qu'elle jetait maintenant.

À l'heure où le Roi se décidait à partir, il ne lui restait qu'à se dérober par la fuite à une situation intolérable qui, en lui enlevant l'exercice du pouvoir, lui en laissait toute la responsabilité.

Mon intention n'est point de refaire ici le récit du voyage de Varennes, dont j'ai étudié avec soin les détails dans les dernières éditions que j'ai données de l'Histoire de Louis XVII. Je crois devoir revenir seulement sur quelques points qui concernent plus particulièrement Madame Élisabeth.

Le voyage de Varennes a deux phases: l'allée et le retour, une comédie et un drame. Dans la comédie, mêlée d'alertes et d'inquiétudes et trop mal combinée pour arriver à un heureux dénoûment, madame de Tourzel joue le rôle de mère sous le nom de baronne de Korff; le Dauphin et Madame Royale sont ses filles, sous les noms d'Aglaé et d'Amélie; Marie-Antoinette, sous le nom de madame Rochet, est gouvernante des deux enfants; Louis XVI est valet de chambre sous le nom de Durand, et Madame Élisabeth bonne des enfants sous le nom de Rosalie. La comédie finit à Sainte-Menehould, le drame commence à Varennes. Là chacun redevient lui-même. Placée sur le second plan, Madame Élisabeth attire peu les regards et n'occupe pas l'attention: elle assiste en silence aux scènes pénibles qu'amènent successivement l'arrestation du Roi, sa descente chez le procureur de la commune de Varennes, l'arrivée de MM. de Choiseul et Goguelat, de MM. de Damas et d'Eslon, puis celle de Romeuf, aide de camp de la Fayette, porteur du décret de l'Assemblée, et celle enfin de Bayon, envoyé de Bailly. Agitée tour à tour par le sentiment de la délivrance et l'imminence du péril qu'éveille l'apparition de ces hommes accourus d'horizons si différents et avec des buts si opposés, elle voit s'éteindre d'heure en heure et de minute en minute les dernières lueurs de l'espérance, et, muette, elle assiste à ce départ fatal qui va ramener le Roi à ses ennemis. Les cris des populations qui bordent la route, la halte faite à Sainte-Menehould, où quelques paroles politiques s'échangent entre Louis XVI et le maire de la ville; l'affluence de la multitude devenue encore plus compacte et plus hostile à la famille royale; le meurtre de M. de Dampierre assassiné presque sous ses yeux; l'aspect de Drouet et de Guillaume, ce valet d'auberge, qui dépassent au galop la voiture du Roi, à Orbeval, allant comme l'éclair annoncer leur triomphe à Paris; quelques témoignages d'intérêt offerts à Châlons au Roi et à la Reine, la messe entendue le lendemain matin (jour de la Fête-Dieu) et violemment interrompue par l'ordre du départ;—ces incidents, ces tableaux, ces scènes avaient dû causer bien des émotions à Madame Élisabeth, mais rien n'avait altéré son sang-froid, rien ne lui avait encore arraché une parole. Elle n'avait rien à dire en effet, elle n'avait rien à répondre à des hommes dont les sentiments et les idées étaient depuis longtemps faussés par la presse, aigris par les événements, et, dans cette dernière circonstance, surexcités jusqu'au délire par la passion politique. Ce fut à Épernay que sa langue se délia. La populace, qui remplissait les abords de la cour de l'hôtel de Rohan, où le Roi était attendu pour dîner, obligea les voitures à s'arrêter à la porte de cette cour. Le jeune Cazotte, commandant de la garde nationale du village de Pierry, situé à une lieue d'Épernay, était chargé de protéger la descente des augustes voyageurs; mais sa troupe fidèle n'offre qu'une digue impuissante au flot populaire qui fait irruption dans la cour et y entraîne confusément la famille royale. Cazotte se débat pour arriver à elle. Madame Élisabeth, qui le connaissait, s'étonne de le voir au milieu de l'émeute, et ne peut s'empêcher de lui dire: «Et vous aussi, Cazotte!—Je ne suis ici, répond-il, que pour vous servir, et il est essentiel que vous n'ayez pas l'air de me connoître.» Élisabeth lui jette un regard d'adhésion, qu'elle porte aussitôt vers la Reine, comme pour indiquer au protecteur inattendu qui se révèle la personne qui plus que toutes les autres a besoin de protection. En effet, mille cris injurieux étaient poussés en ce moment contre Marie-Antoinette: «Méprisez cette fureur, dit en allemand Cazotte, dont les yeux rencontrent ceux de la Reine, Dieu est au-dessus de tout! Verachten sie das, Gott ist über alles!»—«La Reine, raconte Cazotte, me regarda attentivement et se mit en marche, suivie de Madame Royale, de Madame Élisabeth et de madame de Tourzel, mais pêle-mêle avec le peuple... Le Dauphin, porté par un garde du corps, cessant d'apercevoir sa mère, la demandoit avec larmes, et ce fut à moi qu'il s'adressa en passant les bras à mon cou; mes joues furent mouillées de ses pleurs. Nous le portâmes dans la chambre où la Reine avoit été introduite. Elle me demanda si je pouvois lui procurer une ouvrière, afin de rajuster une partie de ses vêtements, sur lesquels la foule avoit marché. Dans la maison même se trouvoit la fille de l'hôte[156], personne de la plus jolie figure. Je la conduisis à la Reine, et son respect, ses yeux rouges de pleurs offrirent à Sa Majesté un touchant contraste avec le spectacle qu'elle venoit d'avoir sous les yeux[157]

Après cette halte courte et vive, le convoi se remit en route, et Madame Élisabeth reprit son attitude calme et silencieuse. Une heure après eut lieu la rencontre des commissaires de l'Assemblée nationale (Barnave, Pétion et Latour-Maubourg), chargés de s'assurer de la personne du Roi. L'installation des deux premiers dans la voiture de la famille royale ne troubla pas un moment la sérénité d'Élisabeth, qui n'ouvrit la bouche que pour adjurer, avec la Reine, Pétion et Barnave d'empêcher qu'on attentât aux jours des serviteurs qui les accompagnaient. Après ce premier épanchement de douleur et d'inquiétude, un long silence se fit. On s'observa de part et d'autre. Les commissaires eurent le temps d'examiner l'attitude du Roi, de la Reine, de leurs enfants. La simplicité naturelle de leurs manières les surprit, toucha profondément Barnave, étonna Pétion lui-même, qui ne put s'en taire, et qui fut aussi frappé de la mesquinerie, c'est son expression, du costume des voyageurs. Le Roi, la Reine, Madame Élisabeth remarquèrent aussi de leur côté les manières et la parole de Barnave, qui contrastaient avec la parole et les manières de Pétion. Louis XVI entama la conversation et s'expliqua sur le but de son voyage. Le jeune orateur de Grenoble répondit respectueusement au Roi, combattant avec déférence une opinion qu'il ne partageait pas, et avec émotion des sentiments qui le gagnaient malgré lui. La Reine fut touchée de son trouble comme de la bienséance de son langage, et elle se mêla bientôt à l'entretien. Un nouveau jour éclaira Barnave: les traits sous lesquels on peignait chaque jour la famille royale ressemblaient si peu à ce qu'il lui était donné de voir[158]!

Madame Élisabeth, depuis deux jours absorbée par le spectacle inouï qui s'offrait à elle et par les terribles réflexions qu'elle en tirait, prit enfin la parole, et s'adressant à Barnave, elle lui retraça avec une fermeté admirable les diverses époques de la révolution: mettant en opposition, avec un tact merveilleux, la conduite de Louis XVI et celle de l'Assemblée nationale, elle rappela successivement les décrets de l'Assemblée, contraires à la religion, à l'autorité royale, à l'ordre et à la tranquillité du royaume. Madame de Tourzel nous a conservé une partie de cette allocution, qui dura plus d'une heure et demie:

«Je suis bien aise, monsieur Barnave, que vous me mettiez à portée de vous ouvrir mon cœur et de vous parler franchement sur la révolution. Vous avez trop d'esprit pour n'avoir point connu sur-le-champ l'amour du Roi pour les François et son désir de les rendre heureux. Égaré par un amour excessif de la liberté, vous n'avez calculé que ses avantages sans penser aux désordres qui pouvoient l'accompagner. Vos premiers succès vous ont enivré et vous ont fait aller bien au delà du but que vous vous étiez proposé. La résistance que vous avez éprouvée vous a roidi contre les difficultés et vous a fait briser sans réflexion tout ce qui mettoit obstacle à vos projets. Vous avez oublié que le bien s'opère lentement, et qu'en voulant arriver trop promptement au but on court le risque de s'égarer. Vous vous êtes persuadé qu'en détruisant tout ce qui existoit, bon ou mauvais, vous construiriez un ouvrage parfait, et que vous rétabliriez ce qui étoit utile à conserver. Séduit par cette idée, vous avez attaqué tous les fondements de la royauté et abreuvé d'outrages et d'amertume le meilleur des rois. Tous ses efforts et ses sacrifices pour vous ramener à des idées plus saines ont été inutiles, et vous n'avez cessé de calomnier ses intentions et de l'avilir aux yeux de son peuple en ôtant à la royauté toutes les prérogatives.

«Arraché de son palais et conduit à Paris de la manière la plus indécente, sa bonté ne s'est pas démentie. Il tendoit les bras à ses enfants égarés, et cherchoit à s'entendre avec eux pour opérer le bien de cette France qu'il chérissoit malgré ses erreurs. Vous l'avez forcé de signer une constitution point achevée, quoiqu'il vous représentât qu'il étoit plus convenable de ne donner sa sanction qu'à un ouvrage terminé, et vous l'avez obligé de la présenter ainsi au peuple dans une fédération dont l'objet étoit de vous attacher les départements en isolant le Roi de la nation.—Ah! madame, reprit vivement Barnave, ne vous plaignez pas de cette fédération: nous étions perdus si vous en eussiez su profiter!»

»La famille royale soupira, et Madame Élisabeth continua la conversation:

«Le Roi, dit-elle, malgré les diverses insultes qu'il a éprouvées de nouveau depuis cette époque, ne pouvoit encore se résoudre au parti qu'il vient de prendre; mais, attaqué dans ses principes, dans sa famille, dans sa propre personne, profondément affligé des crimes qui se commettent dans toute la France, et voyant une désorganisation générale dans toutes les parties du gouvernement et les maux qui en résultent, il s'est déterminé à quitter Paris pour aller dans une ville du royaume où, libre de ses actions, il pût engager l'Assemblée à reviser ses décrets et faire, de concert avec elle, une constitution qui, classant les divers pouvoirs et les remettant à leur place, pût faire le bonheur de la France.

»Je ne parle pas de nos malheurs particuliers; le Roi seul, qui ne doit faire qu'un avec la France, nous occupe uniquement: je ne quitterai jamais sa personne, à moins que vos décrets n'achevant d'ôter toute liberté de pratiquer la religion, je ne sois forcée de l'abandonner pour aller dans un pays où la liberté de conscience me donne les moyens de pratiquer ma religion, à laquelle je tiens plus qu'à ma propre vie.—Gardez-vous-en bien, répliqua Barnave, vos exemples et votre présence sont trop utiles à votre pays.—Je n'y penserai jamais sans cela; il m'en coûteroit trop de quitter mon frère quand il est aussi malheureux; mais un pareil motif ne peut faire impression sur vous, monsieur Barnave, qu'on dit protestant, et qui n'avez peut-être même aucune religion!»

»Barnave s'en défendit en assurant qu'on l'avoit plus d'une fois calomnié en lui prêtant des propos bien éloignés de ses sentiments, et nommément, dit-il, cet infâme propos après la mort de MM. Foulon et Berthier: Ce sang est-il donc si pur?[159]»

Pétion a laissé du retour de Varennes un récit que nous croyons devoir donner ici, en en retranchant toutefois quelques traits cyniques que notre plume ne saurait se permettre de reproduire:

«Je fus nommé avec Maubourg et Barnave pour aller au-devant du Roi et des personnes qui l'accompagnoient.

»Cette nomination avoit été faite sur la présentation des comités de constitution et militaire réunis.

»Je ne fis d'abord aucune attention à la manière dont cette ambassade étoit composée; depuis longtemps je n'avois aucune liaison avec Barnave; je n'avois jamais fréquenté Maubourg.

»Maubourg connoissoit beaucoup madame de Tourzel, et on ne peut se dissimuler que Barnave avoit déjà conçu des projets. Ils crurent très-politique de se mettre sous l'abri d'un homme qui étoit connu pour l'ennemi de toute intrigue et l'ami des bonnes mœurs et de la vertu. Deux heures après ma nomination, je me rendis chez M. Maubourg, lieu du rendez-vous.

»À peine y fus-je entré que Duport arriva, que la Fayette arriva; je ne fus pas peu surpris de voir Duport et la Fayette causer ensemble familièrement, amicalement. Je savois qu'ils se détestoient, et leur coalition n'étoit pas encore publique. Arriva aussi un homme que j'ai toujours estimé, M. Tracy.

»On s'entretint beaucoup des partis qu'on prendroit envers le Roi: chacun disoit que «ce gros cochon-là étoit fort embarrassant. L'enfermera-t-on? disoit l'un; régnera-t-il? disoit l'autre; lui donnera-t-on un conseil?»

»La Fayette faisoit des plaisanteries, ricanoit; Duport s'expliquoit peu; au milieu d'une espèce d'abandon, j'apercevois clairement beaucoup de contrainte. Je ne me laissai point aller avec des gens qui visiblement jouoient serré et qui déjà sans doute s'étoient fait un plan de conduite.

»Barnave se fit attendre très-longtemps. Nous ne partîmes qu'à quatre heures du matin. Nous éprouvâmes à la barrière un petit retard, parce qu'on ne laissoit passer personne, et je vis le moment où nous serions obligés de rétrograder.

»M. Dumas étoit avec nous. Nous fûmes le prendre chez lui. L'Assemblée, également sur la présentation des comités, lui avoit confié le commandement général de toutes les forces que nous jugerions utile et nécessaire de requérir. Cette nomination n'est pas indifférente. M. Dumas étoit la créature des Lameth.

»Nous voilà donc partis par un très-bon temps. Les postillons, qui savoient l'objet de notre voyage, nous conduisoient avec la plus grande rapidité. Dans les villages, dans les bourgs, dans les villes, partout sur notre passage on nous donnoit des témoignages de joie, d'amitié et de respect.

»Dans tout le cours de la route, nous n'arrêtâmes que le temps nécessaire pour manger promptement un morceau. À la Ferté-sous-Jouarre, une procession ralentit un instant notre marche: nous mîmes pied à terre, nous gagnâmes une auberge pour déjeuner. Les officiers municipaux vinrent nous y joindre; un grand nombre de citoyens nous entourèrent; nous ne couchâmes point.

»Arrivés à Dormans, où nous nous disposions à dîner, des courriers vinrent nous dire que le Roi étoit parti le matin de Châlons et qu'il devoit être près d'Épernay; d'autres assurèrent qu'il avoit été suivi dans sa marche par les troupes de Bouillé et qu'il alloit d'un instant à l'autre être enlevé. Plusieurs, pour confirmer ce fait, soutinrent avoir vu de la cavalerie traverser dans les bois.

»Rien ne nous paroissoit plus naturel que cette nouvelle tentative de M. de Bouillé; avec son caractère connu, il voudra, disions-nous, plutôt périr que de l'abandonner.

»Cependant le Roi avançoit dans l'intérieur; il laissoit déjà derrière lui Châlons, et il nous paroissoit difficile de tenter un coup de main et surtout de réussir, de sorte qu'en combinant toutes les circonstances nous penchions davantage à croire que M. de Bouillé n'hasarderoit pas une housarderie semblable, qui pouvoit d'ailleurs compromettre la personne du Roi.

»Nous ne nous donnâmes que le temps de manger debout un morceau, de boire un coup, et nous nous mîmes en marche.

»Mes compagnons de voyage avoient usé envers moi, dans tout le cours du voyage, de beaucoup de discrétion et de réserve; nous avions parlé de choses indifférentes. Il n'y avoit eu qu'un seul instant qui avoit éveillé en moi quelques soupçons. On avoit remis sur le tapis la question de savoir ce qu'on feroit du Roi; Maubourg avoit dit: «Il est bien difficile de prononcer: c'est une bête qui s'est laissé entraîner; il est bien malheureux, en vérité il fait pitié.» Barnave observoit qu'en effet on pouvoit le regarder comme un imbécile. «Qu'en pensez-vous, me dit-il, Pétion?» Et dans le même moment il fit un signe à Maubourg, mais de ces signes d'intelligence pour celui à qui on les fait et de défiance pour celui de qui on ne veut pas être vu; cependant il étoit possible que, connoissant l'austérité et l'inflexibilité de mes principes, il ne vouloit dire autre chose sinon: Pétion va condamner avec toute la rigueur de la loi et comme si c'étoit un simple citoyen.

»Je répondis néanmoins que je ne m'écartois pas de l'idée de le traiter comme un imbécile, incapable d'occuper le trône, qui avoit besoin d'un tuteur, que ce tuteur pouvoit être un conseil national. Là-dessus des objections, des réponses, des répliques; nous parlâmes de la régence, de la difficulté du choix du régent.

»M. Dumas n'étoit pas dans la même voiture que nous. Sortant de Dormans, M. Dumas examinoit tous les endroits comme un général d'armée. «Si M. de Bouillé arrive, disoit-il, il ne peut prendre que par là; on peut l'arrêter à cette hauteur et ce défilé; sa cavalerie ne peut plus manœuvrer.» Il fit même une disposition militaire. Il donna ordre à la garde nationale d'un bourg de prendre tel et tel poste.

»Ces précautions paroissoient non-seulement inutiles, mais ridicules. Nous nous en divertîmes, et je dois dire que M. Dumas lui-même s'en amusoit. Il n'en paroissoit pas moins sérieux avec les habitants des campagnes, qui s'attendoient sérieusement à combattre. Le zèle qui animoit ces bonnes gens étoit vraiment admirable; ils accouroient de toutes parts, vieillards, femmes et enfants: les uns avec des broches, avec des faux; les autres avec des bâtons, des sabres, de mauvais fusils; ils alloient comme à la noce; des maris embrassoient leurs femmes, leur disant: «Eh bien, s'il le faut, nous irons à la frontière tuer ces gueux, ces j... f...-là! Ah! nous l'aurons, ils ont beau faire.»—Ils couroient aussi vite que la voiture; ils applaudissoient; ils crioient: Vive la nation! J'étois émerveillé, attendri de ce sublime spectacle.

»Les courriers se multiplioient, se pressoient, nous disoient: Le Roi approche. À une lieue, une lieue et demie d'Épernay, sur une très-belle route, nous apercevons de loin un nuage de poussière, nous entendons un grand bruit; plusieurs personnes approchent de notre voiture et nous crient: Voilà le Roi! Nous faisons ralentir le pas des chevaux; nous avançons, nous apercevons un groupe immense; nous mettons pied à terre. La voiture du Roi s'arrête, nous allons au-devant; l'huissier nous précède, et le cérémonial s'observe d'une manière imposante. Aussitôt qu'on nous aperçoit, on s'écrie: Voilà les députés de l'Assemblée nationale! On s'empresse de nous faire place partout; on donne des signals d'ordre et de silence. Le cortége étoit superbe: des gardes nationales à cheval, à pied, avec uniforme, sans uniforme, des armes de toute espèce; le soleil, sur son déclin, réfléchissoit sa lumière sur ce bel ensemble, au milieu d'une paisible campagne; la grande circonstance, je ne sais, tout cela étoit imposant et faisoit naître des idées qui ne se calculent pas; mais que le sentiment étoit diversifié et exagéré! Je ne puis peindre le respect dont nous étions environnés. Quel ascendant puissant, me disois-je, a cette assemblée, quel mouvement elle a imprimé, que ne peut-elle pas faire! Comme elle seroit coupable de ne pas répondre à cette confiance sans bornes, à cet amour si touchant!

»Au milieu des chevaux, du cliquetis des armes, des applaudissements de la foule que l'empressement attiroit, que la crainte de nous presser éloignoit, nous arrivâmes à la portière de la voiture. Elle s'ouvrit sur-le-champ. Des bruits confus en sortoient. La Reine, Madame Élisabeth paroissoient vivement émues, éplorées: «Messieurs, dirent-elles avec précipitation, les larmes aux yeux, messieurs! Ah! monsieur Maubourg, en lui prenant la main en grâce; ah! monsieur, prenant aussi la main à Barnave; ah! monsieur, Madame Élisabeth appuyant seulement la main sur la mienne, qu'aucun malheur n'arrive, que les gens qui nous ont accompagnés ne soient pas victimes, qu'on n'attente pas à leurs jours; le Roi n'a pas voulu sortir de France!—Non, messieurs, dit le Roi en parlant avec volubilité, je ne sortois pas; je l'ai déclaré, cela est vrai.»

»Cette scène fut vive, ne dura qu'une minute; mais comme cette minute me frappa! Maubourg répondit; je répondis par des ah! par des mots insignifiants et quelques signes de dignité sans dureté, de douceur sans afféterie, et brisant ce colloque, prenant le caractère de notre mission, je l'annonçai au Roi en peu de mots, et je lui lus le décret dont j'étois porteur. Le plus grand silence régnoit dans cet instant.

»Passant de l'autre côté de la voiture, je demandai du silence, je l'obtins, et je donnai aux citoyens lecture de ce décret; il fut applaudi. M. Dumas prit à l'instant le commandement de toutes les gardes qui jusqu'à ce moment avoient accompagné le Roi. Il y eut de la part de ces gardes une soumission admirable. C'étoit avec joie qu'elles reconnoissoient le chef militaire qui se plaçoit à leur tête: l'Assemblée l'avoit désigné; il sembloit que c'étoit pour eux un objet sacré.

»Nous dîmes au Roi qu'il étoit dans les convenances que nous prissions place dans sa voiture. Barnave et moi nous y entrâmes. À peine y eurent-nous mis le premier pied que nous dîmes au Roi: «Mais, Sire, nous allons vous gêner, vous incommoder; il est impossible que nous trouvions place ici.» Le Roi répondit: «Je désire qu'aucune des personnes qui m'ont accompagné ne sorte. Je vous prie de vous asseoir, nous allons nous presser, vous trouverez place.»

»Le Roi, la Reine, le Prince royal étoient sur le derrière; Madame Élisabeth, madame de Tourzel et Madame étoient sur le devant. La Reine prit le prince sur ses genoux. Barnave se plaça entre le Roi et la Reine. Madame de Tourzel mit Madame entre ses jambes, et je me plaçai entre Madame Élisabeth et madame de Tourzel.

»Nous n'avions pas fait dix pas qu'on nous renouvelle les protestations que le Roi ne vouloit pas sortir du royaume, et qu'on nous témoigne les plus vives inquiétudes sur le sort des trois gardes du corps qui étoient sur le siége de la voiture. Les paroles se pressoient, se croisoient; chacun disoit la même chose; il sembloit que c'étoit le mot du gué; mais il n'y avoit aucune mesure, aucune dignité dans cette conversation, et je n'aperçus surtout sur aucune des figures cette grandeur souvent très-imprimante que donne le malheur à des âmes élevées.

»Le premier caquetage passé, j'aperçus un air de simplicité et de famille qui me plut; il n'y avoit plus là de représentation royale, il existoit une aisance et une bonne hommie domestique: la Reine appeloit Madame Élisabeth ma petite sœur; Madame Élisabeth lui répondoit de même. Madame Élisabeth appeloit le Roi mon frère; la Reine faisoit danser le Prince sur ses genoux. Madame, quoique plus réservée, jouoit avec son frère: le Roi regardoit tout cela avec un air assez satisfait, quoique peu ému et peu sensible.

»J'aperçus, en levant les yeux au ciel de la voiture, un chapeau galonné dans le filet; c'étoit, je n'en doute pas, celui que le Roi avoit dans son déguisement, et j'avoue que je fus révolté qu'on eût laissé subsister cette trace qui rappeloit une action dont on devoit être empressé et jaloux d'anéantir jusqu'au plus léger souvenir. Involontairement je portois de temps à autre mes regards sur le chapeau: j'ignore si on s'en aperçut.

»J'examinai aussi le costume des voyageurs. Il étoit impossible qu'il fût plus mesquin. Le Roi avoit un habit brun peluché, du linge fort sale; les femmes avoient de petites robes très-communes et du matin.

»Le Roi parla d'un accident qui venoit d'arriver à un seigneur qui venoit d'être égorgé, et il en paroissoit très-affecté. La Reine répétoit que c'étoit abominable, qu'il faisoit beaucoup de bien dans sa paroisse, et que c'étoient ses propres habitants qui l'avoient assassiné.

»Un autre fait l'affectoit beaucoup: elle se plaignoit amèrement des soupçons qu'on avoit manifestés dans la route contre elle. «Pourriez-vous le croire, nous disoit-elle, je vais pour donner une cuisse de volaille à un garde national qui paroissoit nous suivre avec quelque attachement; eh bien, on crie au garde national: Ne mangez pas, défiez-vous! en faisant entendre que cette volaille pouvoit être empoisonnée. Oh! j'avoue que j'ai été indignée de ce soupçon, et à l'instant j'ai distribué de cette volaille à mes enfants; j'en ai mangé moi-même.»

»Cette histoire à peine finie: «Messieurs, nous dit-elle, nous avons été ce matin à la messe à Châlons, mais une messe constitutionnelle.» Madame Élisabeth appuya, le Roi ne dit un mot. Je ne pus pas m'empêcher de répondre que cela étoit bien, que ces messes étoient les seules que le Roi dût entendre; mais j'avoue que je fus très-mécontent de ce genre de persiflage et dans les circonstances où le Roi se trouvoit.

»La Reine et Madame Élisabeth revenoient sans cesse aux gardes du corps qui étoient sur le siége de la voiture, et témoignoient les plus vives inquiétudes.

«Quant à moi, dit madame de Tourzel, qui avoit gardé jusqu'alors le silence, mais avec un ton résolu et très-sec, j'ai fait mon devoir en accompagnant le Roi et en ne quittant pas les enfants qui m'ont été confiés. On fera de moi tout ce qu'on voudra, mais je ne me reproche rien. Si c'étoit à recommencer, je recommencerois encore.»

»Le Roi parloit très-peu, et la conversation devint plus particulière; la Reine parlat à Barnave et Madame Élisabeth me parlat, mais comme si on se fût distribué les rôles en se disant: Chargez-vous de votre voisin, je vais me charger du mien.

»Madame Élisabeth me fixoit avec des yeux attendris, avec cet air de langueur que le malheur donne et qui inspire un assez vif intérêt.....

»Nous allions lentement: un peuple nombreux nous accompagnoit. Madame Élisabeth m'entretenoit des gardes du corps qui les avoient accompagnés; elle m'en parloit avec un intérêt tendre; sa voix avoit je ne sais quoi de flatteur. Elle entrecoupoit quelquefois ces mots de manière à me troubler. Je lui répondois avec une égale douceur, mais cependant sans foiblesse, avec un genre d'austérité qui n'avoit rien de farouche; je me gardois bien de compromettre mon caractère; je donnois tout ce qu'il falloit à la position dans laquelle je croyois la voir, mais sans néanmoins donner assez pour qu'elle pût penser, même soupçonner, que rien altérât jamais mon opinion, et je pense qu'elle le sentit à merveille, qu'elle vit que les tentations les plus séduisantes seroient inutiles, car je remarquois un certain refroidissement, une certaine sévérité qui tient souvent chez les femmes à l'amour-propre irrité.

»Nous arrivions insensiblement à Dormans. J'observai plusieurs fois Barnave, et quoique la demie clarté qui régnoit ne me permît pas de distinguer avec une grande précision, son maintien avec la Reine me paroissoit honnête, réservé, et la conversation ne me sembloit pas mystérieuse.

»Nous entrâmes à Dormans entre minuit et une heure; nous descendîmes dans l'auberge où nous avions mangé un morceau (en venant), et cette auberge, quoique très-passable pour un petit endroit, n'était guère propre à recevoir la famille royale.

»J'avoue cependant que je n'étois pas fâché que la cour connût ce que c'étoit qu'une auberge ordinaire.

»Le Roi descendit de voiture, et nous descendîmes successivement; il n'y eut aucun cri de Vive le Roi! et on criait toujours: Vive la nation! Vive l'Assemblée nationale! quelquefois: Vive Barnave! Vive Pétion! Cela eut lieu pendant toute la route.

»Nous montâmes dans les chambres hautes; des sentinelles furent posées à l'instant à toutes les portes. Le Roi, la Reine, Madame Élisabeth, le Prince, Madame, madame de Tourzel soupèrent ensemble; MM. Maubourg, Barnave, Dumas et moi, nous soupâmes dans un autre appartement; nous fîmes nos dépêches pour l'Assemblée nationale; je me mis dans un lit à trois heures du matin; Barnave vint coucher dans le même lit. Déjà j'étois endormi; nous nous levâmes à cinq heures.

»Le Roi étoit seul dans une chambre où il y avoit un mauvais lit d'auberge. Il passa la nuit dans un fauteuil.

»Il étoit difficile de dormir dans l'auberge, car les gardes nationales et tous les habitants des environs étoit autour à chanter, à boire et danser des rondes.

»Avant de partir, MM. Dumas, Barnave, Maubourg et moi, nous passâmes en revue les gardes nationales; nous fûmes très-bien accueillis.

»Nous montâmes en voiture entre cinq et six heures, et je me plaçai cette fois entre le Roi et la Reine. Nous étions fort mal à l'aise. Le jeune Prince venoit sur mes genoux, jouoit avec moi; il étoit fort gai et surtout fort remuant.

»Le Roi cherchoit à causer. Il me fit d'abord de ces questions oiseuses pour entrer ensuite en matière. Il me demanda si j'étois marié, je lui dis que oui; il me demanda si j'avois des enfants, je lui dis que j'en avois un qui étoit plus âgé que son fils. Je lui disois de temps en temps: «Regardez ces paysages, comme ils sont beaux!» Nous étions en effet sur des coteaux admirables, où la vue étoit variée, étendue: la Marne couloit à nos pieds. «Quel beau pays, m'écriai-je, que la France! il n'est pas dans le monde de royaume qui puisse lui être comparé.» Je lâchois ces idées à dessein; j'examinois quelle impression elles faisoient sur la physionomie du Roi; mais sa figure est toujours froide, inanimée, d'une manière vraiment désolante, et, à vrai dire, cette masse de chair est insensible.

»Il voulut me parler des Anglois, de leur industrie, du génie commercial de cette nation. Il articula une ou deux phrases. Ensuite il s'embarrassa, s'en aperçut et rougit. Cette difficulté à s'exprimer lui donne une timidité dont je m'aperçus plusieurs fois. Ceux qui ne le connoissent pas seroient tentés de prendre cette timidité pour de la stupidité; mais on se tromperoit: il est très-rare qu'il lui échappe une chose déplacée, et je ne lui ai pas entendu dire une sottise.

»Il s'appliquoit beaucoup à parcourir des cartes géographiques qu'il avoit, et il disoit: Nous sommes dans tel département, dans tel district, dans tel endroit.

»La Reine causa aussi avec moi d'une manière unie et familière; elle me parla aussi de l'éducation de ses enfants. Elle en parla en mère de famille et en femme assez instruite. Elle exposa des principes très-justes en éducation. Elle dit qu'il falloit éloigner de l'oreille des princes toute flatterie, qu'il ne falloit jamais leur dire que la vérité. Mais j'ai su depuis que c'étoit le jargon de mode dans toutes les cours de l'Europe. Une femme très-éclairée me rapportoit qu'elle avoit vu et assez familièrement cinq ou six princesses qui toutes lui avoient tenu le même langage, sans pour cela s'occuper une minute de l'éducation de leurs enfants.

»Au surplus, je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir que tout ce qu'elle me disoit étoit extrêmement superficiel, et il ne lui échappoit aucune idée forte ni de caractère; elle n'avoit dans aucun sens ni l'air ni l'attitude de sa position.

»Je vis bien cependant qu'elle désiroit qu'on lui crût du caractère; elle répétoit assez souvent qu'il falloit en avoir, et il se présenta une circonstance où elle me fit voir qu'elle le faisoit consister en si peu de chose que je demeurai convaincu qu'elle n'en avoit pas.

»Les glaces étoient toujours baissées; nous étions cuits par le soleil et étouffés par la poussière; mais le peuple des campagnes, les gardes nationales nous suivant processionnellement, il étoit impossible de faire autrement, parce qu'on vouloit voir le Roi.

»Cependant la Reine saisit un moment pour baisser le sthort. Elle mangeoit alors une cuisse de pigeon. Le peuple murmure; Madame Élisabeth fut pour le lever, la Reine s'y oppose en disant: «Non, il faut du caractère.» Elle saisit l'instant mathématique où le peuple ne se plaignoit plus pour lever elle-même le sthort et pour faire croire qu'elle ne le levoit pas parce qu'on l'avoit demandé; elle jeta par la portière l'os de la cuisse de pigeon, et elle répéta ces propres expressions: «Il faut avoir du caractère jusqu'au bout.»

»Cette circonstance est minutieuse, mais je ne puis pas dire combien elle m'a frappé.

»À l'entrée de la Ferté-sous-Jouarre, nous trouvâmes un grand concours de citoyens qui crioient: Vive la nation! Vive l'Assemblée nationale! Vive Barnave! Vive Pétion! J'apercevois que ces cris faisoient une impression désagréable à la Reine, surtout à Madame Élisabeth. Le Roi y paroissoit insensible, et l'embarras qui régnoit sur leurs figures m'embarrassoit moi-même.

»Le maire de la Ferté-sous-Jouarre nous avoit fait prévenir qu'il recevroit le Roi, et le Roi avoit accepté cette offre. La maison du maire est extrêmement jolie; la Marne en baigne les murs. Le jardin qui accompagne cette maison est bien distribué, bien soigné, et la terrasse qui est sur le bord de la rivière est agréable.

»Je me promenai avec Madame Élisabeth sur cette terrasse avant le dîner, et là je lui parlai avec toute la franchise et la véracité de mon caractère; je lui représentai combien le Roi étoit mal entouré, mal conseillé; je lui parlai de tous les intrigants, de toutes les manœuvres de la cour avec la dignité d'un homme libre et le dédain d'un homme sage. Je mis de la force, de la persuasion dans l'expression de mes sentiments, et l'indignation de la vertu lui rendit sensible et attachant le langage de la raison; elle parut attentive à ce que je lui disois: elle en parut touchée; elle se plaisoit à mon entretien, et je me plaisois à l'entretenir. Je serois bien surpris si elle n'avoit pas une belle et bonne âme, quoique très-imbue des préjugés de naissance et gâtée par les vices d'une éducation de cour.»

C'est ainsi que ce ridicule pédagogue, prenant pour des qualifications méritées les sobriquets que lui adressait la foule, s'imaginait que Madame Élisabeth était frappée d'admiration pour le vertueux Pétion. Mais laissons-le poursuivre son récit.

«Barnave, dit-il, causa un instant avec la Reine, mais, à ce qu'il me parut, d'une manière assez indifférente.

»Le Roi vint lui-même sur la terrasse nous engager à dîner avec lui. Nous conférâmes, MM. Maubourg, Barnave et moi, pour savoir si nous accepterions. «Cette familiarité, dit l'un, pourroit paroître suspecte.—Comme ce n'est pas l'étiquette, dit l'autre, on pourroit croire que c'est à l'occasion de la situation malheureuse qu'il nous a invités.» Nous convînmes de refuser, et nous fûmes lui dire que nous avions besoin de nous retirer pour notre correspondance, ce qui nous empêchoit de répondre à l'honneur qu'il nous faisoit.

»On servit le Roi ainsi que sa famille dans une salle séparée; on nous servit dans une autre. Les repas furent splendides. Nous nous mîmes à cinq heures en marche. En sortant de la Ferté, il y eut du mouvement et du bruit autour de la voiture. Les citoyens forçoient la garde nationale, la garde nationale vouloit empêcher d'approcher. Je vis un de nos députés, Kervelegan, qui perçoit la foule, qui s'échauffoit avec les gardes nationaux qui cherchoient à l'écarter, et qui approcha de la portière en jurant, en disant: «Pour une brute comme celle-là, voilà bien du train.» J'avançai ma tête hors de la portière pour lui parler; il étoit très-échauffé, il me dit: «Sont-ils tous là? prenez garde, car on parle encore de les enlever; vous êtes là environnés de gens bien insolents!» Il se retira, et la Reine me dit d'un air très-piqué et un peu effrayé: «Voilà un homme bien malhonnête!» Je lui répondis qu'il se fâchoit contre la garde qui avoit agi brusquement à son égard. Elle me parut craindre, et le jeune prince jeta deux ou trois cris de frayeur.

»Cependant nous cheminions tranquillement. La Reine, à côté de qui j'étois, m'adressa fréquemment la parole, et j'eus occasion de lui dire avec toute franchise ce que l'on pensoit de la cour, ce que l'on disoit de tous les intrigants qui fréquentoient le château. Nous parlâmes de l'Assemblée nationale, du côté droit, du côté gauche, de Malouet, de Maury, de Cazalès, mais avec cette aisance que l'on met avec ses amis. Je ne me gênai en aucune manière; je lui rapportai plusieurs propos qu'on ne cessoit de tenir à la cour, qui devenoient publics et qui indisposoient beaucoup le peuple; je lui citai les journaux que lisoit le Roi. Le Roi, qui entendoit très-bien toute cette conversation, me dit: «Je vous assure que je ne lis pas plus l'Ami du Roi que Marat.»

»La Reine paroissoit prendre le plus vif intérêt à cette discussion; elle l'excitoit, elle l'animoit, elle faisoit des réflexions assez fines, assez méchantes.

«Tout cela est fort bon, me dit-elle; on blâme beaucoup le Roi, mais on ne sait pas assez dans quelle position il se trouve; on lui fait à chaque instant des récits qui se contredisent, il ne sait que croire; on lui donne successivement des conseils qui se croisent et se détruisent, il ne sait que faire: comme on le rend malheureux, sa position n'est pas tenable; on ne l'entretient en même temps que de malheurs particuliers, que de meurtres; c'est tout cela qui l'a déterminé à quitter la capitale. La couronne, m'ajouta-t-elle, est en suspens sur sa tête. Vous n'ignorez pas qu'il y a un parti qui ne veut pas de roi, que ce parti grossit de jour en jour.»

À travers les mailles grossières de ce compte rendu burlesque, comme sous la couche de plâtre qui, appliquée par un maçon, déshonore les sculptures d'un monument, on entrevoit la force et la finesse des raisons de la Reine. Elle alléguait la multiplicité des rapports contraires que recevait le Roi, les avis contradictoires dont il était assiégé, les malheurs de tout genre dont on le rendait responsable, l'impossibilité où il était de les prévenir ou de les réparer, parce que la réalité de la puissance lui manquait; les progrès de plus en plus marqués de la situation vers la république à l'ombre de la fiction royale que l'on maintenait: voilà les véritables causes qui l'avaient décidé à s'éloigner de Paris. Ce n'était pas un roi qui avait quitté le pouvoir, c'était un captif qui avait rompu sa chaîne. Écoutons la réponse de Pétion:

«Je crus très-distinctement apercevoir l'intention de la Reine en laissant échapper ces derniers mots: pour mieux dire, je ne pus pas me méprendre sur l'application qu'elle vouloit en faire.

«Eh bien, lui dis-je, madame, je vais vous parler avec toute franchise, et je pense que je ne vous serai pas suspect. Je suis un de ceux que l'on désigne sous le titre de républicains, et, si vous le voulez, un des chefs de ce parti. Par principe, par sentiment, je préfère le gouvernement républicain à tout autre. Il seroit trop long de développer ici mon idée, car il est telle et telle république que j'aimerois moins que le despotisme d'un seul. Mais il n'est que trop vrai, je ne demande pas que vous en conveniez, mais il n'est que trop vrai que presque partout les rois ont fait le malheur des hommes; qu'ils ont regardé leurs semblables comme leur propriété; qu'entourés de courtisans, de flatteurs, ils échappent rarement aux vices de leur éducation première. Mais, madame, est-il exact de dire qu'il existe maintenant un parti républicain qui veuille renverser la constitution actuelle pour en élever une autre sur ses ruines? On se plaît à le répandre pour avoir le prétexte de former également un autre parti hors la constitution, un parti royaliste non constitutionnel, pour exciter des troubles intérieurs. Le piége est trop grossier. On ne peut pas, de bonne foi, se persuader que le parti appelé républicain soit redoutable; il est composé d'hommes sages, d'hommes à principes d'honneur qui savent calculer et qui ne hasarderoient pas un bouleversement général qui pourroit conduire plus facilement au despotisme qu'à la liberté.

»Ah! madame, que le Roi eût été bien conduit s'il eût favorisé sincèrement la révolution! Les troubles qui nous agitent n'existeroient pas, et déjà la constitution marcheroit, les ennemis du dehors nous respecteroient; le peuple n'est que trop porté à chérir et idolâtrer ses rois.»

»Je ne puis dire avec quelle énergie, avec quelle abondance d'âme je lui parlai; j'étois animé par les circonstances et surtout par l'idée que les germes de vérité que je jetois pourroient fructifier; que la Reine se souviendroit de ce moment d'entretien.»

On le voit, il ne suffisait pas à Pétion d'avoir fasciné Madame Élisabeth, il fallait qu'il fascinât encore la Reine. C'est ainsi que, sous sa plume, le retour de Varennes devient l'apothéose de Pétion.

Il continue en ces termes:

«Je m'expliquai enfin très-clairement sur l'évasion du Roi. La Reine, Madame Élisabeth répétoient souvent que le Roi avoit été libre de voyager dans le Royaume, que son intention n'avoit jamais été d'en sortir.

»Permettez-moi, disois-je à la Reine, de ne pas pénétrer dans cette intention. Je suppose que le Roi se fût arrêté d'abord sur la frontière, il se seroit mis dans une position à passer d'un instant à l'autre chez l'étranger; il se seroit peut-être trouvé forcé de le faire, et puis d'ailleurs le Roi n'a pas pu se dissimuler que son absence pouvoit occasionner les plus grands désordres. Le moindre inconvénient de son éloignement de l'Assemblée nationale étoit d'arrêter tout court la marche des affaires.»

»Je ne me permis pas néanmoins une seule fois de laisser entrevoir mon avis sur le genre de peine que je croirois applicable à un délit de cette nature.

»À mon tour je mis quelque affectation à rappeler le beau calme qui avoit existé dans Paris à la nouvelle du départ du Roi. Ni la Reine ni Madame Élisabeth ne répondirent jamais un mot sur cela. Elles ne dirent pas que rien n'étoit plus heureux; je crus même apercevoir qu'elles en étoient très-piquées; elles eurent au moins la bonne foi de ne pas paroître contentes.

»Nous arrivâmes à Meaux de bonne heure. Le Roi, sa famille et nous, nous descendîmes à l'évêché. L'évêque étoit constitutionnel, ce qui ne dut pas beaucoup plaire au Roi; mais il ne donna aucun signe de mécontentement. Des sentinelles furent posées à toutes les issues.

»Le Roi soupa très-peu, se retira de bonne heure dans son appartement. Comme il n'avoit pas de linge, il emprunta une chemise à l'huissier qui nous accompagnoit.

»Nous nous fîmes servir dans nos chambres; nous mangeâmes à la hâte un morceau et nous fîmes nos dépêches. Nous partîmes de Meaux à six heures du matin.

»Je repris ma place première, entre Madame Élisabeth et madame de Tourzel, et Barnave se plaça entre le Roi et la Reine. Jamais journée ne fut plus longue et plus fatigante. La chaleur fut extrême, et des tourbillons de poussière nous enveloppoient. Le Roi m'offrit et me versa à boire plusieurs fois. Nous restâmes douze heures entières en voiture sans descendre un moment..... Une chose que je remarquai, c'est que Mademoiselle se mit constamment sur mes genoux sans en sortir, tandis qu'auparavant elle s'étoit placée tantôt sur madame de Tourzel, tantôt sur Madame Élisabeth. Je pensai que cet arrangement étoit concerté; qu'étant sur moi on la regardoit comme dans un asile sûr et sacré que le peuple, en cas de mouvement, respecteroit.»

Pétion, toujours Pétion; tout à l'heure sa voix était un oracle, maintenant ses genoux sont un lieu d'asile.

«Nous marchâmes tranquillement, poursuit-il, jusqu'à Pantin. La cavalerie qui nous avoit accompagnés depuis Meaux et un détachement de celle de Paris nous servoient d'escorte et environnoient la voiture.

»Lorsque la garde nationale à pied nous eut joint, un peu au-dessus de Pantin, il y eut un mouvement qui menaçoit d'avoir des suites. Les grenadiers faisoient reculer les chevaux, les cavaliers résistoient; les chasseurs se réunissoient aux grenadiers pour éloigner la cavalerie. La mêlée devint vive; on lâcha de gros mots, on alloit en venir aux mains; les baïonnettes rouloient autour de la voiture, dont les glaces étoient baissées. Il étoit très-possible qu'au milieu de ce tumulte des gens malintentionnés portassent quelques coups à la Reine. J'apercevois des soldats qui paroissoient très-irrités, qui la regardoient de fort mauvais œil. Bientôt elle fut apostrophée (des qualifications les plus outrageantes et les plus odieuses). Le Roi entendit très-distinctement ces propos. Le jeune Prince, effrayé du bruit, du cliquetis des armes, jeta quelques cris d'effroi; la Reine le retint, les larmes lui rouloient dans les yeux.

«Barnave et moi voyant que la chose pouvoit devenir sérieuse, nous mîmes la tête aux portières; nous haranguâmes, on nous témoigna de la confiance. Les grenadiers nous dirent: «Ne craignez rien, il n'arrivera aucun mal, nous en répondons; mais le poste d'honneur nous appartient.» C'étoit en effet une querelle de prééminence, mais qui pouvoit s'envenimer et qui auroit pu conduire à des excès.

»Lorsque ces postes furent une fois remplis par les grenadiers, il n'y eut plus de dispute; nous marchions sans obstacles, à la vérité très-lentement. Au lieu d'entrer dans Paris par la porte Saint-Denis, nous fîmes le tour des murs et nous passâmes par la porte de la Conférence.

»Le concours du peuple étoit immense, et il sembloit que tout Paris et ses environs étoient réunis dans les Champs-Élysées. Jamais un spectacle plus imposant ne s'est présenté aux regards des hommes. Les toits des maisons étoient couverts d'hommes, de femmes et d'enfants; les barrières en étoient hérissées, les arbres en étoient remplis; tout le monde avoit le chapeau sur la tête, le silence le plus majestueux régnoit; la garde nationale portoit le fusil la crosse en haut. Ce calme énergique étoit quelquefois interrompu par les cris: Vive la nation! Le nom de Barnave et le mien étoient quelquefois mêlés à ces cris, ce qui faisoit l'impression la plus douloureuse à Madame Élisabeth surtout. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que nulle part je n'entendis proférer une parole désobligeante contre le Roi: on se contentoit de crier: Vive la nation!

»Nous passâmes sur le pont tournant, qui fut fermé aussitôt, ce qui coupa le passage; il y avoit néanmoins beaucoup de monde dans les Tuileries, des gardes nationaux surtout. Une partie des députés sortit de la salle pour être témoin du spectacle. On remarqua M. d'Orléans, ce qui parut au moins inconsidéré. Arrivés en face de la grille d'entrée du château et au pied de la première terrasse, je crus qu'il alloit se passer une scène sanglante. Les gardes nationaux se pressoient autour de la voiture, sans ordre et sans vouloir rien entendre. Les gardes du corps qui étoient sur le siége excitoient l'indignation, la rage des spectateurs. On leur présentoit des baïonnettes avec les menaces et les imprécations les plus terribles. Je vis le moment où ils alloient être immolés sous nos yeux. Je m'élance de tout mon corps hors de la portière; j'invoque la loi; je m'élève contre l'attentat affreux qui va déshonorer les citoyens; je leur dis qu'ils peuvent descendre; je le leur commande avec un empire qui en impose; on s'en empare assez brusquement, mais on les protége, et il ne leur est fait aucun mal.

»Des députés fendent la foule, arrivent, nous secondent, exhortent, parlent au nom de la loi.

»M. de la Fayette, dans le même moment, paroît à cheval au milieu des baïonnettes, s'exprime avec chaleur; le calme ne se rétablit pas, mais il est facile de voir qu'il n'existe aucune intention malfaisante.

»On ouvre les portières; le Roi sort, on garde le silence; la Reine sort, on murmure avec assez de violence; les enfants sont reçus avec bonté, même avec attendrissement; je laisse passer tout le monde, les députés accompagnoient, je clos la marche. Déjà la grille étoit fermée; je suis très-froissé avant de pouvoir entrer. Un garde me prend au collet et alloit me donner une bourrade, ne me connoissant pas, lorsqu'il est arrêté tout à coup; on décline mon nom, il me fait mille excuses. Je monte dans les appartements. Le Roi et sa famille étoient là, dans la pièce qui précède la chambre à coucher du Roi, comme de simples voyageurs fatigués, assez mal en ordre, appuyés sur des meubles.

»Une scène très-originale et très-piquante, c'est que Corollaire[160], s'approchant du Roi et prenant le ton doctoral, mitigé cependant par un peu de bonté, le réprimandoit comme un écolier. «N'avez-vous pas fait là, lui disoit-il, une belle équipée! Ce que c'est que d'être mal environné! Vous êtes bon, vous êtes aimé; voyez quelle affaire vous avez là!» Et puis il s'attendrissoit; on ne peut se faire une idée de cette bizarre mercuriale, il faut l'avoir vue pour la croire.

»Quelques minutes écoulées, nous passâmes, Maubourg, Barnave et moi, dans l'appartement du Roi; la Reine, Madame Élisabeth y passèrent également. Déjà tous les valets y étoient rendus dans leur costume d'usage. Il sembloit que le Roi revenoit d'une partie de chasse; on lui fit la toilette. En voyant le Roi, en le contemplant, jamais on n'auroit pu deviner tout ce qui venoit de se passer; il étoit tout aussi flegme, tout aussi tranquille que si rien eût été. Il se mit sur-le-champ en représentation; tous ceux qui l'entouroient ne paroissoient pas seulement penser qu'il fût survenu des événements qui avoient éloigné le Roi pendant plusieurs jours et qui le ramenoient. J'étois confondu de ce que je voyois.

»Nous dîmes au Roi qu'il étoit nécessaire qu'il nous donnât les noms des trois gardes du corps, ce qu'il fit.

»Comme j'étois excédé de fatigue et que je haletois de soif, je priai Madame Élisabeth de vouloir bien me faire donner des rafraîchissements, ce qui fut fait à l'instant. Nous n'eûmes que le temps de boire deux ou trois verres de bière. Nous nous rendîmes ensuite auprès des gardes du corps, que nous mîmes dans un état d'arrestation. Nous donnâmes l'ordre à M. de la Fayette de faire garder à vue madame de Tourzel; nous confiâmes à sa garde la personne du Roi. Il nous dit qu'il ne pouvoit répondre de rien s'il ne pouvoit mettre des sentinelles jusque dans sa chambre. Il nous fit sentir la nécessité que l'Assemblée s'expliquât clairement, positivement à ce sujet. Nous le quittâmes en lui disant que c'étoit juste, et nous fûmes sur-le-champ à l'Assemblée pour lui rendre un compte succinct de notre mission.»

Si ce récit, copié sur le manuscrit original, dont nous avons conservé jusqu'aux fautes de langage et aux fautes d'orthographe, ne montre pas avec leurs traits réels et dans un jour convenable le Roi, la Reine et Madame Élisabeth, il a du moins le rare avantage de donner une idée exacte de ce type prodigieux de l'outrecuidance révolutionnaire et de la fatuité personnelle qu'on appelle Pétion. Doué d'une certaine faconde et d'un extérieur assez avenant, cet avocat de Chartres, regardé par les jeunes stagiaires au présidial de cette ville comme un argumentateur redoutable, et par les coureurs de ruelles de la société bourgeoise comme un concurrent dangereux, avait, au barreau et dans le boudoir, obtenu quelques succès faciles qui avaient donné à ses prétentions un épanouissement ridicule. Nommé en 1789 député aux états généraux, il s'y fit remarquer tout d'abord par l'assurance de son attitude, sa figure agréable, l'emphase de sa parole, toujours satisfaite d'elle-même et intarissable en lieux communs politiques. Objet de l'idolâtrie populaire pendant quelque temps, il eut le fâcheux honneur d'être associé à Robespierre par la pensée de la multitude, qui décerna à l'un le titre de vertueux et à l'autre celui d'incorruptible. Pétion se croyait fait pour charmer et régénérer le monde: jamais fat, dans sa vanité à faces diverses, ne s'arrogea plus complaisamment l'austérité du philosophe, le génie du politique et l'ascendant irrésistible du séducteur. Mais j'oublie que je n'ai pas à le faire connaître: il s'est peint trait pour trait dans la narration que nous avons mise sous les yeux du lecteur.

Dès que la famille royale se fut retirée dans ses appartements, madame de Tourzel fit demander par M. Hue à Madame Élisabeth un livre que cette princesse avait promis de lui prêter; ce livre était intitulé: Pensées sur la mort. Quelques instants après, M. de la Fayette, investi par l'Assemblée nationale du gouvernement du château et de la garde du Roi, faisait placer dans l'intérieur des appartements douze officiers choisis par lui, ainsi que vingt-quatre autres dans la garde nationale, et qui devaient se relever par tiers de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures. Ainsi, ce fatal voyage, qui devait rompre les liens du monarque, les resserrait davantage. Sa famille, comme lui, subissait l'humiliation la plus profonde. Le moindre de leurs mouvements était observé. La Reine, qui logeait au rez-de-chaussée, ne pouvait monter chez son fils, par un escalier intérieur, sans être accompagnée de quatre officiers, et toujours elle trouvait la porte close. Un de ces officiers frappait en disant: «La Reine!» Les deux officiers de garde chez madame de Tourzel ouvraient alors. La famille royale aurait été suivie, disons plus juste, surveillée, par la même escorte, si elle avait tenté de faire une promenade dans le jardin; aussi, ne voulant pas s'exposer comme prisonniers aux regards de la garde nationale et aux insultes du peuple, le Roi et la Reine ne quittèrent plus leurs appartements, et Madame Élisabeth, par respect et par tendresse pour eux, refusa de sortir de l'enceinte du château, ne voulant point pour elle d'une liberté qu'ils n'avaient pas.

Cependant le pape Pie VI, qui avait appris la fuite du Roi et qui ne doutait pas qu'il n'eût échappé avec sa famille à la tyrannie de ses oppresseurs, s'empressait de lui adresser ses félicitations[161].

Le courrier qui apporta à Mesdames la nouvelle du voyage de Varennes leur apprit en même temps l'évasion du Roi et son arrestation. Peu d'heures après, chose étrange, un second courrier arriva chargé d'annoncer que le Roi avait été délivré par M. de Bouillé et conduit par son armée à Luxembourg. La nouvelle s'en répand; dans les salons, l'allégresse est générale; Rome entière pousse un cri de joie; la foule s'entasse sous les fenêtres des princesses, criant à pleine voix: Vive le Roi!—Mesdames veulent témoigner leur gratitude à la société romaine. Elles en convient à un dîner splendide les représentants les plus distingués; les premières dames de Rome répondent avec empressement à cet appel; le jour de la fête arrive, et voilà qu'un troisième courrier vient changer les réjouissances en deuil: l'heureuse évasion de Monsieur et son arrivée en Flandre avaient donné lieu à cette fausse nouvelle.

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