La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 2
«Je demande un délai de trois jours pour pouvoir me préparer à paroître devant Dieu. Je demande pour cela de pouvoir librement voir la personne que j'indiquerai aux commissaires de la Commune, et que cette personne soit à l'abri de toute crainte et de toute inquiétude pour cet acte de charité qu'elle remplira près de moi.
»Je demande d'être délivré de la surveillance perpétuelle que le conseil général a établie depuis quelques jours.
»Je demande, dans cet intervalle, de pouvoir voir ma famille quand je le demanderai, et sans témoins. Je désirerois bien que la Convention nationale s'occupât tout de suite du sort de ma famille, et qu'elle lui permît de se retirer librement où elle le jugeroit à propos.
»Je recommande à la bienfaisance de la nation toutes les personnes qui m'étoient attachées: il y en a beaucoup qui avoient mis toute leur fortune dans leurs charges, et qui, n'ayant plus d'appointements, doivent être dans le besoin, ainsi que d'autres qui ne vivoient que de leurs appointements. Dans les pensionnaires, il y a beaucoup de vieillards, de femmes et d'enfants, qui n'avoient que cela pour vivre.
»Fait à la tour du Temple, le vingt janvier mil sept cent quatre-vingt-treize.
Garat assura le Roi qu'il allait remettre sa lettre à la Convention. «Monsieur, ajouta Louis XVI, si la Convention accorde ma demande pour la personne que je désire, voici son adresse.» Ouvrant alors de nouveau son portefeuille, il en tira un papier sur lequel étaient écrits ces mots: M. Edgeworth de Firmont, rue du Bac, no 483. Le Roi remit cette adresse à un municipal, et fit quelques pas en arrière; Garat et ceux qui l'accompagnaient sortirent[44]. Le ministre se hâta de communiquer à ses collègues les dernières demandes du Roi, d'appeler sur elles les décisions de la Convention, et d'envoyer chercher le prêtre que réclamait le condamné.
Il était quatre heures et demie lorsque Garat lui-même rapporta au Roi la réponse de la Convention, dont voici les termes: «Il est libre à Louis d'appeler tel ministre du culte qu'il jugera à propos, et de voir sa famille librement et sans témoin; la nation, toujours grande et toujours juste, s'occupera du sort de sa famille; il sera accordé aux créanciers de sa maison de justes indemnités; la Convention nationale passe à l'ordre du jour sur le sursis de trois jours.»
Louis XVI ne fit aucune observation. Les moments qui lui restent vont se partager entre sa famille, objet de ses affections terrestres, et son Créateur, qui le rappelle à lui. L'abbé Edgeworth parut bientôt. «Arrivé à l'appartement du Roi, dont toutes les portes étoient ouvertes, a-t-il écrit lui-même, j'aperçus ce Prince au milieu d'un groupe de huit ou dix personnes: c'étoit le ministre de la justice, accompagné de quelques membres de la Commune, qui venoit de lui lire le fatal décret qui fixoit irrévocablement sa mort au lendemain.
»Il étoit au milieu d'eux calme, tranquille, gracieux même; et pas un de ceux qui l'environnoient n'avoit l'air aussi assuré que lui. Dès que je parus, il leur fit signe de la main de se retirer; ils obéirent; lui-même ferma la porte après eux, et je restai seul dans la chambre avec lui. Jusqu'ici j'avois assez bien réussi à concentrer les différents mouvements qui agitoient mon âme; mais à la vue de ce Prince, autrefois si grand et alors si malheureux, je ne fus plus maître de moi-même; mes larmes s'échappèrent malgré moi, et je tombai à ses pieds sans pouvoir lui faire entendre d'autre langage que celui de ma douleur; cette vue l'attendrit mille fois plus que le décret qu'on venoit de lui lire. Il ne répondit d'abord à mes larmes que par les siennes; mais bientôt reprenant son courage: «Pardonnez, me dit-il, monsieur, pardonnez à ce moment de foiblesse, si toutefois on peut le nommer ainsi. Depuis longtemps je vis au milieu de mes ennemis, et l'habitude m'a en quelque sorte familiarisé avec eux; mais la vue d'un sujet fidèle parle tout autrement à mon cœur; c'est un spectacle auquel mes yeux ne sont plus accoutumés, et il m'attendrit malgré moi.»
A huit heures, la conversation fut interrompue par un commissaire qui prévint le Roi que sa famille allait descendre. Louis XVI ne put dissimuler son émotion: «Si l'on ne me permet point de monter chez elle, dit-il aux municipaux, je pourrai du moins la voir seule dans ma chambre?—Non, répondit l'un d'eux, nous avons arrêté avec le ministre de la justice que ce sera dans la salle à manger.—Vous avez entendu, répliqua Louis XVI, que le décret de la Convention me permet de la voir sans témoin.—Cela est vrai, dirent les commissaires, vous serez en particulier; on fermera la porte, mais par le vitrage nous aurons les yeux sur vous.—Faites descendre ma famille.» Le Roi entra dans la salle à manger; Cléry l'y suivit, et s'occupa à ranger la table de côté et à placer des chaises dans le fond. Louis XVI lui dit: «Il faudrait apporter un peu d'eau et un verre.» Sur une table se trouvait une carafe d'eau à la glace; Cléry n'apporta qu'un verre, qu'il plaça près de cette carafe. «Si la Reine buvait de cette eau-là, lui dit le Roi, elle pourrait en être incommodée: apportez de l'eau qui ne soit pas à la glace. Je craindrais que la vue de M. de Firmont ne fît trop de mal à ma famille: priez-le de ne pas sortir de mon cabinet.»
En disant ces mots, Louis XVI prêtait l'oreille au bruit du dehors, allait, venait, s'arrêtait à tout moment à la porte d'entrée..... Enfin cette porte s'ouvre: Marie-Antoinette paraît la première, tenant son fils par la main; ensuite Marie-Thérèse et Madame Élisabeth. Des cris de douleur se mêlent seuls aux embrassements qui s'échangent. La Reine fait un mouvement comme pour entraîner le Roi dans sa chambre. «Non, lui dit celui-ci, passons dans cette salle, c'est là seulement que je puis vous voir.» Ils entrent dans la salle à manger, dont les commissaires referment la porte, qui, ainsi que la cloison, est en vitrage. On s'assied, la Reine à la gauche du Roi, Madame Élisabeth à sa droite, la jeune princesse presque en face, et le petit prince entre les jambes de son père. Pendant plus d'un quart d'heure, pas une parole ne put se faire entendre. Ce n'étaient même pas des larmes, ce n'étaient même pas des sanglots: c'était un cri perçant de désespoir qui devait être entendu dans les cours, dans le jardin et dans les rues voisines. Le Roi, la Reine, leurs enfants, leur sœur, tous se lamentaient à la fois. Enfin les larmes coulèrent, et ne s'arrêtèrent que lorsqu'on n'eut plus la force d'en répandre. Alors Louis XVI parla de son procès comme si c'était le procès d'un autre, excusa ses juges et recommanda de leur pardonner. Sa femme demanda avec instance que toute la famille passât la nuit avec lui; il se refusa cette consolation, en disant qu'il avait besoin de calme et de recueillement.
Cette scène inexprimable dura sept quarts d'heure. Le Roi en voulut marquer la fin de manière à graver ses derniers sentiments dans le cœur de ses enfants. «Mon père, raconte Madame Royale, au moment de se séparer de nous pour jamais, nous fit promettre à tous de ne jamais songer à venger sa mort. Il était bien assuré que nous regardions comme sacré l'accomplissement de sa dernière volonté; mais la grande jeunesse de mon frère lui fit désirer de produire sur lui une impression encore plus forte. Il le prit sur ses genoux, et lui dit: Mon fils, vous avez entendu ce que je viens de dire; mais comme le serment a encore quelque chose de plus sacré que les paroles, jurez en levant la main que vous accomplirez la dernière volonté de votre père. Mon frère lui obéit en fondant en larmes, et cette bonté si touchante fit encore redoubler les nôtres.»
A dix heures un quart, le Roi se leva le premier; tous s'attachèrent à lui: la Reine le prit par le bras droit, Madame Élisabeth par le bras gauche; Marie-Thérèse, du même côté que sa tante, mais un peu devant, tenait son père embrassé par le milieu du corps; le Dauphin, placé devant sa mère, la tenait d'une main et donnait l'autre à son père. Tous firent quelques pas vers la porte d'entrée; les gémissements redoublèrent. «Je vous assure, dit alors Louis XVI, que je vous verrai demain matin à huit heures.—Vous nous le promettez?—Je vous le promets.—Pourquoi pas à sept heures? dit Marie-Antoinette.—Eh bien, oui, répond le Roi, à sept heures; adieu!...» A ce mot d'adieu, Madame Royale tombe évanouie aux pieds de son père. Madame Élisabeth et Cléry la relèvent et la soutiennent. Le Roi, pressé de mettre fin à une telle scène, leur donne un dernier embrassement et s'arrache de leurs bras. Les portes se ferment, mais elles n'empêchent point le Roi d'entendre les cris de désespoir des princesses qui remontent lentement dans leur chambre. L'exaltation de la Reine avait quelque chose de fébrile qui agitait tout son être. Madame Élisabeth, tenant ses genoux embrassés et pleurant à chaudes larmes, la conjura de se calmer, en faisant à Dieu l'offrande de ses angoisses et en implorant sa miséricorde. Dans l'excès de son désespoir, la Reine ne pouvait prier, la Reine ne pouvait être consolée. Elle essaya de déshabiller son fils, accablé lui-même de fatigue et de chagrin; elle espérait qu'à son âge le sommeil s'emparerait bientôt de lui et lui enlèverait le sentiment de ses peines. Mais la pauvre mère présumait trop de ses propres forces, et peut-être sans l'assistance de sa belle-sœur ne serait-elle point parvenue à coucher son enfant.
Dès qu'il fut endormi, Madame Élisabeth et Marie-Thérèse supplièrent la Reine de se coucher. La Reine leur résista longtemps; puis, pour les tranquilliser, elle finit par se jeter tout habillée sur son lit. Mais que cette nuit fut longue et terrible! Depuis onze heures du soir jusqu'à cinq heures du matin, sa sœur et sa fille l'entendirent incessamment trembler de froid et de terreur. Souvent elles avaient prêté l'oreille au bruit de ce qui pouvait se passer dans la tour: elles n'avaient rien entendu.
Le 21, avant le jour, Madame Élisabeth se leva et fit une courte prière, pendant laquelle la Reine s'habilla. Les deux princesses habillèrent alors les enfants. Le rappel commençait à battre dans les sections de Paris. Chaque bruit du dehors retentissait au cœur des prisonniers du Temple. Marie-Antoinette, Madame Élisabeth, les deux enfants, déjà debout, attendaient dans une agitation indicible l'époux, le frère, le père qu'ils ne devaient plus revoir. A six heures un quart, on ouvrit leur porte, et ce fut pour eux tout ensemble comme un rayon d'espoir et un mouvement de terreur. La Reine s'informa douloureusement de ce qui se passait. «Ma sœur, lui dit Madame Élisabeth, c'est un livre qu'on vient chercher pour la messe du Roi. Un instant après, cette sainte princesse se mit à genoux; sa nièce s'agenouilla aussitôt à peu de distance d'elle. La Reine, qui sanglotait en embrassant son fils, se calma à l'aspect de ces deux femmes courbées devant Dieu, et quelques minutes après, elle s'agenouilla avec le Dauphin devant une chaise qui les séparait, mais sur laquelle leurs mains s'entrelaçaient en se joignant. De temps en temps, la Reine levait la tête et regardait la pendule; sa sœur et ses enfants en faisaient autant; chaque minute qui s'écoulait ajoutait aux tortures de cette famille infortunée. Cette aiguille qui marchait allait marquer la mort de ce qu'elles avaient de plus cher au monde. Quoi de plus atroce que de pleurer un mari, un père, un frère plein de vie, comme s'il n'était déjà plus, sans pouvoir arrêter ni le cours inflexible des heures ni la cruauté des hommes aussi implacable que le temps! Un redoublement de bruit se fit dans l'enceinte et au dehors même du Temple. C'était le moment du départ. Nulle parole ne peut rendre la scène déchirante qui se passa alors. De malheureuses femmes en proie au désespoir, essayant d'obtenir une pitié impossible; un enfant s'échappant de leurs bras et courant, éperdu, égaré, vers les commissaires, vers les geôliers, et s'écriant avec des sanglots: «Laissez-moi passer, messieurs, laissez-moi passer!—Où veux-tu aller?—Parler au peuple pour qu'il ne fasse pas mourir mon père. Au nom de Dieu, laissez-moi passer!»
Pauvre enfant! il ignorait que les commissaires étaient sourds, que les geôliers étaient insensibles, que le peuple était opprimé, abusé ou perverti; il ignorait qu'une minorité audacieuse et perverse étouffait tous les élans généreux de la France!
LIVRE NEUVIÈME.
DEPUIS LA MORT DE LOUIS XVI JUSQU'À LA TRANSLATION DE MARIE-ANTOINETTE
À LA CONCIERGERIE.
21 JANVIER—2 AOÛT 1793.
«Ne craignez rien de ce que vous avez à souffrir... Soyez fidèles jusqu'à la mort, et je vous donnerai la couronne de vie.»
Apocalypse, chap. II, v. 10.
La voiture qui emportait Louis XVI s'acheminait vers l'échafaud. — Angoisses de sa famille. — La Reine craignant que l'émotion et toute abstinence de nourriture ne fassent défaillir ses enfants, les engage à prendre quelque nourriture. — Entretien avec Cléry. — Vêtements de deuil demandés. — Bruit nocturne. — Paroles de Madame Élisabeth. — La jeune Marie-Thérèse malade. — Mot touchant de cette princesse. — Les vêtements de deuil sont apportés. — Pressentiment de la Reine. — Exhortation de Madame Élisabeth. — Lepitre et Toulan de service au Temple. — Louis XVII chante un couplet adressé à sa tante. — Soins de celle-ci prodigués aux deux enfants. — Projet d'évasion proposé à la Reine et à Madame Élisabeth. — L'exécution est ajournée. — Toulan remet à la Reine l'anneau nuptial et le cachet du Roi. — Sur les instances de Madame Élisabeth, le projet d'évasion est repris. — Au moment de l'exécution, la Reine refuse, ne voulant pas être sauvée sans ses enfants. — Elle remercie Toulan, et lui rend l'anneau et le cachet du Roi, le priant de les remettre à M. de Jarjayes. — Défection de Dumouriez. — Création du Comité de salut public. — Louis XVII proclamé roi à l'étranger. — Acrimonie et cruauté des Tison. — Dénonciation faite par eux à la Commune. — Hébert se rend à la tour. — Fouille à laquelle il préside. — Louis XVII malade. — Le médecin ordinaire des prisons commis pour lui donner des soins. — Lutte des Girondins et des Montagnards. — La commission des douze. — Les barrières fermées. — Michonis. — Graves paroles de Madame Élisabeth et de la Reine. — Le baron de Batz: complot formé par lui pour délivrer la famille royale. — Insuccès fortuit que Simon s'approprie. — Arrêtés du Comité de salut public. — Louis XVII séparé de sa mère et de sa tante. — Désespoir de la Reine; consolations que lui prodigue Madame Élisabeth. — Bruit répandu de l'évasion du petit Capet. — Députation envoyée au Temple pour s'assurer de ce qu'il y a de vrai dans ce bruit. — Réclamations stériles adressées par Marie-Antoinette à cette députation. — Manière dont Drouet rend compte de sa mission à la Convention. — Tison converti par les vertus de la Reine et de Madame Élisabeth. — La femme Tison à leurs pieds est relevée par elles. — Éloge qu'elle fait d'elles à Meusnier. — La femme Tison folle et en proie aux convulsions. Elle est soignée par les princesses, puis conduite à l'Hôtel-Dieu, où une femme de police est placée près d'elle, chargée de recueillir tout ce qu'elle pourra dire dans son délire. — Tison essaye de racheter par son dévouement le mal qu'il a fait aux royales prisonnières, et leur cache avec soin les mauvais traitements que Simon fait subir à leur enfant. — Il leur apprend que presque tous les jours on le conduit au jardin pour y jouer, et souvent aussi sur la plate-forme de la Tour pour y respirer un bon air. — Longues stations de sa mère, de sa tante, de sa sœur, au sommet de la Tour pour y apercevoir passer ce cher enfant. Elles le voient, mais pour leur malheur!
Le bruit sourd qui avait annoncé la sortie du Roi de la tour du Temple se prolongea longtemps, et ce bruit, en s'affaiblissant dans l'espace, ne pouvait qu'aggraver encore les angoisses de sa famille; car à mesure que ce bruit s'éloignait, le Roi se rapprochait de l'échafaud. Marie-Antoinette, craignant que ses enfants, épuisés par le manque de nourriture aussi bien que par la privation du sommeil, n'eussent pas la force de supporter cette terrible épreuve, les engagea, vers dix heures, à prendre quelque nourriture; les pauvres enfants refusèrent, en recommençant à pleurer. Une demi-heure après, des cris de joie et des détonations d'armes se firent entendre. Madame Élisabeth, levant les yeux au ciel, s'écria: «Les monstres! les voilà contents!» A cette exclamation, Marie-Thérèse jeta des cris perçants; son petit frère fondit en larmes; leur mère, le front baissé, les yeux hagards, demeura plongée dans un désespoir morne et immobile qui ressemblait à la mort. Dans l'après-midi, la Reine et Madame Élisabeth demandèrent à voir Cléry: la vue de cet honnête homme resté dans la tour jusqu'au dernier moment avec Louis XVI augmenta tout ensemble et soulagea leur douleur: au récit des adieux et des dernières paroles de celui qui n'était plus, leurs pleurs coulèrent; elles réclamèrent les objets légués par lui, objets précieux dont Cléry venait de faire la déclaration au conseil du Temple, et dont nous parlerons plus loin. Marie-Antoinette fit demander des vêtements de deuil à ce même conseil, qui en référa à la Commune.
Les angoisses de cette journée ne devaient point finir avec elle. Deux heures du matin sonnaient, et le repos n'était point encore venu pour les trois captives. La jeune Marie-Thérèse, par obéissance, s'était couchée, mais elle n'avait point fermé les yeux; sa mère et sa tante, assises auprès du lit du petit Prince endormi, causaient, mêlant leurs afflictions et leurs larmes. Le sommeil de l'enfant était calme, et semblait sourire. «Il a maintenant l'âge qu'avait son frère lorsqu'il mourut à Meudon: heureux ceux de notre maison qui sont partis les premiers! ils n'ont point assisté à la ruine de notre famille.» Surprise d'entendre, à une telle heure, parler chez la Reine, la femme Tison s'était levée; elle frappa à la porte, s'enquérant du motif de ce nocturne entretien. Son mari, qui venait de réveiller les commissaires de service, la suivait de près. Madame Élisabeth entr'ouvrit la porte, et leur dit avec douceur: «De grâce, laissez-nous pleurer en paix.» L'inquisition s'arrêta désarmée par cette voix angélique.
Depuis quelques jours, Marie-Thérèse était indisposée; elle éprouvait dans tout le corps une grande fatigue, et ses jambes étaient enflées. Le chagrin avait fait empirer son mal, et pendant plusieurs jours ses compagnes n'avaient pu obtenir l'entrée de M. Brunyer dans la tour[45]. «Heureusement, dit-elle avec une simplicité touchante, heureusement le chagrin augmenta ma maladie au point de faire une diversion favorable au désespoir de ma mère.» Marie-Antoinette et Élisabeth passèrent les nuits à son chevet, dirigeant, appliquant elles-mêmes le traitement prescrit par le médecin, autorisé enfin à être admis auprès d'elles. Les habits de deuil demandés furent accordés le 23[46]. Dans la journée du 27, on en apporta une partie au Temple[47]. La Reine ne pouvait voir ses enfants vêtus de noir sans que son cœur se brisât. Elle dit un jour à Madame Élisabeth: «Je n'ai peut-être pas donné dans le temps au Roi tous les conseils qui pouvaient le sauver, mais je le rejoindrai sur l'échafaud; oui, ma sœur, j'y monterai aussi.—J'espère que Dieu ne permettra pas un tel malheur, répondit Madame Élisabeth; mais soyons prêtes, ma sœur, à obéir à sa volonté. Il se montre aujourd'hui sévère dans ses châtiments et dans ses vengeances: prions-le de nous donner la force d'accomplir tout ce qu'il exigera de nous.»
Lepitre et Toulan, ces deux commissaires de la Commune qui s'étaient déjà créé par leur zèle des titres à la confiance de la famille royale, reparurent bientôt au Temple, et les pauvres recluses purent obtenir d'eux les détails qu'elles avaient vainement réclamés de leurs collègues. En effet, Toulan et Lepitre avaient pris soin de se munir des journaux qui rendaient compte de la mort du Roi, et ces papiers furent lus avec cette poignante avidité de la douleur empressée à connaître toutes les circonstances les mieux faites pour l'alimenter.
Lepitre, qui avait conçu l'idée d'offrir à la Reine et à Madame Élisabeth des consolations prises à la source même de leurs peines, leur présenta, le jeudi 7 février, une romance qu'il avait composée sur la mort de Louis XVI, et que madame Cléry avait mise en musique. Il se trouva de nouveau de service au Temple le 1er mars, trois semaines après avoir fait hommage de son œuvre; il en reçut la plus douce récompense que son cœur pût ambitionner: la Reine le fit entrer dans la chambre de Madame Élisabeth; Marie-Thérèse se mit au piano, et son frère, debout auprès d'elle, chanta la romance[48], dont le dernier couplet est adressé à Madame Élisabeth; le voici:
«Et toi, dont les soins, la tendresse,
Ont adouci tant de malheurs,
Ta récompense est dans les cœurs
Que tu formes à la sagesse...
Ah! souviens-toi des derniers vœux
Qu'en mourant exprima ton frère;
Reste toujours près de ma mère,
Et ses enfants en auront deux.»
La Reine était assise à côté de son fils, suivant avec attention les modulations émues de sa voix et les dirigeant avec soin. M. Lepitre a raconté cette scène[49]: «Nos larmes coulèrent, dit-il, et nous gardâmes un morne silence. Mais qui pourra peindre le spectacle que j'avois sous les yeux? la fille de Louis à son clavecin; sa mère, assise auprès d'elle, tenant son fils dans ses bras et les yeux mouillés de pleurs, dirigeant avec peine le jeu et la voix de ses enfants; Madame Élisabeth, debout à côté de sa sœur, et mêlant ses soupirs aux tristes accents de son neveu.»
Madame Élisabeth remarquait avec une satisfaction attendrie que la Reine était uniquement occupée de ses enfants, et elle bénissait le ciel du repos qu'il laissait à cette pauvre mère dans l'accomplissement de la seule tâche qui pouvait lui être chère encore. Madame Élisabeth l'y secondait avec tout son dévouement: leur sombre douleur à toutes deux ne s'éclairait d'un rayon fugitif qu'à cause de leur tendresse pour leurs deux enfants, quoique cette tendresse leur rendît souvent plus poignant le sentiment de leurs périls:—leur fille déjà faite aux regrets et aux inquiétudes, mais forte, résignée, et recueillant avec courage les leçons du malheur; près d'elle, son petit frère, animant tout de sa parole et de son sourire. La sollicitude de la Reine et de Madame Élisabeth à l'égard de cet enfant devait s'étendre à tous les soins, car la prière faite par le Roi en allant au supplice de voir Cléry reprendre son service auprès du jeune Prince avait été rejetée par la Commune. Les deux institutrices essayaient, par les ressources qu'elles avaient en elles-mêmes, de suppléer à l'absence des éléments d'instruction nécessaires: l'écriture, la géographie, l'histoire, eurent tant bien que mal leurs heures accoutumées. Quant à l'éducation proprement dite, il est facile de croire que jamais enfant n'avait été placé à meilleure école; car dans quel autre lieu du monde et sous quelle influence plus persuasive eût-il pu recevoir de plus généreuses exhortations et de plus magnanimes exemples? Les recommandations de son père mourant n'étaient-elles pas chaque jour mises en pratique sous ses yeux? Sa mère et sa tante perdaient-elles une occasion d'excuser devant lui leurs persécuteurs, en les représentant égarés par le vertige des passions révolutionnaires bien plus que par le mouvement de leur cœur? Non-seulement elles lui prêchaient le pardon des injures, mais encore, dans les lectures de l'histoire de France qu'elles lui faisaient journellement, elles avaient soin d'exalter les belles actions, les traits de clémence ou d'héroïsme qu'elles y rencontraient.
Madame Élisabeth vit se former avec bonheur, mais non sans inquiétude, le projet conçu par Toulan de faire évader du Temple la Reine et ses enfants; ne songeant jamais à sa propre personne, elle s'effrayait des périls d'une entreprise dont le plan, par sa hardiesse même, plaisait à Marie-Antoinette: celle-ci toutefois, avant de l'adopter, désira qu'il obtînt l'approbation de M. de Jarjayes, homme grave déjà signalé à sa confiance par le succès de quelques missions importantes. Après deux longues conférences, Jarjayes et Toulan arrêtèrent leur plan, qui rendait indispensable l'association d'un second commissaire. Leur choix devait naturellement se porter sur Lepitre. Dans une troisième conférence, où celui-ci fut appelé, on s'entendit sur les moyens d'exécution. M. de Jarjayes se chargea de faire confectionner des habits d'homme pour la Reine et pour Madame Élisabeth, et les deux municipaux s'engagèrent à introduire ces habits dans la tour en les cachant sous la pelisse que l'un et l'autre avaient coutume de mettre par-dessus leur vêtement. Les deux princesses, à l'aide de ce déguisement, rehaussé de l'écharpe tricolore, devaient sortir munies de cartes telles que les avaient les commissaires et toutes personnes autorisées à entrer à la tour. La réalisation de ce plan ne paraissait point offrir de grandes difficultés; mais l'évasion des deux enfants présentait mille dangers aussi insurmontables les uns que les autres. Le petit Prince surtout était l'objet d'une surveillance active et incessante qui rendait pour lui impossible toute chance de salut. Une chance cependant, quoique presque impossible, parut susceptible d'être tentée. Un homme du peuple, nommé Jacques, venait le matin à la tour nettoyer les quinquets et les réverbères, et revenait le soir les allumer. Deux enfants à peu près de l'âge et de la taille des enfants de la Reine l'accompagnaient ordinairement et l'aidaient, dans son travail. Il n'eût pas été prudent de mettre dans la confidence cet employé subalterne qui ne parlait jamais ni aux municipaux ni aux geôliers, et ne connaissait au Temple que sa consigne. Mais voici ce que Toulan imagina: «Le lampiste, dit-il à ses complices, remplit son office entre cinq et six heures; son dernier réverbère est allumé et lui-même est déjà sorti du Temple lorsque, à sept heures, les sentinelles sont relevées. Dès qu'il se sera retiré et que les factionnaires seront relevés, un homme accoutré comme le lampiste, passant à la faveur d'une carte d'entrée sous l'œil des premiers guichetiers, arrivera, sa boîte de fer-blanc au bras, à l'appartement de la Reine; je me trouverai là, et, le gourmandant hautement de n'être pas venu lui-même arranger ses quinquets: «N'avez-vous pas de honte, lui dirai-je, d'avoir envoyé vos deux enfants pour faire votre besogne à votre place?» Puis alors je lui remettrai les enfants de la Reine, et le prétendu lampiste s'en ira avec ses deux jeunes apprentis, et tous trois gagneront le coin des boulevards, où les attendra M. de Jarjayes.»
Ce plan, qui fut agréé par Jarjayes et Lepitre, rendait nécessaire l'adjonction d'un nouveau confident digne d'entrer dans ce généreux complot et de jouer le rôle du lampiste. «J'ai un de mes amis, continua Toulan, homme discret et courageux, qui acceptera, j'en suis certain, sa part de cette périlleuse entreprise. Il se nomme Ricard, et est inspecteur des domaines nationaux. Je réponds de lui.»—On voit, d'après cet exposé, que Toulan se chargeait de présider spécialement aux dispositions relatives à l'évasion de la tour, et Jarjayes aux mesures concernant la fuite hors du territoire français.
Chacun se tint prêt. Ricard, averti, se munit d'un costume parfaitement semblable à celui du lampiste; Jarjayes s'assura de trois cabriolets auxquels, au premier signal et au lieu convenu, devaient s'atteler de vigoureux chevaux. Il fut convenu que la Reine et son fils monteraient dans la première de ces voitures, conduite par M. de Jarjayes; Marie-Thérèse dans la seconde, conduite par Lepitre, et Madame Élisabeth dans la troisième, conduite par Toulan. Une fois son office rempli, Ricard se serait débarrassé de son déguisement, et serait rentré en son domicile sans que personne eût pu soupçonner la part heureuse prise par lui à un événement qui allait occuper le monde.
Le succès de l'entreprise semblait assuré: Lepitre, président de la commission des passe-ports, avait délivré lui-même les passe-ports en règle; les incidents étaient calculés de manière qu'on ne pouvait se mettre à la poursuite des prisonniers que de longues heures après leur départ. Enfin, on avait réuni une somme considérable d'argent, ce nerf de toutes les entreprises. On devait gagner les côtes de la Normandie: Jarjayes s'était assuré des moyens de passer en Angleterre; un bateau se tenait à sa disposition sur un point convenu, près du Havre. Enfin, il n'était point impossible d'espérer que des mesures combinées avec une habileté qui n'avait rien oublié dans ses prévisions et ses calculs, et avec tant d'intelligence et de dévouement, conjureraient cette fois les chances fatales qui emportaient vers l'abîme les débris de la maison de France. Mais il était écrit qu'en toute circonstance la fortune se tournerait contre elle. Cette fois, l'obstacle ne vint pas, comme au voyage de Varennes, du zèle inintelligent de ses amis; il naquit d'un grand mouvement excité le 7 mars dans Paris par la nouvelle du succès des armes étrangères[50] et par la cherté des subsistances. Le lendemain 8 avait été le jour fixé pour l'évasion. On comprend qu'au milieu des émotions causées dans Paris, tout ensemble par l'inquiétude de l'invasion et l'appréhension de la famine, l'entreprise de Toulan dut être forcément remise. Les débats enflammés de la Convention, la violence de la Commune, le tumulte de la rue, tenaient en éveil la sollicitude du gouvernement et provoquaient son attention.
Or sa surveillance, aux jours d'émeute, se portait toujours sur la prison de la famille royale. Celle-ci, qui entendait parfaitement le bruissement tumultueux de la grande ville, ne sachant à quelle cause l'attribuer, craignait que le complot ourdi pour sa délivrance n'eût été éventé, et que ses amis ne fussent compromis. Sa joie fut vive en voyant, le 8, Toulan arriver au Temple, et plus vive encore en apprenant de lui qu'aucune ombre de soupçon ne s'était manifestée. «J'aurais été désolée, lui dit la veuve de Louis XVI, de quitter ce séjour sans en emporter quelques objets qui me sont précieux et qui m'ont été légués par une main qui me fut chère et qui m'est sacrée: je veux parler de l'anneau nuptial et du cachet que le Roi portait toujours, et qu'il avait chargé Cléry de me remettre avec les cheveux de ma sœur Élisabeth et de mes enfants.» Toulan ne fit aucune réponse à ce sujet; mais il n'ignorait pas que Cléry, le jour où il avait été rendu à la liberté, avait, sur les ordres des municipaux, remis au conseil du Temple les effets dont le conseil de la Commune l'avait laissé dépositaire le 21 janvier, et que ces effets, parmi lesquels se trouvaient les objets dont parlait la Reine, avaient été placés sous les scellés dans la chambre du feu Roi. Le surlendemain, avant sa sortie du Temple, Toulan remit à Marie-Antoinette les objets qu'elle avait désirés, et qu'il avait retirés de dessous les scellés.
Il avait eu le temps et l'adresse d'en faire exécuter d'à peu près semblables, et l'audace de les substituer aux premiers. On éprouve un sentiment qui ressemble à une consolation, à voir que la Reine de France, dans tout l'éclat de sa puissance et de sa gloire, à Versailles, n'eût point été servie avec plus de zèle et d'habileté.
L'effervescence des esprits était loin de se calmer. Le 12, la conduite du général Dumouriez était dénoncée à la Convention par la section Poissonnière de Paris; le 13, pour la première fois, la Vendée, déjà frémissante depuis quelque temps, levait ouvertement le drapeau; et d'ailleurs, le tour de service de Toulan et de Lepitre ne pouvant se produire qu'au bout d'un certain nombre de jours, tout projet de délivrance se trouva ajourné. Madame Élisabeth ne s'était pas fait d'illusion sur les difficultés de la tentative, et cependant elle la regretta comme une chance de salut perdue pour la Reine. Les jours suivants amenèrent encore des événements qui ne firent que développer le système de l'intimidation. La surveillance exercée sur l'enfant royal devint extrême. Jarjayes, Toulan et Lepitre, forcés de limiter leur entreprise aux bornes du possible, concentrèrent leur pensée de délivrance sur la Reine et sur Madame Élisabeth. Mais ici se présentait une nouvelle difficulté: comment obtenir de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth de se séparer de leurs enfants? Déjà, à une époque moins affreuse, la Reine avait déclaré que si on voulait la sauver, il fallait sauver ses enfants avec elle. Quant à Madame Élisabeth, on sait que cette grande âme s'oubliait en toute occasion. Elle employa toute l'éloquence de son cœur à persuader à sa sœur que c'était un devoir impérieux pour elle de profiter des ressources qui lui restaient pour échapper à ses ennemis. «Vos jours, lui dit-elle, peuvent être menacés, tandis que ceux de vos enfants et les miens mêmes ne sont exposés à aucun danger. Vos enfants sont couverts par leur âge, et moi par ma nullité. Sans doute, ma sœur, les bruits odieux qui ont quelquefois troublé votre oreille sont imprégnés de l'exagération populaire; mais cependant ils arrivent au vrai lorsqu'ils expriment l'animosité publique excitée contre vous. L'égarement du peuple à votre égard est tel que vous deviendriez coupable d'en attendre les effets. Vous avez une grande confiance en M. de Jarjayes, et, vous le voyez, il vous envoie lui-même ses supplications les plus vives pour vous engager à vous prêter à l'exécution du nouveau plan dont Toulan vous apporte les détails. Peut-être est-ce la main invisible de la Providence qui vous tend cette planche dans le naufrage; ne la repoussez pas, je vous en supplie: je vous le demande au nom de vos enfants, au nom de celui dont la mémoire vous est sainte, et, si vous le permettez, au nom de mon amour pour vous.»
La voix pénétrante de Madame Élisabeth se fit route au cœur de la Reine. Celle-ci approuva le plan; elle promit de s'y conformer. Le jour fut pris, le jour arriva... La veille au soir, la mère et la tante étaient assises au chevet du lit du jeune Prince endormi. Sa sœur était couchée aussi, mais la porte de sa chambre était ouverte, et Marie-Thérèse, occupée de l'air rêveur et triste qu'elle avait vu à sa mère toute la journée, n'avait point encore rencontré le sommeil. Elle entendit ainsi les paroles que plus tard elle a répétées. Cédant au sacrifice qu'on lui avait demandé, Marie-Antoinette était donc assise auprès du lit de son fils: «Dieu veuille, dit-elle, que cet enfant soit heureux!—Il le sera, ma sœur, répondit Madame Élisabeth en montrant à la Reine la figure douce et fière du Dauphin.—Toute jeunesse est courte comme toute joie, murmura Marie-Antoinette avec un serrement de cœur; on en finit avec le bonheur comme avec toute chose.» Puis, se levant, elle fit quelques pas dans sa chambre en disant: «Et vous-même, ma bonne sœur, quand et comment vous reverrai-je?... C'est impossible! c'est impossible!»
La jeune Marie-Thérèse avait recueilli ces paroles, mais ce n'est que quelque temps après que le sens lui en fut expliqué par sa tante. Cette exclamation de la Reine n'était autre chose que le rejet du moyen de salut qui lui était offert. Son parti était pris: l'amour de ses enfants l'emportait sur toute autre considération, sur les prières de sa sœur, sur l'instinct de sa propre conservation, sur la parole même donnée au dévouement de ses courageux amis. Toutefois, se reprochant presque comme un parjure une promesse qu'elle ne voulait plus tenir, elle sentit qu'elle devait des explications et une amende honorable à ces âmes généreuses, résolues à s'exposer pour elle; et le lendemain, aussitôt qu'elle put parler à Toulan, qui arrivait tout ému de la grande action qu'il allait accomplir: «Vous allez m'en vouloir, lui dit-elle, mais j'ai réfléchi; il n'y a ici que danger: vaut mieux mort que remords.» Dans le cours de la journée, elle trouva encore le moyen de glisser dans l'oreille de Toulan ces paroles dont se souvenait cet homme intrépide en montant sur l'échafaud le 30 juin 1794: «Je mourrai malheureuse si je n'ai pu vous prouver ma gratitude[51].—Et moi, madame, malheureux si je n'ai pu vous montrer mon dévouement.—D'après ce qui se passe, dit encore la Reine, comme frappée d'une sinistre prévision, je puis m'attendre d'un instant à l'autre à me voir privée de toute communication. Voici l'alliance, le cachet et le petit paquet de cheveux que je dois à vous seul d'avoir recouvrés. Je vous charge de les déposer entre les mains de M. de Jarjayes, en le priant de les faire parvenir à Monsieur et au comte d'Artois, ainsi que des lettres que ma sœur et moi avons écrites à nos frères[52].»
Madame Élisabeth écrivait ces lignes à Monsieur:
«Je jouis d'avance du plaisir que vous éprouverez en recevant ce gage de l'amitié et de la confiance; être réunie avec vous et vous voir heureux est tout ce que je désire: vous savez si je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Et au comte d'Artois:
«Quel bonheur pour moi, mon cher ami, mon frère, de pouvoir, après un si long espace de temps, vous parler de tous mes sentiments! Que j'ai souffert pour vous! Un temps viendra, j'espère, où je pourrai vous embrasser, et vous dire que jamais vous ne trouverez une amie plus vraie et plus tendre que moi; vous n'en doutez pas, j'espère.
Ce ne fut que dans les premiers jours de mai que M. de Jarjayes put faire parvenir ces messages à leur destination, le cachet et le paquet de cheveux au comte de Provence, et l'anneau et les cheveux de Louis XVI au comte d'Artois[53].
Le gouvernement révolutionnaire rencontrait dans sa marche obstacle sur obstacle. Le midi de la France semblait répondre aux cris de la Vendée. Les puissances liguées contre la France, heureuses de voir les torches de la guerre civile allumées dans nos provinces, se partageaient tranquillement les lambeaux de la Pologne. Dumouriez, qui venait de livrer à l'Allemagne le ministre de la guerre et les commissaires de la Convention, mettait à l'abri des lignes autrichiennes sa tête cotée à trois cent mille francs. L'annonce de ces événements dictait à la Commune de nouvelles mesures de précaution[54]; elle inspirait à la Convention de nouveaux décrets qui faisaient doubler la garde du Temple[55], créaient un comité de salut public et mettaient en arrestation toute la famille des Bourbons. Ces mouvements, qui agitaient la France et l'Europe, ne troublaient pas le morne intérieur de la tour du Temple; et le fils de Louis XVI, reconnu Roi de France par l'étranger, proclamé sous le nom de Louis XVII sur quelques points du territoire national, n'avait pour palais qu'une prison, pour courtisans, pour ministres et pour gardes qu'une mère assiégée par toutes les angoisses, mais armée d'un caractère aussi grand que ses malheurs; qu'une sœur plus âgée que lui, assez âgée, hélas! pour partager les douleurs de sa mère et pour comprendre l'abaissement de sa famille; qu'une tante enfin qui, portant le ciel dans son cœur, avait le don d'apaiser les plus vives douleurs par le baume de sa parole, et de rasséréner les âmes par son regard.
Tison et sa femme remplissaient jusqu'au bout la mission odieuse dont ils s'étaient chargés. Le petit Prince, comme s'il les eût pénétrés, les avait pris en horreur. Malgré les recommandations de sa mère et de sa tante, il lui était impossible de déguiser les sentiments qu'ils lui inspiraient. Gourmandés un jour assez vertement par Vincent, commissaire de service, les deux Cerbères imputèrent aux dénonciations de Louis-Charles la réprimande qu'ils recevaient. Le soir, dès que Vincent eut été remplacé, ils entrèrent chez la Reine, et se répandirent en récriminations contre l'enfant, en lui jetant les épithètes d'espion et de délateur, qu'ils auraient pu si justement s'appliquer à eux-mêmes. Marie-Antoinette leur répondit avec dignité: «Sachez qu'aucun des nôtres n'est d'un caractère à frapper les gens dans l'ombre ni moi à le tolérer.» Le ménage Tison se retira blessé au vif, vomissant des imprécations contre la Reine et des malédictions contre son enfant. Celui-ci protestait avec énergie, avec indignation. «Ils sont en colère, lui dit avec douceur Madame Élisabeth; pardonnez-leur.» Ces derniers mots furent entendus de Tison; il revint sur ses pas comme un furieux: «Pardonnez-leur! cria-t-il; ah çà, où sommes-nous? oubliez-vous que c'est le peuple seul qui a le droit de pardonner?»
Tison continua avec un redoublement de zèle son rôle d'espionnage. Les trames de Toulan, quoique cachées avec une extrême habileté, n'avaient point été ourdies de façon que l'ombre de chaque fil fût demeurée imperceptible à cet Argus du Temple. Mais suspect aux commissaires modérés, il ne recevait jamais d'eux la moindre confidence, et le soupçon était entré dans son esprit bien plus par instinct que par observation. Il comprit que, pour arriver à tout savoir, il fallait capter la confiance des municipaux. Il se fit souple avec les inconnus, bienveillant avec les honnêtes, et demeura rude avec les rébarbatifs, tout en allant jusqu'à exalter devant les sensibles la gentillesse du jeune Capet. Quand l'hypocrite crut avoir conquis la sympathie de quelques mandataires de la Commune, bien qu'il n'eût encore que de vagues soupçons, il écrivit, de concert avec sa femme, le 19 avril, au conseil du Temple, que la veuve et la sœur du dernier tyran avaient gagné quelques officiers municipaux; qu'elles étaient instruites par eux de tous les événements; quelles en recevaient les papiers publics, et que, par leur moyen, elles entretenaient des correspondances[56]. En témoignage de ce dernier fait, la femme Tison apporta au conseil un flambeau trouvé par elle dans la chambre de Madame Élisabeth, et fit remarquer aux commissaires une goutte de cire à cacheter qui était tombée sur une bobèche. Turgy, en effet, raconte[57] que, le matin même, cette princesse lui avait remis un billet cacheté en le priant de le faire parvenir à son confesseur, l'abbé Edgeworth.
Hébert se rendit le lendemain à la tour, non pas dans le courant de la journée, où la famille royale vivait sur un qui-vive continuel, mais à dix heures et demie du soir, quand devait être commencée pour elle l'heure de la quiétude intérieure. Espérait-il, en arrivant à l'improviste, les prendre en flagrant délit de correspondance clandestine? La citoyenne Tison fut requise pour fouiller les femmes. Elle trouva sur Marie-Antoinette un portefeuille de maroquin rouge sur lequel quelques adresses étaient écrites au crayon, et chez Madame Élisabeth, le bâton de cire à cacheter mentionné plus haut, et qui était enfermé dans un papier avec de la poudre de buis. Encouragés par ces découvertes, les inquisiteurs se remirent à l'œuvre. Ils arrachèrent de son lit l'enfant qui dormait profondément: sa mère le prit tout transi de froid dans ses bras. Ils fouillèrent dans les matelas, dans les paillasses, dans les vêtements, et ne trouvèrent rien. Nous nous trompons: en fouillant dans les effets de Marie-Thérèse, ils firent une découverte. «Ils me prirent, dit Madame Royale dans le récit qu'elle a laissé de la captivité du Temple, ils me prirent un Sacré-Cœur et une prière pour la France.» La visite ne se termina qu'à deux heures du matin[58].
Trois jours après, les commissaires de la Commune envoyés au Temple pour lever les scellés apposés sur l'appartement de Louis XVI firent de nouvelles perquisitions dans celui des prisonnières. Ces perquisitions demeurèrent sans résultat; on trouva seulement un chapeau d'homme enfermé dans une cassette placée sous le lit de Madame Élisabeth. «D'où vient ce chapeau?—C'est un chapeau qui a appartenu à mon frère, dit Madame Élisabeth.—Qui vous l'a donné?—Lui-même, quand nous habitions ensemble la petite tour.—Pourquoi est-il là, et à quoi peut vous servir le chapeau de votre frère?—Je le garde pour conserver quelque chose de lui.—Nous, nous allons le conserver dans la salle du conseil, comme un témoignage de vos relations avec le dehors du Temple; car Capet n'avait qu'un chapeau, et il l'a laissé sur les marches de la guillotine.—Je vous assure, messieurs, que ce chapeau me vient de mon frère; c'est la seule chose que je possède de tout ce qui lui a appartenu.—Je vous fais observer qu'il n'est guère d'usage de conserver un chapeau comme un gage de tendresse.—Il m'est très-précieux, et je vous prie instamment d'obtenir qu'il me soit rendu.»
Cependant les commissaires dénoncés par Tison avaient été suspendus de leurs fonctions. Le conseil de la Commune eut plus que jamais l'œil et la main sur le Temple. Toute consolation s'éteignit autour des prisonnières. Pour surcroît de tourment, le petit Prince tomba malade dans les premiers jours du mois de mai. Marie-Antoinette demanda qu'on laissât entrer à la tour M. Brunyer, médecin ordinaire de ses enfants. Le conseil du Temple en référa au conseil général de la Commune. Celui-ci, «dans sa séance du 10 mai, arrêta que le médecin ordinaire des prisons irait soigner le petit Capet, attendu que ce serait blesser l'égalité que de lui en envoyer un autre.» Du reste, M. Thierry, médecin des prisons, était environné de l'estime publique. Il se rendit avec empressement au Temple, et ayant examiné le Dauphin, rassura tout d'abord la Reine et Madame Élisabeth sur sa situation. A leur prière, il alla conférer avec M. Brunyer, en qui elles avaient toute confiance, et pendant plusieurs semaines, revint chaque jour à la tour. Cette indisposition, quoique n'offrant pas un danger sérieux, ne laissa pas que de tenir en haleine jour et nuit les sollicitudes de ces deux cœurs maternels attachés au chevet du jeune malade pendant tout le temps que dura le traitement.
La grande lutte des Girondins et des Montagnards, les événements de la Vendée, les hécatombes de la guillotine qui allaient se multipliant, les cent événements qui remuaient profondément la ville, n'avaient pu arracher la Reine et Madame Élisabeth à leurs préoccupations, lorsque, le 31 mai, elles entendirent un tel bruit au dehors qu'elles se figurèrent que le quartier brûlait. La générale, le tocsin et le canon d'alarme ébranlaient la ville: au Luxembourg, à Saint-Lazare, à l'Abbaye, dans toutes les prisons d'État, les détenus poussaient des cris pitoyables, s'imaginant entendre à leur porte les massacreurs de septembre. Madame Élisabeth interroge les municipaux. «Bah! lui répondit l'un d'eux, c'est la commission des douze qui cause tout ce tapage.» En effet, la cité révolutionnaire était sens dessus dessous: une commission de douze députés, chargée de rechercher les complots ourdis contre la liberté, était publiquement accusée d'exercer contre les meilleurs patriotes la plus inique inquisition. C'était là le thème exploité avec ardeur par les séides de Robespierre, qui espérait qu'une insurrection le pousserait à la dictature. Le décret qui créait cette commission, rendu le 18 mai, cassé par un décret du 27, rétabli par un décret du 28, tant étaient rapides le flux et le reflux des volontés et des événements dans ces temps de crise, avait fait sortir de dessous terre toute la population anarchique de Paris. Les barrières furent fermées; un décret d'accusation fut lancé «contre tous les députés infidèles au mandat qu'ils avaient reçu de leurs commettants, afin de s'emparer des traîtres et de découvrir les complots formés pour la perte de la République.» Cette journée, qui assurait la prééminence aux Montagnards, fut fertile en dénonciations contre les hommes soupçonnés d'être les agents actifs de la famille royale ou ses partisans secrets. L'épouvante qu'elle inspirait au dehors, la Convention la ressentit au dedans. Elle livra ses chefs pour se faire pardonner par la Montagne de les avoir soutenus. La chute des Girondins produisit une impression de terreur dans toute la France. Ils étaient, relativement à leurs antagonistes, la dernière expression des idées modérées. On comprit que leur chute faisait arriver les hommes et les théories extrêmes, et on les regretta de toute la crainte qu'inspiraient leurs héritiers.
Parmi les membres de la Commune que les dénonciations n'avaient point épargnés se trouvait Michonis, qui avait eu l'adresse de traverser sans se compromettre les circonstances les plus difficiles, et d'écarter par d'habiles apologies des soupçons qui devenaient un arrêt de mort. De service au Temple, il instruisit les princesses des événements qui venaient de se passer, et essaya de les rassurer sur les intentions des Montagnards. «Monsieur Michonis, lui dit Madame Élisabeth, les hommes de la révolution qui ont rompu avec l'idée de Dieu ne s'appartiennent pas, et ils ignorent eux-mêmes où Dieu les mène.» Et comme ce commissaire disait à Marie-Antoinette qu'elle serait probablement réclamée par l'Empereur: «Que m'importe! répondit la Reine avec une douleur calme et froide; à Vienne, je serais ce que je suis ici, ce que j'étais aux Tuileries; mon unique désir est de me réunir à mon mari lorsque le Ciel jugera que je ne suis plus nécessaire à mes enfants.»
Les graves paroles des deux prisonnières avaient fait une profonde impression sur l'esprit de Michonis. Il crut comprendre qu'il n'y avait plus de salut pour elles que dans la fuite. Il entra dans un complot tendant à enlever de leur prison la veuve, la sœur et les enfants de Louis XVI. Le baron de Batz était le chef de cette hasardeuse entreprise, dont nous emprunterons le récit à notre Histoire de Louis XVII.
«Les recherches dont M. de Batz était l'objet depuis la tentative du 21 janvier n'avaient point éloigné de Paris cet intrépide serviteur d'une cause que le malheur rendait si belle, et qui exerçait en outre sur les âmes magnanimes la séduction irrésistible du péril. La lutte opiniâtre de cet homme contre le pouvoir redoutable qui opprimait la nation est une des merveilles de ce temps. Partout présent et toujours invisible, aussi habile à dresser ses embûches qu'à esquiver celles de l'ennemi, il avait à sa dévotion les agents les plus prudents, et à ses gages les espions les plus actifs. Sa parole était plus insinuante encore que sa bourse n'était persuasive; et, avec une admirable adresse, il avait gagné plusieurs membres de la Commune et de la Convention, qui, si les circonstances ne leur permirent point de lui apporter une coopération efficace, lui restèrent du moins fidèles par un inviolable silence. Conspirateur acharné, ses entreprises manquées, il les recommençait avec une nouvelle ardeur, et il restait intrépidement dans cette ville où sa tête était mise à prix. Son nom entraînait toujours de graves mesures, des perquisitions sévères. L'insaisissable conjuré avait des asiles impénétrables dans Paris et dans les environs; mais son gîte le plus habituel et peut-être le plus sûr était chez Cortey, épicier, rue de la Loi[59], recommandé par sa réputation de civisme aux suffrages de ses concitoyens, qui l'avaient nommé capitaine-commandant de la garde nationale de la section Lepelletier. Cortey était lié aussi avec Chrétien, qui était juré du tribunal révolutionnaire, et dont l'influence était toute-puissante dans les comités de cette section. Ce fut grâce à lui que Cortey fut compris au nombre des chefs de poste auxquels était confiée la garde du Temple, lorsqu'un détachement de leur bataillon y faisait partie de la force armée. A couvert sous la bonne renommée révolutionnaire de son hôte, et caché dans le fond de sa maison, le baron de Batz lui confia ses projets, ainsi qu'à Michonis, et prit de concert avec eux toutes les mesures relatives à l'exécution. Après cette ouverture, la première fois que Cortey fut de garde au Temple, Batz lui demanda de le comprendre, sous un nom supposé, dans la liste des hommes que sa compagnie fournissait à ce poste, afin qu'en s'introduisant ainsi dans la tour, il pût se faire, au préalable, une idée exacte des localités. L'officier se prêta à son désir: il l'inscrivit, sous le nom de Forget, au contrôle des hommes de service, et le fit ainsi pénétrer dans le Temple, où il monta la garde. Il fallait aussi, pour l'exécution du plan arrêté, attendre que le tour de garde de Cortey coïncidât avec le tour de service de Michonis. Le concours des deux autorités était indispensable, et plusieurs jours s'écoulèrent avant que le capitaine et le commissaire civil fussent simultanément en fonction. Batz profita de ce temps pour s'assurer, conjointement avec son hôte, d'une trentaine d'hommes de la section dont ils avaient l'un et l'autre entrevu les sentiments, apprécié le caractère ou éprouvé la discrétion. La bonhomie de Cortey séduisit les uns, la parole flatteuse de Batz entraîna les autres. Michonis, avec sa prudence habituelle, ne parut point de sa personne dans ce périlleux embauchage: il se réservait, du reste, un rôle aussi courageux en se chargeant de tout diriger dans l'intérieur de la tour.
»Le jour attendu arrive: l'officier et le municipal sont ensemble de service. Cortey entre au Temple avec son détachement, dans lequel figure de Batz, sous son nom de guerre. Le chef du poste arrange le mouvement du service de la manière la plus favorable au succès de l'entreprise: vingt-huit hommes sur lesquels il peut compter seront, depuis minuit jusqu'à deux heures, de faction ou de patrouille; le commissaire civil, de son côté, prend ses mesures pour être lui-même de garde à la même heure dans l'appartement de la famille royale. Les hommes de faction dans l'escalier de la tour auront endossé par-dessus leur habit d'amples redingotes d'uniforme; Michonis leur prendra ce vêtement surabondant et en revêtira les Princesses, qui, sous ce déguisement et l'arme au bras, seront incorporées dans une patrouille au milieu de laquelle on enveloppera l'enfant-Roi. Les sentinelles de garde dans les cours, initiées au secret, se tairont si la nuit est peu noire ou les réverbères peu discrets. Cortey commandera en personne la nombreuse patrouille et lui fera ouvrir la grande porte du Temple, prérogative qui n'appartient pendant la nuit qu'au commandant du poste. Une fois dehors, le salut du Prince et de sa famille est assuré: des voitures sont disposées pour une fuite rapide, rue Charlot, où la patrouille en passant doit laisser les prisonniers ainsi que Batz, Michonis, Cortey, et quelques autres qui comme eux ont brûlé leurs vaisseaux.
»La journée, qui s'était passée sans aucun symptôme d'orage, semblait présager une nuit heureuse. Il était onze heures et demie. Michonis déjà depuis quelque temps était de service dans l'appartement des prisonniers, et ses collègues se reposaient ou jouaient dans la salle du Conseil, à l'exception de Simon, qui depuis environ une heure était sorti de la tour. Tous les hommes qui allaient prendre leur tour de garde à minuit étaient au poste. Tout à coup Simon arrive, il entre bruyamment au corps de garde, il ordonne d'un ton brusque de faire l'appel de tous les hommes présents: «Heureusement que je te vois ici, dit-il à Cortey, sans ta présence je ne serois pas tranquille.» M. de Batz voit que tout est découvert; la pensée lui vient de brûler la cervelle à Simon et de tenter immédiatement l'évasion par la force. Maîtrisant son premier mouvement, il a vite compris que l'explosion d'une arme à feu, en causant une alerte générale, fera échouer son entreprise et aggravera forcément le sort de la famille royale; il a compris que, n'étant pas encore maître des postes de la tour et de l'escalier, les hommes mêmes qui l'environnent et sur lesquels il pouvait compter pour une complicité passive, lui feront peut-être défaut s'il s'agit d'une coopération active et énergique, et, après tout, d'une mort presque certaine. Batz est demeuré impassible; l'appel terminé, Simon est monté à la tour; il exhibe un ordre du conseil général qui enjoint à Michonis de lui remettre ses fonctions et de se rendre sur-le-champ à la Commune. Michonis écoute sans surprise, obéit sans hésitation; il rencontre Cortey dans la première cour: «Que signifie tout cela? lui dit-il.—Sois tranquille, lui répond tout bas le capitaine, Forget est parti.»
»En effet, le chef du poste n'avait pas perdu une minute. Aussitôt que Simon lui eut tourné le dos pour monter à la tour, il avait, sous le prétexte d'un bruit entendu dans la rue voisine, lancé au dehors une patrouille de huit hommes qui n'étaient revenus que sept. Le sang-froid de Batz, la présence d'esprit de Cortey avaient sauvé la vie à tous.
»Simon n'était pas resté inactif; il avait fait une perquisition dans l'appartement des Princesses, dans les tours et dans toutes les dépendances de l'enclos; il avait interrogé tous les préposés: ses recherches étaient restées sans résultat. Rien de suspect ne lui était apparu dans l'enceinte du Temple; tout y était calme comme de coutume. Honteux de l'alarme inutile qu'il a causée, Simon fait après coup doubler tous les postes; il cherche ainsi, par les précautions qu'il prend, à accréditer l'idée d'un danger auquel il ne croit plus.
»Or, voici ce qui s'était passé d'après le dire de Simon. Un gendarme d'ordonnance au Temple avait trouvé le soir, vers neuf heures, gisant sur le pavé devant la grande porte, un papier sans adresse, portant sous son pli cacheté ces mots: «Michonis vous trahira cette nuit: veillez!» Ce papier, ouvert par le gendarme, avait été remis par lui à Simon, le seul des six[60] commissaires du jour qu'il connût particulièrement. Simon s'était rendu en toute hâte avec ce billet au conseil général, qui lui avait intimé l'ordre de relever son collègue de ses fonctions et de l'inviter à se rendre sans retard à la barre de la Commune.
»Docile à cet appel, Michonis eut à subir le plus minutieux interrogatoire. Il répondit à tout avec adresse, réfuta avec une bonhomie pleine d'autorité cet écrit anonyme forgé par quelque adversaire politique pour le compromettre, et représenta d'ailleurs Simon, ce qui était vrai, comme son ennemi personnel. La physionomie ouverte et l'apparente candeur du prévenu lui avaient déjà gagné l'absolution, lorsque le lendemain matin son antagoniste nocturne ayant rendu compte du résultat si stérile de sa mission, le conseil général demeura convaincu que si avec son humeur inquiète Simon était capable de rêver un complot, Michonis avec son franc caractère était incapable d'en former un.»
A quoi tiennent les destinées humaines! Sans ce mot anonyme jeté dans un ruisseau et fortuitement trouvé par un gendarme, il est probable que la famille royale échappait à ses geôliers, et que la révolution française n'eût point été flétrie par le meurtre juridique de deux femmes, et par le meurtre plus lent et plus exécrable encore d'un enfant de dix ans.
Méconnu par la Commune, Simon chercha ailleurs un appréciateur de son zèle. Il instruisit Robespierre de l'avis qu'il avait reçu et des machinations qui ne cessaient de se produire au Temple. Les dénonciations de Simon trouvaient toute créance de ce côté. Le dominateur n'ignorait pas que la conspiration était partout, que le nom du fils de Louis XVI était l'objet permanent des espérances royalistes aussi bien que le prétexte des récriminations révolutionnaires. C'était toujours pour un enfant et contre un enfant que se tramaient tous les complots plus ou moins obscurs de cette époque; hier c'était un projet d'évasion médité dans l'ombre, aujourd'hui une conspiration armée à la tête de laquelle se trouvait le général Dillon. Les commérages de la rue s'emparaient de ces bruits plus ou moins fondés. Sans chercher à connaître la vérité, le comité de salut public arrêta, le 1er juillet 1793:
«Que le maire de Paris demeurerait chargé de prendre toutes les mesures convenables pour l'arrestation dudit Arthur Dillon et de ses complices présumés;
Qu'il serait de suite procédé à l'apposition des scellés sur leurs papiers;
Que le jeune Louis, fils de Capet, serait séparé de sa mère et placé dans un appartement à part, le mieux défendu de tout le local du Temple[61].»
Un autre arrêté du comité de salut public, daté également du 1er juillet, portait que le fils de Capet, séparé de sa mère, serait remis dans les mains d'un instituteur, au choix du conseil général de la Commune.
Ces deux mesures, sanctionnées par la Convention, furent mises à exécution le 3 juillet.
Dix heures allaient sonner. Le Dauphin, couché depuis plus d'une heure, dormait profondément. Son lit n'avait pas de rideaux; un châle tendu par les soins de sa mère mettait seul ses paupières closes à l'abri de la lumière. La veillée devait se prolonger plus tard que de coutume: la Reine et Madame Élisabeth s'étaient imposé la tâche de réparer les vêtements endommagés de la famille. Assise entre elles deux, Marie-Thérèse était ce soir-là leur lectrice. Après quelques pages du Dictionnaire historique[62], la jeune fille avait ouvert une Semaine sainte, et commençait à y lire des prières tirées des saintes Écritures. Ce livre, qui appartenait à Madame Élisabeth, avait été introduit dans la tour au mois de mars, quelques jours avant Pâques[63]. La Reine et sa sœur, tout en écoutant la lecture, avaient l'oreille et les yeux tournés vers le lit qui renfermait l'être si cher à leur cœur, et souvent, pour mieux entendre sa respiration, elles laissaient tomber l'ouvrage de leurs mains. La veillée allait ainsi, lorsque des bruits de pas retentirent. Les portes tournent sur leurs gonds, et six commissaires entrent dans la chambre. Un d'eux, prenant la parole: «Nous venons vous notifier l'ordre du comité de salut public, portant que le fils de Capet sera séparé de sa mère et de sa famille.» La Reine à ces mots se lève, et, pâle, tremblante de frayeur, elle s'écrie: «M'enlever mon enfant! Non, non, cela n'est pas possible.» Marie-Thérèse, debout près de sa mère, semblait repousser avec elle un ordre si dur; Madame Élisabeth, le cœur serré, regardait muette et immobile, et, les mains étendues sur le livre saint, paraissait prendre Dieu à témoin de l'impossibilité d'une pareille cruauté.
Après un moment de silence, la Reine, surmontant le frisson qui parcourait tout son être et rendait sa voix frémissante, reprit ainsi: «La Commune, messieurs, ne peut songer à me séparer de mon fils; il est si jeune, il est si faible, mes soins lui sont si nécessaires!—Le comité a pris cet arrêté, répliqua le municipal; la Convention a ratifié la mesure, et nous devons en assurer l'exécution immédiate.» La malheureuse mère s'écria: «Je ne pourrai jamais me résigner à cette séparation; au nom du Ciel, n'exigez pas de moi cette épreuve cruelle.» Et Marie-Thérèse pleurait de sa douleur et de celle de sa mère. Madame Élisabeth, s'élançant vers le lit du Dauphin, s'écria: «Au nom de ce que vous aimez le plus au monde, au nom de vos femmes, au nom de vos enfants, n'enlevez pas à cette mère le fils qu'elle chérit.» Puis les sanglots étouffaient les plaintes et les supplications. Rien ne put attendrir les membres de la Commune: «Ces criailleries ne servent à rien, disaient-ils: on ne vous le tuera pas, votre enfant, livrez-nous-le de bon gré, ou nous saurons nous en rendre maîtres.» Mère, tante et sœur étaient devant le lit; elles en défendaient les abords, mais elles furent vaincues par la force brutale; violemment agité dans la lutte, le rideau factice se détache, et tombant sur la tête de l'enfant, le réveille. Celui-ci voit ce qui se passe, il se jette du lit dans les bras de sa mère, et s'écrie: «Maman! maman! ne me quittez pas!» Et sa mère le presse sur son sein, le rassure, le défend, se cramponne au pilier du lit. «Ne nous battons pas contre des femmes, dit un des municipaux resté muet jusqu'à ce moment; citoyens, faisons monter la garde.» Et déjà il s'était approché du guichetier, demeuré debout près de la porte. «Ne faites pas cela, s'écria Madame Élisabeth; ce que vous exigez par la force, il faut bien que nous l'acceptions; mais, de grâce, donnez-nous le temps de respirer. Cet enfant a besoin de sommeil; ailleurs il ne pourrait dormir. Demain matin il vous sera remis. Laissez-le au moins passer la nuit dans cette chambre, et obtenez qu'il y soit ramené tous les soirs.» A ces mots, prononcés avec l'accent le plus émouvant, le silence succéda. La Reine reprit la parole: «Promettez-moi, dit-elle, qu'il restera dans l'enceinte de la tour, et que chaque jour il me sera permis de le voir, ne fût-ce qu'aux heures du repas.—Nous n'avons pas de comptes à te rendre, et il ne t'appartient pas d'interroger les intentions de la patrie. Parbleu, parce qu'on t'enlève ton enfant, te voilà bien malheureuse! Les nôtres vont bien tous les jours se faire casser la tête par les balles des ennemis que tu attires sur nos frontières.—Mon fils est trop jeune pour pouvoir encore servir son pays, dit la Reine avec douceur; mais j'espère qu'un jour, si Dieu le permet, il sera fier de lui consacrer sa vie.»
Prières, supplications, larmes, furent stériles, et elles devaient l'être. Il fallut habiller l'enfant. Combien cette toilette fut longue, et que de pleurs mouillèrent ces vêtements tournés et retournés en tous sens, et passés de mains en mains, afin d'éloigner de quelques secondes le moment de la séparation! Madame Élisabeth mêlait ses soins à ceux de la Reine, et si le cœur de cette dernière était brisé, le sien l'était bien cruellement aussi. Les municipaux perdirent patience, et exigèrent la remise de l'enfant. Enfin, Marie-Antoinette ayant ramassé au fond de son cœur le peu de force qui lui restait, prit son fils devant elle, et s'asseyant sur une chaise, elle rapprocha d'elle cet enfant si cher et posa les mains sur ses petites épaules; puis calme, immobile, recueillie dans sa douleur, sans verser une larme, sans pousser un soupir, elle lui dit d'une voix solennelle: «Mon enfant, nous allons nous quitter. Souvenez-vous de vos devoirs quand nous ne serons plus près de vous pour vous les rappeler. N'oubliez jamais le bon Dieu qui vous éprouve, ni votre mère qui vous aime, ni votre tante ni votre sœur, qui vous ont donné tant de preuves de tendresse. Soyez sage, patient et honnête, et votre père vous bénira du haut du Ciel.» Elle dit, baise son fils au front, et le pousse vers sa tante, qui l'embrasse, ainsi que sa sœur. Le pauvre enfant revient encore à sa mère, et s'attache à ses genoux de toutes ses forces; mais la Reine le regardant d'un air doux et ferme: «Mon fils, il faut obéir, il le faut.—Allons, tu n'as plus, j'espère, de doctrine à lui faire, dit un commissaire; il faut avouer que tu as fièrement abusé de notre patience.—Tu pouvois te dispenser de lui faire la leçon», disait un autre; et entraînant violemment l'enfant, il sortit avec lui. Le dernier qui quitta la chambre avait gardé le silence pendant cette pénible scène. Son maintien était convenable. Croyant sans doute rassurer la sollicitude maternelle, il dit à la Reine d'un ton qui trahissait une certaine émotion: «Ne vous tourmentez pas, la nation est généreuse, elle pourvoira à l'éducation de votre fils[64].»
A peine la porte fut-elle refermée que la pauvre mère ne fut plus maîtresse de son chagrin: c'étaient des cris de douleur, des sanglots, des grincements de dents. L'énergie de son caractère s'était usée dans la lutte, et maintenant, tout entière au sentiment de son profond malheur, elle se roulait sur la couche déserte de son enfant en demandant à Dieu ce qu'elle avait pu faire pour être condamnée à une telle torture. Madame Élisabeth reprit son rôle de consolatrice: se plaçant sur une chaise près du lit où était la Reine, elle laissa passer ces premières explosions du désespoir, et se borna à traduire par un serrement de main et un regard bien tendre ce que ses propres larmes l'empêchaient elle-même de dire. Mais dès que la Reine fut un peu calmée: «Ma sœur, lui dit-elle, j'ai admiré tout à l'heure la fermeté de votre âme, et j'ai remercié Dieu de ce témoignage de sa grâce. Et certainement, vis-à-vis de Dieu, qui nous regarde et nous éprouve, vous n'aurez pas moins de courage que vous n'en avez montré vis-à-vis de ces hommes. Ne lui demandons pas pourquoi il nous châtie; il le sait, lui, et cela suffit. Sans chercher à sonder ses desseins, acceptons la croix qu'il nous envoie et n'hésitons pas à la porter. On ne devient pas l'héritier de Jésus-Christ sans avoir été le compagnon de ses souffrances. Remettons-nous volontairement entre ses mains et supportons tout en pensant à lui.» Ces paroles pleines d'onction avaient pénétré dans le cœur de Marie-Antoinette, qui n'y répondit qu'en embrassant tendrement sa sœur. Les nerfs de la pauvre mère s'étaient un peu détendus, et ses larmes coulèrent plus facilement. Quelques instants après, elle se leva; elle embrassa sa fille et lui dit de se coucher. Les larmes recommencèrent en se disant bonsoir. Puis, comme Madame Élisabeth se mettait à serrer les petits vêtements de l'enfant, demeurés sur la table, et qui réclamaient encore le travail de leurs mains, les pleurs éclatèrent de nouveau, et les deux pauvres mères se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.
Les prisonnières ignorèrent ce que le cher enfant était devenu. Elles supposaient qu'il n'avait pas quitté le Temple, mais elles ne savaient ni dans quelles mains il avait été remis, ni comment il était traité. Cette incertitude où elles étaient de son sort augmentait encore l'amertume de leurs regrets. Quatre jours s'étaient écoulés, lorsque la nouvelle se répandit dans Paris que la conspiration d'Arthur Dillon, malgré l'arrestation de ce général, avait eu un plein succès, et que Louis XVII, enlevé de la tour, avait été porté en triomphe à Saint-Cloud. Pour faire tomber ce bruit qui agitait Paris et amenait une foule de monde aux abords du Temple, une députation du comité de sûreté générale, dont Drouet et Chabot faisaient partie, y fut dépêchée, afin de constater officiellement la présence du petit Capet. Après avoir ordonné de le faire descendre dans le jardin, afin qu'il puisse être vu de toute la garde montante, les deux députés que nous avons nommés ont un entretien à huis clos avec Simon et les municipaux dans la chambre du conseil; puis ils se présentent dans l'appartement des prisonnières, où, avec l'allure qui leur est propre, ils exercent une véritable perquisition. «Nous sommes venus voir, dit Drouet, s'il ne vous manque rien ou si vous n'avez rien de trop.—Il me manque mon fils, dit la Reine; il est vraiment trop cruel de m'en séparer si longtemps.—Votre fils ne manque pas de soins: on lui a donné un précepteur patriote, et vous n'avez pas plus à vous plaindre de la manière dont on le traite que de celle dont vous êtes ici traitée vous-même.—Je ne me plains que d'une chose, monsieur, c'est de l'absence d'un enfant qui ne m'avait jamais quittée. Depuis cinq jours il m'a été arraché, il ne m'a pas été permis de le voir une seule fois, et cependant il est encore malade[65]; il a besoin de mes soins. Il m'est impossible de croire que la Convention ne comprenne pas la légitimité de mes plaintes.»
Dans le compte qu'il rendit de cette visite à la Convention nationale, Drouet s'exprima ainsi: «Nous sommes montés à l'appartement des femmes, et nous avons trouvé Marie-Antoinette, sa fille et sa sœur, jouissant d'une parfaite santé. On se plaît encore à répandre chez les nations étrangères qu'elles sont maltraitées, et, de leur aveu, fait en présence des commissaires de la Commune, rien ne manque à leur commodité.»—Et Drouet ne dit pas un mot des plaintes qu'avait élevées Marie-Antoinette sur la cruelle séquestration de son fils. La Reine et Madame Élisabeth ne cessaient d'interroger municipaux, gardiens, geôliers; tous répondaient qu'elles ne devaient pas s'inquiéter de l'enfant; qu'il était en bonnes mains, et qu'il ne manquait pas de soins. Ces assurances ne pouvaient les satisfaire. Il fallait qu'elles vissent leur enfant: elles le demandaient à tous avec des prières déchirantes; mais que pouvaient répondre les représentants de la Commune, sinon que le gouvernement avait jugé la mesure nécessaire et que force était de s'y conformer? Les refus ou le silence que rencontraient leurs supplications augmentaient chaque jour leur anxiété. Toutefois elles étaient loin de soupçonner dans quelles mains le Dauphin était tombé: elles ignoraient qu'on ne le leur avait enlevé que pour anéantir en lui tout à la fois et la force physique, et la vie intellectuelle, et la beauté morale. Leurs frayeurs à cet égard allaient loin, mais elles n'approchaient pas de la vérité. Lasses d'implorer la justice des municipaux, elles s'adressèrent à la pitié de Tison. Tison ne fut point sourd à leurs plaintes. Gagné depuis quelque temps par la résignation et la bonté des prisonnières, il s'était beaucoup amendé: placé près d'elles comme un espion, insensiblement il devenait pour elles un complice. Sa femme, désavouant plus tôt que lui tout son passé, s'était un jour jetée aux pieds de la Reine, en s'écriant devant les commissaires et sans faire attention à leur présence: «Madame, je demande pardon à Votre Majesté, je suis cause de votre mort et de celle de Madame Élisabeth.» Les princesses s'empressèrent de la relever et tâchèrent de la calmer; mais la fièvre nerveuse qui l'agitait se prolongea quelques jours. Ce ne fut plus alors un pardon, ce furent des soins que les princesses lui apportèrent. Madame Élisabeth particulièrement l'environna d'attentions et de paroles consolantes. La malade disait un jour à Meunier: «Je les plains de toute mon âme; c'est une famille généreuse que les pauvres ne remplaceront pas. Si vous pouviez comme moi les voir de près, vous diriez qu'il n'y a rien d'aussi grand sur la terre. Qui les a vues comme vous aux Tuileries n'a rien vu; il faut les avoir vues comme moi au Temple.» Les remords de cette pauvre femme avaient troublé sa raison[66]. Elle fut en proie à d'affreuses convulsions; on lui donna une garde[67]; transportée dans une chambre du palais, il fallut plusieurs hommes pour la contenir[68]. Au bout de six jours, elle fut conduite à l'Hôtel-Dieu[69]. Elle ne reparut plus au Temple. On mit auprès d'elle, dit Marie-Thérèse[70], une femme de la police pour recueillir tout ce que, dans son délire, elle pourrait laisser échapper sur la famille royale.
La conversion du mari, nous l'avons dit, avait suivi celle de la femme. Par une conduite toute nouvelle, Tison tâcha de racheter ses méfaits. Il se tint à l'affût de tout ce qui pourrait intéresser la Reine, et lui apportait presque chaque jour des nouvelles de son fils; toutefois le sentiment de respectueuse pitié qui était entré dans son âme lui enseignant une délicatesse que ses précédents n'auraient pas fait soupçonner, il avait soin de lui cacher les horribles traitements que l'enfant subissait, et dont Tison lui-même était indigné. Il parla de Simon devant les princesses, mais sans le nommer, sans le dépeindre, sans laisser entrevoir que ce mentor donné au Dauphin n'était autre que le municipal qui avait toujours affecté devant le Roi et devant elles le langage le plus injurieux. Mais il se plaisait à leur raconter que l'enfant allait chaque jour prendre ses ébats au jardin, et qu'habituellement il y jouait au ballon; que quelquefois on le conduisait sur la plate-forme de la tour, où il jouissait d'un air excellent, et qu'enfin il avait toutes les apparences de la santé. Rassurées sur ce point, les royales confidentes essayaient de se faire initier à des détails plus intimes de son éducation. Tison s'arrêta prudemment: craignant de détruire dans le cœur de ces pauvres femmes le peu de bien qu'y avaient fait les renseignements qu'il venait de leur donner, il se borna à répondre qu'il lui était impossible de savoir lui-même ce qui se passait dans l'intérieur de l'appartement.
La nouvelle de la promenade sur la plate-forme fit naître un espoir auquel les prisonnières se livrèrent avec bonheur. Un petit escalier tournant pratiqué dans la garde-robe conduisait aux combles; au faîte de ce petit escalier, un jour de souffrance était ouvert dans l'épaisseur de la muraille; de là il était possible d'apercevoir, de tourelle à tourelle, l'enfant au moment où il arrivait sur la plate-forme. Rien ne ressemblait plus à une vision, à un éclair, que cette apparition fugitive, et il fallait des yeux maternels pour reconnaître ainsi l'enfant. Dans un billet écrit à Turgy, Madame Élisabeth fait mention de cette circonstance: «Dites à Fidèle, ma sœur a voulu que vous le sachiez, que nous voyons tous les jours le petit par la fenêtre de l'escalier de la garde-robe; mais que cela ne vous empêche pas de nous en donner des nouvelles.»
Cette faible consolation leur laissa entrevoir la possibilité d'un bonheur plus réel. La plate-forme se trouvait partagée en deux parties par une clôture en bois, et formait ainsi deux promenades, dont l'une était assignée au prisonnier du second étage et l'autre aux prisonnières du troisième. Les planches de séparation étaient disposées de telle manière qu'on ne pouvait se voir qu'à travers les fentes, et de loin, mais de plus près cependant que par l'escalier de la garde-robe, et surtout un peu plus longtemps. Dès lors, mère, tante et sœur n'eurent qu'une pensée, se trouver sur la tour au moment de la promenade du petit, comme elles l'appelaient dans leur doux langage. Mais comment ménager cette coïncidence? «Nous montions sur la tour bien souvent, dit Madame Royale dans son récit, parce que mon frère y alloit de son côté, et que le seul plaisir de ma mère étoit de le voir passer de loin par une petite fente.» Malheureusement il arrivoit bien rarement que l'heure fixée par les commissaires pour la promenade des prisonnières se rencontrât avec l'heure arrêtée par Simon pour la promenade de l'enfant. La rencontre si vivement désirée et si longtemps attendue dépendait donc d'un hasard heureux ou de la pitié complaisante des municipaux. «C'est égal, comme le dit Marie-Thérèse, on montoit toujours; on ne savoit pas si le petit viendroit, mais il pouvoit venir. Que d'heures occupées à saisir son passage! Que de fois, l'oreille collée sur la cloison de planches, les pauvres recluses, attentives, muettes, ont senti leur cœur battre au moindre mouvement qui se faisoit dans l'escalier! Hélas! ce faible bruit, avidement recueilli par leur inquiète impatience, étoit presque toujours trompeur: un commissaire qui montoit ou descendoit à la salle du conseil, un préposé qui faisoit sa ronde, une sentinelle qu'on relevoit dans l'escalier, avaient, sans le savoir, agité trois âmes d'une ardente espérance et d'un immense regret. Puis, l'heure de la récréation étant passée, il fallait redescendre sous les verrous.»
La tentative de la veille était reprise le lendemain: infructueuse encore, elle était reprise les jours suivants. L'espérance, fût-elle toujours trompée, ne meurt pas au cœur d'une mère.
La persévérance de la Reine obtint enfin son couronnement; mais le couronnement d'épines, le seul qu'elle connût depuis plusieurs années. Le mardi 30 juillet, il lui fut donné d'entrevoir encore son enfant, mais cette ombre de bonheur si longtemps épiée, si pieusement demandée au Ciel, le Ciel ne la lui accordait que pour son supplice. Oui, elle vit son fils... Il ne portait plus le deuil de son père; il avait sur la tête le bonnet rouge; il avait près de lui ce municipal jacobin qui s'était signalé devant Louis XVI et devant elle-même par son insolence et ses outrages. Par une fatalité singulière, Simon, au moment de monter sur la plate-forme, avait appris l'entrée du duc d'York dans Valenciennes, et sa colère s'épanchait sur son élève, dont il harcelait la marche par des jurements et des blasphèmes. L'infortunée Reine, sans jeter un seul cri, tombe dans les bras de sa sœur, témoin comme elle de ce spectacle, et toutes deux entraînent Marie-Thérèse, qui accourait aussi à la cloison, et dont elles épargnent la jeune âme en se donnant par un regard le mutuel conseil de tout lui cacher. «Il ne passera pas, disent-elles, il est inutile d'attendre plus longtemps.» Et l'on se dirige de l'autre côté de la plate-forme. Au bout de quelques minutes, les larmes gagnent la pauvre mère; elle se détourne pour les cacher... et pour revenir épier son enfant. Madame Élisabeth est demeurée près de sa nièce, afin de laisser la mère maîtresse de ses regards. Peu de temps après, en effet, le jeune Prince repassa, mais cette fois la tête baissée, et marchant à côté de Simon qui ne jurait plus. Le silence du maître, l'attitude de soumission de l'enfant, firent presque autant de mal à la Reine que les brutalités de Simon. Immobile et muette, elle resta quelques instants à la même place; Tison vint l'y trouver. Alors, relevant la tête, qu'elle tenait penchée entre ses mains, elle s'écria: «Vous m'avez trompée!—Non, Madame, je ne vous ai point trompée; tout ce que je vous ai dit est vrai; seulement, par ménagement, je ne voulais pas tout vous dire. Maintenant je vous dirai tout, puisque je n'ai plus rien à vous cacher.» Madame Élisabeth s'approcha de la Reine avec Marie-Thérèse, et par un regard elle l'interrogea sur ce qu'elle venait de voir. Un mouvement de paupière, qui traduisait toute la douleur enfermée dans son âme, fut la seule réponse de la Reine.
Ainsi fut nettement connu le déplorable état du Dauphin: Simon ne lui parlait qu'en jurant, ne lui commandait qu'en le menaçant, et voulait le contraindre à chanter des couplets obscènes ou des chansons régicides. L'enfant résistait, et les coups n'avaient encore rien obtenu de lui. Ces détails restèrent entièrement ignorés de Madame Royale, et sa tante fit tous ses efforts pour qu'ils n'arrivassent point dans toute leur horreur à la connaissance de la Reine. Elle dit à Tison: «De grâce, cachons désormais ces atrocités à ma sœur: dites-moi tout à moi, Tison, je saurai adoucir les scènes affligeantes et choisir le moment de les lui transmettre. Faites cette recommandation, s'il est possible, à tous ceux qui donnent des nouvelles de mon neveu. J'espère, Tison, que vous trouverez chez eux cette pitié que je réclame de vous pour cette pauvre mère.»
Les longs martyres de la veuve et de la sœur de Louis XVI eurent ici leur phase la plus douloureuse. Leur enfant malade, elles ne pouvaient le soigner! Malheureux, elles ne pouvaient le consoler! En danger, elles ne pouvaient le secourir! Son âme innocente faiblissait peut-être, et elles ne pouvaient la soutenir! Est-il un supplice comparable à ce supplice?
Le soir, Madame Royale dit à sa tante: «Mon Dieu! comme ma mère a été triste aujourd'hui!—Chère enfant, lui répondit Madame Élisabeth, votre mère est triste, il est vrai, mais non pas de chagrins nouveaux. Ceux que vous lui connaissez, et que toutes deux nous partageons, l'ont accablée un peu plus aujourd'hui peut-être que ces jours passés. Il est des moments où l'émotion des souvenirs domine l'âme la plus forte. Priez, chère enfant, demandez à Dieu que ces souvenirs soient moins poignants pour votre mère.»—La jeune fille fit sa prière, et s'endormit profondément.
Sa mère et sa tante veillèrent longtemps. Allant et venant, elles parcouraient cet humble réduit où, pendant de si longs jours, elle l'avaient vu, malgré les privations, les verrous et les injures, si vif, si léger, si affectueux et parfois si riant; travaillant, chantant et priant; elles rappelaient les pensées, les paroles et les actions de cœur du cher petit, et comment, lorsqu'il les voyait tristes et souffrantes, il savait trouver, pour les distraire et les égayer, quelques étincelles de sa gentille humeur d'autrefois.
Elles remontèrent à la plate-forme le lendemain et le surlendemain. Elles y restèrent longtemps: rien ne parut. Oh! pourquoi cette terrible révélation leur avait-elle été faite? Marie-Antoinette ne revit pas son fils ces jours-là; elle ne devait plus le revoir, et elle allait emporter du Temple une source nouvelle et intarissable de larmes, d'inquiétudes et de tourments.
Le 1er août, la Convention nationale décréta:
«Marie-Antoinette est envoyée au tribunal extraordinaire; elle sera transférée sur-le-champ à la Conciergerie.
»Tous les individus de la famille Capet seront déportés hors du territoire de la République, à l'exception des deux enfants de Louis Capet et des individus de la famille qui sont sous le glaive de la loi.
»Élisabeth Capet ne pourra être déportée qu'après le jugement de Marie-Antoinette.
»Les membres de la famille Capet qui sont hors le glaive de la loi seront déportés après le jugement, s'ils sont absous.
»La dépense des deux enfants de Louis Capet sera réduite à ce qui est nécessaire pour l'entretien et à la nourriture de deux individus.
»Les tombeaux et mausolées des ci-devant rois, élevés dans l'église de Saint-Denis, dans les temples et autres lieux, dans toute l'étendue de la République, seront détruits le 10 août prochain.»
Le 2 août, à deux heures du matin, on vint éveiller les trois prisonnières pour lire à la Reine le décret qui ordonnait sa translation à la Conciergerie. Marie-Thérèse nous a laissé le récit des derniers instants passés avec sa mère: «Elle entendit, dit-elle, la lecture de ce décret sans s'émouvoir et sans dire une seule parole.» Mais Madame Élisabeth et Madame Royale se hâtèrent de demander à suivre la Reine, ce qui leur fut refusé. Pendant tout le temps que la Reine fit le paquet de ses vêtements, les municipaux ne la quittèrent point: elle fut même obligée de s'habiller devant eux. On lui demanda ses poches, qu'elle donna; ils les fouillèrent et prirent tout ce qu'elles contenaient, quoiqu'il n'y eût rien d'important. Ils en firent un paquet pour l'envoyer au tribunal révolutionnaire, et dirent à la Reine que ce paquet serait ouvert devant elle au tribunal. Ils ne lui laissèrent qu'un mouchoir et un flacon. Elle partit après avoir embrassé sa fille, en l'engageant à conserver tout son courage, et en lui recommandant d'avoir bien soin de sa tante et de lui obéir comme à une seconde mère. Puis elle se jeta dans les bras de sa sœur et lui recommanda ses enfants. La jeune Princesse était tellement saisie et son affliction était si profonde de se voir séparée de sa mère, qu'elle n'eut pas la force de lui répondre. Enfin Madame Élisabeth ayant adressé quelques mots à l'oreille de la Reine, elle partit sans jeter davantage les yeux sur sa fille, dans la crainte de perdre sa fermeté. Elle fut obligée de s'arrêter au bas de la tour, parce que les municipaux voulurent faire un procès-verbal pour la décharge de sa personne. En sortant, elle se frappa la tête au guichet, faute de penser à se baisser; et comme on lui demanda si elle ne s'était pas fait de mal: «Oh! non, dit-elle, rien à présent ne peut plus me faire de mal.»—Elle monta en voiture avec un municipal et deux gendarmes.
LIVRE DIXIÈME.
DEPUIS LE DÉPART DE LA REINE JUSQU'À CELUI DE MADAME
ÉLISABETH.—INTERROGATOIRE DE CETTE PRINCESSE.
2 AOÛT 1793—9 MAI 1794.
«Le second malheur est passé, et le troisième viendra bientôt.»
Apocalypse, chap. XI, vers. 14.
Correspondance secrète établie entre la Conciergerie et le Temple. — M. Hue. — Madame Richard. — Eau de Ville-d'Avray adressée à la Conciergerie comme elle l'avait été au Temple. — Rosalie Lamorlière. — Paquet de linges, hardes et vêtements arrivant du Temple à la Conciergerie. En ouvrant ce paquet et en remarquant le soin avec lequel il avait été composé, Marie-Antoinette s'attendrit et reconnaît les attentions de sa sœur Élisabeth. — Aiguilles à tricoter demandées par la Reine, point accordées par les municipaux. — Blasphèmes et jurements de Simon. — Chansons révolutionnaires auxquelles se mêle la petite voix de Louis XVII. — Madame Élisabeth conjure les commissaires de la Commune d'obtenir de Simon un peu plus de modération. — Le municipal Barelle. — La fille Tison. — Hébert, accompagné de quatre membres du conseil de la Commune, se présente au Temple le 21 septembre. — Arrêtés acerbes. — Nouvelle perquisition le 24. — Privations noblement supportées. — La garde-robe de Louis XVI brûlée sur la place de Grève. — Procès de la Reine. — Le maire et le procureur de la commune au Temple. — Odieuse déposition arrachée au jeune Prince. — Le lendemain, ces deux officiers de la Commune retournent au Temple avec David, membre de la Convention. — Nouvel interrogatoire, où sont appelés l'enfant royal, sa sœur et sa tante. — Hue arrêté; plus de nouvelles de la Reine. — Madame Élisabeth aperçoit Louis XVII. — Chaumette se plaint au conseil de la Commune des dépenses excessives que nécessite le maintien de trois individus dans la tour du Temple. — Invention d'un nouveau document pour essayer de compromettre Madame Élisabeth. — Dernier écrit de la Reine. — Tison mis au secret. — Mort de Marie-Antoinette. — Fournées de victimes. — Terreur. — Madame Élisabeth indignement calomniée. — L'huissier Monet au Temple. — Adieux d'Élisabeth et de Marie-Thérèse. — La Conciergerie. — Premier interrogatoire de Madame Élisabeth.
Peu de jours après le départ de la Reine, Madame Élisabeth et sa nièce parvinrent à se procurer de ses nouvelles par l'entremise de M. Hue, qui fut assez heureux pour établir quelque communication entre la Conciergerie et la tour du Temple. Cet excellent homme n'avait pas tardé à rencontrer un auxiliaire dans une femme préposée à la garde même de Marie-Antoinette, madame Richard, désignée sous le nom de Sensible dans la correspondance de Madame Élisabeth. Cette femme obtint des administrateurs de la police que les bouteilles d'eau de Ville-d'Avray qui étaient chaque jour envoyées au Temple pendant la captivité de la Reine dans cette demeure lui fussent adressées aussi chaque jour à la Conciergerie. Bien que cette attention parût contraire à l'esprit d'égalité dont le peuple avait salué l'inauguration avec tant d'enthousiasme, cette faveur d'une eau privilégiée ne fut point refusée à la veuve Capet, dont l'estomac ne pouvait supporter une autre eau.
Ce ne fut pas tout. Madame Élisabeth n'ignorait pas le dénûment absolu où sa sœur se trouvait à la Conciergerie. Il ne lui suffisait pas de consoler l'orphelin, elle essaya d'être utile à la veuve. Une déclaration de Rosalie Lamorlière, servante à la Conciergerie durant la captivité de Marie-Antoinette, nous a fait savoir ce qui suit: «Le 2 août, pendant la nuit, quand la Reine arriva du Temple, je remarquai, dit-elle, qu'on n'avoit amené avec elle aucune espèce de hardes ni de vêtements. Le lendemain et tous les jours suivants, cette malheureuse princesse demandait du linge, et madame Richard, craignant de se compromettre, n'osoit ni lui en prêter ni lui en fournir. Enfin le municipal Michonis, qui dans le cœur étoit honnête homme, se transporta au Temple, et, le dixième jour, on apporta du donjon un paquet que la Reine ouvrit promptement. C'étoient de belles chemises de batiste, des mouchoirs de poche, des fichus, des bas de soie ou de filoselle noirs, un déshabillé blanc pour le matin, quelques bonnets de nuit et plusieurs bouts de rubans de largeur inégale. Madame s'attendrit en parcourant ce linge, et se retournant vers madame Richard et moi, elle dit: «A la manière soignée de tout ceci, je reconnois les attentions et la main de ma pauvre sœur Élisabeth.»
Au nombre des objets réclamés par la Reine figuraient ses aiguilles à tricoter et des bas qu'elle avait commencés pour son fils[71]. Ces choses furent remises avec empressement par Madame Élisabeth; mais les officiers municipaux prétendirent qu'il était à craindre que la veuve Capet ne se servît des aiguilles pour attenter à sa vie, et que par conséquent ils devaient s'abstenir de les joindre à l'envoi. La Reine fut ainsi trompée dans son espérance de travail; mais elle avait des nouvelles de sa fille et de sa sœur, et sa fille et sa sœur avaient de ses nouvelles[72]: ce fut un jour de consolation pour les deux captivités.
Tison, resté avec sa fille à la tour, communiquait à Madame Élisabeth les renseignements qu'il pouvait se procurer sur l'état de son neveu. Les détails que lui transmettait Tison sur la cruauté de Simon lui semblaient toujours exagérés; cette belle âme avait de la peine à croire que la férocité humaine pût aller si loin. Mais un jour elle fut condamnée à perdre ce reste d'illusion: Simon élevait si haut la voix que ses jurements et ses blasphèmes montaient jusqu'à elle, et ce qu'il y avait de plus douloureux, c'est que ces jurements et ces blasphèmes étaient parfois suivis des cris plaintifs d'un enfant. Madame Élisabeth, qui avait tout caché à sa nièce, ne peut plus révoquer en doute devant elle la conduite de Simon. La pauvre sœur a entendu les lamentations du frère, et, chose plus triste encore, elle a distingué le son de sa voix mêlée à celle du ménage Simon dans les chansons révolutionnaires. «Nous l'entendions tous les jours, dit-elle dans le récit de la captivité du Temple, chanter avec Simon la Carmagnole et autres horreurs pareilles... La Reine heureusement ne les a pas entendues, elle étoit partie; c'est un supplice dont le Ciel l'a préservée.» Le cœur de la jeune fille, partagé entre la pensée de sa mère et celle de son frère, éprouvait d'inexprimables angoisses, que sa tante essayait en vain de soulager: il y avait des heures où la sainte mélancolie de la captivité s'emparait de l'une comme de l'autre et attristait leur front. Plus d'une fois les deux prisonnières se regardaient comme pour chercher des larmes dans leurs yeux. Les yeux de Madame Élisabeth, habitués à regarder le ciel, n'avaient pas de larmes. Cette femme forte soutenait sa jeune compagne non-seulement par sa parole, mais par son attitude même. La spiritualité d'Élisabeth était solide et pratique: la prière et la victoire sur soi-même faisaient la base de sa doctrine. On ne dira jamais assez avec quel dévouement, avec quelle sollicitude Madame Élisabeth lui prodiguait les trésors de sa raison et de son cœur. Réclamant pour elle tous les sacrifices, elle usait de précautions infinies, d'un art angélique pour écarter des lèvres de ceux qui lui étaient chers le calice dont elle se réservait toutes les amertumes. Sa raison persuasive savait adoucir les maux pour les rendre plus supportables, et sa piété, éclairée par la foi, savait féconder les douleurs et les rendre méritoires en les offrant au Ciel. C'est à cette école sacrée, sévère apprentissage d'une vie sévère, que la fille de Louis XVI puisa ces leçons de foi et d'héroïsme qui ont élevé son âme au-dessus des plus hautes infortunes.
Au tourment de savoir le Dauphin dans une telle situation se joignit bientôt la douleur de ne pouvoir se procurer aucune nouvelle de la Reine[73]. Toute relation avait cessé avec la Conciergerie. La plus rigoureuse surveillance aussi bien que la terreur avaient enlevé à Madame Élisabeth ces rares intermédiaires par lesquels elle était plus d'une fois parvenue à adoucir la position de la Reine en lui faisant passer des nouvelles rassurantes sur ses enfants. Elle-même, dès la nuit où Marie-Antoinette avait été enlevée du Temple, avait cru, dans la crainte de la compromettre, devoir anéantir des crayons et quelques petites feuilles de papier qu'elle tenait cachés dans un coin sous le papier qui tapissait sa chambre. Tout instrument matériel de correspondance lui faisait donc défaut. Mais que ne peut le génie de la captivité? La malheureuse Reine parvint à faire réclamer des effets qu'elle avait laissés à la tour[74] et dont elle avait, disait-elle, le plus pressant besoin. Par ce moyen, la prison du Temple et le cachot de la Conciergerie échangèrent encore une fois quelques paroles. Celles que Madame Élisabeth envoyait à sa belle-sœur donnaient sur le pauvre petit Prince des renseignements qui n'étaient pas exacts: il est des situations où la conscience la plus droite se fait un devoir de taire la vérité.
Si nous ne l'avons point dit encore, nos lecteurs ont compris sans doute que Madame Élisabeth n'avait rien négligé pour obtenir de Simon un peu plus de réserve dans ses paroles et de modération dans ses gestes. Bien que, dans la prison du Temple, elle fût moins communicative que la Reine, et que, en général, elle montrât plus de fierté que sa belle-sœur, parlant beaucoup moins aux mandataires de la Commune, pas un municipal de maintien convenable ou de physionomie avenante n'était depuis quelque temps venu au Temple sans qu'elle lui eût adressé ses plaintes, en le conjurant d'intervenir auprès du farouche précepteur. Mais les uns ne voulurent pas examiner ce que ces plaintes avaient de fondé, ne se sentant ni le droit ni le pouvoir d'improuver la conduite de Simon; les autres, trouvant ces plaintes injustes ou tout au moins exagérées, les repoussèrent avec dédain; d'autres enfin, plus fanatiques, répondirent à ces plaintes par l'éloge de celui-là même contre lequel elles étaient portées. Un seul fut accessible aux prières de Madame Élisabeth: ce fut Barelle, maçon de son métier, homme simple et sans éducation, mais d'un cœur bienveillant; il était père, il porta courageusement quelques observations au démagogue acariâtre dont il avait lui-même entendu les jurements pendant qu'il était de service chez les Princesses. Ces observations, bien que revêtues de formes polies et caressantes, furent mal reçues. Simon rejeta sur le caractère roide et indocile de son élève les rigueurs dont il était parfois obligé d'user. «Je sais ce que je fais et ce que j'ai à faire, ajouta-t-il; à ma place vous iriez peut-être plus vite.» L'intervention de Barelle n'eut d'autre effet que de rendre plus dure la captivité du jeune Louis.
Le 26 août, la fille de Tison, qui allait quitter le Temple, demanda à voir le petit Capet. Faut-il voir dans sa démarche un désir personnel de dire adieu au charmant enfant, que, malgré la première influence de ses parents, elle n'avait jamais pu voir sans émotion, ou faut-il y trouver une suggestion de Madame Élisabeth, dans l'espoir d'obtenir quelques renseignements sur son neveu? Quoi qu'il en soit, cette démarche n'eut d'autre résultat que de faire passer à l'examen le plus minutieux la personne de la jeune fille, ainsi que le paquet qu'elle portait à sa mère à l'Hôtel-Dieu[75].
Le 21 septembre, Hébert, substitut du procureur de la Commune, accompagné de Jonquoy, Lelièvre, Camus et Grenard, officiers municipaux, se présente à la tour. Marie-Thérèse, assise près de sa tante, tenait en main un almanach républicain qu'elle s'empressa de refermer. «Si vos saints ne s'y trouvent pas, lui dit Hébert, vous y trouverez nos fêtes nationales. Nous aurons demain une cérémonie civique en l'honneur de l'anniversaire de la République. Le peuple sera notre Dieu: il ne doit point y en avoir d'autre; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui.»
Il leur déclare alors qu'il est porteur d'un arrêté de la Commune qui ordonne de resserrer plus étroitement encore les deux prisonnières, et de leur retirer la personne qui les sert. «Dans toutes les maisons de détention, leur dit-il, les détenus n'ont personne pour les servir; l'exception faite pour vous offense la justice et la moralité publiques, l'égalité devant régner dans les prisons comme partout ailleurs. A l'avenir, Hanriot et le porteur d'eau auront seuls le droit d'entrer ici[76].»
Le substitut du procureur est obéi. Tison, disgracié, est refoulé dans la tourelle qui lui servira de prison. A l'avenir, les deux recluses feront leur lit et balayeront leur chambre; leur porte ne s'ouvrira plus que pour laisser arriver leurs aliments; elles ne doivent plus voir un visage humain ni entendre une voix humaine. Le sombre visiteur qu'elles viennent de recevoir provoque des mesures qui rendront plus dur encore le régime de leur prison. Les deux arrêtés suivants sont pris le lendemain par la Commission du Temple:
Du 22 septembre 1793, l'an II de la République une et indivisible.
Le conseil, considérant que la plus grande économie doit régner et être observée, arrête ce qui suit:
1o Qu'à compter de ce jour, l'usage de la pâtisserie et de la volaille, pour toute table, sera supprimé;
2o Que les détenues n'auront à leur déjeuner qu'une sorte d'aliment;
3o Qu'à leur dîner, il ne leur sera donné qu'un potage, un bouilli et un plat quelconque. Il leur sera délivré en outre une demi-bouteille de vin ordinaire, par jour, pour chacune d'elles;
4o Au souper, elles auront deux plats.
Le second arrêté porte:
1o Qu'à compter de ce jour, il ne sera plus fourni de bougie dans l'intérieur de la tour; que les prisonniers ne seront plus éclairés qu'avec de la chandelle; qu'il ne sera brûlé de bougie qu'au bureau du conseil;
2o Que l'argenterie, la porcelaine sera interdite, et que l'on ne servira plus que des couverts d'étain et de la faïence commune.
Les commissaires de service au Temple,
Une perquisition plus rigoureuse que les précédentes était faite, le 24 septembre, chez Madame Élisabeth[77]. L'inauguration du nouveau régime prescrit par les arrêtés que nous venons de transcrire avait été faite avec un zèle irréprochable. Non-seulement toute délicatesse était supprimée dans la nourriture, mais des draps d'écurie en toile jaune étaient substitués aux draps blancs, la faïence à la porcelaine, l'étain à l'argenterie, la chandelle à la bougie. Madame Élisabeth supportait les privations aussi bien que les outrages avec un calme impassible et religieux qui étonnait ses gardiens. Elle ne redoutait la persécution que pour sa nièce, objet de ses soins et de sa tendresse. Elle acceptait avec une sorte de joie le changement apporté à ses aliments. Les jours d'abstinence, elle conserva tant qu'elle le put l'habitude du maigre, ne mangeant que du pain lorsque la nourriture qu'on lui présentait n'était pas conforme aux prescriptions de l'Église. On cessa de lui fournir de l'eau de Ville-d'Avray, à laquelle elle était accoutumée depuis son jeune âge. Ce fut pour elle une privation réelle; mais sa piété reçut comme une mortification le refus qu'on lui en fit.
Au premier repas qui suivit l'arrêté dont nous avons le texte plus haut, Madame Élisabeth dit à sa jeune compagne: «C'est le pain du pauvre: nous sommes pauvres aussi. Combien d'infortunés en ont moins encore!»
Madame Élisabeth ignorait que cette recrudescence de colère ne s'arrêtait pas aux vivants: elle s'attaquait à celui qui n'était plus. La Commune faisait brûler sur un bûcher, en place de Grève, la garde-robe de Louis XVI, placée jusque-là sous les scellés[78].
Madame Élisabeth avait eu, dès ses premiers ans, de petites incommodités qui n'affectaient point le fond de son tempérament. Les chagrins les ayant rendues moins supportables, elle se fit mettre un cautère au bras. Longtemps on lui refusa de l'onguent pour le panser. Moins inhumain que les autres, un municipal lui en fit donner un jour; mais elle ne put jamais obtenir pour sa nièce le jus d'herbes dont cette Princesse faisait usage[79].
La Convention était pressée de voir s'instruire le procès de Marie-Antoinette; elle sentait derrière elle les impatiences de la Commune, bien autrement implacables que les siennes. Le 3 octobre, sur la proposition d'un de ses membres, «elle décréta que le tribunal révolutionnaire s'occuperoit sans délai et sans interruption du jugement de la veuve Capet.» Fouquier, dont la conscience n'était cependant pas, comme on sait, très-scrupuleuse, répondit au président de la Convention qu'il lui était impossible de s'occuper de ce procès, n'en ayant point les pièces élémentaires[80]. Hébert, de concert avec Simon et le citoyen Daujon, officier municipal, avait conçu le projet de fournir à ce procès une pièce devant laquelle devaient pâlir toutes celles du dossier accusateur. Dans la matinée du 13 vendémiaire an II (4 octobre 1793), Chaumette est prévenu par Simon que le petit Capet se trouve disposé à répondre à toutes les questions qu'on aurait à lui faire dans l'intérêt de la justice. Le maire et le procureur de la Commune annoncent qu'ils se rendront au Temple le surlendemain, et le conseil général désigne deux de ses membres pour les accompagner[81].
En effet, le 15 vendémiaire (6 octobre), Pache et Chaumette et les deux municipaux arrivent à la tour. Leur entrée dans la chambre de Simon impose à l'enfant, dont l'ivresse, préparée avant l'heure, commençait à se dissiper. Heussée, administrateur de police, donne lecture d'un interrogatoire écrit d'avance, et, si l'on en croit une tradition contemporaine, rédigé par Daujon. Dans ce factum, produit d'une imagination perverse, le petit Prince répond comme on voulait qu'il répondît, et à cette heure on vient lui demander de signer comme on voulait qu'il signât. Encouragé, poursuivi, harcelé, fatigué par ses visiteurs, il signe. Cette signature toute tremblée avec laquelle on espérait accuser la Reine n'accuse que ceux qui ont conduit, nous voulons dire qui ont égaré la main de l'enfant. L'acte, signé aussi de Pache, Chaumette et Hébert; de Friry et Laurent, commissaires du conseil général; de Séguy, commissaire de service au Temple; de Heussée, administrateur de police, et de Simon, est emporté comme un trésor au comité de sûreté générale.
Cependant les ennemis de la Reine se demandent si le poison de la calomnie placé sur les lèvres du fils suffit pour tuer l'honneur de la mère, et s'il ne convient pas d'appuyer de témoignages sérieux la déposition d'un enfant auquel il est facile de faire dire ce qu'on veut. Dès le lendemain 16 vendémiaire (7 octobre), Pache et Chaumette retournent au Temple; David, ami de Chaumette et membre du comité de sûreté générale, demande à les accompagner; il en est de même de Daujon, qui, selon la tradition dont j'ai parlé, venait de recevoir au sein du comité quelques félicitations au sujet de la pièce dont il était le rédacteur. Peut-être espèrent-ils, à l'aide de leurs questions captieuses, surprendre à la fille et à la sœur de Louis XVI quelques mots qui, interprétés avec adresse, pourront appuyer l'échafaudage des calomnies entassées contre la Reine. Pache, Chaumette et David, introduits dans la tour, s'installent dans la salle du conseil et donnent l'ordre d'y faire descendre la fille de Capet. Frappées de stupeur et d'effroi, les deux prisonnières demandent instamment qu'on ne les sépare point. La jeune orpheline, forcée d'obéir, descend. Pour la première fois depuis qu'elle est enfermée dans le Temple, Madame Élisabeth se trouve seule. Le tendre et dernier objet de ses affections lui est-il enlevé sans retour? Jusqu'à présent ceux qui sont descendus ne sont pas remontés. Le père a rencontré en bas le bourreau, et, ce qui est plus effrayant encore, le fils y a trouvé Simon. L'esprit de Madame Élisabeth est livré aux conjectures les plus cruelles; mais elle est loin de deviner ce qui ne s'est vu dans les annales d'aucune nation; et, certes, elle taxerait de mensonge l'écho de la tour, s'il lui apportait en ce moment ce qui se dit dans la salle du Conseil. Elle-même pourra-t-elle le croire quand elle sera condamnée à l'entendre?
Marie-Thérèse, arrivée au bas de l'escalier, avait rencontré son frère, et elle le pressait dans ses bras. Simon le lui arracha. L'enfant sortait de la salle où David avait demandé à revoir le fils du tyran et à l'entendre déclarer qu'il reconnaissait comme exact et vrai ce qu'il avait dit et signé la veille. L'enfant déconcerté avait fait un signe affirmatif, et, sur l'injonction de son maître, avait répondu: «Oui.»
Sa sœur est introduite. Le maire de Paris, le premier, l'interroge sur les intelligences de ses parents avec les princes étrangers, intelligences qu'elle doit avoir connues. Les réponses de Marie-Thérèse sont si nettes et si fermes que les commissaires ne jugent pas à propos de pousser plus loin cette banale imputation. Chaumette aborde alors les questions qui étaient l'objet sérieux de l'interrogatoire. La jeune fille écoute d'abord sans rien comprendre, puis tout à coup la rougeur lui monte au visage, et les paroles de Chaumette, devenues plus explicites et plus claires, soulèvent de mépris et d'horreur tout ce qu'il y avait de sang chrétien et de sang filial dans cette angélique enfant. «Chaumette, dit-elle dans sa relation, m'interrogea sur mille vilaines choses dont on accusoit ma mère et ma tante. Je fus atterrée par une telle horreur, et si indignée que, malgré toute la peur que j'éprouvois, je ne pus m'empêcher de dire que c'étoit une infamie; malgré mes larmes, ils insistèrent beaucoup. Il y a des choses que je n'ai pas comprises, mais ce que je comprenois étoit si horrible que je pleurois d'indignation.»
Les cyniques accusateurs ne s'arrêtèrent pas devant le cri de la nature insultée. Ils rappelèrent le jeune Louis rampant sous la domination de son maître; ils établirent entre ces deux témoins la confrontation la plus pénible, la contradiction la plus cruelle, et firent ainsi, pendant trois heures, en présence d'un frère de huit ans, subir à l'innocence d'une jeune fille aussi pure que le lis qui sert d'emblème à sa royale maison, l'ignominieux supplice d'un interrogatoire que la vertu ne saurait comprendre, et dont l'indignation ne suffit pas pour faire justice. Le procès-verbal de cet interrogatoire porte encore la signature de Louis-Charles Capet, tracée d'une main vacillante; elle est précédée de celle de Marie-Thérèse et suivie de celle de leurs interrogateurs.
Madame Royale demanda alors à être réunie à sa mère. «Cela est impossible, lui répondit Chaumette; retirez-vous, et ne dites rien à votre tante, que nous allons faire descendre.»
Marie-Thérèse se jetait à peine dans les bras de Madame Élisabeth que celle-ci lui est enlevée, sans savoir ce qui s'est passé, sans savoir ce qu'elle doit espérer ou craindre. Descendue à la salle du Conseil, Pache et Chaumette l'interrogent. Comme elle répondait à leurs questions avec une sorte de dignité fière, Chaumette s'en offensa au point de lui dire: «Baissez un peu le ton; vous êtes devant vos magistrats: laissez là vos arrogances de cour.» Madame Élisabeth ne répond rien; mais connaissant quelque peu David pour l'avoir vu dans plus d'une occasion à Versailles, où son titre de premier peintre du Roi lui donnait ses entrées, et lui voyant sa tabatière à la main: «Monsieur David, lui dit-elle de ce ton de douceur et de bonté qui lui était familier, voudriez-vous me donner une prise de tabac? Je suis bien enrhumée du cerveau.» Et en même temps elle faisait un geste comme pour la prendre. «Apprenez, lui répond David, que vous n'êtes pas faite pour mettre vos doigts dans ma tabatière.» Puis il versa un peu de tabac dans le creux que forme le pouce, et l'offrit à Madame Élisabeth, qui lui tourna le dos. Après ce lâche outrage fait, je ne dirai pas à une princesse, mais à une femme, à une femme prisonnière et malheureuse, l'interrogatoire reprit son cours. Il n'avait d'abord touché qu'aux choses de la politique, et maintenant il déroule sous les yeux de Madame Élisabeth ce long tissu d'infamies dont on a chargé la Reine et elle-même. Ses perfides questionneurs voient bientôt qu'ils attendraient en vain de ce ferme esprit une phrase ambiguë dont il leur deviendrait possible d'abuser. Toutefois, avant de mettre fin à leur poursuite, ils confrontent l'enfant avec Madame Élisabeth, afin de faire rougir devant lui la vertu de sa tante, comme ils avaient fait rougir l'innocence de sa sœur. Cet interrogatoire est signé de Madame Élisabeth, de Louis-Charles, de David, de Pache, de Chaumette, de Daujon, de Séguy, de Laurent et de Heussée, administrateur de police. Nous donnons ici le fac-simile de ces signatures.
L'odieuse épreuve est terminée. Remontée dans sa chambre: «Oh! mon enfant!» s'écrie Madame Élisabeth en tendant les bras à sa nièce. Le silence seul peut exprimer le bouleversement et la confusion qu'elles éprouvent également. Leurs larmes coulent; pour la première fois leurs regards s'évitent. Un instant elles demeurent étroitement embrassées, puis elles se mettent à genoux, offrant leur humiliation et leur douleur au Dieu des humbles et des affligés.
Leurs réponses nettes et exemptes de toute équivoque avaient déconcerté les combinaisons des pervers, réduits à s'en tenir au procès-verbal attribué à Daujon et adopté par Hébert. La visite des commissaires au Temple ne fut pas toutefois sans résultat: les images dont on avait souillé l'imagination des pauvres prisonnières laissaient un grand trouble dans leur âme; puis la captivité devint plus morne et plus dure. Turgy, qui, employé au service intérieur de la tour, était le seul qui ne leur fût pas indifférent ou hostile, fut expulsé avec un certain nombre de personnes jugées inutiles ou devenues suspectes[82]. Voici le dernier billet que Madame Élisabeth lui écrivit:
«Le 11 octobre 1793, à deux heures un quart.
»Je suis bien affligée. Ménagez-vous pour le temps où nous serons plus heureux et où nous pourrons vous récompenser. Emportez la consolation d'avoir servi de bons et malheureux maîtres.
»Recommandez à Fidèle (Toulan) de ne pas trop se hasarder pour nos signaux (par le cor). Si le hasard vous fait voir madame Mallemain, dites-lui de nos nouvelles, et que je pense à elle.
»Adieu, honnête homme et fidèle sujet: que le Dieu auquel vous êtes fidèle vous soutienne et vous console dans ce que vous avez à souffrir!»
Le 13 octobre, M. Hue fut arrêté. De ce moment, Madame Élisabeth ne put rien apprendre de ce qui se passait. Toute intelligence cessa pour elle au dehors comme au dedans. Elle n'eut plus de nouvelles de la Reine. Nous n'avons point à regretter pour elle cette privation. Marie-Antoinette, dont le procès commençait le 14, montait le 16 sur l'échafaud. L'ignorance de toute chose où vit Madame Élisabeth peut accroître ses inquiétudes, mais elle lui épargne une plus grande douleur. Il est à remarquer que les municipaux de service, les gardiens, tous les employés, et Simon lui-même, gardèrent en cette circonstance une charitable discrétion.
Quelques jours après, vers le soir, Madame Élisabeth entendit un bruit de querelle dans l'appartement de Simon. Elle craignit naturellement que cette rude voix, qui lui était bien connue, ne s'adressât à la victime accoutumée. Cette pensée l'occupa la nuit et le lendemain et le surlendemain; n'entendant plus rien et privée de toute nouvelle, elle monta au comble de la tourelle par l'escalier de la garde-robe, et s'établit en observation à la petite fenêtre que nous avons indiquée. Le second jour, elle fut payée de ses peines: le maître et l'élève se montrèrent sur la plate-forme; ils s'arrêtèrent même un instant, de manière à être vus de la patiente spectatrice, si bien qu'elle ne put savoir si elle n'avait point été aperçue elle-même ou si elle devait n'attribuer qu'au hasard le regard qu'à leur passage l'un et l'autre avaient dirigé de son côté.
Madame Élisabeth et Marie-Thérèse, qui avaient été confrontées avec l'enfant dans la scène du 7 octobre, avaient pu se convaincre par leurs yeux qu'il était extrêmement changé; mais l'altération de ses traits n'était rien auprès de la révolution qui s'était opérée dans ses idées et son langage, et c'était ce changement moral qui sans doute avait le plus péniblement affecté sa tante. Jamais, on doit le croire, elle ne sentit plus vivement la profonde infortune de sa famille. Cependant, courbée sous la main de Dieu, qui semblait chaque jour s'appesantir davantage, elle s'abandonnait avec résignation à sa volonté, et le remerciait des consolations qu'il daignait encore lui permettre; car cette prison du Temple, où elle pouvait pleurer tranquillement avec sa nièce, pouvait d'un jour à l'autre lui être enlevée!—Chaumette, en effet, avait plus d'une fois représenté cette maison d'arrêt comme un asile spécial, exceptionnel, aristocratique, contraire au principe d'égalité proclamé par la République. Dans le courant du mois de novembre, il reprit cette question au point de vue de l'économie, et «fit sentir au conseil général de la Commune le ridicule de conserver dans la tour du Temple trois individus qui nécessitaient une surcharge de service et des dépenses excessives[83].» Faisant droit au réquisitoire de son procureur, la Commune arrêta qu'elle se porterait en masse à la Convention pour demander la translation des prisonniers du Temple dans les prisons ordinaires, et leur assujettissement au traitement uniforme de tous les détenus. Plus circonspect que le conseil général, le Comité de salut public reçut avec réserve la proposition de cette mesure: il manda Chaumette, écouta ses raisons, les discuta, et finit par maintenir dans ses priviléges cette dure prison que la Commune révolutionnaire chicanait aux enfants des rois émancipateurs des communes.
Ces enfants des rois, dans l'abjection, conservaient toute leur dignité. Rocher, un des gardiens du Temple, disait le 12 novembre 1793: «Madame Élisabeth ne voulait pas me saluer; elle y est maintenant forcée, parce qu'il faut qu'elle se baisse pour passer sous le guichet. Je fume ma pipe, et je lui lâche une bouffée à son passage.» La municipalité de Paris ne se tint pas pour battue: elle essaya de se venger de l'échec qu'elle venait d'éprouver, et renouvela dans les appartements du Temple de rigoureuses perquisitions, avec l'espoir d'y découvrir des papiers ou indices quelconques capables de compromettre Madame Élisabeth. Elle ne fut pas plus heureuse sur ce terrain. Mais il n'y avait pas d'obstacles qui pussent l'empêcher d'arriver au but qu'elle voulait atteindre: elle emprunta de nouveau la main du pauvre petit orphelin du Temple pour frapper la seconde mère qu'elle avait résolu de lui enlever. Simon, dans la fabrication de cette nouvelle œuvre, ne fut secondé ni par les conseils d'Hébert ni par la rédaction de Daujon. Aussi le procès-verbal que, seul, il fit dresser aux municipaux, se ressent-il de l'absence de complices aussi habiles. Nos lecteurs en jugeront.
COMMUNE DE PARIS.
«Le cinquième jour du deuxième mois de l'an second de la République une et indivisible, à huit heures du soir;
»Le citoyen Simon est venu au conseil du Temple pour lui faire part d'une conversation qu'il avoit eue avec le petit Capet, par laquelle un membre de la Commune paroissoit avoir eu des intelligences avec sa mère. Simon ne voulant pas nommer le membre sans qu'au préalable le conseil eût reçu lui-même la déclaration du petit, alors le conseil a nommé les citoyens Foloppe et Figuet pour interroger le petit Capet; ces deux membres sont de suite montés dans sa chambre, où étant, et en présence de la citoyenne Simon, ils ont fait rouler la conversation sur différentes choses, et l'amenant insensiblement sur les membres de la Commune, il a dit:
»Qu'un jour Simon étant de service au Temple auprès de sa mère avec Jobert, ledit Jobert avoit remis ce jour-là deux billets sans que Simon fut (sic) aperçu; que cette espièglerie avoit fait rire beaucoup ces dames, d'autant plus qu'elles avoient trompé la vigilance de Simon, mais que lui déclarant n'avoit point vu les billets, seulement que ces dames le lui avoient dit.
»Les commissaires dénommés descendus au conseil ont donné lecture de la présente déclaration; alors Simon a dit qu'elle étoit conforme à celle que le petit Capet lui avoit fait (sic) verbalement.
»Lecture faite au petit Capet de la présente déclaration, a dit qu'elle contient vérité, y persiste et a signé.
»Et avant de signer, le petit Capet a dit que sa mère craignoit sa tante, et que sa tante étoit celle qui exécutoit mieux les complots.»
Ce document, qui nous semble plus absurde encore que révoltant, ne satisfit pas la Commune; elle demanda des déclarations de faits plus explicites et plus graves. Un nouveau procès-verbal fut fabriqué, mais n'offrant guère plus de garanties et de preuves que le précédent.
«Cejourd'hui 13 frimaire, l'an II de la République une et indivisible, nous, commissaires de la Commune, de service au Temple, sur l'avertissement à nous donné par le citoyen Simon, que Charles Capet avoit à dénoncer des faits qu'il nous importoit de connoître pour le salut de la République, nous nous sommes transportés, quatre heures de relevée, dans l'appartement dudit Charles Capet, qui nous a déclaré ce qui suit:
»Que, depuis environ quinze jours ou trois semaines, il entend les détenues frapper tous les jours consécutifs, entre six heures et neuf heures; que, depuis avant-hier, ce bruit s'est fait un peu plus tard et a duré plus longtemps que tous les jours précédents; que ce bruit paroît partir de l'endroit correspondant au bûcher; que, de plus, il connoît, à la marche qu'il distingue de ce bruit, que, pendant ce temps, les détenues quittent la place du bûcher par lui indiquée pour se transporter dans l'embrasure de la fenêtre de leur chambre à coucher, ce qui fait présumer qu'elles cachent quelques objets dans ces embrasures; il pense que ce pourroit être de faux assignats, mais qu'il n'en est pas sûr, et qu'elles pourroient les passer par la fenêtre pour les communiquer à quelqu'un.
»Ledit Charles nous a également déclaré que, dans le temps qu'il étoit avec les détenues, il a vu un morceau de bois garni d'une épingle crochue et d'un long ruban, avec lequel il suppose que les détenues ont pu communiquer par lettres avec feu Capet.
»Et de plus, que ledit Charles se rappelle qu'il lui a été dit que, s'il descendoit avec son père, il lui fit ressouvenir de passer tous les jours, à huit heures et demie du soir, dans le passage qui conduit à la tourelle, où se trouve une fenêtre de l'appartement des détenues.
»Charles Capet nous a déclaré de plus qu'il étoit fortement persuadé que les détenues avoient quelques intelligences ou correspondances avec quelqu'un.
»De plus, nous a déclaré qu'il avoit entendu lire dans une lettre que Cléry avoit proposé à feu Capet le moyen de correspondance présumé par lui déclarant; que Capet avoit répondu à Cléry que cela ne pouvoit se pratiquer, et que cette réponse n'avoit été faite à Cléry qu'à la fin qu'il ne se doutât pas de ladite correspondance.
»Déclare qu'il a vu les détenues fort inquiètes, parce qu'une de leurs lettres étoit tombée dans la cour.
»Ayant demandé au citoyen Simon s'il avoit connoissance du bruit ci-dessus énoncé, il a répondu qu'ayant l'ouïe un peu dure, il n'avoit rien entendu; mais la citoyenne Simon, son épouse, a confirmé les dires dudit Charles Capet relativement au bruit.
»Ledit citoyen Simon nous a dit que, depuis environ huit jours, ledit Charles Capet se tourmentoit pour faire sa déclaration aux membres du conseil.
»Lecture faite auxdits déclarants, ont reconnu contenir vérité et ont signé ledit jour et an que dessus.
Un détail nous frappe, c'est le refus fait par Simon de s'associer à sa femme et à son élève dans la première déposition que contient cette pièce, et qui est relative au bruit entendu dans l'appartement des prisonnières. Dans le prétexte qu'il allègue de sa surdité pour n'avoir point connaissance de ce bruit, ne serait-on pas disposé à voir plutôt de sa part un calcul raisonné pour donner plus de crédit à ses autres allégations, notamment à celle-ci, que, depuis environ huit jours, Charles Capet se tourmentait pour faire sa déclaration aux membres du conseil.
Je ne crois pas que dans la longue suite des méfaits révolutionnaires il y ait eu rien de plus odieux que cette intrigue ténébreuse, ourdie pour exploiter la peur et l'ignorance d'un enfant qui, vaincu par les mauvais traitements, témoigne contre la mémoire de son père, concourt à la mort de sa mère, déjà sur les marches de l'échafaud, et contribue à pousser vers le même but sa seconde mère, l'angélique Élisabeth. Employer l'innocence au crime, n'est-ce pas un plaisir de démon?
La Commune de Paris recula devant l'impossibilité d'asseoir une accusation capitale sur de pareils motifs; mais le récit d'un enfant dénonçant lui-même les petites intrigues de sa tante et de sa mère ne pouvait que plaire à la moralité du conseil général[84]. On sait combien Marie-Antoinette, jusqu'à ses derniers moments, fut préoccupée de la crainte que les paroles odieuses mises dans la bouche de son fils ne tombassent sur le cœur meurtri de Madame Élisabeth, ou ne fussent même dirigées contre elle comme un moyen de calomnie. «J'ai à vous parler, lui dit-elle dans cette lettre admirable qu'elle lui a laissée en montant à l'échafaud, et que Madame Élisabeth n'a jamais lue, j'ai à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur: je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine; pardonnez-lui, ma chère sœur; pensez à l'âge qu'il a, et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu'on veut, et même ce qu'il ne comprend pas.»
Madame Élisabeth n'avait point à pardonner: elle n'ignorait pas plus que la Reine la source de toutes ces suggestions perfides, et jamais elle n'a songé à en accuser un enfant. Les paroles de celui-ci pouvaient devenir la cause de sa mort, mais non le sujet du moindre ressentiment.
Tison, enfermé, nous l'avons dit, dans la tourelle depuis le 21 septembre, supportait en silence la captivité comme une expiation de sa conduite passée. Cependant, inquiet de sa femme et de sa fille, dont il ne pouvait avoir de nouvelles, il se décida, le 10 décembre, à solliciter sa liberté. Sa demande fut combattue par Hébert, jaloux de conserver sous sa main un témoin capable de fournir d'utiles renseignements sur la sœur du tyran. Le Comité de salut public ordonna qu'avant de statuer sur la pétition, on interrogerait soigneusement le pétitionnaire. L'interrogatoire n'ayant amené aucune charge contre Madame Élisabeth, le Comité, loin d'accorder une grâce qui n'était point achetée par une délation, arrêta que Tison serait mis au secret et réduit au plus strict nécessaire.
A dater de cette époque, Madame Élisabeth entra dans une phase d'abandon et de solitude qu'il nous devient impossible de décrire: misère monotone, sombre, terne, privée de cet éclat qui rayonne d'ordinaire à l'entour des infortunes royales. Mais elle ne se plaignait pas: elle n'avait de pitié que pour sa petite compagne, qui était dans un âge où le malheur est comme une surprise faite à la nature. Madame Élisabeth lui parlait avec cette onction religieuse puisée aux sources d'eaux vives de la foi, de l'espérance et de l'amour, qui transfigurent l'âme et lui font trouver partout son Thabor. «Les souffrances de cette vie, disait-elle, n'ont aucune proportion avec la gloire future qu'elles nous font mériter. Jésus-Christ n'a-t-il pas marché devant nous chargé de la croix? Souvenez-vous, mon enfant, des paroles que votre père vous adressait la veille du jour où, pour la première fois, vous alliez recevoir le sang de l'Agneau. Il vous disait: La religion est la source du bonheur et notre soutien dans l'adversité; ne croyez pas que vous en soyez à l'abri: vous ne savez pas, ma fille, à quoi la Providence vous destine...»
Les paroles prononcées par le Roi dans son palais prolongeaient ainsi leur écho dans une prison qui donnait à leurs accents quelque chose de prophétique, et devenait pour sa fille le meilleur des enseignements.
Un jour, Madame Élisabeth ayant ouvert un papier qu'elle portait sur elle, et qui contenait des cheveux du Roi son frère et de la Reine Marie-Antoinette (Dieu lui envoya-t-il en ce moment le pressentiment de sa destinée prochaine?), Madame Élisabeth, dis-je, coupa une tresse de ses propres cheveux, la plaça avec les deux autres mèches dans le même paquet, et le remettant à sa nièce:
«Gardez, lui dit-elle, ma fille, ces tristes souvenirs: c'est le seul héritage que puissent vous transmettre votre père, votre mère, qui vous ont tant aimé, et moi qui vous aime aussi bien tendrement. On m'a enlevé plumes, papier, crayon: je ne puis rien vous léguer par écrit; du moins, ma chère enfant, retenez bien les consolations que je vous ai données: elles suppléeront aux livres qui vous manquent. Élevez votre âme à Dieu; il nous éprouve parce qu'il nous aime: il nous apprend le néant des grandeurs. Ah! mon enfant, dit-elle en pleurant et en la serrant dans ses bras, Dieu seul est vrai, Dieu seul est grand[85].»
Retranchées, pour ainsi dire, du nombre des vivants, les deux recluses passaient leurs jours, occupées l'une de l'autre, s'entretenant de leurs souvenirs, de leurs craintes mêlées de bien peu d'espérances, mais d'une soumission entière à la volonté de Dieu. Elles n'apprirent plus rien de ce qui se passait sur la terre; elles ignorèrent l'échafaud dressé par Robespierre et Danton pour immoler Hébert et les hébertistes[86]; l'échafaud dressé douze jours après par Robespierre pour abattre Danton[87]; puis, huit jours plus tard, pour abattre Chaumette[88]. La terreur régnait sur la France. Du haut des guillotines, ses sanglantes forteresses, la minorité commandait. Devant elle se taisait la nation, la liberté s'agenouillait, l'humanité se voilait la face. Les Saint-Just, les Collot d'Herbois, les Carrier, les Lebon, allaient porter dans les provinces l'épouvante et la mort. La famine désolait le pays; les passions révolutionnaires s'agitaient dans les clubs et par les rues, hâtant l'action mortelle de la misère. Au front de chaque maison pend un écriteau proclamant la liberté ou la mort. Sur chaque porte est affichée la liste des habitants de la maison, moyen de contrôle si l'on veut savoir, table de proscription si l'on veut tuer[89]. Onze mille quatre cents aristocrates sont entassés dans les palais et les couvents de Paris, transformés en prisons. Le crime et la peur sont partout; dans les rues, on évite de se reconnaître, ou si on s'aborde, on échange deux mots à voix basse; on marche vite, à moins qu'un crieur proclamant l'arrêt des condamnés, on ne s'arrête pour écouter le nom d'un parent, d'un ami, peut-être son propre nom. La nuit est aussi troublée que le jour. Des arrestations se font aux flambeaux; des domestiques ont dénoncé leurs maîtres à leurs sections, tandis que d'autres servent sans gages des maîtres restés sans ressources. Comme si le temps ne suffisait pas aux juges pour condamner, on adopte le système des jugements en masse. La guillotine en permanence abat les têtes sans les compter[90]. Le sang qui coule à flots, loin d'étancher la soif des tyrans, semble l'irriter encore. Il n'y a plus de rois à jeter en holocauste au sphinx de la révolution, et la nation épouvantée se trouve face à face avec la sombre énigme de son existence. Tout est tumulte, désordre, vertige et rage: la civilisation et la barbarie se cherchent dans les ténèbres pour s'arracher leur secret; duel horrible, pareil à celui de ces deux hommes enfermés dans une cave avec des poignards, et qui ne se voyaient qu'aux éclairs de leurs yeux. La patience des opprimés apparaît dans ces jours horribles comme un phénomène aussi inexplicable que la perversité des oppresseurs. L'intelligence politique s'était retirée dans quelques âmes méditatives qui réfléchissaient à l'écart, ou dans quelques cerveaux astucieux qui remuaient la multitude. Le reste n'avait plus de confiance en soi-même, et laissait faire, comme courbé sous la main de Dieu: tremblant et résigné, tout un peuple attendait dans une muette épouvante, pareil à ces Indiens qui, lorsque le tigre apparaît, se prosternent, ferment les yeux, et restent immobiles jusqu'à ce que la bête rugissante ait choisi sa proie.
Madame Élisabeth se prosternait aussi, mais c'était les yeux levés vers le ciel. Retenue autrefois à la cour par son dévouement pour son frère, elle n'y avait vécu que pour prendre sa part des tribulations et des larmes. Aujourd'hui, tout ce que l'intérêt a de plus tendre, la religion de plus sublime, l'amitié de plus consolateur, elle le met en œuvre pour former l'esprit et le cœur de sa royale nièce. Sans désirer la bienvenue de ce grand libérateur qu'on appelle la mort, elle se met en mesure de le recevoir dignement; mais sa belle âme, quoique impatiente peut-être d'entrer dans les secrets de Dieu, tient à ce monde par le malheur qu'elle y partage, par les chagrins qu'elle y adoucit. L'état d'incertitude où elle se trouve du sort du Dauphin vient accroître l'anxiété que lui cause l'absence de toute nouvelle de la Reine. Depuis plusieurs mois, elle n'a entendu ni chansons ni jurements retentir dans l'appartement du second étage. Elle est montée mainte et mainte fois aux combles par l'escalier de la garde-robe, et jamais, depuis la fin de janvier, elle n'a aperçu l'enfant. A-t-il été délivré? Habite-t-il une autre partie du Temple? De grands changements se préparent-ils?
Oui, un grand changement se préparait. Déjà, dès le quintidi frimaire de l'an II (25 novembre 1793), la municipalité de Paris avait adressé à la Convention nationale la pétition suivante:
«Législateurs,
»Vous avez décrété l'égalité source du bonheur public; elle s'établit sur des bases désormais inébranlables; et cependant elle est violée, cette égalité, et de la manière la plus révoltante, dans les vils restes de la tyrannie, dans les prisonniers du Temple. Pourroient-ils encore, ces restes abominables, être comptés pour quelque chose dans les circonstances actuelles, ce ne seroit qu'en raison de l'intérêt que la patrie auroit d'empêcher qu'ils ne déchirassent son sein et ne renouvelassent les atrocités commises par les deux monstres qui leur ont donné le jour. Si donc tel est à leur égard le seul et unique intérêt de la République, c'est sous sa surveillance entière qu'ils doivent être placés, et ils ne sont plus ces temps horribles où une faction liberticide, dont le glaive de la loi a fait justice, avoit choisi comme moyen de vengeance contre une Commune patriote qu'elle abhorroit, une responsabilité qui outrageoit toutes les lois et qui pèse depuis plus de quinze mois sur la tête de chacun des membres de la Commune de Paris.
»La raison, la justice, l'égalité vous crient, législateurs, de faire cesser cette responsabilité.
»Et comme il est plus que temps de rendre à leurs travaux deux cent cinquante sans-culottes qu'on emploie injustement chaque jour à la garde des prisonniers du Temple, la Commune de Paris attend de votre sagesse:
»1o Que vous enverrez au plus tôt l'infâme Élisabeth au tribunal révolutionnaire;
»2o Qu'à l'égard de la postérité du tyran, vous prendrez des mesures promptes pour la faire transférer dans telle prison que vous aurez choisie, pour y être renfermée avec les précautions convenables, à l'effet d'y être traitée dans le système de l'égalité et de la même manière que les autres détenus dont la République a eu besoin de s'assurer.
Envoyée à sa date au Comité de sûreté générale, cette adresse y avait sommeillé six mois. Mais les vœux qu'elle exprimait n'avaient point été mis en oubli dans la région la plus ardente de la révolution.
Ce n'est pas la première fois que cette pensée m'est venue en écrivant ce triste récit: si l'on songeait aux infortunes du Temple, si grandes et si imméritées, il n'y a pas de malheureux qui ne se réconciliât avec son malheur, pas de misérable accablé par sa destinée qui ne bénît Dieu sous le poids de son fardeau. Que ceux qui se plaignent de la méchanceté des hommes pensent à Madame Élisabeth, et ils cesseront de se laisser abattre par le découragement.
«Il n'est pas, écrivait le Père Lenfant dès le mois d'avril 1791, il n'est pas jusqu'à la vertu la plus pure, la plus soutenue et la plus universellement reconnue, qui ne soit indignement outragée. Madame Élisabeth est déchirée par les plus sanglantes et les plus absurdes calomnies[91].»
Ces outrages s'étaient accrus avec le besoin qu'éprouvaient les niveleurs de trouver criminelles toutes les supériorités sociales; ces calomnies s'étaient propagées avec l'intérêt qu'avaient les pervers à légitimer les tortures exercées contre les personnes de sang royal. La moralité de Madame Élisabeth fut insultée dans ce récit immonde que la Commune de Paris fit signer au royal Enfant du Temple pour compromettre sa mère et sa tante et les envoyer à l'échafaud. La mort même ne désarmera point les persécuteurs. Trois ans après l'immolation de Madame Élisabeth, sa mémoire sera outragée dans un ouvrage qui aura la prétention de donner les portraits des personnages célèbres de la Révolution[92].
Laissez les années se succéder, un temps viendra où les calomnies se tairont, où la vérité apparaîtra dans tout son jour.
Madame Élisabeth arrive au terme que Dieu lui a assigné dans ses rigueurs comme dans ses miséricordes. Elle avait exprimé la résolution de partager les chagrins et les périls de sa famille: elle a tenu toutes ses promesses; à Versailles, dans les troubles du 6 octobre; à Paris, dans la morne solitude des Tuileries; sur la route de Varennes, dans la néfaste journée du 20 juin, dans la nuit sanglante du 10 août, dans la loge du Logographe, témoin des affronts et des menaces; dans la tour du Temple, témoin des adieux et de l'agonie. Oui, elle a tenu toutes les promesses qu'elle avait faites à Dieu: Dieu à cette heure va tenir les siennes.
Qu'importe la route quand le ciel est le but! Au-dessus de l'injustice des hommes apparaît la justice de Dieu qui récompense, et quand c'est la vertu qui meurt, l'échafaud n'est qu'un degré qui rapproche du ciel.
Le 20 floréal an II (9 mai 1794), vers sept heures du soir, l'huissier Monet se rendit au Temple accompagné des citoyens Fontaine, adjudant général d'artillerie de l'armée parisienne, et Saraillée, aide de camp du général Hanriot; il présenta aux membres du conseil Mouret, Eudes, Magendie et Godefroi, une lettre de Fouquier, accusateur public près le tribunal révolutionnaire, portant invitation de remettre entre les mains desdits susnommés la sœur de Louis Capet[93].
Les préliminaires d'usage s'étaient prolongés dans la salle du Conseil, et pendant la conversation engagée entre les commissaires et leurs sinistres visiteurs, l'heure s'était écoulée: déjà Madame Élisabeth et Marie-Thérèse se disposaient à se coucher, lorsqu'elles entendirent ouvrir les verrous. Elles se hâtent de passer leur robe, qu'elles venaient d'ôter. «Citoyenne, dit un des commissaires en ouvrant la porte de Madame Élisabeth, descends tout de suite, on a besoin de toi.—Ma nièce reste-t-elle ici?—Cela ne te regarde pas, on s'en occupera après.»
Madame Élisabeth embrasse sa jeune compagne, et, pour calmer ses inquiétudes, lui dit: «Soyez tranquille, je vais remonter.—Non, tu ne remonteras pas, répond le commissaire Eudes[94]; prends ton bonnet et descends.» Elle obéit, relève l'orpheline, qui s'affaisse dans ses bras, et lui dit: «Allons, ayez du courage et de la fermeté, espérez toujours en Dieu, servez-vous des bons principes de religion que vos parents vous ont donnés, et soyez fidèle aux dernières recommandations de votre père et de votre mère.» La tante et la nièce demeurent un instant embrassées; puis s'arrachant brusquement à cette étreinte, Madame Élisabeth se dirige d'un pas rapide vers la porte extérieure en disant encore: «Pensez à Dieu, mon enfant!»
Madame Élisabeth descend. On la fait entrer dans la salle du Conseil. Là, pendant que l'on rédige le procès-verbal de décharge des geôliers, on visite ses poches. Les envoyés de Fouquier signent sur le registre du Temple la remise qui leur est faite de la prisonnière. Ils la font traverser, sous une pluie battante, le jardin et la première cour; là, ils montent dans un fiacre avec elle et la conduisent à la Conciergerie, où elle est déposée dans le greffe. Il était en ce moment huit heures. A dix heures, on la conduit du greffe dans la salle du conseil du tribunal révolutionnaire. Là, par-devant Gabriel Deliége, juge, assisté de Ducray, commis greffier, et en présence de Fouquier, elle subit son premier interrogatoire.
PREMIER INTERROGATOIRE DE MADAME ÉLISABETH.
«Cejourd'hui, vingt floréal de l'an deux de la République française, une et indivisible, nous, Gabriel Deliége, juge président du tribunal révolutionnaire établi à Paris par la loi du 10 mars 1793, sans aucun recours au tribunal de cassation, et encore en vertu des pouvoirs délégués au tribunal par la loi du 5 avril de la même année, assisté de Anne Ducray, commis greffier du tribunal, en l'une des salles de l'auditoire au palais, et en présence d'Antoine-Quentin Fouquier, l'accusateur public, avons fait amener de la maison de la Conciergerie la cy-après nommée, auquel avons demandé ses noms, âge, profession, pays et demeure;
A répondu se nommer Élisabeth-Marie Capet, sœur de Louis Capet, âgée de trente ans, native de Versailles, département de Seine-et-Oise.
Avez-vous, avec le dernier tyran, conspiré contre la sûreté et la liberté du peuple françois?
J'ignore à qui vous donnez ce titre, mais je n'ai jamais désiré que le bonheur des François.
Avez-vous entretenu des correspondances et intelligences avec les ennemis intérieurs et extérieurs de la République, notamment avec les frères de Capet et les vôtres, et ne leur avez-vous pas fourni des secours en argent?
Je n'ai jamais connu que des amis des François; jamais je n'ai fourni des secours à mes frères, et, depuis le mois d'août 1792, je n'ai reçu de leurs nouvelles ni ne leur ai donné des miennes.
Ne leur avez-vous pas fait passer des diamants?
Non.
Je vous observe que votre réponse n'est point exacte sur l'article des diamants, attendu qu'il est notoire que vous avez fait vendre vos diamants en Hollande et autres pays étrangers, et que vous en avez fait passer le prix en provenant, par vos agents, à vos frères, pour les aider à soutenir leur rébellion contre le peuple françois.
Je dénie le fait, parce qu'il est faux.
Je vous observe que dans le procès qui eut lieu en novembre 1792, relativement au prétendu vol des diamants fait au ci-devant Garde-meuble, il a été établi et prouvé aux débats qu'il avoit été distrait une portion de diamants dont vous vous pariez autrefois; qu'il a pareillement été prouvé que le prix en avoit été transmis à vos frères par vos ordres: pourquoi je vous somme de vous expliquer catégoriquement sur ces faits.
J'ignore les vols dont vous venez de me parler. J'étois à cette époque au Temple, et je persiste au surplus dans ma précédente dénégation.
N'avez-vous pas eu connoissance que le voyage déterminé par votre frère Capet et Marie-Antoinette pour Saint-Cloud, à l'époque du 18 avril 1791, n'avoit été imaginé que pour saisir l'occasion favorable de sortir de France?
Je n'ai eu connoissance de ce voyage que par l'intention qu'avoit mon frère de prendre l'air, attendu qu'il n'étoit pas bien portant.
Je vous demande s'il n'est pas vrai au contraire que ce voyage n'a été arrêté que par suite des conseils des différentes personnes qui se rendoient alors habituellement au ci-devant château des Thuileries, notamment de Bonnal, ex-évêque de Clermont, et autres prélats et évêques; et vous-même, n'avez-vous pas sollicité le départ de votre frère?
Je n'ai point sollicité le départ de mon frère, qui n'a été décidé que d'après l'avis des médecins.
N'est-ce pas pareillement a votre sollicitation et à celle de Marie-Antoinette, votre belle-sœur, que Capet, votre frère, a fui de Paris dans la nuit du 20 au 21 juin 1791?
J'ai appris dans la journée du 20 que nous devions tous partir dans la nuit suivante, et je me suis conformée à cet égard aux ordres de mon frère.
Le motif de ce voyage n'étoit-il pas de sortir de France et de vous réunir aux émigrés et aux ennemis du peuple françois?
Jamais mon frère ni moi n'avions eu l'intention de quitter notre pays.
Je vous observe que cette réponse ne paroît pas exacte, car il est notoire que Bouillé avoit donné les ordres à différents corps de troupes de se trouver au point convenu pour protéger cette évasion, de manière de pouvoir vous faire sortir, ainsi que votre frère et autres, du territoire françois, et que même tout étoit préparé à l'abbaye d'Orval, située sur le territoire du despote autrichien, pour vous recevoir. Je vous observe au surplus que les noms par vous supposés et votre frère ne permettent pas de douter de vos intentions.
Mon frère devoit aller à Montmédy, et je ne lui connoissois point d'autres intentions.
Avez-vous connoissance qu'il ait été tenu des conciliabules secrets chez Marie-Antoinette, ci-devant Reine, lesquels s'appeloient comités autrichiens.
J'ai parfaite connoissance qu'il n'y en a jamais eu.
Je vous observe qu'il est cependant notoire que ces conciliabules tenoient de deux jours l'un depuis minuit jusqu'à trois heures du matin, et que même ceux qui y étoient admis passoient par la pièce que l'on appelloit alors la Galerie des tableaux.
Je n'en ai aucune connoissance.
N'étiez-vous pas aux Thuileries le 28 février 1791, 20 juin et 10 août 1792?
J'étois au château les trois jours, et notamment le 10 août 1792, jusqu'au moment où je me suis rendu avec mon frère à l'Assemblée nationale.
Ledit jour 28 février, n'avez-vous pas eu connoissance que le rassemblement des ci-devant marquis, chevaliers et autres, armés de sabres et de pistolets, étoit encore pour favoriser une nouvelle évasion de votre frère et de toute la famille, et que l'affaire de Vincennes arrivée le même jour n'a été imaginée que pour faire diversion?
Je n'en ai aucune connoissance.
Qu'avez-vous fait dans la nuit du 9 au 10 août?
Je suis restée dans la chambre de mon frère, et nous avons veillé.
Je vous observe qu'ayant chacun vos appartements, il paroît étrange que vous vous soyez réunis dans celui de votre frère, et sans doute cette réunion avoit un motif que je vous interpelle d'expliquer.
Je n'avois d'autre motif que celui de me réunir toujours chez mon frère lorsqu'il y avoit du mouvement dans Paris.
Cette même nuit, n'avez-vous pas été avec Marie-Antoinette dans une salle où étoient les Suisses occupés à faire des cartouches, et notamment n'y avez-vous pas été de neuf heures et demie à dix heures du soir?
Je n'y ai pas été, et n'ai nulle connoissance de cette salle.
Je vous observe que cette réponse n'est point exacte, car il est encore établi dans différents procès qui ont eu lieu au tribunal du 17 août 1792, que Marie-Antoinette et vous aviez été plusieurs fois dans la nuit trouver les gardes suisses; que vous les aviez fait boire, et les aviez engagés à confectionner la fabrication des cartouches, dont Marie-Antoinette avoit mordu plusieurs.
Cela n'a pas existé, et je n'en ai aucune connoissance.
Je vous représente que les faits sont trop notoires pour ne pas vous rappeler les différentes circonstances relatives à ceux par vous déniés, et pour ne pas savoir le motif qui avoit déterminé le rassemblement des troupes de tout genre qui se sont trouvées réunies cette nuit aux Thuileries. Pourquoi je vous somme de nouveau de déclarer si vous persistez dans vos précédentes dénégations, et à nier les motifs de ce rassemblement.
Je persiste dans mes précédentes dénégations, et j'ajoute que je ne connoissois point de motifs de rassemblement. Je sais seulement, comme je l'ai déjà dit, que les corps constitués pour la sûreté de Paris étoient venus avertir mon frère qu'il y avoit du mouvement dans les faubourgs, et que dans ces occasions la garde nationale se rassembloit pour sa sûreté, comme la constitution le prescrivoit.
Lors de l'évasion du 20 juin, n'est-ce pas vous qui avez emmené les enfants?
Non, je suis sortie seule.
Avez-vous un défenseur ou voulez-vous en nommer un?
Je n'en connois pas.—Pourquoi lui avons nommé le citoyen Chauveau pour conseil.
Lecture du présent interrogatoire, a persisté et a signé avec nous et notre greffier.