La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 2
Le lecteur doit remarquer que la signature de Madame Élisabeth est ici telle qu'elle se trouve dans tous les actes de sa vie. Ses interrogateurs n'exigèrent point d'elle, à ce qu'il paraît, d'y ajouter ce nom de Capet que la Révolution avoit inventé pour les Bourbons, s'imaginant que c'étoit le nom du chef de leur race.
Après avoir mis sa signature au bas de chaque page de cet interrogatoire, Élisabeth-Marie fut ramenée dans sa prison. Elle ne se faisait aucune illusion sur le sort qui lui était réservé, et elle ne songea plus qu'à paraître, non pas devant ses juges de la terre, car elle n'avait rien à attendre de ceux-là que la fin de ses tourments, mais devant le Juge tout-puissant dont elle espérait sa récompense. Elle savait qu'elle eût en vain réclamé l'assistance d'un prêtre catholique non assermenté, et elle ne voulut point perdre quelques minutes à implorer une faveur qui avait été accordée au Roi son frère, mais qui depuis un an eût été regardée comme un crime. Elle se résigna, offrit directement au Seigneur miséricordieux le sacrifice de sa vie, et puisa dans sa foi vive la force dont elle avait besoin pour l'accomplir dignement.
LIVRE ONZIÈME.
MEURTRE DE MADAME ÉLISABETH.
«Le ciel est mon trône, et la terre est mon marchepied.»
Actes des Apôtres, chap. VIII, v. 49.
La Conciergerie au mois de mars 1793. — Ce qu'elle était au mois de mai 1794. — Madame de la Fayette. — Haly, concierge de la prison du collége du Plessis. — Paroles de Fouquier. — Chauveau-Lagarde demande à voir Madame Élisabeth: refus de l'accusateur public, sous le prétexte qu'elle ne sera pas jugée de sitôt. — Poussé par une anxiété instinctive, Chauveau-Lagarde entre le lendemain dans la salle des assises, et aperçoit Madame Élisabeth au premier rang des accusés. — Leur interrogatoire. — Le Moniteur n'a point dit qu'Élisabeth fut défendue; elle le fut pourtant, bien qu'elle ne l'eût pas demandé et qu'elle s'inquiétât peu de l'être. — Résumé des débats; questions posées par le président; verdict des jurés; arrêt de mort. — Parmi les vingt-cinq condamnés, on signale une femme enceinte; Madame Élisabeth fait avertir les juges, et la sauve. — Paroles de Fouquier au président; réponse de Dumas. — Les condamnés sont conduits dans la salle des apprêts suprêmes. — Influence qu'exerce sur eux Madame Élisabeth; consolations qu'elle leur prodigue; courage qu'elle leur inspire. — Madame de Sénozan. — MM. de Montmorin et Bullier. — M. de Brienne, ancien ministre de la guerre et maire de Brienne; paroles que lui adresse Madame Élisabeth. — Désespoir de madame de Montmorin, puis sa résignation. — Madame de Crussol d'Amboise. — Grande satisfaction de Madame Élisabeth: tous ses compagnons d'infortune font résolûment à Dieu le sacrifice de leur vie. — Dernier appel. — Madame Élisabeth assise sur la charrette à côté de mesdames de Sénozan et de Crussol. — A la descente du pont Neuf, le mouchoir qui couvre la tête de Madame Élisabeth tombe aux pieds du bourreau. — Arrivé à la place de la Révolution, celui-ci lui tend la main comme pour l'aider à descendre; Élisabeth détourne la tête. — Devant l'échafaud, nul ne défaillit. — Madame de Crussol appelée la première. — Comment, dans ce dernier moment, Élisabeth apprend que la Reine n'existe plus. — Madame Élisabeth immolée la dernière. — Son corps est jeté dans un panier avec les autres cadavres, et sa tête avec les autres têtes dans un second panier. — La charrette se met en marche. — Rues du Rocher et d'Errancis, barrière de Monceaux, Clos du Christ. — Fournées précédentes d'Hébert et des hébertistes, de Danton et des quatorze compagnons de mort que son généreux ami Robespierre lui avait donnés, de la conspiration des prisons, puis enfin de Malesherbes et de ses enfants. — Le cadavre de Madame Élisabeth et les vingt-trois autres sont mis à nu et inhumés ensemble dans une fosse de douze à quinze pieds de largeur et autant de longueur. — Douleur que produit en Europe le meurtre de Madame Élisabeth, et particulièrement à Turin et au château de Wartegg, près Rorschach, où vivait retirée la famille de Bombelles. — Madame de Raigecourt adresse ses respectueuses condoléances à la jeune Marie-Thérèse; réponse de celle-ci. — Lettre du comte de Provence à madame des Montiers. — La commune révolutionnaire de Versailles s'emparant de la maison Élisabeth, Jacques et Marie, mis en prison, y sont oubliés. — Leur misère éveille la pitié des magistrats; leur détention est déclarée une injustice, mais aucune indemnité ne leur est attribuée. — Retirés à Bulle, ils y passent en paix une quarantaine d'années. — Fondation d'une manufacture d'horlogerie dans la maison de Montreuil. — L'entreprise demeure sans succès.
On se ferait difficilement une idée de ce qu'étaient les prisons de Paris pendant la révolution. Déjà, dans un Rapport au ministre de l'intérieur sur l'état des prisons de la Conciergerie, à la date du 17 mars 1793, le citoyen Grandpré s'exprimait ainsi:
«Je viens de faire une nouvelle visite des prisons de la Conciergerie. L'impression horrible que j'ai éprouvée à la vue des malheureux amoncelés dans cette affreuse demeure est inexprimable, et je ne puis concevoir encore la barbarie des officiers de police chargés de la surveiller et l'insouciance des tribunaux à absoudre ou condamner les accusés. Toutes les prisons ont été vidées à l'époque à jamais exécrable des 2 et 3 septembre dernier. Cependant elles contiennent aujourd'hui 950 individus. Il y en a 320 à l'hôtel de la Force, 44 à Sainte-Pélagie, 206 à Bicêtre, et 380 à la Conciergerie. Cette dernière prison, qui, par sa position près du tribunal criminel, a toujours été destinée pour les criminels, et qui ne devroit être considérée, d'après la nouvelle organisation, que comme maison de justice, sert cependant tout à la fois de maison d'arrêt, de maison de justice et de force. Il faut toute la surveillance et tout le dévouement d'un concierge incorruptible et de guichetiers éprouvés tels que ceux qui en ont la garde, pour qu'il n'y arrive pas chaque jour des événements sans nombre et des évasions multipliées, comme cela arrive journellement dans presque tous les départements. J'y ai vu une trentaine d'hommes et femmes condamnés à mort, qui tous se sont pourvus en cassation, dont les procès languissent, et qui emploient tout le temps qu'on leur laisse à faire toutes sortes de tentatives soit pour attenter à leur vie, soit pour opérer un soulèvement au dehors ou même au dedans; et leur rassemblement prodigieux, en leur montrant leur force, fait craindre à tout moment que leurs projets ne réussissent. Ce qui contribue plus à les désespérer et à leur faire tout entreprendre, c'est l'inhumanité avec laquelle on les entasse dans la même chambre et les tourments incalculables qu'ils éprouvent pendant la nuit. Je les ai visitées à l'ouverture, et je ne connois point d'expression assez forte pour peindre le sentiment d'horreur que j'ai éprouvé en voyant dans une seule pièce 26 hommes rassemblés, couchés sur 21 paillasses, respirant l'air le plus infect, et couverts de lambeaux à moitié pourris; dans une autre, 45 hommes entassés sur 10 grabats; dans une troisième, 38 moribonds pressés sur 9 couchettes; dans une quatrième, très-petite, 14 hommes ne pouvant trouver de place dans 4 cases; enfin, dans une cinquième, sixième et septième pièce, 85 malheureux se froissant les uns les autres pour pouvoir s'étendre sur 16 paillasses remplies de vermine, et ne pouvant tous trouver le moyen de poser leur tête. Un pareil spectacle m'a fait reculer d'épouvante, et je frissonne encore en voulant en donner une idée. Les femmes sont traitées de la même manière. 54 d'entre elles sont forcées de se coucher sur 19 paillasses ou de se relayer alternativement pour rester debout et ne pas étouffer en se mettant les unes sur les autres. Il y a dans cette maison 47 hommes et 12 femmes qui ont le privilége d'être à la pension et de coucher dans des lits séparés. Cette distinction m'a paru barbare, injuste et injurieuse à l'humanité. La loi qui distribue le pain également entre chaque détenu ne peut avoir eu l'intention de donner à l'homme aisé un asile commode et de mettre l'indigent dans un tombeau. Toute inégalité doit disparoître devant elle. De quelque état ou condition qu'ils soient, elle voit les accusés du même œil, et leur promet à tous le même traitement jusqu'à l'instant de leur jugement. Mais la justice semble endormie; ses oracles ne se rendent plus, ou le peu qui lui échappent sont sans effet, au moyen du tribunal de cassation, où l'appel en est porté, et où les affaires restent en suspens. Cependant les prisons s'engorgent chaque jour: presque aucun prisonnier n'en sort; un grand nombre y arrive sans cesse; au milieu de cette effroyable quantité, le juré d'accusation se tait, ou ne se livre que négligemment à des fonctions dont le terme trop éloigné l'effarouche; il choisit les individus dont il veut s'occuper de préférence, et des malheureux arrêtés depuis plusieurs mois ont la douleur de n'avoir pas encore été interrogés: il y en a dans ce cas 34, dont j'indique les noms et la date de l'arrestation dans un tableau joint au présent rapport.
»Je dois encore appeler l'attention du ministre sur le sort d'un assez grand nombre de malheureux échappés au carnage du mois de septembre, et réintégrés depuis dans les prisons, en vertu d'ordres la plupart arbitraires et sans cause. La crise perpétuelle où se trouve la République, les mouvemens intérieurs et fréquents qui en sont la suite, les bruits qu'on ne cesse de répandre d'un nouveau massacre, l'image toujours présente de celui qui s'est effectué sous leurs yeux, jettent la terreur dans l'âme de ces infortunés; ils souffrent mille morts chaque jour et maudissent le moment qui ne leur a sauvé la vie que pour les livrer de nouveau au supplice journalier d'une incertitude cent fois plus cruelle que tous les genres de mort possibles. Regardera-t-on comme une absolution de leurs fautes l'épreuve à laquelle ils ont été soumis aux journées de septembre et la liberté qui leur a été accordée? C'est une question que le ministre Roland a soumise le 16 novembre au ministre de la justice, et sur laquelle il seroit important de prononcer. Il n'y a pas de délit qui ne doive être effacé pour des gens qui ont été plusieurs jours sous le couteau, et la situation pénible où ils se retrouvent en ce moment, et dans laquelle ils sont depuis plusieurs mois, les met sans doute dans le cas de l'indulgence.
»Paris, le 17 mars 1793, l'an II de la République française.
Les choses ne se passaient plus ainsi en mai 1794. La justice n'était plus endormie, pour nous servir des termes du rapport qu'on vient de lire. Les inquiétudes de l'attente étaient épargnées au suspect et les longues terreurs au condamné. Les prisons se remplissaient chaque jour, mais chaque jour elles étaient vidées par le bourreau.
Un prisonnier de 1794 nous a laissé la description de la Conciergerie telle qu'elle était à cette époque:
«La première entrée, dit-il, est fermée de deux guichets[95]. Ces deux guichets sont à peu près à trois pieds l'un de l'autre. Ils sont tenus chacun par un porte-clefs. Tous les porte-clefs ne sont pas admis indistinctement à l'honneur de ces premiers guichets: on choisit les plus vigoureux et ceux qui ont le coup d'œil plus subtil. Il faut, disent-ils, avoir de la tête pour de pareilles fonctions. Aussi les postulants attendent-ils quelquefois longtemps. Un bouquet placé au-dessus de la porte annonce une nouvelle promotion. Le promu se fait coiffer ce jour-là par un perruquier, met ses plus beaux habits. Son air satisfait et capable annonce qu'il sent sa dignité et qu'il n'est pas au-dessous du choix dont on l'a honoré. Le soir, les flots de vin redoublent et terminent un si beau jour.
»Dans la première pièce, appelée guichet, au bout d'une grande table, sur un fauteuil, est le gouverneur de la maison, ou bien la respectable moitié de lui-même, ou bien le plus ancien des porte-clefs, qui les représente en ce cas. Ces gouverneurs-là sont devenus, par le temps où nous sommes, des personnages très-considérables. Les parents, amis ou amies des prisonniers, font ordinairement une cour très-assidue au concierge Richard pour se faire entr'ouvrir un guichet. On le salue profondément; quand il est de bonne humeur, il sourit; quand au contraire il est morose, il fronce le sourcil; c'est Jupiter qui fait trembler l'Olympe d'un coup d'œil. Aussi les prisonniers ont-ils toujours l'attention d'épier ses bons moments, et alors on s'évertue à présenter humblement le placet.
»C'est de ce fauteuil qu'émanent les ordres pour la police de la maison. C'est à ce fauteuil que sont évoquées les querelles des guichetiers entre eux et des guichetiers avec les prisonniers. C'est à ce fauteuil que les malheureux détenus portent leurs humbles réclamations quand ils obtiennent la faveur d'y être admis. C'est de ce fauteuil que part quelquefois un regard de protection qui console, et souvent un coup d'œil qui foudroie. Du reste, la femme Richard tient sa maison d'une manière étonnante: on n'a ni plus de mémoire, ni plus de présence d'esprit, ni une connoissance plus exacte des détails les plus minutieux.
»Outre le concierge ou son représentant, il y a dans le guichet un ancien porte-clefs qui divague. C'est, sans qu'il y paroisse, l'inspecteur des personnes qui entrent ou qui sortent. Quand il a des distractions, on entend sortir du fauteuil ces vigilantes paroles: «Allumez le miston!» (Allumez, mot d'argot qui veut dire regarde sous le nez, miston, de l'individu.) Le guichetier les répète à ses camarades qui sont de service aux portes. Lorsqu'il entre un nouveau prisonnier, on recommande aux guichetiers d'allumer le miston, afin qu'il soit généralement connu et ne puisse se donner pour étranger.
»A main gauche en entrant dans le guichet est le greffe. Cette pièce est partagée en deux par des barreaux. Une moitié est destinée aux écritures, l'autre moitié est le lieu où l'on dépose les condamnés; c'est là qu'ils ont quelquefois attendu trente-six heures le moment fatal où l'exécuteur des jugements criminels (que les guichetiers appellent dans leur langage tôle) leur fait subir les redoutables apprêts de leur supplice[96].»
C'est dans cette pièce que Madame Élisabeth avait passé les deux heures qui avaient précédé son interrogatoire.
Peut-être sera-t-on disposé à croire qu'entre cet interrogatoire et le jugement il y eut l'intervalle de temps nécessaire pour que l'accusée pût réunir ses moyens de défense. Ce serait mal connaître l'époque révolutionnaire que de céder à une pareille illusion. Madame de la Fayette[97], si admirable par le caractère aussi énergique que généreux qu'elle déploya au milieu de ces scènes d'horreur, raconte qu'ayant été transférée de la Force au collége du Plessis, Haly, concierge de cette dernière prison, lui dit un jour: «Je sors de chez Fouquier-Tinville; je l'ai trouvé étendu sur le tapis, pâle, anéanti; ses filles le caressoient et essuyoient la sueur de son front. Il me répondit lorsque je lui demandai ses ordres pour la liste du lendemain: «Laissez-moi, Haly, je n'y suffis pas; quel métier!» Puis, comme par instinct, il ajouta: «Voyez mon secrétaire; il m'en faut soixante, n'importe lesquels; qu'il les assortisse[98].»
On le voit, c'est irrégulièrement et au hasard que l'on tuait dans ce temps-là. Aussi l'interrogatoire que nous avons donné plus haut n'est qu'une comédie dérisoire qui ne présente aucune garantie à l'innocence.
On n'impute même à l'accusée aucun grief qui lui soit personnel. Elle est la sœur de Louis XVI, l'amie de Marie-Antoinette: voilà ses crimes. Si le tribunal est d'avance résolu à tuer la prévenue, la prévenue sait elle-même, à n'en pas douter, qu'elle n'a pas de justice à attendre du tribunal.
Cependant quelqu'un, se disant autorisé par Madame Élisabeth, restée en réalité étrangère à cette démarche, était allé avertir M. Chauveau-Lagarde qu'il était désigné pour la défendre. Il se présenta aussitôt à la prison, afin de s'entretenir avec elle de son acte d'accusation. On ne lui permit point de lui parler. Il réclama près de Fouquier-Tinville, qui lui répondit: «Vous ne pouvez la voir aujourd'hui; rien ne presse: elle ne sera pas jugée de sitôt.» Cependant, malgré la fausse assertion de Fouquier, le procès de madame Élisabeth allait bientôt commencer. Je ne sais quel vague pressentiment, quelle appréhension et quelle anxiété douloureuse poussèrent le lendemain matin M. Chauveau-Lagarde dans la salle des assises. Quelle fut sa surprise lorsqu'il aperçut Madame Élisabeth, vêtue de blanc, environnée d'un grand nombre d'accusés, assise sur le haut des gradins, où on l'avait placée la première pour la mettre plus en évidence! Toute conférence avec elle lui était nécessairement interdite. Elle ignore même sans doute qu'un homme, dans cette enceinte, se lèvera pour la défendre. Parmi les personnes qu'on lui a associées, au nombre de vingt-quatre dans l'acte d'accusation, il en est quelques-unes qu'elle a quelquefois rencontrées à la cour: la marquise de Sénozan, sœur de Malesherbes; madame de Crussol d'Amboise; M. de Loménie, ancien ministre de la guerre, et madame de Montmorin, veuve de l'ancien ministre des affaires étrangères massacré à l'Abbaye le 2 septembre 1792. La sœur de Louis XVI était inconnue de presque tous les autres accusés. Cependant, dès le matin, quelqu'un, dans les corridors de la Conciergerie, ayant prononcé le nom d'Élisabeth, ce nom, du guichet au greffe, de la prison au préau, avait couru de bouche en bouche, et l'attention de tous les prisonniers s'était portée sur elle. La sœur de Louis XVI n'en fut pas troublée: toujours maîtresse d'elle-même, elle avait tant de sérénité et de sang-froid qu'elle en communiquait aux âmes les plus troublées: elle ne songeait qu'à donner des consolations, la paix du cœur et la grâce de Dieu à ces infortunes sans espoir, pour lesquelles toutes portes étaient fermées, excepté celle qui ouvrait du côté du ciel.
Cependant René-François Dumas, président du tribunal, a ouvert l'audience; Gabriel Deliége et Antoine-Marie Maire, juges, sont assis à ses côtés.
Gilbert Liendon, substitut de l'accusateur public, soutient l'accusation; Charles-Adrien Legris, greffier, rédige le procès-verbal.
Les jurés, au nombre de quinze, sont les citoyens Trinchard, Laporte, Renaudin, Gravier, Brochet, Auvrest, Duplay, Fauvel, Fauvetty, Meyère, Prieur, Besnard, Fiévée, Sambat et Desboisseaux.
Le président Dumas, s'adressant à Madame Élisabeth:
Quel est votre nom?
R. Élisabeth-Marie.
Le Moniteur ne dit pas, mais un grand nombre de personnes présentes ont raconté qu'à cette première question Madame Élisabeth répondit: «Je me nomme Élisabeth-Marie de France, sœur de Louis XVI, tante de Louis XVII, votre Roi.» J'ai connu moi-même une personne digne de foi qui m'a assuré avoir entendu ces paroles, et j'ai l'intime conviction qu'elles ont été prononcées.
D. Votre âge?
R. Trente ans.
D. Où êtes-vous née?
R. A Versailles.
D. Où résidez-vous?
R. A Paris.
Antoine-Quentin Fouquier, Accusateur Public du Tribunal Révolutionnaire, établi à Paris par décret de la Convention nationale du 10 mars 1793, l'an deuxième de la République, sans aucun recours au Tribunal de cassation, en vertu du pouvoir à lui donné par l'article deux d'un autre décret de la Convention du 5 avril suivant, portant: «Que l'Accusateur Public dudit Tribunal est autorisé à faire arrêter, poursuivre et juger sur la dénonciation des autorités constituées ou des citoyens».
Expose,
Le greffier donne lecture de l'acte d'accusation, dont la teneur suit[99]:
«Antoine-Quentin Fouquier,
»Accusateur public du Tribunal Révolutionnaire établi à Paris par décret de la Convention Nationale du 10 mars 1793, l'an deuxième de la République, sans aucun recours au Tribunal de cassation, en vertu du pouvoir à lui donné par l'article deux d'un autre décret de la Convention du 5 avril suivant, portant «que l'Accusateur public dudit Tribunal est autorisé à faire arrêter, poursuivre et juger, sur la dénonciation des autorités constituées ou des citoyens;»
»Expose que, par différents arrêtés du comité de sûreté générale de la Convention, des comités révolutionnaires de différentes sections de Paris, du département de l'Yonne, et en vertu de mandats d'arrêt décernés par l'accusateur public, ont été traduits au Tribunal:
1o Marie Élisabeth Capet, sœur de Louis Capet, le dernier des tirans des Français, âgée de trente ans, née à Versailles;
2o Anne Duwaes, veuve de L'aigle, cy devant marquise, née à Keisnist, dans la campagne de Westphalie, demeurant à Montagne belair, cy devant Saint Germain en Laye, département de Seine et Oise, âgée de cinquante cinq ans;
3o Louis Bernardin Leneuf Sourdeval, âgé de soixante neuf ans, né à Caen, ex comte, demeurant actuellement à Chatou, département de Seine et Oise, avant demeurant dans le district de Caen, département du Calvados;
4o Anne Nicole Lamoignon, veuve du cy devant marquis de Senozan, âgée de soixante seize ans, né à Paris, y demeurant;
5o Claude Louise Angélique Bersin, femme séparée de corps et de biens, depuis huit ans, de Crussol d'Amboise, âgée de soixante et quatre ans, cy devant marquise, née à Paris, y demeurant;
6o Georges Folloppe, âgé de soixante quatre ans, officier municipal de la Commune de Paris et pharmacien, né à Écales Alix, près d'Yvetot, demeurant à Paris, rue et porte Honoré;
7o Denise Buard, fille, âgée de cinquante deux ans, vivant de son bien, née à Paris, y demeurant, rue Florentin, no 674;
8o Louis Pierre Marcel Letellier, dit Bullier, âgé de 21 ans et demi, cy devant employé à l'habillement, né à Paris, y demeurant, rue Florentin, no 674;
9o Charles Cressy Champmilon, âgé de trente trois ans, cy devant noble, ayant servi en qualité de sous lieutenant dans le cy devant régiment de vieille marine, natif de Courlon, près Sens, département de l'Yonne, depuis s'annonçant avoir fait le commerce;
10o Théodore Hall, âgé de vingt six ans, manufacturier et négotiant, natif de Sens, y demeurant, département de l'Yonne;
11o Alexandre François Lomenie, âgé de trente six ans, né à Marseille, y demeurant, cy devant colonel du régiment des chasseurs, cy devant Champagne, qu'il a quitté en mil sept cent quatre vingt dix, ex comte, domicilie à Brienne, et arrêté à Sens en visite;
12o Louis Marie Athanase Lomenie, âgé de soixante quatre ans, né à Paris, ex ministre de la guerre, et depuis la révolution maire de Brienne[100];
13o Antoine Hugues Calixte Montmorin, âgé de vingt deux ans, né à Versailles, sous lieutenant dans le cinquième régiment de chasseurs à cheval, grade dont il a donné sa démission le cinq septembre mil sept cent quatre vingt douze, demeurant à Passy, département de l'Yonne;
14o Jean Baptiste Lhoste, âgé de quarante sept ans, né à Forges, dans le cy devant Clermontois, agent de Serilly, dont il étoit le domestique, demeurant à Paris;
15o Martial Lomenie, ex coadjuteur de l'évêché du département de l'Yonne, âgé de trente ans, né à Marseille, demeurant à Sens, ex noble;
16o Antoine Jean François Megret de Serilly, âgé de quarante huit ans, né à Paris, cy devant trésorier général de la guerre jusqu'en mil sept cent quatre vingt sept, et cultivateur depuis mil sept cent quatre vingt neuf, demeurant à Passy, district de Sens, département (sic);
17o Antoine Jean Marie Megret Détigny, âgé de quarante six ans, né à Paris, cy devant sous aide major des cy devant gardes françaises, qu'il a quitté en mil sept cent quatre vingt sept, ex noble, demeurant à Sens, département de Lyonne;
18o Charles Lomenie, âgé de trente trois ans, né à Marseille, cy devant chevallier de Saint Louis et de Cincinnatus, domiciliée à Brienne, département de Laube.
19o Françoise Gabrielle Taneffe, veuve Montmorin, ex ministre des affaires étrangères, née à Chadrin, en Auvergne, département du Puy de Dôme, âgée de cinquante sept ans, demeurante, lors de son arrestation, à Passy, département de Lyonne, chez la nommée Serilly;
20o Anne Marie Charlotte Lomenie, divorcée de l'émigré Canizy, âgée de vingt neuf ans, née à Paris, domiciliée à Sens, département de Lyonne, et à Paris, rue Georges, section du Mont-Blanc, no 18;
21. Marie Anne Catherine Rosset, âgée de quarante quatre ans, née à Rochefort, département de la Charente, femme de Charles Christophe Rossel-Cercy, officier de marine émigré, demeurant, lors de son arrestation, à Sens;
22. Élisabeth Jacqueline Lhermitte, femme de Rosset, âgée de soixante cinq ans, née à Paris, demeurant à Sens. Son mari cy devant lieutenant colonel des carabiniers, maréchal de camp, ex noble, émigré;
23. Louis Claude Lhermitte de Chambertrand, âgé de soixante ans, né à Sens, y demeurant, prêtre et ex chanoine de la cy devant cathédrale de Sens, ex noble;
24. Anne Marie Louise Thomas, fe Serilly, âgée de trente un ans, née à Paris, demeurant à Passy, département de Lyonne;
25. Et Jean Baptiste Dubois, âgé de quarante un ans, né à Merfy, district de Reims, département de la Marne, domestique d'Étigny, qui demeurait chez sa mère, vieille rue du Temple;
»Que c'est à la famille des Capets que le peuple français doit tous les maux sous le poids desquels il a gémi pendant tant de siècles.
»C'est au moment où l'excès de l'oppression a forcé le peuple de briser ses chaînes, que toute cette famille s'est réunie pour le plonger dans un esclavage plus cruel encore que celui dont il vouloit sortir. Les crimes de tous genres, les forfaits amoncelés de Capet, de la Messaline Antoinette, des deux frères Capet et d'Élisabeth, sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'en retracer ici l'horrible tableau. Ils sont écrits en caractères de sang dans les annalles de la révolution, et les atrocités inouies exercées par les barbares émigrés ou les sanguinaires satellites des despotes, les meurtres, les incendies, les ravages enfin, ces assassinats inconnus aux monstres les plus féroces, qu'ils commettent sur le territoire français, sont encore commandés par cette détestable famille, et pour livrer de nouveau une grande nation au despotisme et aux fureurs de quelques individus.
»Élisabeth a partagé tous ses crimes: elle a coopéré à toutes les trames, à tous les complots formés par ses infâmes frères, par la scéleratte et impudique Antoinette, et toute la horde des conspirateurs qui s'étoient réunis autour d'eux; elle est associée à tous leurs projets; elle encourage les assassins de la patrie, les complots de juillet mil sept cent quatre vingt neuf, la conjuration du six octobre suivant, dont les Destaing et les Villeroy, et d'autres qui viennent d'être frappés du glaive de la loi, étoient les agents; enfin toute cette chaîne non interrompue de conspirations, pendant quatre ans entiers, ont été suivis et secondés de tous les moyens qui étoient au pouvoir d'Élisabeth. C'est elle qui, au mois de juin mil sept cent quatre vingt onze, fait passer les diamants, qui étoient une propriété nationale, a l'infâme d'Artois, son frère, pour le mettre en état d'exécuter les projets concertés avec lui, et soudoyer des assassins contre la patrie: c'est elle qui entretient avec son autre frère, devenu aujourdhuy l'objet de la dérision, du mépris des despotes coalisés chez lesquels il est allé déposer son imbécille et lourde nullité, la correspondance la plus active; c'est elle qui vouloit, par l'orgueil et le dédain le plus insultant, avilir et humilier les hommes libres qui consacroient leur temps à garder leur tyran; c'est elle enfin qui prodiguoit des soins aux assassins envoyés aux Champs élisées par le despote provoquer les braves Marseillois, et pansoit les blessures qu'ils avoient reçues dans leur fuite précipitée.
»Élisabeth avoit médité avec Capet et Antoinette le massacre des citoyens de Paris dans l'immortelle journée du dix aoust. Elle veilloit dans l'espoir d'être témoin de ce carnage nocturne. Elle aidoit la barbare Antoinette a mordre des balles, et encourageoit par ses discours des jeunes personnes que des prêtres fanatiques avoient conduites au château pour cette horrible occupation. Enfin, trompée dans l'espoir que toute cette horde de conspirateurs avoit que tous les citoyens se présenteroient pendant la nuit pour renverser la tyrannie, elle fuit au jour avec le tyran et sa femme, et va attendre dans le temple de la souveraineté nationale que la horde d'esclaves soudoyés et dévoués aux forfaits de cette cour parricide aye noyé dans le sang des citoyens la liberté, et lui aye fourni les moyens d'égorger ensuite ces représentants, au milieu desquels ils avoient été chercher un asile.
»Enfin on l'a vu, depuis le supplice mérité du plus coupable des tyrans qui ait déshonoré la nature humaine, provoquer le rétablissement de la tyrannie en prodiguant avec Antoinette au fils de Capet les hommages de la royauté et les prétendus honneurs du throne[101].»
En vérité, on se demande si l'on rêve quand on lit ce libelle de Fouquier, où les arguments sont des sophismes, où les épithètes sont des injures, où les faits relatés sont des mensonges. Mais on se souvient que si un tel accusateur pouvait les imaginer, et si un tel tribunal était digne de les entendre, Madame Élisabeth aussi était capable de les pardonner.
Procès-verbal de la séance du tribunal révolutionnaire, établi par la loi du 10 mars 1793, et en vertu de la loi du 5 avril de la même année, séant à Paris, au palais de justice.
Du vingt et un floréal de l'an second de la République françoise, dix heures du matin.
L'audience ouverte au public, le tribunal, composé des citoyens René-François Dumas, président; Gabriel Deliége et Antoine-Marie Maire, juges; de Gilbert Lieudon, adjoint de l'accusateur public, et Charles-Adrien Legris, commis greffier.
Sont entrés:
Les citoyens Trinchard, Laporte, Renaudin, Gravier, Brochet, Auvrest, Duplay, Fauvel, Fauvetty, Meyer, Prieur, Besnard, Fiévée, Sambatz et Desboisseaux, jurés de jugement; ensuite ont été introduits à la barre, libres et sans fers, et placés de manière qu'ils étoient vus et entendus du tribunal et des auditeurs: Élisabeth Capet; Anne Duwaes, veuve de l'Aigle; Louis-Bernardin Leneuf Sourdeval; Anne-Nicole Lamoignon, veuve Sénozan; Georges Foloppe, Denise Buard, Louis-Pierre-Marcel Le Tellier, et dix-huit autres ci-après nommés, accusés; et aussi les citoyens Chauveau, la Fleutrie, Boutroux, Duchâteau, Julienne, Sezille, leurs conseils et défenseurs officieux, qui ont prêté le serment de n'employer que la vérité dans la défense des accusés, et de se comporter avec décence et modération; ensuite les témoins de l'accusateur public ont été pareillement introduits.
Le président, en présence de tout l'auditoire, composé comme ci-dessus, a fait prêter auxdits jurés, à chacun individuellement, le serment suivant: «Citoyen, vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges portées contre les dénommés, accusés présents devant vous (ci-devant nommés), de ne communiquer avec personne jusqu'après votre déclaration; de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection; de vous décider d'après les charges et moyens de défense, et suivant votre confiance et votre intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme libre.» Après avoir prêté ledit serment, lesdits jurés se sont placés sur leurs siéges dans l'intérieur de l'auditoire, en face des accusés et des témoins.
Le président a dit aux accusés qu'ils pouvoient s'asseoir; après quoi il leur a demandé leurs nom, âge, profession, demeure, et le lieu de leur naissance.
A quoi ils ont répondu se nommer Élisabeth Capet, sœur de Louis Capet, dernier tyran des François, demeurant à Paris.
2. Anne Duwaes, veuve de l'Aigle, ci-devant marquise, âgée de cinquante-cinq ans, née à Keisnith, en Allemagne, demeurant à la montagne du Bon-Air, ci-devant Saint-Germain en Laye, département de Seine-et-Oise.
3. Louis-Bernardin Leneuf Sourdeval, âgé de soixante-neuf ans, etc.
[Suit la liste, voir page 205.]
Le président a averti les accusés d'être attentifs à ce qu'ils alloient entendre, et il a ordonné au greffier de lire l'acte d'accusation. Le greffier a fait ladite lecture, ainsi que la loi relative aux faux témoins, à haute et intelligible voix. Le président a dit aux accusés: «Voilà de quoi vous êtes accusés; vous allez entendre les charges qui vont être produites contre vous.»
Le témoin présenté par l'accusateur public et assigné à sa requête a été introduit en l'audience, et après avoir entendu la lecture faite par le greffier, s'est retiré.
Le président a ensuite fait appeler le témoin pour faire sa déclaration, et avant de la faire il lui a fait prêter le serment suivant: «Tu jures et promets de parler sans haine, sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité»; ensuite il lui a demandé s'il est parent, ami, allié, serviteur ou domestique des accusés ou de l'accusateur public; si c'est des accusés présents devant lui, qu'il lui a fait examiner, qu'il entend parler; s'il les connoissoit avant le fait qui a donné lieu à l'accusation, à quoi il a répondu de la manière et ainsi qu'il suit:
La citoyenne Marie Bocage, femme Journaud, âgée de trente-trois ans, née à la montagne du Bon-Air, ci-devant Saint-Germain en Laye, domestique, demeurant audit lieu, connoît l'accusée veuve de l'Aigle; n'est parente, dépose, etc.
Le président fait les questions suivantes à Madame Élisabeth:
Où étiez-vous dans les journées des 12, 13 et 14 juillet 1789, c'est-à-dire aux époques des premiers complots de la cour contre le peuple?
J'étois dans le sein de ma famille. Je n'ai connu aucun des complots dont vous me parlez; ce sont des événements que j'étois loin de prévoir et de seconder.
Lors de la fuite du tyran, votre frère, à Varennes, ne l'avez-vous pas accompagné?
Tout m'ordonnoit de suivre mon frère, et je m'en suis fait un devoir dans cette occasion comme dans toute autre.
N'avez-vous pas figuré dans l'orgie infâme et scandaleuse des gardes du corps, et n'avez-vous pas fait le tour de la table avec Marie-Antoinette pour faire répéter à chacun des convives le serment affreux d'exterminer les patriotes pour étouffer la liberté dans sa naissance et rétablir le trône chancelant?
J'ignore absolument si l'orgie dont il s'agit a eu lieu, mais je déclare n'en avoir été aucunement instruite.
Vous ne dites pas la vérité, et votre dénégation ne peut vous être d'aucune utilité, lorsqu'elle est démentie d'une part par la notoriété publique, et de l'autre par la vraisemblance qui persuade à tout homme sensé qu'une femme aussi intimement liée que vous l'étiez avec Marie-Antoinette, et par les liens du sang et par ceux de l'amitié la plus étroite, n'a pu se dispenser de partager ses machinations, d'en avoir eu communication et de les avoir favorisées de tout son pouvoir; vous avez nécessairement, d'accord avec la femme du tyran, provoqué le serment abominable prêté par les satellites de la cour, d'assassiner et anéantir la liberté dans son principe; vous avez également provoqué les outrages sanglants faits au signe précieux de la liberté, la cocarde tricolore, en la faisant fouler aux pieds par tous vos complices?
J'ai déjà déclaré que tous ces laits m'étoient étrangers, je n'y dois point d'autre réponse.
Où étiez-vous dans la journée du 10 août 1792?
J'étois au château, ma résidence ordinaire et naturelle depuis quelque temps.
N'avez-vous pas passé la nuit du 9 au 10 août dans la chambre de votre frère, et n'avez-vous pas eu avec lui des conférences secrètes qui vous ont expliqué le but, le motif de tous les mouvements et préparatifs qui se faisoient sous vos yeux?
J'ai passé chez mon frère la nuit dont vous me parlez; jamais je ne l'ai quitté; il avoit beaucoup de confiance en moi, et cependant je n'ai rien remarqué dans sa conduite ni dans ses discours qui pût m'annoncer ce qui s'est passé depuis.
Mais votre réponse blesse à la fois la vérité et la vraisemblance, et une femme comme vous, qui a manifesté dans tout le cours de la révolution une opposition aussi frappante au nouvel ordre de choses, ne peut être crue lorsqu'elle veut faire croire qu'elle ignore la cause des rassemblements de toute espèce qui se faisoient au château la veille du 10 août. Voudriez-vous nous dire ce qui vous a empêchée de vous coucher la nuit du 9 au 10 août?
Je ne me suis pas couchée parce que les corps constitués étoient venus faire part à mon frère de l'agitation, de la fermentation des habitants de Paris, et des dangers qui pouvoient en résulter.
Vous dissimulez en vain, surtout d'après les différents aveux de la femme Capet, qui vous a désignée comme ayant assisté à l'orgie des gardes du corps, comme l'ayant soutenue dans ses craintes et ses alarmes du 10 août sur les jours de Capet et de tout ce qui pouvoit l'intéresser. Mais ce que vous nieriez infructueusement, c'est la part active que vous avez prise à l'action qui s'est engagée entre les patriotes et les satellites de la tyrannie; c'est votre zèle et votre ardeur à servir les ennemis du peuple, à leur fournir des balles que vous preniez la peine de mâcher, comme devant être dirigées contre les patriotes, comme destinées à les moissonner. Ce sont les vœux bien publics que vous faisiez pour que la victoire demeurât au pouvoir des partisans de votre frère, les encouragements en tout genre que vous donniez aux assassins de la patrie: que répondez-vous à ces derniers faits?
Tous ces faits qui me sont imputés sont autant d'indignités dont je suis bien loin de m'être souillée.
Lors du voyage de Varennes, n'avez-vous pas fait précéder l'évasion honteuse du tyran de la soustraction des diamants dits de la couronne, appartenant alors à la nation, et ne les avez-vous pas envoyés à d'Artois?
Ces diamants n'ont pas été envoyés à d'Artois; je me suis bornée à les déposer entre les mains d'une personne de confiance.
Voudriez-vous désigner le dépositaire de ces diamants, nous le nommer?
M. de Choiseul est celui que j'avois choisi pour recevoir ce dépôt.
Que sont devenus les diamants que vous dites avoir confiés à Choiseul?
J'ignore absolument quel a pu être le sort de ces diamants, n'ayant pas eu l'occasion de voir M. de Choiseul; je n'en ai point eu d'inquiétude et je ne m'en suis nullement occupée.
Vous ne cessez d'en imposer sur toutes les interpellations qui vous sont faites, et singulièrement sur le fait des diamants; car un procès-verbal du 12 septembre 1792, bien rédigé en connoissance de cause par les représentants du peuple lors de l'affaire relative au vol de ces diamants, constate d'une manière sans réplique que ces diamants ont été envoyés à d'Artois. N'avez-vous pas entretenu des correspondances avec votre frère, le ci-devant Monsieur?
Je ne me rappelle pas d'en avoir entretenu, surtout depuis qu'elles sont prohibées.
N'avez-vous pas donné des soins en pansant vous-même les blessures des assassins envoyés aux Champs-Élysées par votre frère contre les braves Marseillois?
Je n'ai jamais su que mon frère eût envoyé des assassins contre qui que ce soit; s'il m'est arrivé de donner des secours à quelques blessés, l'humanité seule a pu me conduire dans le pansement de leurs blessures; je n'ai point eu besoin de m'informer de la cause de leurs maux pour m'occuper de leur soulagement; je ne m'en fais pas un mérite, et je ne m'imagine pas que l'on puisse m'en faire un crime!
Il est difficile d'accorder ces sentiments d'humanité dont vous vous parez avec cette joie cruelle que vous avez montrée en voyant couler des flots de sang dans la journée du 10 août. Tout nous autorise à croire que vous n'êtes humaine que pour les assassins du peuple, et que vous avez toute la férocité des animaux les plus sanguinaires pour les défenseurs de la liberté; loin de secourir ces derniers, vous provoquiez leur massacre par vos applaudissements; loin de désarmer les meurtriers du peuple, vous leur prodiguiez à pleines mains les instruments de la mort à l'aide desquels vous vous flattiez, vous et vos complices, de rétablir le despotisme et la tyrannie. Voilà l'humanité des dominateurs des nations, qui de tout temps ont sacrifié des millions d'hommes à leurs caprices, à leur ambition et à leur cupidité! L'accusée Élisabeth, dont le plan de défense est de nier tout ce qui est à sa charge, aura-t-elle la bonne foi de convenir qu'elle a bercé le petit Capet dans l'espoir de succéder au trône de son père, et qu'elle a ainsi provoqué la royauté?
Je causois familièrement avec cet infortuné, qui m'étoit cher à plus d'un titre, et je lui administrois en conséquence les consolations qui me paroissoient capables de le dédommager de la perte de ceux qui lui avoient donné le jour.
C'est convenir en d'autres termes que vous nourrissiez le petit Capet des projets de vengeance que vous et les vôtres n'avez cessé de former contre la liberté, et que vous vous flattiez de relever les débris d'un trône brisé en l'inondant du sang des patriotes!
Le président procède ensuite à l'interrogatoire des autres accusés, interrogatoire qui se borne à quelques questions insignifiantes. Le Moniteur, et après lui les historiens, ne font aucune mention des paroles du défenseur de Madame Élisabeth; et ce silence semblerait annoncer que Madame Élisabeth ne fut pas défendue. Cependant si le débat fut rapide, si tout rapport entre l'accusée et son défenseur a été matériellement interdit, il est notoire que Chauveau-Lagarde se leva après l'interrogatoire, et fit entendre une courte plaidoirie, dont il nous a donné lui-même la substance:
«Je fis observer, dit-il, qu'il n'y avoit au procès qu'un protocole banal d'accusation, sans pièces, sans interrogatoire, sans témoins, et que par conséquent, là où il n'existoit aucun élément légal de conviction, il ne sauroit y avoir de conviction légale.
»J'ajoutai qu'on ne pouvoit donc opposer à l'auguste accusée que ses réponses aux questions qu'on venoit de lui faire, puisque c'étoit dans ces réponses elles seules que tous les débats consistoient; mais que ces réponses elles-mêmes, loin de la condamner, devoient au contraire l'honorer à tous les yeux, puisqu'elles ne prouvoient rien autre chose que la bonté de son cœur et l'héroïsme de son amitié.
»Puis, après avoir développé ces premières idées, je finis en disant qu'au lieu d'une défense je n'aurois plus à présenter pour Madame Élisabeth que son apologie; mais que dans l'impuissance où j'étois d'en trouver une qui fût digne d'elle, il ne me restoit plus qu'une seule observation à faire: c'est que la Princesse qui avoit été à la cour de France le plus parfait modèle de toutes les vertus ne pouvoit pas être l'ennemie des François.
»Il est impossible de peindre la fureur avec laquelle Dumas m'apostropha, en me reprochant d'avoir eu l'audace de parler de ce qu'il appeloit les prétendues vertus de l'accusée, et d'avoir ainsi corrompu la morale publique. Il fut aisé de s'apercevoir que Madame Élisabeth, qui jusqu'alors étoit restée calme et comme insensible à ses propres dangers, fut émue de ceux auxquels je venois de m'exposer.»
Après que l'accusateur public et les défenseurs ont été entendus, le président déclare les débats fermés; il fait le résumé du procès, je dois dire des différents procès, car il y en avait autant que d'accusés; puis il remet au président du jury l'écrit suivant, servant de préambule à une question qui est uniformément la même pour chacun des accusés:
«Il a existé des complots et conspirations formés par Capet, sa femme, sa famille, ses agents et ses complices, par suite desquels des provocations à la guerre extérieure de la part des tyrans coalisés, à la guerre civile dans l'intérieur, ont été formées, des secours en hommes et en argent ont été fournis aux ennemis, des troupes ont été rassemblées, des dispositions ont été faites, des chefs nommés pour assassiner le peuple, anéantir la liberté et rétablir le despotisme.
»Anne-Élisabeth Capet est-elle complice de ces complots?»
Les jurés, après quelques minutes de délibération, rentrent à la salle d'audience, et donnent une déclaration affirmative contre Madame Élisabeth et les autres accusés.
Vu par le tribunal révolutionnaire l'acte d'accusation dressé par l'accusateur public près icelui,
1. Contre Élisabeth Capet, sœur de Louis Capet, dernier tyran des François, née à Paris, y demeurant;
2. Anne Duwaes, veuve de l'Aigle, ci-devant marquise, âgée de cinquante-cinq ans, née à Keisnith, en Allemagne, demeurant à la montagne du Bon-Air, ci-devant Saint-Germain en Laye, département de Seine-et-Oise.
3. Louis Bernardin Leneuf Sourdeval, etc....
[Suit la liste des 25 accusés précédemment donnée.] et dont la teneur suit:
Antoine-Quentin Fouquier, accusateur public, etc., expose, etc.
[Répétition de l'acte d'accusation.]
L'ordonnance de prise de corps rendue par le tribunal ledit jour contre Élisabeth Capet, Anne Duwaes, veuve de l'Aigle, Louis-Bernardin Leneuf Sourdeval, etc....
[Suit la liste des 25 accusés.]
Le procès-verbal d'écrou et remise de leurs personnes en la maison de justice de la Conciergerie, aussi du même jour; et la déclaration du juré du jugement faite individuellement et à haute et intelligible voix en l'audience publique du tribunal, portant «qu'il a existé des complots et conspirations formés par Capet, etc.»
[Ici répétition de l'ordonnance de prise de corps rendue par le tribunal.]
Qu'il est constant que
Élisabeth Capet, Anne Duwaes, veuve de l'Aigle; Louis-Bernardin Leneuf Sourdeval, etc.,
[Liste des 25.]
sont convaincus d'être complices de ces complots;
Le tribunal, après avoir entendu l'accusateur public sur l'application de la loi, condamne Élisabeth Capet, Anne Duwaes, veuve de l'Aigle; Louis-Bernard Leneuf Sourdeval, Anne-Nicole Lamoignon, veuve Sénozan; Claude-Louise-Angélique Bersin, femme Crussol d'Amboise; Georges Foloppe, Denise Buard, Louis-Pierre-Marcel Letellier, dit Bullier; Charles Cressy-Champmilon, Théodore Hall, Alexandre-François Loménie, Louis-Marie-Athanase Loménie, Antoine-Hugues-Calixte Montmorin, Jean-Baptiste l'Hoste, Martial Loménie, Antoine-Jean-François Mégret-Sérilly, Antoine-Jean-Marie Mégret-d'Étigny, Charles Loménie, Françoise-Gabrielle Taneff, veuve Montmorin; Anne-Marie-Charlotte Loménie, femme divorcée de l'émigré Canilly; Marie-Anne-Catherine Rosset, femme Rosset-Cercy; Élisabeth Jacqueline l'Hermite, femme Rosset; Louis-Claude l'Hermite-Chambertrand; Anne-Marie-Louise Thomas, femme Mégret-Sérilly, et Jean-Baptiste Dubois, À LA PEINE DE MORT, conformément à l'article quatre de la première section du titre premier de la deuxième partie du Code pénal, dont a été fait lecture, et lequel est ainsi conçu: «Toute manœuvre, toute intelligence avec les ennemis de la France tendant soit à faciliter leur entrée dans les dépendances de l'empire françois, soit à leur livrer des villes, forteresses, ports, vaisseaux, magasins ou arsenaux appartenant à la France, soit à leur fournir des secours en soldats, argent, vivres ou munitions, soit à favoriser d'une manière quelconque le progrès de leurs armes sur le territoire françois ou contre nos forces de terre ou de mer, soit à ébranler la fidélité des officiers, soldats et des autres citoyens envers la nation françoise, seront punis de mort», et encore en conformité de l'article deux de la seconde section du titre premier de la seconde partie du Code pénal, dont a été pareillement fait lecture, et lequel est ainsi conçu: «Toutes conspirations et complots tendant à troubler l'État par une guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres ou contre l'exercice de l'autorité légitime, seront punis de mort»;
Déclare les biens desdits Élisabeth Capet, veuve de l'Aigle, Leneuf Sourdeval, etc.,
[Suit la liste.]
acquis à la République. En conséquence de l'article deux du titre deux de la loi du dix mars mil sept cent quatre-vingt-treize (vieux style), dont a été aussi fait lecture, et lequel est ainsi conçu: «Les biens de ceux qui seront condamnés à la peine de mort seront acquis à la République, sauf à pourvoir à la subsistance des veuves, enfants, s'ils n'ont pas de biens d'ailleurs»,
Ordonne qu'à la diligence de l'accusateur public le présent jugement sera exécuté dans les vingt-quatre heures sur la place de la Révolution de cette ville, et qu'il sera imprimé, lu, publié et affiché dans toute l'étendue de la République.
Fait et prononcé en l'audience publique du tribunal le vingt et unième jour de floréal, l'an deuxième de la République françoise une et indivisible, par les citoyens René-François Dumas, président; Gabriel Deliége et Antoine-Marie Maire, juges, qui ont signé le présent jugement avec le greffier.
En conséquence, ils sont tous condamnés à mort. Comme nos lecteurs ont pu le remarquer, les noms de dix femmes figuraient dans l'acte d'accusation. Une d'elles, quoique enceinte, avait refusé de se soustraire, par sa déclaration, au sort commun. Madame Élisabeth fait avertir les juges, et la sauve[102].
Les mots de peine de mort et d'exécution dans les vingt-quatre heures avaient produit un léger mouvement sur les bancs où sont assis les accusés. Mais ces mots, Madame Élisabeth les a entendus sans changer de visage. Oublieuse d'elle-même, sa pensée, qui est toute en Dieu, se reporte sur ceux qu'on a associés à sa condamnation, et avec lesquels elle est ramenée pour quelques instants à la Conciergerie.
Au moment où elle sortait du tribunal, Fouquier dit au président: «Il faut avouer cependant qu'elle n'a pas poussé une plainte.—De quoi se plaindroit-elle donc, Élisabeth de France[103]? répondit Dumas avec une gaieté ironique. Ne lui avons-nous pas formé aujourd'hui une cour d'aristocrates digne d'elle? Et rien ne l'empêchera de se croire encore dans les salons de Versailles quand elle va se voir, au pied de la sainte guillotine, entourée de toute cette fidèle noblesse[104].»
Ces vingt-quatre personnes marquées pour l'échafaud, défilant lentement sous de longues voûtes au milieu des spectateurs, qui, pour les voir passer, se rangent en haie avec une inconcevable avidité, sont conduites dans la salle des condamnés à mort pour y attendre le bourreau. Cette salle, longue, étroite, obscure, n'est séparée du greffe que par une porte et une cloison vitrées, et n'a pour tout mobilier que des bancs de bois adossés à la muraille.
Réunie à ces infortunés, qu'elle regarde comme autant d'amis qui doivent l'accompagner au Ciel, Madame Élisabeth a bientôt pris au milieu d'eux la place qui lui appartient: elle leur parle avec un calme et une douceur inexprimables; elle domine leurs tortures morales par la sérénité de son regard, par la tranquillité de son maintien, par l'ascendant de sa parole. Telle nous l'avons vue à Versailles, à Montreuil, au milieu de ses amies dévouées qui faisaient le charme de sa vie, s'oubliant pour ne songer qu'à elles, prenant intérêt à tout ce qui les intéressait, et ne laissant jamais échapper l'occasion de jeter dans leur âme une de ces semences évangéliques que récolte le divin Moissonneur, telle nous la retrouvons dans ces dernières heures à la Conciergerie, au milieu des victimes qui doivent l'accompagner à l'échafaud, aussi douce, aussi aimable, aussi calme, mais le front déjà rayonnant de l'auréole de son martyre.
Elle excite leur confiance en Celui qui couronne les épreuves supportées avec courage, les sacrifices saintement accomplis. Sous cette parole pénétrante, Madame de Sénozan, la plus âgée des vingt-cinq victimes, se rassure, et offre à Dieu le peu qui lui reste de vie avec la même facilité que MM. de Montmorin et Bullier, ces deux jeunes gens de vingt ans, font l'abandon des longues perspectives ouvertes devant eux dans le temps. M. de Loménie, ancien ministre de la guerre et maire de Brienne, que n'ont pu sauver les vives réclamations des communes voisines de cette ville, s'indignait avec une sorte d'exaltation, non pas d'être condamné, mais de se voir imputer à crime, par Fouquier, les témoignages d'affection et de gratitude que lui ont conquis les services rendus par lui à son département. Madame Élisabeth s'approche de lui, et lui dit avec douceur: «S'il est beau de mériter l'estime de ses concitoyens, croyez qu'il est encore plus beau de mériter la clémence de Dieu. Vous avez montré à vos compatriotes à faire le bien: vous leur montrerez comment on meurt quand on a la conscience en paix[105].»
Madame de Montmorin, dont presque toute la famille a été mise à mort par la révolution, ne peut se faire à l'idée de l'immolation de son fils; celui-ci la rassure avec le courage et la tendresse du dévouement filial. Le sacrifice exigé semble impossible à cette mère désespérée: «Je veux bien mourir, dit-elle en sanglotant, mais je ne puis le voir mourir.—Vous aimez votre fils, lui dit alors Madame Élisabeth, et vous ne voulez pas qu'il vous accompagne! Vous allez trouver les félicités du Ciel, et vous voulez qu'il demeure sur cette terre, où il n'y a aujourd'hui que tourments et douleurs!» Sous l'impression de ces paroles, le cœur de madame de Montmorin s'ouvre à un rayon d'extase; ses fibres se détendent, ses larmes coulent, et serrant avec transport son enfant dans ses bras: «Viens, viens, s'écrie-t-elle, nous monterons ensemble[106].»
Les êtres les plus susceptibles de faiblesse dans le cours ordinaire de la vie bravent héroïquement la mort quand un grand sentiment les anime. La marquise de Crussol d'Amboise faisait habituellement coucher deux de ses femmes dans sa chambre: une araignée lui faisait peur; l'idée d'un péril même imaginaire la remplissait d'épouvante. L'exemple de Madame Élisabeth la transforme tout à coup: elle est calme au tribunal, dans la prison, devant la mort.
L'émotion s'est communiquée à tous les condamnés. Madame Élisabeth leur apparaît, à cette heure terrible, illuminée du triple reflet du divin Maître; car devant ces cœurs brisés qui l'entouraient, elle manifeste la vérité qui éclaire, la douceur qui attire, la sainteté qui édifie.
«On n'exige point de nous, dit-elle, comme des anciens martyrs, le sacrifice de nos croyances; on ne nous demande que l'abandon de notre misérable vie: faisons à Dieu ce faible sacrifice avec résignation.» Rien de plus propre à remuer profondément les âmes que ce souffle ardent de la foi qui domine le sentiment de la douleur. Jamais cette ferme et vivifiante espérance, dont l'Église a fait une vertu, jamais la charité, jamais le courage, n'ont inspiré des paroles plus tendres et plus héroïques. Quelle paupière ne se mouillerait au cri de cette belle âme qui console et qui relève tant d'âmes déchirées ou abattues! Élisabeth ne cherche point à combattre et à ne pas mourir, elle ne proteste pas contre l'iniquité des hommes, elle n'a pas un mot de regret, encore moins un mot de reproche: elle va vers Dieu avec confiance; elle ne veut pas y aller seule, elle entraîne ses compagnons, et leur montre les bras miséricordieux qui leur sont ouverts.
Cette femme angélique rencontrait donc, dans ce dernier moment, un grand sujet de joie: elle avait ranimé des âmes endolories ou inertes; elle avait fait pénétrer la vigueur de la foi dans les défaillances de la nature. Elle avait fait de cette dernière heure d'agonie l'épreuve préparatoire du sacrifice; elle avait émoussé l'aiguillon de la mort, et fait poindre à des yeux déjà fermés au monde les lueurs anticipées de la délivrance.
Le dernier appel se fait bientôt entendre. La toilette funèbre s'accomplit. Les portes de la prison s'ouvrent, et les charrettes du bourreau, que Barère appelait les bières des vivants, reçoivent les condamnés. Madame Élisabeth se trouve assise sur la même charrette que mesdames de Sénozan et de Crussol d'Amboise, et elle s'entretient avec elles pendant le trajet de la Conciergerie à la place Louis XV. Aux plaintes qui échappent à quelques-uns des condamnés, elle répond par de touchantes exhortations. À la descente du pont Neuf, rapporte un témoin oculaire, le mouchoir blanc qui couvre la tête de la Princesse se détache et tombe aux pieds de l'exécuteur, qui le ramasse. Dès ce moment, Madame Élisabeth, demeurée seule, tête nue, au milieu de ses compagnons d'infortune, attire par cela même tous les regards; et c'est ainsi que tant de personnes, qui, sans cette circonstance, ne l'eussent peut-être point remarquée, ont pu rendre témoignage du calme et de la sérénité de ses traits. On arrive à la place de la Révolution: Madame descend la première. Le bourreau, comme pour l'aider, lui tend la main. La princesse regarde de côté, et ne s'appuie pas sur cette main qui s'offre à elle. Les victimes avaient trouvé au pied de l'échafaud une banquette sur laquelle on les fit asseoir. On présume que cette attention inaccoutumée était due à un calcul de prudence: le gouvernement révolutionnaire avait craint, a-t-on dit, que la fournée étant considérable, il ne se trouvât quelques patients qu'une trop longue attente devant l'instrument de mort eût fait défaillir. Aucun ne défaillit[107]. Encouragé par la présence et le regard de la sœur de Louis XVI, chaque condamné s'est promis de se lever bravement à l'appel de son nom, et d'accomplir sa tache avec fermeté. Le premier nom prononcé par l'exécuteur est celui de madame de Crussol. Madame de Crussol se lève aussitôt, va s'incliner devant Madame Élisabeth, et témoignant hautement le respect et l'amour que la princesse lui inspire, elle lui demande la permission de l'embrasser. «Bien volontiers, et de tout mon cœur», lui dit Madame Élisabeth avec cette expression d'affabilité qui lui était si naturelle; et la royale victime avançant son visage, lui donne le baiser d'adieu, de supplice et de gloire[108]. Toutes les femmes qui suivirent obtinrent le même témoignage d'affection. Elles montèrent ainsi à l'échafaud, sacrées par cet angélique baiser, qui rappelle les actes des martyrs, pour la bienheureuse immortalité. Les hommes s'honorèrent aussi de leur respect pour Madame Élisabeth, en allant, chacun à son tour, courber devant elle la tête qui, une minute après, tombait sous le couperet de la guillotine. Déjà plusieurs têtes étaient tombées, lorsqu'un homme de la lie du peuple, curieux de savoir quelle était la personne qu'on saluait ainsi, parvint à apercevoir sa figure, et reconnut Madame Élisabeth. «On a beau lui faire des salamalecs, dit-il avec une expression cynique, la voilà f..... comme l'Autrichienne.» Cet homme était assez près du banc pour que sa parole y fût entendue. Madame Élisabeth, qui n'avait que de vagues soupçons sur le meurtre de la Reine, bénit le Ciel en apprenant qu'elle avait cessé de souffrir et qu'elle allait la retrouver au sein de Dieu. Pendant tout le temps que dura le sacrifice, la sainte femme qui semblait y présider ne cessa de dire le De profundis. Celle qui allait mourir priait pour les morts. Elle était réservée à périr la dernière. Les maîtres de la guillotine ne pouvant la tuer qu'une fois, voulurent du moins qu'elle se sentît mourir autant de fois qu'elle verrait de victimes immolées sous ses yeux. Quand la vingt-troisième vint s'incliner devant elle, elle lui dit: «Courage et foi dans la miséricorde de Dieu»; puis elle se lève elle-même pour se tenir prête à l'appel de l'exécuteur. Elle monte d'un pas ferme les marches de l'échafaud; ici encore le bourreau lui tend la main; mais l'attitude de la victime lui fait comprendre qu'elle est assez forte pour y monter sans secours, et, regardant le ciel, elle se livre à l'exécuteur. Son fichu tombant à terre au moment où on l'attache à la planche fatale, laisse apercevoir une médaille d'argent représentant une Immaculée Conception de la Vierge, qui était, ainsi qu'une petite clef de portefeuille, attachée à son cou par un menu cordon de soie[109]. L'aide du bourreau se mettant en devoir de lui enlever ce signe de piété, elle lui dit: «Au nom de votre mère, monsieur, couvrez-moi.» Ce fut le dernier mot de Madame Élisabeth. Jusqu'alors, à aucune exécution on n'avait remarqué autant d'émotion autour de la guillotine. Il n'y eut pas de cris de Vive la République! Chacun s'en alla triste de son côté. Le témoin oculaire dont je tiens ces détails ajouta: «Au moment où j'aperçus la charrette sur laquelle on plaçait les cadavres et les têtes des victimes, je suis partie comme le vent[110].»
L'an {quatre} de la République Française, le {vingt un floréal} à la requête du citoyen Accusateur-public près le Tribunal Révolutionnaire, établi au Palais, à Paris, par la loi du 10 mars 1793, sans aucun recours au Tribunal de cassation, lequel fait élection au Greffe dudit Tribunal séant au Palais; je me suis {......} Huissier-audiencier audit Tribunal, soussigné, transporté en la maison-de-Justice audit Tribunal, pour l'exécution du Jugement rendu par le Tribunal {Cejourd'huy} contre {Marie Élizabeth Capet} qui {la} condamne à la peine de mort, pour les causes énoncées audit jugement, et de suite je l'{ai} remis{e} à l'exécuteur des jugemens criminels, et à la Gendarmerie qui {l'ont} conduit sur la place de {la révolution} où, sur un échaffaud dressé sur ladite place, {laquelle a}, en notre présence, subi la peine de mort; et de tout ce que dessus, ai fait et rédigé le présent procès-verbal, pour servir et valoir ce que de raison, dont acte.
Enregistré {gratis}, à Paris, le {23 floréal} l'an {quatre} de la République une et indivisible.
«Toutes les relations et tous les mémoires de ce temps s'accordent à dire qu'à l'instant où Madame Élisabeth reçut le coup mortel, une odeur de rose se répandit sur toute la place Louis XV[111].»
A deux pas de la guillotine stationnait une charrette[112] attelée de deux chevaux, et contenant deux grands paniers destinés à recevoir l'un les corps, l'autre les têtes des suppliciés. L'horreur qu'éprouveront ceux qui liront ces détails, je l'éprouve avant eux en les écrivant. Lorsque les bourreaux eurent jeté au panier la vingt-quatrième tête, qui était celle de Madame Élisabeth, ils étendirent son corps, couvert de ses vêtements, sur le monceau de cadavres entassés dans l'autre panier; il s'ensuivit que ses vêtements étaient à peine ensanglantés, tandis que ceux placés au fond du panier semblaient avoir été baignés dans le sang.
PLAN DU CIMETIÈRE DE MONCEAUX, CONNU SOUS LE NOM DE CLOS DU CHRIST.
- A. Rue des Errancis, prolongement de la rue du Rocher.
- B. Maison du Christ.
- C. Porte condamnée.
- D. Porte cochère.
- E. Porte de la cour au jardin.
- F. Porte cochère par où entraient les charrettes.
- G. Endroit où l'on croyait que les restes de Madame Élisabeth étaient enfouis.
- H. Fosse commune où reposent les victimes du 10 mai 1794.
- I. Petite porte communiquant du jardin dans le clos du Christ.
- K. Lieu où M. Viger de Jolival supposait que le duc d'Orléans était inhumé.
- L. et M. Grande fosse commune où ont été ensevelies les victimes de la réaction thermidorienne.
- N. Cour.
- O. Jardin.
- P. Parc de Monceaux.
- Q. Maison de l'octroi.
- R. Chemin de la barrière de Monceaux à celle de Clichy.
- S. Barrière de Monceaux.
La charrette se met en marche, escortée par la gendarmerie. La foule s'ouvre devant elle. Quelques cris de Vive la République! poussés au départ par un reste d'agents de la police municipale, s'éteignent bientôt. Le convoi marchant lentement, suit les rues des Champs-Élysées, de la Madeleine, de l'Arcade, de la Pologne, Saint-Lazare et du Rocher. Le peuple s'arrête pour le voir passer: de rares fenêtres légèrement entr'ouvertes laissent apercevoir le front de quelques personnes muettes et immobiles, peut-être agenouillées. Le cortége gravit très-lentement la rue du Rocher, et s'arrête un instant (sans doute pour laisser souffler les chevaux) à l'endroit où finit la montée et où cette voie quittait, à cette époque, le nom de rue du Rocher pour prendre celui de rue des Errancis, rue n'existant alors qu'au tracé et conduisant à la barrière de Monceaux. A cent pas en deçà de cette barrière, le convoi passe entre la seule maison qui s'élevait sur cette route et un tas de pierres qui lui faisait face à droite, servant naguère de piédestal à un calvaire abattu par la révolution. Il arrive à la barrière, il la franchit; puis, prenant à gauche, il tourne le dos au pavillon de l'octroi, et fait halte devant une porte charretière pratiquée dans le mur d'enceinte de la ville et marqué par la lettre F dans le plan que nous mettons ici sous les yeux du lecteur. Cette porte s'ouvre, et la charrette entre dans un enclos qui, depuis deux mois environ, servait de cimetière aux suppliciés du tribunal révolutionnaire. Le cimetière de la Madeleine, doublement peuplé par la faux naturelle de la mort et par le couperet de la guillotine, n'avait plus de terre pour recouvrir les os des trépassés. Il y avait longtemps d'ailleurs que les habitants du quartier s'étaient plaints des miasmes fétides qui s'exhalaient de ce cimetière[113].
Dès que la charrette est entrée dans le nouvel enclos, la porte se referme immédiatement: gendarmes et curieux se retirent; deux charretiers et un commissaire de police accompagnent seuls la voiture.
Ce terrain, qui, comme on le voit, s'élargissait en s'étendant vers le parc de Monceaux avec lequel il était contigu, était naguère consacré à la culture: une moitié était encore en plates-bandes, et l'autre conservait la trace de sillons interrompus çà et là par des tranchées ouvertes et dont quelques-unes avaient été remplies dans les jours précédents, ainsi que l'attestait la terre tout récemment remuée et fort mal nivelée en certains endroits, car on était pressé, et le triangle de la guillotine allait plus vite que la pioche du fossoyeur. Ce champ de repos avait été inauguré le 4 germinal an II (24 mars 1794) par cette fournée de victimes que Robespierre et Danton, malgré leur antipathie mutuelle, avaient d'un commun accord marquées pour l'échafaud, le jour où ils s'étaient aperçus qu'Hébert et ses partisans cherchaient à élever la puissance de la Commune au-dessus de celle de la Convention[114].
Danton n'avait pas tardé à rejoindre dans ce lieu les adversaires qu'il y avait envoyés, et son cadavre y avait été apporté avec ceux des quatorze compagnons de mort que Robespierre lui avait donnés.
Huit jours après, une large tranchée y avait reçu encore une bande de vingt et un suppliciés pour lesquels on avait inventé un nouveau crime, la conspiration des prisons, conspiration dans laquelle Chaumette se trouvait être le complice d'Arthur Dillon et de la jeune veuve de Camille Desmoulins; puis neuf jours à peine étaient écoulés, et de la guillotine était arrivée encore en cet enclos une nouvelle colonie funèbre, à la tête de laquelle figurait le vertueux Malesherbes, appuyé sur deux générations de ses enfants.
Et maintenant voici que sous cette terre où sont déjà ensevelis quelques-uns des juges de son frère, la fille des Rois Très-Chrétiens vient dormir son dernier sommeil avec sa nombreuse escorte de martyrs. Au bord de la fosse indiquée dans le plan par la lettre H, la charrette s'arrête. Cette fosse, d'après les appréciations du fossoyeur dont nous aurons occasion de parler plus loin, a été creusée sur une largeur de douze à quinze pieds et autant de longueur, à quelques pas du petit mur qui sépare l'enclos du jardin. On procède au déchargement de la voiture sanglante. D'après la déclaration du témoin oculaire que nous venons de citer, le corps de Madame Élisabeth, reconnu par les charretiers à ses vêtements et à la place qu'il occupait sur le sommet de la charrette, est posé le premier ou des premiers sur le bord de la fosse, où il est aussitôt mis à nu, car les barbares de ce temps-là ne respectaient ni la vie ni la mort.
Tous les corps sont successivement dépouillés de leurs habits avant d'être précipités dans la fosse. Un registre est tenu de ces effets divers, qui doivent être ensuite remis à l'Hôtel-Dieu. De temps à autre les fossoyeurs descendent dans la fosse pour ranger les cadavres, afin qu'ils n'y soient pas trop entassés: ils placent alternativement un corps, le tronc tourné du côté du mur, et un autre, le tronc vers le milieu de la fosse; il y avait par conséquent, dans sa largeur, deux rangs de corps par couche horizontale. Afin de ménager l'emplacement, on étend sur ce premier rang horizontal d'autres couches de cadavres, placés comme les premiers, c'est-à-dire le haut du corps et les pieds en sens opposés; chaque couche de corps est recouverte d'environ six pouces de terre, et les fosses sont recouvertes d'environ trois pieds de terre dans la partie supérieure. Le corps de Madame Élisabeth, toujours d'après le témoignage du fossoyeur, doit être couché sur le ventre, dans le fond de la fosse, du côté le plus rapproché du mur.
Les têtes ayant été placées indistinctement dans les vides, le fossoyeur n'a pu indiquer où pouvait être enfouie celle de Madame Élisabeth. On verra dans l'Appendice que nous donnons à la fin du volume, avant les Pièces justificatives, la correspondance à laquelle ont donné lieu les recherches qui ont été faites en 1817 pour retrouver les dépouilles de Madame Élisabeth: ces pièces administratives peuvent seules donner une idée des horribles détails d'une telle inhumation.
La nouvelle du meurtre de Madame Élisabeth avait ému l'Europe; mais chez aucun peuple, dans aucune famille, la douleur n'avait été plus profonde qu'à la cour de Turin. Le prince et la princesse de Piémont espéraient que le meurtre du Roi et de la Reine de France avait assouvi la colère de la révolution, et malgré les épouvantes qu'inspirait la tyrannie de la démagogie, ils s'étaient persuadé que Madame Élisabeth n'en serait pas victime. S'il était en France une personne que l'affection de Clotilde distinguât de toutes les autres, c'était assurément sa sœur, sa première amie, qu'elle avait élevée par l'exemple autant que madame de Mackau par les conseils. Les souvenirs de l'enfance, la communauté de la foi, les déceptions de la vie, les terreurs et les deuils des dernières années, tout avait concouru à resserrer pour elles les liens du sang, et à les attacher plus étroitement l'une à l'autre.
Le prince de Piémont fut instruit avant sa femme du meurtre de Madame Élisabeth. Ce prince, qui partageait la piété et tous les sentiments de famille de sa compagne, se présente devant elle, le front incliné, les yeux humides et le crucifix à la main, et lui dit ces simples paroles: «Il faut faire un grand sacrifice.»
Clotilde avait compris. Les déchirements de son cœur lui avaient dit que sa sœur n'était plus.
«Clotilde triomphant aussitôt d'elle-même, rapporte l'historien de sa vie[115], éleva ses yeux vers le ciel, et adorant Dieu et ses incompréhensibles décrets, répondit sans différer, avec une présence d'esprit admirable: «Le sacrifice en est fait.» Il est vrai qu'elle eut à peine prononcé ces édifiantes paroles qu'elle s'évanouit, et cet évanouissement, dont elle ne fut pas la maîtresse, nous paraît être une nouvelle preuve de sa force et de sa vertu, puisqu'en attestant sa sensibilité, il attestait aussi la violence qu'elle avait dû se faire pour étouffer la voix du sang et les plaintes de la nature. Au reste, revenue à elle, elle reprit son premier calme, et quelques moments après, appelée comme à l'ordinaire pour se mettre à table avec la famille royale, elle y alla avec courage et maîtrisa son trouble, cacha sous son front serein la tristesse dont elle était pénétrée. Tous ceux qui étaient présents en furent attendris et édifiés.
»Une procession publique de pénitence avait déjà été annoncée pour ce jour-là: on voulait la renvoyer, ou du moins empêcher la princesse d'y assister; mais elle ne céda rien, et persista à vouloir la suivre avec les autres. La douleur de son âme était peinte sur son visage, et elle n'en poursuivait pas moins son chemin avec le plus profond recueillement. Ceux qui la voyaient passer pleuraient de tendresse et de compassion, tandis que n'accordant rien à l'humanité, elle ne versait pas une larme, elle n'interrompait point ses prières. Une de ses femmes de chambre marchait derrière elle pour être plus à portée de la secourir si elle se trouvait incommodée, comme on avait lieu de le craindre; mais elle eut la force de faire toutes les stations, et arrivée à l'église des Pères Philippins, elle leur annonça elle-même la fin déplorable de sa sœur, et d'un œil sec, leur demanda pour elle l'assistance de leurs prières.
»Il est cependant un degré au-dessus duquel ne put s'élever la vertu: Clotilde avait combattu et triomphé; mais ce combat intérieur avait été si violent, il lui en avait tant coûté pour remporter la victoire, que le tour de la procession terminé, elle se trouva dans un épuisement total; ses pieds ne pouvaient plus la soutenir, et, rentrée dans son appartement, elle fut obligée de se mettre au lit.
»Dès ce moment elle ne parla plus de Madame Élisabeth que pour rappeler les belles qualités dont elle était ornée et faire l'éloge de ses vertus. Elle garda aussi sur ses bourreaux un silence profond, voyant dans ce tragique événement un de ces coups que la Providence divine frappe quelquefois pour purifier les âmes; et étant d'ailleurs persuadée que l'esprit humain ne peut sonder les décrets éternels, et que souvent ce qui nous fait le plus de peine est précisément ce qui doit le plus contribuer à notre bien spirituel. Elle voulut avoir une copie de la prière que l'illustre victime avait composée elle-même, récitée tous les jours de sa longue captivité, et répétée encore au pied de l'horrible échafaud[116].»
La fatale nouvelle circulait et faisait partout couler bien des larmes, mais nulle part peut-être plus qu'au château de Wartegg, près de Rohrschak, dans le canton de Saint-Gall en Suisse[117], où vivait retirée la famille de Bombelles. Sans être parfaitement rassurée sur le sort de la princesse, elle s'était attachée avec ardeur à cette pensée que la perversité humaine s'arrêterait devant un crime non-seulement si odieux, mais si inutile.
Le journal qui en contient le récit arrive un matin au château, et à l'instant le meurtre est su de tout le monde. Madame de Bombelles seule, qui est encore au lit, ne le sait pas. Un domestique entre dans son appartement; ses larmes et le nom de Madame Élisabeth qu'il prononce ont tout fait comprendre. Madame de Bombelles jette un cri et tombe sur son oreiller, sans mouvement et sans vie. Son mari accourt, l'environne de soins; elle respire et fait un effort pour se relever, mais le choc terrible que lui a imprimé la fatale nouvelle a pour ainsi dire faussé chez elle les ressorts de la nature, et un rire effrayant éclate sur ses lèvres plissées et tordues par la douleur. A l'aspect de cet accès de démence, une sorte d'intuition venue du cœur inspire à M. de Bombelles le seul moyen peut-être qui pût rappeler la nature à elle-même. «Ses enfants! s'écrie-t-il, vite ses enfants!»—Ses enfants, qui savent déjà que le bourreau vient de leur prendre une mère, accourent et se précipitent sur le lit de celle qu'ils sont menacés de perdre encore. Leur effroi, leurs cris, leurs larmes, le nom d'Élisabeth prononcé au milieu des sanglots, cette scène déchirante où la tendresse et le désespoir mêlent et confondent leurs plus douces émotions et leurs plus terribles angoisses, finissent par ramener madame de Bombelles au sentiment vrai de son inconsolable douleur.
Le château de Wartegg prit le deuil: père, mère, enfants, ne pouvaient se regarder sans verser des larmes; le souvenir de Madame Élisabeth devint l'entretien incessant de cette famille éplorée. Privée de sa fortune par la révolution, elle vivait à l'étranger des libéralités de la maison royale de Naples, que le malheur força bientôt à se réduire elle-même. Les événements qui suivirent obligèrent madame de Bombelles à quitter la Suisse. Elle se rendit dans le village de Menowitz, aux environs de Brünn, en Moravie, et peu de temps après dans la ville même de Brünn. Les années s'écoulèrent sans adoucir ses regrets, la mémoire de sa royale amie remplissait toutes ses pensées et inspirait toutes ses actions. Elle avait à peine le nécessaire, et elle trouvait le moyen d'ouvrir autour d'elle cette source de bonnes œuvres dont Madame Élisabeth lui avait donné le secret. A la suite d'une couche malheureuse, elle mourut au mois de septembre 1800, à l'âge de trente-huit ans, dans cette ville de Brünn, témoin de ses vertus et de sa charité, et où sa mémoire est demeurée en vénération[118].
On comprend la profonde affliction que durent ressentir les autres amies de Madame Élisabeth, et en particulier madame de Raigecourt et madame des Montiers. Madame de Raigecourt, qui crut devoir envoyer ses respectueuses condoléances à Madame Royale, sortie sept mois après de la prison du Temple, reçut d'elle la lettre suivante, datée de Vienne:
«12 mars 1796.
»Madame, votre visage ni votre nom assurément ne me sont inconnus; on a du plaisir à se rappeler les personnes fidèles, et vous êtes du nombre: je sais bien l'attachement que vous aviez pour ma vertueuse tante Élisabeth; elle vous aimait beaucoup aussi, et m'a souvent parlé de vous et du chagrin qu'elle avait d'être séparée de vous. Je vous remercie de la joie que vous témoignez de ma délivrance, c'est un miracle que le ciel réservait à l'Empereur, et dont je serai toujours reconnaissante. Je sais que vous n'êtes sortie que par l'ordre de ma tante; je partage tous les tourments que vous avez soufferts, et assurément je prendrai toujours le plus grand intérêt à tout ce qui vous arrive comme à l'amie de ma chère tante Élisabeth. Vous me dites que vous avez un de ses portraits bien ressemblant; je voudrais que vous me le fissiez passer; je vous promets de vous le rendre; je vous prie de l'envoyer sûrement à l'évêque de Nancy, qui est chargé de mes affaires ici.
De son côté madame des Montiers avait écrit au comte de Provence pour lui exprimer la part bien vive qu'elle prenait à ses douleurs fraternelles. Le prince lui répondit de sa main:
«Si je puis éprouver, Madame, quelque consolation dans ma juste et profonde douleur, c'est en pensant qu'elle est partagée par les personnes qui veulent bien avoir quelque bonté pour moi. Personne ne sait mieux que moi combien ma pauvre sœur avoit d'amitié pour vous, ni combien vous l'aimiez, et je juge de votre douleur par celle que je ressens moi-même. Puisse l'attachement aussi pur qu'invariable que vous me connoissez pour vous, vous être de quelque consolation! Soyez au moins bien persuadée que c'en sera une pour moi, dans des temps plus heureux, de faire tous mes efforts pour vous adoucir la cruelle et irréparable perte que nous venons de faire.
»Adieu, Madame, recevez avec votre bonté ordinaire l'assurance des tendres et respectueux sentiments que je vous ai voués, et qui dureront autant que ma vie.
Les regrets exprimés ici par un frère de Madame Élisabeth ne font pas oublier ceux que les plus humbles serviteurs de cette princesse lui conservèrent jusqu'à leurs derniers jours. Jacques et Marie n'avaient cessé, tant qu'ils l'avaient pu, d'être fidèles à l'ordre établi à Montreuil par leur royale maîtresse; mais, après le 10 août, la famille royale ayant été conduite au Temple, la Commune révolutionnaire de Versailles ne tarda point à s'emparer de cette demeure de Montreuil que les pauvres avaient pris coutume de regarder comme la maison nourricière de leurs enfants. Jacques et Marie, qui savaient peu dissimuler leurs sentiments et dont l'origine helvétique était un crime aux yeux des révolutionnaires, furent arrêtés et mis en prison, où ils furent longtemps oubliés. Ils en sortirent au mois de ventôse an II, et sollicitèrent la bienfaisance des directeurs du district de Versailles[119]. Leur extrême misère éveilla la pitié des magistrats de ce temps, qui déclarèrent que leur détention avait été une injustice et qu'ils avaient droit à des indemnités. Malgré nos persévérantes recherches, il nous a été impossible de trouver la preuve qu'un secours quelconque leur ait été accordé, et nous ne pouvons dire comment ils parvinrent à traverser la France et à regagner, avec leur enfant, l'heureuse contrée où ils avaient échangé leurs premières paroles d'amour. L'honneur d'avoir appartenu à Madame Élisabeth les environna de l'estime et de l'intérêt de tous les habitants de Bulle. La révolution, qu'ils avaient cru fuir, vint les trouver dans leur pays natal[120]; mais leur union tranquille n'en fut pas troublée. Jacques et Marie ne cessèrent point de pleurer leur bienfaitrice, sur laquelle chaque jour on se plaisait à les interroger. Ils apprirent à leurs enfants à prier pour elle et à bénir sa mémoire. Dieu ne voulut pas que ces deux êtres, qui avaient tant souffert ici-bas de leur première séparation, fussent séparés longtemps dans un monde meilleur. Marie mourut la première; elle mourut le 5 janvier 1835[121]; Jacques alla la rejoindre le 2 septembre de l'année suivante[122].
Montreuil avait perdu la maison hospitalière où tous les enfants étaient assurés de trouver leur nourriture. Le district de Versailles, n'ignorant pas le regret et la gêne que causait à tant de familles le tarissement de cette source de secours toujours ouverte à leurs besoins, crut devoir prendre un arrêté qui convertissait en hospice la maison Élisabeth. C'était rendre un hommage involontaire à la bonté de cette princesse, qui avait fait de sa demeure le point de mire vers lequel se tournaient toutes les souffrances, de sorte qu'on ne faisait que continuer ses traditions en la transformant en Hôtel-Dieu. Mais cette mesure, fort belle sur le papier, ne reçut aucune exécution; l'asile de Montreuil demeura sombre et muet: l'âme de la charité était absente.
Dans la maison Élisabeth (c'est ainsi que l'on continuait de l'appeler) restèrent installés les anciens serviteurs de la princesse, ainsi que les gardiens des scellés que la révolution y avait envoyés.
En vertu d'une loi du 7 messidor an III (jeudi 25 juin 1795), portant qu'une horlogerie automatique serait sans délai formée à Versailles, Charles Delacroix, représentant du peuple, en mission dans le département de Seine-et-Oise, arrêta, le 29 brumaire an IV (20 novembre 1795), que la maison dite Élisabeth, l'orangerie et la vacherie qui en dépendent, les cours et terrains situés entre lesdits bâtiments, seraient affectés à cet établissement, placé sous la direction des citoyens Lemaire et Glaesner[123].
Malgré la jouissance gratuite de ces bâtiments et terrains concédés pendant quinze ans, la manufacture d'horlogerie, qui devait recevoir chaque année cent élèves, ne prospéra point; elle fut supprimée par un arrêté du Premier Consul, daté du 17 ventôse an IX[124] (8 mars 1801), et mise à la disposition de la régie du domaine national et de l'enregistrement.
L'architecte du palais national de Versailles ayant déclaré que la maison Élisabeth étoit tellement endommagée qu'il faudroit employer une somme de 25,000 francs pour sa réparation, et la régie, de son côté, ayant observé que, vu le grand nombre des bâtiments inoccupés dans cette ville, les locations de ladite maison y seroient difficiles et d'un foible produit, on en conclut qu'il était plus avantageux de la vendre dans l'état où elle se trouvait que de la réparer[125]. Cette proposition fut agréée par l'autorité supérieure; la vente aux enchères fut annoncée pour le 27 messidor de l'an X (vendredi 16 juillet 1802), et la maison Élisabeth, avec ses dépendances, fut adjugée moyennant les prix et somme de 75,900 francs, au citoyen Jean-Michel-Maximilien Villers, demeurant à Paris, rue de l'Université, no 269[126].
Avant son aliénation définitive, la demeure de Madame Élisabeth avait été condamnée à la stérilité. Dès le mois d'octobre 1792, ses vaches nourricières avaient été vendues; ses belles fleurs, orgueil de ses jardins, avaient été enlevées et dispersées[127]. Sa maison, d'abord mais inutilement désignée pour devenir un hospice, puis consacrée à une institution industrielle, avait subi des dégradations déplorables, sans servir à des travaux utiles.
Un triste et invincible attrait nous ramène à ce cimetière où gisent les restes vénérables de Madame Élisabeth, et qui, pendant la période révolutionnaire, était plus connu du charretier du bourreau que du conducteur des pompes funèbres. Les inhumations des victimes tombées sur l'échafaud de la place du 21 janvier s'y succèdent chaque jour. Ennuyé de tuer en détail, le tribunal révolutionnaire, le 29 prairial an II (17 juin 1794), avait livré à la guillotine, par amalgame et en masse, selon l'expression de Fouquier-Tinville, cinquante-quatre victimes, différentes de rang et d'opinion, et étrangères les unes aux autres. Le 10 thermidor envoya dans ce champ funèbre les principaux chefs du parti qui venait de succomber, les deux Robespierre, Saint-Just, Couthon, Hanriot, Dumas, et ce Simon dont le nom odieux est lié à jamais à celui d'un héroïque enfant. Mais cette fournée n'était que de vingt-deux hommes.
Le lendemain, 11 thermidor, il y eut une fournée bien autrement considérable: les vainqueurs avaient eu le loisir de faire des désignations nombreuses, et d'atteindre la plupart des membres de la Commune qui avaient longtemps prévalu contre la Convention. L'exécution de soixante et onze condamnés envoyés à l'échafaud par leurs anciens complices forma un lac de sang sur la place où Madame Élisabeth avait été frappée.
Il ne faut pas croire que la guillotine chômât après ces satisfactions terribles données aux exigences de la réaction: la recomposition du tribunal révolutionnaire, la fermeture du club des Jacobins, la dépanthéonisation (expression du temps) des restes de Marat, ne suffirent point pour apaiser les indignations de la conscience publique. Le sang appelle le sang. Parmi les suppliciés, on ne compta pas seulement les criminels auteurs de tant de supplices, les Carrier, les Fouquier-Tinville, les Lebon: les vainqueurs du 10 thermidor n'étaient guère moins pervers que les vaincus. Ce fut ainsi que la réaction atteignit souvent l'innocence et la vertu, qui ne désapprenaient pas encore le chemin de l'échafaud.
Ce champ de repos où arrivaient concurremment les cercueils fermés par une mort naturelle, aussi bien que les cadavres mutilés par le bourreau, ne tarda point à se remplir.
Disons aussi qu'à partir du 26 prairial an II (14 juin 1794), l'échafaud fut transporté de la place de la Révolution à la porte Saint-Antoine; puis, deux jours après, à la barrière du Trône renversé, où il resta en permanence jusqu'au 9 thermidor.
Deux ans après, par un arrêté de l'administration centrale du département de la Seine, le cimetière de Montmartre fut ouvert[128], et celui de Monceaux ne servit plus aux sépultures. La grande porte, pratiquée dans le mur d'enceinte de Paris et donnant accès dans le champ du Christ, demeura fermée. Les orphelins qu'avait faits la révolution n'avaient point assisté aux funérailles de leurs pères; ils ignoraient même, pour la plupart, le lieu où elle avait enfoui leurs restes. Longtemps la stérile curiosité d'un public dominé par la terreur s'inquiéta beaucoup plus des prisons que des cimetières, beaucoup plus de la guillotine que de la sépulture. La plupart de ceux qui avaient connu le champ du Christ en oublièrent la route. Le silence se fit à l'entour comme au dedans. Les années s'écoulèrent, emportant avec elles les traditions du passé, abattant quelques pauvres croix de bois pourries au milieu des grandes herbes et effaçant tout vestige de tombes.
PLAN DE L'ANCIEN CIMETIÈRE DE LA MADELEINE
Converti en jardin par M. Descloseaux, rue d'Anjou Saint-Honoré, no
48,
DANS LEQUEL ONT ÉTÉ DÉPOSÉS
LES RESTES DU ROI LOUIS XVI ET DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE.
Maison et Jardin de M. Descloseaux.
- I. Fosse dans laquelle ont été inhumés, le 6 juin 1770, cent trente-trois corps des personnes qui ont péri sur la place Louis XV, dans la rue Royale ou à la porte Saint-Honoré, à la suite des fêtes célébrées pour le mariage de M. le Dauphin.
- II. Première fosse, située près du mur mitoyen du jardin Descloseaux, dans laquelle ont été mis les corps de quatre prêtres et d'environ cinq cents Suisses, tués aux Tuileries le 10 août 1792.
- III. Deuxième fosse, dans laquelle ont été enterrés cinq cents autres Suisses, également tués aux Tuileries le 10 août 1792.
- IV. Tombeau de Louis XVI, inhumé le 21 janvier 1793, à dix heures et demie du matin. On fit une fosse de huit pieds de profondeur, dans laquelle on mit beaucoup de chaux. Le 16 octobre de la même année, le corps de la Reine fut enterré à côté de celui du Roi.
- V. Fosse de Charlotte Corday.
- VI. Grande fosse ouverte peu de temps après la mort du Roi et comblée en décembre 1794. Le corps de M. le duc d'Orléans y fut déposé, ainsi qu'un très-grand nombre d'autres victimes.
- VII. Grande fosse qui a dû recevoir près de mille victimes.
En 1790, M. Viger de Jolival, ancien directeur des fermes, avait fait l'acquisition de la maison du Christ, du jardin et de l'enclos qui en dépendent. La ville de Paris s'empara du petit enclos, contigu au jardin, et en fit un cimetière; plus tard, ce même enclos fut loué à un habitant de Monceaux qui y fauchait de l'herbe et y semait des pommes de terre. M. Viger n'ignorait pas que parmi les victimes qui y étaient inhumées se trouvaient les restes de Madame Élisabeth. Il fit entourer d'un treillage l'endroit indiqué dans notre plan[129] par la lettre G, et y fit poser une pierre tumulaire sur laquelle étaient écrits ces deux mots: Madame Élisabeth. Mais les déclarations de Joly, fossoyeur du cimetière à l'époque du 21 floréal an II (10 mai 1794) semblent prouver que M. Viger se trompait sur l'emplacement de la sépulture de cette princesse. Son erreur était encore plus grave au sujet de la dépouille mortelle du duc d'Orléans, qu'il prétendait être ensevelie à l'endroit désigné par la lettre K. Les restes de ce prince n'avaient point été amenés dans ce cimetière, qui ne fut ouvert que cinq mois après sa mort: ils reposaient dans celui de la Madeleine, en un coin diamétralement opposé à l'angle où se trouvaient les tombes du roi Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette. Les deux branches de la maison de Bourbon demeurèrent séparées dans la mort, comme elles l'avaient été dans la vie. Nous ne croyons pas nous écarter trop de notre sujet en reproduisant ici le plan du cimetière de la Madeleine, avec quelques indications qui ne seront peut-être pas sans intérêt pour le lecteur.
M. Viger, après avoir fait dans sa propriété de l'enclos du Christ les deux réserves dont nous avons parlé, rendit le reste du champ à la culture. La porte charretière pratiquée dans le mur d'enceinte et par où entraient les charrettes remplies par le bourreau, ne s'ouvrit plus qu'à de bien rares intervalles pour laisser passer le laboureur. Un homme qui travaillait enfant dans ces lieux, et qui plus d'une fois m'y a conduit dans le cours de ces quinze dernières années[130], me racontait que son père l'envoyait souvent travailler dans le champ du Christ, en lui recommandant de ne pas toucher aux terrains marqués par une claire-voie.
Les choses en étaient là, lorsque s'accomplirent les graves événements de 1814. La maison de Bourbon n'avait pu enterrer ses morts après la grande bataille de la révolution. Il était naturel qu'en rentrant sur le sol de la patrie elle s'occupât de ce soin pieux. D'ailleurs, le retour des exilés, ces absents temporaires, rappelait les morts, ces absents éternels, ensevelis avec trop peu de larmes, paucioribus lacrymis, comme l'a écrit le grand historien de Rome; et depuis que les roulements de tambour et les fanfares de la victoire ne retentissaient plus, il semblait qu'on entendait sortir de ces sillons où l'on avait fauché une génération humaine, un bruit de gémissements et de sanglots. La restauration de la maison de Bourbon ramenait elle-même la pensée publique sur les royales victimes de la Révolution.
La loi qui avait consacré un deuil général en expiation du crime commis le 21 janvier 1793, avait prescrit qu'un monument serait élevé au fils et à la sœur de Louis XVI. Nous avons, dans un ouvrage relatif à la vie, à l'agonie et à la mort de Louis XVII, exposé les motifs qui rendirent stériles, relativement à ce jeune prince, les dispositions de cette loi. Les difficultés qui s'était présentées pour retrouver les restes de l'orphelin du Temple devenaient plus grandes encore pour rechercher ceux de Madame Élisabeth, enfouis dans une fosse commune avec les dépouilles des vingt-trois autres personnes frappées avec elle sur l'échafaud du 21 floréal. Le gouvernement de la Restauration n'avait recueilli que des renseignements inexacts sur la sépulture des victimes révolutionnaires.
Un respectable vieillard, M. Descloseaux, propriétaire rue d'Anjou d'une maison contiguë au cimetière de la Madeleine, avait été témoin oculaire de l'inhumation des restes du roi Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette dans ce cimetière, et s'était persuadé que tous les suppliciés de la place de la Révolution y avaient été également ensevelis. Sa déclaration, formulée dans ce sens et signée par lui, le 4 juin 1814, avait accrédité une erreur que lui-même, mieux informé plus tard, s'empressa de réparer par un acte authentique à la date du 22 mai 1816[131].
L'année suivante, dans les derniers jours du mois de mars, fut dressé un acte notarié établissant la notoriété du cimetière de Monceaux[132].
Dès le 11 janvier 1817, M. Bélanger, dessinateur ordinaire du cabinet et de la chambre du Roi, avait adressé le rapport suivant à M. de Pradel, chargé du portefeuille de la maison de Sa Majesté:
«Monsieur le Comte,
»Le corps de Madame Élisabeth de France a été porté dans une fosse commune, près la barrière de Mousseaux, dans un terrain (intra muros) qui appartient à M. Viger, ancien directeur des fermes. Ce domaine contient environ sept arpents, sur lequel il existe deux maisons d'habitation séparées l'une de l'autre.
»Dans la même fosse qui contient les restes de cette auguste et infortunée princesse, se trouvent réunis ceux des personnes qui ont partagé la gloire de son martyre.
»Toute espèce de translation étant impossible, on peut, ainsi que vous l'avez sagement proposé, faire de ce local, sans beaucoup de dépense, un lieu d'expiation et de recueillement, dont les dispositions, d'après les détails du plan que j'ai l'honneur de vous adresser, offriraient l'aspect austère d'une enceinte religieuse, où quelque petit monument attesterait aux siècles à venir jusqu'à quel excès de déraison et de délire peut se porter un peuple quand il brise ses institutions sociales et qu'il rompt le joug salutaire des lois de la morale et de la religion.
»J'ai rédigé le projet que j'ai l'honneur de vous adresser sur des dispositions d'économie. Une enceinte fermée, plantée de cyprès et autres arbres convenables à un champ de repos, une pyramide élevée sur la fosse, des cyprès mémoratifs avec quelque inscription, une chapelle sépulcrale simple dans ses décors, qui offrirait aux habitants de Mousseaux, qui n'ont plus d'église pour la célébration de la messe, les jours de fêtes et dimanches, un lieu de recueillement.
»Ce domaine offre la disposition avantageuse de deux maisons d'habitation, l'une convenable pour l'ecclésiastique qui desservirait la chapelle, et l'autre au concierge qui gardera le champ du repos.
»J'estime toute cette dépense, y compris l'acquisition des sept arpents de terre, des deux maisons, des embellissements, des plantations et de la construction de la chapelle, à trois cent mille francs.
»Des détails plus précis donneraient peut-être des résultats plus économiques.
»Je m'estimerai heureux si, témoin de tant de profanations politiques et sacrées, je pouvais avoir contribué à la décision qui sera prononcée à cet égard.
»J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur le comte, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
»Paris, le 11 janvier 1817.»
De son côté, M. Viger de Jolival avait, le 25 du même mois, tenté près des vicaires généraux du diocèse de Paris une démarche ayant pour but de les intéresser à la cession qu'il était disposé à faire de sa propriété au gouvernement du Roi, et, le 4 février, il écrivait au préfet de la Seine relativement au monument à élever à la mémoire de Madame Élisabeth. Il crut aussi devoir adresser une requête analogue à M. le vicomte de Montmorency[133]. Ni les propositions de M. Bélanger ni celles de M. Viger de Jolival ne furent accueillies. Nous dirons dans l'Appendice que nous inscrirons à la fin de ce volume, avant les Pièces justificatives, les difficultés, pour ainsi dire insurmontables, que rencontrèrent les recherches qui furent tentées pour arriver à la découverte certaine des restes de Madame Élisabeth. M. Lainé, ministre de l'intérieur, sous l'autorité duquel le préfet de police avait dirigé ces lamentables travaux, regarda comme un devoir de soumettre au Roi les lettres qui en exposaient les détails. Louis XVIII, assez peu crédule de sa nature, et pour qui les reliques de Louis XVI et de Marie-Antoinette, malgré les actes publics qui en établissaient l'authenticité, paraissaient à peine offrir une garantie suffisante, donna l'ordre de s'abstenir de recherches qui, lorsqu'elles ne sont pas motivées par des indications certaines, ressemblent à une profanation: or celles-ci ne pouvaient avoir pour résultat qu'une découverte d'ossements douteux. On renonça donc à toute pensée d'exhumation.
On avait voulu trop faire et l'on ne fit point assez. La plus simple convenance conseillait d'acquérir ce cimetière et d'y ériger un monument. On n'en fit rien. M. Viger de Jolival perdit l'espoir de céder au gouvernement royal le terrain qui contenait les restes d'Élisabeth, de Malesherbes, des fermiers généraux, des présidents du Parlement de Paris et d'une multitude de personnages considérables.
Peut-être l'empressement du propriétaire du terrain à en tirer parti diminua-t-il la disposition du gouvernement à l'acquérir, parce que celui-ci ne vit qu'une spéculation dans une affaire où il y avait des considérations d'un ordre supérieur à envisager. Cependant, si l'enquête, poursuivie avec tant de soin, n'avait pu donner d'indications précises sur les moyens de discerner les reliques de la sœur de Louis XVI au milieu de tant de restes, elle avait mis deux points hors de doute: la présence des dépouilles mortelles de la princesse dans l'enclos du Christ, et l'indication de la fosse où elles reposent, avec un grand nombre des plus illustres victimes de la révolution, et à quelques pas des proscripteurs les plus redoutables de cette époque néfaste, couchés dans la paix du même tombeau. Cela suffisait pour que l'enclos marqué de tels souvenirs fût conservé comme une de ces pages d'histoire qui, respectées au milieu de tous les changements, parlent du passé à l'avenir.
Le temps a marché. Peu à peu la spéculation s'est emparée de ces terrains. Quelques chétives maisons s'y sont assises, quelques hangars s'y sont élevés; mais ceux qui les habitent ou qui les exploitent ne se doutent pas de ce qui s'est passé dans ces lieux. La population, qui se renouvelle encore plus vite aux abords des barrières qu'au centre même de la cité, ignore tellement à quel usage ces terrains ont servi, qu'un terrassier ayant trouvé, il y a quelques années, des ossements humains en creusant les fondations d'un bâtiment, mille conjectures étranges ont occupé l'imagination des habitants de ce quartier. Dans ces derniers temps encore, de nouveaux ossements, appartenant à des individus des deux sexes, et remontant, d'après les examens de la science, à soixante-dix ou soixante-quinze ans, sont apparus en grand nombre sous la pioche des ouvriers occupés à des fouilles au boulevard de Monceaux. Ces débris, remplissant plusieurs tombereaux, ont été transportés aux Catacombes[134].
Ainsi donc, si Madame Élisabeth avait mis tous ses soins à fuir l'ostentation pendant sa vie, Dieu a voulu lui ménager jusque dans la mort l'obscurité qu'elle avait aimée.
Madame, après avoir prêché l'humilité devant l'échafaud, vous vous y êtes humblement offerte. Vos dépouilles ont été, avec les dépouilles de tous vos compagnons funèbres, enfouies pêle-mêle dans la terre, et pas une pierre n'en marquera même la place!
Mais les haines qui vous ont persécutée sont éteintes: les calomnies qui s'étaient dressées contre vous se sont dissipées comme ces nuées qu'amasse un jour d'orage, et que le vent emporte, en détruisant l'obstacle passager qui empêchait la terre de jouir de la lumière du soleil, dont l'éclat, invisible un moment aux regards des hommes, n'a pas cessé de rayonner dans le ciel. C'est l'image de votre sublime vertu méconnue un jour sur la terre, toujours connue du regard de Dieu.
Vous aviez ému et attendri le monde par l'onction de votre parole. Aujourd'hui vous le tiendrez et plus ému et plus attendri encore par la douceur de votre souvenir; car vous avez parlé plus haut dans votre mort que dans votre vie.
Cédant à une inspiration venue de notre cœur, et soutenu dans notre tâche par le culte que nous vous avions voué, nous avons consacré de longues journées à rassembler quelques nouveaux détails sur votre personne; nous les avons enregistrés dans ce livre avec conscience, avec respect; et bien souvent des larmes sont venues obscurcir notre vue et arrêter notre plume, en vous surprenant si sévère pour vous-même, si soumise aux volontés de Dieu, qui devenaient les vôtres, si miséricordieuse envers les faibles, si bonne pour vos amies, si généreuse envers vos ennemis, et si douce envers la mort. Mais je ne veux plus parler de vous avec ce chagrin amer qui convient mal à l'admiration de l'angélique sérénité de votre grande âme; j'ai été à la peine en racontant votre martyre, je suis maintenant au triomphe: je me reprocherais ma douleur comme une impiété, ne voulant plus voir dans votre mort que votre triomphe éternel.
Par une rencontre où nous aimons mieux voir le doigt de la Providence qu'un concours de circonstances tout fortuit, la révolution sembla exécuter, après votre mort, les ordres que vous-même eussiez donnés, si vous eussiez cru pouvoir commander, et devoir être obéie. Les vêtements dont vous étiez couverte à votre dernière heure furent portés dans un hospice pour servir aux pauvres et aux malades, ces membres souffrants de Notre-Seigneur, que vous secouriez pendant votre vie; votre maison de Montreuil, que vous aviez tant aimée, garda le nom de maison Élisabeth et fut destinée à devenir un hôtel-Dieu; enfin, le champ du Christ reçut votre corps, tandis que votre âme montait au ciel.
Mais ce n'est point à nous qu'il appartient de vous honorer dignement. Sans chercher à devancer le cours des âges, il nous est permis de prévoir qu'un hommage bien autrement éclatant sera rendu un jour à votre mémoire: il est une autorité sacrée, qui, comme Dieu, n'oublie pas les âmes qui sortent victorieuses du siècle, par la simplicité dans le courage, par l'humilité dans la vertu, par la candeur dans l'héroïsme. Un jour viendra, nous le croyons, où, d'après les souvenirs et les témoignages des événements et des hommes, l'Église inscrira le nom d'Élisabeth dans ces impérissables légendes où les générations chrétiennes vont chercher leurs protecteurs et leurs modèles.
APPENDICE.
DOCUMENTS CONCERNANT LES RECHERCHES
QUI ONT ÉTÉ FAITES AUX MOIS DE MARS, D'AVRIL ET DE MAI
POUR RETROUVER ET CONSTATER
LES RESTES DE MADAME ÉLISABETH.
Le 22 mars, le ministre de l'intérieur (M. Lainé), en adressant au préfet de la Seine (M. de Chabrol) une lettre de M. Viger de Jolival, ancien directeur des fermes, lui demandait des renseignements sur l'inhumation de Madame Élisabeth.
Cette lettre et cette note furent transmises par le préfet de la Seine, en ces termes, au préfet de police:
«M. le comte de Chabrol a l'honneur de transmettre confidentiellement à son collègue M. le comte Anglès une note accompagnée d'une lettre à la date du 22 mars qu'il vient de recevoir de S. Exc. le ministre de l'intérieur, et à laquelle M. le comte Anglès a sans doute plus de moyens que lui de répondre d'une manière positive; il le prie de vouloir bien réunir tous les renseignements qui peuvent répondre aux vues du ministre.
»Il le prie d'agréer l'assurance de sa haute considération.
»Paris, le 24 mars 1817.»
Un scrupule administratif occupa les bureaux de la police. Était-il dans les convenances que le préfet de police fût mis en action par le préfet de la Seine pour une opération dont ce dernier avait été chargé confidentiellement par le ministre?
Interrogé sur cette question, un chef de bureau de la préfecture de police répondait à M. le comte Anglès:
«25 mars 1817.
»En proposant à Son Excellence le projet de lettre ci-joint pour le ministre de l'intérieur, au sujet des communications de M. le préfet du département (reconnaissance du lieu d'inhumation des restes de Madame Élisabeth), on a l'honneur de lui faire part d'un scrupule naturel: le ministre de l'intérieur sera-t-il ou non dans le cas de se formaliser d'une communication faite par M. le préfet de la Seine de pièces qui lui avaient été adressées à lui seul, et de voir, hors des convenances peut-être, M. le préfet de police mis en action par M. le préfet de la Seine pour une opération dont ce dernier avait été chargé directement et particulièrement par le ministre?
»Le ministre n'a rien transmis, rien demandé à M. le préfet de police; ce n'est pas non plus de la part du ministre que M. le préfet du département laisse à M. le préfet de police à suivre une opération dont il a recueilli et transmis les premiers éléments à S. Exc. le ministre de l'intérieur, qui ne les avait demandés qu'à lui, préfet du département, et confidentiellement.
»M. le préfet de police n'a-t-il pas à craindre de commettre M. le préfet du département avec le ministre par une lettre qui n'est point provoquée?
»A considérer la démarcation naturelle des attributions des autorités, il semble qu'il y a inconvénient et irrégularité dans la marche actuelle de cette affaire; peut-être, pour la suite qu'elle doit avoir conformément aux intentions du Roi, prendrait-elle une direction claire plutôt des instructions que Son Excellence prendrait directement du ministre, que par la voie d'une correspondance dont il peut être ou mécontent ou surpris.
La lettre suivante, formulée par M. Boucher, fut adoptée et adressée par le ministre d'État, préfet de police, à M. le ministre de l'intérieur.
«25 mars 1817.
»Monseigneur,
»M. le préfet du département de la Seine m'a transmis confidentiellement une lettre que Votre Excellence lui a écrite le 22 de ce mois pour lui demander les renseignements qu'il pourrait se procurer sur l'époque et le lieu de l'inhumation des restes de Madame Élisabeth.
»Je vois par une note transmise à M. le préfet du département par Votre Excellence, et dont il me donne également communication, que M. le préfet lui avait adressé déjà des renseignements qu'il avait obtenus du sieur Viger de Jolival, propriétaire du terrain où l'inhumation avait eu lieu, ainsi que le plan descriptif de la propriété avec un aperçu du monument; mais que ces documents ne satisfaisaient point Votre Excellence sur la question essentielle, celle de l'authenticité.
»M. le préfet du département fonde la communication qu'il me fait par une note en date d'hier sur la présomption que j'aurais plus de moyens que lui de répondre aux vues de Votre Excellence.
»Comme je n'ai aucune connaissance de ce qui a été fait à cet égard dans le principe, et que les premiers renseignements recueillis par M. le préfet du département sont entre les mains de Son Excellence, je ne puis que la prier de vouloir bien me faire connaître si son intention serait que je fisse des recherches et une enquête pour obtenir des informations plus positives.
»Dans ce cas, il me serait nécessaire d'avoir toutes les notions antérieures qui sont parvenues à Votre Excellence et à M. le préfet du département.
»J'ai l'honneur, etc., etc.»
M. le vicomte Lainé répondit:
«Paris, le 31 mars 1817.
»Monsieur le comte, M. Viger de Jolival, propriétaire de la maison dite du Christ, barrière de Mousseaux, et d'un terrain en dépendant, a déclaré que S. A. R. Madame Élisabeth avait été inhumée dans ce terrain.
»Le Roi m'a ordonné de faire à ce sujet toutes les recherches convenables.
»Je vous serai obligé de me communiquer tous les renseignements que vous pourrez vous procurer pour constater ce fait d'une manière indubitable et pour faire reconnaître les cendres de Madame Élisabeth, que l'on dit avoir été ensevelie en même temps que plusieurs autres personnes. Ce doit être là le but des recherches, afin que la translation à Saint-Denis puisse être opérée, suivant le degré de certitude qui aura été acquis.
»J'ai l'honneur d'être, etc.
Cette lettre étant demeurée sans réponse, le ministre de l'intérieur en fit le rappel au préfet de police le 18 avril, en ajoutant: «Je vous prie de me répondre sur cette demande le plus tôt possible.»
De son côté, M. de Giry, administrateur des affaires ecclésiastiques au ministère de l'intérieur, avait, dès le 1er avril, écrit officieusement à M. Anglès:
«Paris, le [1er avril] 1817.
»Voici ce qui est arrivé au sujet des recherches à faire pour constater tout ce qui peut avoir trait aux cendres de Madame Élisabeth.
»Le ministre me remit, il y a quelques jours, une note portant que M. Viger de Jolival, propriétaire d'une maison dite du Christ et jardin en dépendant, barrière de Mousseaux, avait fourni à M. le préfet de la Seine et à MM. les vicaires généraux des renseignements et un projet sur un monument à élever en l'honneur de Madame Élisabeth sur le terrain même, après acquisition faite (par la ville de Paris).
»Je finissais le travail ordinaire; le ministre, en me remettant la note, qui m'était alors inconnue, n'ajouta que ces mots: «Voyez tout ce que l'on peut faire.»
»Averti par la lecture qu'il y avait des antécédents, je me les fis remettre. Ils étaient déjà parvenus, avec envoi de M. le préfet, dans un bureau qui avait traité sous le rapport d'acquisition (160,000 fr.) et de monument. Que pourrait-on faire si l'on n'y mettait encore autant et plus, et puis des gardiens dans ce quartier isolé, et puis un service journalier, etc.? J'entrevis quatre à cinq cent mille francs de dépense.
»J'arrivai au travail avec deux lettres: une aux vicaires généraux pour avoir tout ce qui leur avait été communiqué; l'autre est celle que M. le comte de Chabrol a renvoyée à M. le comte Anglès. L'avis joint était de ma façon, parce que je craignais que M. le préfet ne suivît la chose dans le sens du premier projet, et qu'il me paraissait qu'on ne pouvait trop appuyer sur la nécessité de constater les cendres, de les distinguer et de les transférer alors à Saint-Denis, plutôt que de s'arrêter à tout autre plan d'exécution imparfaite et dispendieuse.
»Je ne songeai pas dans le moment au préfet de police; le ministre n'y songea pas davantage; mais hier, averti ou mieux avisé, il a écrit à M. le préfet de police. La lettre, soumise aux formalités du départ, se sera croisée.
»Il paraît que l'idée de translation à Saint-Denis, dans le cas où l'on réussirait à distinguer les cendres de Madame Élisabeth, est conforme à l'intention du Roi.
»Il paraît encore que l'intérêt du propriétaire, déjà bercé de l'idée de vendre, pourra rendre la vérification plus difficile. Ce n'est pas le cas de parler d'adresse et d'habileté au ministre préfet qui veille sur Paris.
»Au surplus, j'ai parlé ce matin à M. Lainé de la question que vous m'avez adressée, mon très-honoré et très-cher ministre, et je lui en ai parlé comme je devais le faire, et de manière à remplir votre commission en entier. Je puis donc vous assurer que l'énoncé de la note Jolival, portant que le préfet de la Seine et les vicaires généraux de Paris avaient ses premiers renseignements, a été (sans autre réflexion) la cause que l'on s'est adressé à cet administrateur et à MM. les vicaires généraux.
»Quant aux antécédents, ils sont uniquement relatifs à la dépense à mettre à la charge de la ville de Paris. Ils s'étaient passés entre M. le préfet et M. le sous-secrétaire d'État en dernier lieu.
»Enfin M. Lainé se défend même d'avoir coopéré à ce qui regarde les restes de Molière et de la Fontaine. Il m'a répondu qu'au surplus cela avait dû être traité comme objet d'art. M'a-t-il bien ou mal entendu?
»Je n'ai pas voulu insister.
»Mais, j'ose vous le répéter, quoique sans doute la chose soit superflue, s'il est reconnu qu'acheter et bâtir serait intempestif, que transférer à Saint-Denis serait dans les vœux du Roi, il y aura des précautions à prendre pour éluder l'intérêt du propriétaire.
»J'écris de chez moi, les affaires courantes ne me l'ayant pas permis dans la journée. Pardon de la prolixité, mais les enfants et les grands me détournent également. Demain j'aurai l'honneur de vous envoyer le dossier entier.
»Veuillez agréer mon respectueux et profond dévouement,
Le préfet de police autorisa M. de Chanay, chef de la première division, à prendre lui-même dans l'enclos du Christ des renseignements sur le lieu de l'inhumation du corps de Madame Élisabeth.
«Paris, 18 avril 1817.
»Le ministre d'État, préfet de police, autorisons le sieur de Chanay, chef de la première division des bureaux de notre préfecture, à se transporter à la barrière de Mousseaux, où est située la maison dite du Christ, appartenant à M. Viger de Jolival, et à visiter l'enclos de ladite maison, à l'effet de reconnaître les lieux et d'y prendre des renseignements sur le lieu de l'inhumation du corps de S. A. R. Madame Élisabeth, sœur du Roi, et d'y recevoir en forme la déclaration du sieur Joly, ancien concierge de ce local, aujourd'hui concierge du cimetière Montmartre, qui sera invité à s'y rendre pour le même objet.—Ledit chef de division se fera assister, s'il le juge nécessaire, du commissaire de police du quartier du Roule et d'un officier de paix, afin de pouvoir faire sur les lieux toutes les observations demandées et y recevoir toutes les déclarations qui pourraient fournir d'utiles renseignements.
Le 21 avril, M. Boucher, chef de bureau à la préfecture de police, soumettait à son chef le rapport suivant:
«21 avril 1817.
»On a l'honneur de rendre compte à Son Excellence du résultat des premières démarches qui ont été faites pour parvenir à des renseignements positifs sur la sépulture distincte des restes de Son Altesse Royale Madame Élisabeth, sœur du Roi Louis XVI.
»M. de Giry, qui dirige l'administration des affaires ecclésiastiques au ministère de l'intérieur, avait expliqué dans une lettre particulière à Son Excellence la raison pour laquelle les premières communications avaient été faites au département de la Seine. L'enclos connu sous le nom de la maison du Christ, barrière de Mousseaux, dans lequel les dépouilles mortelles de Madame Élisabeth ont été déposées avec les restes de beaucoup d'autres victimes des fureurs révolutionnaires, est une propriété à M. Viger de Jolival, qui offrait de la vendre.
»M. de Giry avait annoncé à Son Excellence l'envoi prochain de pièces essentielles pour suivre cette affaire, et qu'il veut bien confier aujourd'hui. Ces pièces et les renseignements que j'ai recueillis conduiront-ils au but désiré, la connaissance positive de la sépulture de Madame Élisabeth, assez positive enfin pour qu'il y fait un moyen de la constater? On le dit à regret à Son Excellence, on ne le croit pas. M. Viger de Jolival le faisait déjà bien entrevoir dans une lettre qu'il écrivait à MM. les vicaires généraux au mois de février dernier; la phrase est précise: «C'est donc à vous, Messieurs, leur dit-il, qu'il appartient de faire connaître publiquement le lieu où reposent (mêlés, il est vrai, avec ceux de beaucoup de victimes moins illustres, mais non moins innocentes) les restes infortunés de la sœur du bon Roi Louis XVI.»
»D'après les intentions de S. Exc. le ministre de l'intérieur, MM. les vicaires généraux s'étaient empressés de recueillir des renseignements de M. Desclozeaux et de M. Bélanger, architecte, indépendamment de ceux qu'ils avaient eus de M. Viger de Jolival.
»Le certificat de M. Desclozeaux ne fait connaître autre chose sinon que les restes de Madame Élisabeth ont bien été déposés dans l'enclos du Christ, à Mousseaux, et non au cimetière de la rue d'Anjou, comme aurait pu le faire croire une liste imprimée des victimes du tribunal révolutionnaire.
»Une lettre adressée par M. Bélanger à MM. les vicaires généraux fait également présumer qu'il n'y aurait aucun moyen de distinguer les restes de Madame Élisabeth, et que toutes les victimes de ce temps affreux ont été confondues dans une même fosse.
»M. Bélanger ne parle que du lieu où gît la fosse et du monument expiatoire qu'on pourrait élever au-dessus, en forme de pyramide, dont il donna le dessin.
»Enfin MM. les vicaires généraux, dans une lettre qu'ils écrivirent au ministre de l'intérieur le 26 mars 1817, en lui transmettant ces pièces avec quelques autres, firent bien entrevoir la difficulté qu'il y aurait de parvenir à séparer les cendres de Madame Élisabeth, qui ont été confondues avec celles de tant d'autres victimes. Et M. Jalabert, que j'ai eu l'avantage de voir ce matin, n'a pas dissimulé qu'il regardait la chose comme impossible; aussi le vœu de MM. les vicaires généraux se bornait-il à l'érection d'un monument et d'une chapelle expiatoire[135]. M. de Giry m'avait conseillé une démarche auprès de M. Desclozeaux, dont la mort ne lui était plus sans doute revenue à la mémoire; mais je n'en ai pas moins recueilli de mesdames Desclozeaux des détails dont elles avaient été informées comme leur père. Il en résulterait que bien avant le 10 mai 1794, jour où périt Madame Élisabeth, c'est-à-dire depuis la fin de mars, nombre de victimes avaient déjà été précipitées dans une grande fosse, où l'on entassait les corps sans ménagement comme sans distinction; que le 10 mai les vingt-cinq victimes avaient été transportées dans un même panier; que depuis ce jour jusqu'à la fin de juin, et sans discontinuité dans ce laps de temps, d'autres victimes ont été entassées par douzaines dans ce même endroit; que la gaieté sanguinaire, la férocité, la monstruosité des êtres qui recevaient les corps et faisaient le service de la fosse sont au-dessus de toute expression, au point qu'il aurait été fort dangereux d'annoncer quelque sensibilité à leurs yeux et de vouloir se livrer à quelque devoir d'humanité ou de pitié.
»En un mot, d'après tout ce que les dames Desclozeaux ont su de leur père, le projet de parvenir à distinguer les restes de Madame Élisabeth dans le mélange de tant de restes ne pourrait jamais conduire à un résultat; en un mot, il serait impossible d'en venir à constater, premier point cependant pour remplir les intentions de Sa Majesté.
»Néanmoins il se peut qu'on ait, en termes vagues, donné le nom de fosse à un endroit spacieux jusqu'à un certain point, s'il faut s'en rapporter au devis estimatif que M. de Jolival a donné de sa propriété. Il y est dit que sur dix-neuf cent trente et une toises quarrées, six cents ont servi aux inhumations. Une inspection du terrain deviendrait donc absolument nécessaire pour qu'on put émettre une dernière opinion.
»On ne pouvait se permettre de se présenter sans mission et sans instructions ni auprès de M. de Jolival ni dans sa propriété. M. de Giry a fait entendre à Son Excellence qu'il fallait quelque adresse pour une communication à ce propriétaire, qui avait calculé d'avance le prix d'une vente, et qui comptait sur l'emploi de son terrain pour un monument distingué, surtout M. de Jolival ignorant les intentions de Sa Majesté pour qu'il soit fait un transport à Saint-Denis des restes de Madame Élisabeth, dispositions, on le sent, qui dérangent tous les calculs du propriétaire.
»Il n'y a qu'un ordre de Son Excellence, et un ordre dont les motifs ne seraient pas donnés, qui puisse faciliter l'accès dans le terrain; peut-être est-ce au propriétaire lui-même qu'il faudrait ensuite l'exhiber, à moins que Son Excellence ne pensât que, vu l'urgence, il pût être seulement exhibé au concierge ou portier de la maison. Ce dernier passe pour connaître assez bien la disposition des lieux.
»L'assistance d'un commissaire de police serait-elle alors nécessaire pour qu'il pût verbaliser au besoin? C'est une question que Son Excellence est priée de résoudre; mais, au surplus, peut-être ne serait-il pas inutile que la personne qui ira visiter le terrain soit accompagnée d'un architecte.
»A moins que Son Excellence ne préfère une autre mesure, qui serait d'obtenir tous les documents préliminaires par voie secrète et par une entremise ménagée auprès du concierge.
»Son Excellence écrirait au ministre de l'intérieur pour lui faire connaître que les démarches ont été faites pour obtenir les premiers résultats sans lesquels il serait impossible que les intentions de Sa Majesté fussent remplies, mais que ce qu'on a pu recueillir de renseignements jusqu'à ce moment ne laisse malheureusement entrevoir aucun succès; qu'aussitôt qu'on en aura complétement acquis la certitude, on s'empressera de l'en informer.
Sur les données de ce rapport, approuvé par le comte Anglés, la lettre suivante fut rédigée et envoyée au ministre: