La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 2
Le passage quotidien des charrettes du tribunal révolutionnaire par la longue rue Saint-Honoré, jusqu'à la rue Royale, fatiguait depuis longtemps ces quartiers populeux, saisis de dégoût et d'horreur, et, chaque jour, obligés de fermer leurs boutiques. Les plaintes des habitants, à la fin, avaient été écoutées. Le 21 prairial (9 juin 1794), les bières vivantes (c'est ainsi qu'on appelait les charrettes qui conduisaient les condamnés à la mort) avaient été dirigées sur la place Antoine, où la guillotine s'était installée, sur le terrain de la Bastille. Elle n'y fonctionna que trois jours: elle eut toutefois le temps d'y recevoir sept fournées; puis, sur les réclamations des citoyens du quartier, le fatal instrument dut s'éloigner encore jusqu'à cette porte de Paris qu'on appela, à cette époque, tour à tour la barrière du ci-devant Trône, ou du Trône renversé, ou place de la Déchéance, et enfin barrière de Vincennes. Il y eut une seule exception faite le 4 messidor (22 juin 1794) pour la construction de l'échafaud sur l'ancienne place Louis XV.
On comprend que les solennelles immolations de la grande journée du 10 thermidor, et celles qui devaient suivre, exigeassent une mise en scène plus grandiose et un plus formidable appareil: les vainqueurs ne négligèrent rien pour offrir cette satisfaction aux vaincus.
Exécution du 10 thermidor an II (28 juillet 1794).
1. Maximilien Robespierre, âgé de 35 ans, natif d'Arras, domicilié à Paris, rue Honoré, section des Piques;
2. Georges Couthon, âgé de 38 ans, natif d'Orzay, département du Puy-de-Dôme, domicilié à Paris, cour du Manége;
3. Louis-Jean-Baptiste-Thomas Lavalette, âgé de 40 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Honoré, no 320;
4. François Hauriot, âgé de 35 ans, natif de Nanterre, près Paris, domicilié à Paris, rue de la Clef;
5. René-François Dumas, âgé de 37 ans, natif de Jussey, département de la Haute-Saône, domicilié à Paris, rue de Seine-Germain, maison de convenance;
6. Antoine Saint-Just, âgé de 26 ans, natif de Lisé, département de la Nièvre, domicilié à Paris, rue Caumartin, no 3;
7. Claude-François Payan, âgé de 27 ans, natif de Saul-les-Fontaines, département de la Drôme, domicilié à Paris, rue de la Liberté, section de Marat;
8. Jacques-Claude Bernard, âgé de 34 ans, domicilié à Paris, rue Bernard, section de Montreuil;
9. Adrien-Nicolas Gobeau, âgé de 26 ans, natif de Vincennes, département de Paris, domicilié à Paris, rue de la Chaise, no 530, section de la Croix-Rouge;
10. Antoine Gency, profession de tonnelier, âgé de 23 ans, natif de Reims, département de la Marne, domicilié à Paris, rue de Lourcine, faubourg Marcel;
11. Nicolas-Joseph Vivier, âgé de 50 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Germain-Muséum;
12. Jean-Baptiste-Edmond Lescot-Fleuriot, profession artiste, âgé de 43 ans, natif de Bruxelles, domicilié à Paris, à la mairie;
13. Antoine Simon, cordonnier, âgé de 58 ans, natif de Troyes, département de l'Aube, domicilié à Paris, rue Marat, no 32;
14. Denis-Étienne Laurent, âgé de 32 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Gît-le-Cœur, no 13;
15. Jacques-Louis-Frédéric Wouarnée, âgé de 29 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de l'Hirondelle, no 10;
16. Jean-Étienne Forestier, profession fondeur, âgé de 47 ans, natif de Paris, y domicilié, rue du Plâtre-Avoye;
17. Augustin-Bon-Joseph Robespierre, natif d'Arras, domicilié à Paris, rue Florentin;
18. Nicolas Guérin, profession receveur à la ville, âgé de 52 ans, natif de Beaumont-sur-Orne, département du Calvados, domicilié à Paris, rue du Faubourg-Montmartre, no 50;
19. Jean-Baptiste-Mathieu Dhazard, profession perruquier, âgé de 36 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Honoré, no 101, section des Gardes-Françaises;
20. Christophe Cochefer, profession tapissier, natif de Gonesse, département de Seine-et-Oise, domicilié à Paris, rue Merry, no 413;
21. Charles-Jacques-Mathieu Bougon, âgé de 57 ans, natif de Trouville, département du Calvados, domicilié à Paris, rue Lazare, no 64, section du Mont-Blanc;
22. Jean-Marie Quenet, profession marchand de bois, natif de Commune-Affranchie, domicilié à Paris, rue de la Mortellerie, no 78;
Avoir été condamnés à la peine de mort, etc. Procès-verbal d'exécution dressé par Neirot, commis greffier.
Exécution du 11 thermidor an II (29 juillet 1794).
Le lendemain, la fournée fut plus considérable: les vainqueurs, qui avaient d'abord frappé leurs ennemis les plus redoutés, avaient eu le temps de faire des désignations plus nombreuses, et d'atteindre la plupart des membres de la Commune, qui avait longtemps prévalu contre la Convention. Le lecteur trouvera dans ces listes les noms de plusieurs commissaires du Temple.
1. Bertrand Arnaud, secrétaire et membre du conseil général de la Commune, âgé de 55 ans, natif de Tigne, département du Mont-Blanc, domicilié à Paris, rue Favart, no 4;
2. Jean-Baptiste Crépin Taillebot, profession maçon, âgé de 58 ans, natif de Jouy-le-Peuple, département de Seine-et-Oise, domicilié à Paris, rue du Faubourg-du-Temple;
3. Servais-Baudoin Boullanger, profession joaillier, âgé de 38 ans, natif de Liége, domicilié à Paris, rue Honoré, no 59;
4. Prosper Sijas, profession commis, âgé de 35 ans, natif de Vire, département du Calvados, domicilié à Paris, rue Grange-Batelière, no 21;
5. Pierre Remy, profession tabletier, âgé de 45 ans, natif de Chaumont, département de la Haute-Marne, domicilié à Paris, rue Louis, no 595, section de l'Indivisibilité;
6. Claude-Antoine Deltroit, profession meunier, âgé de 43 ans, natif de Pontoise, département de Seine-et-Oise, domicilié à Paris, quai de la Mégisserie, no 21;
7. Jean-Guillaume-François Vaucanu, profession mercier, âgé de 37 ans, natif de Germain-de-Montgommery, département du Calvados, domicilié à Paris, rue du Monceau;
8. Claude Bigant, profession peintre, âgé de 40 ans, natif de Paris, y domicilié, rue des Boulangers-Victor, no 5, section des Sans-Culottes;
9. Jean-Charles Lesire, profession cultivateur, âgé de 48 ans, natif de Rosay, département de Seine-et-Marne, domicilié à Paris, quai de l'Union, section de la Fraternité;
10. Jean-Baptiste-Emmanuel Legendre, âgé de 62 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de la Monnaie, no 515, section du Muséum;
11. Jean-Philippe-Victor Charlemagne, profession instituteur, âgé de 26 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de Cléry, no 92;
12. Pierre-Nicolas Delacour, profession notaire, âgé de 37 ans, natif de Beauvais, département de l'Oise, domicilié à Paris, rue Neuve-Eustache, section de Brutus;
13. Augustin-Germain Jobert, profession négociant, âgé de 50 ans, natif de Montigny-sur-Aube, département de la Côte-d'Or, domicilié à Paris, rue des Prêcheurs;
14. Pierre-Louis Paris, âgé de 35 ans, natif de Paris, y domicilié, rue des Carmes, no 27, section du Panthéon;
15. Claude Jonquoy, profession tabletier, âgé 44 ans, natif de Massiac, département du Cantal, domicilié à Paris, rue Jean-Robert, no 15, section des Gravilliers;
16. René-Toussaint Daubancourt, profession coffretier, âgé de 53 ans, natif de Paris, y domicilié, rue des Petits-Champs, no 23, section de la Halle aux blés;
17. Jean-Baptiste Vincent, profession entrepreneur de bâtiments, âgé de 36 ans, natif de Moutier-Saint-Jean, département de la Côte-d'Or, domicilié à Paris, rue de Cléry, section de Bonne-Nouvelle;
18. Martin Wichterich, profession cordonnier, âgé de 45 ans, natif de Cologne, domicilié à Paris, rue de Lappe, section de Popincourt;
19. Pierre Henry, profession receveur de loterie, âgé de 48 ans, natif de Riz, département du Var, domicilié à Paris, rue Antoine, section de l'Indivisibilité;
20. Jean Cazenave, profession commis marchand, âgé de 38 ans, natif de Belleville, près Paris, domicilié à Paris, rue d'Orléans, section de l'Homme-Armé;
21. Jean-Louis Gibert, profession de pâtissier, âgé de 43 ans, natif de Luzancy-la-Marne, département de Seine-et-Marne, domicilié à Paris, faubourg Denis, no 25, section du Nord;
22. Pierre Girod, profession mercier, âgé de 27 ans, natif de Paris, y domicilié, rue des Deux-Ponts, no 10, section de la Fraternité, marié à Antoinette-Adélaïde Rominira;
23. François Pelletier, profession marchand de vins, âgé de 33 ans, natif de Cheminon, département de la Marne, domicilié à Paris, rue du Faubourg-Denis;
24. Nicolas Jérosme, profession tourneur, âgé de 44 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Jacques-la-Boucherie, no 213;
25. Jean-Baptiste Cochois, profession commis-marchand, âgé de 53 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de l'Égalité;
26. Jean-Léonard Sarrot, profession peintre, âgé de 31 ans, natif de Paris, y domicilié, rue du Faubourg-Franciade, no 45;
27. René Grenard, profession fabricant de papier, âgé de 45 ans, natif de la Garenne, département de Seine-et-Oise, domicilié à Paris, rue et section des Piques;
28. Jacques Lasnier, profession homme d'affaires, âgé de 52 ans, natif de Bezoir-Laférière, département de Seine-et-Marne, domicilié à Paris, rue du Four-Germain, no 286;
29. Marc-Martial-André Mercier, profession libraire, âgé de 43 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Neuve-des-Capucines, no 188, marié à Anne de By;
30. Jean-Pierre Bernard, profession homme de confiance, âgé de 38 ans, natif de la Chalade, département de la Meuse, domicilié à Paris, rue Germain-Muséum;
31. Étienne-Antoine Souars, âgé de 56 ans, natif d'Aubervilliers, dit les Vertus, district de Franciade, domicilié à Paris, rue des Vieux-Augustins, no 32;
32. Dominique Mettot, profession agent d'affaires, âgé de 45 ans, natif de Nancy, département de la Meurthe, domicilié à Paris, à la maison commune;
35. Louis-Joseph Mercier, profession menuisier, âgé de 40 ans, natif de Sacy-le-Grand, département de l'Oise, domicilié à Paris, rue des Trois-Pistolets, no 14, section de l'Arsenal;
34. Jean-Jacques Baurieux, profession horloger, âgé de 45 ans, natif de Dartois, département des Bouches-du-Rhône, domicilié à Paris, rue du Faubourg-Honoré, no 19;
35. Antoine Jametel, âgé de 54 ans, natif de Moissy, département de Seine-et-Marne, domicilié à Paris, rue de la Grande-Truanderie, no 18; marié à Louise-Pauline Noiseux;
36. Ponce Tanchou, profession graveur, âgé de 32 ans, natif de Bourges, département du Cher, domicilié à Paris, cloître Notre-Dame, no 42; marié à Jeanne-Louise Beliaz;
37. Marc-Louis Desvieux, âgé de 44 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Montorgueil;
38. François-Auguste Paff, profession bonnetier, âgé de 41 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de la Joaillerie, section des Arcis, marié à Catherine-Françoise Bourgain;
39. Jacques-Mathurin Lelièvre, profession graveur, âgé de 40 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Martin, no 252;
40. Louis-François Dorigny, profession de charpentier, âgé de 36 ans, natif de Bruyère, département de l'Aisne, domicilié à Paris, rue Popincourt, no 17;
41. Pierre-Alexandre Louvet, profession peintre, âgé de 33 ans, natif de Paris, y domicilié, rue des Blancs-Manteaux, no 52; marié à Françoise Liédé;
42. Jean-Jacques Lubin, profession peintre, âgé de 29 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de la Révolution, no 24;
43. Jacques-Pierre Coru, profession grainier, âgé de 63 ans, natif de Nocé, département de l'Orne, domicilié à Paris, rue Antoine, no 229;
44. Pierre-Simon-Joseph Jault, profession artiste, âgé de 30 ans, natif de Reims, département de la Marne, domicilié à Paris, rue Claude, no 371;
45. Jean-Baptiste Bergot, profession employé aux cuirs, âgé de 56 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Française, no 11;
46. Jacques-Nicolas Lumière, profession musicien, âgé de 45 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Thibautodé, no 4;
47. Jean Paquotte, profession ciseleur, âgé de 48 ans, natif de Troyes, département de l'Aube, domicilié à Paris, à la ci-devant abbaye Germain, no 1114;
48. Jacques-Nicolas Blin, écrivain expert, âgé de 63 ans, natif d'Aubanton, département de l'Aisne, domicilié à Paris, rue Paul, no 37;
49. Marie-François Langlois, profession papetier, âgé de 37 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Jacques, no 196;
50. Jean-Nicolas-Langlois, profession serrurier, âgé de 49 ans, natif de Rouen, département de la Seine-Inférieure, domicilié à Paris, rue Georges, no 38;
51. Jacques Moine, profession commis teneur de livres, âgé de 39 ans, natif de Commune-Affranchie, domicilié à Paris, vieille rue du Temple, no 78;
52. Jean-Baptiste Chavigny, profession commis, âgé de 55 ans, natif de Paris, y domicilié, rue du Faubourg-Montmartre, no 42;
53. Charles Huant Desboisseaux, âgé de 39 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de la Fraternité;
54. André Marcel, profession maçon, âgé de 53 ans, natif de Rosny, département de Seine-et-Oise, domicilié à Paris, faubourg Martin;
55. Martial Gamory, profession coiffeur, âgé de 46 ans, natif de Guéret, département de la Creuse, domicilié à Paris, rue du Coq-Honoré;
56. Pierre Haener, profession imprimeur, âgé de 52 ans, natif de Nancy, département de la Meurthe, domicilié à Paris, rue Martin, no 34;
57. Pierre-Jacques Le Grand, profession homme d'affaires, âgé de 51 ans, natif de Paris, y domicilié, rue d'Enfer, en la Cité, no 5;
58. Pierre-Léon Lamiral, profession fruitier, âgé de 38 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Beauregard, section de Bonne-Nouvelle, époux de Marie Grain;
59. Jean-Pierre Eudes, profession tailleur de pierre, âgé de 31 ans, natif de Paris, y domicilié, rue des Juifs, no 38;
60. Edme-Marguerite Lauvin, âgé de 60 ans, natif de Vezelay, département de l'Yonne, domicilié à Paris, rue Geoffroy-Lasnier, no 23;
61. Pierre Dumez, profession ingénieur, âgé de 37 ans, natif de la Ferté-sur-Ourcq, département de l'Aisne, domicilié à Paris, rue de la Harpe, no 26;
62. Denys Dumontier, profession tailleur, âgé de 51 ans, natif de Paris, y domicilié, rue de la Poterie;
63. Jean-Claude Girardin, profession éventailliste, âgé de 48 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Transnonain, no 38;
64. Jacques-Louis Cresson, profession ébéniste, âgé de 49 ans, natif de Paris, y domicilié, rue des Deux-Écus, no 38;
65. François-Laurent Chatelin, profession professeur de dessin, âgé de 43 ans, natif de Nancy, département de la Meurthe, domicilié à Paris, rue Quincampoix, no 98;
66. Joseph Alavoine, profession tailleur, âgé de 63 ans, natif de la Verrière, département de l'Oise, domicilié à Paris, Grands Piliers de la Tonnellerie;
67. Pierre-François Deraux, profession jardinier, âgé de 53 ans, natif de Goupillère, département du Calvados, domicilié à Paris, rue Plumet, section du Bonnet-Rouge; marié à Élisabeth-Charlotte Dive;
68. Claude Benard, âgé de 28 ans, natif de Paris, y domicilié, rue Boucher;
69. Jacques Morel, profession écrivain, âgé de 55 ans, natif de Vandœuvre, département de l'Aube, domicilié à Paris, rue de Marché-aux-Poirées, no 559;
70. Nicolas Naudin, profession menuisier, âgé de 35 ans, natif de Ville-sur-Iron, département de la Moselle, domicilié à Paris, rue Charlot, no 5;
71. Joseph Ravel, profession chirurgien, âgé de 48 ans, natif de Tarascon, département des Bouches-du-Rhône, domicilié à Paris, rue Antoine, no 36;
Avoir été condamnés à la peine de mort, etc. Procès-verbal d'exécution, en date du 11 de ce mois.
On le voit, ce jour-là, soixante et onze individus, déclarés complices de la Commune rebelle, montèrent sur l'échafaud de l'homme dont ils s'étaient faits les séides. Parmi eux, le lecteur aura remarqué Sijas, le président du conseil général dans la nuit du 9 au 10 thermidor; Jobert et Bergot, ces tristes administrateurs de police, célèbres par leur cruauté envers les détenus; puis Boulanger, ce commandant de la garde nationale qui se faisait suivre d'une guillotine. Parmi les condamnés, il faut citer encore Besnard, Desboisseaux et le musicien Lumière, la terreur de leurs sections.
Le 12 thermidor, le sanglant tribunal tint sa dernière séance. Douze démagogues, la plupart membres de la Commune, portèrent leurs têtes sur l'échafaud. Au milieu d'eux se dessinent deux hommes affreux, Nicolas et Arthur, le premier tout meurtri des coups injurieux dont Camille Desmoulins l'avait flagellé dans son Vieux Cordelier; le second, plus horriblement célèbre encore, pour avoir dévoré, au 10 août, le cœur d'un soldat suisse assassiné par lui.
Enfin, par un décret conventionnel du 14 thermidor (1er août 1794), l'exécrable loi du 22 prairial fut rapportée.
Par jugement rendu au tribunal révolutionnaire établi par la loi du 10 mars 1793, an deuxième de la République française (sic), séant à Paris, au Palais, le 12 thermidor (30 juillet 1794), appert:
1. Charles-Nicolas Leleu, âgé de 40 ans, né à Vitry-sur-Marne, perruquier et membre du conseil général de la Commune, demeurant à Paris, rue Dominique, faubourg Germain, no 335;
2. Léopold Nicolas, imprimeur et juré du tribunal révolutionnaire, âgé de 37 ans, né à Mirecourt, département des Vosges, demeurant à Paris, rue Honoré, no 355;
3. Jean-François Lechenard, âgé de 37 ans, né à Rans, district de Dôle, département du Jura, tailleur et juré au tribunal du 17 août, membre du conseil général de la Commune, demeurant à Paris, rue Montorgueil, no 59;
4. François Tortot, horloger et administrateur de police, âgé de 31 ans, né à Paris, y demeurant, rue Bernard, no 10, faubourg Antoine;
5. Pierre-François Guéniard, ébéniste, membre du conseil général de la Commune, né à Paris, y demeurant, rue de la Roquette, no 68;
6. Pierre Cietty, peintre et membre de la Commune, âgé de 41 ans, né à Trafuil, en Lombardie, demeurant à Paris, rue de Montreuil, no 51;
7. Jean-Étienne Lahure, âgé de 38 ans, né à Montreuil, département de Paris, bijoutier, commandant en second de la section de Popincourt, demeurant à Paris, rue de Popincourt;
8. François-Henri Camus, né à Paris, âgé de 47 ans, négociant avant la révolution, membre de la Commune de Paris, demeurant à Paris, rue Montmartre, 84;
9. Pierre-Eustache Gillet-Marie, âgé de 41 ans, né à Paris, y demeurant, rue de Bourgogne, no 1465, ex-membre du conseil général de la Commune;
10. Antoine Frery, né à Nancy, département de la Meurthe, demeurant à Paris, rue des Vieux-Augustins, âgé de 62 ans, membre du conseil général de la Commune;
11. Jean-Jacques Arthur, fabricant de papiers, membre de la Commune, âgé de 33 ans, né à Paris, y demeurant, rue des Piques;
12. Jean-Baptiste Grillet, âgé de 67 ans, né à Paris, y demeurant, rue Bertin-Poirée, no 16, peintre de portraits et membre de la Commune;
Avoir été condamnés, etc. Procès-verbal d'exécution dressé par Leclerc.
Par jugement du 1er fructidor (18 août 1794), appert:
1. Antoine-Paul Lavaur, âgé de 31 ans, natif de Montfaucon, département du Lot, homme de loi, y demeurant;
2. Et Jean Saumont, dit Labran, âgé de 54 ans, cultivateur, natif de Roussinet, département de la Dordogne, demeurant à Busserole, même département;
Avoir été condamnés, etc. Procès-verbal d'exécution dressé par Leclerc.
Par jugement du 5 fructidor (22 août 1794), appert:
1. Jean-Baptiste Mitre Gouard, âgé de 29 ans, natif d'Aix, département des Bouches-du-Rhône, volontaire au premier bataillon des Phocéens, demeurant à Marseille;
2. Et François Deschamps, âgé de 29 ans, natif de Crévis, département de l'Aube, agent de la commission du commerce et aide de camp de Hanriot, demeurant à Paris, rue des Petits-Augustins, no 15;
Avoir été condamnés et exécutés sur la place publique de la Grève et de la Révolution (sic). Procès-verbal d'exécution dressé par Auvray.
Par jugement du 6 fructidor l'an II (23 août 1794), appert:
Pierre-André Coffinhal (n'a dit son âge ni le lieu de sa naissance), ex-président du tribunal révolutionnaire et membre de la Commune de Paris, y demeurant rue Regratière, section de la Fraternité;
Mis hors la loi par décret des 9 et 18 thermidor, a été livré à l'exécuteur des jugements criminels par ordonnance du tribunal en date dudit jour 18 thermidor, et exécuté le même jour sur la place de la Révolution, à six heures quinze minutes du soir, en présence de Heurtin, huissier du tribunal, qui en a dressé procès-verbal.
Par jugement du tribunal révolutionnaire du 15 fructidor an II (1er septembre 1794), appert:
Julien-Joseph Lemonnier, âgé de 38 ans, né à Paris, y demeurant rue de la Mortellerie, section de la Maison Commune, membre du comité civil et capitaine de la garde nationale;
Avoir été condamné, etc. Procès-verbal d'exécution dressé par Leclerc.
Julien-Joseph Lemonnier, si j'en crois les registres de l'Hôtel de ville, fut la dernière victime immolée sur la place de la Révolution, et, partant, probablement la dernière dont les restes furent inhumés dans l'enclos du Christ.
Les condamnés qui vinrent après, et dont le nombre diminua insensiblement, furent tous guillotinés en place de Grève. Leurs dépouilles furent vraisemblablement inhumées pour la plupart dans les cimetières de Sainte-Marguerite ou de Clamart. Quelques morts privilégiés furent seulement portés dans l'enclos funèbre de Picpus.
LETTRES
DE
MADAME ÉLISABETH.
Je crois devoir faire suivre la vie de Madame Élisabeth d'un certain nombre de ses lettres, choisies de manière à faire connaître la princesse dans les situations les plus diverses de fortune, d'esprit et de cœur. M. Feuillet de Conches, on le sait, a publié récemment la correspondance complète de Madame Élisabeth, beau monument élevé, par une main habile, à la gloire de cette princesse, et il a enrichi le texte de notes explicatives d'un grand intérêt. Les lettres que je vais donner, et dont je n'avais pu citer çà et là, dans le cours de mon récit, que quelques fragments détachés, seront les meilleures pièces justificatives de cet ouvrage. On y verra d'abord la princesse, au début de sa belle jeunesse, avec la vivacité d'un esprit pénétrant et l'indépendance d'un caractère inclinant à l'espièglerie. Puis on assistera aux progrès de son jugement; on verra se lever dans cette belle âme toutes les qualités et toutes les vertus, toutes les nobles aspirations, et l'on s'étonnera de cette sagesse précoce qui fit de Madame Élisabeth la plus utile et la meilleure des amies, comme elle était la plus dévouée et la plus courageuse des sœurs.
Sa correspondance avec la marquise de Bombelles et la marquise de Raigecourt, dont je dois la communication aux familles de ces deux nobles dames si dignes de l'affection que leur témoignait la princesse, met dans une vive lumière l'élévation de l'esprit, la droiture de la raison, la bonté et l'ouverture de cœur de la sœur de Louis XVI. Toujours elle s'occupe des intérêts, de la sécurité, du bonheur de ses deux amies, avant de s'occuper de ses propres convenances, du bonheur qu'elle aurait à les avoir auprès d'elle. Elle les aime mieux éloignées et tranquilles qu'en France exposées et menacées.
Ses lettres à madame la marquise des Montiers, plus jeune que ses deux autres amies, et dont elle appréciait l'esprit charmant, l'heureux naturel, en appréhendant un peu les saillies de son imagination, ont un autre caractère. La tendresse est la même, mais elle prend un accent presque maternel pour conseiller, avertir, diriger «son démon», comme elle appelle cette jeune et aimable femme, dans les situations difficiles où elle se trouve. Ce que Madame Élisabeth aime par-dessus tout dans ses amies, c'est leur âme. Leur dignité et leur honneur dans ce monde, leur salut dans l'autre, l'occupent bien autrement que leur félicité passagère, quoiqu'elle fasse tout pour y contribuer. Elle a pour elles une amitié vraiment chrétienne, et l'on voit qu'elle veut continuer éternellement dans le ciel les affections commencées ici-bas. Ces lettres à madame la marquise des Montiers sont complétement inédites. J'en dois la communication à l'obligeance de M. le comte Stanislas des Montiers, heureux comme toute sa famille de contribuer à tout ce qui peut servir à mettre en relief la gloire de Madame Élisabeth.
Ses lettres à madame Marie de Causans, qui se destinait à la vie religieuse, ont un autre caractère. Elles sont pleines d'une haute spiritualité, tempérée par cette prudence et ce bon sens qui forment comme le fond de la nature de Madame Élisabeth. Personne ne parle mieux de la soumission à la volonté de Dieu et de la résignation que cette princesse, qui devait pousser cette vertu jusqu'à l'héroïsme. En même temps elle prémunit la fille de sa vénérable amie, madame de Causans, contre les entraînements de l'imagination qui font quelquefois embrasser la vie religieuse à des personnes qui n'ont pas les dons nécessaires pour s'y sanctifier, et prennent pour une vocation réelle et durable un dégoût passager du monde ou un chagrin que le temps emportera avec tout le reste. Madame Élisabeth, si sévère pour elle-même, condamne le scrupule. Sa religion est sincère, profonde, pleine d'onction, mais éclairée, et elle s'étonne quand l'abbé de Lubersac lui donne des détails sur les superstitions que la population italienne mêle au catholicisme.
Je ne crois pas que dans toute cette correspondance il y ait des lettres plus remarquables que celles qui sont adressées à cet abbé de Lubersac, aumônier de Madame Victoire, qui avait émigré à Rome avec Mesdames de France, et qui, rentré à Paris dans le mois d'août 1792, périt dans les massacres de septembre. L'abbé de Lubersac traînait à l'étranger un noir chagrin;—étaient-ce les malheurs qu'il laissait derrière lui, étaient-ce ceux qu'il entrevoyait dans les ombres de l'avenir, qui plongeaient son esprit dans cette morne tristesse?—Madame Élisabeth, dont l'âme était plus fortement trempée, le soutenait par des conseils qui prenaient insensiblement la forme d'exhortations. Les rôles s'étaient peu à peu intervertis sans que les deux correspondants s'en aperçussent. La princesse soutenait le prêtre et l'aidait à porter sa croix, faisant ainsi l'apprentissage du rôle sublime qu'elle remplit plus tard auprès des compagnons de son funèbre itinéraire de la Conciergerie à l'échafaud.
Dans cette correspondance, qui remonte jusqu'à l'ancien régime, et à une époque (1778) où la révolution, comme l'a dit Chateaubriand, ne frappait pas encore à l'huis de l'histoire, et qui ne se ferme que le 10 août 1792, journée néfaste après laquelle la famille royale prisonnière entra au Temple, on retrouve, à mesure que les événements se succèdent, l'impression qu'ils produisent sur Madame Élisabeth, et l'appréciation qu'elle porte sur les hommes et sur les choses. La convocation des états généraux, le serment du Jeu de paume, le 15 juillet et la prise de la Bastille, les journées des 5 et 6 octobre, avec le lamentable retour à Paris de la famille royale prisonnière, la constitution civile du clergé, le fatal voyage à Varennes, la journée du 20 juin, cette préface du 10 août, viennent tour à tour jeter un sinistre reflet dans les lettres de Madame Élisabeth à ses amies, à l'abbé de Lubersac, au comte d'Artois. Une de ses plus remarquables lettres est adressée à ce prince, pour lequel elle avait la plus vive tendresse, et, si j'ose le dire, une de ces faiblesses de cœur que les sœurs sérieuses ont pour celui de leurs frères dont l'impétueuse ardeur a besoin d'être dirigée et retenue. Chose remarquable, Madame Élisabeth, cette princesse d'un cœur si bienveillant, incline presque toujours vers les partis de vigueur. Elle comprend que la faiblesse devant une révolution qui ne perd ni une occasion, ni une concession, ni une minute, contribue à tout perdre. Elle le répète souvent dans ses lettres. La vigueur dans la politique, l'union dans le parti royaliste et dans la famille royale, voilà ce que recommande Madame Élisabeth; et, dans sa lettre au comte d'Artois, elle insiste de la manière la plus forte et la plus raisonnable sur la nécessité de ne pas contrarier à Coblentz la politique de Louis XVI.
A mesure que les lettres se rapprochent par leurs dates de la fatale journée du 10 août, la faible lueur d'espérance qui jetait çà et là quelques reflets lumineux, pâlit et s'éteint. La princesse voit venir la catastrophe, mais elle sait où est pour elle le poste du devoir, de l'honneur et de la tendresse fraternelle; elle y reste. Advienne que pourra! elle remplira jusqu'au bout la sainte et angélique mission que la Providence lui a donnée. Les Sursum corda reviennent alors plus fréquents sous sa plume dans ses lettres avec ses amies; elle ne regarde plus, elle n'espère plus que du côté du ciel.
I
A MADAME DE BOMBELLES.
Vous croyez peut-être que je suis consolée, point du tout; d'autant plus que moi, qui déteste les explications, je viens d'en avoir une avec ma tante. La Reine y a été ce matin pour lui demander ce qu'elle avoit hier, et elle lui a dit qu'elle étoit fort mécontente de moi, parce que je ne lui avois pas écrit avant mon inoculation, et qu'elle devoit m'en parler. J'y ai donc été ce soir: je suis arrivée chez ma tante Victoire, qui m'a parlé avec beaucoup d'amitié, et qui m'a dit que j'avois eu tort de ne leur pas écrire, ce dont je suis convenue, et lui ai demandé pardon. De là, j'ai été chez ma tante Adélaïde, qui, le plus aigrement possible, m'a dit: «J'ai parlé à la Reine de vous ce matin. Que dites-vous de votre conduite, depuis qu'il est question de vous inoculer?—Comment, ma tante, lui ai-je dit, qu'est-ce que j'ai fait?—Vous ne nous avez pas seulement remerciées.» Et elle reprit, de ce que nous nous enfermions avec vous; et pendant Choisy et Marly nous n'avons pas entendu parler de vous.—Je lui représentai qu'entre ses deux voyages j'étois venue chez elle et que je l'avois remerciée; qu'en cela je n'avois fait que mon devoir, mais que je l'avois fait. A cette réponse, elle s'est un peu embarrassée, et m'a dit entre ses dents:—Ah! une fois en passant, mais je ne leur avois point écrit.—Je lui ai dit qu'en cela j'avois eu tort, et que je leur en demandois pardon; que pour la Muette et Meudon, je n'y avois aucune part et point de tort.—Elle m'a dit qu'elle ne me parloit point de cela; et sur ce elle a changé de conversation, étant toujours embarrassée. En sortant de chez elle, je lui ai encore dit que j'espérois qu'elle me pardonnoit; elle m'a répondu que ce n'étoit que la crainte qu'elle avoit eue d'être oubliée de moi qui l'avoit fâchée, m'aimant beaucoup, et qu'elle espéroit que cela ne seroit jamais.—Je lui ai dit que je tâcherois de mériter son amitié, et que je lui demandois de me conserver toujours la sienne. De là je suis revenue et ai mandé cela à la Reine, et puis à mon petit ange. Je ne puis te celer que je n'ai que la moitié des torts dont je suis convenue; mais il faut mettre la paix dans la maison, et dans ce quartier-là il faudroit au moins M. Le Chat pour l'établir bien solidement.
A propos, mon ange, je t'en prie, si tu as le temps, fais chercher Campana; fais-toi peindre pour ta petite servante; dis-lui de faire ton portrait de la grandeur de ceux des médaillons, et coiffée et habillée comme celui qu'il a fait de moi, et qui n'est pas comme le tien. Ne va pas l'oublier, car je te tuerois ainsi que ton fils. Mande-moi de ses nouvelles, et fais dépêcher Campana. La baronne doit revenir aujourd'hui, ainsi je ne te charge de rien pour elle, mais dis à madame de Travanet que je meurs d'envie de la voir; et dis aussi à la personne qui n'ose se nommer qu'elle ait soin d'acheter des polonoises, pour pouvoir rester chez la baronne, quand j'irai, ce qui, j'espère, sera bientôt. En vérité, madame Angélique, vous devez être bien contente de moi, car mes lettres sont assez longues et les lignes assez serrées; je vais arranger mes affaires et tu les trouveras en très-bon ordre. Mande-moi toutes les grimaces qu'a faites ta belle-sœur pendant le mariage, et toutes les bêtises qu'elle aura dites, qui certainement t'ont beaucoup ennuyée si tu les as écoutées, et qui m'amuseront beaucoup en les lisant. Adieu, ma petite sœur Saint-Ange; il me paroît qu'il y a mille ans que je ne t'ai vue. Je t'embrasse de tout mon cœur, et suis de Votre Altesse
Ce 27 novembre 1779.
II
A LA MARQUISE DE CAUSANS.
Du 3 septembre 1784.
Je vous ai fait promettre par votre fille de vous rendre un compte exact de ma journée de lundi[143]. Nous sommes parties à dix heures du matin: il faisait une pluie à verse; mais, malgré cela, tout le monde étoit de bonne humeur. Nous sommes arrivées, et avons été sur-le-champ à l'église; madame de Brébent y est entrée ensuite. La cérémonie a commencé, et tout s'est passé comme à celle de madame de Fontanges, excepté qu'elle a communié avec la même hostie sur laquelle elle avoit prononcé ses vœux; puis on l'a habillée, et elle a été sous le drap mortuaire. A suivi le moment que j'aime le mieux, qui est le baiser de paix. Il me fait toujours un effet que je ne puis rendre; c'est de si bon cœur que nous nous embrassons, quoique nous ne nous connoissions pas, qu'il est impossible de ne pas être attendrie; mais je n'ai pourtant pas pleuré: ce n'est pas mon usage. Pour Bombelles, elle étoit en sanglots, ce qui a été cause de grandes railleries, qu'elle a soutenues avec plus de courage que la migraine qui a suivi. Plusieurs de ces dames pleuroient aussi. Ainsi, vous n'eussiez pas été embarrassée, malgré les assistants. J'ai été fort heureuse, et voilà tout. Mais, le mercredi, j'avois oublié mon bonheur. Celui que je goûte ici est tranquille. Je m'occupe beaucoup depuis huit jours que j'y suis; j'écris des lettres innombrables: cela ne me plaît guère; mais lorsqu'on passe autant d'heures dans la journée sans voir autre chose que son chien, ma chère, on n'est pas fâché d'avoir ce genre d'occupation. Je vous prie de croire que sans cela j'en aurois beaucoup d'autres; par exemple le dessin. Il y a trois jours que je crie après M. B.[144] et qu'il ne vient pas: je meurs de peur qu'il ne soit mort. Quand je dis que je l'attends depuis trois jours, il faut compter que c'est depuis hier. Je vais commencer un petit dessin pour les dames de Saint-Cyr; il est charmant. Je n'ai pas dit à [Bombelles] que c'étoit pour elles, car je crois que cela l'auroit mise de mauvaise humeur.
J'attends avec impatience des nouvelles des courses de vos enfants. Je ne doute pas qu'ils n'aient été reçus à merveille; mais je voudrois bien qu'il me fût permis de croire à la guérison de votre jambe: je ne désire rien tant. Enfin, mon cœur, je juge d'après toutes les souffrances que vous éprouvez, que vous faites votre purgatoire dans ce monde; car, malgré vos douleurs, votre caractère est toujours le même: toujours la même amabilité, la même confiance en Dieu, enfin la même résignation, sans compter toutes les vertus qui naissent de cette résignation. Comment pouvez-vous, malgré toutes vos douleurs de corps et d'esprit, vous croire trop heureuse? C'est une grâce bien particulière de Dieu. Je l'en bénis, et de ce qu'il m'a choisie pour en être l'instrument. Soyez sûre, mon cœur, que rien ne me peut faire plus de plaisir que de penser que j'ai pu adoucir un peu l'amertume de vos maux. Que vous êtes bonne de m'associer à vos prières! Oui, mon cœur, aucune de vos enfants ne vous oubliera, je puis vous en répondre. J'oubliois de vous dire que, malgré le monde, j'avois passé quelque temps avec mon dépôt dans la chambre du conseil, et une grande partie du reste avec D.[145] et plusieurs autres dames.
Votre fille fera bien d'arriver, car je serois capable de lui enlever son trésor. Je sens que je m'y attache beaucoup, et je me propose de lui en faire peur.
III
A MADAME MARIE DE CAUSANS.
8 décembre 1785.
Je suis émue et affligée au dernier point, mon cœur, de l'état de votre mère: l'arrêt de Séguy[146] me fait frémir. J'écrirai à madame de Lastic[147] pour que l'on trouve des prétextes pour faire rester votre sœur à Fontainebleau. Ils seront d'autant plus aisés que, quoiqu'elle soit bien, de longtemps elle ne sera en état d'être transportée. Si vous ne craignez pas d'attendrir votre mère, dites-lui combien je partage ses douleurs, que je voudrois les prendre toutes, que je suis bien affligée de ne pouvoir lui rendre les soins que la tendre amitié que j'ai pour elle me dicteroit. Il m'en coûte bien, depuis trois semaines, d'être princesse: c'est une terrible charge souvent, mais jamais elle n'est plus désagréable que lorsqu'elle empêche le cœur d'agir.
Vous avez sous vos yeux, mon cœur, le triomphe de la religion: je ne doute pas que vous n'éprouviez, dans l'occasion, qu'elle seule peut nous faire supporter le malheur, et, s'il étoit possible, le rendre léger. Croyez que vous aurez la grâce d'une résignation parfaite à la volonté de Dieu. Il ne faut qu'un véritable désir pour l'obtenir, et vous sentez trop combien elle vous est nécessaire pour ne pas la désirer vivement. Espérez tout de ce Père qui vous aime si tendrement; il vous soutiendra, il partagera votre peine et la rendra moins pesante. Pardon, mon cœur, de ce petit morceau de sermon, quoiqu'il soit médiocre: dans la position où vous êtes, l'on est toujours bien aise d'entendre un peu parler de Dieu. C'est ce qui m'a encouragée à cette insolence.
Je prierai certainement les dames de Saint-Cyr de prier pour votre mère, et elles le feront de tout leur cœur, car elles aiment beaucoup votre mère. Je vous en prie, dites-lui que je prie aussi pour elle. J'ai eu peur, le jour que je l'ai vue, qu'elle ne fût fâchée, parce que je lui ai dit que je ne priois pas; et quoiqu'elles soient bien mauvaises, je les fais depuis ce moment exactement.
Madame de Choiseul[148] n'aura votre lettre que demain, parce que ces vilains pots[149] sont d'une inexactitude affreuse et qu'elle n'est arrivée que très-tard: le courrier était parti. Adieu, mon cœur; j'espère que vous avez un peu d'amitié pour moi: cela me feroit bien plaisir, vous aimant beaucoup. Je vous embrasse de tout mon cœur.
IV
A MADAME MARIE DE CAUSANS.
14 décembre 1785.
Votre lettre m'a touchée, mon cœur, à un point que je ne puis rendre que foiblement: la résignation et le courage de votre mère, son désir de recevoir encore Celui qui lui donne la paix et la tranquillité, l'état où vous êtes, tout ce que vous me dites, m'a émue à un point extrême. J'ai été bien attendrie de son souvenir, je vous l'ai déjà dit, mon cœur; mais je ne puis trop le répéter: c'est une vraie peine pour moi de ne pouvoir la soigner. Si je n'avois pas craint de l'émouvoir, j'aurois au moins été la voir; mais je me suis refusé cette consolation. Mais, mon cœur, si elle marquoit le moindre désir que j'y allasse, j'espère que vous me le manderiez, et que vous n'auriez nulle crainte de me faire voir un spectacle aussi touchant: il ne pourroit que m'édifier. Cependant, ne faites point naître ce désir: il seroit trop dangereux s'il ne venoit point d'elle.
Il seroit bien difficile que vous ayez des consolations sensibles dans le moment où vous êtes; mais votre résignation vous en attirera; et si vous voulez bien vous examiner, mon cœur, le calme que vous ressentiez ce matin ne vient-il pas de Dieu, peut-être même de la lecture que vous avez faite cette nuit, qui ne vous a point fait effet dans le moment, mais qui a gravé dans votre cœur les vérités qu'elle contient, et dont vous vous faites l'application sans vous en douter? Croyez que Dieu a beau avoir l'air sévère, il est toujours plein de miséricorde pour ceux qui le servent fidèlement. Ne recherchez point des consolations dans ce moment, ce ne seroit pas le moyen d'en obtenir; contentez-vous de continuer, comme vous faites, à lui offrir à tous moments vos peines et le sacrifice qu'il exige peut-être de vous. Regardez en même temps tout ce qui peut être un sujet de consolation: jugez votre malheur d'après celui des autres, et vous verrez encore que vous êtes moins à plaindre que vos sœurs. Vous jouissez au moins des derniers moments où vous pouvez voir, entendre votre mère, et lui rendre tous les soins que votre cœur vous dicte; au lieu qu'elles joindront au malheur de ne la plus voir celui de ne l'avoir pas vue jusqu'au dernier moment. Que cette idée vous fasse supporter votre peine, sans vous pénétrer de celle à venir des autres. Raigecourt ne saura pas de sitôt nos inquiétudes; je prierai madame de Lastic de me mander quand elle voudra revenir, pour que vous y envoyiez quelqu'un. On ne m'avoit point mandé qu'elle fût inquiète et agitée, mais qu'elle parloit souvent de son fils, et qu'on la distrayoit de cette idée. Je n'en suis pas fâchée; cela prouve qu'elle recouvre toutes ses facultés. Le pauvre curé qui a eu la bêtise de lui dire, en a, dit-on, une attaque de chagrin. Je suis bien aise pour votre mère, et pour vous surtout, que l'abbé Lenfant[150] soit venu; il vous aura fait du bien par sa morale et sa douceur, qui prêche aussi bien que lui.
J'espère, mon cœur, que vous serez convaincue que dans tous les temps vous trouverez en moi une amie prête à vous rendre tous les services que cette même amitié exigera, et que je n'oublierai jamais celle que votre mère veut bien avoir pour moi, qui en suis peut-être digne par le prix que j'y attache et le tendre retour dont je la paye. Je vous embrasse mille fois de tout mon cœur. J'espère que vous ne montrez mes lettres à personne: elles ne sont bonnes que pour vous, qui voulez bien les souffrir.
V
A MADAME MARIE DE CAUSANS.
[Cette lettre est écrite au commencement de l'année 1786, après la réception de celle qui annonçait la mort de madame de Causans, arrivée le 5 janvier 1786.]
Votre lettre m'a pénétrée, mon cœur, et d'admiration et de douleur. Oui, certainement, votre mère jouissoit déjà du bonheur qui lui est réservé: il est impossible de n'être pas consolé de la voir pénétrée de l'amour de Dieu et du désir de le posséder à jamais. Vous êtes bien heureuse, mon cœur, d'avoir aussi bien profité des exemples d'un aussi bon modèle. Dieu vous en récompensera, en vous accordant les grâces dont vous avez besoin dans cette occasion. Ayez confiance en lui, mon cœur: il n'abandonnera ni votre sœur ni vous, et lui donnera la force de soutenir cet assaut. Votre frère mandera à madame de Lastic ce qu'il voudra qu'elle fasse: elle pense qu'il faut attendre, pour commencer à lui dire que votre mère est malade, qu'elle soit retournée et l'amener à Versailles, sans lui rien dire de plus, pour éviter qu'elle retombe malade là-bas. Lorsqu'elle le saura, il me semble que rien ne peut vous empêcher de venir la voir. Cependant je vous prie de ne pas le faire sans que les médecins aient décidé qu'il n'y a pas d'inconvénients. Et soyez sûre que nous hâterons ce moment le plus que nous pourrons pour la consolation des deux, car je ne doute pas qu'elle ne le désire beaucoup.
Vous n'avez pas besoin de la prier de se souvenir de vous. Soyez sûre, mon cœur, qu'elle ne cessera de veiller sur ses enfants, et de demander tout ce qui leur sera utile: aussi suis-je bien reconnoissante que vous m'ayez mise du nombre. Je redoute, comme vous, ces foiblesses qui vous ont effrayée: il faut mettre, à son exemple, nos craintes et nos désirs au pied du crucifix; lui seul peut nous apprendre à supporter les épreuves auxquelles le Ciel nous destine. C'est là le livre des livres, mon cœur: lui seul élève et console l'âme affligée. Dieu étoit innocent, et il a souffert plus que nous ne pourrons jamais souffrir et dans notre cœur et dans notre corps: ne devons-[nous] pas nous trouver heureuses d'être aussi intimement unies à Celui qui a tout fait pour nous? Que cette idée nous encourage, mon cœur, nous fortifie! Il y a de cruels moments à passer dans la vie; mais c'est pour arriver à un bien précieux pour quiconque est un peu pénétré d'amour de Dieu: et qui sait si nous n'y serons pas bientôt, à cet instant redouté de tant de personnes, et si désiré de votre mère! Tâchons de mériter qu'il soit aussi calme et aussi exemplaire.
Quoique je vous exhorte, mon cœur, à la résignation, je puis vous assurer que je suis bien loin de l'être et pénétrée des grandes vérités dont je vous parle.
Je n'ai point envoyé Loustonneau à Fontainebleau; c'est lui qui, par amitié pour votre sœur, y a été: il reviendra demain, l'après-midi. Adieu, mon cœur; j'espère que vous êtes convaincue de l'amitié que j'ai pour vous, et que je n'ai pas besoin de vous l'assurer davantage.
Si vous allez à Suzy, vous continuerez à m'écrire, lorsque vous en aurez envie et besoin. Je n'en sais plus l'adresse. Je vous embrasse de tout mon cœur.
VI
A MADAME MARIE DE CAUSANS.
Ce 10 avril 1786.
Enfin, mon cœur, cette lettre vous trouvera à Paris. Je suis une bien ingrate créature: vous êtes si généreuse dans vos sacrifices, qu'il est indigne à moi de vous parler du bonheur que j'éprouve de sentir votre sœur plus près de moi. Je voudrois bien être déjà au mardi de Pâques: cela n'est pas trop bien; car cette semaine est bien bonne, bien sainte, bien capable de renouveler en nous cette ferveur qui a tant de penchant à se refroidir. Vous serez peut-être affligée de vous retrouver à Paris, et vous le serez surtout d'entrer à Bellechasse: cela est parfaitement simple; mais, mon cœur, vous êtes destinée à y vivre; il faut vous y rendre heureuse; et pour cela il faut vous faire un plan de vie tout occupée, où le monde n'entre pour rien, dont rien ne vous dérange, que vous suiviez du moment même où vous aurez mis le pied dans le couvent. Vous allez me trouver bien sévère; mais, mon cœur, l'homme est si foible, que nécessairement il se relâche toujours dans ses bonnes résolutions; et vous seriez bien étonnée si, ne vous ayant pas forcée dans le commencement, malgré tout ce que vous vous êtes promis, de découvrir, au bout de deux mois, que vous n'avez pas suivi votre plan, et que vous avez une peine presque insurmontable à vous y remettre! Je vous en parle par expérience: j'ai été très-dissipée cette année; le voyage de Saint-Cloud, et même l'été, m'avoient absolument ôté le goût de la vie presque solitaire que je mène. Je m'ennuyois, je me déplaisois chez moi; et enfin, si une grâce particulière ne fût venue m'aider, j'aurois peut-être fini par haïr parfaitement la vie tranquille et douce, loin du tumulte de ce monde, qui n'a que trop de charmes pour un cœur qui craint de rentrer en lui-même et de se voir tel qu'il est. Vous êtes, Dieu merci, loin de cet état; mais vous avouez vous-même que vous aimeriez le monde, le spectacle: vous n'y êtes pas destinée; votre état, votre âge, vos principes, les ordres de votre mère. Il faut donc éviter tout ce qui peut vous faire sentir ce vide, cet abandon, ce besoin que votre cœur a d'attachements, toutes armes dont le démon se sert et dont il se servira avec bien plus de force et de malice dans le moment où vous quitterez votre sœur. Il faut user de votre courage, mon cœur, de votre religion. Vous avez le bonheur d'avoir un confesseur en qui vous pouvez avoir toute confiance; c'est un grand don du Ciel: profitez-en: ouvrez-lui votre cœur sans aucune réserve; la plus petite vous priveroit peut-être de bien des grâces; et quel soulagement n'éprouve-t-on pas de pouvoir verser toutes ses peines dans le sein d'un ami sincère, éclairé, qui vous présentera toujours le véritable remède, qui vous entendra parfaitement lorsque vous lui parlerez de votre mère, de vos regrets, des lumières que vous trouviez en elle et qui vous manquent maintenant; qui vous rappellera les grands exemples qu'elle vous a donnés toute sa vie!
J'ai fait mes pâques ce matin; je me suis remis à la mémoire une certaine semaine sainte que j'ai passée avec votre mère. Que nous étions heureuses! jamais je n'en passerai de pareille. Mais elle m'a promis que je persévérerois; elle en sera la cause: ses exemples pendant sa vie, cette dernière parole, la lettre qu'elle m'a écrite, tout me donne de la confiance. Vous lui avez dit de me regarder au nombre de ses enfants: ah! j'y suis bien de cœur, car je l'aimois bien tendrement. Mais j'ai peur de vous attendrir en vous rappelant un souvenir aussi touchant que pénible pour votre cœur. Je me suis laissée aller au désir du mien en parlant d'un objet aussi intéressant pour l'un que pour l'autre: n'en parlez pas à votre sœur; sa santé exige plus de ménagement. Pardon aussi de mon sermon.
VII
A LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Samedi [vraisemblablement de l'année 1786].
Je possède au monde deux amies, et elles sont toutes deux loin de moi. Cela est trop pénible: il faut absolument que l'une de vous revienne. Si vous ne revenez pas, j'irai à Saint-Cyr sans vous, et je me vengerai encore en mariant notre protégée sans vous. Mon cœur est plein du bonheur de cette pauvre enfant qui pleure de joie, et vous n'êtes pas là! J'ai visité deux autres familles pauvres sans vous! J'ai prié Dieu sans vous! Mais j'ai prié pour vous, car vous avez besoin de sa grâce, et j'ai besoin qu'il vous touche, vous qui m'abandonnez. Je ne sais pas comment cela se fait, je vous aime cependant toujours tendrement.
VIII
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 27 novembre 1786.
Tu vois que je t'obéis, mon enfant, car me voilà encore. Tu me gâtes; tu m'écris bien exactement, cela me fait bien plaisir; mais j'ai peur que tu ne te fasses mal à la tête. Il faut te ménager. Je prêche contre mon intérêt, car je suis bien heureuse lorsque je reconnois ton écriture; mais je t'aime, et j'aime mieux la santé que tout. Je suis bien aise que tu souffres mon bavardage avec tant de patience. Tu dis que Fontainebleau ne m'a pas gâtée, j'aime à le croire. Tu trouveras peut-être cette phrase un peu orgueilleuse; mais je t'assure, mon cœur, que je suis pourtant loin de croire que je puisse en rester là. Je sens que j'ai encore bien du chemin à faire pour être bien selon Dieu. Le monde juge bien légèrement, et sur peu de chose il vous établit une bonne ou mauvaise réputation. Il n'en est pas ainsi de Dieu: il ne vous juge que sur l'intérieur; et plus l'on en impose au dehors, plus il sera sévère pour le dedans. Je lisois l'autre jour un discours de l'abbé Asselin[151], sur la nécessité de se sanctifier, chacun dans l'état où le Ciel l'a placé; je vous assure, mon cœur, qu'il fait frémir pour ceux qui disent: «Je veux être bien, mais je n'ai pas la prétention d'être saint.» Il relève cela avec une force qui en prouve le ridicule d'une manière où il n'y a rien à répliquer. En tout, ce livre est superbe. Je suis fâchée de ne l'avoir pas connu avant ton départ, car je suis sûre qu'il t'auroit fait plaisir. Je ne sais si je t'ai dit que tu m'avois redonné du zèle pour l'abbé Nollet. Je vais le reprendre avec un peu plus de suite. J'aimerai à m'occuper de ta science favorite[152]; mais je n'espère pas y réussir comme toi:—Souvent mon esprit est ailleurs.
Je suis convaincue de ce que tu me mandes de tes succès: tu es faite pour en avoir. Si en France on a le mauvais goût de ne pas admirer ta grâce, au moins tu as la consolation de savoir que l'on t'aime pour de meilleures raisons. Je ne serois pas fâchée que la nécessité de faire des frais et de te rendre aimable te donne un peu plus d'habitude du monde, quoique tu aies ce qu'il faut pour y être bien, et qu'en effet tu y sois très-joliment. Un peu plus d'habitude ne te fera pas de mal. Je suis bien insolente ou bien mondaine, n'est-il pas vrai, mon cœur? Tu me pardonnes, j'espère, le premier, et tu ne crois pas au second. Ne va pourtant pas prendre les manières portugaises. Elles peuvent être parfaites, mais j'aime que tu ne te formes pas sur elles. Tu es bien bête d'avoir eu peur à tes audiences, puisque ton compliment étoit fait. Je trouve qu'il n'est embarrassant de parler que lorsque l'on ne s'est pas fait un discours. Étoit-il de toi? J'ai bien ri de ton molto obligato: cela tient beaucoup de l'effecticement de ton cher cousin.
J'ai bien envie de savoir des nouvelles de Charles. S'il étoit ici et que tu t'avisasses d'être inquiète, je me moquerois bien de toi. Aussi ne le suis-je pas; mais je voudrois que tu dormisses; rien n'est plus sain pour toi.
Je suis à Montreuil depuis neuf heures; il fait un temps charmant. Je me suis promenée avec R...[153] pendant une heure presque trois quarts. Lastic est restée avec Amédée, qui est grandie et embellie que c'est incroyable. Madame d'Albert de Rioms vient dîner chez moi, ce qui fait que ma lettre sera moins longue. Il faut pourtant que je te conte que madame du Chastelet est dame d'honneur de ma tante; après avoir bien dit qu'elle ne vouloit pas faire planche, elle a accepté. Je trouve que c'est complétement ridicule d'avoir fait bien du bruit, pour finir par se soumettre à la volonté du Roi, qui ne veut pas la titrer, car voilà ce qui lui tenoit au cœur. On est malheureux d'être ambitieux. Cela fait faire souvent de grandes bêtises. Ton collègue me fait frémir, et je suis bien aise que M. de Bombelles ne soit pas tenté de le prendre pour modèle. A propos de lui, la duchesse de Duras, que j'ai vue hier (et avec qui je suis comme un bijou), est un peu fâchée contre ton mari. Il lui avoit promis des instructions pour son fils, devoit les lui porter, ensuite les lui envoyer de Brest; mais il en a été comme de mon voyage, il est parti sans les lui donner. Elle m'en a parlé d'une manière qui t'auroit touchée, sans aucune aigreur; mais les larmes lui sont venues aux yeux en pensant que c'étoit un moyen de moins pour préserver son fils des dangers auxquels il va être exposé. Que ton mari répare bien vite avec toute la grâce dont il est capable. Tu as bien raison, mon cœur, de t'appliquer dans les commencements à te vaincre; sans madame de Travanet, tu serois perdue si tu cédois une fois, et deux ans sont bien longs à passer ensemble. Nous en parlerons plus amplement dans un autre moment. Je me dépêche trop pour avoir le sens commun, et je griffonne trop. Adieu; ces dames t'embrassent de tout leur cœur, et moi aussi. Que n'est-ce vrai!
IX
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 9 avril 1787.
(Lisez Mathieu Lœnsberg[154].)
M. de Calonne est renvoyé d'hier; sa malversation est si prouvée, que le Roi s'y est décidé, et que je ne crains pas de te mander la joie excessive que j'en ressens et que tout le monde partage. Il a eu ordre de rester à Versailles jusqu'au moment où son successeur sera nommé, pour lui rendre compte des affaires et de ses projets. On vient de me mander que c'étoit M. de Fourqueux qui le remplace. On me mande aussi que M. le Garde des sceaux est renvoyé, et M. de La Moignon a sa place. Je sais toujours si mal les nouvelles, par des voies si peu au fait, que je n'ose pas t'assurer ces dernières. Mais pour M. de Calonne, j'en suis bien sûre. Une de mes amies disoit, il y a quelque temps, que je ne l'aimois pas, mais que dans peu je changerois. Je ne sais si son renvoi y contribuera; il auroit fallu qu'il fît bien des choses pour me faire changer sur son compte. Il doit être un peu inquiet sur son sort. On dit que ses amis font une très-bonne contenance. Je crois que le diable n'y perd rien, et qu'ils sont loin d'être satisfaits. C'est M. de Montmorin qui lui a donné son audience de congé. J'espère que le baron de Breteuil n'aura pas voulu s'en charger; cela lui feroit honneur[155]. L'Assemblée continuera comme auparavant et sur les mêmes plans. Les Notables parleront avec plus de liberté, quoiqu'ils ne s'en gênassent guère, et j'espère qu'il en résultera du bien. Mon frère a de si bonnes intentions, il désire tant le bien, de rendre ses peuples heureux; il s'est conservé si pur, qu'il est impossible que Dieu ne bénisse pas toutes ses bonnes qualités par de grands succès. Il a fait ses pâques aujourd'hui. Dieu l'aura encouragé, lui aura fait connoître la bonne voie: j'espère beaucoup. Dans son compliment, le prédicateur l'a infiniment encouragé à prendre conseil de son cœur. Il avoit bien raison, car il est bien bon et bien supérieur à toute la Cour réunie. J'ai l'air d'une vraie campagnarde; je te dis que l'on m'a mandé tout cela, c'est que je suis à Montreuil depuis midi. J'ai été à vêpres à la paroisse. Elles sont aussi longues que l'année passée, et ton cher vicaire chante l'O filii d'une manière aussi agréable. Des Es. a pensé éclater, et moi de même.
Je suis au désespoir du sacrifice que tu me fais de ton singe, d'autant que je ne pourrai le garder; ma tante Victoire a une peur affreuse de ces animaux et seroit fâchée peut-être que j'en eusse un. Ainsi, mon cœur, malgré toutes ses grâces et la main dont il me vient, il faudra s'en détacher. Si tu veux, je te le renverrai, sinon j'en ferai présent à M. de Guéménée. J'en suis au désespoir, je sens que c'est très-maussade, que cela te contrariera beaucoup, et j'en suis d'autant plus fâchée. Ce qui me console, c'est qu'à cause de tes enfants tu serois peut-être obligée de t'en défaire, parce que cela pourroit être dangereux.
Félicie devient très-gentille, sa tache s'efface beaucoup; j'espère qu'elle ne paroîtra pas du tout. Avant ton arrivée, quoique je sois charmée du départ de M. de Calonne, j'ai peur que la petite ne s'en affecte pour son père, quoique pourtant il n'y gagne ni n'y perde, pas même un protecteur.
Tu es d'une philosophie qui m'enchante, mon cœur; tu en seras plus heureuse, et tu sais si je désire de te le savoir. Je ne comprends pas trop pourquoi tu dis que M. de C.[156] est mauvais politique; il me semble que l'on est fort content de lui, qu'il a fait d'assez belles choses, et que M. de Ségur vient de faire la bêtise la plus pommée que l'on puisse voir en accompagnant l'Impératrice sur la route de Kherson. Elle remue terriblement, la bonne dame, ce qui me déplaît beaucoup: je suis partisante du repos. En conséquence, ce que je t'ai mandé pour Minette n'aura, je crois, pas lieu. Ce n'étoit pas un homme assez bien né. Pour l'autre, mon cœur, je crois qu'il faut attendre comme nous avons déjà fait. Il y a bien des choses à voir et pour elle et pour moi. Car il ne suffit pas de trouver des gens qui prêtent; il faut voir comment on rendra, et si l'on ne se mettra pas dans l'impossibilité de faire d'autre chose nécessaire et pour le moins aussi juste. Tout cela, mon cœur, il sera temps d'y penser quand j'aurai vingt-cinq ans. Jusque-là.....
X
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 8 février 1788[157].
Ta lettre me fait bien de la peine, ma petite, par l'excessive inquiétude où tu étois de la pauvre Félicie. Tu auras su, bientôt après, sa mort, et le courage de sa mère; elle va bien à présent: l'enfant qu'elle va avoir la distraira de la perte qu'elle a faite, surtout nourrissant. Elle t'aura sûrement mandé que tous les avis de ce pays étoient contre, et que c'est un médecin de Stuttgard qui l'a décidée; j'ai peur qu'elle n'ait pas tout à fait raison. Cependant comme elle mènera une vie plus calme qu'à sa première nourriture, l'enfant pourra devenir plus fort. Je crois qu'elle ne me pardonneroit pas si elle savoit ce que je pense sur cela. Je voudrois bien que tu eusses le temps de la voir un peu avant son départ. Je ne t'avois point parlé de la maladie de Félicie, parce que ta mère étoit à Paris, et que je ne savois pas ce que l'on te mandoit, ce qui a fait que je ne t'ai pas écrit aussi la première poste après sa mort.
J'ai montré à ta mère ce que tu me marques pour ton logement; je voudrois que tu eusses celui de la Chapelle, mais il ne te convient pas, à ce que l'on te dit, et puis il est bien un peu cher, je crois qu'il va à cinq mille livres; mais il a l'agrément d'être le plus près de la pièce du Dragon, quoiqu'il y ait une très-petite rue à passer; enfin, ta mère, ton frère, la Chapelle, amies et Raigecourt, s'en occupent tant qu'ils peuvent; ainsi, si tu n'es pas bien logée, ce sera faute de s'entendre, plutôt que manque de s'en occuper.
Mon neveu[158] est toujours dans un état très-inquiétant, l'on ne s'en doute pas, ce qui me fait espérer qu'il s'en tirera; car, si tu t'en souviens, cela lui a porté bonheur dans le temps où il a été à la Muette. Cette tranquillité évite bien des peines, mais aussi le coup est-il bien plus cruel lorsqu'il est inattendu. Je crois t'avoir déjà dit tout cela, mais c'est que j'en suis pénétrée.
Raigecourt est toujours grosse, et je crois que, cette fois-ci, c'est pour tout de bon: elle a passé l'époque de sa seconde fausse couche et se ménage assez pour croire qu'elle n'aura pas d'accidents; le seul qu'elle ait jusqu'à ce moment, ce sont des maux de cœur affreux et une peur pas mal grande, qu'elle a dissimulée le plus qu'elle peut, mais qui, malgré cela, est très-visible. Si par hasard tu lui écris, ne lui en parle pas.
Le Parlement, dit-on, va encore s'assembler pour les lettres de cachet. Tout cela est du rabâchage pour ce moment-ci. Je voudrois qu'il ne fut plus question de lui lorsque tu reviendras, pour le bien que je te veux, car il est bien ennuyeux, presque autant que le temps, qui, hier, étoit superbe, doux, un beau soleil; aujourd'hui, il fait noir et froid, ce qui, comme tu sais, ne m'empêche pourtant pas de sortir. En conséquence je te quitte pour aller rejoindre M. Huvé[159], et donner des ordres. Je suis tout étonnée de penser que, l'année prochaine, je serai au moment de coucher ici; je sens que cela me paroîtra tout drôle. Adieu, ma petite, je t'aime et t'embrasse de tout mon cœur.
J'oubliois de te dire que je trouve ton D. un drôle d'homme de s'enflammer comme cela pour quelqu'un qu'il n'a jamais vu; tu feras très-sagement de traîner cette affaire en longueur, car je ne crois pas qu'elle ait lieu, et il vaut mieux que tu sois ici lorsqu'elle sera rompue tout à fait. Si tu étois encore en colère lorsque tu auras reçu ma lettre, tu l'auras tournée contre moi d'après ce que je te mandois, et cette idée m'affecte considérablement. Mon seul espoir est que ta fureur n'aura pas été longue. Adieu. Je te quitte tout de bon.
XI
A MADAME DE BOMBELLES.
Sans date, mais vers 1788 ou 89.
J'en suis à désirer que ton pauvre frère soit délivré de tous ses maux, et que sa vie ne se prolonge pas aux dépens de tout ce qu'il souffre au physique et au moral. Je suis désespérée de ne pouvoir partager les soins, et pense avec bien de la peine à l'état d'affliction où tu es en ce moment-ci. J'ai vu, ce matin, le baron[160]. J'y ai mené Bombon, qu'il a beaucoup caressé. J'ai été fort contente de ma conversation avec lui, et il a fini par me promettre de parler à la Reine et à la duchesse de Polignac. La seule chose qui m'ait déplu, c'est qu'il m'a dit qu'on vouloit donner C.....[161] à M. de la Luzerne. Il veut que je parle aussi à la Reine, mais il ne veut pas absolument que je parle de Dresde, prétendant qu'il ne faut lui présenter aucunes difficultés qui demandent réflexion, et je me suis promis, malgré cela, en me gardant bien de le lui dire, que je la prierois de déclarer qu'elle ne vouloit pas que tu fusses davantage en Allemagne. Somme toute, je suis contente. Je te ferai plus de détails quand je te verrai. Quoique ma lettre ennuie beaucoup les personnes qui me la voient écrire, il faut encore que je te dise que Rayneval, chez qui j'ai été avec madame Duval, m'a dit que le baron sortoit de chez lui, et qu'il lui avoit beaucoup parlé de toi. J'ai pensé que mon audience du matin n'y avoit rien gâté. Il faut encore que je te dise que j'ai fait un grand éloge au baron de ta raison, du froid et de la résignation avec lesquels tu soutenois toutes les persécutions que tu avois éprouvées; il est convenu de tout cela, et m'a dit qu'il avoit été parfaitement content de la manière dont tu lui avois parlé au sujet de tes affaires. Adieu, mon enfant, donne-moi de tes nouvelles demain matin; remercie ta sœur de ce qu'elle a bien voulu m'écrire, et dis à madame de Bombelles tout ce que j'éprouve pour elle dans ce moment-ci.
XII
A MADAME DE BOMBELLES.
Je suis dans l'enchantement de l'énorme gratification qu'on vous a donnée; j'ai peur que le Roi ne se ruine avec ces libéralités-là. Si j'étois de ton mari, malgré la modestie de cette somme, je la laisserois à M. d'Harvelay, pour prouver à M. de Vergennes que vous demandez davantage, parce que vous en avez véritablement besoin, et pour qu'il voie bien que c'est pour payer vos dettes, et que, puisque vous donnez un si petit à-compte, quand vous en aurez davantage, vous l'emploierez au même usage. J'espère bien que l'année prochaine il vous en donnera un peu plus. J'ai commencé par la lettre de M. de Vergennes, je lisois bien vite, parce que je croyois que j'allois voir des choses superbes, et j'ai été un peu étonnée. Au reste, après avoir bien réfléchi, je ne crois pas que cela soit mauvaise volonté de sa part; mais comme on a été obligé de donner des gratifications pour les fêtes, elles ont pu gêner et diminuer celle-là.
Adieu, mon cœur, j'espère que votre médecine vous fera du bien; tâchez de vous calmer.
XIII
A MADAME MARIE DE CAUSANS.
[Dans les premiers mois de 1789.]
Oui, certes, mon cœur, je vous écrirai avant que vous soyez au noviciat; mais j'espère bien qu'il ne vous sera pas défendu de recevoir des lettres après. Il est vrai que nous serons plus gênées par l'inspection de la maîtresse; mais cela ne m'empêchera pas de vous dire tout ce que je pense. Vous serez peut-être étonnée, mon cœur, que, d'après toutes les réflexions, consultations et épreuves que vous avez faites, je ne sois pas encore assez convaincue de la solidité et de la réalité de votre vocation, pour ne pas craindre que vous n'ayez pas réfléchi comme il faut. Premièrement, mon cœur, on ne peut connoître si une vocation est vraiment l'ouvrage de Dieu, que lorsque avec le désir de suivre sa volonté, l'on s'est pourtant permis de combattre de bonne foi le penchant qui porte à se consacrer à lui; sans cela, l'on court le risque de se méprendre, et de suivre une ferveur passagère qui tient souvent au besoin du cœur, qui, n'ayant pas d'objets d'attachement, croit se sauver du danger d'en former que le Ciel n'approuveroit pas, en se consacrant à Dieu. Ce motif est louable, mais il ne suffit pas; il tient à la passion, il tient au désir et au besoin que le cœur a de former un lien qui le remplisse, dans le moment, tout entier. Mais, je vous le demande, mon cœur, Dieu peut-il approuver cette offrande? peut-il être touché du sacrifice d'une âme qui ne se donne à lui que pour se débarrasser d'elle-même? Vous savez que, pour faire un vœu quelconque, il faut une volonté libre, réfléchie, dénuée de toute espèce de passion; il en est de même pour celui d'une religieuse, et ces dispositions sont encore plus essentielles. Le monde vous étoit odieux; mais étoit-ce dégoût ou regret? Ne croyez pas que si ce dernier l'emportoit, votre vocation soit naturelle et vraie. Non, mon cœur, le Ciel vous envoyoit une tentation, il falloit la supporter, et ne prendre votre résolution de vous consacrer à lui que lorsqu'elle auroit été passée.
Deuxièmement, mon cœur, il faut avoir l'esprit bien mortifié pour prendre l'engagement que vous voulez prendre. Voilà l'essentiel, la véritable vocation. Tout ce qui tient au corps coûte peu, l'on s'y accoutume; mais il n'en est pas de même de ce qui tient à l'esprit et au cœur.
Vous êtes tranquille sur le compte de d'Ampurie[162] parce que vous avez consulté l'archevêque; je rends hommage à ses vertus avec plaisir, mais permettez-moi de vous dire que, de l'aveu de ceux qui le connoissent le plus, il est impossible d'être moins capable de conduire une âme. Je ne vous en parle pas seulement d'après les autres, mon cœur, c'est d'après ce que j'ai vu. J'ai été dans le cas de connoître un prêtre que l'archevêque avoit laissé prêt à se livrer au plus grand désespoir, qu'il n'imaginoit de secourir ni de conseils ni de tout ce qui pouvoit contribuer à sa consolation. Cependant, mon cœur, ce n'étoit là que son strict devoir. Or, comment voulez-vous, d'après cela, que je sois tranquille sur le conseil qu'il vous a donné sur un simple aperçu, sans avoir causé avec vous, sans être entré dans des détails où il est impossible d'entrer par lettre, que je m'en rapporte au conseil du directeur du couvent, qui, tout honnête homme qu'il puisse être, ne peut pas être juge impartial dans cette affaire?
Si d'Ampurie n'est pas mariée dans trois ans, et qu'elle soit obligée d'aller à son Chapitre, vous en rapporterez-vous à ses dix-huit ans, pour croire qu'elle aura toujours une conduite sage, mesurée, qu'elle n'aura pas besoin du conseil d'une amie, d'une sœur qui lui servoit de mère, pour qui elle seroit parvenue à en avoir tous les sentiments? qu'en l'abandonnant à elle-même, vous remplirez le devoir le plus sacré que vous ayez jamais à remplir, celui d'une mère mourante qui s'en est rapportée à vous, qui vous a choisie comme celle qui pouvoit le plus la remplacer avec succès; d'une mère qui n'auroit certes pas abandonné ses enfants à toute la séduction du monde pour se livrer à un goût de retraite et de dévotion qu'elle n'auroit pas cru dans la règle? Non, mon cœur, il me sera toujours impossible de croire que vous remplissez votre devoir, que vous accomplissez la volonté de Dieu en vous consacrant à lui dans ce moment. Au nom de ce même Dieu que vous voulez servir d'une manière plus parfaite, consultez encore, mon cœur, mais consultez des gens plus éclairés, des gens qui n'aient aucun intérêt ni pour ni contre le parti que vous voulez prendre; exposez-leur votre position; laissez-vous examiner de bonne foi: vous seriez aussi coupable en exagérant votre désir comme en le dissimulant. Et, mon cœur, si, pendant votre noviciat, vous éprouvez la moindre peine, je vous le demande en grâce, consultez les mêmes personnes, ne vous en rapportez pas à ceux qui vous diroient que ce ne sont que des tentations; il faut les connoître, il faut les peser, voir si, lorsque vous serez engagée, elles ne feront pas le malheur de votre vie. Enfin, mon cœur, j'ose vous demander, au nom de l'amitié que vous avez pour moi, au nom de ce que vous avez de plus cher en ce monde, au nom de votre respectable mère, de ne négliger aucune des précautions que ceux qui vous sont attachés et qui ont des droits sur votre amitié pourront vous suggérer, pour vous assurer de plus en plus de la vérité de votre vocation. Ce sera peut-être une croix pour vous, mais elle vous attirera plus de grâces par la suite.
Travaillez à me rassurer, mon cœur, en me parlant des épreuves auxquelles vous vous êtes livrée. Je ne vous parle pas de celles du corps: elles sont absolument nulles pour moi, parce qu'elles ne tiennent qu'à l'habitude; mais si vous avez combattu votre vocation; si vous vous sentez parfaitement calme et libre de toutes peines d'esprit; que ce ne soit pas avec vivacité que vous vous livriez à Dieu. Si votre esprit est mortifié, si vous ne vous faites pas un tableau parfait du couvent où vous entrez, si vous comptez y trouver des gens qu'il vous faudra supporter, des objets de scandale[163]; car ne croyez pas, mon cœur, qu'un couvent en soit exempt aux yeux d'une religieuse: plus on est parfait, plus on veut rencontrer dans les autres les mêmes sentiments, et vous ne serez pas à l'abri de cette tentation; car, j'en conviens, cela en est une, mais qui devient une réalité par un excès d'amour de Dieu. Il est bien peu de couvents où la charité règne assez pour ne pas connoître ce défaut.
Enfin, mon cœur, dans quelque position que vous vous trouviez, comptez assez sur mon amitié et sur un vif intérêt de ma part, pour me parler toujours avec confiance de ce qui vous touche. J'ose dire le mériter, par les vrais sentiments que j'ai pour vous, et le tendre intérêt que m'inspireront toujours les enfants de votre respectable et tendre mère. Je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur.
Je vous demande en grâce de ne pas vous contenter de lire une fois ma lettre.
XIV
A LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Versailles, le 15 juillet 1789.
Que tu es aimable, mon cœur! Toutes les affreuses nouvelles d'hier n'avoient pu parvenir à me faire pleurer; mais la lecture de ta lettre, en portant de la consolation dans mon cœur par l'amitié que tu me témoignes, m'a fait verser bien des larmes. Il seroit bien triste pour moi de partir sans toi. Je ne sais pas si le Roi sortira de Versailles. Je ferois ce que tu désires, s'il en étoit question. Je ne sais pas ce que je désire sur cela. Dieu sait le meilleur parti à prendre. Nous avons un homme pieux à la tête du Conseil[164], peut-être l'éclairera-t-il! Priez beaucoup, mon cœur; ménagez-vous bien, ne troublez pas votre lait. Vous feriez mal, je crois, de sortir. Ainsi, ma petite, je fais le sacrifice de te voir. Sois convaincue qu'il en coûte à mon cœur. Je t'aime, ma petite, mieux que je ne puis le dire. Dans tous les temps, dans tous les moments, je penserai de même. J'espère que le mal n'est pas aussi grand que l'on se le figure. Ce qui me le fait croire, c'est le calme de Versailles. Il n'étoit pas bien sûr, hier, que M. de Launey fût pendu: on avoit pris, dans la journée, un autre homme pour lui. Je m'attacherai, comme tu me le conseilles, au char de Monsieur, mais je crois que les roues n'en valent rien. Adieu, mon cœur, je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.
XV
A MADAME DE BOMBELLES.
Versailles, le 5 août 1789.
La joie de vous savoir en bonne santé a été très-grande dans ce monde-ci. Les premières nouvelles que nous aurons seront encore mieux reçues, et par-dessus tout les quatrièmes. Dans toutes autres occasions, il seroit généreux de partager la joie de la petite baronne; mais dans celle-ci, elle ne peut pas même nous en savoir bon gré. Je vous ai tenu parole, mon enfant; je n'ai pas été fâchée de vous dire adieu; mais je ne sais pas si cela vient de là, mais je me sens d'une humeur de chien. Ne vous en donnez pourtant pas les gants. Oui, je vous le répète, et vous le répéterai et vous le dirai sans cesse, je suis charmée que vous alliez nourrir Henri IV dans un pays où l'air est plus chaud et par conséquent plus propre à l'éducation que vous voulez lui donner. Jouissez bien du bonheur de voir la petite; animez-vous l'une l'autre à tout ce qu'il est dans votre âme de chercher, pour fortifier votre moral, qui, étant éloigné d'un lieu qui vous est cher sous mille rapports, doit un peu souffrir. Réjouissez-vous des nouvelles que je vais vous apprendre, si vous ne les savez pas encore. D'abord, les ministres sont nommés et paroissent approuvés par le public. L'archevêque de Bordeaux[165] a les sceaux, celui de Vienne[166] la feuille des bénéfices, M. de la Tour du Pin-Paulin[167] la guerre, et le maréchal de Beauvau[168] au Conseil. Secondement, la nuit de mardi à mercredi, l'Assemblée a duré jusqu'à deux heures. La noblesse, avec un enthousiasme digne du cœur françois, a renoncé à tous ses droits féodaux et au droit de chasse. La pêche y sera, je crois, comprise. Le clergé a de même renoncé aux dîmes, aux casuels et à la possibilité d'avoir plusieurs bénéfices. Cet arrêté a été envoyé dans toutes les provinces. J'espère que cela fera finir la brûlure des châteaux. Ils se montent à soixante-dix. C'étoit à qui feroit le plus de sacrifices: tout le monde étoit magnétisé.
Il n'y a jamais eu tant de joie et de cris. On doit chanter un Te Deum à la chapelle et donner au Roi le titre de Restaurateur de la liberté françoise. On a aussi parlé d'abolir les engagements perpétuels, et la noblesse a renoncé aux places, pensions, etc. Cet article n'est pourtant pas totalement passé. Je crois, mon cœur, que vous serez assez contente des bonnes nouvelles que je vous apprends. Je n'ose pas me flatter que mes lettres soient toujours aussi intéressantes.
Votre mère, que je quitte dans l'instant....
XVI
A L'ABBÉ R. DE LUBERSAC.
16 octobre 1789.
Je ne puis résister, Monsieur, au désir de vous donner moi-même de mes nouvelles. Je sais l'intérêt que vous voulez bien y prendre; je ne doute pas qu'il ne me porte bonheur. Croyez qu'au milieu du trouble et de l'horreur qui nous poursuivent, j'ai bien pensé à vous, à la peine que vous éprouviez, et que j'ai eu une grande consolation en voyant votre écriture. Ah! Monsieur, quelles journées que celles du lundi et du mardi[169]! Elles ont fini pourtant beaucoup mieux que les cruautés qui s'étoient passées dans la nuit ne pouvoient le faire croire. Une fois entrés dans Paris, nous avons pu nous livrer à l'espérance, malgré les cris désagréables que nous entendions autour de la voiture: ceux de Vive le Roi! vive la Nation! étoient les plus forts. Une fois à l'hôtel de ville, ceux de Vive le Roi! furent les seuls qui se firent entendre. Les propos de ceux qui entouroient notre voiture étoient les meilleurs possibles. La Reine, qui a eu un courage incroyable, commence à être mieux vue par le peuple. J'espère qu'avec le temps, une conduite soutenue, nous pourrons regagner l'amour des Parisiens, qui n'ont été que trompés. Mais les gens de Versailles, Monsieur! Avez-vous jamais vu une ingratitude plus affreuse? Non, je crois que le Ciel, dans sa colère, a peuplé cette ville de monstres sortis des enfers. Qu'il faudra de temps pour leur faire sentir leurs torts! Et si j'étois roi, qu'il m'en faudroit pour croire à leur repentir! Que d'ingrats pour un honnête homme! Croiriez-vous bien, Monsieur, que tous nos malheurs, loin de me ramener à Dieu, me donnent un véritable dégoût pour tout ce qui est prière. Demandez au Ciel pour moi la grâce de ne pas tout abandonner. Je vous le demande en grâce; et prêchez-moi un peu, je vous prie: vous savez la confiance que j'ai en vous. Demandez aussi que tous les revers de la France fassent rentrer en eux-mêmes ceux qui pourroient peut-être y avoir contribué par leur irréligion. Adieu, Monsieur, croyez à toute l'estime que j'ai pour vous, et au regret que j'ai d'en être éloignée.
La personne qui vous remettra cette lettre se chargera de la réponse.
XVII
A LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Ce 8 décembre 1789.
Je suis bien aise, mademoiselle Bombelinette, que vous ayez reçu ma lettre, puisqu'elle vous a fait plaisir, et je lui sais très-mauvais gré d'avoir été si longtemps en chemin. La vôtre a été beaucoup plus aimable. Vous ne pouvez pas vous faire une idée du bruit qu'il y a eu aujourd'hui à l'Assemblée. Nous entendions les cris en passant sur la terrasse des Feuillants. Cela faisoit horreur. On vouloit revenir sur un décret qui avoit passé samedi, non-seulement par assis et levé, mais encore par l'appel nominal. La même chose est arrivée ce matin, et il faut espérer que l'on ne reviendra plus sur ce décret, qui me paroît fort raisonnable: vous l'apprendrez par les gazettes.
Je ne mets point du tout de courage à ne point parler de Montreuil. Vous voulez, mon cœur, juger trop avantageusement de moi. Mais c'est qu'apparemment je n'y pensois pas lorsque je t'ai écrit. J'en ai souvent des nouvelles. Jacques vient tous les jours m'apporter ma crème. Flury[170], Coupry[171], Marie[172] et madame Du Coudray viennent me voir de temps en temps. Tout cela a l'air de m'aimer toujours; et M. Huret, que j'oubliois, n'est pas bien mal..... Venons maintenant à la maison. Le salon se meubloit lorsque je l'ai quitté. Il étoit disposé à être fort agréable. Jacques est dans son nouveau logement. Madame Jacques est grosse, et toutes mes vaches le sont aussi. Il y a en ce moment un veau qui vient de naître. Pour les poules, je ne vous en parlerai pas, parce que je les ai un peu délaissées. Je ne sais si vous aviez vu mon petit cabinet du fond meublé. Il est bien joli. Ma bibliothèque est presque finie. Pour la chapelle, Corille est tout seul à y travailler; tu juges si cela va vite. C'est même par charité pour lui que j'ai permis qu'il continuât à y mettre un peu de plâtre. Comme il y est tout seul, cela ne peut pas être compté comme une dépense. Je suis fâchée de ne pas y aller, tu le croiras facilement; mais les chevaux sont pour moi une bien plus grande privation. Cependant, comme je ne puis pas en faire usage, j'y pense le moins possible; mais je sens qu'à mesure que mon sang se calme, cette privation se fait plus sentir; j'en aurai plus de plaisir lorsque je pourrai satisfaire mon goût. Et ce pauvre Saint-Cyr, ah! il est bien malheureux! J'ai reçu hier une lettre charmante de Draquelonde; je leur parlerai de toi demain, car je compte y écrire. Te souviens-tu de Croisard, le fils de la femme de garde-robe de ma sœur? Eh bien, il est aujourd'hui attaché à mes pas en qualité de capitaine. Je dis attaché, parce que l'on ne nous quitte pas plus que l'ombre ne fait le corps. Ne crois pas que cela me contrarie. Comme mes courses ne sont pas variées, cela m'est bien égal. Au reste, je me promène tant que je peux. Sois bien tranquille: encore ce matin j'ai marché pendant une grande heure.
Minette et sa mère étoient à Chartres depuis longtemps. Elles y sont toujours. La fille dit qu'elle s'ennuie; je ne le crois pas trop, parce qu'elle y est plus distraite qu'à Versailles. Elle m'écrit assez souvent. Elle m'a mandé hier qu'elle avoit été à confesse, et que cela l'avoit tout soulagée, qu'elle vouloit y aller souvent. Je souhaite que cela soit vrai. As-tu déjà fait une nouvelle connoissance, et comment t'en trouves-tu? Ton curé n'est point content de ce que nous avons quitté Versailles. Adieu, ma chère petite; je t'aime et t'embrasse de tout mon cœur. Tu es bien gentille d'aimer beaucoup la Princesse, qui te le rend bien!
XVIII
A LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Paris, ce 20 février 1890.
Tu n'auras qu'un mot de moi, ma pauvre Bombe; j'ai été avertie trop tard qu'il y avoit une occasion, et puis j'ai la tête et le cœur si pleins de la journée d'hier, que je n'ai pas trop la possibilité de penser à autre chose: le pauvre M. de Favras, dont tu as peut-être connu l'affaire par les journaux, a été pendu hier. Je souhaite que son sang ne retombe pas sur ses juges; mais personne (à l'exception du peuple et de cette classe d'êtres auxquels on ne peut pas donner le nom d'hommes, tant ce seroit avilir l'humanité) ne comprend pourquoi il a été condamné. Il a eu l'imprudence de vouloir servir son Roi, voilà son crime. J'espère que cette injuste exécution fera l'effet des persécutions, et que de ses cendres il renaîtra des gens qui aimeront encore leur patrie et qui la vengeront des traîtres qui la trompent. J'espère aussi que le Ciel, en faveur du courage qu'il a témoigné pendant quatre heures qu'il a été à l'hôtel de ville avant son exécution, lui aura pardonné ses péchés. Priez Dieu pour lui, mon cœur: vous ne pourrez pas faire une plus belle œuvre. Du reste, l'Assemblée est toujours la même: les monstres en sont les maîtres. Enfin, le croirois-tu? le Roi n'aura pas encore toute la puissance exécutrice nécessaire pour qu'il ne soit pas absolument nul dans son royaume. Depuis quatre jours, l'on s'occupe de faire une loi pour apaiser les troubles, eh bien! ils ne cessent de s'occuper d'autres choses beaucoup moins essentielles pour le bonheur des hommes. Enfin, Dieu récompensera les bons dans le Ciel, et punira ceux qui trompent le peuple, le Roi, et tous ceux qui, par la droiture de leur caractère, ne peuvent pas se résoudre à voir le mal tel qu'il est.
Adieu, ma petite, je me porte bien, je t'aime bien; fais-en autant, pour l'amour de ta Princesse, et espérons en un temps plus heureux. Ah! comme nous en jouirons! J'embrasse tes petits enfants de tout mon cœur.
Tu sais le règlement fait pour les moines et les religieux. N'en dis rien à personne, mais l'on dit qu'il sortira bien des gens des couvents, et même de religieuses. J'espère que la maison de Saint-Cyr n'éprouvera pas de changement. Mais son sort n'est pas encore décidé.
Ta mère se porte bien.
XIX
A LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Paris, ce 1er mai 1790.
Tu es bien plus parfaite que moi; tu crains la guerre civile; moi, je t'avoue que je la regarde comme nécessaire: premièrement, je crois qu'elle existe, parce que toutes les fois qu'un royaume est divisé en deux partis, et que le parti le plus foible n'obtient la vie sauve qu'en se laissant dépouiller, il m'est impossible de ne pas appeler cela une guerre civile. De plus, jamais l'anarchie ne pourra finir sans cela; et je crois que plus on retardera, plus il y aura de sang répandu. Voilà mon principe. Il peut être faux; cependant, si j'étois roi, il seroit mon guide, et peut-être éviteroit-il de grands malheurs. Mais comme, Dieu merci, ce n'est pas moi qui gouverne, je me contente, tout en approuvant les projets de mon frère, de lui dire sans cesse qu'il ne sauroit être trop prudent et qu'il ne faut rien hasarder.
Je ne suis pas étonnée que la démarche que le Roi a faite le 4 février lui ait fait un grand tort dans l'esprit des étrangers. J'espère pourtant qu'elle n'a pas découragé nos alliés, et qu'ils auront enfin pitié de nous. Notre séjour ici nuit beaucoup aux affaires. Je voudrois pour tout au monde en être dehors, mais c'est bien difficile. Cependant, j'espère que cela viendra. Si j'ai cru un moment que nous avions bien fait de venir à Paris, depuis longtemps j'ai changé d'avis; mais, mon cœur, si nous avions su profiter du moment, croyez que nous aurions fait beaucoup de bien. Mais il falloit avoir de la fermeté; mais il falloit ne pas avoir peur que les provinces se fâchassent contre la capitale; il falloit affronter les dangers: nous en serions sortis vainqueurs.
XX
A MADAME DE BOMBELLES.
Paris, ce 18 mai 1790.
Tu auras vu par les papiers publics, ma chère enfant, qu'il avoit été question de ton mari à l'Assemblée, mais tu auras su en même temps que l'on n'avoit pas seulement écouté M. de Lameth. Ainsi, mon cœur, cela ne doit pas t'inquiéter. Il y avoit quelqu'un qui, à propos du discours de M. de Lameth, disoit qu'apparemment il craignoit que ton mari ne rendît Venise aristocrate, puisqu'il ne vouloit pas qu'il y restât. J'ai trouvé ce propos charmant. Ta mère, qui assurément n'est pas froide sur tes intérêts, n'est point agitée de ce qui s'est passé. Ainsi, mon cœur, laisse gronder l'orage sans te troubler.
Je t'envoie une lettre pour une femme que tu dois voir dans peu. Tu me manderas comment tu l'auras trouvée. Je te vois d'ici te changeant toutes les deux en fontaines. Dis à sa nièce bien des choses de ma part sur la perte qu'elle vient de faire. Et puis, parle beaucoup, avec le mari, de son corps, et tu seras aussi heureuse qu'il soit possible de l'être dans ce moment-ci. Pour moi, j'éprouve une vraie jouissance lorsque j'en reconnois quelques-uns dans les galeries.
Nous sommes enfin sortis de notre tanière. Le Roi va, je crois, monter à cheval pour la troisième fois, et moi j'y ai déjà monté une. Je n'ai pas été très-lasse, et je compte recommencer vendredi. Je vais ce matin à Bellevue. J'ai le besoin de voir un jardin anglois, et j'y vais pour cela. Pendant ce temps-là, l'Assemblée s'occupera d'ôter au Roi le droit de faire la paix ou la guerre. Bientôt, je pense qu'on lui ôtera le droit de porter sa couronne, car c'est à peu près tout ce qui lui reste. Tu sais sans doute ce qui se passe en Dauphiné et dans les provinces adjacentes. La mort de De Bossette fait horreur. Qu'est-ce qu'il étoit au mari de ta nièce? Adieu, ma petite, je t'embrasse et t'aime de tout mon cœur. Comment va ton petit monstre d'Henri?
J'oubliois de te parler de la raison de ton mari. J'en suis édifiée, touchée et enchantée. Je voudrois savoir ta réforme faite, parce que c'est toujours un moment désagréable.
XXI
A LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Ce 27 juin 1790.
Il y a longtemps que je ne vous ai écrit, ma petite Bombelinette. Aussi je prends ce soir les avances, afin de n'être pas prise au dépourvu par la poste, comme il arrive souvent lorsque l'on a assez de goût pour la sainte paresse. Je ne vous parlerai pas de tous les décrets que l'on rend à la journée, et surtout de celui d'un certain samedi dont je ne sais plus le quantième. Il afflige peu des personnes qu'il attaque, mais bien les malveillants et ceux qui l'ont rendu, car il est devenu le sujet de la dissipation des sociétés. Pour moi, j'espère bien m'appeler mademoiselle Capet, ou Hugues, ou Robert, car je ne crois pas que je puisse prendre le véritable, celui de France. Cela m'amuse beaucoup; et si ces messieurs vouloient ne rendre que de ces décrets-là, je joindrois l'amour au profond respect dont je suis pénétrée pour eux. Tu trouveras mon style un peu léger, vu la circonstance; mais comme il ne contient pas de contre-révolution, tu me le pardonneras. Loin d'y penser, nous allons nous réjouir dans quinze jours avec toutes les milices du Royaume pour célébrer les fameuses journées du 14 et du 15 juillet, dont peut-être tu as entendu parler. On apprête le Champ de Mars. Il pourra contenir six cent mille âmes. J'espère, pour leur salut et pour le mien, qu'il ne fera pas le chaud qu'il a fait la semaine passée; car je crois que la messe que nous entendrons en ce moment pourroit être mal entendue, vu que, pour ma part, avec l'amour que j'ai pour le chaud, je crois que j'y crèverois. Sans cela, j'espère bien n'y pas laisser mon pauvre corps, qui pourroit bien, en quittant cet endroit, ne pas se rafraîchir de quelque temps; mais au contraire j'espère bien le ramener tout comme il y aura été. Pardonne-moi toutes ces bêtises; mais j'ai tant étouffé la semaine passée, et à la revue de la milice, et dans mon petit appartement, que j'en suis encore toute saisie. Et puis, il faut bien rire un peu, cela fait du bien. Madame d'Aumale me disoit toujours, dans mon enfance, qu'il falloit rire, que cela dilatoit les poumons.
J'achève ma lettre à Saint-Cloud. Me voilà rétablie dans le jardin, mon écritoire ou mon livre à la main; et là je prends patience et des forces pour le reste de ce que j'ai à faire. Ta mère, que je viens de quitter, se porte très-joliment. Adieu, je t'aime et t'embrasse de tout mon cœur. As-tu sevré ton petit monstre, et comment t'en trouves-tu?
XXII
A LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Ce 10 juillet 1790.
J'ai reçu ta lettre par ce Monsieur qui est retourné à Venise, mais trop tard pour y pouvoir répondre, en ayant une autre à écrire plus pressée. Nous touchons, ma chère enfant, comme le dit la chanson, au moment de la crise de la Fédération. Elle aura lieu mercredi; je suis bien convaincue qu'il ne s'y passera rien de très-fâcheux. M. le duc d'Orléans n'est pas encore ici, peut-être y sera-t-il ce soir ou demain; peut-être ne reviendra-t-il jamais. J'ai l'opinion que c'est à peu près indifférent. Il est tombé dans un tel mépris que sa présence sera cause de peu de mouvement. L'Assemblée paroît décidément séparée en deux partis, celui de M. de La Fayette et celui de M. le duc d'Orléans, autrement appelé celui des Lameth. Je dis cela parce que le public le croit; moi j'ai l'opinion qu'ils ne sont pas aussi mal ensemble qu'ils veulent le paroître. Que cela soit ou que cela ne soit pas, il paroît que celui de M. de La Fayette est beaucoup plus considérable, et cela doit être un bien, parce qu'il est moins sanguinaire, et paroît vouloir servir le Roi en consolidant l'ouvrage immortel dont Target[173] accoucha le 4 février de l'an 90.
Toutes les réflexions que tu fais sur le séjour du [Roi] sont très-justes, il y a longtemps que j'en suis convaincue; celles qui suivent sont bonnes à suivre, sont même nécessaires. Mais de tout cela il n'en sera rien, à moins que le Ciel ne s'en mêle. Prie-le bien fort pour cela, car nous en avons grand besoin. Cela me fait bien de la peine, parce que j'ai une certaine frayeur que l'ennui ne gagne tant que l'on ne puisse résister au désir de s'amuser un peu, et d'une manière qui peut être ou fort utile ou fort malheureuse pour l'éternité. Le choix est difficile à faire dans deux choses aussi rapprochées que celles-là, quoiqu'au premier coup d'œil elles paroissent fort dissemblables. Mais ton esprit est si fin, si juste, qu'il apercevra sans peine le point qui les unit sans que je me donne la peine de le démontrer. Si tu me trouves le sens commun, il faut convenir que tu seras bien indulgente.
L'Assemblée a décrété hier que le Roi seroit seul avec elle dans la Fédération, le président à sa droite; le reste de sa famille sera, je crois, aux fenêtres de l'École militaire. Le Roi avoit désiré d'en être entouré; mais, comme de raison, on n'a pas pris garde aux désirs de celui qui n'a de pouvoir que celui que la Nation lui délègue. Tu sais que j'ai le bonheur de connoître beaucoup un des membres de cette auguste famille du siècle passé; eh bien, je vous fais part que tout cela lui est bien égal: elle n'en est affligée que par rapport à la Reine, pour qui c'est un soufflet donné à tour de bras, et d'autant mieux appliqué qu'il a été ménagé de loin, et que jusqu'au dernier moment on avoit dit au Roi que le contraire passeroit.
Je suis fâchée de penser que tu n'es plus à la campagne, parce que cela te fait du bien et du plaisir; mais je suis bien édifiée de ta résignation et de ton amour pour tes devoirs. J'espère que tes enfants te ressembleront et serviront Dieu et leur maître comme de bons chrétiens, et tes enfants doivent servir l'un et l'autre, ayant de si bons exemples sous leurs yeux. A propos, je suis bien fâchée que ma phrase t'ait déplu, ce n'étoit pas mon intention, comme tu peux bien l'imaginer. Je n'ai pensé qu'au temps qu'il y avoit que ton mari ne s'étoit occupé de ce métier qui demande un peu de pratique, surtout s'il le suivoit dans la position où il est[174]. Mais je te fais réparation, et te dirai que je suis convaincue que le zèle que certainement il y mettroit pourroit suppléer à ce qui lui manqueroit de science, si par hasard il en avoit perdu. Mais je ne puis te dissimuler que, malgré la grandeur de tes sentiments, je ne me soucie point du tout que ton mari soit appelé. J'ajouterai que je ne crois pas qu'il le doive en conscience, parce que son sort est fixé et qu'il ne peut le changer sans tout abandonner de bonne volonté ou de force. Pèse encore cette réflexion, et sois bien convaincue que je n'ai jamais eu le désir de te faire de la peine, notre amitié est trop vraie pour que tu puisses en douter. Tes parents se portent bien. Je t'embrasse de tout mon cœur; je suis bien fâchée de ce que tu me mandes de Font. J'espère que tu te trompes; si cela étoit, que nous serions ou bêtes ou malheureuses! etc. Mais plus j'y réfléchis, ainsi qu'à ses propos, et moins je le crois.
M. de N., je crois, n'avoit pas besoin des conseils de l'homme dont tu me parles pour le rejoindre. Je crois que l'autre n'auroit pas souffert un séjour plus long, mais c'est toujours fort bien à lui de l'avoir senti. S'il pouvoit de même se persuader de rester toujours où il est avec l'autre, cela seroit bien heureux pour tout le monde.
XXIII
LA MARQUISE DE BOMBELLES.
Ce 16 août 1790.
Eh bien, ma Bombe, tu es en colère contre moi; tu aurois raison si j'avois tort, mais, en conscience, je ne puis pas en convenir. Le Monsieur qui t'a apporté une lettre de ta mère en a, je crois, une de moi que je charge une autre personne de te remettre, ou si ce n'est pas lui, tu en recevras une du même temps; du moins il me semble qu'autant que je puis m'en ressouvenir, voilà la raison pour laquelle je ne lui en ai pas donné. Si je me trompe, et que je ne t'aie pas écrit du tout, c'est sûrement la faute du temps qui me manquoit; car tu sais bien que, dans tous les moments, je serai bien aise de causer à mon aise avec toi, et que celui-ci étant encore plus intéressant, je ne le laisserai pas échapper. Au reste, pour obtenir tout à fait mon pardon, je te promets de t'écrire par la première occasion, si pourtant j'ai quelque chose à te mander; car je ne crois pas que vous désiriez que je vous fasse des contes.
Je ne comprends pas pourquoi tu n'as pas encore reçu ton élixir, car Raigecourt te l'a envoyé il y a déjà quelque temps. Elle est à la campagne dans ce moment-ci, avec son mari, dans une nouvelle terre qu'ils ont achetée. Elle est agréable; mais ne pouvant en jouir pour Stani, elle lui fait beaucoup moins de plaisir. Je suis bien aise que ton pauvre Henry ne te donne plus d'inquiétude. La description que tu me fais de ta campagne fait bien envie. Jouissez-en bien, mon enfant; ne vous occupez point d'idées qui puissent rendre nul le bonheur que la nature vous offre. Joignez-y le véritable, celui d'une conscience bien pure, d'un cœur bien rempli de l'objet qui seul peut consoler dans les maux qui accablent notre patrie, et tu pourras te vanter d'être philosophe, et philosophe chrétien, bien loin des principes de tes anciens amis, que l'expérience doit te faire juger avec des yeux moins indulgents.
La mère Bastide vient de terminer sa longue carrière avec le calme qu'elle a eu toute sa vie. Je l'ai vue depuis sa mort, elle n'étoit pas du tout changée. C'est bien jaune un cadavre, mais cela ne fait pas trop d'horreur. Je ne sais plus si tu en as vu, je ne crois pas, à moins que cela ne fût la mère Beaugeard[175].
Nous sommes toujours à Saint-Cloud, toujours dans la même position, attendant avec résignation ce que le Ciel nous réserve. Bonsoir, ma chère Bombe; je t'embrasse de tout mon cœur, je t'aime beaucoup, et je voudrois bien être avec toi dans un petit coin de ta campagne. Bitche pense-t-il toujours à moi?
XXIV
A MADAME LA MARQUISE DES MONTIERS[176].
Ce 29 août 1790.
J'ai reçu votre lettre, mon cœur; elle m'a bien touchée; je n'ai jamais douté de vos sentiments pour moi, mais les marques que vous m'en donnez me font grand plaisir. Il m'auroit été infiniment agréable de vous revoir cet automne, mais je sens la position de votre mari, et je consens très-fort au projet qu'il a formé de passer l'hiver en pays étranger. Je vous avoue même que votre position me le fait désirer: ce pays-ci est tranquille, mais d'un moment à l'autre il peut ne l'être plus. Vous êtes trop vive pour vous exposer à faire vos couches dans un lieu où l'on peut craindre chaque jour quelque mouvement; votre santé n'y résisteroit pas; de plus, avec cette disposition-là, les suites de vos couches seroient beaucoup plus fâcheuses. Faites toutes ces réflexions pour vous aider, mon cœur, à faire le sacrifice que la fortune de votre mari et sa position vis-à-vis de sa mère vous obligent de faire. Si de vous dire que je l'approuve peut en effet vous le faire un peu mieux supporter, je vous le répéterai sans cesse; mais, mon cœur, ce que je ne saurois trop vous répéter, et que je voudrois que vous eussiez gravé dans le cœur et dans l'esprit, c'est que ce moment-ci doit être décisif pour votre bonheur et votre réputation. Vous allez être livrée à vous-même, dans un pays étranger, ne pouvant recevoir de conseil que de vous-même. Peut-être y rencontrerez-vous des Parisiens dont la réputation ne soit pas très-bonne: il est bien difficile dans un autre pays de ne pas voir ses compatriotes; mais ne les voyez qu'avec une telle prudence, réglez tellement vos démarches sur la raison, que nul ne puisse tenir un propos sur vous. Surtout, mon cœur, cherchez à plaire à votre mari; quoique vous ne m'ayez jamais parlé de lui, je le connois assez pour savoir qu'il a de bonnes qualités, mais qu'il peut en avoir qui ne vous plaisent pas autant. Faites-vous la loi de ne jamais vous arrêter sur celles-là, et surtout de ne jamais permettre que l'on vous en parle; vous le lui devez, vous vous le devez à vous-même. Cherchez à fixer son cœur: si vous le possédez bien, vous serez toujours heureuse. Rendez-lui sa maison agréable, qu'il y retrouve toujours une femme empressée à lui plaire, occupée de ses devoirs, de ses enfants, et vous gagnerez par là sa confiance; et si une fois vous l'avez bien, vous ferez, avec l'esprit que le Ciel vous a donné, et un peu d'adresse, tout ce que vous voudrez. Mais, ma chère enfant, songez avant tout à sanctifier toutes vos bonnes qualités par un grand amour pour Dieu; pratiquez votre religion, vous y trouverez une force, des ressources dans toutes vos peines, des consolations qu'elle seule peut faire goûter. Ah! y a-t-il un bonheur plus grand que celui d'être toujours bien avec sa conscience? Conservez-le, ce bonheur, et vous verrez que les tourments de la vie sont bien peu de chose comparés avec les tourments qu'éprouvent les gens livrés à toutes les passions. Que la dévotion de votre belle-mère ne vous en dégoûte pas: il est des gens à qui le Ciel n'accorde pas la grâce de la connoître sous son vrai jour; il faut prier que le Ciel l'éclaire. Je suis bien aise que votre mari connoisse ses défauts, mais je serois fâchée que par des plaisanteries ou autrement vous les lui fassiez remarquer. Pardon, mon cœur, de tout mon bavardage; mais je vous aime trop pour ne pas vous dire tout ce que je crois utile à votre bonheur. Vous me dites, avec toute l'amabilité dont vous êtes capable, que si vous valez quelque chose vous me le devez; prenez-y garde, c'est m'encourager à vous ennuyer encore.
Mandez-moi si vous avez reçu une lettre de moi, que je vous ai écrite peu de jours après la Fédération; il y en avoit une pour votre belle-mère: comme c'est une occasion, elle a été longtemps en chemin. Adieu, mon cœur, écrivez-moi tant que vous en aurez le désir. Si vous avez besoin d'ouvrir votre cœur, ouvrez-le-moi, et croyez que vous ne pouvez pas vous adresser à quelqu'un qui vous aime plus tendrement que moi. Vous me manderez votre adresse. J'oubliois de vous répondre pour M. d'A. Ne pouvant, vu la position de mes affaires, rien faire pour lui dans ce moment, je désire que vous priiez la personne qui vous en a parlé, s'il se trouvoit dans une position plus critique, qu'il est toujours à craindre que les circonstances amènent, de vous le mander; pour lors je ferois ce qu'il me seroit possible, et cela seroit plus naturel que de leur envoyer de but en blanc, je craindrois que leur amour-propre n'en fût choqué. Dites à votre mari de ma part que j'espère que votre économie, et la sienne, fera qu'au printemps je pourrai avoir le plaisir de vous voir. Recommandez-lui aussi de me donner de vos nouvelles dès que vous serez accouchée. J'embrasse vous et votre fils de tout mon cœur.
Dites bien des choses à votre belle-mère; je lui écrirai dans peu. Bombe se porte bien. Je suis bien fâchée que le mariage de Pauline ne se fasse pas.
XXV
A MADAME LA MARQUISE DES MONTIERS.
Ce 27 septembre 1790.
Te voilà donc à Genève, mon cœur, te voilà à seize lieues de tes parents, et ne pouvant pas y aller; je conçois la peine que cela te fait, mais je suis enchantée du courage que tu y as mis. Qu'il est bien fait d'éviter par des plaintes inutiles de mettre du froid, souvent de l'humeur, dans le ménage: une femme doit tout sacrifier pour que la paix y règne, et voilà ce que Démon commence à sentir; cela me fait un plaisir extrême, car j'aime Démon de tout mon cœur; je désire la voir heureuse, mais je veux par-dessus tout la savoir remplissant bien tous ses devoirs, ayant une bonne conduite, ferme et réfléchie, qui la mette dans le cas de n'avoir jamais de remords; et pour lors je serai assurée de son bonheur, parce qu'il consiste, par-dessus tout, dans la paix de la conscience, et qu'avec l'aide de Dieu, lorsque la conscience ne reproche rien, on supporte facilement les peines et les contrariétés dont ce monde est semé. Je ne vous gronderai pas, mon petit Démon, d'avoir le cœur serré, il est des occasions où il est difficile de lui faire violence, mais j'espérerai toujours qu'un courage chrétien vous mettra dans le cas de ne pas le montrer. Votre devoir vous fait la loi de respecter les volontés de votre mari, soumettez-vous-y, et n'employez jamais vis-à-vis de lui d'autres armes que celles de la persuasion.
Non, mon cœur, jamais je ne pourrai assimiler vos sentiments avec ceux de la personne dont vous me parlez; je ne doute pas de votre attachement, j'aime à croire que vous ne changerez jamais, et me fais un plaisir de penser que sous tous les rapports votre conduite me mettra dans le cas de vous aimer toujours. Ce seroit une vraie peine pour moi d'être obligée de changer; mais, mon cœur, si vous mettez quelque prix à mon amitié, songez que c'est à votre bonne conduite que vous la devrez. Si vous trouvez une occasion, mandez-moi, je vous en prie, ce qui vous a fait quitter si brusquement les Fraises; si vous avez eu quelques torts de vivacité, ayez la bonne foi de me les avouer, et mandez-moi un peu comment vous êtes avec votre mari. Si je vous fais des questions indiscrètes, pardonnez-les, mon cœur, à l'intérêt que je prends à tout ce qui vous touche. Vous ferez bien de nourrir votre fille (car je suis convaincue que vous en aurez une); ménagez-vous bien, calmez votre sang autant que possible, n'exagérez en rien l'éducation physique que vous lui donnerez, suivez les conseils des gens sages et éclairés, et surtout apprenez à tenir un enfant, car au premier jour vous l'étoufferez si vous n'avez pas plus de talent que vous n'en aviez pour Stani[177]. Il est bien gentil de penser à moi; j'espère que ta petite m'aimera un peu, à l'exemple de son frère.
Que vous faites bien, mon cœur, de ne chercher à vous lier qu'avec des femmes raisonnables! Rien de plus dangereux pour une jeune personne que des femmes qui n'ont pas de très-bons principes, rien ne les perd plus vite. Adieu, mon cœur, je vous embrasse bien tendrement; donnez-moi souvent de vos nouvelles.
A propos, j'oubliois de vous dire que l'on est très-sévère pour la femme dont nous parlions plus haut; ses principes du moment sont mauvais, mais je crois sa conduite intérieure intacte; elle est inconséquente, voilà ce qui la perdra de réputation, mais je crois pouvoir répondre que son cœur est pur et droit.
XXVI
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 2 décembre 1790.
Je profite, ma Bombe, du départ de l'ambassadeur[178] pour causer un petit moment avec toi, pour gémir sur les malheurs de ma patrie et sur le peu de remède qui se présente. La religion plus attaquée que jamais me donne lieu de craindre que Dieu ne nous abandonne totalement. On dit que les provinces souffrent avec peine l'exécution des décrets sur la cessation du service divin dans les cathédrales, mais avec cela elles sont fermées. Il en est ainsi de tout: on gémit, mais le mal ne s'en opère pas moins. De temps en temps la Providence nous ménage quelques rayons d'espoir, mais leur lumière est bien vite effacée. Mais ne nous livrons pas à des idées si tristes, parlons de l'oncle de la petite-fille de Vitry[179] que tu connois. Sa position est toujours critique; il paroît que son commerce se remettroit si ses parents vouloient l'aider, mais il a affaire à des gens peu confiants, et ce défaut-là est tellement dans leur caractère, qu'ils ne confieroient pas la moindre lettre de change aux gens les plus habiles pour la faire valoir. J'en ai encore la triste expérience sous mes yeux, et cela me fait de la peine, parce que tu sais combien je m'intéresse à eux. Et puis, je sens que l'oncle doit être fatigué et ennuyé à l'excès de voir sa maison de banque ruinée. Il pouvoit chercher d'autres amis que ses parents pour demander conseil, et comme la plus grande partie de l'héritage qu'il attend vient d'eux, il seroit ruiné à pure perte. Tout cela est affligeant. De tout côté, l'on voit des familles dans la désolation, pour les affaires publiques et particulières. Bon Dieu, dans quel temps nous avez-vous fait naître! Moi qui, il y a quelques années, me réjouissois de n'être pas née dans le siècle passé! Grand Dieu! que les lumières des hommes sont bornées, même dans les choses qui paroissent les plus simples!
Je n'ai pas été inquiète, comme je l'aurois pu, des dangers qu'a courus mon frère; tu sais qu'en général je ne crois au mal que lorsqu'il est fait. J'ai conservé ce caractère, quoiqu'une triste expérience eût dû me rendre plus craintive. Je crois que c'est une grâce du Ciel, car sans cela je n'existerois pas. Il a préservé ma famille de tant de maux que je serois ingrate si n'avois pas toute confiance en lui. Adieu, ma petite; prie-le bien pour le moment présent et pour l'avenir. Mais demande-lui par-dessus tout que la foi soit conservée dans ce royaume, et qu'il éloigne de nous les schismes qui nous menacent. Adieu, je t'aime de tout mon cœur, et suis par conséquent charmée de te savoir bien loin; c'est un des effets de la révolution.
Dites à la comtesse D.[180], en cas que cette lettre arrive avant celle que je lui écrirai lundi, qu'elle va être payée de ses appointements, mais qu'il faudroit qu'elle chargeât quelqu'un de sûr de recevoir pour elle, de manière que ses créanciers ne puissent pas s'emparer de cet argent.
XXVII
A MADAME DE RAIGECOURT.
30 décembre 1790.
Je vois d'ici ta perfection étant dans une douleur mortelle de l'acceptation que le Roi vient de donner. Dieu nous réservoit ce coup: qu'il soit le dernier, et qu'il ne permette pas que le schisme s'établisse. Voilà tout ce que je demande. La réponse du Pape n'est point arrivée, je crois; elle est bien intéressante. Au reste, mon cœur, cette acceptation a été donnée le jour de saint Étienne. Apparemment que ce bienheureux martyr doit être maintenant notre modèle. Tu sais que je n'ai point d'horreur pour les coups de pierres; ainsi cela m'arrange assez. On dit qu'il y a sept curés de Paris qui ont prêté le serment. Je ne croyois pas que le nombre fut aussi considérable. Tout cela fait un très-mauvais effet dans mon âme; car, loin de me rendre dévote, cela m'ôte tout espoir que la colère de Dieu s'apaise. Tu sens bien que ton curé est bien décidé à suivre la loi de l'Évangile, et non celle que l'on veut établir. On dit qu'un membre de la commune a voulu gagner celui de Sainte-Marguerite, en lui disant que l'estime que l'on avoit pour lui, la prépondérance qu'il avoit dans le monde, seroient capables de ramener la paix en entraînant les esprits. Le curé lui a répondu: «Monsieur, c'est par toutes les raisons que vous venez de me donner que je ne prêterai pas le serment, et que je n'agirai pas contre ma conscience.» Une chose que ceci m'a fait découvrir et qui fait horreur, c'est combien les curés de campagne sont peu instruits.
Je suis confondue de ce que tu m'as mandé de la part de ton mari. Tâche de me dire que tu lui as donné cet ordre. Ses affaires ne vont pas bien. La personne qui lui a fait connoître celui qui devoit lui faire faire cette acquisition lui a envoyé trois paquets avec prière d'en accuser réception. Il n'en a pas entendu parler. Demande-lui si c'est qu'il ne les a pas reçus, et réponds-moi, parce que je le dirai à la personne intéressée.
Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur et vous aime de même.
XXVIII
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 7 janvier 1791.
Des gens plus diligents que moi vous auront sûrement mandé ce qui s'est passé à l'Assemblée mardi: enfin, mon cœur, la Religion s'est rendue maîtresse de la peur. Dieu a parlé au cœur des évêques et des curés. Ils ont senti tout ce que leur caractère leur inspiroit de devoirs, ils ont déclaré qu'ils ne prêteroient pas le serment. Pour le moins vingt du côté de gauche se sont rétractés; on n'a pas voulu les écouter. Mais Dieu les voyoit, et leur aura pardonné une erreur causée par toutes les voies de séduction dont il est possible de se servir. Un curé du côté gauche a mis beaucoup de fermeté pour ne pas le prêter. On dit que cette journée désappointe bien des gens: tant pis pour eux; ils n'ont que ce qu'ils méritent; mais ce qu'il y a de triste, c'est qu'ils s'en vengeront, Dieu seul sait comment. Qu'il ne nous abandonne pas tout à fait, voilà à quoi nous devons borner nos vœux. Je n'ai point de goût pour les martyres; mais je sens que je serois très-aise d'avoir la certitude de le souffrir plutôt que d'abandonner le moindre article de ma foi. J'espère que si j'y suis destinée, Dieu m'en donnera la force. Il est si bon, si bon! C'est un père si occupé du véritable bonheur de ses enfants, que nous devons avoir toute confiance en lui. As-tu été touchée, le jour des Rois, de la bonté de Dieu qui appela les gentils à lui dans ce moment? Ces gentils, c'étoit nous. Remercions-le donc bien; soyons fidèles à notre foi; ranimons-la; ne perdons jamais de vue ce que nous lui devons, et sur tout le reste abandonnons-nous avec une confiance vraiment filiale.
J'ai eu, ces jours-ci, une peine bien réelle, que tu partageras sans doute: cette pauvre madame de Cimery[181] qui, comme tu sais, avoit mal au sein depuis cinq semaines, étoit presque alitée; dans la nuit du dimanche au lundi, son âme, après avoir reçu le matin son Créateur, a été prendre sa place dans le ciel; car j'espère bien qu'elle est heureuse, et qu'elle a reçu la récompense d'une vie entière de vertu et de malheur.
Je la regrette vivement: elle étoit d'une grande ressource pour moi; et jamais je ne la pourrai remplacer, non pas pour les qualités que je puis désirer dans une première femme, mais dans celles qui convenoient à mon cœur, à mon esprit et à mes sentiments. Je la regrette comme mon amie, mais je la crois heureuse, et cette idée me console.
XXIX
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 24 janvier 1791.
Enfin, ma Bombe, nous voilà arrivées à l'instant où il faut que je te dise ma façon de penser sur la conduite de ton mari. La délicatesse de ma conscience m'a empêchée jusqu'à ce moment de t'en parler. Tes parents, comme tu sais, désiroient vivement que ton mari se soumît à l'ordre de l'Assemblée et du Roi. L'état des affaires de ton mari pouvoit être d'un si grand poids, qu'il me paroissoit possible qu'il pût l'emporter sur les considérations qui ont décidé ton mari. D'autres parleroient de tes quatre enfants. Le sort qui les attend est cruel; mais j'avoue que lorsqu'il s'agit d'un serment que la conscience, l'opinion, l'attachement à ses maîtres dément, je ne trouve pas que leur infortune doive empêcher de le refuser. Il n'y a donc que ses dettes qui eussent pu l'engager à le prêter. Par elles, il se voyoit forcé; et comme il ne juroit que ce que le Roi a juré lui-même, et doit jurer de nouveau à la fin de la Constitution, il auroit été possible que ton mari imitât son maître, et suivît le sort qui entraîne les malheureux François. Des théologiens ont cette opinion. Je crois donc que cela eût été possible. Mais je t'avoue que si ton mari avoit seulement eu dix mille livres de rente, je n'aurois pas balancé à lui conseiller le refus le plus formel. Tu vois par tout ce que je te mande que je ne suis pas bien décidée sur ce que j'aurois fait à sa place. L'antique honneur, un certain esprit de noblesse chevaleresque qui ne mourra jamais dans les cœurs françois, me font estimer l'action de ton mari. Mais le risque qu'il court de manquer à ses créanciers, et le scrupule de jurer de maintenir de tout son pouvoir ce que dans le fond de l'âme on maudit journellement, tout cela se combat si vivement dans mon âme, qu'il ne me reste que la possibilité de partager les peines que tu vas éprouver, et d'être occupée de ce que tu vas devenir. Comment tes pauvres enfants s'habitueront-ils au mal-être, après avoir été élevés dans l'aisance? et puis le regret de ne pouvoir faire pour toi tout ce que mon cœur me dicte! Mais, ma petite, parle-moi toujours franchement de ta position, et sois sûre que je ferai tous les sacrifices possibles pour te la rendre moins désagréable. Je ne te promets pas de donner à ta pauvre Coty ce que tu lui donnois; mais sois sûre que je la secourrai le plus que je pourrai. J'espère que ton mari et toi conserverez la paix, la résignation et la douceur chrétiennes qui seules peuvent faire soutenir le malheur présent et ceux que l'on craint. Mon frère me dit un bien extrême de toi et de ton mari. Il est gentil, mon frère; il m'a écrit en arrivant; cela m'a fait bien plaisir. Mais je suis désolée de la longueur que les lettres mettent à arriver. Comme cela, on n'est plus au courant sur rien. Nous avons eu un peu de bruit aujourd'hui à la barrière de la Villette. Il y a eu un combat entre des chasseurs et des contrebandiers. Il y a trois hommes de tués, et à peu près douze blessés. On prétend que le peuple ne veut plus de barrières; cela ne laisseroit pas que d'embarrasser l'Assemblée sur le chapitre des impôts. Adieu, ma petite. Je t'embrasse de tout mon cœur et t'aime de même. Je laisse à ta mère à te rendre compte de sa conversation avec ton ministre.
Envoie cette lettre à mon frère, s'il n'est plus avec toi.
XXX
A MADAME DES MONTIERS[182].
Ce 11 février 1791.
Vous êtes bien aimable, mon Démon, de m'avoir donné de vos nouvelles le plus tôt que vous avez pu. Je suis charmée que votre couche ait été aussi heureuse, et qu'à ça près d'un peu de mal à la poitrine, vous soyez contente de votre santé. Je ne suis pas fâchée que vous n'ayez pas nourri, peut-être cette entreprise eût-elle été trop forte pour vous. Votre Adolphe est-il nourri chez vous, le voyez-vous souvent, vous sentez-vous déjà de la tendresse pour lui? Stani n'en est-il pas jaloux? Je sens, mon cœur, la peine très-réelle que vous avez éprouvée de n'avoir pas votre mère à vos couches; je la partage par toute l'amitié que j'ai pour vous, mais je vous félicite en même temps d'avoir eu assez d'empire sur vous pour n'en pas parler, et quoique vous en disiez, j'espère que ce sacrifice vous vaudra quelque grâce du Ciel. Vous êtes faite pour être bonne chrétienne, mon cœur; les malheurs publics et un peu les particuliers doivent vous déterminer à prendre ce parti, le meilleur de tous. Je crois vous l'avoir déjà mandé, votre mari vous aime, mais il est jaloux des sentiments que vous avez pour vos parents; il ne s'agit, pour vous rendre heureuse, que de faire vos efforts pour le convaincre que ces sentiments ne nuisent nullement à ceux que vous avez pour lui. Vous avez de l'esprit, employez-le à cela, et je vous réponds qu'après quelque temps d'épreuve vous finirez par être beaucoup plus heureuse que vous ne pouvez vous en flatter à présent. Que votre mère s'y prête en oubliant les torts de son gendre; un esprit du genre du sien ne peut être ramené que par la douceur et un oubli total des torts que son amour-propre lui reproche, et dont ce même amour-propre l'empêche de convenir. Mais votre conduite, vos complaisances adoucissant ce sentiment en lui, et le mettant à son aise avec vous, l'amèneront sans qu'il s'en doute à avoir en vous la confiance qu'une conduite sage et réfléchie vous aura méritée. Je voudrois pouvoir hâter ce moment; mes vœux sont bien vrais pour votre bonheur, et j'aime à être convaincue que vous serez heureuse un jour comme vous le mériterez.
Est-il vrai que madame de Staël a demandé publiquement pardon à sa mère, à un prêche, de s'être mariée contre son gré? Avez-vous du monde qui vous convienne à Genève? Mandez-moi un peu avec qui vous êtes liée, et si la vie que vous menez est un peu plus agréable. Votre belle-mère me marque que vous allez faire fondre cette grosseur que vous avez au cou. Si vous prenez ce parti, ménagez-vous pendant longtemps, mon cœur. Ne prendrez-vous pas aussi quelque chose pour votre poitrine? Donnez-moi des nouvelles de tout cela. Adieu, mon cœur, croyez à la vérité de mon amitié pour vous, au désir que j'ai de vous revoir, et au regret que m'inspire l'incertitude du moment où j'aurai ce plaisir. Je vous embrasse de tout mon cœur.
XXXI
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 12 février 1791.
Je ne t'écris qu'un petit mot aujourd'hui: 1o l'heure de la poste me presse; 2o je vais monter à cheval avec la Reine et Lastic à ce triste bois de Boulogne. Mais il fait un si beau temps, que cela le rendra peut-être un peu plus gai. Je crois l'hiver tout à fait passé, et je m'en réjouis, autant que l'on peut prendre part au beau temps dans le château des Tuileries. Mes tantes partent de lundi en huit, malgré toutes les motions faites au Palais-Royal et au club des Jacobins établi à Sèvres. On dit qu'elles seront arrêtées et fouillées en chemin; c'est un petit mal auquel je ne crois pas. Je pense que cela a été beaucoup dit pour les effrayer et les empêcher de partir; mais heureusement on n'en est pas venu à bout. Je ne sais si je t'ai mandé que l'abbé Madier alloit avec elles: il partira huit jours après elles. Pense un peu, mon cœur, aux angoisses où je serai, la première fois que je m'adresserai à un autre prêtre, moi qui ai toujours été à l'abbé Madier depuis l'âge de neuf ou dix ans. Je suis à peu près décidée: je crois que je prendrai le confesseur de madame Doudeauville: on en dit beaucoup de bien, et j'espère qu'il n'est ni trop doux ni trop sévère. Je te manderai ce qui en est lorsque j'y aurai été. Je suis convaincue que tu enrages un peu dans le fond de l'âme de ce que je ne pense pas à ton curé, et tu vas croire que c'est parce que je l'ai vu; non, point du tout, c'est tout simplement parce que je ne crois pas qu'il me convînt; et puis, dans ce moment, j'aime mieux avoir un confesseur dont on parle moins, et que je puisse espérer de garder. Au reste, je sens que je vais trôler mon âme de confesseur en confesseur, ce qui ne laisse pas que de me déplaire, quoique j'en aie bonne envie. Devine, si tu peux, cette énigme. Sur ce, je te souhaite le bonsoir, et t'embrasse de tout mon cœur. Je ne sais plus quand tu accouches: mande-le-moi.
Dis bien des choses au maréchal de Broglie de ma part, et assure-le de l'estime que j'ai pour ses vertus. Parle aussi de moi à ta princesse.
XXXII
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 15 février 1791.
J'ai reçu toutes tes lettres, ma pauvre Rage; celle du 25 ne m'est parvenue qu'hier, et celle du 7 avant-hier. Mais, avant que d'y répondre, il faut que je te demande mille fois pardon de ne t'avoir pas écrit depuis dimanche, pour te donner des nouvelles de ton curé; mais, par étourderie, je me suis persuadée que la poste partoit le dimanche au lieu du lundi. Et jeudi, j'ai eu plusieurs choses à faire dans la matinée; l'heure de la poste s'est passée, et je n'ai plus eu la possibilité que de me livrer à des regrets. Aussi, aujourd'hui je m'y prends à sept heures du matin, pour être bien sûre de n'y pas manquer. Lundi, je t'écrirai aussi; mais je puis te dire d'avance qu'il ne se passera rien de fâcheux. Ton curé dira la messe de bonne heure, et ne fera pas le prône. Les gros bonnets de la paroisse n'y seront pas non plus. Il y a un moine qui prêche dans la paroisse, qui a proposé au curé de faire le prône, pour empêcher les prêtres de courir des risques. Il disoit au curé que si on le tuoit, il n'y auroit pas grand mal à cela. C'est un des jeunes prêtres de la paroisse qui prêchera. On m'a dit son nom, mais je l'ai oublié.
Toute la communauté a été parfaite pour le curé, et ne l'a pas quitté tant qu'il a été dans l'église et la sacristie.
Je suis désolée, mon cœur, de la peur indigne que vous a faite M. Le Blond[183]. Nous sommes loin encore de toutes les idées qu'il t'a fait venir; je suis bien aise que ton enfant ne s'en soit pas ressenti. Si tu n'as pas de bon accoucheur, pourquoi ne ferois-tu pas venir M. Piron? C'est une dépense, il est vrai; mais pour ta santé et celle de ton enfant, il me semble que tu dois te la permettre. Je suis bien fâchée d'être si loin de toi, et de ne pouvoir me permettre de causer comme je le voudrois pour toi; mais, mon cœur, calme-toi. Je conçois que cette proposition paroisse difficile, mais cela est nécessaire. Tu te brûles le sang, tu te rends plus malheureuse encore que tu ne devrois: tout cela, mon cœur, n'est pas dans l'ordre de la Providence. Il faut se soumettre à ses décrets; il faut que cette soumission nous porte au calme, sans cela elle n'est que sur nos lèvres et non dans notre cœur.
Lorsque Jésus-Christ fut trahi, abandonné, il n'y eut que son cœur qui souffrit de tant d'outrages; son extérieur étoit calme, et prouvoit que Dieu étoit vraiment en lui. Nous devons l'imiter, et Dieu doit être en nous. Ainsi, mon cœur, calmez-vous, soumettez-vous, et adorez en paix les décrets de la Providence, sans vous permettre de porter vos regards sur un avenir affreux pour quiconque ne voit qu'avec des yeux humains. Mais heureusement vous n'êtes pas dans ce cas-là; et Dieu vous a trop comblée de grâces pour que vous ne mettiez pas votre vertu à attendre patiemment la fin de sa colère.
Quant à moi, mon cœur, je suis loin d'être dans votre position. Je ne dirai pas que la vertu en soit cause; mais, plus à portée des consolations, au milieu de beaucoup de peines, d'inquiétudes, je suis calme, et j'espère une éternité heureuse. Ne me crois ni folle ni gourmande. J'aime à bien dîner, mais j'aime pourtant encore autre chose. Quant à ce que tu me marques sur moi, crois, mon cœur, que je ne manquerai jamais à l'honneur, et que je saurai toujours remplir les obligations que m'imposent mes principes, ma position, ma réputation; et j'espère que Dieu me donnera la lumière nécessaire pour me conduire toujours sagement, et ne pas m'écarter de la voie qu'il m'a tracée. Mais pour juger de tout cela, mon cœur, il faudroit être près de moi. De loin, un acte de chevalerie enchante; vu de près, il n'est souvent qu'un mouvement de dépit ou de quelque autre sentiment qui ne vaut pas mieux aux yeux des gens sages.
J'ai donné à madame Navarre la place de madame de Cimery. Il m'en coûte beaucoup de lui voir prendre son service. Jusqu'à ce moment, il me semble que l'autre existe encore; et c'est une si grande perte pour moi, que je voudrois me faire illusion le plus possible. Madame Navarre est celle de mes femmes qui me convient le mieux; mais ce n'est pas et ce ne sera jamais madame de Cimery, car elle réunissoit tout. Adieu, mon cœur, je vous embrasse bien tendrement, et vous souhaite calme, patience, résignation, courage et confiance. C'est une étourderie de cet homme qui est si beau qui l'a forcé de prendre le parti qu'il a pris.
Quant aux deux êtres que vous et d'autres redoutez tant, on a tort de les croire dans la position que l'on dit: cela n'existera jamais; mais j'avoue qu'ils ont toutes les apparences pour eux[184].
On n'a pas demandé d'augmentation de chevaux pour moi. Ce qui peut avoir donné lieu à ce que l'on vous a dit, c'est que je veux avoir toujours un page et un écuyer avec moi; je trouve que cela doit être; mais cela ne convenoit pas aux gens de l'écurie, ce dont je me moque, trouvant indécent d'être avec des piqueurs dans ce moment-ci.
XXXIII
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 28 février 1791.
Tu sais sans doute que mes tantes sont parties. Tu sais sans doute qu'elles ont été arrêtées à Arnay-le-Duc. Tu sais sans doute que Monsieur a eu la visite, mardi dernier, des filles de la rue Saint-Honoré et de leur société, qui l'ont prié de ne pas sortir du royaume. Tu sais sans doute que jeudi, jour où l'on a appris que mes tantes étoient arrêtées, l'Assemblée a rendu un décret qui disoit que Arnay-le-Duc avoit eu tort, et que le pouvoir exécutif seroit supplié de donner des ordres pour qu'elles pussent continuer leur route. Tu sais sans doute que les chefs des Jacobins n'étant pas de cet avis, et voulant que le président engageât le Roi à les faire revenir, une foule de badauds s'est portée sous les fenêtres du Roi, parmi laquelle il y avoit peut-être une centaine de femmes qui se sont égosillées pendant quatre heures pour voir le Roi et lui faire la même demande que les Jacobins. Mais le Roi n'ayant pas paru, et la garde ayant fait une très-bonne contenance, il a bien fallu, lorsque l'on a eu la permission de la municipalité de repousser la force par la force, que le peuple cédât. A peine le tambour a-t-il paru sur la terrasse, que tout le monde a pris la fuite. M. de La Fayette et la garde se sont conduits parfaitement bien. Le château étoit comble de gens qui étoient pleins de bonne volonté. Le Roi a parlé avec force à M. Bailly. Enfin tout s'est passé le mieux du monde. Aussi hier n'y a-t-il jamais eu tant de monde chez le Roi et chez la Reine. Il y avoit longtemps que nous étions un peu seules au jeu; mais, hier, il étoit superbe. Je ne puis vous rendre le plaisir que j'ai éprouvé. Ah! mon cœur, le sang françois est toujours le même: on lui a donné une dose d'opium bien forte; mais elle n'a pas attaqué le fond de leur cœur. Il n'est point glacé, et l'on aura beau faire, il ne changera jamais. Pour moi, je sens que, depuis trois jours, j'aime ma patrie mille fois davantage.
Tout ce que tu me mandes de ton mari me fait grand plaisir. Ah! s'il peut parvenir à se débarrasser de l'empirique qui donne de si mauvaises drogues[185], cela seroit bien heureux. Les nouvelles que j'ai reçues de ses amis éloignés me font craindre qu'il ne le puisse pas. Le printemps avance beaucoup; sa santé pourroit bien s'en ressentir. A cette époque, les humeurs sont toujours bien plus en mouvement, et comme il n'a pas l'habitude de l'exercice, je crains qu'elles ne lui jouent un mauvais tour. Convenez qu'il n'y auroit pas pour lui de meilleur remède; mais lorsque l'on a été élevé à Paris, il semble que l'on soit destiné à ne faire jamais usage de ses jambes. Je sens même que, sans y être élevé, pour peu que l'on l'habite, on perd le goût de la promenade, ou, pour mieux dire, l'usage.
Voilà ta petite belle-sœur débarrassée d'une partie de sa nombreuse compagnie. M. le prince de C.[186] est à Worms, et sa fille doit le joindre dès qu'elle sera guérie.
Notre pauvre Saint-Cyr est plus que jamais dans la position la plus critique. On vend leur bien. Ta mère y a été la semaine passée; moi, je profiterai d'un jour calme pour y aller: j'en ai envie, et cela me coûtera horriblement. Il n'y a rien de pis que de n'avoir aucune consolation à présenter à des gens aussi malheureux. Adieu, je vous embrasse, ma chère Bombe, et vous aime du plus tendre de mon cœur.
Vous ai-je dit que l'abbé Madier alloit à Rome? La semaine prochaine je ferai une nouvelle connoissance, ce qui ne me fait pas grand plaisir.
Je crains fort que l'oncle de la petite de Vitry ne se joigne à son ami avant que celui-ci ait fait les premières avances. Il seroit pourtant bien avantageux qu'il pût venir le voir venir: tout le monde le désire; et moi, l'intérêt que j'y prends me le fait souhaiter pour son bonheur.
Ce 1er.
Nous avons eu du train hier. Les gens de bonne volonté, à force d'en avoir, ont trouvé le moyen de déplaire à la garde, qui étoit parfaitement disposée pour le Roi. On a voulu détruire Vincennes; mais la garde est arrivée à temps pour l'empêcher. Tout est calme ce matin. Nous nous portons tous bien. L'heure de la poste m'empêche d'entrer dans tous les détails que tu pourrois désirer; mais sois tranquille, tout est bien.
XXXIV
A MADAME DE RAIGECOURT.
11 mars 1791.
J'ai reçu ta lettre, qui ne me fait pas grand plaisir; je ne sais rien de ce que tu me mandes. Depuis longtemps, je n'avois point eu de nouvelles détaillées, et ce n'étoit qu'à force d'esprit que j'étois au courant. Cependant j'approuvois tout ce que tu me mandes. Si tu peux entrer un peu en détails sur tout ce que tu pourras; si ton mari est avec toi, qu'il écrive sous ta dictée, parce que cela te fatigue. Est-ce que tu n'as pas reçu mes crayons? Le Roi est malade depuis huit jours: la scène de lundi y a bien contribué[187]. Il va mieux. Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur.
XXXV
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 3 avril 1791.
Je t'écris dans un moment bien satisfaisant pour quiconque croit en Dieu et en son Église. Les curés intrus sont établis ce matin. J'ai entendu toutes les cloches de Saint-Roch. Je ne puis vous dissimuler que cela m'a mise dans une fureur affreuse; et puis je ne suis pas contente de moi. J'aurois dû me piquer de dévotion aujourd'hui, pour au moins réparer un peu tout ce que l'on fait contre Dieu: ne v'là-t-il pas qu'au lieu de cela j'ai été pis qu'une bûche! Je ne sais pas comment le bon Dieu fera pour me sauver, car je ne m'y prête guère. Le curé de Saint-Roch a dit sa messe à cinq heures et demie; il y a eu beaucoup de communions. Il a fait un fort beau discours, où il a parlé de la persécution. Les gens qui communioient étoient fort touchés. Sais-tu que Loustonneau est devenu un petit saint? Cela me fait plaisir; c'est là le fruit de la charité qu'il a toute sa vie exercée. Sais-tu que M. de Bonnay va à confesse au curé, et qu'il est dans la grande voie? Cela me fait encore bien plaisir. Tout ceci fait rentrer bien des gens en eux-mêmes. Je vois tout ce qui est répandu dans la bonne compagnie penser à merveille. J'ai causé, l'autre jour, avec M. de Nivernois sur la religion, et j'en fus parfaitement contente. Madame de Mirepoix est devenue très-pieuse. La petite de Maillé va à merveille; mais malheureusement le peuple et le bourgeois ne vont pas si bien. Il y en a beaucoup qui sont affligés, mais ce qui paroît, ce qui fait nombre, est bien mauvais. L'archevêque vient de donner une ordonnance superbe, mais sévère, sur notre position. Dieu veuille qu'elle soit suivie! Un homme qui la lisoit l'autre jour, dit, après l'avoir achevée: Si je perdois trois cent mille livres de rentes, j'en dirois autant. Et cet homme est pourtant ce que l'on appelle un honnête homme.
Je suis contente de mes gens: Deshaies est charmant. Il y en a dans le nombre qui ne sont pas aussi parfaits; mais celui-là est vraiment distingué. Mademoiselle Bénard, M. de Blaremberg, etc., tout cela est parfaitement. C'est une grande jouissance pour moi. Je ne puis penser sans frémir à la quinzaine de Pâques. Je voudrois bien ne la point passer ici; mais peut-on s'en flatter! Ah! mon cœur, vous avez beau grogner, votre grossesse vous a procuré un grand bonheur en vous éloignant du schisme et de la division la plus affreuse.
Je suis bien fâchée que tu souffres autant des dents. N'aurois-tu pas besoin d'être saignée? tu ne l'as pas été, je crois, depuis que tu es grosse. Comme tu as un travail difficile, ne ferois-tu pas bien de prendre cette précaution? Je ne demande pas mieux de tenir ta petite, si Monsieur le veut. Si tu veux, je lui donnerai le nom d'Hélène. Si tu voulois accoucher le 3 de mai, à une heure du matin[188], cela seroit très-bien, pourvu pourtant que cela lui promette un avenir plus heureux que le mien; qu'elle n'entende jamais parler d'états généraux ni de schisme.
Mirabeau a pris le parti d'aller voir dans l'autre monde si la révolution y étoit approuvée. Bon Dieu! quel réveil que le sien! On dit qu'il a vu une heure son curé. Il est mort avec tranquillité, se croyant empoisonné: il n'en avoit pourtant point les symptômes; au reste, il doit être ouvert aujourd'hui. On l'a montré au peuple après sa mort. Beaucoup en sont fâchés; les aristocrates le regrettent beaucoup. Depuis trois mois, il s'étoit montré pour le bon parti: on espéroit en ses talents. Pour moi, quoique très-aristocrate, je ne puis m'empêcher de regarder sa mort comme un trait de la Providence sur ce royaume. Je ne crois pas que ce soit par des gens sans principes et sans mœurs que Dieu veuille nous sauver. Je garde cette opinion pour moi, parce qu'elle n'est pas politique, mais j'aime mieux celles qui sont religieuses. Je suis sûre que tu seras de mon avis.
Le pauvre Lastic va encore éprouver un chagrin: son frère est nommé à Dresde et va partir dans trois mois avec femme et enfants. Cela mettra un grand vide dans son intérieur, et quand il est aussi triste par lui-même, c'est un vrai malheur.
M. d'Albignac[189] vient passer quelques jours ici. Je le verrai aujourd'hui; cela me fait bien plaisir. Tu m'avois promis de me donner de ses nouvelles, mais tu n'en as rien fait.
J'ai reçu par une voie sûre des nouvelles de Bombe. Le mari n'est pas aussi mal qu'elle le croit avec ⊖ et son ami ⍫[190]. Il croit avoir le crédit du bon sens; cela seroit bien heureux; mais, mon cœur, sur cela comme sur tout le reste, abandonnons-nous à la Providence.
Hélas! si nous avions la confiance nécessaire, nous serions sauvés; notre âme ne seroit pas triste. Que j'en suis loin! il me semble que l'air de Trèves n'est pas plus porté à la gaieté que celui-ci. Résignons-nous, mon cœur, cela seul peut fléchir la colère de Dieu; et demandons pour nos maîtres les dons du Saint-Esprit. De bonnes âmes se réunissent au nombre de sept, d'ici à Pâques, pour demander chacune un don pour le Roi, dans les communions qu'elles font, ou à la messe. Si tu pouvois établir cette dévotion dans les bonnes âmes qui habitent Trèves, tu ferois bien.
J'aurai, d'ici à quelques jours, des nouvelles détaillées de ce qui nous intéresse. Si je peux, je t'en ferai part.
Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur. Le petit de Chamissot est-il arrivé à bon port?
Je viens d'apprendre que M. d'André ayant fait une motion pour que l'on s'occupât de l'élection des membres de la nouvelle législature, cela a été décrété tout d'une voix. Je ne le conçois pas.
XXXVI
A MADAME LA MARQUISE DE BOMBELLES,
A L'HÔTEL DE FRANCE, A STUTTGARD.
Ce 21 avril 1791.
Tu sens, ma Bombe, qu'il faut que je n'aie pas eu absolument le temps pour ne t'avoir pas écrit un mot ces jours-ci. Je ne te donnerai point de détails de la journée de lundi; je t'avoue que je ne les sais pas encore. Tout ce que je sais, c'est que le Roi vouloit aller à Saint-Cloud, qu'il s'est campé dans sa voiture où il est resté deux heures, que la garde et le peuple ont fermé le passage, et qu'il a été obligé de ne pas sortir. J'ignore combien l'on nous retiendra; j'imagine que ce sera jusqu'après Pâques. Nous nous portons tous bien; je t'écris à la hâte, parce que je fais ma toilette pour aller à l'office, car l'on veut bien encore nous permettre d'y assister. Adieu; crois que je serai toujours digne des sentiments de ceux qui veulent bien avoir de l'estime pour moi, et que quelque chose qu'il arrive, je vivrai et mourrai sans avoir rien à me reprocher vis-à-vis de Dieu et des hommes.
Je ne te parle pas de la joie que m'a fait éprouver la bonté de la Reine de Naples[191]; mais tu me connois assez pour suppléer à tout ce que je ne puis exprimer dans le moment, mais que mon cœur sent si bien. Je t'embrasse et t'aime de tout mon cœur.
XXXVII
A L'ABBÉ DE LUBERSAC.
23 mai 1791.
J'ai reçu votre lettre, Monsieur: les détails que vous me faites de votre voyage m'ont fait grand plaisir; et si je ne craignois pas de vous fatiguer, je vous prierois de les continuer. Les dangers que vous avez courus m'ont fait frémir; mais les regrets continuels que vous éprouvez me font une peine affreuse. Ah! Monsieur, poussez votre vertu jusqu'à vous en rendre maître: vous le devez pour ce Dieu à qui vous avez tout sacrifié; vous le devez au soin de votre santé. Songez combien votre existence est nécessaire à toute votre famille; et prenez sur vous de soutenir sans trop de découragement la nouvelle épreuve que le Ciel vous envoie. Il falloit pour votre perfection que Dieu vous détachât tout à fait des biens de ce monde, même des plus simples. Vous savez, plus que tout autre, combien Dieu donne de force pour supporter les maux de ce monde; tâchez donc de ne vous y point laisser aller. Ne vous persuadez point que l'air ne vous vaut rien; ménagez-vous, mais distrayez-vous par les beautés dont la ville que vous habitez est remplie. Après avoir admiré la main sublime qui forma ces immenses rochers, et ces torrents qui ont pensé vous entraîner dans leurs abîmes, admirez l'industrie que Dieu a donnée à l'homme, et comment il peut, grâce à cette industrie, tirer des chefs-d'œuvre des choses les plus brutes. Mais je m'aperçois que je me mêle de ce que je n'ai que faire; car je ne fais que rabâcher ce que vous me dites sans cesse. Pardonnez, Monsieur, au désir que j'ai de vous voir un peu sorti de ce fonds de tristesse qui vous suit partout. Je vous voudrois le calme de l'abbé Madier; mais il n'est pas donné à tout le monde: c'est une grâce spéciale. Je suis fâchée que vous soyez encore privé de sa société; cela eût été une ressource pour vous: j'espère qu'il se rétablira parfaitement de sa maladie. D'après l'intérêt que vous voulez bien prendre à moi, je vous dirai que le Ciel m'a fait la grâce de faire un choix pour le remplacer, qui, sous tous les rapports, me convient parfaitement. Il entend ce que je lui dis, et me présente toujours un remède efficace aux maux dont je lui fais l'aveu. Il a de l'esprit, de la douceur sans foiblesse, une grande connoissance du cœur humain et un grand amour pour Dieu. Remerciez ce Dieu pour moi de la grâce qu'il m'a faite de m'adresser à lui. Je prierai pour vous, puisque vous le désirez, dès demain. Je m'en humilierai; car je vous avoue que rien n'y porte tant à l'humilité que d'invoquer le Ciel pour des personnes de qui l'on est si éloigné d'approcher pour la vertu. Je compte recevoir demain ce Dieu si bon. Ah! Monsieur, que j'en suis indigne, et que je suis loin de m'en rendre digne! Cependant j'ai bonne envie de me sauver; car au moins faut-il ne pas perdre le fruit des épreuves que le Ciel vous envoie: elles sont bien fortes; elles le seroient encore plus pour des gens moins légers, et qui les sentiroient plus profondément. Mais, de quelque manière qu'elles soient senties, il faut qu'elles sauvent; et voilà pourquoi je me recommande instamment à vos prières. Je vous quitte à regret; mais il est tard, et il faut que ce soit à vous que j'écrive, pour n'avoir pas déjà quitté mon écritoire: mais lorsque je cause avec vous, j'éprouve une vraie satisfaction. Adieu, Monsieur; ne doutez pas de mes sentiments et du plaisir que me font vos lettres; aussi, tant que vos yeux n'en seront point fatigués, écrivez-moi, je vous en prie. Nous sommes assez tranquilles ici depuis l'affaire du 18 avril[192].
XXXVIII
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 10 juillet 1791.
J'ai reçu votre petite lettre, ma chère Bombe; j'y réponds de même. Quoique nous différions d'opinions, les marques d'amitié que vous m'y donnez me font un bien grand plaisir. Tu sais qu'en général j'y suis sensible, et tu peux juger si, dans un moment comme celui-ci, l'amitié ne devient pas mille fois plus précieuse. Tu as une mauvaise tête; ménage-la, mon cœur, tranquillise-toi: tout ce qui t'intéresse se porte bien. Que la petite trouve dans ce billet tout ce que je ne puis exprimer. Le mot qu'elle a mis dans la lettre m'a fait aussi un grand plaisir. J'espère qu'elle n'en doute pas. Paris et le Roi sont toujours dans la même position: le premier tranquille, et le second gardé à vue ainsi que la Reine. Même, hier, on a établi une espèce de camp sous leurs fenêtres, de peur qu'ils ne sautent dans le jardin, qui est hermétiquement fermé, et qui est rempli de sentinelles, entre autres deux ou trois sous ces mêmes fenêtres. Adieu, mon cœur, je vous embrasse tendrement ainsi que la petite. On dit que l'affaire du Roi sera rapportée bientôt et qu'après il aura sa liberté. La loi pour les émigrants est très-sévère; ils payeront les trois cinquièmes de leurs biens.
La fin de la lettre est écrite en encre sympathique.
Non, mon cœur, je suis bien loin de permettre votre retour. Ce n'est pas assurément que je ne fusse charmée de vous voir, mais c'est parce que je suis convaincue que tu ne serois pas en sûreté ici. Conserve-toi pour des moments plus heureux, où nous pourrons peut-être jouir en paix de l'amitié qui nous unit. J'ai été bien malheureuse; je le suis moins. Si je voyois un terme à tout ceci, je supporterois plus facilement ce qui arrive; mais c'est le temps de s'abandonner entièrement entre les mains de Dieu, chose en vérité à faire par le comte d'Artois. Nous devons même lui écrire pour l'y engager. Nos maîtres le veulent. Je ne crois pas que cela le décide. Notre voyage avec Barnave et Pétion s'est passé le plus ridiculement. Vous croyez sans doute que nous étions au supplice; point du tout. Ils ont été bien, surtout le premier, qui a beaucoup d'esprit et qui n'est point féroce comme on le dit. J'ai commencé par leur montrer franchement mon opinion sur leurs opérations, et nous avons, après, causé le reste du voyage, comme si nous étions étrangers à la chose. Barnave a sauvé les gardes du corps qui étoient avec nous, que la garde nationale vouloit massacrer en arrivant. On dit qu'à... [Là s'arrête le récit.]
XXXIX
A L'ABBÉ R. DE LUBERSAC.
29 juillet 1791.
J'ai reçu votre lettre ces jours-ci. J'espère, Monsieur, que vous ne doutez pas de l'intérêt avec lequel je l'ai lue. Votre santé me paroît moins mauvaise; mais je crains que les dernières nouvelles que vous avez reçues de votre pays ne vous aient fait une trop vive impression. Plus que jamais l'on est dans le cas de dire qu'un cœur sensible est un don cruel. Heureux celui qui pourroit être indifférent aux maux de sa patrie, de tout ce que l'on a de plus cher! J'ai éprouvé combien cet état étoit à désirer pour ce monde, et je vis dans l'espoir que le contraire peut être utile pour l'autre. Cependant, je vous l'avouerai, je suis bien loin de la résignation que je désirerois avoir. L'abandon à la volonté de Dieu n'est encore que dans la superficie de mon esprit. Cependant, après avoir été pendant près d'un mois dans un état violent, je commence à reprendre un peu mon assiette; les événements qui paroissent se calmer en sont cause. Dieu veuille que cela dure un peu, et que le Ciel se laisse toucher! Vous ne pouvez imaginer combien les âmes ferventes redoublent de zèle; le Ciel ne peut pas être sourd à tant de vœux qui lui sont offerts avec tant de confiance. C'est du cœur de Jésus que l'on semble attendre toutes les grâces dont on a besoin; la ferveur de cette dévotion semble redoubler: plus nos maux augmentent, plus on y adresse des vœux. Toutes les communautés font de ferventes prières; mais il faudroit que tout le monde s'unît pour fléchir le Ciel; et voilà ce qu'il faut commencer par obtenir, et ne s'occuper que du bien de la religion. Mais malheureusement il est très-aisé de fort bien parler sur tout cela, beaucoup plus que d'exécuter; voilà ce que j'éprouve sans cesse, et ce qui m'impatiente, au lieu de m'humilier.
Je suis fâchée pour vous que votre frère vous ait quitté; ce devoit être pour vous une grande ressource. Ne pourriez-vous pas obtenir de demeurer avec...? au moins vous auriez une société agréable; car vous me paroissez mener la vie du monde la plus triste et la moins conforme à votre santé.
Vous me demandez mon avis sur le projet que vous aviez formé. Si vous voulez que je vous parle franchement, je ne prendrois pas le sujet que vous aviez choisi. Nous sommes encore trop corrompus pour que des vertus auxquelles beaucoup ne croient pas puissent faire effet. De plus, il me seroit impossible de vous donner des renseignements sur cela; car je n'en ai aucun. Mais je crois que si vous avez le désir d'écrire, tout sujet de morale chrétienne sera bien traité par vous; et si vous voulez que je vous dise encore mon avis sur cela, je vous dirai que je choisirois plutôt un sujet fort de raisonnement que de sentiment; cela conviendroit mieux à la situation où se trouve votre âme. Songez, en lisant ceci, que vous avez voulu que je vous dise ce que je pensois; et ne doutez pas, je vous prie, de la parfaite estime que j'ai pour vous, et du plaisir que me font vos lettres.
XL
A MADAME LA MARQUISE DES MONTIERS[193].
Ce 30 août 1791.
Je ne puis vous dissimuler, mon cher Démon, que votre silence m'étonnoit et m'affligeoit, même la jalousie s'emparoit de moi, car je savois que vous aviez trouvé le temps d'écrire à Coblentz; mais enfin votre lettre, que j'ai reçue hier au soir, a remis tout dans l'ordre. Blanche est en Normandie depuis un mois; je ne sais si elle aura reçu vos lettres, elle n'en avoit point eu avant son départ. Je voudrois pouvoir me flatter, mon cœur, que votre retour sera aussi prompt que je le désire, mais sur cela il n'y a que la Providence qui puisse me donner cet espoir; elle est si bonne, que je suis pleine de confiance qu'elle me procurera le plaisir de vous revoir, toujours aimable, bonne, et conservant de l'amitié pour moi. Je voudrois pouvoir ajouter que deux ans auront mis du calme et de la bonne réflexion dans la tête de ce Démon que j'aime et embrasse de tout mon cœur.
XLI
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 8 septembre 1791.
Ce n'est pas, je crois, ma faute, ma Bombe, si tu n'as pas eu de mes nouvelles: ta mère m'a donné une adresse qui ne me paroît pas du tout devoir mener à ton château; mais elle me soutient qu'elle est bonne, il faut bien me soumettre à la croire. Je suis charmée que tu aies trouvé un peu de société, car cela fait toujours du bien, quand ce ne seroit que pour savoir des nouvelles et pouvoir renouveler un peu ses idées, ce dont on a grand besoin. Pour ici, on a beau faire, c'est toujours la même chose: la Révolution, ses suites, l'entrée des émigrés, voilà sur quoi roulent toutes les conversations des cercles de Paris. Tu sais sûrement que la Constitution est entre les mains du Roi depuis samedi, et qu'il réfléchit sur la réponse qu'il fera. Le temps nous apprendra ce qu'il aura décidé dans sa sagesse. Il faut demander à l'Esprit-Saint de lui faire part de quelques-uns de ses dons: il en a bon besoin. Je voudrois avoir quelque chose d'amusant à te mander; mais nous n'abondons pas dans cette marchandise, d'autant que le pain qui commence à renchérir ici, en rappelant un temps fort triste, fait craindre pour cet hiver assez de mouvements, sans compter tout ce dont on nous menace pour l'automne, ce qui est fort triste, car il n'y a plus moyen de se faire illusion, puisque l'Assemblée elle-même en parle comme d'un malheur auquel elle s'attend. Il est vrai que la force que donne l'amour de la liberté rassure beaucoup; et le patriotisme remplacera aisément l'ordre et la subordination des troupes. Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur.
XLII
A MADAME DE BOMBELLES,
SOUS LE NOM DE MADAME DE SCHWARZENGALD.
A RORSCHACH, PAR SAINT-GALL, EN SUISSE.
Ce 22 septembre 1791.
Je suis charmée, ma petite Bombe, de la recrue que tu as faite pour ta société, car on a beau dire, l'hiver on en a un peu besoin, surtout un homme qui n'a pas la ressource de l'ouvrage. Je suis fâchée du chagrin que tu as éprouvé par la perte de M. de Rosenberg, ce sera une vraie consolation pour son frère d'être avec toi; mais je crains que cela n'attriste la solitude. Oui, mon cœur, je voudrois pouvoir m'y transporter. Que j'y trouverois de douceur! Mais la Providence m'a placée où je suis: ce n'est pas moi qui l'ai choisi; tu crois bien, qu'elle m'y retient, il faut donc s'y soumettre. Mon sort m'y paroîtroit plus doux si je voyois l'union dont je te parlois dans ma dernière lettre, et que je trouverois l'hiver court, si, malgré toutes les peines qu'il nous annonce, il pouvoit l'amener! Et que n'ai-je ici les moyens que j'aurois autre part! car j'y travaillerais avec bien du zèle. Mais mettons en Dieu notre confiance: il sait ce qu'il faut à chacun de ses enfants; il en aura soin, gardons-nous d'en douter. Nous ne sommes pas faits pour vivre heureux dans ce monde. La vue de l'éternité devroit soutenir tous et particulièrement ceux qui sont comblés de ses grâces. Sois tranquille pour ta mère, ma petite, elle se porte bien; je ne crois même pas que tu la trouves changée, si tu la voyois. Je ne comprends pas comment l'on peut supporter tout ce que l'on a à souffrir dans ce moment, les secousses étant fréquentes. Nous en avons éprouvé de bien douces, en revoyant des êtres qui ont couru de bien grands dangers, mais qui heureusement sont tous en bonne santé. La Providence a bien veillé sur eux; non, elle n'abandonne jamais. Oh! que l'on seroit heureux si l'on avoit une foi vive! Ton mari est donc allé faire une course légère, et tu es restée dans ta solitude, avec tes enfants, tes livres et ta pensée. En voilà bien assez pour toi.
Nous sommes toujours tranquilles ici. Il paroît une lettre des Princes[194], et une déclaration de l'Empereur et du roi de Prusse[195]. La lettre est bien forte; mais le reste ne l'est pas. Cependant plusieurs personnes croient y voir les Cieux ouverts. Pour moi, qui ne suis pas si crédule, je lève les mains au Ciel, et lui demande de nous préserver de maux inutiles. Tu en ferois, je crois, tout autant.
La vicomtesse est chez elle, Tilly et des Essarts en Bourbonnois, et Blanche en Normandie. Mais je pense qu'elle reviendra bientôt. Sais-tu que l'on nous a menés à l'Opéra mardi, et que lundi nous allons aux François! Nous faisons notre cœurs de spectacle. Lorsqu'il sera fini, j'en serai charmée.
Adieu, je t'embrasse et t'aime de tout mon cœur.
XLIII
A MADAME DE BOMBELLES.
Ce 6 octobre 1791.
Il y a aujourd'hui deux ans, ma chère Bombe, que nous étions encore dans le lieu de ma naissance. C'est vers cette heure-ci qu'il a été décidé que nous le quitterions. Cela est un peu triste, car jamais l'on ne verra une habitation plus agréable pour moi. Tu me demandes si je vais à M.[196] Non, mon cœur, et certes je n'irai pas que la ville dans laquelle il est n'ait avoué ses torts. J'en enrage; mais je crois le devoir. Quant à Saint-Cyr, je n'ose pas y aller: le village est si mal pour ces Dames que je ne puis y aller, dans la crainte que le lendemain l'on ne fasse une descente chez elles, disant que j'ai apporté une contre-révolution. Cependant, j'ai écrit à Ligondès pour la prier de me marquer le moment qu'elle croira que je pourrai avoir ce plaisir.
Je suis charmée de ce que tu me marques du bon sens de ton prince moine[197]. Si tout le monde avoit comme lui senti la nécessité de laisser chacun dans la place où la Providence l'a placé, nous n'aurions pas à gémir sur les maux de notre patrie. La nouvelle législature a commencé à attaquer les droits que la Constitution avoit donnés au Roi. Elle a décrété qu'elle devoit être indépendante de la volonté du Roi lorsqu'il y étoit, et qu'en conséquence ils seroient assis avant que le Roi s'assoie; qu'il n'auroit pas un fauteuil différent de celui du président, et que l'on ne lui donneroit plus le titre de Sire ni de Majesté; mais qu'en lui parlant on diroit toujours Roi des François[198]. Tout cela feroit rire, si l'on n'y découvroit pas un désir violent de détruire toute la Constitution. On dit que Thouret étoit dans une colère affreuse, et M. de Cordorcet enchanté.
Adieu, ma Bombe, voilà le commencement de nos nouvelles. D'ici à un mois, je crois qu'il y en aura bien d'autres du même genre. Mais à chaque chose suffit son mal. On parle d'un congrès à Aix-la-Chapelle. J'imagine que là l'on cherchera à prévoir tout ce que la nouvelle législature sera dans le cas d'entreprendre. Sans cela leur but manquera, crois-en ma prédiction. Dieu veuille que d'autres y pensent. Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur.
L'Assemblée a rétracté le décret de la veille. Le Roi y va ce matin pour en faire l'ouverture, et leur lâchera un petit discours. J'ignore ce qu'il contiendra.
XLIV
A MADAME LA MARQUISE DES MONTIERS[199].
Ce 20 octobre 1791.
J'ai reçu votre jolie lettre, mon cher Démon. Non, mon cœur, vous auriez bien tort de craindre d'être oubliée, croyez que je n'ai point le sort dont on soupçonne bien des gens et que l'absence ne fait point de tort à mes sentiments. Non, tant que je ne saurai rien qui puisse m'affliger sur Démon, je l'aimerai bien tendrement; ainsi, lorsqu'il lui prendra fantaisie de s'inquiéter sur cela, en faisant son examen le soir, elle pourra répondre à tout ce que son imagination lui aura dit. Je crois lui avoir dit cela cent fois, mais si elle me prend pour une rabâcheuse avec quelque raison, elle se dira que c'est encore une preuve de la sincère amitié que j'ai pour elle. Je serai charmée, mon petit Démon, lorsque vous pourrez me venir voir, mais je n'en prévois pas l'époque. Votre mari est-il avec vous, mon cœur, ou êtes-vous avec votre mère? Et votre second fils, qu'en avez-vous fait? J'ai vu avant-hier votre beau-frère, il n'est pas embelli. On dit que les émigrés vont être maltraités par l'Assemblée; le sieur Brissot en fit hier la motion, qui doit être discutée. Adieu, mon petit Démon, je vous embrasse de tout mon cœur.
XLV
A MADAME DE RAIGECOURT.
[Vers la fin d'octobre.]
J'ai l'âme toute noire, ma chère Rage. Il faut que tu en prennes ton parti, et tu en devineras bien la raison, car je n'aime point du tout tout ce que je vois. Lis et entends. Dieu veuille que j'aie tort! Sais-tu bien que ce que tu me marques à la fin de ta lettre n'a pas le sens commun? Il y a quatre mois, cela eût été fort différent. Mais à présent c'est un être de raison que de penser que cela puisse faire le plus petit effet. Mais notre sort sera toujours d'être bêtes et maladroits, ce dont j'enrage de bon cœur. Quant à ce que tu me marques pour une certaine personne de ma connoissance, je te fais part qu'elle ne trouve pas que tu aies raison; que son opinion ne sera, je crois, jamais douteuse, mais que mille raisons lui font croire qu'elle est où elle doit être.—Si tu ne l'approuvois pas, elle en seroit bien fâchée. Mais je crois que, si elle pouvoit causer avec toi, elle te convaincroit. Lastic est ici d'avant-hier; ce qui a fait un sensible plaisir à ta très-humble servante, quoiqu'elle lui ait dit bien des choses qui lui font peine. La pauvre petite est bien malheureuse, sent bien vivement sa position; mais tout cela est soumis à la Providence d'une manière qu'il faudroit imiter. Nous irons galoper demain ensemble, et cela me plaît.
Je te fais compliment sur la dent d'Hélène: c'est en avoir de bien bonne heure. J'ai peur qu'elle ne te morde beaucoup. Adieu, ma petite. Je t'embrasse et t'aime de tout mon cœur. Le bien de ta belle-sœur est-il près de Saint-Domingue?
XLVI
A MADAME DE BOMBELLES,
SOUS LE NOM DE MADAME DE SCHWARZENGALD.
PAR SAINT-GALL, EN SUISSE, A RORSCHACH.
Ce 8 novembre 1791.
Sais-tu bien, ma Bombe, que si je ne comptois pas sur ton amitié, sur ton indulgence, je serois un peu honteuse du temps qu'il y a que je t'ai écrit? Mais que veux-tu? c'est pour mieux faire que j'ai eu tort. Je voulois t'écrire un peu longuement, et je ne m'en suis jamais trouvé le temps. Heureusement que l'arrivée de M. de Vaines[200] t'aura bien occupée et distraite de l'idée de n'avoir pas de nouvelles de ta patrie. Ta mère t'a écrit il y a huit jours, cela t'aura prouvé que tout étoit encore sur ses pieds; que, malgré tous les blasphèmes que l'on n'a cessé de vomir contre Dieu et ses ministres, le Ciel n'étoit pas encore tombé sur nous. Après-demain, l'on dit que l'on s'occupera des prêtres non assermentés, et de leur assurer paix, tranquillité et libre exercice de la religion. Cela te paroît suspect; mais patience, attends pour juger que le décret soit rendu.
Tu sais sans doute les tristes nouvelles des îles, elles sont confirmées d'hier par une lettre de M. de Blanchelande[201]. On craignoit la famine pour la ville du Cap, et il tenoit ses vaisseaux prêts pour faire embarquer les femmes et les enfants et les sauver, tandis qu'eux chercheroient à se défendre. Ils avoient envoyé demander secours aux Anglois. Voilà le commerce de la France totalement ruiné, et ce superbe royaume humilié jusque dans la poussière. Au moins, s'il l'étoit de cœur, Dieu pourroit en être touché; mais, hélas! que peut-on faire avec des cœurs corrompus, trompés par l'illusion la plus adroite et la plus perfide! Mais adieu, je t'aime et t'embrasse de tout mon cœur. Il fait, si tu veux le savoir, un froid de loup, depuis trois jours particulièrement. Il y a déjà assez de glace dans les bassins pour remplir les glacières. Si l'hiver est aussi froid qu'il s'annonce, je ne comprends pas ce que les pauvres deviendront.
J'ai eu hier l'avantage de voir ton cher beau-frère. Tu juges toute la joie que j'en ai ressentie. Mais, pour le coup, adieu.
La fin de la lettre est écrite en encre sympathique.
Enfin, ma Bombe, l'on sent ici la nécessité de se rapprocher de Coblentz. On va envoyer quelqu'un qui y restera et qui correspondra avec le baron de Breteuil[202]. Mais il me reste une crainte dans cette démarche, c'est qu'elle ne soit faite que pour arrêter des démarches fâcheuses et qui sont fort à craindre, et non pas pour arriver à une confiance méritée. Cependant, qu'arrivera-t-il si elle n'existe pas? C'est que nous serons la dupe de toutes les puissances de l'Europe. Cependant, ma Bombe, le moment est bien intéressant. Je suis d'avis que ton mari soit où il est, car je suis sûre qu'il penseroit comme moi, et qu'il engageroit le baron de Breteuil à se porter de bonne foi à ce nouvel ordre de choses. Nous voilà aux portes de l'hiver, c'est le moment des négociations. Elles peuvent avoir une heureuse issue, mais seulement si l'on agit d'accord. Si cela n'existe pas, souviens-toi de ce que je te dis:—Au printemps, ou la guerre civile la plus affreuse s'établira en France, ou chaque province se donnera un maître. Ne crois pas la politique de Vienne très-désintéressée: il s'en faut de beaucoup. Elle n'oublie pas que l'Alsace lui a appartenu. Toutes les autres sont bien aises d'avoir une raison pour nous laisser dans l'humiliation. Songe au temps qui s'est passé depuis notre retour de Varennes. Ces événements ont-ils remué l'Empereur? N'a-t-il pas été le premier à montrer de l'incertitude sur ce qu'il devoit faire? Croire, comme bien des gens l'assurent, que c'est la Reine qui l'arrête, me paroît un être de raison et presque un crime. Mais je me permets de penser que la politique vis-à-vis de cette puissance n'a pas été menée avec assez d'habileté. Si cela est, je trouve que l'on a eu tort; mais il seroit impardonnable si, d'après le décret qui a été rendu hier sur les émigrants, on n'en sentoit pas le danger. Juge à la quantité qui sont là s'il sera possible de les retenir, et ce que deviendront la France et son chef s'ils prennent ce parti sans secours étranger. Réfléchis à tout cela, ma Bombe; et si ton mari trouve qu'il y ait en effet un grand danger à.....[203], ou qu'il engage son ami à marcher de bonne foi, je m'attends bien que, dans le premier moment, l'homme qui sera chargé d'aller à Coblentz éprouvera peut-être quelques difficultés; mais il ne faut pas que cela l'alarme, parlant au nom du Roi, et ne mettant aucune roideur à soutenir son avis; mais en le raisonnant bien, il y entraînera les autres.
Adieu, accuse-moi la réception de cette lettre; et si ton mari fait quelques démarches vis-à-vis du baron, qu'il ne sache pas que je l'en ai prié, ni même que je t'ai parlé de tout cela.
XLVII
A L'ABBÉ DE LUBERSAC.
14 novembre 1791.
J'ai vu avec plaisir par votre dernière lettre, Monsieur, que votre santé étoit un peu moins mauvaise: l'hiver sera, dans le pays que vous habitez, un bien bon temps pour vous. Tous les détails que vous me donnez m'ont fait un grand plaisir. La dévotion des Romains ne me tente point du tout. Est-il possible qu'il y ait encore tant de superstition! Je ne connois rien qui rabaisse l'homme comme de penser que dans cette ville qui a été celle des lumières, qui devroit être la mieux instruite de la vraie piété, puisque c'est de là que nous recevons l'explication des devoirs qui nous sont tracés; que dans cette même ville l'on craigne de changer le genre de dévotion du peuple, crainte de l'arracher de son cœur; notre exemple n'encouragera certes pas sur cela: car, à force de lumières, nous sommes parvenus à une incrédulité, à une indifférence bien affligeante, et effrayante pour le moment présent et pour ses suites. Cependant l'on n'a point encore porté de décret contre les prêtres; l'Assemblée paroît vouloir y mettre une grande sévérité. Si vous lisez les papiers publics, vous devez voir qu'il n'y a pas d'indécence que l'on ne se permette contre eux: cependant Dieu permet que la religion se soutienne au milieu de cette demi-persécution. Les couvents, ouverts par ordre du département, présentent le spectacle le plus édifiant. Les églises sont remplies, les communions sont innombrables, et tout cela se passe avec le plus grand calme. Dieu veuille que quelques esprits malins ne viennent pas déranger tout cela! ce dont je ne serois point étonnée: car, pour nos péchés, Dieu leur a donné un bien grand pouvoir sur notre malheureuse patrie.
Il faut que je vous quitte, Monsieur, mais cela ne sera pas sans vous prier de ne pas m'oublier, et vous assurer, de mon côté, que je n'oublie point votre affaire: mais ce cruel moment, qui retarde tout, y met souvent obstacle. Ne vous inquiétez pas, et soyez convaincu de mes sentiments pour vous.
XLVIII
A MADAME LA MARQUISE DES MONTIERS[204].
Ce 17 janvier 1792.
Je vous fais mon compliment, mon cœur, de ce que votre fils s'est bien tiré de sa petite vérole; elle est si mauvaise cette année, que l'on doit regarder comme une grâce spéciale de la Providence de s'en tirer. Votre Stani est bien aimable de se souvenir de moi, cela sera un grand personnage lorsque je le reverrai; j'ai bien envie, mon cœur, que ce temps ne soit pas bien éloigné, j'espère que vous n'en doutez pas. Vous ne me parlez pas de votre santé; est-elle bonne, la ménagez-vous? On dit que vous lui faites faire quelques culbutes en phaéton. Je conçois l'indignation que vous avez éprouvée en voyant M. des Essarts au bal: il faut le plaindre, mon cœur, il le mérite; il n'a pas senti tout ce qu'il perdoit; un jour peut-être il le sentira: des Essarts, née pour plaire à tout ce qui savoit l'apprécier, n'a pas été heureuse en ce monde comme elle auroit dû l'être, à en juger par nos yeux; mais Dieu savoit bien ce qu'il faisoit: étant destinée à habiter peu de temps sur cette terre malheureuse, il l'a purifiée par mille épreuves diverses, afin de pouvoir la mieux récompenser. La pauvre petite jouit maintenant des sacrifices que Dieu a exigés d'elle. Sa mère est bien à plaindre, mais sa vertu et son courage sont au-dessus de tout ce que l'on peut dire; soumise à la volonté de Dieu, elle est calme et résignée à tout ce qu'il demande d'elle. Que de réflexions ces événements ne doivent-ils pas faire faire! Si Démon n'étoit pas de sa nature si étourdie, je dirois qu'elle en a sûrement fait son profit. Je regrette des Essarts de toute mon âme, mais quand je pense à ce qu'elle auroit peut-être eu à souffrir, j'admire la bonté de Dieu.
Je suis charmée, mon cœur, de ce que vous me dites sur des êtres qui me sont bien chers; je désire vivement les voir heureux, et bien d'autres encore. Adieu, ma petite Démon, je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur.
Dites bien des choses à votre mari et à votre beau-frère, et embrassez Stani pour moi.
XLIX
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 24 janvier 1792.
Tu veux que je te prêche, ma chère Raigecourt. J'en aurois bonne envie, si je croyois que cela te fût le moins du monde utile. Mais je ne puis te dissimuler que Dieu ne m'a pas accordé grâce pour cela. Si j'étois votre directeur, je sais bien ce que je vous dirois, et ce que j'exigerois de vous; mais ne l'étant pas, tout ce que je me permettrai de te dire, c'est que je ne crois pas que tu sois dans la voie de Dieu. Tu te fais illusion par l'humiliation où tu tiens ton esprit; sur la douleur que tu reçois toujours de la mort de ton fils. Cette humilité nourrit ton amour-propre, aigrit ton cœur, met ton âme à la gêne, et nuit au sacrifice que Dieu a exigé de toi, que tu n'as pas encore fait et qu'il attend avec toute la patience et la bonté d'un père et d'un ami indulgent. Mais, me direz-vous: je dis à Dieu qu'il a raison. C'est fort bien; mais je te connois, Raigecourt: cette parole ne s'échappe jamais sans un serrement de cœur affreux. Eh bien! si j'étois toi, je ne dirois plus cette parole, mais bien celle-ci: «Seigneur, je m'abandonne à tout ce qu'il plaira à votre bonté d'ordonner pour mon salut. Sauvez-moi, mon Dieu, et que je vous aime: voilà tout ce que je désire.»
Je joindrois à cette aspiration le sentiment de l'abandon du cœur, et le calme que nécessairement elle doit te faire éprouver. Joins à cela de demander à Dieu de faire lui-même pour vous et avec vous ce sacrifice que vous n'avez pas encore arraché de votre cœur. Joignez-le à celui de Jésus-Christ. Mettez-vous en esprit au pied de la Croix. Laissez couler le sang de Jésus-Christ sur vos plaies. Demandez-lui de les guérir. Et si après avoir mis tout cela en pratique, vous vous trouvez soulagée, et presque froide, prenez bien garde d'en remercier Dieu et de ne vous pas faire de reproche d'insensibilité, que vous croiriez peu mériter par le contraste de votre position. Mais, mon cœur, ne mettez tout ceci en pratique que si vous vous y sentez de l'attrait, si votre cœur est touché; car s'il ne l'est pas, tout cela ne vaudroit rien. Vis-à-vis de Dieu, l'esprit doit être mis totalement de côté, le cœur doit seul agir avec la plus grande simplicité et confiance.
J'ai fait remettre ta lettre: on m'a dit que l'on te répondroit. Nous avons eu du tapage pour le sucre tous ces jours-ci. Aujourd'hui tout est calme; du moins je le crois, car c'est sur le rapport des autres que je crois qu'il y en a eu, n'ayant pas vu le moindre mouvement.
La Princesse prend du quinquina. Son écriture n'est pas changée, ce qui me prouve qu'elle n'est pas très-affoiblie. Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur et t'aime de même.
Je t'envoie des pratiques de dévotion que nous commençons samedi prochain.
L
AU COMTE D'ARTOIS.
Le 19 février 1792.
Vous savez, mon cher Frère, quelle est mon amitié pour vous, et si je me réjouis de vous savoir en bonne santé. Je crois, moi qui suis sur les lieux, que vous êtes injuste envers la personne: vous n'avez pas au fond de meilleure amie. Je prie Dieu qu'il répande sur vous ses bénédictions et ses lumières, et vous jugerez mieux. L'éloignement est par tous les côtés une calamité et une souffrance, puisqu'il jette des nuages où ne devroit luire que l'amitié. Je vous écrirai plus au long sur tout cela par l'occasion que vous savez, et je vous prouverai que jamais vous ne trouverez une amie plus vraie et plus tendre et dévouée que moi.
LI
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 22 février 1792.
Je verrai, mon cœur, dans un moment où ma bourse sera moins vide, ce que je pourrai faire pour ces bons et saints Pères de la Vallée Sainte[205]. Quelle vie que celle-là! et combien nous devrions rougir en lui comparant la nôtre! Cependant une partie de ces saints n'ont peut-être pas autant de péchés que nous à expier. Ce qui doit consoler, c'est que Dieu n'exige pas de tout le monde ce qu'il exige d'eux, et que, pourvu que l'on soit fidèle dans le peu que l'on fait, il est content.
Je te trouve d'une grande sévérité pour Françoise[206]. Je souhaite que cela tourne bien. Mais je ne puis te dissimuler que je trouve que tu joues gros jeu. Songe qu'elle n'est peut-être pas destinée à vivre retirée dans un chapitre; qu'un temps viendra où elle pourra aller au bal, et que pour lors elle se livrera avec plus de fureur à ce plaisir. Je crois qu'il seroit plus prudent de l'y mener quelquefois, et de s'attacher, dans les conversations que tu pourrois avoir avec elle, à lui faire sentir le vide des plaisirs de ce bas monde. Au reste, mon cœur, je ne sais pas pourquoi je te parle de cela, car Dieu, que tu consultes sûrement avec soin, te donne les lumières dont tu as besoin pour la bien conduire, et puisque son confesseur est de cette sévérité-là, je n'ai rien à dire. Mais, mon cœur, est-ce le tien que tu lui as donné? Si cela est, pourquoi ne l'aimes-tu pas? Il me semble que ton zèle devroit être satisfait de la pâture qu'on lui donne. J'en juge d'après cet échantillon.
La Reine et ses enfants ont été avant-hier à la Comédie. Il y a eu un tapage infernal d'applaudissements. Les Jacobins ont voulu faire le train; mais ils ont été battus. On a fait répéter quatre fois le duo du valet et de la femme de chambre des Événements imprévus, où il est parlé de l'amour qu'ils ont pour leur maître et leur maîtresse; et au moment où ils disent: Il faut les rendre heureux, une grande partie de la salle s'est écriée: Oui, oui!... Conçois-tu notre nation! Il faut convenir qu'elle a de charmants moments. Sur ce, je te souhaite le bonsoir et te prie de bien prier Dieu, ce carême, pour qu'il nous regarde en pitié; mais, mon cœur, aie soin de ne penser qu'à sa gloire, et mets de côté tout ce qui tient au monde. Je t'embrasse.
LII
AU COMTE D'ARTOIS.
Le 23 février 1792.
Votre dernière lettre m'a été remise ce matin, mon cher Frère, et j'ai été bien heureuse d'y trouver moins d'amertume que dans la précédente. Cependant, je vous ai promis d'ajouter quelques mots à ce que je vous ai écrit il y a quelques jours, et je suis votre amie trop sincère pour ne pas le faire. Je trouve que le fils[207] a trop de sévérité pour la belle-mère[208]. Elle n'a pas les défauts qu'on lui reproche. Je crois qu'elle a pu écouter des conseils suspects, mais elle supporte les maux qui l'accablent avec un courage fort, et il faut encore plus la plaindre que la blâmer, car elle a de bonnes intentions. Elle cherche à fixer les incertitudes du père[209], qui, pour le malheur de sa famille, n'est plus le maître, et je ne sais si Dieu voudra que je me trompe, mais je crains bien qu'elle ne soit l'une des premières victimes de tout ce qui se passe, et j'ai le cœur trop serré à ce pressentiment pour avoir encore du blâme. Dieu est bon, il ne voudra pas continuer à laisser subsister le peu d'accord qu'il y a dans une famille à qui l'ensemble et la bonne harmonie seroient si utiles; j'en frémis quand j'y pense, et cela m'ôte le sommeil, car ce désaccord nous tuera tous. Vous savez la différence d'habitudes et de sociétés que votre sœur a toujours eue avec la belle-mère: malgré cela, on se sentiroit du rapprochement pour elle quand on la voit injustement accuser et quand on regarde en face l'avenir. C'est bien fâcheux que le fils n'ait rien voulu ou pu faire pour gagner l'ami intime[210] du frère de la belle-mère. Ce vieux renard la jouoit, et il eût fallu prendre sur soi, s'il avoit été possible, et faire le sacrifice de s'entendre avec lui pour le déjouer et prévenir le mal devenu effrayant aujourd'hui. De deux maux le moindre. Tous les gens de cette sorte me font peur: ils ont de l'esprit, mais à quoi leur est-il bon? Avec cela il faut aussi du cœur, et ils n'en ont pas. Ils n'ont que de l'intrigue, et c'est bien désagréable qu'ils entraînent tant de gens. Il auroit fallu être plus fins qu'eux.
Paris est presque tranquille. L'autre jour il y a eu à la Comédie, où étoit la Reine avec ses enfants, un tapage infernal qui a fini par une scène étonnante dont beaucoup de gens ont été attendris:—la plus grande partie de la salle a crié Vive le Roi! et Vive la Reine! à faire tomber les voûtes: on a battu ceux qui n'étoient pas du même avis, et on a fait répéter quatre fois un duo qui prêtoit à des rapprochements. Mais c'est un moment, un éclair comme en a la nation, et Dieu sait si cela continuera.
L'idée de l'Empereur me tourmente; s'il nous fait la guerre, il y aura une affreuse explosion. Que Dieu veille sur nous! Il a appesanti sa main sur ce royaume d'une manière visible. Prions-le, mon cher frère; lui seul connoît les cœurs et il est la seule digne espérance. Je vais passer ce carême à lui demander de nous regarder en pitié; d'arranger les affaires entre cette famille que j'aime tant; j'ai cela bien à cœur, je consacrerois ma vie à le demander à deux genoux, et je voudrois être digne d'être exaucée. Ce n'est que lui qui peut changer notre sort, faire cesser le vertige de cette nation si bonne au fond, et vous donner la santé et le repos. Adieu. Que me demandez-vous? Quelles sont mes occupations aujourd'hui? Si je monte à cheval et si je vais encore à Saint-Cyr?—A peine ose-t-on faire ses devoirs depuis plus d'un an! Je vous embrasse de tout mon cœur. Miserere nobis.
LIII
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 6 avril 1792.
Comme je ne veux pas que tu me grondes, je t'écris le Jeudi saint: n'est-ce pas beau? Aussi tu n'auras qu'un très-petit mot. Voilà donc le roi de Suède assassiné! Chacun à son tour. Il a eu un courage incroyable. Nous ignorons encore sa mort; mais il y a à parier qu'il l'est, d'après la manière dont le pistolet étoit chargé.
Tu es toute en dévotion. As-tu eu un bel office, un beau reposoir? Ta petite te permet-elle d'y aller? Adieu, mon cœur; je t'embrasse bien tendrement. Quand tu sèvreras, je m'occuperai de te faire avoir un logement, car le tien est donné.
LIV
A MADAME DE RAIGECOURT.
Ce 18 avril 1792.
Je te fais mon compliment, mon cœur, de ce que ta petite a reçu les cérémonies du baptême: ta sœur ne m'a pas envoyé le discours de ton saint évêque[211]; j'espère l'avoir sous quelques jours. Tu crois peut-être que nous sommes encore dans l'agitation de la fête de Châteauvieux, point du tout: tout est fort tranquille. Le peuple a été voir dame Liberté tremblotante sur son char de triomphe, mais il haussoit les épaules. Trois ou quatre cents sans-culottes suivoient en criant: La Nation! la liberté! les sans-culottes! au diable La Fayette! Tout cela étoit bruyant, mais triste. Les gardes nationaux ne s'en sont point mêlés; au contraire, ils étoient en colère; et Pétion est, dit-on, honteux de sa conduite. Le lendemain, une pique et un bonnet rouge s'est promené dans le jardin, sans bruit, et n'y est pas resté longtemps.
Oui, mon cœur, je serai bien aise de te revoir; mais il faut voir la tournure que tout ceci prendra. La première fois que je t'écrirai, je te dirai si j'ai pu te trouver un logement. J'en ai bonne envie; car il me déplairoit beaucoup de te savoir à l'autre bout de Paris, et de ne pouvoir te voir autant que je le voudrois; au lieu que, si tu étois dans le château, nous passerions souvent les matinées ensemble. Je t'avoue que cette idée me tourne un peu la tête, et je la voudrois déjà voir exécutée; mais patience. Depuis trois ans nous sommes à ce régime; peut-être qu'à la fin nous nous en trouverons bien.
Bombe fait faire sa première communion à Louis; il me semble qu'il s'y prépare fort bien; elle y met tous ses soins. Tu as encore le temps d'attendre avant que d'en être là. Tu es bien heureuse, car cela doit bien troubler.
Le gouverneur de M. le Prince Royal est nommé d'aujourd'hui; c'est M. de Fleurieu[212], celui qui a été ministre. L'Assemblée, à cette nouvelle, a renvoyé la lettre du Roi au comité, pour savoir si c'est au Roi ou à elle à le nommer. C'est, dit-on, un honnête homme; pour moi, je ne le connois pas. Adieu, mon cœur, je t'embrasse et t'aime de tout mon cœur.
Le Roi de Suède est mort avec beaucoup de courage. Quel dommage qu'il ne fût pas catholique! il eût été un vrai héros. Son pays paroît tranquille.