La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
CHAPITRE V
LES PÈLERINAGES ET LES PÈLERINS
Les pèlerinages pieux et les pèlerinages politiques.—Les corps des rebelles suppliciés par ordre du roi font des miracles.—La foule se presse à leurs tombeaux.—Indignation du roi.
Lieux de pèlerinage en Angleterre.—Mélange des classes sociales dans les bandes de pèlerins.—Les médailles, les bâtons.—Le retour, les histoires édifiantes.—Le pèlerin de circonstance et le pèlerin par profession.—Le faux pèlerin.
Lieux de pèlerinage sur le continent (France, Espagne, Italie).—Les passeports.—Indulgences attachées aux châsses des saints.—Manuel des indulgences à l'usage des pèlerins.—Comment les pèlerins vivaient en route.—Les pèlerinages par procuration.
Les pèlerinages en Palestine.—La dévotion, la curiosité et le goût des aventures.—Les troupes armées de pèlerins.—Les guides du voyageur en Palestine.—Le guide attribué à Mandeville et le guide de William Wey.
Malgré le talent des médecins, des devins même et des sorciers, il y avait des maladies qui résistaient aux meilleurs remèdes, et alors on promettait d'aller en pèlerinage ou on s'y faisait porter pour demander sa guérison. Les pèlerinages étaient incessants; on s'y rendait pour satisfaire à un vœu comme en cas de maladie, ou simplement en expiation de ses péchés [218]. On allait prier saint Thomas de Cantorbéry ou Notre-Dame de Walsingham. On allait aussi au tombeau de l'égoïste comte de Lancastre [219] dont la passion populaire avait fait un saint. La foule se pressait, par esprit de contradiction, à Pontefract où le rebelle avait été décapité, et les pèlerins devenaient chaque jour plus nombreux, au grand scandale de l'archevêque d'York. Une lettre de ce prélat montre l'inutilité des prohibitions; la pensée du semblant de persécution des croyants organisée par un archevêque excite le zèle et la dévotion; on imagine plaire au martyr en se laissant martyriser un peu soi-même. Aussi, en attendant la canonisation, il se forme près de la tombe des assemblées si nombreuses et si tumultueuses qu'on y signale «des homicides et des blessures mortelles... et que des dangers plus grands encore et sans doute fort imminents sont à redouter [220].» Cela se passait l'année même qui avait suivi l'exécution du comte; il est enjoint à l'official d'empêcher à tout prix ces réunions et de les disperser, en attendant que le pape prononce; mais les rassemblements persistent et Henri de Lancastre écrit en 1327 à l'archevêque d'York pour le prier d'en référer au souverain pontife et de «tesmoigner la fame des miracles que Dieu ouvre por nostre tres chere seigneur et frère [221].» En 1338, un épicier de Londres vend un hanap de bois (mazer) orné d'une «image de saint Thomas de Lancastre [222].» Humphrey de Bohun, comte de Hereford et d'Essex, mort en 1361, lègue de l'argent à des gens pieux qui feront divers pèlerinages pour son compte, et il recommande notamment qu'on loue «un bon home et loial,» chargé d'aller à «Pountfreyt et offrir illoeques à la toumbe Thomas, jadys counte de Lancastre, 40 s. [223]» Faire du rebelle un saint était le moyen le plus énergique de protester contre le roi, et le peuple ne manquait guère cette occasion lorsqu'il était gouverné par certains rois. Henri III, en 1266, est obligé de défendre que Simon de Montfort soit considéré comme saint; or Simon était mort excommunié, ainsi que le représentaient au roi les évêques et barons auteurs des pétitions comprises dans le Dictum de Kenilworth [224]; il avait donc peu de chances d'être canonisé. Mais cela n'empêchait pas de composer en son honneur des hymnes latines, en petits vers, comme pour un saint [225].
Le rebelle était à peine mort que le sentiment populaire, souvent défavorable au héros pendant sa vie, ne reconnaissait plus en lui qu'un révolté contre l'ennemi commun, et par sympathie lui assignait sa place au ciel. La révolte active brusquement interrompue par un supplice se perpétuait ainsi à l'état latent et tout le monde venait voir Dieu lui-même prendre le parti des opprimés et proclamer l'injustice du roi en faisant des miracles sur le tombeau du condamné. Le souverain se défendait comme il pouvait, il dispersait les attroupements et prohibait les miracles. Ainsi Édouard II, en 1323, écrit «à ses fidèles Jean de Stonore et Jean de Bousser [226]», prescrivant une enquête qui sera suivie de mesures plus graves. Il leur rappelle que, «il y a peu de temps, Henri de Montfort et Henri de Wylynton, ennemis du roi et rebelles, sur l'avis de la cour royale, ont été écartelés et pendus à Bristol, et il avait été décidé que leurs corps, aussi longtemps qu'il en resterait quelque chose, demeureraient attachés au gibet, pour que d'autres s'abstinssent de crimes et de méfaits pareils contre le roi.» De ces restes sanglants et mutilés, par une protestation violente, le peuple a fait des reliques et les entoure avec respect. Reginald de Montford, Guillaume de Clyf, Guillaume Courtois et Jean son frère et quelques autres, pour rendre le roi odieux au peuple, ont organisé sur les lieux où les corps de ces ennemis et rebelles sont encore suspendus, de faux miracles.
Il fallait sévir de tous les côtés à la fois; pendant qu'on vénérait les cadavres des suppliciés de Bristol, la seule image de Thomas de Lancastre dans la cathédrale de Londres attirait une foule de pèlerins et faisait aussi des miracles. Cette même année 1323, Edouard II écrit avec une grande irritation à l'évêque:
«Il est venu à nos oreilles (et cela nous est très désagréable) que beaucoup de personnes appartenant au peuple de Dieu confié à votre garde, victimes d'une duperie infernale, s'approchaient dans leur folie d'un panneau placé dans votre église de Saint-Paul où se trouvent des statues ou des images peintes et notamment celle de Thomas, jadis comte de Lancastre, rebelle, notre ennemi. Sans aucune autorisation de l'Église romaine, ces gens vénèrent et adorent cette image et affirment qu'il se fait là des miracles: ce qui est un opprobre pour toute l'Église, une honte pour nous et pour vous, un danger manifeste pour les âmes du peuple susdit et un exemple dangereux [227].»
L'évêque le sait, continue le roi, et encourage en secret ces pratiques, sans autre motif que de profiter des offrandes, «ce dont, ajoute Édouard II, nous sommes affligés profondément.» Suivent les prohibitions habituelles.
C'étaient là des pèlerinages de circonstance. Il y en avait d'autres que la réputation de sainteté d'un mort, et non son ancienne influence politique, mettaient aussi en faveur pour quelque temps. Pendant des années on vint en foule visiter la tombe de Richard Rolle, ermite d'Hampole, mort en 1349, sans attendre bien entendu que ce solitaire eut été canonisé, car il ne le fut jamais. Parfois les couvents qui n'avaient ni reliques, ni corps de saints illustres pour attirer les pèlerins, ni aubépine merveilleuse comme celle de Glastonbury, faisaient fabriquer par un artiste pieux une image digne d'attention; elle était inaugurée avec solennité et on cherchait ensuite à la mettre en renom par tous les moyens permis. Thomas de Burton, abbé de Meaux, près Beverley, raconte dans la chronique qu'il rédigea lui-même, à la fin du quatorzième siècle, des événements intéressant son riche monastère, un fait de ce genre, des plus remarquables. L'abbé Hugues de Leven, un de ses prédécesseurs, avait, dans la première moitié du siècle, commandé pour le chœur de la chapelle un nouveau crucifix. «Et l'artiste ne travaillait à aucune partie belle et importante de son ouvrage, si ce n'est les vendredis, et en jeûnant au pain et à l'eau. Et il avait sous les yeux pendant tout le temps un homme nu, et il s'appliquait à donner à son crucifix la beauté du modèle. Par le moyen de ce crucifix, le Tout-Puissant fit des miracles manifestes, continuellement. On pensa alors que si l'accès jusqu'à ce crucifix était permis aux femmes, la dévotion commune en serait augmentée et de grands avantages en résulteraient pour notre monastère. Sur quoi l'abbé de Cîteaux, à notre requête, nous accorda la licence de laisser les hommes et les femmes honnêtes approcher dudit crucifix: pourvu toutefois que les femmes n'entrassent pas dans le cloître, le dortoir et les autres parties du monastère.... Mais, profitant de cette licence, pour notre malheur, les femmes se sont mises à venir en nombre à ce crucifix, bien qu'en elles la dévotion soit refroidie et qu'elles ne se présentent que pour regarder l'église. Elles ne servent qu'à augmenter notre dépense par l'obligation où nous sommes de les recevoir.»
Cette plainte naïve est intéressante à bien des points de vue; elle montre sans détours comment on s'y prenait pour mettre en faveur tel ou tel sanctuaire auprès des pèlerins: dans le cas présent, l'effort tenté ne réussit pas, les prodiges ne semblent pas avoir répondu à l'attente et on ne vint plus que par curiosité visiter l'église du couvent. Au point de vue artistique, le fait est plus important encore, car c'est là le plus ancien exemple de sculpture d'après le modèle vivant, d'après le nu, qu'on ait en Angleterre, exemple très digne de remarque.
Un autre essai du même genre, pour populariser une chapelle, avait été expérimenté dans l'église paroissiale de Foston (1313); mais l'archevêque d'York, William Grenefeld, s'était scandalisé d'un tel abus et par une belle lettre pleine de sens, il avait mis fin au «grand concours de gens simples qui venaient visiter une certaine image de la Sainte Vierge placée récemment dans l'église, comme si cette image avait quelque chose de plus divin qu'aucune de ses pareilles....» (Ap. 27.)
Pèlerinages de circonstance à part, en temps ordinaire, chez les Anglais, on allait plutôt à Notre-Dame de Walsingham, ou bien on louait des chevaux à Southwark, avec relai à Rochester et on partait pour Saint-Thomas de Cantorbéry. Cette route étant la grand'route du continent, un service régulier de chevaux de louage avait été établi sur son parcours; on payait douze pence de Southwark (Londres) à Rochester, douze pence de Rochester à Cantorbéry, six pence de Cantorbéry à Douvres. Les chevaux étaient marqués au fer rouge d'une manière bien apparente pour que des voyageurs peu scrupuleux ne fussent pas tentés de quitter la route et de s'approprier leurs montures [228]. Le sanctuaire de Notre-Dame de Walsingham et celui de Saint-Thomas avaient une réputation européenne [229]; riches et pauvres s'y présentaient en foule; Chaucer, qui nous montre tous les rangs de la société confondus pendant le cours d'un voyage saint, ne doit pas être taxé d'invraisemblance. La grande majorité de ces pèlerins étaient sincères et de bonne foi: ils avaient fait un vœu et venaient l'accomplir. Dans ces dispositions, le chevalier, qui trouvait sur sa route un pèlerin comme lui-même, devait être moins disposé que jamais à le traiter avec hauteur; du reste, si les distances étaient grandes de classe à classe à cette époque, la familiarité l'était plus encore. La distance a bien diminué aujourd'hui et la familiarité aussi, comme par compensation. Le seigneur se sentait assez au-dessus des gens du peuple pour ne pas craindre d'user avec eux, à l'occasion, d'une sorte d'intimité joviale; aujourd'hui que les supériorités de rang ont moins d'importance, chacun se montre plus attentif et prend garde de ne pas franchir une limite qu'on ne voit presque plus.
Arrivé au but du voyage, on priait; on priait avec ferveur, dans la posture la plus humble. Un émoi religieux remplissait l'âme quand du fond de la majestueuse allée des grands piliers de l'église, dans le demi-jour coloré des nefs, on devinait du cœur, sans le bien voir encore des yeux, le mystérieux objet qu'on était venu vénérer de si loin, au prix de tant de fatigues. Si l'homme pratique, accouru au galop de son cheval pour marchander avec le saint la faveur de Dieu, si l'émissaire envoyé pour faire offrande au nom de son maître gardaient la paupière sèche et l'œil brillant, des larmes jaillissaient sur les joues du pauvre et du simple d'esprit; il goûtait pleinement l'émotion pieuse qu'il était venu chercher, la paix du ciel descendait dans son cœur et il s'en allait consolé.
Les partisans de Wyclif, les non-croyants étaient le petit nombre; ils étaient poursuivis sévèrement et dans l'abjuration solennelle de leurs hérésies, à laquelle on les réduisait d'ordinaire, mention expresse était faite des saints pèlerinages. C'est ce que montre le serment d'abjuration du lollard William Dynet de Nottingham; il s'engage, le 1er décembre 1395, devant l'archevêque d'York, «de ce jour en avant, à vénérer les images, à leur faire des prières et des offrandes en l'honneur des saints qu'elles représentent, et à ne jamais plus mépriser les pèlerinages.» A la réforme seulement, le doute deviendra général, et, du paysan au baron, tout le peuple s'assimilera des raisonnements comme ceux de Latimer:
«Que pensez vous de ces images dont les unes ont meilleure renommée que les autres, vers lesquelles on se rend au prix de tant de peines et de fatigues corporelles, qu'on fréquente à si grands frais, qu'on recherche et visite avec une telle confiance? que dites-vous de ces images si fameuses, si nobles, si célèbres, dont il y a en Angleterre une variété et un nombre si grands? Pensez-vous que cette préférence de telle peinture à telle autre, d'une image à une autre image soit, non pas un abus, mais la façon dont il convient d'user des images?» (Ap. 28.)
En attendant, on prie dévotement. La prière achevée chacun fait, en proportion de sa fortune, une offrande au saint. Quand le roi, dans ses perpétuelles allées et venues, se détournait pour visiter une châsse vénérée, il était d'usage qu'il donnât sept shillings. Les ordonnances d'Édouard II sur la tenue de sa maison font mention expresse de la somme [230]. Ensuite on achetait, comme aujourd'hui, des médailles en souvenir du lieu. Seulement elles étaient en étain ou en plomb et à jour, un peu comme celles de Sainte-Anne d'Auray en Bretagne, mais plus grosses. A Cantorbéry, elles représentaient saint Thomas; à Saint-Jacques, des coquilles; à Amiens, la tête de saint Jean-Baptiste; à Rome, le saint suaire qu'on appelait Vernicle [231]. On portait ces souvenirs, dont les collections d'antiquités renferment encore des spécimens, bien apparents, cousus sur sa poitrine ou à son chapeau. Le chapeau du roi Louis XI en était toujours garni; on sait jusqu'où ce prince poussait la vénération pour les reliques, les médailles et les images: «Et véritablement, écrit son contemporain, Claude de Seyssel, sa dévotion sembloit plus supersticieuse que religieuse. Car en quelque ymage ou église de Dieu et des sainctz et mesmement de nostre dame qu'il entendist que le peuple eust dévotion ouquel se fist quelque miracle, il y alloit faire ses offrandes ou y envoyoit homme exprès. Il avoit au surplus son chapeau tout plain d'ymages la plus part de plomb ou d'estain, lesquelles à tous propos quant il lui venoit quelques nouvelles bonnes ou mauvaises ou que sa fantaisie lui prenoit, il baisoit, se ruant à genoulx quelque part qu'il se trouvast si soubdainement quelque fois qu'il sembloit plus blessé d'entendement que sage homme [232].»
De même que le roi Louis XI, les pèlerins de profession portaient en grand nombre des images et des médailles sur leurs habits. Car, à côté du pèlerin de circonstance qui venait faire offrande à telle ou telle châsse en accomplissement d'un vœu et retournait ensuite reprendre le cours de sa vie ordinaire, il y avait le pèlerin par état, le palmer ou paumier, dont l'existence entière se passait à voyager d'un sanctuaire à l'autre, toujours en route et toujours mendiant. Le frère, le pardonneur et le palmer sont les trois types les plus curieux de la race religieuse nomade, parce qu'ils n'ont guère d'équivalent de nos jours. Tous n'avaient pas une vie également errante: le palmer, qui changeait constamment de pays, dépassait les autres sur ce point. Comme le pardonneur, il avait une grande expérience des choses et des hommes; il avait beaucoup vu, mais à ce qu'il avait retenu se mêlait une foule d'imaginations nées de son cerveau. Lui aussi avait à édifier la multitude à qui il tendait la main, et les belles histoires dont il était le héros ne devaient pas lui manquer, sous peine de mourir de faim; c'était son gagne-pain; à force de répéter ses contes il finissait par y croire à demi, puis tout à fait, et sa voix prenait dès lors cet accent de vérité qui peut seul faire naître dans l'auditoire la conviction. Du reste il venait de si loin qu'il avait pu voir bien des merveilles: autour de nous, pensait-on, la vie coule sans prodiges et presque sans accidents dans sa plate monotonie; mais on sait que dans les pays lointains il en est tout différemment [233]. Et la meilleure preuve est que nul de ceux qui ont entrepris le voyage ne déclare avoir été déçu, bien au contraire; au surplus, le plaisir de les croire est assez innocent et nous aurions tort de nous le refuser.
Ainsi raisonnait machinalement la foule qui écoutait et riait quelquefois, mais le plus souvent se recueillait et demeurait attentive. Le pèlerin était assez respecté pour vivre, et il avait soin, par le récit de ses misères, de se rendre plus vénérable encore; les médailles de plomb cousues à ses habits en grand nombre parlaient haut en sa faveur, et l'on recevait bien un homme qui avait passé par Rome et par Jérusalem et pouvait donner des nouvelles des «adorateurs» de Mahomet. Il avait un sac suspendu au côté pour les provisions, et un bâton à la main; au sommet du bâton, une pièce de métal avec une inscription appropriée, comme par exemple la devise d'un anneau de bronze trouvé à Hitchin, une croix et ces mots: «Hæc in tute dirigat iter»; qu'elle te conduise et te protège dans ta route. [234]
Mais, comme nous l'avons remarqué, la race errante tout entière était mal vue des officiers du roi; ces allées et ces venues inquiétaient le shériff. Nous savons que les ouvriers las de leur maître le quittaient sous prétexte de pèlerinages lointains et déposaient sans scrupule le bâton voyageur à la porte d'un nouveau maître qui les payait mieux. Les faux pèlerins n'étaient pas plus rares que les faux pardonneurs et les faux ermites; aussi sont-ils condamnés au repos, sous peine de prison, par les mêmes statuts que les mendiants et les ouvriers errants. Il leur faudra désormais, comme à ceux-ci, ordonne Richard en 1388 [235], des lettres de passe avec le sceau spécial confié à certains prud'hommes. Sans cela, qu'on les arrête, à moins qu'ils ne soient infirmes et incapables de travail, car il est évident alors qu'ils ne vont pas à Walsingham par amour du vagabondage et que leur voyage a un but sérieux: «Et qe de toutz ceux q'aillent en pilrinage, come mendinantz et sont puissant de travailler, soit fait come les ditz servantz et laborers s'ils n'eient lettres testimoniales de lor pilrinage desouz les sealx avantditz.» Même sévérité quand il s'agit de passer la mer; il faudra se munir de passeports en règle, et la prescription comprend «toutes manères des gentz, si bien clercs come autres,» sous peine de confiscation de tous les biens. Les réserves faites par le roi montrent que c'est à la race nomade seule qu'il en veut, car il y a dispense pour les «seignurs et autres grants persones del roialme», pour les «verrois et notables marchantz» et enfin pour les «soldeours le roi».
Ce passeport ou «licence», cet «especial congié le roi» ne se délivre qu'à certains ports fixés, qui sont: Londres, Sandwich, Douvres, Southampton, Plymouth, Dartmouth, Bristol, Yarmouth, Saint-Botolph, Kingston-upon-Hull, Newcastle-upon-Tyne et les ports du rivage en face de l'Irlande. Des peines très sévères sont prescrites pour tous gardiens de ports, inspecteurs, capitaines de navires, etc., qui se montreraient négligents ou, à plus forte raison, favorables aux nomades. L'année suivante, 1389, le roi ne permet plus aux pèlerins qui vont sur le continent de s'embarquer autre part qu'à Douvres et à Plymouth. Pour prendre la mer ailleurs, il leur faudra avoir un «especial congié du roi mesmes [236].»
Mais l'attrait des pèlerinages lointains était grand: avec ou sans lettres on passait la Manche; on arrivait à Calais et on s'arrêtait quelque temps dans une «maison-Dieu» qui y avait été construite et que les âmes pieuses avaient dotée de revenus «pur sustentation des pilrines et autres poverez gentz repairantz au dite ville, pur eux reposer et refresher [237].» On repartait, on se rendait à Boulogne pour implorer une vierge miraculeuse dont une main subsiste encore, enfermée dans un reliquaire. La statue elle-même fut jetée dans un puits par les protestants en 1567; replacée sur l'autel en 1630, elle en fut arrachée de nouveau à la révolution et brûlée; mais un fidèle sauva la main que l'église de Notre-Dame conserve aujourd'hui. La commère voyageuse de Chaucer, entre autres pélerinages, avait fait celui de Boulogne [238]. On allait encore à Amiens vénérer une tête de saint Jean-Baptiste [239]; à Rocamadour, prier une madone célèbre; en Espagne, saint Jacques. Quelquefois on se rendait directement par mer, de Sandwich, de Bristol où d'un autre port, jusqu'en Espagne. A en juger par la complainte d'un pélerin qui nous est parvenue, on ne pouvait pas s'attendre à un grand confort sur les bateaux: «Il ne faut pas penser à rire,—quand on va par mer à Saint Jacques» écrit ce pélerin; on a le mal de mer; on est bousculé par les marins, sous prétexte qu'on gène la manœuvre; les remarques railleuses des hommes de mer sont pénibles à entendre: «Certains, je pense, vont tousser et geindre—avant minuit» observe le capitaine, et s'adressant au cuisinier: «Cuisinier, sers notre dîner;—quant aux pèlerins, ils n'ont pas envie de manger!» Les pauvres passagers s'ennuyent beaucoup: ils essayent de lire un livre sur leurs genoux, mais à la longue ils voient trouble, grâce aux mouvements du bateau. Les malades réclament du malvoisie chaud pour se réconforter. «Ah! ma tête se fend,» crie l'un d'eux, et voici justement un matelot facétieux qui vient hurler à leurs oreilles: «Courage, dans un instant nous serons en pleine tempête!» Bref, ils étaient bien malheureux et comme le narrateur le disait au début, ils n'avaient guère envie de rire. (Ap. 29).
Partout dans les sanctuaires vénérés, des ex-voto étaient suspendus; si, en frappant avec des incantations appropriées une statuette de cire, on pouvait vous faire grand mal, en plaçant votre image dans la chapelle d'un saint, on pouvait vous faire gagner de grandes faveurs et particulièrement vous guérir en cas de maladie [240]. A Rocamadour [241] on voyait des tresses de cheveux de femmes: c'étaient, raconte le chevalier de la Tour Landry, celles de «dames et de demoiselles qui s'estoient lavées en vin et en autres choses que pures lessives, et pour ce, elles ne peurent entrer en l'esglise jusques à tant que elles eurent fait copper leurs tresses qui encore y sont [242].» Mais ce qui attirait beaucoup aussi, c'étaient les indulgences.
Elles étaient considérables, et l'imagination populaire en augmentait encore l'étendue. Le pèlerin qui revenait de Rome et regagnait son foyer en exagérait le nombre aussi volontiers que celui des merveilles qu'il avait vues ou cru voir. Un pèlerin de cette sorte a laissé dans un court poème ses impressions de voyage; c'était un Anglais du quatorzième siècle qui revenait d'Italie ébloui par ses souvenirs. Sa verve n'est pas très poétique, mais il faut tenir compte de son intention qui est seulement de réunir des chiffres exacts: aussi, sans s'attarder à des descriptions pittoresques, il ne nous donne que des renseignements précis. Sa forte dévotion étroite ne lui a fait voir autre chose que des corps de martyrs par milliers et il les énumère avec persévérance. Par milliers aussi se comptent les années d'indulgences qu'il fait miroiter comme un appât aux yeux de ses compatriotes. Mais avant tout il faut qu'il donne un abrégé de l'histoire de Rome: c'est une cité dans laquelle vint d'abord s'établir la duchesse de Troie avec ses deux fils, Romulus et Romulon, qui depuis fondèrent la ville. La duchesse semble donc avoir choisi pour s'y fixer une ville qui n'existait pas encore, inadvertance qu'il faut pardonner au narrateur. Les habitants étaient païens au début, mais Pierre et Paul «les rachetèrent, non à prix d'or ou d'argent ou de biens terrestres, mais par leur chair et par leur sang.»
L'énumération des églises commence aussitôt et, pour chacune d'elles, nous apprenons invariablement la quantité de reliques qu'elle renferme et d'indulgences qui y sont attachées. Les bienfaits sont proportionnés aux mérites: ainsi, quand on voit le vernicle, c'est-à-dire le saint suaire qui a reçu l'image du Sauveur, on gagne trois mille ans d'indulgences si on est de Rome, neuf mille si on vient du pays voisin; mais «à toi qui viens de par delà la mer, douze mille années te sont réservées.» Quand on entre à SS. Vitus et Modestus, le tiers de vos péchés vous sont remis. On allume une chandelle et on descend dans les catacombes [243]:
«Il faut que tu prennes une chandelle allumée,—sans quoi tu seras dans les ténèbres comme si c'était nuit.—Car sous la terre il faut descendre;—tu ne vois plus clair ni devant ni derrière.—C'est là que maintes gens s'enfuirent,—en péril de mort, pour se sauver,—et ils ont souffert des peines dures et cruelles—afin de demeurer à jamais aux cieux.»
Les corps des martyrs sont innombrables; il y en a quatre mille à Sainte-Prudence, treize cents à Sainte-Praxède, sept mille à SS. Vitus et Modestus. De temps en temps un nom fameux fait donner un aperçu historique, tel que le récit de la fondation de Rome ou la vie abrégée de Constantin:
In Mahoun was al his thouht.
«Il n'avait que Mahomet en tête.» Païen et lépreux, Constantin est converti et guéri par le pape Silvestre. L'église Sainte-Marie-la-Ronde portait jadis un autre nom: «Agrippa la fit construire—en l'honneur de Sybile et de Neptune—.... il l'appela Panthéon.» Il y plaça tout en haut une idole magnifique, en or, d'une forme particulière: «Elle avait la tournure d'un chat,—il l'appelait Neptune [244].»
Mais le pape Boniface pria l'empereur Julien de lui donner le Panthéon, à quoi ce prince consentit, et le 1er novembre d'une certaine année, le souverain pontife consacra l'édifice et le baptisa Sainte-Marie-la-Ronde. Quant aux reliques, il n'y a pas un objet mentionné par l'Évangile qui n'ait été retrouvé et qu'on ne puisse vénérer à Rome [245]. Ainsi on y voit la table de la Cène, la verge d'Aaron, des fragments des pains et des poissons multipliés, du foin de la crèche, un lange de l'Enfant Jésus et plusieurs autres objets, dont l'un au moins est bien étrange. Quelques-unes de ces reliques sont encore dans les mêmes églises, par exemple le portrait de la Vierge par saint Luc, à Santa Maria Maggiore [246], «Seinte Marie the Maiour»: ce n'est pas, au reste, d'après le pèlerin, une peinture que saint Luc lui-même ait faite; il allait l'exécuter et avait même préparé toutes ses couleurs, quand il trouva subitement devant lui le portrait achevé de la main des anges. (Ap. 29.)
C'est ainsi que le voyageur racontait ses souvenirs, et ce petit poème est un raccourci des discours qu'il tenait à ses compatriotes. L'envie de partir à leur tour leur venait aussi, et ceux qui restaient au village s'associaient de cœur à l'œuvre du pèlerin, et aussi de fait en lui donnant un secours. Sur sa route il était traité de même par les personnes pieuses, et c'est grâce à ces coutumes que de pauvres gens pouvaient accomplir des pèlerinages lointains. Les règlements de beaucoup de guilds prévoyaient le cas où un membre de la confrérie partirait ainsi pour remplir un vœu. Afin de prendre part à ses mérites, tous les «frères et sœurs» l'accompagnaient hors de la ville et, lui faisant leurs adieux, lui remettaient quelque argent; ils regardaient leur ami s'éloigner de son pas mesuré, commençant un voyage qui devait se prolonger pendant des mois à travers maint pays, quelquefois pendant des années. On retournait vers la ville, et les plus âgés qui connaissaient le monde disaient sans doute quelles étranges choses leur compagnon verrait sur ces terres lointaines et quels sujets de continuelle édification il rencontrerait sur sa route.
La guild de la Résurrection de Lincoln, fondée en 1374, a pour règle: «Si quelque frère ou sœur désire faire un pèlerinage à Rome, à Saint-Jacques de Galice ou en Terre Sainte, il en avertira la guild, et tous les frères et sœurs l'accompagneront aux portes de la ville et chacun lui donnera un demi-penny au moins.» Même règlement dans la guild des foulons de Lincoln, fondée en 1297; on accompagne le pèlerin qui va à Rome jusqu'à Queen's Cross, hors de la ville, s'il part un dimanche ou un jour de fête; et s'il peut annoncer d'avance son retour et qu'il ait lieu aussi un jour où on ne travaille pas, on se rend à sa rencontre au même endroit et on l'accompagne au monastère. De même aussi les tailleurs donnent un demi-penny à celui d'entre eux qui va à Rome ou à Saint-Jacques, et un penny à celui qui va en Terre Sainte. Les règlements de la guild de la Vierge, fondée à Hull en 1357, portent: «Si quelque frère ou sœur de la guild se propose par aventure de faire un pèlerinage en Terre Sainte, alors, afin que la guild ait part au profit de son pèlerinage, il sera dispensé de toute sa contribution annuelle jusqu'à son retour.» [247]
Il y avait aussi des guilds qui tenaient maison ouverte pour recevoir les pèlerins, toujours dans le même but de s'associer par une bonne œuvre à celle du voyageur. Ainsi la guild marchande de Coventry, fondée en 1340, entretient «un comune herbegerie de tresze lites», pour recevoir les pauvres voyageurs qui traversent le pays allant en pèlerinage ou pour tout autre motif pieux. Cette hôtellerie est dirigée par un homme, assisté par une femme qui lave les pieds des voyageurs et prend soin d'eux. La dépense annuelle pour cette fondation est de 10 livres sterling.
Quand un des serviteurs du roi avait un pèlerinage à faire, le prince, tenant compte du motif, l'autorisait volontiers à partir, et même l'aidait de quelque argent. Édouard III donne à Guillaume Clerk, un de ses messagers, une livre six shillings et huit pence «pour l'aider dans sa dépense durant le pèlerinage qu'il entreprend à Jérusalem et au mont Sinaï [248]».
Cependant, ainsi qu'on l'a pu voir, le quatorzième siècle n'est pas un âge de dévotion sérieuse et réelle. Les papes habitent Avignon; leur prestige décline et, en Angleterre en particulier, les prélats mêmes montrent parfois bien peu de respect pour la cour romaine. On ne trouvera nulle part, même chez Wyclif, des accusations plus violentes ni des anecdotes plus scandaleuses que dans la chronique rédigée par l'abbé Thomas de Burton [249]. Sa façon de parler des indulgences est aussi très libre. Par faveur spéciale pour les fidèles qui mouraient pendant un pèlerinage à Rome, Clément VI «ordonna aux anges du paradis, écrit l'abbé, d'amener leurs âmes droit aux portes du ciel, sans les faire passer par le purgatoire [250]». Le même pape accorda, ce que le pèlerin de tout à l'heure semble avoir ignoré, à ceux qui verraient le saint suaire de revenir à leur état d'avant le baptême. Enfin «il confirma toutes les indulgences accordées par deux cents souverains pontifes ses prédécesseurs, et elles sont innombrables».
A l'époque où les chroniqueurs monastiques inscrivaient sans scrupule dans leurs livres des anecdotes sur la cour romaine semblables à celles de Thomas de Burton, la dévotion générale n'était pas seulement amoindrie, elle était désorganisée, affolée. Les chroniques montrent en effet que les excès d'impiété se heurtaient aux excès de ferveur, et c'est ainsi par exemple que le faux pardonneur, marchand au détail des mérites des saints, rencontrait sur la grand'route le flagellant ensanglanté [251]. La papauté a beau montrer un grand bon sens par les condamnations qu'elle lance contre les uns et contre les autres [252], ses arrêts ne suffisent pas à rétablir l'équilibre des esprits, et les limites de la raison continuent à être perpétuellement dépassées; dans la piété ardente, comme dans la révolte impie, on va jusqu'à la folie. On a peine à lire le récit des sacrilèges obscènes commis dans la cathédrale d'York par des partisans de l'évêque de Durham, et cependant les faits sont réels et c'est l'archevêque lui-même qui les rapporte [253]. La foi disparaît ou se transforme; on devient à la fois sceptique et intolérant: il ne s'agit pas du scepticisme moderne d'une sérénité froide et inébranlable; c'est un mouvement violent de tout l'être, qui se sent pris d'envie de brûler ce qu'il adore; mais l'homme est incertain dans son doute, et son éclat de rire l'étourdit; il a passé comme par une orgie et, quand viendra la lumière blanche du matin, il y aura pour lui des accès de désespoir, un déchirement profond avec des larmes et peut-être un vœu de pèlerinage et une conversion éclatante. Walsingham voit une des causes de la révolte des paysans dans l'incrédulité des barons: «Quelques-uns d'entre eux croyaient, dit-on, qu'il n'y a pas de Dieu, niaient le sacrement de l'autel et la résurrection après la mort, et pensaient que telle la fin de la bête de somme, telle la fin de l'homme lui-même [254].»
Mais cette incrédulité n'était pas définitive et n'empêchait pas les pratiques superstitieuses. On ne savait pas aller droite voie: au lieu de s'ouvrir la porte du ciel de ses propres mains, on imagine de se la faire ouvrir de la main des autres; de même qu'on fait labourer ses terres par ses tenanciers, on se fait gagner le paradis par le monastère voisin; les biens éternels sont tombés dans le commerce avec les lettres de fraternité des frères mendiants et les indulgences menteuses des pardonneurs. On vit à son aise et on se tranquillise en inscrivant des donations pieuses dans son testament, comme si on pouvait, selon les paroles d'un de nos compatriotes du temps de la Renaissance, «corrumpre et gaigner par dons Dieu et les sainctz, que nous devons placquer par bonnes œuvres et par amendement de noz pechez [255]». C'est une lecture très instructive que celle des actes de dernière volonté des riches seigneurs du quatorzième siècle. Les legs pour des motifs de dévotion remplissent des pages; on donne à toutes les châsses, à tous les couvents, à toutes les chapelles, à tous les ermites; et on parvient, en payant, à faire des pèlerinages après sa mort, par procuration. Ce même Humphrey de Bohun, qui envoyait «un bon home et loial» à la tombe de Thomas de Lancastre, ordonne aussi qu'après son décès on fasse partir un prêtre pour Jérusalem, «principalement, dit-il, pur ma dame ma miere, et pur mon seignour mon piere... et pur nous,» avec obligation de dire des messes, pendant son voyage, à toutes les chapelles où il pourra [256].
Quant à la croisade, on en parlait toujours et même plus que jamais, seulement on ne la faisait pas. Au milieu de leurs guerres, les rois se reprochaient l'un à l'autre d'être le seul empêchement au départ des chrétiens; toujours il y avait un incident utile qui les retenait. Philippe de Valois et Édouard III protestent que sans leur adversaire ils iraient combattre le Sarrasin. C'est par la faute de l'Anglais, écrit Philippe, que «a esté empêché le saint voyage d'oultre mer [257]»; c'est le fait du roi de France, déclare de son côté Édouard III dans un manifeste solennel, qui l'a détourné du «sancto passagio transmarino [258]». Sans doute le temps de saint Louis n'est pas si éloigné qu'on ait pu déjà perdre le sens de ce grand devoir, la guerre contre l'infidèle, et l'on pense toujours que, si c'est quelque chose de se mettre en route pour Saint-Jacques ou Notre-Dame, le vrai chemin du ciel est celui de Jérusalem. Et cependant, sur ce point encore, nous voyons se faire jour quelques-unes de ces idées qui semblent inspirées par les vues pratiques de l'âge moderne et qui, au quatorzième siècle, ne sont pas rares. Nous écrasons l'infidèle; pourquoi ne pas le convertir? N'est-ce pas plus sage, plus raisonnable et même plus conforme à la religion du Christ? Les apôtres qu'il nous a envoyés, à nous Gentils, étaient-ils couverts d'armures et pourvus d'épées? Des réflexions pareilles n'étaient pas seulement faites par des réformateurs comme Wyclif et Langland [259], mais par des gens d'un esprit habituellement calme et d'une grande piété comme Gower:
«Ils nous prêchent de combattre et de massacrer—ceux qu'ils devraient, selon l'Évangile,—convertir à la foi du Christ.—Mais je m'émerveille grandement—de ce qu'ils me prêchent le voyage:—si je tue un Sarrasin,—je tue son âme avec son corps.—et ce n'est pas ce que le Christ a jamais voulu [260].»
Seulement on trouve convenable de parler croisades, et quelques-uns comptent encore qu'on en fera. Ainsi Élisabeth de Burgh, lady Clare, désire que cinq hommes d'armes se battent en son nom au cas où, dans les sept ans qui suivront sa mort [261], il y aurait «comune viage». Le mérite de leurs travaux lui sera appliqué et ils recevront cent marcs chacun. Mais le commun voyage restait toujours en projet, et les seules expéditions mises sur pied étaient des entreprises particulières. Dans ce cas l'enthousiasme religieux n'était pas le seul mobile; les instincts chevaleresques et remuants qui remplissent ce siècle de combats faisaient la moitié de la dévotion qui poussait ces petites troupes à partir. Il en venait bon nombre d'Angleterre; les Anglais, déjà à cette époque et même auparavant, étaient comme aujourd'hui de grands voyageurs. On les rencontrait partout et, comme aujourd'hui encore, leur connaissance du français leur servait un peu dans tous les pays sur le continent. C'était, comme nous le rappelle Mandeville, la langue de la haute classe [262]; c'était aussi celle que parlait en Orient l'Européen, le Franc. Trevisa, en constatant que les Anglais oublient cette langue, le déplore [263]: comment feront-ils s'ils vont à l'étranger? «That is harme for hem and they schulle passe the see and trauaille in straunge landes and in many other places.» Cependant, si les Anglais ne savaient plus couramment le français, ils se rendaient compte de l'utilité de notre langue et ils tâchaient d'en acquérir quelques notions avant de se mettre en route. Ils se faisaient composer, par des gens compétents, des manuels de conversation, pour apprendre «à parler, bien soner, et à droit escrire doulz françois, qu'est la plus bel et la plus gracious langage et plus noble parler, après latin d'escole, qui soit ou monde, et de tous gens mieulx prisée et amée que nul autre; quar Dieux le fist si doulce et amiable principalement à l'oneur et loenge de luy-mesmes. Et pour ce il peut bien comparer au parler des angels du ciel, pour la grant doulceur et biaultée d'icel [264].» Les Anglais allaient beaucoup à l'étranger; tous les auteurs qui font leur portrait constatent chez eux des goûts remuants et un grand amour pour les voyages lointains; aussi leur donnent-ils pour planète la lune. D'après Gower, c'est à cause d'elle qu'ils visitent tant de pays éloignés [265]. Wyclif les place sous le patronage du même astre, mais en tire des conséquences différentes [266], et Ranulph Higden, le chroniqueur, s'exprime en ces termes, qui semblent prophétiques, tant ils se sont trouvés exacts: «Cette race anglaise sillonne tous les pays et réussit mieux encore dans les terres lointaines que sur la sienne propre.... C'est pourquoi elle se répand au loin à travers le monde, considérant comme sa patrie tout sol qu'elle habite. C'est une race habile dans les industries de toute espèce.» Il dit aussi que les Anglais de son temps aimaient la table plus qu'aucun autre peuple et dépensaient beaucoup en nourriture et en habits [267]. Mais le point important ici est ce goût des voyages qui était si marqué. Leurs petites troupes à destination de la Terre Sainte allaient saluer au passage le roi chrétien de Chypre et s'aventuraient ensuite dans l'Asie Mineure.
On ne quittait pas l'Angleterre pour une si lointaine expédition sans s'être muni de lettres de son souverain, qui pouvaient vous servir de passeport et de recommandation au besoin. La teneur de ces pièces était à peu près pareille à celle de la lettre suivante, accordée par Édouard III en 1354: «.... Sachez tous que le noble Jean Meyngre, chevalier, dit Bussigaud [268], notre prisonnier, doit se rendre avec douze chevaliers à Saint-Jacques et de là marcher contre les ennemis du Christ en Terre Sainte, et qu'il part avec notre agrément; que pour cela nous l'avons pris, lui et ses douze compagnons, leurs domestiques, chevaux, etc., sous notre protection et sauf-conduit [269].» On était bien reçu du roi de Chypre et on l'aidait dans ses difficultés qui étaient nombreuses. Le roi se montrait charmé de ces visites et exprimait quelquefois son plaisir dans des lettres où perce une joie très vive. Il écrivait ainsi de Nicosie, en 1393, à Richard II, et lui disait qu'un chevalier n'a pas besoin de recommandation personnelle auprès de lui pour être le bienvenu dans l'île: tous les sujets du roi d'Angleterre sont pour lui autant d'amis; il est heureux de la présence d'Henri Percy, qui lui sera très utile [270].
A l'idée du pèlerinage on associait pour une large part celle des aventures qu'on allait avoir sur les lieux et tout du long de la route; au besoin on les faisait naître, et le but religieux disparaissait alors dans la foule des accidents profanes. Ainsi en 1402, de Werchin, sénéchal de Hainaut, publie son projet de pèlerinage à Saint-Jacques d'Espagne et son intention d'accepter le combat à armes courtoises contre tout chevalier qui ne le détournera pas de sa route de plus de vingt lieues. Il indique son itinéraire d'avance, afin qu'étant averti on se prépare [271].
C'est un peu avec des idées semblables qu'était parti pour l'Orient, dans la première moitié du quatorzième siècle, le fameux Jean de Mandeville ou le voyageur, quel que soit son véritable nom qui nous a laissé les récits attribués à ce chevalier [272]. Cet amusant écrivain était allé en Palestine à moitié pour se sanctifier, à moitié pour connaître le monde et ses étrangetés et pouvoir en parler, car beaucoup de gens, dit-il, se plaisent fort à entendre décrire les merveilles de pays divers. S'il publie ses impressions, c'est d'abord parce que foule de personnes aiment les récits de la Terre Sainte et y trouvent grande consolation et confort, et c'est aussi pour faire un guide, afin que les petites caravanes dans le genre de la sienne et de celle de Boucicaut profitent de son expérience. Il n'apporte certes pas dans son ouvrage la précision des livres modernes, mais il ne faut pas croire que ses idées sur la route à suivre soient si déraisonnables. Ainsi, «pour aler droite voie» d'Angleterre en Palestine, il conseille l'itinéraire suivant: France, Bourgogne, Lombardie, Venise, Famagouste en Chypre, Jaffa, Jérusalem. Outre le récit d'un voyage en Palestine qu'il semble avoir réellement accompli, il donne la description d'une foule de pays peuplés par des monstres imaginaires. Cette partie fantastique de son ouvrage n'en diminua pas le succès, bien au contraire, mais moins confiants que nos pères nous n'acceptons plus de bonne grâce aujourd'hui le récit de tant de prodiges et nous jugeons même insuffisante pour garantie de la bonne foi de l'auteur l'excuse qu'il nous donne. «Chose de longe temps passé par le vewe tournet en obli et memorie de homme ne poet mie tout tenir et comprehendre [273]».
Beaucoup de livres vinrent après le sien, plus détaillés encore et plus pratiques. Tandis que le renouvellement des croisades paraissait de moins en moins probable, le nombre des pèlerinages individuels allait croissant. La parole du prêtre, qui ne pouvait plus arracher du sol des nations entières, en détachait seulement par places de petits groupes d'hommes pieux ou de coureurs d'aventures qui allaient visiter les lieux saints à la faveur de l'esprit tolérant du Sarrasin. La plupart en effet ne partaient plus pour combattre l'infidèle, mais pour lui demander permission de voir Jérusalem. On trouve, au quinzième siècle, tout un service de transports organisé à Venise à l'usage des pèlerins; il y a des prix faits d'avance; on revend au retour sa couchette et ses matelas [274]; bref, une foule d'usages se sont établis qui montrent la fréquence de l'intercourse. Pour tous ces détails, l'Anglais en partance n'avait qu'à consulter l'excellent manuel de son compatriote William Wey [275], le meilleur qu'il y eût au quinzième siècle dans aucun pays, et le plus pratique.
William Wey a déjà pour le voyageur toutes les attentions auxquelles nous sommes aujourd'hui accoutumés; il compose des mnémotechnies de noms à apprendre [276], un vocabulaire des mots grecs qu'il importe de savoir et il donne à retenir les mêmes questions toutes faites que nos manuels répètent encore dans une langue moins mélangée:
| «Good morrow. | — Calomare. |
| Welcome. | — Calosertys. |
| Tel me the way. | — Dixiximo strata. |
| Gyff me that. | — Doys me tutt. |
| Woman haue ye goyd wyne? | — Geneca esse calocrasse? |
| Howe moche? | — Posso?» |
Il établit aussi un tableau du change des monnaies depuis l'Angleterre jusqu'en Grèce et en Syrie, et un programme de l'emploi du temps, comme aujourd'hui très parcimonieusement ménagé: il ne compte en effet que treize jours pour tout voir et repartir. Enfin il donne une liste complète des villes à traverser, avec la distance de l'une à l'autre, une carte de la Terre Sainte avec l'indication de tous les endroits remarquables [277] et un catalogue considérable des indulgences à gagner.
Wey prévoit tous les désagréments auxquels le mauvais vouloir du patron de la galère peut vous soumettre; il recommande de retenir une place à la partie la plus élevée du bateau: dans le bas on étouffe et l'odeur est insupportable [278]; il ne faut pas payer plus de quarante ducats, de Venise à Jaffa, nourriture comprise; il faut que le patron s'engage à faire relâche dans certains ports pour prendre des vivres frais. Il est tenu de vous donner de la viande chaude à dîner et à souper, du bon vin, de l'eau pure et du biscuit; mais on fera bien, en outre, d'emporter des provisions pour son usage particulier, car même «à la table du patron» on a grand'chance d'avoir du pain et du vin gâtés [279]. Il faut avoir aussi des remèdes, des «laxatyuys», des «restoratyuys», du safran, du poivre, des épices. Quand on arrive à un port, il est bon de sauter à terre des premiers pour être servi avant les autres et n'avoir pas les restes; ce conseil d'égoïsme pratique revient souvent. A terre on devra prendre garde aux fruits, «car ils ne sont pas faits pour votre tempérament et ils donnent un flux de sang, et si un Anglais a cette maladie, c'est merveille qu'il en échappe et n'en meure pas.» Une fois en Palestine, il faut faire attention aux voleurs; si on n'y pense pas, les Sarrasins viennent vous parler familièrement et, à la faveur de la conversation, vous dérobent «vos couteaux et autres menus objets que vous avez sur vous [280]». A Jaffa, il ne faut pas oublier de courir avant tout le monde pour avoir le meilleur âne, «parce qu'on ne paye pas plus pour le meilleur que pour le pire». La caravane se met en marche et alors il est prudent de ne pas trop s'écarter de ses compagnons, crainte des malfaiteurs.
Malgré ce dernier conseil, ce qui résulte le plus clairement du livre est l'esprit de tolérance dont le Sarrasin faisait preuve; il n'interdisait pas l'entrée de la Palestine à tous ces pèlerins qui venaient souvent en espions et en ennemis, et il laissait les troupes agir à leur guise; on voit que les compagnons de William Wey vont en somme où ils veulent, reviennent quand il leur convient et se tracent par avance des plans d'excursions comme on pourrait faire aujourd'hui. Ils trouvent des marchands européens établis et faisant un grand commerce dans les ports des infidèles; ils n'ont à craindre sérieusement que les guerres locales et les mauvaises rencontres en mer. On les voit apprendre avec beaucoup d'inquiétude, au retour, qu'une flotte turque est prête à quitter Constantinople, mais ils ne la rencontrent pas, heureusement.
William Wey fit deux fois ce grand voyage et revint en Angleterre, où il légua à une chapelle construite sur le modèle de l'église du Saint-Sépulcre les souvenirs qu'il avait rapportés, c'est-à-dire une pierre du calvaire, une autre du sépulcre, une du mont Thabor, une du lieu où était la croix, et d'autres reliques.