La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
CHAPITRE II
LES OUTLAWS ET LES OUVRIERS ERRANTS
Les forêts d'Angleterre et leurs habitants.—Comment on était mis hors la loi.—Sort des hommes et sort des femmes.—Leur existence vagabonde.
Les paysans vagabonds.—Le besoin d'émancipation.—État de la classe ouvrière.—Le paysan qui se détache illégalement de la glèbe devient tantôt ouvrier nomade, tantôt mendiant, tantôt voleur de grand chemin.
Les peines: la prison, les ceps, le fer rouge.—Les mesures préventives: les passeports à l'intérieur.—Les étudiants même obligés d'en avoir.
L'œuvre révolutionnaire.—Les assemblées secrètes.—Le rôle des errants.—La grande révolte de 1381.—Différences avec la France.
Les bouffons, les musiciens et leurs associés nous ont arrêtés dans les carrefours et dans les cours des châteaux. Avec les outlaws, les malheureux mis hors la loi, il nous faut quitter la grand'route pour les sentiers à peine tracés et pénétrer dans les bois. L'Angleterre à cette époque n'était pas l'immense prairie que sillonnent maintenant les chemins de fer; il y restait encore beaucoup de ces forêts dont César parle dans ses Commentaires et où les ancêtres des rois Plantagenets avaient si jalousement maintenu leurs droits de chasse. La police n'y était point exacte, comme aujourd'hui dans les bois qui restent; elles offraient aux bandits et aux condamnés en fuite de vastes asiles. L'esprit populaire s'était accoutumé à mêler dans un même sentiment de sympathie l'idée de la haute forêt bruissante et l'idée de la libre vie qu'y menaient les proscrits. C'est pourquoi, à côté de l'épopée d'Arthur, on trouve celle des arbres et des buissons, celle des vaillants qui habitent le taillis et qu'on imagine avoir lutté pour les libertés publiques, celle d'Hereward, de Foulke Fitz-Waurin, de Robin Hood. Sitôt poursuivi, sitôt en route pour la forêt; il était plus facile de s'y rendre, on y était moins éloigné des siens et tout aussi en sûreté que sur le continent.
Larrons, bandits, braconniers et chevaliers pouvaient ainsi se rencontrer en camarades au fond des bois. C'est à la forêt que songe l'écuyer proscrit, dans la célèbre ballade de la Fille aux bruns cheveux, le chef-d'œuvre de la poésie anglaise au quinzième siècle, un duo d'amour musical, tout plein du charme sauvage des grandes futaies, avec une cadence bien accentuée, des rimes fréquentes qui chantent à l'oreille: on dirait la mélodie un peu grêle mais pourtant sonore d'un vieil air touchant et aimé. Sur le point d'être pris, le pauvre écuyer doit choisir entre une mort honteuse et la retraite «dans la forêt verdoyante». Sa fiancée, qui n'est rien moins qu'une fille de baron, veut le suivre, et alors, à chaque couplet, pour l'éprouver, son amant lui représente les terreurs et les dangers de cette vie de fugitifs: elle pourra le voir pris et mourant de la mort des voleurs: «car, pour l'outlaw, telle est la loi, on le saisit, on le lie et sans merci on le pend, et son corps se balance au vent.» Avec cela une peinture, saisissante de l'existence sous bois, des ronces, de la neige, de la gelée, de la pluie; pas de nourriture délicate, pas de lit moelleux, les feuilles pour unique toit.
Bien plus, et l'épreuve devient plus dure, il faudra que la jeune fille coupe ses beaux cheveux; la vie en forêt ne permet pas de garder cet ornement. Enfin, et c'est là le comble: j'ai déjà dans la forêt une autre amie que je préfère et qui est plus belle. Mais, aussi résignée que Griselidis, la fiancée répond: j'irai quand même à la forêt, je serai bonne pour votre amie, je lui obéirai, «car dans l'humanité entière rien ne m'est cher que vous». Alors la joie de l'amant peut éclater: je ne suis pas banni, je ne m'enfuirai pas dans les bois; je ne suis pas un écuyer obscur, je suis le fils du comte de Westmoreland, et pour nous l'heure des fêtes nuptiales est venue [147].
Tous les fugitifs que la forêt recevait dans ses profondeurs n'étaient point d'amoureux chevaliers suivis de femmes patientes comme Griselidis et courageuses comme Bradamante. C'étaient, la plupart du temps, pour passer de la poésie à la réalité, des rôdeurs redoutables, ceux mêmes contre lesquels Édouard Ier et Édouard III avaient rendu la rigoureuse loi des suspects [148] mentionnée plus haut. Cette caste se composait d'abord des bandes organisées de brigands que le statut appelle Ravageurs, Gens-de-Robert, Traille-bâton, etc. (Wastours, Roberdesmen Drawlatches), puis des voleurs d'occasion, des filous et malfaiteurs de toute sorte et des outlaws divers qui étaient frappés par la loi de cette véritable mort civile à laquelle fait allusion le fiancé de la Fille aux cheveux bruns. La sentence d'outlawry, de mise hors la loi, était, la plupart du temps, le point de départ d'une vie errante qui devenait forcément une vie de brigandage. Pour être déclaré outlaw, il fallait avoir commis un crime ou un délit; une demande en justice de l'adversaire, d'un caractère purement civil, ne suffisait pas [149]; mais pour se trouver dans le cas de mériter la potence, il n'était pas nécessaire d'être coupable d'une faute énorme; de là le grand nombre des outlaws. Dans un procès criminel du temps d'Édouard Ier [150], le juge sur son siège explique que la loi est celle-ci: si le voleur a pris un objet qui vaut plus de douze pence ou s'il a été condamné plusieurs fois pour de petits vols et que le total vaille douze pence et au delà, il doit être pendu: «Lex vult quod pendeatur per collum.» Encore, ainsi que l'observe le juge, à propos d'une femme qui avait volé pour huit pence, la loi est plus douce que sous Henri III, puisqu'alors il suffisait d'un vol de quatre pence pour être pendu [151].
L'homme devenait outlaw, et la femme weyve, c'est-à-dire abandonnée à la merci de tous, et ne pouvant pas réclamer la protection des lois. Aussi l'auteur du Fleta exprime-t-il avec une force terrible l'état des gens ainsi châtiés: ils ont des têtes de loup que l'on peut couper impunément: «Est enim weyvium quod nullus advocat, et utlagariæ æquipollet quoad pœnam. Utlagatus et Weyviata capita gerunt lupina, quæ ab omnibus impune poterunt amputari; merito enim sine lege perire debent qui secundum legem vivere recusant [152].» L'outlaw perdait tous ses biens et tous ses droits; tous les contrats dans lesquels il était partie tombaient; il n'était plus obligé vis-à-vis de personne, et personne n'était obligé vis-à-vis de lui. Ses biens étaient forfaits: «catalla quidem utlagata erunt domini regis;» s'il avait des terres, le roi en gardait l'usufruit pendant un an et un jour, au bout desquels il les rendait au capitalis dominus [153]. Et même il y avait à ce sujet des maximes légales très dures: un homme accusé de meurtre et acquitté subissait cependant la confiscation, s'il avait fui d'abord, craignant le jugement. C'est encore le magistrat qui parle: «Si home seit aquité de mort de home et del assent et de eyde, sus ceo les justices demaunderont de la jure si le prison ala defuant; si eus dient qe noun, aille quites, si oyl, le roy avera ses chateuz [154].» On conçoit que la sévérité draconienne de tels règlements n'était pas faite pour diminuer l'audace de ceux qu'ils atteignaient, et que la rigueur excessive de ces peines devait transformer souvent le fugitif d'un jour, qui avait douté de la clairvoyance du juge, en brigand de profession et en voleur de grand chemin.
A côté des gens de cette espèce, il y avait tous les vagabonds qui, sans mériter une sentence d'outlawry, avaient fui le village ou la ferme auxquels ils étaient attachés. Le vilain qui abandonnait, sans licence spéciale, le domaine du maître ne rentrait dans la vie commune qu'après s'être mis à sa merci ou, ce qui était moins dur, après avoir passé un an et un jour dans une ville franche, sans la quitter et sans que le lord eût songé à interrompre la prescription. Il devenait, dans ce dernier cas, homme libre, et les liens qui l'attachaient au sol étaient rompus. Mais s'il s'était borné à errer de place en place, il pouvait toujours être repris le jour où il reparaîtrait à son foyer. On en voit un exemple dans un curieux procès du temps d'Édouard Ier, dont le relevé nous est parvenu: A. présente un bref (writ) d'emprisonnement contre B.—Heiham, avocat de B., dit: Nous n'avons pas à nous défendre, A. est notre vilain, son bref ne peut avoir effet contre nous. On vérifie et on trouve que A. est le fils d'un vilain de B., qu'il s'est enfui et plusieurs années après est revenu à son foyer, «en son ny», où il a été repris comme vilain. Le juge déclare que cette reprise est légale, et qu'un vilain peut errer pendant six, sept ans ou plus; si au bout de ce temps on le retrouve «en son ny demeyne e en son astre (foyer)», on peut s'en emparer comme de sa chose; le fait du retour le met en l'état où il était avant le départ. En entendant cette décision, l'avocat enchanté cite avec à-propos l'Écriture sainte: «Cecidit in foveam quam fecit [155]!»
Les paysans en fuite donnaient à la caste errante ses recrues les plus nombreuses. En Angleterre, une foule de causes, parmi lesquelles se trouve en première ligne la grande peste de 1349 [156], avaient bouleversé, au quatorzième siècle, les rapports des classes ouvrières avec les classes riches et la proportion entre la valeur des salaires et celle des objets nécessaires à la vie. En face d'un besoin d'émancipation qui se faisait jour de toute part, le parlement, la chambre des communes aussi bien que le roi, rendaient de durs arrêts qui prescrivaient le maintien du statu quo ante pestem. De là, chez les paysans, un immense désir de changer de place et de voir ailleurs: chez eux, les gages d'avant la peste étaient dérisoires; mais dans tel autre comté, se disaient-ils, on paye mieux; du reste pourquoi ne pas se mêler à la classe des ouvriers libres? elle était nombreuse et malgré les statuts augmentait sans cesse. Tous ne réussissaient pas à dissimuler leur passé, et quand le danger devenait grand d'être «mys en cepes» et renvoyés à leurs maîtres, ils s'enfuyaient de nouveau, changeaient de comté, et devenaient nomades. D'autres, mécontents, avec ou sans cause, ne quittaient leur hameau que pour devenir immédiatement des vagabonds sans feu ni lieu et de la plus dangereuse espèce. Aussi le palais Westminster, la salle du chapitre de l'abbaye où siégeaient les communes retentissent-ils de plaintes toujours renouvelées contre l'indiscipline croissante. Les communes, qui représentent dans les campagnes, en général, les propriétaires du sol, et dans les villes une bourgeoisie aux tendances passablement aristocratiques, s'élèvent avec force contre les goûts d'émancipation d'une classe d'ouvriers dont elles ne sont nullement solidaires. Elles veulent le rétablissement de toutes les lois, de tous les usages anciens et la répression énergique des désordres nouveaux. Mais le courant était trop fort et il renversait les lois; on les voit renouvelées sans cesse, inutilement.
En 1350, tout de suite après la peste, un premier règlement est dirigé contre la «malice des servantz [157]» qui avaient déjà une grande indépendance et la voulaient plus grande encore. Il leur fallait d'autres salaires qu'autrefois et aussi d'autres termes d'engagements, ils ne voulaient plus travailler «sanz trop outraiouses louers prendre». Jadis ils se louaient pour un an; maintenant ils désirent rester maîtres d'eux-mêmes et se louer à la journée: défense leur est faite par le statut de travailler dans ces conditions. Quatre ans après, nouvelles plaintes [158]; le blé est à bas prix et les travailleurs refusent d'en recevoir en guise de payement; ils persistent aussi à vouloir se louer à la journée: toutes ces pratiques sont condamnées de nouveau. La querelle continue et s'envenime. La trente-quatrième année de son règne, Édouard III menace les coupables de les faire marquer au front d'un F «en signe de fauxine [159]». En 1372, le parlement constate que les «laborers et servantz sey fuent d'un countée en autre, dount les uns vont as grantz villes et devignent artificers, les uns en estrange pays pur laborer, par cause des excessives lowers, nient demurantz en certein en nul lieu, par qi execution de l'estatut ne puist estre fait vers eux». Les communes du Bon Parlement de 1376 obtiennent la ratification de tous les règlements antérieurs [160]. On renouvelle les défenses à chacun de se transporter hors de son «pays propre». Le paysan doit y rester et servir quiconque a besoin de lui, non pas seulement s'il est serf ou «neif», mais encore s'il appartient à la classe des «laborers et artificers et altres servantz».
Mais les changements économiques survenus avaient rendu possible ce qui ne l'était pas autrefois; on avait besoin de travailleurs, et les propriétaires n'étaient pas rares qui donnaient de l'occupation aux ouvriers malgré les lois, même à la journée et à d'autres salaires que ceux du tarif. Les pétitions parlementaires le constatent: «Ils sont si chèrement receues en estranges lieux en service sodeynement que celle receptement donne essample et confort as touz servantz, si tost come ils sont de riens desplu, de coure en estranges lieux de mestre en mestre, come dit est devant.» Et cela ne se produirait pas, observaient justement les communes, si, dès qu'ils offrent leurs services de la sorte, ils étaient «prys et mys en cepes». C'était vrai; mais les propriétaires qui manquaient de bras et dont la récolte attendait sur pied, étaient trop heureux de rencontrer des «servauntz et laborers», quels qu'ils fussent, et au lieu de les faire mener «al prochein gaole», ils les payaient et leur donnaient du travail. Les ouvriers ne l'ignoraient pas, et leurs maîtres traditionnels étaient forcés de tenir compte des circonstances et de se montrer moins sévères. Car, pour une exigence trop dure ou une réprimande trop forte, au lieu de se soumettre, comme autrefois, ou même de protester, l'ouvrier ne disait rien, mais s'en allait: «Si tost come lour mestres les chalengent de mal service ou les voillent paier pur lour dite service solone la forme des ditz estatutz, ils fuont et descurront sodeynement hors de lours services et hors de lours pays propre de countée en countée, de hundred en hundred, de ville en ville, en estranges lieux desconuz à lour dites mestres [161].»
Ce qui est bien pire et devait arriver forcément, c'est que beaucoup d'entre eux, ne pouvant ou ne voulant pas travailler, se faisaient mendiants ou voleurs de profession. Ces «laborers corores devenont mendinantz beggeres, pur mesner ocious vie, et soi trient hors de lours pays, communément as citées, burghwes, et as autres bones villes pur begger; et lesquels sont fort de corps et bien purroient eser la commune si ils voudroient servir». Voilà pour les mendiants [162]; voici maintenant pour les voleurs: «Et la greyndre partie des ditz servantz corores devenent communement fortes larounes et encrecent de eux roberies et felonies de jour en altre par touz partz.» Il faut prendre des mesures énergiques: que défense soit faite de donner l'aumône à des gens de cette espèce et que «lours corps soient mys en cepes ou mesnez al prochein gaole», pour être renvoyés ensuite dans leur pays. Édouard III, en 1349 [163], avait déjà condamné à la prison les personnes qui, sous prétexte de charité, viendraient en aide aux mendiants; ces vagabonds erraient par le pays, «s'adonnant à la paresse et au vice et quelquefois commettant des vols et autres abominations». Mêmes plaintes au temps de Richard II; à peine est-il sur le trône, qu'elles se répètent d'année en année; on en trouve en 1377, en 1378, en 1379 [164].
Les règlements ont beau se multiplier, le roi est obligé de reconnaître, dans son ordonnance de 1385, que les «faitours et vagerantz» courent le pays «pluis habundantement qe ne soloient avant ces heures [165]». En 1388, il renouvelle toutes les prescriptions de ses prédécesseurs et rappelle aux maires, baillis, sénéchaux et constables, leurs devoirs, celui notamment de réparer leurs ceps et d'en tenir qui soient toujours prêts, pour y mettre les individus appartenant à la classe errante [166].
Ce n'étaient pas là de vaines menaces et il ne s'agissait pas de peines médiocres. Les prisons d'alors ne ressemblaient guère à ces édifices clairs et bien lavés qu'on voit aujourd'hui dans plusieurs villes d'Angleterre, à York, par exemple, où la moyenne des condamnés trouve certainement plus de propreté et de confort qu'ils n'en pouvaient avoir chez eux. C'étaient souvent de fétides cachots, où l'humidité des murailles et l'immobilité où vous obligeaient les ceps corrompaient le sang et engendraient de hideuses maladies. Ces instruments de torture, qui, d'après les lois de Richard II, devaient être toujours tenus en bon état et prêts à servir, consistaient en deux poutres superposées. De distance en distance, des trous ronds étaient percés à leur point de jonction; on soulevait la poutre supérieure et on faisait passer dans les trous les jambes des prisonniers; quelquefois, il y avait une troisième poutre, dans les ouvertures de laquelle les mains des malheureux étaient en outre engagées; leur corps reposait tantôt sur un escabeau, tantôt sur le sol. Dans certaines prisons, les ceps étaient assez élevés; on y introduisait seulement les jambes du patient et il demeurait ainsi, le corps étendu à terre, dans l'humidité, la tête plus bas que les pieds; mais ce raffinement n'était pas habituel [167].
Maint ouvrier errant accoutumé à une vie active, au grand air, venait ainsi, grâce aux ordonnances incessantes du roi et du parlement, se repentir dans les ténèbres de son audace et regretter, pendant des jours et des nuits tout pareils, sa liberté, sa famille, son «ny». L'effet d'un semblable traitement sur la constitution physique des victimes se devine; les procès-verbaux de justice le montrent d'ailleurs fort clairement; on lit, par exemple, ce qui suit dans les rôles Coram rege du temps de Henri III:
«Assises de Ludinglond.
«Le jury expose que Guillaume le Sauvage prit deux étrangers et une femme et les emprisonna à Thorelstan, et les retint en prison jusqu'à ce que l'un d'eux y mourût, et que l'autre perdît un pied, et que la femme perdît les deux pieds, parce qu'ils avaient pourri. Guillaume amena ultérieurement ces gens devant la cour de notre seigneur le roi à Ludinglond pour les faire juger par ladite cour. Et quand la cour les vit, elle se refusa à les juger parce qu'ils n'avaient été arrêtés pour aucun vol ou délit pour lesquels ils pussent subir un jugement. C'est pourquoi on leur permit de se retirer en liberté [168].»
Comment, dans un tel état, les pauvres gens «se retirèrent» et ce qu'ils devinrent, le procès-verbal des assises ne le dit pas. Ce qui est certain, c'est qu'aucune sorte d'indemnité ne leur fut donnée pour les aider à se tirer d'affaire dans leur horrible situation. La justice de nos pères n'était pas minutieuse.
Mais la menace de prisons si malsaines et de ceps si terribles ne retenait et n'arrêtait pas les travailleurs las d'être attachés au sol. Pour quitter leur pays, tous les prétextes leur étaient bons; ils osaient même employer celui de voyages de dévotion. Ils partaient, le bâton à la main, «par colour d'aler loyns en pillerinage,» et ne revenaient plus. Mais un nouveau frein va être employé pour dompter cette humeur turbulente, c'est l'obligation de se munir de véritables lettres de route ou passeports pour passer d'un comté à l'autre. Nul ne pourra quitter son village s'il ne porte «lettre patente contenant la cause de son aler e le temps de son retournir s'il doit retournir». En d'autres termes, même quand on avait le droit de s'établir définitivement ailleurs, il fallait un permis de circulation pour s'en aller. Ces lettres seront scellées par un «prodhomme» désigné, dans chaque cité, hundred, bourg, etc., par les juges de paix, et des sceaux particuliers seront fabriqués exprès portant, dit l'ordonnance, au milieu, les armes du roi, autour le nom du comté et en travers celui du hundred, cité ou bourg. On prévoit même le cas où des lettres fausses seraient fabriquées, ce qui montre quelle ardente envie de quitter son pays on sentait chez les gens de cette classe. Tout individu surpris sans papiers en règle est mis provisoirement en prison.
Les mendiants seront traités comme les «servants» qui n'auraient pas de «lettre testimoigniale [169]». Ce à quoi on tient, c'est à retenir en place le plus de monde possible et à empêcher par là les pérégrinations inquiétantes de tous ces rôdeurs. Quant aux mendiants incapables de travailler, ils devront, eux aussi, cesser de fréquenter les grands chemins: ils finiront leur vie dans la cité où on les trouvera au moment de la proclamation ou, tout au plus, dans quelque ville voisine ou dans celle où ils sont nés; ils y seront conduits dans les quarante jours et y resteront «continuelement pur lour vies».
Ce qui est plus étrange et qui, à défaut d'autres preuves, montrerait à quelle classe appartenaient alors les étudiants, c'est qu'ils sont compris dans la même catégorie: ils avaient coutume, en rentrant dans leur pays ou en faisant des pèlerinages ou en allant à l'université, de tendre la main aux passants et de frapper aux portes. Ils seront assimilés aux mendiants et mis aux fers s'ils n'ont pas la lettre réglementaire; seulement cette pièce leur sera remise par le chancelier, c'est la seule différence: «Et qe les clers des universitées qi vont ensy mendinantz eient lettres de tesmoigne de lour chancelier sur mesme la peyne [170].»
Enfin, l'année suivante (1389), un nouveau statut réprouve la coutume des «artificers, laborers, servantz», etc., qui entretiennent pour leur usage des lévriers et autres chiens, et, «es jours de festes, qant bones cristiens sont as esglises oiantz divine service [171],» pénètrent dans les parcs et garennes des seigneurs et détruisent tout le gibier. Bien plus, ils profitent de ces occasions où ils se trouvent réunis en armes, sans crainte d'être inquiétés, pour tenir «lour assemblées, entreparlances et conspiracies pur lever et désobeier a lour ligeance». Certainement les fourrés épais des forêts seigneuriales avaient dû plus d'une fois abriter, à l'heure des offices, des réunions de cette espèce avant la grande révolte de 1381, et dans ce milieu naquirent sans doute quelques-unes de ces idées remuantes et actives qui furent transportées de pays en pays par les nomades et firent reconnaître au peuple de comtés différents les liens de solidarité qui les unissaient entre eux.
C'est dans une révolte pareille que le rôle de la classe errante est considérable, et il y a tout intérêt pour l'historien à ne pas le négliger. Il est impossible, si on ne tient pas compte de cet élément, d'expliquer l'importance et l'étendue d'un mouvement qui faillit avoir des suites pareilles à celles de la Révolution française. «J'avais perdu mon héritage et le royaume d'Angleterre [172],» disait Richard II le soir du jour où sa présence d'esprit le sauva, et il avait raison. Pourquoi, en France, la Jacquerie fut-elle une vulgaire et impuissante émeute, comparée à la révolte anglaise? Les causes en sont multiples, mais la principale est l'absence d'une classe de nomades aussi nombreuse et forte que celle d'Angleterre. Cette classe servit à unir tout le peuple; elle dit à ceux du nord ce que pensaient ceux du midi, ce que souffraient et désiraient les uns et les autres: les souffrances et les désirs n'étaient pas identiques, mais il suffisait de savoir que tous avaient des réformes à demander. Aussi, quand on apprit que la révolte avait commencé, on se souleva de toute part, et il fut clair alors que chacun désirait un bien différent et que les troupes associées poursuivaient des buts divers; seulement, le fond de la querelle étant le même et tous voulant plus d'indépendance, ils marchaient de concert, sans se connaître autrement que par l'intermédiaire des errants. Les rois d'Angleterre s'étaient bien aperçus du danger, et à diverses reprises ils avaient promulgué des statuts visant spécialement les discours tenus par les nomades, dans leurs voyages, sur le compte des nobles, des prélats, des juges, de tous les dépositaires d'une force publique quelconque. Édouard Ier avait dit dans une de ses lois:
«Pur ceo qe plusours ount sovent trové en counté controveures, dont discorde ou manere de discord ad esté sovent entre le roi et son people, ou ascuns hautes hommes de son roialme; est défendu, pur le damage qe ad esté, et unqore en purreit avenir, que desore en avant nul ne soit si hardy de dire ne de counter nul faux novel, ou controveure, dount nul descorde ou manere de discord, ou d'esclandre, puisse surdre entre le roi et son poeple, ou les hautes hommes de son roialme; et qi le fra, soit pris et détenuz en prisone jesqes à taunt q'il eit trové en court celuy dount le poeple serra mové.»
Le danger de discours pareils qui touchent aux actes et même aux pensées des grands du royaume devient menaçant de nouveau sous Richard II, et, dans les premières années de son règne, le statut suivant est promulgué:
«Item de controvours de faux novels et countours des horribles et fauxes mensonges des prélates, ducs, countes, barons et autres nobles et grantz de roialme et auxint del chanceller, trésorer, clerk del privé seal, séneschal del hostel nostre seignur le roi, justices del un bank et de l'autre et d'autres grantz officers du roialme des choses qe par les ditz prélatz, seignurs et officers ne furent unqes parlez, touchez ou pensez..... par ont débatz et descordes purroient sourdre parentre les ditz seignurs ou parentre les seignurs et communes, qe Dieu ne veulle, et dont grant péril et meschief purroit avenir à tout le roialme et légèrement subversion et destruction del roialme avant dit, si due remédie n'y fuisse mys, est défenduz estroitement et sur grief peine pur eschuer les damages et périls avant ditz qe desore nul soit si hardi de controver, dire ou counter ascune fauxe novelle, mesonge ou autre tiel fauxe chose des prélats, seignurs et les autres desusditz dont descord ou esclaundre aucune puisse sourdre deinz mesme le roialme et qi le fra eit et encourge la paine autre foitz ent ordenez par estatut de Westm' primer [173].» Mais ce statut est rendu en vain; deux ans plus tard éclate la révolte des paysans.
En France, pendant et après les guerres, la route appartient uniquement à des brigands pillards qui étaient nés ouvriers ou chevaliers. Des soldats, qui représentent la lie de la plus haute et de la plus basse classe, s'acharnent au dépouillement du reste de la société; le chemin retentit du bruit des armures et le paysan se cache; les troupes équipées pour la défense du sol attaquent sans scrupule tout ce qui est moins fort qu'elles et bon à piller; quand on est de ce monde, on «se tourne français», comme dit Froissart, et on se tourne anglais selon l'intérêt du moment. Les errants que la loi anglaise menace des ceps sont d'une autre sorte et, quel que soit le nombre des brigands parmi eux, ils n'y sont pas en majorité; le reste des paysans sympathise avec eux, au lieu de les redouter. Aussi la révolte anglaise ne fut-elle pas une entreprise désespérée; elle fut conduite avec un sang-froid et un bon sens extraordinaires. Les insurgés montrent un sentiment calme de leur force, qui nous saisit et qui saisissait bien plus encore les chevaliers demeurés dans Londres; ce sont des gens qui marchent les yeux ouverts et qui, s'ils détruisent beaucoup, voudraient aussi réformer. Avec eux on peut s'entendre et traiter; on violera le traité sans doute, et la révolte finira par les supplices: mais, quoi qu'en disent les communes et les lords réunis à Westminster, les nouveaux fers n'auront pas la ténacité des anciens, et un grand pas vers une émancipation réelle aura été fait. En France, la bête de somme, mal nourrie, mal traitée, rongée du harnais, s'en va branlant la tête, l'œil terne et le pas traînant; ses ruades furieuses feront ajouter au fardeau qui l'écrase des poids nouveaux, et ce sera tout; des siècles passeront avant qu'elle obtienne autre chose.