La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
CHAPITRE III
LES PRÊCHEURS NOMADES ET LES FRÈRES MENDIANTS
Les prêcheurs politiques.—Dans quelle classe ils se recrutent.—Quelles théories ils vulgarisent.—Les simples prêtres de Wyclif.—Rôle des prêcheurs.—Ton de leurs harangues.
Les prêcheurs religieux; Rolle de Hampole.
Les frères.—Ce qu'ils étaient au quatorzième siècle; ce qu'ils avaient été d'abord.—Sainteté de leur mission initiale.—Leur popularité en Angleterre.—Cette popularité trop grande est la cause de leur décadence.—Richesse exagérée.—Superstitions.—Ils deviennent un objet banal de satire.
Si le sentiment de besoins et de désirs communs se répandait surtout grâce à cette foule d'ouvriers que nous trouvons en Angleterre sans cesse errants malgré les statuts, tout ce qui était idée était vulgarisé par une autre sorte de nomades, les prêcheurs. Gens du peuple eux aussi, ils avaient étudié; il n'était pas nécessaire, ainsi que nous l'avons vu, d'être riche pour suivre les cours à Oxford; les vilains même y envoyaient leurs enfants, et les communes, peu libérales d'esprit, comme on sait, protestaient contre cette émancipation d'un autre genre, cet avancement par clergie; mais elles protestaient en vain, et le roi répondait à leur requête qu'il «s'adviseroit» (1391). C'était, et c'est encore aujourd'hui, la formule du refus royal [174]. Quel était l'état du peuple, ces clercs le savaient; ils connaissaient les misères du pauvre, c'étaient celles de leur père, de leur mère, d'eux-mêmes, et l'étude leur permettait de transformer en idées précises les aspirations vagues des travailleurs de la terre. Les premières ne sont pas moins nécessaires que les secondes à tout mouvement social important; si toutes deux sont indispensables à la formation de l'outil, ce sont les idées qui en représenteraient la lame.
Les prêcheurs nomades savaient l'affiler et ils étaient nombreux. Ceux que Wyclif envoya vulgariser ses doctrines, ses «simples prêtres», firent uniquement ce que d'autres faisaient avant eux; ils imitèrent leurs devanciers et ne se bornèrent pas plus à exposer les théories peu démocratiques de leur maître que les frères mendiants, amis de la révolution, ne s'en tenaient aux préceptes de l'Évangile. Leurs sympathies étaient avec le peuple et ils le montrèrent dans leurs discours. Wyclif contribua à augmenter le corps de ces nomades; les siens ne se distinguaient pas beaucoup des autres, et s'il rencontra facilement des clercs pour remplir le rôle qu'il voulait, c'est que beaucoup dans le royaume se trouvaient déjà préparés à une semblable mission et n'attendaient que l'occasion.
Tous, d'ailleurs, font une besogne pareille et courent le pays, attroupant les pauvres et les attirant par des harangues où ils disent ce que des malheureux peuvent aimer à entendre. On s'en aperçut bien lors de la révolte, et les ordonnances rendues alors disent clairement quelle redoutable influence était celle des prêcheurs errants. Leurs habitudes et leurs discours même y sont rapportés: ces mécontents ont l'aspect austère; ils vont «de countée en countée, de ville en ville, en certains habitz souz dissimulacion de grant saintée [175]». Ils se passent naturellement des papiers ecclésiastiques dont les prédicateurs réguliers doivent être munis; ils sont «saunz licence de seint piere le pape ou des ordinairs des lieux, ou autre auctorité suffisante». Ils ne prêchent pas seulement dans les églises, ils recherchent les endroits publics, les marchés, les carrefours où s'assemble la foule: «ne mye soulement es esglises et cimitoirs, einz es marchés, feires et autres lieux publiques où greindre congrégacion de poeple y est.» Et ce n'est pas de théologie qu'ils parlent volontiers; c'est bien la question sociale qui, au fond, les préoccupe; sur leurs lèvres le sermon religieux se fait harangue politique: «lesqueles personnes,» dit toujours l'ordonnance, «prêchent auxint de diverses matiers d'esclaundre pur discord et discencion faire entre diverses estatz du dit roialme sibien temporelx come espiritelx, en commocion du poeple, à grand péril de tout le roialme.» On les cite à comparaître devant l'autorité ecclésiastique, les ordinaires, mais ils n'ont garde de faire soumission et refusent «d'obéire à lours somonce et mandementz». Que les shériffs et autres officiers royaux surveillent désormais avec soin ces prêcheurs errants et envoient en prison ceux qui ne seront pas en règle.
On peut se faire une idée de leurs discours en se rappelant la célèbre harangue du prêtre John Ball [176], le type de ces orateurs ambulants. Certainement, dans la phrase latine de la Chronique d'Angleterre, ses pensées prennent une forme trop solennelle et trop correcte, mais tout ce qu'on sait des sentiments de la multitude en confirme si bien la substance que le fond du discours n'a pu différer de celui que le chroniqueur nous a transmis. C'est un dicton populaire qui sert de texte à John Ball, et il le développe de cette façon:
«Au début, nous avons été créés tous pareils; c'est la tyrannie d'hommes pervers qui a fait naître la servitude, en dépit de la loi de Dieu; si Dieu avait voulu qu'il y eût des serfs il aurait dit, au commencement du monde, qui serait serf et qui serait seigneur.»
Ce qui le rend fort, c'est qu'il puise ses meilleures armes dans la Bible; il en appelle aux bons sentiments des hommes du peuple, à leur vertu, à leur raison; il montre que la parole divine est d'accord avec leur intérêt; ils seront «pareils au bon père de famille qui cultive son champ et détruit les mauvaises herbes..». La multitude enthousiaste lui promettait de le faire archevêque et chancelier de ce royaume où il comptait voir pour tous «liberté égale, grandeur égale, puissance égale», mais il fut pris, traîné, pendu, décapité et coupé en quartiers [177].
Cependant, politique à part, on pouvait encore trouver au quatorzième siècle des élus de Dieu qui, effrayés par les crimes du monde et l'état de péché où vivaient les hommes, quittaient leur cellule ou le toit paternel pour suivre les villages et les villes et prêcher la conversion. Il en restait, mais ils étaient rares. A l'inverse des autres, ceux-ci ne parlaient pas des affaires publiques, mais des intérêts éternels; ils n'avaient pas toujours reçu les ordres sacrés; ils se présentaient en volontaires de l'armée céleste. Tel était en Angleterre ce Richard Rolle de Hampole dont la vie fut moitié celle d'un ermite, moitié celle d'un prêcheur errant. Il n'était ni moine, ni docteur, ni prêtre; tout jeune il avait abandonné la maison de son père pour aller mener, dans la solitude, à la campagne, une vie contemplative. Là, il médite, il prie, il se mortifie; on vient en foule à sa cellule, on écoute ses exhortations; il a des extases; ses amis lui enlèvent son manteau tout déchiré, le raccommodent et le lui remettent sur les épaules sans qu'il s'en aperçoive. Pour ajouter à ses peines, le diable le tente «sous la forme», dit l'anachorète lui-même, «d'une très belle jeune femme qu'il avait vue auparavant et qui avait eu pour lui un amour immodéré». Il échappe à grand'peine à la tentation. Il abandonne sa retraite, et pendant longtemps il parcourt l'Angleterre, «changeant de lieu perpétuellement», prêchant pour ramener les hommes au bien. Il se fixe enfin à Hampole, et c'est là qu'il termine sa vie, dans la retraite, écrivant énormément et édifiant tout le voisinage par sa dévotion (1349). A peine est-il mort que son tombeau devient un but de pèlerinage; les gens pieux y apportent des offrandes; des miracles s'y accomplissent. Dans le couvent de nonnes de Hampole, qui tirait grand honneur de la proximité de la tombe, on se hâta de composer un «office de saint Richard, ermite», destiné à être chanté «quand il serait canonisé»; mais jusqu'à nos jours l'office du vieil ermite n'a pas été chanté [178].
Les prêcheurs errants qu'on rencontrait dans les villages n'étaient pas toujours des lollards envoyés par Wyclif, ni des inspirés qui, comme Rolle de Hampole, tenaient leur mission de Dieu; c'étaient souvent des membres d'une immense et puissante caste subdivisée en plusieurs ordres, celle des frères mendiants. Les deux ordres principaux étaient les Dominicains, prêcheurs ou frères noirs, et les Franciscains, mineurs ou frères gris, établis en Angleterre les uns et les autres dès le treizième siècle. Il ne faut pas que les amusantes satires de Chaucer nous ferment les yeux à ce que ces ordres pouvaient avoir de mérite et ne nous laissent voir, dans les religieux mendiants, que d'impudents et lascifs vagabonds, à la fois impies, superstitieux et rapaces. On connaît ce portrait célèbre:
«C'était le bien-aimé et le familier des franklins de tout le pays—et aussi des femmes de qualité de la ville...—Ses façons à confesse étaient pleines de douceur—et son absolution était remplie de charme.—On le trouvait coulant sur le chapitre des pénitences,—partout où il savait que la pitance serait bonne;—car les cadeaux à un ordre pauvre—sont la marque de la contrition parfaite—..... Toutes les tavernes de toutes les villes lui étaient familières—et tous les aubergistes et les gaies servantes.»
Au temps de Chaucer, beaucoup de frères étaient ainsi, mais il y avait des exceptions. Je ne parle pas seulement de ceux, bien rares au quatorzième siècle, qui continuaient les traditions de leur ordre, vivant parmi les pauvres, pauvres comme eux, et, de plus, expérimentés, dévoués, compatissants: celui de Chaucer, au contraire, craignait de fréquenter «un lépreux ou un mendiant» et d'avoir affaire «avec telle canaille». Mais même parmi ceux qui vivaient en dehors de la règle, il y en avait dont les pensées, quelque dangereuses qu'elles fussent, étaient moins basses. Je parle des frères qu'on pouvait confondre avec les simples prêtres de leur ennemi Wyclif et qui étaient sûrement compris avec eux dans le statut de 1382. Il est certain que beaucoup de frères, dans leur carrière nomade, prêchèrent, comme le prêtre John Ball, dans les carrefours et les marchés, les doctrines nouvelles d'émancipation. Aussi, seuls de tout le clergé, ils gardent, au moment de la révolte, une certaine popularité; et les chroniqueurs monastiques, leurs ennemis naturels, étalent complaisamment dans leurs récits ce nouveau grief contre les ordres détestés [179]. Langland, qui maudit la révolte, maudit aussi les frères pour y avoir pris part. C'est Envie qui leur a dit à l'oreille: étudie la logique, le droit et les rêves creux des philosophes, et va de village en village prouver que tous les biens doivent être en commun:
..... and prouen hit by Seneca
That alle thyng vnder heuene ouhte to beo in comune [180].
Toujours armé de bon sens, Langland déclare net qu'il en a menti, l'auteur de ces théories subversives: «Non concupisces rem proximi tui,» dit la Bible. Jadis la vie des frères fut exemplaire; Charité habitait parmi eux: c'était au temps de saint François [181].
Et en effet, quelle sainte mission leur avait donnée leur fondateur! Grossièrement vêtus, nu-pieds et mal nourris, ils devaient aller dans les villes chercher, au fond des faubourgs, les abandonnés. Toutes les misères, toutes les laideurs hideuses de l'être humain devaient appeler leur sympathie, et le bas peuple, en revanche, allait les aimer et les vénérer comme des saints. Eccleston [182] raconte qu'un frère mineur mit une fois, sans permission, ses sandales pour aller à matines. Il rêva ensuite qu'il était arrêté par des voleurs qui criaient: «A mort! à mort!—Mais je suis un frère mineur,» disait-il, sûr d'être respecté.—«Tu mens, car tu n'es pas nu-pieds!» Le premier de leurs devoirs était de demeurer pauvres afin de pouvoir tenir sans crainte, n'ayant rien à perdre, un ferme langage aux riches et aux puissants du monde. C'est ce que leur rappelait à son lit de mort, en 1253, le savant et courageux Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, et il leur citait avec à-propos ce vers de Juvénal:
Cantabit vacuus coram latrone viator.
Les frères devaient être comme le voyageur sans argent, dont la sérénité d'esprit n'est jamais troublée par la rencontre des voleurs [183].
Saint François n'aurait pas voulu que ses religieux fussent lettrés; on le lui a injustement reproché. Il proscrivait avec sagesse ces subtiles recherches théologiques et métaphysiques qui absorbaient sans utilité la vie des grands clercs. Assez d'autres s'y livreraient toujours; ce qu'il voulait, lui, c'était envoyer par le monde un peuple de missionnaires qui se dévoueraient matériellement, physiquement, au bien des corps et des âmes de tous les délaissés. Ainsi compris, le désintéressement était bien plus absolu, la servitude plus volontaire et l'effet sur les masses plus grand. Pour elles, la subtilité des docteurs n'était pas nécessaire, et l'exemple frappant de la misère du consolateur inattentif à sa propre peine était la meilleure des consolations. Avant tout, il fallait tuer l'orgueil de l'apôtre, et que la grandeur de ses mérites ne fût apparente qu'à Dieu seul. Quand le cœur s'est épuré à ce point, il sait suffisamment ce qu'est la vie et ce qu'est le bien pour être éloquent; l'étude des Sommes les plus en réputation devenait inutile. Mais trop de dangers entouraient cette fondation sublime, et le premier était précisément la science: «Charles l'empereur, disait le saint, Roland et Olivier et tous les paladins et tous les hommes forts dans les batailles ont poursuivi à mort les infidèles et à grand'peine et grand labeur ont remporté leurs mémorables victoires. Les saints martyrs sont morts en luttant pour la foi du Christ. Mais il y a, de nos jours, des gens qui, par le simple récit des exploits des héros, cherchent gloire et honneur parmi les hommes. Ainsi en est-il parmi vous qui se plaisent davantage à écrire et à prêcher sur les mérites des saints qu'à imiter leurs travaux.»
Saint François fit cette réponse à un novice qui voulait avoir un psautier; il ajoutait d'un esprit assez mordant: «Quand tu auras un psautier, tu voudras avoir un bréviaire, et quand tu auras un bréviaire, tu t'assoiras dans une chaise, comme un grand prélat, et tu diras à ton frère: Frère, apporte-moi mon bréviaire [184]!»
La popularité des frères fut immense et il se trouva bientôt qu'ils avaient accaparé l'Angleterre [185]; ils étaient tout dans la religion [186]. Par une contradiction singulière, leur pauvreté leur avait attiré les richesses, et leur abnégation la puissance; les masures où ils logeaient d'abord étaient devenues de somptueux monastères avec des chapelles grandes comme des cathédrales; les riches s'y faisaient ensevelir dans des tombeaux ciselés avec les derniers raffinements du gothique fleuri. Leurs apologistes du quinzième siècle racontent avec admiration que, dans leur belle bibliothèque de Londres, il y avait une tombe ornée de quatre archanges [187]; que leur église, commencée en 1306, avait trois cents pieds de long, quatre-vingt-quinze de large et soixante-quatre de haut, que toutes les colonnes étaient de marbre et tout le pavé aussi. Les rois et les princes avaient enrichi cet édifice; les uns avaient donné les autels, d'autres les stalles; Édouard III répare, «pour le repos de l'âme de la très illustre reine Isabelle enterrée dans le chœur [188],» la grande verrière du milieu abattue par le vent; Gilbert de Clare, comte de Gloucester, donne vingt troncs d'arbres de sa forêt de Tunbridge. Les riches marchands, le maire, les aldermen suivent l'exemple. On inscrit sur les vitraux les noms des donateurs, et Langland de s'indigner et de rappeler le précepte évangélique: que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite. Nous n'en apprenons pas moins que le troisième vitrail de l'ouest avait été donné par Gautier Mordon, marchand de morue salée, stokefyschmonger, et maire de Londres. La deuxième fenêtre du sud est due à Jean de Charlton, chevalier, et à sa femme; leurs armes y figurent; la quatrième à Gautier de Gorst, marchand pelletier de Londres; la quinzième au comte de Lancastre; la quatrième à l'ouest provient «du produit de diverses collectes, et c'est ainsi qu'elle ne porte pas de nom». Un des donateurs est qualifié de père et ami tout spécial des frères mineurs. On pense quel triomphe ce devait être pour les wyclifistes de reprocher aux frères toutes ces splendeurs mondaines; Wyclif y revient sans cesse:
«Les frères construisent beaucoup de grandes églises et de vastes et coûteux monastères et des cloîtres comme des châteaux, et cela sans nécessité.... Les grands monastères ne font pas les hommes saints, et c'est par la sainteté seulement qu'on peut servir Dieu [189].
On dresse aussi d'interminables listes des cardinaux, des évêques et des rois qui ont appartenu à l'ordre, sans oublier même «personæ quædam valentes in sæculo», ce qui est d'une vanité bien mondaine. Enfin ils signalent les morts qui, à l'instant suprême, ont revêtu l'habit des frères: «Frère sire Roger Bourne, chevalier, enterré à Norwich en costume de frère, 1334 [190].»
L'orgueil et la richesse des Dominicains sont tout aussi grands. L'auteur de Peres the Ploughman's crede, vers la fin du quatorzième siècle, décrit minutieusement mais sans exagération un de leurs couvents, les splendides colonnes qu'on y voit, les sculptures, peintures et dorures qui parent la chapelle, les magnifiques verrières ornées du blason des nobles ou du chiffre des marchands qui les ont données, les tombes imposantes de chevaliers et de belles dames étendues en brillante parure rehaussée d'or.
On voit que les proportions sont renversées; autant le saint avait exigé de modestie, autant on va trouver d'orgueil; les défauts que leur reproche Chaucer se glissent parmi eux; ils deviennent intéressés, avides, rapaces; la mendicité est pour eux un métier que les uns pratiquent bien et les autres mieux; on leur demandait des miracles d'abnégation, et voilà au contraire en eux des prodiges d'égoïsme. Ce n'est plus la religion, c'est leur ordre qu'il faut protéger; nous avons vu que plusieurs se mêlent des questions sociales; les autres ne prêchent plus en faveur du Christ, ils prêchent en leur faveur; le revirement est complet; tous puisent à pleines mains dans le trésor de bonnes œuvres amassé par leurs premiers apôtres et le dépensent follement. Le respect de la multitude diminue; leur renom de sainteté s'affaiblit; ils jettent dans l'autre plateau de la balance tant de fautes et de désordres qu'il devient prépondérant. Et que reste-t-il désormais? La superstition remplace les pratiques saintes; ils ont appris la métaphysique, et c'est cependant un matérialisme grossier qui vient masquer l'idéal surhumain de François d'Assise; l'attouchement de leur habit vaut une bonne action; on s'en revêt à son lit de mort et les démons prennent la fuite; c'est une cuirasse sans défaut; des visions sans nombre qu'ils ont eues leur ont révélé tous ces articles d'une foi nouvelle.
La sainteté de l'institution et l'indignité d'un grand nombre de représentants font qu'on les vénère et qu'on les déteste à la fois; si méprisable que soit l'homme, on n'est pas assuré qu'il n'ait pas les clefs du ciel, et dans le sentiment qu'on a pour lui se mêlent le respect et la crainte. Aussi les poètes rient des frères, les conteurs populaires les bafouent, et les miniaturistes chargés d'enluminer un imposant volume de décrétales ne craignent pas de les représenter oubliant dans la cuisine du château leur goupillon et leur seau d'eau bénite; le frère reprend son goupillon et va asperger les maîtres à table, puis retourne près de la cuisinière [191]. Le peuple cependant voit dans les frères ses protecteurs et ses alliés en cas de révolte, et à d'autres moments les poursuit dans les rues à coups de pierres. Irrité du «port orgueilleux» des frères prêcheurs, il leur donne la chasse, les maltraite et demande leur extermination. Il n'agit pas mieux envers les mineurs, il arrache leurs habits et saccage leurs maisons, «à l'instigation de l'esprit malin,» et cela en divers lieux dans le royaume; il faut, en 1385, une proclamation du roi pour les protéger [192].
Les communes s'indignent du nombre d'étrangers qu'on trouve parmi les frères et qui sont un danger permanent pour l'État. Elles demandent «qe touz les frères aliens, de quele habite qu'ils soient, voident le roialme avant la feste de seinte Michel, et s'ils demoergent outre la dite feste, soient tenuz hors de la commune ley [193]».
Les frères gardent leur assurance; on les bénissait au temps de leurs bonnes actions; as follows maintenant ils parlent beaucoup et se font craindre; ils parlent haut, c'est du pape seul qu'ils relèvent; ils peuvent aller sans courber la tête; leur puissance est indépendante; ils sont devenus une Église dans l'Église. A côté du curé qui prêche et confesse dans sa paroisse, on trouve le frère errant qui prêche et confesse partout; sa présence universelle est une source de conflits; le curé se voit abandonné; le religieux nomade apporte l'inconnu, l'extraordinaire, et c'est à lui que tout le monde court. Il dépose sa besace et son bâton et commence à discourir: son langage est celui du peuple; la paroisse entière est présente; il s'occupe des biens éternels et aussi des biens de la terre, car la vie laïque lui est familière et il peut donner des conseils appropriés. Mais ses doctrines sont parfois suspectes: «Ces faux prophètes, dit, non pas Wyclif, mais le concile de Saltzbourg (1386), par leurs sermons pleins de fables séduisent souvent l'âme de leurs auditeurs; ils se jouent de l'autorité des curés.» Quelle puissance pouvait résister? la marée montait et renversait les digues; l'excellent devenait le pire, corruptio optimi pessima, et le vieil adage se trouvait vérifié à la lettre. Toutes les classes de la société ont des griefs contre eux, les seigneurs, les évêques, les moines, les réformés de Wyclif et les gens du peuple; eux cependant gardent leur place; on les retrouve partout à la fois, dans la cabane et dans le château, quêtant chez le riche et frappant aussi à la porte du pauvre; ils s'asseyent à la table du seigneur, qui les traite avec considération; chez lui, ils jouent le rôle de religieux à la mode; ils intéressent, ils plaisent. Wyclif les montre qui aiment à parler «devant les lords et à s'asseoir à leur table... à être aussi les confesseurs des lords et des ladies». Ils font songer aux abbés de cour d'une époque moins reculée. D'un autre côté, on les voit exercer dans les villages où ils font leurs tournées les métiers les plus divers, ils ajoutent à leur besace de quêteurs des provisions de fil, d'aiguilles, d'onguents, dont ils font commerce: on les chansonne, ils continuent et tout le monde rit:
«Ils vagabondent d'ici de là—et vendent toute sorte de mercerie,—comme s'ils étaient de vrais colporteurs;—ils vendent des bourses, des épingles et des couteaux—et aussi des ceintures, des gants pour les filles et pour les femmes.»
L'auteur de cette pièce, un contemporain de Chaucer, ajoute: «J'ai été un frère moi-même, pas mal de temps;—je sais donc bien la vérité.—Mais quand je vis que leur existence—ne ressemblait en rien à leurs discours,—je laissai là mon habit de frère.»
Entre le scepticisme du siècle et la crédulité aveugle, la superstition fleurit. Les frères ont imaginé de vendre au détail les mérites de leur congrégation. Elle est si nombreuse et prie si dévotement qu'elle a un surplus d'oraisons et croit bien faire d'en distribuer le bénéfice. Les frères parcourent les villages, escomptant cette richesse invisible et vendant aux âmes pieuses, sous le nom de lettres de fraternité, des bons sur le ciel. A quoi servent ces parchemins? demandait-on aux frères.—Ils donnent une part dans les mérites de tout l'ordre de saint François.—A quoi sont-ils bons? demandait-on à Wyclif.—«Beaucoup de gens pensent qu'on en peut bien couvrir les pots à moutarde [194].»
Si déconsidérés qu'ils soient à la fin du siècle, les frères n'ont pas cependant perdu toute action sur le peuple. Henri IV, de la maison de Lancastre, usurpe le trône et il trouve bientôt qu'il doit compter avec les frères mineurs. Bon nombre d'entre eux se sont indignés de son entreprise, et prêchent dans le pays, pendant les premières années du règne, que Richard II vit encore et qu'il est le véritable roi. Henri IV les fait emprisonner; l'un d'eux amené en sa présence lui reproche violemment la déposition de Richard: «Mais je n'ai pas usurpé la couronne, j'ai été élu,» dit le roi.—«L'élection est nulle si le roi légitime est vivant; s'il est mort, il est mort par toi; s'il est mort par toi, tu ne peux avoir aucun titre au trône!»—«Par ma tête, cria le prince, je ferai trancher la tienne!»
On conseilla aux accusés de s'en remettre à la clémence du loi; ils refusèrent et demandèrent à être jugés régulièrement par un jury. On ne put trouver ni dans la cité, ni dans Holborn, personne qui consentît à siéger comme juré; on dut aller chercher pour cet office des habitants de Highgate et d'Islington. Ceux-ci déclarèrent les frères coupables; ces malheureux furent traînés à Tyburn, pendus, puis décapités, et leurs têtes furent placées sur le pont de Londres (1402). Le couvent reçut la permission de recueillir les restes des suppliciés et de les enterrer en lieu saint. Les jurés d'Islington et de Highgate vinrent en pleurant chez les Franciscains implorer leur pardon pour un verdict dont ils se repentaient. Pendant plusieurs années, malgré ces supplices, des frères continuèrent à prêcher en province en faveur de Richard II et à soutenir qu'il vivait encore, bien que Henri IV ait eu soin de faire faire dans Londres une exhibition publique du cadavre de ce prince [195].
Au quinzième siècle cependant, la réputation des frères ne fit qu'empirer. Les abus dont ils sont la vivante personnification comptent parmi les plus graves de ceux qui vont donner tant d'adhérents à Luther. S'il reste dans leurs rangs des gens qui savent mourir, comme cet infortuné frère Forest qui fut suspendu vivant par des chaînes au-dessus d'un feu de bois et rôti lentement pendant que l'évêque réformé Latimer lui adressait «de pieuses exhortations [196]» pour le forcer à se repentir (1538), la masse des représentants de leur ordre demeure l'objet du mépris universel. C'est un des rares points sur lesquels il arrive, par accident, aux catholiques et aux protestants de tomber d'accord. Sir Thomas More, décapité pour la foi catholique, avait parlé des frères sur le même ton que son adversaire Tyndal, étranglé pour la foi protestante. Ils ne sont à ses yeux que de dangereux vagabonds. Il raconte, dans son Utopie, la dispute d'un frère et d'un bouffon sur la question du paupérisme. «Jamais, dit le frère, vous ne vous débarrasserez des mendiants, à moins que vous ne fassiez encore quelque édit sur nous autres frères.—Eh bien! dit le bouffon, c'est déjà fait; le cardinal a rendu un très bon arrêt à votre sujet quand il a décrété que tous les vagabonds seraient saisis et contraints à travailler: car vous êtes les plus francs vagabonds qui soient au monde.» (Ap. 25.) La plaisanterie n'est pas légère; Sir Thomas More, malgré sa réputation d'esprit, ne sut pas souvent mieux faire. Le point à noter est cette renommée qui devient de plus en plus mauvaise, grâce aux tournées intéressées, renouvelées sans cesse dans les fermes et les villages, non plus pour secourir les pauvres gens, mais pour leur demander au contraire une part de ce qu'ils ont; il faut noter encore cette assimilation qui se fait dans l'esprit du chancelier entre le frère mendiant et le vagabond vulgaire sans feu ni lieu.