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La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle

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CHAPITRE III
SÉCURITÉ DES ROUTES

Le brigandage seigneurial.—Les nobles et leurs partisans.—Les bandes organisées.

Les voleurs.—Alliance des bandes de voleurs et des bandes seigneuriales.—Le droit d'asile et l'abjuration du royaume.—Les chartes de pardon.

La répression.—Dangers qu'elle présente pour le voyageur inoffensif.

Ces chemins, parcourus en tous sens par le roi et les seigneurs se rendant d'un manoir à l'autre, par les marchands qui allaient à la foire, au marché ou à l'étape, et où l'on entendait de loin en loin le grincement des chariots de paysan, étaient-ils sûrs? L'examen théorique des prescriptions légales et de la façon dont la police du comté et la garde des villes étaient organisées pourrait faire conclure que les précautions étaient bien prises pour empêcher les méfaits, et que les voyages ne présentaient pas plus de danger qu'aujourd'hui. Si l'on ajoutait, comme l'a montré M. Thorold Rogers, qu'il y avait des services réguliers de carrioles entre Oxford et Londres, Winchester, Newcastle, etc., et que le prix des transports était peu élevé, on pourrait se persuader que les routes étaient absolument sûres, et l'on aurait tort. Il ne faut pas plus les juger de la sorte qu'il ne faut voir, comme on l'a fait aussi, sur la foi des romans, des brigands dans tous les fourrés, des pendus à toutes les branches et des seigneurs pillards établis au bord de tous les ruisseaux. Seulement, il faut faire la part de l'accident.

L'accident joue au quatorzième siècle un rôle plus grand qu'à n'importe quelle autre époque. C'est le moment où la vie moderne commence et où l'éclat superficiel d'une nouvelle civilisation vient modifier la société du sommet à la base. La confiance est plus grande; on se fortifie moins bien chez soi, le château crénelé se transforme en villa ou en hôtel, pendant que la hutte se change en maison. On prend plus de mesures qu'autrefois pour empêcher les méfaits; mais les accidents sont nombreux qui viennent détruire ce commencement de sécurité. Au fond, la société n'est ni calme ni bien assise, et beaucoup de ses membres sont encore à moitié sauvages. On peut prendre à la lettre le terme «à moitié», c'est-à-dire que, si on faisait une liste des qualités de tel individu, on trouverait que la première partie appartient à un monde très civilisé, et la deuxième à un monde très barbare. De là ces contrastes: d'un côté, l'ordre, qu'il y aurait peut-être injustice à ne pas considérer comme l'état normal; et, de l'autre, les fréquents soubresauts de l'élément indompté. C'est ainsi, par exemple, qu'on peut voir un seigneur et les siens attendant, au coin d'une route, une caravane de marchands. Le texte même de la pétition des victimes donne tous les détails de la rencontre [83].

La scène se passe en 1342. Des marchands de Lichfield exposent à «lur seigneur le counte de Arundel» qu'un certain vendredi ils envoyèrent deux domestiques et deux chevaux chargés «de especerie et mercerie», valant quarante livres, à Stafford, pour le marché du lendemain. Quand leurs gens «vinrent dessout le boys del Canoke», ils rencontrèrent «sire Robert de Rideware, chivaler», qui les attendait en compagnie de deux valets de sa suite et qui se saisit des domestiques, des chevaux et du butin pour emmener le tout au prieuré de Lappeley. Malheureusement pour lui, pendant le trajet, un des domestiques s'échappa. Au prieuré, la bande trouve «sire Johan de Oddyngesles, Esmon de Oddyngesles et pluseurs autres, auxi bien chivalers come autres gentz». On voit que c'était un coup monté et soigneusement organisé; tout se passe suivant les règles: «entre eux tous départirent les avantditz mercerie e especerie, chescun de sa porcion solump son estat.» Cela fait, la compagnie quitte Lappeley et chevauche jusqu'au prieuré de Blythebury, occupé par des nonnes. Le chevalier Robert déclare à l'abbaye qu'ils sont gens du roi «moud travaillés» et demande l'hospitalité comme cela se faisait couramment. Mais la troupe, paraît-il, avait mauvaise apparence; l'abbesse refuse. Les chevaliers, voyant ce fâcheux accueil, enfoncent la porte des fenières, donnent «feyn et aveignes» à leurs chevaux et passent ainsi la nuit.

Mais ils n'étaient pas seuls à bien occuper leur temps. Le domestique échappé les avait suivis de loin et, quand il les vit installés au prieuré, il revint en toute hâte à Lichfield avertir le bailli, qui ne tarda pas à réunir sa troupe et à courir à la poursuite des voleurs. Ceux-ci, gens d'épée, dès qu'ils furent rejoints, «se tournèrent à défense», et un vrai combat s'engagea, dans lequel ils eurent d'abord le dessus et «naffrèrent» plusieurs de leurs ennemis. A la fin cependant ils perdent pied et s'enfuient; on leur prend toutes les épices et quatre de leur compagnie, qui sont décapités sur place immédiatement.

Robert de Rideware n'était pas au nombre des victimes et n'était pas découragé. Il rencontre, pendant que le bailli regagnait Lichfield, son parent Gautier de Rideware, seigneur de Helmstale-Rideware, avec des gens de sa suite; tous ensemble tournent bride et se mettent à la poursuite du bailli: nouvelle bataille; cette fois, l'officier du roi a le dessous et s'enfuit, pendant que les seigneurs lui reprennent définitivement les épices.

Quelle ressource restait-il aux malheureux Guillaume et Richard, auteurs de la pétition? S'adresser à la justice? C'est ce qu'ils voulurent faire. Mais, comme ils se rendaient pour cela à Stafford, capitale du comté, ils trouvèrent, aux portes de la ville, des «genz de la maintenance» de leurs persécuteurs qui leur barrèrent le passage, les attaquèrent même et si vivement qu'ils eurent grand'peine à échapper «saunz grevure». Ils rentrent à Lichfield, surveillés par leurs ennemis, et mènent une existence digne de pitié. «E sire, les avant ditz William e Richard e plusours gentz de la ville de Lichfield sount menacé desditz larons e lour meintenours, qu'ils n'osent null part aler hors de ladite ville.»

Ce document juridique, dont l'original existe encore, est, on le voit, passablement caractéristique, et l'on peut juger que ces seigneurs et leurs aides n'étaient pas sans ressemblance avec ceux des Promessi sposi et leurs terribles bravi. Ici, presque tout est à noter: le sang-froid et la détermination des chevaliers, que la mort de quatre d'entre eux ne déconcerte pas; l'attaque à la faveur d'un bois; le choix des victimes: des valets de riches marchands; la demande de l'hospitalité dans un prieuré sous prétexte qu'on voyage pour le service du roi; la justice expéditive du bailli et la surveillance obstinée à laquelle les démarches des victimes sont soumises par leurs tyrans.

Ces faits ne sont pas uniques, et Robert de Rideware n'était pas seul à faire le guet dans les taillis au bord des routes. Beaucoup d'autres seigneurs étaient entourés connue lui d'hommes dévoués et prêts pour toutes les entreprises. On leur donnait des capes et des livrées aux couleurs du maître, qui permettaient de les reconnaître aisément; un lord bien entouré de ses partisans se considérait comme au-dessus du droit commun, et la justice n'avait pas beau jeu à vouloir se faire respecter de lui. La coutume d'avoir à soi quantité de serviteurs déterminés portant vos couleurs devint universelle à la fin du règne d'Édouard III et sous Richard II; elle subsista, malgré les statuts [84], pendant tout le quinzième siècle, et contribua grandement à rendre les guerres seigneuriales de cette époque acharnées et sanglantes.

Mais, même en dehors des périodes de guerre civile, les méfaits commis par certains barons et leurs fidèles ou même simplement par leurs fidèles agissant pour leur propre compte sous couvert de la cape aux couleurs du lord, étaient parfois si fréquents et si graves qu'on eût pu dans beaucoup de comtés se croire en guerre. Les considérants d'un statut de la deuxième année de Richard II [85] font de ces désordres un tableau un peu exagéré peut-être pour mieux justifier les mesures de rigueur, mais dont le fond doit être vrai: on y voit (et le roi l'a appris à la fois par les pétitions formelles adressées au parlement et par la rumeur publique) que certaines gens dans plusieurs parties du royaume prétendent avoir droit à «diverses terres, tenementz et autres possessions, et aucuns espiants dames et damoiselles nient mariez, et aucuns desirantz à faire maintenance en lour marchees, se coillent ensemble à grant nombre des gentz armez et archiers à fier de guerre, et soi entrelient par serment, et par autre confederacie». Ces gens-là, n'ayant aucune «consideration à Dieu, ne as loys de Seintz Eglise, ne de la terre ne à droit, ne à justice, einz refusantz et entrelessants tout procès de ley, chivachent en grantz routes en plusours parties d'Engleterre, et preignent possession et se mettent einz en diverses manoirs, terres et autres possessions, de lour propre auctoritée, et les tiegnent longement à tiel force, y feisants mou des maners d'apparaillementz de guerre et en aucuns lieux ravissent dames et damoiselles et les enmesnent en estraunge paiis où lour plest; et en aucuns lieux en tieux routes gisent en agaite et batent, mahaiment et mordrent et tuont les genz pur lour femmes et biens avoir, et celles femmes et biens reteignont à lour propre oeps; et à la foitz preignent à force les liges le roi en lour propre maisons et les amesnent et detiegnent come prisoners, et au darrien les mettont à fyn et à raunceone come ceo fuis en terre de guerre; et à la foitz viegnent devant justices en lour sessions, a tielle guise ove grant force, paront les justices sont moeltz esbaiez ou ne sont hardiz de faire la ley; et plusours autres riotes et horribles malx faitz y font; paront le roialme en diverses parties est mys en grant troboill à grant meschef et anientissement de povre poeple [86]...» Au Bon Parlement, en 1376, les communes avaient déjà fait des plaintes semblables: «Item supplie la commune qe come ore de novel grande riote si comence par pluseurs gentz en diverses parties d'Engleterre, qe chivachent ove grand nombre des gentz armez,» etc. [87]...

A côté de ces bandes organisées et quasi seigneuriales, il y avait les voleurs ordinaires, contre lesquels Édouard Ier avait pris en 1285 des mesures spéciales dans son statut de Winchester. Il est constaté dans cet acte que les malfaiteurs ont coutume de se «tapir» dans les fossés, taillis ou buissons du voisinage des routes, surtout de celles qui relient deux villes marchandes. C'est qu'en effet c'était le lieu de passage de victimes faciles et richement chargées. Aussi le roi ordonne-t-il que le bord des grands chemins sera défriché à une distance de deux cents pieds de chaque côté, de façon qu'il n'y reste ni taillis, ni buisson, ni creux, ni fosse qui puisse servir à abriter des malfaiteurs. On pourra seulement laisser subsister les gros arbres tels que les chênes. C'est au propriétaire du sol à faire ces travaux; s'il les néglige, il sera responsable des vols et des meurtres et payera amende au roi. Si la route traverse un parc, même obligation pour le seigneur, à moins qu'il ne consente à le clore par un mur ou par une haie si épaisse ou par un fossé si large et si profond que les voleurs ne puissent le franchir ou y trouver un abri avant ou après leurs attaques.

Mais, à mesure qu'on avance dans le quatorzième siècle, on trouve que ces larrons vulgaires ont découvert un meilleur emploi de leurs énergies sans changer tout à fait d'état. Ils s'allient, tantôt secrétement et tantôt ouvertement, aux bandes seigneuriales et ne sont plus désormais gens sans aveu pour qui personne ne peut répondre. C'est ce dont se plaignent encore les communes: «Item prie ladite commune qe come notoriment soit conuz par touz les countées d'Engleterre qe robeours, larons et autres meffesours, à pée et à chival, vont et chivachent à grant route par tote la terre en diverses lieus, et font larcines et roberies; qe plaise à nostre seigneur le roi charger les grantz de la terre que nul tiel soit meyntenuz par eux, en privé n'en apert; mes qu'ils soient en eaide de arester et prendre tiels malveyses [88].» Au précédent parlement, les mêmes plaintes avaient été faites, et le roi avait déjà promis qu'il ordonnerait «tiel remedie qe [serrait] pleisaunt à Dieu et à homme [89]

Tous ces malfaiteurs, sans compter l'appui des grands, avaient de beaux privilèges. On en rencontrait quelquefois qui suivaient les routes, une croix à la main: à ceux-là il était défendu de toucher de par le roi et sainte Église; c'étaient des gens qui avaient forjuré le royaume. Quand un voleur, un meurtrier, un félon quelconque se sentait serré de trop près, il se jetait dans une église et se trouvait en sûreté. L'église était un lieu sacré, et quiconque en avait franchi le seuil était couvert par la protection de Dieu. En tirer les gens était un sacrilège qui emportait excommunication. Nicolas le Porter avait aidé à arracher de l'église des Carmes de Newcastle des laïques qui s'y étaient réfugiés «pro vitæ suæ securitate», et qui, une fois livrés à l'autorité civile, avaient été exécutés. Il lui fallut, pour obtenir son pardon, employer l'intermédiaire du nonce du pape et se soumettre à une pénitence publique bien contraire aux coutumes d'aujourd'hui:

«Nous ordonnons, écrit l'évêque Richard au curé de Saint-Nicolas de Durham, que les lundi, mardi et mercredi de la semaine de la Pentecôte qui vient, il aille recevoir, en chemise, nu-tête et nu-pieds, devant le portail de votre église, en présence de la foule du peuple, le fouet de vos mains publiquement [90]. Il y proclamera lui-même, en anglais, le motif de sa pénitence et avouera sa faute, et quand il aura reçu ainsi le fouet, ledit Nicolas se rendra à l'église cathédrale de Durham, nu-tête, nu-pieds et vêtu comme dessus; il marchera devant, vous le suivrez, et vous le fustigerez de même devant la porte de la cathédrale, ces trois mêmes jours, et il y recommencera les déclarations que j'ai dites» (Ap. 16).

Pour les voleurs, ce droit d'asile était précieux. Ils s'échappaient de prison, couraient à l'église et avaient la vie sauve: «En cele an (18 Éd. II), disent les Croniques de London [91], x personnes eschaperent hors de Neugate, des queux v furent remenez e iiij eschaperent à l'esglise Seint-Sépulcre et un à l'esglise Seint-Bride et après, touz forsjurerent Engleterre.» Mais quand les malheureux étaient guettés dans l'église par leurs ennemis personnels, leur situation devenait dangereuse. C'est ce que montrent les statuts du royaume en 1315-1316. Les auteurs d'une pétition [92] exposent au roi que des gens armés s'établissent dans le cimetière et jusque dans le sanctuaire pour surveiller le fugitif, et le gardent si étroitement qu'il ne peut même pas sortir pour satisfaire à ses besoins naturels. On empêche la nourriture de lui arriver; si le félon se décide à jurer qu'il quittera le royaume, ses ennemis le suivent sur la route et, malgré la protection de la loi, l'en arrachent et le décapitent sans jugement. Le roi réforme tous ces abus [93] et prescrit l'application des règlements anciens sur l'abjuration, c'est-à-dire des suivants: «Lorsqu'un voleur, un homicide ou un malfaiteur quelconque a fui dans une église et qu'il a reconnu son crime, que le coroner fasse faire l'abjuration ainsi: le félon sera conduit à la porte de l'église, et un port rapproché ou non lui sera assigné et un terme fixé pour quitter le royaume. Tant qu'il sera en route, il tiendra une croix à la main et ne s'écartera du grand chemin ni à droite ni à gauche, mais le suivra jusqu'à ce qu'il ait quitté le royaume, et il n'y reviendra pas sans que le roi lui ait fait grâce [94]

Le félon jurait en ces termes: «Entends ceci, sire coroner, moi N. j'ai volé des moutons ou tel autre animal, ou j'ai tué une ou plusieurs personnes et je suis félon à notre seigneur le roi d'Angleterre. Et pour avoir commis quantité de méfaits, larcins, etc., dans sa terre, j'abjure la terre de notre seigneur E. roi d'Angleterre. Et je me hâterai d'aller à tel port que tu m'as fixé; je ne quitterai pas la grand'route, et si je le fais, je consens à être pris et traité en voleur et félon de notre seigneur le roi. Dans tel port, je chercherai activement passage et n'y resterai que l'espace d'une marée si je peux trouver passage; et si je ne peux trouver passage pendant ce délai, j'irai tous les jours dans la mer jusqu'aux genoux, essayant de traverser, et si je ne peux, au bout de quarante jours, je rentrerai dans une église comme voleur et félon de notre seigneur le roi. Et que Dieu m'aide!»

A l'église, les voleurs se trouvaient en compagnie des débiteurs insolvables. Ceux-ci, avant d'y venir, faisaient des donations générales de tous leurs biens, et les créanciers qui les citaient en justice se trouvaient n'avoir aucune prise sur eux. En 1379 [95], Richard II remédie à cet inconvénient. Pendant cinq semaines, une fois par semaine, le débiteur sera sommé, par proclamation faite à la porte du sanctuaire, de comparaître en personne ou par attorney devant les juges du roi. S'il s'abstient jusqu'au bout, on passera outre; un jugement sera rendu, et les biens qu'il avait donnés seront partagés entre ses créanciers.

Ce ne fut encore qu'un remède temporaire. Dans les premières années du règne suivant, nous trouvons les communes présentant au roi leurs doléances sur ces mêmes abus: des apprentis quittent leurs maîtres avec les biens de ceux-ci, des marchands endettés, des voleurs s'enfuient à Saint-Martin-le-Grand et y vivent tranquillement de l'argent qu'ils ont dérobé. Ils emploient les loisirs que leur laisse cette existence paisible à fabriquer patiemment des chartes, obligations et quittances fausses, imitant les signatures et cachets des marchands honnêtes de la cité. Quant aux brigands et meurtriers, ils sont là bien à leur aise pour préparer de nouveaux crimes; ils sortent de nuit pour les exécuter et rentrent au matin, en parfaite sécurité, dans leur inviolable repaire. Le roi se borne à promettre vaguement que «raisonable remedie ent serra fait».

Un clerc qui fuyait dans une église n'était pas obligé de quitter l'Angleterre; il jurait qu'il était clerc et «jouissait du privilège ecclésiastique, suivant la louable coutume du royaume» (9 Éd. II, ch. XV). Mais l'Église, qui accordait à tous venants le bénéfice de l'asile, se réservait la faculté de l'enlever: «En cele an (14 Éd. II), une femme qe avoit noun Isabele de Bury tua le clerk de l'esglise de Toutz Seintz près del mur de Loundres et ele se tint en mesme l'esglise V jours, taunt que l'esvesque de Loundres maunda sa lettre qe le esglise ne la voleit saver, par quei ele fut mené hors de l'esglise à Neugate et le tierze jour après ele fut pendu [96]

Dans ce temps où les émeutes et les révolutions n'étaient pas rares, le droit d'asile pouvait servir à tous; aussi c'était bien en vain que Wyclif protestait et en demandait la suppression. Un évêque, si sacrée que fût sa personne, pouvait être exposé lui-même à presser son cheval de l'éperon et à fuir vers une église pour sauver sa tête. Ce fut le cas pour l'évêque d'Exeter, lorsque Isabelle et son fils vinrent renverser Édouard II [97]: «Taunt tost, mesme le jour, vint un sire Wauter de Stapulton, qe fu eveske de Exestre, et l'an devant le tresorer le roy, chivachant vers son hostel en Eldedeaneslane, à son manger, et là fut il escrié traitour; et il le voyaunt, chivacha à la fuite devers l'esglise Seint-Poul et fut là encountré et tost deschivaché et mené en Chepe et là fut il despouillé et sa teste coupé.»

Sous Richard III, on put voir une reine et un fils de roi refuser de quitter l'enceinte sacrée de Westminster et garder un temps la vie sauve grâce à la sainteté du lieu. Sir Thomas More a laissé dans son histoire de l'usurpateur, la première véritable histoire en langage national que compte la littérature anglaise, un tableau saisissant du courage de la veuve d'Édouard IV et de la grande querelle suscitée par Richard pour arracher de l'abbaye le second enfant du feu roi. Aux demandes réitérées qui lui étaient faites, la reine répondait: «Où donc croirais-je mon fils en sûreté, si ce n'est dans ce sanctuaire qu'aucun tyran n'a été jusqu'ici assez diabolique pour violer?... Certes il a trouvé un bon subterfuge: ce lieu, qui peut sauvegarder un voleur, ne pourrait pas protéger un innocent?...» Le subterfuge de Richard III consistait simplement à faire abolir le droit de sanctuaire. Dans son discours en faveur de la mesure, qui vise en particulier les asiles de Saint-Paul et de Westminster, le duc de Buckingham fait une peinture très vive et, du reste, exacte des désordres que ce droit de refuge entretenait: «Quel ramassis de voleurs, dit-il, de meurtriers, de traîtres odieux et perfides ne voit-on pas dans ces deux asiles en particulier!.. Des femmes y courent avec l'argenterie de leurs maris et disent qu'elles n'osent pas demeurer chez elles, de crainte d'être battues. Les larrons y apportent le produit de leurs vols et vivent avec. Ils y trament de nouveaux méfaits; ils sortent la nuit, volent, pillent, tuent et rentrent, comme si ces lieux, non seulement les rendaient quittes pour le mal qu'ils ont fait, mais leur donnaient licence d'en faire davantage.» Le clergé ne nie aucun de ces abus; mais il trouve regrettable qu'une atteinte soit portée à un droit aussi ancien et aussi sacré (Ap. 17).

Pourtant ce privilège subsista et survécut même à l'introduction de la réforme en Angleterre; il fut toutefois moins respecté à partir de ce moment. Le chancelier Bacon cite le sanctuaire de Colnham, près Abingdon, qui fut jugé «insuffisant» pour des traîtres; on y saisit sans façon, sous Henri VII, plusieurs criminels politiques qui s'y étaient réfugiés et l'un d'eux fut exécuté [98]. Divers sanctuaires furent supprimés en 1697; ceux qui restaient disparurent à leur tour sous Georges Ier, époque à laquelle l'asile de Saint-Pierre à Westminster fut démoli.

Avec toutes leurs sévérités pénales, la loi et l'usage donnaient encore aux malfaiteurs d'autres encouragements. Ils recevaient fréquemment des chartes de pardon; la chancellerie royale les accordait volontiers parce qu'il fallait payer pour les avoir, et les communes renouvelaient sans se lasser leurs plaintes contre ces criants abus. Il est certain que ces chartes se vendaient. Le clerc Jean Crochille expose au roi en parlement que, pendant qu'il était à la cour de Rome, il a été mis hors la loi et à son retour emprisonné. Le chancelier lui a accordé une charte de pardon; mais il est «taunt enpoveri q'i n'ad de qi pur l'avaunt dit chartre paier [99]».

Les chartes se donnaient ainsi aux innocents pour de l'argent et aux «communes felonnes et murdrers» de même, ce qui avait deux résultats: d'abord le nombre des brigands augmentait en raison de l'impunité; ensuite on n'osait plus poursuivre en justice les criminels les plus redoutables, de crainte de les voir revenir pardonnés et prêts à se venger terriblement. Malheureusement, outre le bénéfice des taxes perçues, il y avait pour le maintien de cet abus l'intérêt que les seigneurs gardaient à sa continuation. Inséparables de leurs hommes, ils savaient les défendre en justice comme ceux-ci les défendaient dans la rue ou sur la route, et le meilleur moyen de sauver ces bravi des suites de quelque assassinat était de leur obtenir, de leur acheter une charte de pardon. Les communes ne l'ignoraient pas et rappelaient au roi que souvent les seigneurs, protecteurs de scélérats, obtenaient pour eux des chartes en affirmant qu'ils étaient à l'étranger, occupés à se battre pour le prince. La charte obtenue, les brigands revenaient et recommençaient leurs méfaits [100], sans peur d'être inquiétés par personne. Pour toutes ces causes, le voyageur n'aurait pas été prudent s'il n'avait pas prévu au départ le cas d'une mauvaise rencontre et s'il ne s'était pas armé en conséquence. C'était là une nécessité reconnue, et c'est pour cela que le chancelier de l'université d'Oxford défendait strictement aux étudiants de porter des armes, sauf en cas de voyage [101].

On n'était donc guère en sûreté contre les voleurs, et on ne l'était même pas toujours contre les gens du shériff. A cette époque de défiance où les rôdeurs étaient si nombreux, il suffisait d'être étranger au pays, surtout si c'était la nuit, pour que, sur un soupçon, on fût envoyé à la geôle, comme on le voit par un statut d'Édouard III [102]. Rien de plus général que les termes de cette loi; le pouvoir de faire arrêter est presque sans limites: «Item come en l'estatut fait à Wincestre en temps meisme le roi l'ael [103] soit contenuz qe si nul estraunge passe par pais de nuyt de qi homme ait suspecion, soit maintenant arestu et livré au visconte, et demoerge en gard tant q'il soit duement delivrés; et diverses roberies, homicides et felonies ont esté faitz einz ces heures par gentz qi sont appelez Roberdsesmen, Wastours, Draghlacches...» Que quiconque soupçonne un passant d'appartenir à une de ces bandes, «soit il de jour, soit il de nuyt,» le fasse arrêter sur-le-champ; on le mènera au constable de la ville prochaine, qui le gardera en prison et fera enquête en attendant que le justice vienne. Or, supposez qu'un étranger passe de nuit par la ville; la garde l'arrête, il se voit déjà en prison «jusqu'à ce que le justice vienne» et se met à courir au lieu de se laisser prendre: le statut a prévu le cas [104]: «Si eus ne soeffrent pas estre aresteuz, seit heu e cri levé sur eus, e ceus qi funt la veille les siwent o tute la ville ove les visnées viles o heu e cri de vile en vile jesqes taunt q'il serra pris et livrez au viscunte.» Singulier tableau!... C'est au milieu de la nuit, l'étranger est un voleur peut-être, peut-être un honnête homme qui a perdu sa route ne connaissant pas la ville; sa faute est de n'être pas rentré au couvre-feu; il cherche à tâtons son chemin dans les ruelles obscures; la garde l'aperçoit et l'interpelle; il fait les réflexions qu'on imagine, et voilà la huée et le cri qui commencent, la garde qui court, la ville qui s'éveille, les lumières qui paraissent et, petit à petit, les plus zélés qui se mettent à sa poursuite. Si la ville est fortifiée, les poternes sont fermées depuis longtemps, et il sera sûrement pris. A peine peut-il espérer se jeter dans quelque porte mal jointe à un tournant de rue et se tenir blotti derrière, écoutant, la main tremblante, le cœur battant, la garde qui passe lourdement, au pas de charge, entourée comme d'un nuage de clameurs furieuses. Le nombre des pas diminue et les clameurs se font moins entendre, puis vont s'éteignant, perdues dans les profondeurs de la cité.

Mais si la ville n'est qu'une bourgade non close de murs, le premier mouvement du fugitif sera de gagner la campagne, et alors, qu'il ne craigne pas les marais, les fossés, les haies; qu'il sache, à un pli de terrain, quitter la grand'route et profiter d'un endroit où l'on aura mal appliqué le statut de Winchester. Sans cela il est perdu; la garde le suit, la ville le suit, la huée continue, et au prochain village la scène du départ va recommencer. Les habitants, avertis par la clameur, allument déjà leurs lanternes, et les voilà eux aussi en chasse. Avant le bout de la grand'rue, quelque paysan plus alerte se trouvera prêt au passage pour barrer la route. Tous y ont intérêt, tous ont été volés, ou leurs parents ou leurs amis; quelqu'un des leurs a été blessé, assassiné sur la route comme il revenait du marché. Tout le monde a entendu parler de mésaventures pareilles et se sent menacé personnellement. De là ce zèle à se mettre en chasse au bruit de la huée et la conviction que, pour courir si fort et faire courir tant de monde, le fugitif doit être un brigand redoutable qu'attend le gibet [105].

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DEUXIÈME PARTIE
LA VIE NOMADE

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«Qui ne s'adventure n'a cheval ni mule, ce
dist Salomon.—Qui trop s'adventure perd cheval
et mule, respondit Malcon.»

L'aspect et l'état habituel des routes anglaises étant connus, il faut prendre à part les principaux types de la classe errante et voir quel genre de vie menait le nomade et quelle sorte d'importance il avait dans la société ou dans l'État.

Les nomades appartenant à la vie civile étaient, en premier lieu, les marchands de drogues, les bouffons, les jongleurs, les musiciens et les chanteurs ambulants, puis, dans un ordre plus important au point de vue social, les outlaws, les larrons de toute sorte et les ouvriers errants.—A la vie ecclésiastique appartenaient les prêcheurs, les frères mendiants et ces étranges marchands d'indulgences qu'on appelait pardonneurs.—Enfin il y avait les pèlerins, dans les rangs desquels, comme dans le livre de Chaucer, clercs et laïques allaient confondus.

Certains de ces individus, les frères notamment, avaient, il est vrai, un point d'attache; mais leur existence s'écoulait en majeure partie sur les routes; ils n'avaient pas de but fixe et quêtaient à l'aventure; ils avaient pris à la longue les mœurs et le parler des véritables nomades et, dans l'opinion commune, ils se confondaient le plus souvent avec ceux-ci: c'est à cette famille d'êtres qu'ils se rattachent.

Quant à la race étrange que nous voyons, aujourd'hui encore, errer de pays en pays et qui, la dernière, représentera parmi nous la caste des errants, elle n'avait pas encore fait son apparition dans le monde britannique et nous n'avons pas à nous en occuper. Bohémiens ou gipsies demeurent jusqu'au quinzième siècle entièrement inconnus en Angleterre.

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