La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
CHAPITRE I
HERBIERS, CHARLATANS, MÉNESTRELS,
CHANTEURS ET BOUFFONS
Le guérisseur ambulant.—L'herbier de Rutebeuf.—Les charlatans et les médecins en Angleterre.—Le saltimbanque de Ben Jonson.—Le charlatan d'aujourd'hui.
Les jongleurs et les ménestrels.—Leur popularité.—En quoi consistent leurs chants.—Leur rôle dans les fêtes seigneuriales et dans les festins.—Les troupes au service du roi.—Les troupes au service des nobles.—Les instruments de musique.
La concurrence.—La guild des ménestrels et son monopole.—Les faux ménestrels.—Rôle des ménestrels dans les mouvements populaires, leurs doctrines libérales.—Le noble tolère ces doctrines; le peuple se les assimile.
Causes de la disparition des ménestrels.—L'invention de l'imprimerie.—Le perfectionnement de l'art théâtral.
Les bouffons et les faiseurs de tours.—Grossièreté de leurs jeux.—Ils s'associent aux ménestrels.—La réprobation publique les atteint les uns et les autres à la Renaissance.
Les plus populaires de tous les errants étaient naturellement les plus gais ou ceux qui passaient pour les plus bienfaisants. Ceux-ci étaient les gens à panacée universelle, très nombreux au moyen âge; ils couraient le monde vendant la santé. Les jours de chômage ils s'établissaient sur la place des villages, étendaient à terre un tapis ou un morceau d'étoffe, étalaient leurs drogues et commençaient à haranguer le peuple. On peut entendre encore aujourd'hui des discours pareils à ceux qu'ils tenaient, au quatorzième siècle, en Angleterre, en France, en Italie; leur profession est une de celles qui ont le moins changé. Au treizième siècle, l'herbier de Rutebeuf parlait comme le saltimbanque de Ben Jonson au seizième siècle, comme le charlatan qui attirait hier, à cent pas de nos portes, la foule à ses tréteaux. Grandes paroles, récits merveilleux, éloge de leurs origines nobles, lointaines, énumération des guérisons extraordinaires qu'ils ont faites, étalage d'un dévouement sans bornes au bien public, d'un complet désintéressement pécuniaire, on retrouve cela et on le retrouvera à jamais dans les discours de tous ces nomades insinuants.
«Belles gens, disait, il y a six cents ans, le marchand d'herbes médicinales de Rutebeuf, je ne suis pas de ces pauvres prêcheurs ni de ces pauvres herbiers qui vont par devant ces moutiers, avec leurs pauvres chappes mal cousues, qui portent boites et sachets et étendent un tapis.... Sachez que de ceux-là ne suis-je pas, mais suis à une dame, qui a nom madame Trote de Salerne, qui fait couvre-chef de ses oreilles, et les sourcils lui pendent à chaînes d'argent par-dessus les épaules; et sachez que c'est la plus sage dame qui soit dans les quatre parties du monde. Ma dame nous envoie en diverses terres et en divers pays, en Pouille, en Calabre.... en Bourgogne, en la forêt des Ardennes pour occire les bêtes sauvages et en traire les bons oignements, pour donner médecines à ceux qui ont des maladies au corps.... Et pour ce qu'elle me fit jurer sur les saints quand je me départis d'elle, je vous apprendrai à guérir du mal des vers si vous voulez ouïr. Voulez-vous ouïr?
«.... Ôtez vos chaperons, tendez les oreilles, regardez mes herbes que ma dame envoie en ce pays et en cette terre; et pour ce qu'elle veut que les pauvres y puissent aussi bien avenir comme les riches, elle me dit que j'en fisse denrée (que je les vendisse par portions d'un denier), car tel a un denier en sa bourse qui n'y a pas cinq livres; et elle me dit et me commanda que je prisse un denier de la monnaie qui courrait dans le pays et la contrée où je viendrais....
«Ces herbes, vous ne les mangerez pas; car il n'est si fort bœuf en ce pays ni si fort destrier qui, s'il en avait aussi gros qu'un pois sur la langue, ne mourût de male mort, tant sont fortes et amères.... Vous les mettrez trois jours dormir en bon vin blanc; si vous n'avez blanc, prenez vermeil; si vous n'avez vermeil, prenez de la belle eau claire, car tel a un puits devant son huis qui n'a pas un tonneau de vin en son cellier. Si vous en déjeûnez par treize matins.... vous serez guéris des diverses maladies... Car si mon père et ma mère étaient en péril de mort et ils me demandaient la meilleure herbe que je leur pusse donner, je leur donnerais celle-là.
«En telle manière vends-je mes herbes et mes oignements: qui voudra en prenne; qui n'en voudra les laisse [106].»
Cet herbier était de ceux qu'en France et en Angleterre les ordonnances royales poursuivaient pour exercice illégal de la médecine. Philippe le Bel, en 1311, Jean le Bon, en 1352, avaient rendu contre eux des arrêts sévères. Ils leur reprochaient «d'ignorer le tempérament des hommes, le temps et la manière convenables pour opérer, les vertus des médecines, surtout des médecines laxatives, en lesquelles gît péril de mort». Ces gens-là, «venus souvent de l'étranger,» parcouraient la ville et les faubourgs et se permettaient d'administrer aux malades trop confiants «clisteria multum laxativa et alia eis illicita [107]», ce dont l'autorité royale était justement indignée.
En Angleterre, les vendeurs de drogues ambulants n'avaient pas meilleure réputation; les chants et les satires populaires nous les montrent toujours frayant dans les tavernes avec la pire société. Pour se faire une idée de ce que pouvaient être leurs recettes, il faut se rappeler ce qu'était la médecine protégée par les statuts du royaume. Il faut se dire que Jean de Gaddesden, médecin de la cour sous Édouard II, faisait disparaître les traces de la petite vérole en enveloppant le malade dans des draps rouges; il avait traité ainsi l'héritier même du trône. Il avait été longtemps embarrassé pour guérir la pierre: «A la fin, dit-il dans sa Rosa Anglica, je pensai à faire recueillir une bonne quantité de ces scarabées qu'on trouve en été dans la fiente des bœufs, et de ces cigales qui chantent aux champs: je coupai les têtes et les ailes des cigales et les mis avec les scarabées et de l'huile ordinaire dans un pot; je le couvris et le laissai ensuite, pendant un jour et une nuit, dans un four à pain. Je retirai le pot et le chauffai à un feu modéré; je broyai le tout et frottai enfin les parties malades; en trois jours la douleur avait disparu;» sous l'influence des scarabées et des cigales, la pierre s'était brisée en morceaux. C'est presque toujours ainsi, par une illumination subite, que ce médecin découvre ses remèdes les plus efficaces; madame Trote de Salerne ne confiait pas à ses agents dans les diverses parties du monde le secret de recettes plus merveilleuses et plus inattendues (Ap. 18).
N'importe, entre un médecin de cour et un charlatan de carrefour, la loi distinguait fort nettement. Un Gaddesden avait, pour appliquer aux patients ses médicaments étranges, l'appui d'une renommée établie et il offrait la garantie de sa haute situation. Il avait étudié à Oxford et il faisait autorité; un médecin sérieux comme le docteur de Chaucer, qui s'était tant enrichi pendant la peste, ne négligeait pas de lire et de méditer ses écrits. Sans avoir moins de science ni surtout d'ingéniosité, l'herbier errant était moins avantageusement connu; il ne pouvait pas, comme le médecin du roi, s'autoriser de sa bonne réputation pour faire avaler des vers luisants à ses malades, les frotter de scarabées et de cigales, leur donner en remède «sept têtes de chauves-souris grasses [108]»; le législateur se précautionnait en conséquence. A la campagne, de même que la plupart des autres nomades, le guérisseur sans brevet trouvait moyen presque toujours d'échapper à la rigueur des statuts; mais malheur à lui s'il se hasardait à tenter publiquement des cures en ville! Pour avoir voulu guérir une femme en lui faisant porter sur la poitrine un certain parchemin, le malheureux Roger Clerk se vit poursuivre en 1381 pour pratique illégale de la médecine dans Londres. Il fut mené au pilori, «par la ville au son des instruments», à cheval sur un cheval sans selle, son parchemin au cou; de plus, aussi au cou, un vase de nuit et une pierre à aiguiser, en signe qu'il avait menti; un autre vase de nuit lui pendait dans le dos [109].
Inquiet de la recrudescence de ces abus, Henri V rendit, en 1421, une Ordinance encontre les entremettours de fisik et de surgerie, «pur ouster meschieves et perils qi longement ont continuez dedeinz le roialme entre les gentz parmi ceux q'ont usez l'arte et le practik de fisik et surgerie, pretendantz soi bien et sufficeaument apris de mesmes les arts, où de vérité n'ont pas estez». Désormais il y aura des châtiments sévères pour tous les médecins qui n'auront pas été approuvés en leur art, «c'est assavoir, ceux de fisik en les universitées, et les surgeons entre les mestres de cell arte [110]». Les désordres se renouvellent comme avant, ou peu s'en faut; pour donner plus d'autorité à la médecine reconnue par l'État, Édouard IV, la première année de son règne, constitue en corporation la société des barbiers de Londres.
La Renaissance arrive et trouve les barbiers, les charlatans, les empiriques, les sorciers, continuant de prospérer sur le sol britannique. Henri VIII le constate avec regret et promulgue de nouveaux règlements: «La science et l'art de la médecine et de la chirurgie, dit le roi dans son statut, à la parfaite connaissance desquels sont nécessaires à la fois de profondes études et une mûre expérience, sont journellement appliqués dans ce royaume par une multitude d'ignorants. Beaucoup d'entre eux n'ont aucune notion de ces sciences, ni connaissances d'aucune sorte; il en est même qui ne savent pas lire: si bien qu'on voit des artisans ordinaires, des forgerons, des tisserands, des femmes, entreprendre avec audace et constamment des cures importantes et des choses de grande difficulté. A l'accomplissement de quoi ils usent, partie de sortilèges et incantations, partie de remèdes si impropres que les maladies augmentent: au grand déplaisir de Dieu....» En conséquence, toute personne qui voudra pratiquer la médecine dans Londres ou à six milles à la ronde devra auparavant subir un examen devant l'évêque de la capitale, ou devant le doyen de Saint-Paul, assisté de quatre «doctours of phisyk». En province l'examen aura lieu devant l'évêque du diocèse ou son vicaire général. En 1540, le même prince fusionne la corporation des barbiers et la société des chirurgiens, et accorde chaque année à la nouvelle association les cadavres de quatre criminels pour étudier sur eux l'anatomie.
A peine tous ces privilèges étaient-ils concédés, qu'un revirement complet se fait dans l'esprit des législateurs, et qui s'avise-t-on de regretter? précisément ces anciens guérisseurs non brevetés, ces possesseurs de secrets infaillibles, ces empiriques de village si durement traités dans le statut de 1511. Une nouvelle ordonnance est rendue, qui n'est qu'un long réquisitoire contre les médecins autorisés: ces docteurs certifiés empoisonnent leurs clients tout aussi bien que les anciens charlatans, seulement ils prennent plus cher. «Préoccupés de leurs propres gains, et nullement du bien des malades, ils ont poursuivi, troublé et harcelé diverses honnêtes personnes, hommes et femmes, à qui Dieu avait accordé l'intuition de la nature et des effets de certaines herbes, racines et eaux.... lesquelles personnes cependant ne prennent rien en récompense de leur savoir et de leur habileté, mais administrent les remèdes aux pauvres en bons voisins, pour l'amour de Dieu, par pitié et charité. On sait de reste, au contraire, que les médecins certifiés ne veulent guérir personne s'ils ne sont assurés d'une rémunération plus élevée que la cure ne mérite; car s'ils consentaient à traiter pour rien les malades, on ne verrait pas un si grand nombre de ceux-ci pourrir et languir jusqu'à la mort, comme on voit chaque jour, faute des secours de la médecine.» D'ailleurs, malgré les examens de l'évêque de Londres, «la plupart des personnes de cette profession ont bien peu de savoir»; c'est pourquoi tous les sujets du roi ayant, «par spéculation ou pratique», connaissance des vertus des plantes, racines et eaux, pourront, comme auparavant, nonobstant les édits contraires, guérir au moyen d'emplâtres, cataplasmes et onguents toutes les maladies apparentes à la surface du corps, cela «dans tout le royaume d'Angleterre ou dans toute autre des possessions du roi [111]».
Le changement, comme on voit, était radical: les secrets des villageoises n'étaient plus des secrets de sorcières, c'étaient des recettes précieuses dont elles avaient reçu de Dieu l'intuition; les pauvres, exposés à mourir sans médecin, se réjouirent; les charlatans respirèrent. Ben Jonson, ce marcheur intrépide qui, parti de Londres, un bâton à la main, alla à pied par plaisir jusqu'en Écosse, qui connaissait si bien les habitués des fêtes anglaises, nous a laissé le vivant portrait d'un charlatan, portrait qui est spécialement celui d'un Vénitien du dix-septième siècle, mais qui demeure vrai encore aujourd'hui et le sera, pour tous les pays, dans tous les temps. Les caractères de cette sorte sont presque immuables; le héros de Jonson est le même individu que celui dont Rutebeuf, trois siècles et demi plus tôt, avait relevé les discours. Sûrement, dans ses visites à Smithfield en temps de foire, le dramaturge avait entendu maint empirique s'écrier, la voix émue, les yeux au ciel: «Ah! santé! santé! la bénédiction du riche! la richesse du pauvre! qui peut t'acheter trop cher, puisqu'il n'est sans toi de plaisir en ce monde?» Sur quoi l'orateur de Jonson raille ses collègues, vante sa panacée incomparable, dans laquelle entre un peu de graisse humaine, qui vaut mille couronnes, mais qu'il laissera pour huit couronnes, non, pour six, enfin pour six pence. Mille couronnes, c'est ce que lui ont payé les cardinaux Montalto et Farnèse et le grand-duc de Toscane son ami; mais il méprise l'argent, et pour le peuple il fait des sacrifices. Il a également un peu de la poudre qui a rendu Vénus belle et Hélène aussi; un de ses amis, grand voyageur, lui en a envoyé, qu'il a trouvée dans les ruines de Troie. Cet ami en a expédié encore un peu à la cour de France, mais cette partie était mélangée, et les dames qui s'en servent n'en obtiennent pas d'aussi bons effets [112].
Trois ans plus tard, un Anglais qui ne connaissait pas la comédie de Jonson, se trouvant à Venise, s'émerveillait des discours des saltimbanques italiens et, croyant donner à ses compatriotes des détails nouveaux sur cette race plus florissante dans la péninsule qu'en aucun pays d'Europe, traçait d'après nature un portrait tout semblable à celui qu'avait dessiné l'ami de Shakespeare. «Souvent, écrit Coryat, j'ai vraiment admiré ces orateurs improvisés; ils débitent leurs contes avec une si merveilleuse volubilité, une grâce si agréable, même quand ils parlent ex tempore, avec un assaisonnement si varié de rares plaisanteries et de traits piquants, qu'ils remplissent de surprise l'étranger inaccoutumé à leurs harangues.» Ils vendent des «huiles, des eaux souveraines, des ballades amoureuses imprimées, des drogues et un monde d'autres menus objets.... J'en ai vu un tenir une vipère à la main et jouer un quart d'heure de suite avec son aiguillon sans être piqué.... Il nous donna à croire que cette même vipère descendait généalogiquement de la famille du reptile qui sauta du feu sur la main de saint Paul, dans l'île de Melita, aujourd'hui appelée Malte [113].»
Sans doute la faconde, la volubilité, la conviction momentanée, la grâce, le ton insinuant, la gaieté légère, ailée, du charlatan méridional ne se retrouvaient pas aussi complets, aussi charmants dans les fêtes de la vieille Angleterre. Ces fêtes étaient joyeuses pourtant, elles étaient fort suivies, et l'on y rencontrait maint personnage rusé, railleur et amusant comme Autolycus, ce type du colporteur, coureur de fêtes paysannes, à qui Shakespeare a fait une place dans la galerie de ses immortels. Les travailleurs de la campagne allaient en foule à ces réunions essuyer des lazzi qui leur faisaient plaisir et acheter des onguents qui leur feraient du bien: on peut les y voir encore. A l'heure présente, chez nous, et en Angleterre aussi, la foule continue de s'attrouper devant les marchands de remèdes qui guérissent infailliblement les maux de dents et effacent quelques autres douleurs de moindre importance. Les certificats abondent autour de la boutique; il semble que tous les gens illustres qui soient au monde aient déjà bénéficié de la découverte; au reste s'adresse maintenant le vendeur. Il gesticule, il s'anime, se penche en avant, a le ton grave et la voix forte. Les paysans se pressent autour, la bouche béante, l'œil inquiet, incertains si l'on doit rire ou s'il faut avoir peur, et finissant par prendre confiance. Ils tirent leur bourse d'un air gauche; leur large main s'embarrasse dans leur habit neuf; ils tendent leur pièce et reçoivent la médecine, et leur œil qui brille et leur physionomie indécise disent assez que la malice et le sens pratique habituel font ici défaut, que ces âmes fort rusées, invincibles dans leur domaine propre, sont les victimes de tous, en pays inconnu. Le vendeur s'agite, et, aujourd'hui comme autrefois, triomphe de l'indécision au moyen d'interpellations directes.
En Angleterre, c'est à l'incomparable foire de l'oie, à Nottingham, qu'il faut de préférence aller chercher ces spectacles. Ils brillent là dans toute leur infinie variété: on y pourra constater que les charlatans d'aujourd'hui n'ont pas perdu grand'chose de leur verve héréditaire; on y reconnaîtra que le peuple anglais n'est pas toujours maussade et soucieux; car dans ce jour de folie et d'inconcevable liberté on verra en action, éclairée il est vrai d'une lumière bien différente, cette grande kermesse de Rubens qui est au Louvre.
Plus grande encore était, au moyen âge, la popularité des nomades qui venaient non pas guérir, mais simplement égayer la foule, et qui apportaient avec eux, sinon les remèdes aux maladies, du moins l'oubli des maux: c'étaient les ménestrels, les faiseurs de tours, les jongleurs et les chanteurs. Ménestrels et jongleurs, sous des noms différents, exerçaient la même profession, c'est-à-dire qu'ils psalmodiaient des romans et des chansons en s'accompagnant de leurs instruments (Ap. 19). Dans un temps où les livres étaient rares et où le théâtre proprement dit n'existait pas, la poésie et la musique voyageaient avec eux par les grands chemins; de tels hôtes étaient toujours les bienvenus. On trouvait ces nomades dans toutes les fêtes, dans tous les festins, partout où l'on devait se réjouir; on leur demandait, comme on faisait au vin ou à la bière, d'endormir les soucis et de donner la joie et l'oubli. Ils s'y prenaient de plusieurs manières; la plus recommandable consistait à chanter et à réciter, les uns en français, d'autres en anglais, les exploits des anciens héros.
Ce rôle était noble et tenu en grande révérence; les jongleurs ou ménestrels qui se présentaient au château, la tête pleine d'histoires belliqueuses ou de contes d'amour ou de prestes chansons où il n'y avait qu'à rire, étaient reçus avec la dernière faveur. A leur arrivée ils s'annonçaient du dehors par des airs gais qui s'entendaient du fond des salles; bientôt venait l'ordre de les introduire; on les alignait dans le fond du hall et l'on prêtait l'oreille (Ap. 20). Ils préludaient sur leurs instruments et bientôt commençaient à psalmodier. Comme Taillefer à la bataille d'Hastings, ils disaient les prouesses de Charlemagne et de Roland, ou bien ils parlaient d'Arthur ou des héros de la guerre de Troie, aïeux incontestés des Bretons d'Angleterre (Ap. 21). Au quatorzième siècle, tous ces anciens romans héroïques, rudes, puissants ou touchants, avaient été remaniés et rajeunis; on y avait ajouté des descriptions fleuries, des aventures compliquées, des merveilles extraordinaires; beaucoup avaient été mis en prose et, au lieu de les chanter, on les lisait [114]. Le seigneur écoutait avec complaisance, et son goût qui se blasait de plus en plus lui faisait trouver du charme aux enchevêtrements bizarres dont chaque événement était désormais enveloppé. Il vivait maintenant d'une vie plus complexe qu'autrefois; étant plus civilisé, il avait plus de besoins, et les peintures simples et tout d'une pièce de poèmes comme la chanson de Roland n'étaient plus faites pour flatter son imagination. Les héros de romans se virent imposer des tâches de plus en plus difficiles et durent triompher des enchantements les plus merveilleux. En outre, comme la main devenait moins lourde, on les peignit avec plus de raffinement, on se complut dans leurs aventures amoureuses et on leur donna, autant qu'on put, ce charme à la fois mystique et sensuel dont les images sculptées du quatorzième siècle ont gardé une marque si prononcée. L'auteur de Sir Gawayne met une complaisance extrême à décrire les visites que son chevalier reçoit [115], à peindre sa dame si douce, si jolie, aux mouvements souples, au gai sourire; il y emploie tout son soin, toute son âme, il trouve des mots qui semblent des caresses, et tels de ses vers brillent d'une lueur dorée comme celle de parfums qui se consument.
Ces peintures déjà fréquentes au treizième siècle sont encore plus goûtées au quatorzième; mais à la fin de ce dernier siècle elles se déplacent et du roman passent dans le conte ou dans des poèmes moitié contes, moitié romans, tels que le Troïlus de Chaucer. Après maintes transformations, le roman tendait en effet à s'effacer devant des genres nouveaux qui convenaient mieux au génie du temps. Cent ans plus tôt, un homme comme Chaucer eût sans doute repris à son tour les légendes d'Arthur et eût écrit pour les ménestrels quelque magnifique roman; mais il laissa des contes et des poèmes lyriques, parce qu'il comprit que le goût avait changé, qu'on était encore curieux, mais non enthousiaste des anciennes histoires, qu'on ne les suivait plus guère avec passion jusqu'au bout et qu'on en faisait l'ornement des bibliothèques [116] plus que le sujet des pensées quotidiennes. On aima mieux dès lors trouver séparément dans des ballades et dans des contes le souffle lyrique et l'esprit d'observation qui jadis étaient réunis dans les romans; ceux-ci, abandonnés aux moins experts des rimeurs de grands chemins, devinrent de si piètres copies des anciens originaux, qu'ils furent la risée des gens de goût et de bon sens.
On vit ainsi mettre en vers anglais sautillants et vides plusieurs des grandes épopées françaises raccourcies. La belle époque était passée; quand, dans la troupe de ses pèlerins, Chaucer vient à son tour conter d'un air narquois les prouesses de sire Thopas, le bon sens populaire que l'hôte représente se révolte, et le récit est brusquement interrompu. De sire Thopas cependant à beaucoup des romans qui couraient les chemins et que les chanteurs répétaient de place en place, la distance est petite, et la parodie qui nous amuse n'était presque qu'une imitation. Robert Thornton, dans la première moitié du quinzième siècle, copia sur des textes plus anciens bon nombre de ces romans; à les parcourir on est frappé de l'excellence de la plaisanterie de Chaucer et de la justesse de sa parodie. Ces poèmes se déroulent tous d'une même allure, allègres et pimpants, sans grande pensée ni grand sentiment; les strophes défilent cadencées, claires, faciles et creuses; nulle contrainte, aucun effort; on ouvre le livre, on le quitte, sans souci, sans regret, sans s'ennuyer précisément, mais sans non plus s'émouvoir beaucoup. Et si par hasard d'un roman on passe à l'autre, il semble que ce soit le même. Prenez n'importe lequel, Sir Isumbras par exemple; après une prière récitée pour la forme, le rimeur vante la bravoure du héros, puis une précieuse vertu qu'il avait: son amour pour les ménestrels et sa générosité à leur égard [117]. Isumbras n'a que des qualités uniques, sa femme et ses fils aussi; il est le plus vaillant de tous les chevaliers, sa femme la plus belle des femmes. Cela n'empêche pas sire Degrevant d'être aussi le plus vaillant, et sire Églamour d'Artois pareillement. Le ménestrel nous vielle des airs un peu différents, mais sur le même instrument, et le son maigre qui en sort donne un caractère de famille à toutes ses chansons (Ap. 22).
Mais le noble n'avait guère de distractions meilleures; le théâtre n'existait pas encore; de loin en loin seulement, aux grandes fêtes de l'année, le chevalier pouvait aller, avec la foule, voir sur les tréteaux Pilate et Jésus; le reste du temps il était trop heureux de recevoir chez lui des gens à la vaste mémoire qui savaient plus de vers et plus de musique qu'on n'en pouvait entendre en un jour. Alors on n'imaginait pas de réjouissances sans ménestrels; il y avait quatre cent vingt-six musiciens ou chanteurs au mariage de la princesse Marguerite, fille d'Édouard Ier [118]. Édouard III donna cent livres à ceux qui assistaient au mariage de sa fille Isabelle [119]; il en faisait figurer aussi dans ses tournois [120]. On amenait volontiers à un évêque en tournée pastorale des ménestrels pour le réjouir; c'étaient alors parfois des gens du lieu et de bien pauvres musiciens. L'évêque Swinfield dans une de ses tournées donne un penny par tête à deux ménestrels qui viennent jouer devant lui; mais dans une autre circonstance il distribue douze pence par tête [121]. On n'a plus que deux amusements à table, disait Langland dans sa grande satire: écouter les ménestrels, et quand ils se sont tus parler religion et discuter les mystères [122]. Les repas que sire Gauvain prend chez son hôte, le Chevalier Vert, sont assaisonnés de chants et de musique; le deuxième jour, le divertissement se prolonge après le souper: on entendit «pendant le souper et après, beaucoup de nobles chants, tels que chants de Noël et chansons nouvelles, au milieu de toute l'allégresse imaginable [123]». Dans le conte de l'écuyer de Chaucer, le roi Cambynskan donne «une fête si belle que dans le monde entier il n'y en eut aucune semblable», et nous voyons ce prince, «après le troisième service, assis au milieu de ses nobles, écoutant les ménestrels jouer leurs choses délicieuses, devant lui à la table [124]». Durant tous ces repas, il est vrai, le son de la vielle, la voix des chanteurs, les «choses délicieuses» des ménestrels étaient interrompus par le craquement des os que les chiens rongeaient sous les tables ou par le cri aigu de quelque faucon mal appris: car beaucoup de seigneurs pendant leurs dîners gardaient sur une perche derrière eux ces oiseaux de prédilection. Le maître, heureux de leur présence, était indulgent à leurs libertés.
Les ménestrels de Cambynskan nous sont représentés comme attachés à sa personne; ceux du roi d'Angleterre avaient de même des fonctions permanentes. Le souverain ne s'en séparait guère, et même quand il allait à l'étranger, il s'en faisait accompagner. Henri V en engage dix-huit qui devront le suivre en Guyenne et ailleurs [125]. Leur chef est appelé roi ou maréchal des ménestrels; le 2 mai 1387, Richard II délivre un passeport a Jean Caumz, (Camuz?), «rex ministrallorum nostrorum», qui part pour un voyage outre mer [126]. Le 19 janvier 1464, Édouard IV accorde une pension de dix marcs «dilecto nobis Waltero Haliday, marescallo ministrallorum nostrorum [127]». Le rôle de Thomas de Brantingham, trésorier d'Édouard III, porte de fréquentes mentions de ménestrels royaux à qui on paye une pension fixe de sept pence et demi par jour [128].
Les nobles les plus riches imitaient naturellement le roi et avaient leurs troupes à eux, troupes qui allaient jouer au dehors lorsque l'occasion se présentait. Les comptes du collège de Winchester, sous Édouard IV, montrent que ce collège eut à reconnaître les services de ménestrels appartenant au roi, au comte d'Arundell, à lord de la Ware, au duc de Gloucester, au duc de Northumberland, à l'évêque de Winchester; ces derniers reviennent souvent. Dans les mêmes comptes, au temps de Henri IV, on trouve mention des frais occasionnés par la visite de la comtesse de Westmoreland, accompagnée de sa suite; ses ménestrels en font partie et on leur donne une somme d'argent [129].
Leurs services plaisaient fort et ils étaient bien payés; car leurs poèmes remaniés, estropiés, méconnaissables, choquaient bien les gens de goût, mais non pas la masse des batailleurs enrichis qui pouvaient payer le ménestrel de passage et lui accorder de profitables faveurs. Les chanteurs nomades ne se présentaient guère à un château sans qu'on leur donnât des manteaux, des robes fourrées, de bons repas et de l'argent. Langland revient souvent sur ces largesses, ce qui prouve qu'elles étaient considérables, et il regrette qu'on ne distribue pas tout cet or aux pauvres qui vont, comme ces errants, de porte en porte et sont les «ménestrels de Dieu [130]». Mais on n'écoutait pas ses bons conseils; aussi longtemps qu'il y eut dans les châteaux le hall ancien, la grand'salle où se prenaient en commun tous les repas, les ménestrels y furent admis. En construisant ces salles, l'architecte tenait compte de la nécessité de leur présence, et il ménageait au-dessus de la porte d'entrée, en face du dais, c'est-à-dire de l'endroit où était placée la table des maîtres, une galerie dans laquelle les musiciens s'établissaient pour jouer de leurs instruments [131].
L'instrument classique du ménestrel était la vielle, sorte de violon avec archet, assez semblable au nôtre, et dont on trouvera un bon dessin dans l'album de Villard de Honecourt [132]. Il était délicat à manier et demandait beaucoup d'art: aussi, à mesure que la profession alla s'abaissant, le bon joueur de vielle devint-il plus rare; le vulgaire tambourin, dont le premier venu pouvait apprendre en peu de temps à se servir, remplaçait la vielle, et les vrais artistes se plaignaient de la musique et du goût du jour. C'est un tambourin que portait au cou le jongleur d'Ely quand il eut avec le roi d'Angleterre un dialogue si peu satisfaisant pour celui-ci:
Si vint de sà Loundres; en un prée
Encontra le roy e sa meisnée;
Entour son col porta soun tabour,
Depeynt de or e riche azour [133].
Les ménestrels jouaient encore d'autres instruments, de la harpe, du luth, de la guitare, de la cornemuse, de la rote, sorte de petite harpe, l'ancien instrument des peuples celtiques, etc. [134].
Les cadeaux, la faveur des grands rendaient fort enviable le sort des ménestrels; aussi se multipliaient-ils à l'envi et la concurrence était-elle grande. Au quinzième siècle, les ménestrels du roi, gens instruits et habiles, protestent auprès du maître contre l'audace croissante des faux ménestrels, qui les privent du plus clair de leurs revenus. «Des paysans sans culture,» dit le roi, qui adopte la querelle des siens, «et des ouvriers de divers métiers dans notre royaume d'Angleterre, se sont fait passer pour ménestrels; certains se sont mis à porter notre livrée, et nous ne la leur avions pas accordée, et ils se sont donnés pour nos propres ménestrels.» Grâce à ces pratiques coupables, ils ont extorqué beaucoup d'argent aux sujets de Sa Majesté, et quoiqu'ils n'aient aucune intelligence ni expérience de l'art, ils vont de place en place, les jours de fête, et recueillent tous les bénéfices qui devraient enrichir les vrais artistes, ceux qui se sont donnés tout entiers à leur état et qui n'exercent aucun vil métier [135].
Le roi, pour mettre ses serviteurs hors de pair, les autorise à reconstituer et consolider l'ancienne guild des ménestrels, et personne ne pourra plus désormais exercer cette profession, quel que soit son talent, s'il n'a été admis dans la guild [136]. Enfin un pouvoir inquisitorial est accordé aux membres de l'association, et ils auront le droit de faire mettre tous les faux ménestrels à l'amende [137].
On reconnaît dans ce règlement ces décisions radicales par lesquelles l'autorité souveraine croyait, au moyen âge, pouvoir arrêter tous les courants contraires à ses propres tendances et détruire tous les abus. C'est de la même façon, et sans plus de succès, qu'on abaissait par décret le prix du pain et de la journée de travail.
L'autorité avait du reste d'autres raisons de surveiller les chanteurs et les musiciens ambulants; si elle se montrait indulgente pour les bandes attachées à la personne des grands, elle craignait les rondes des autres et se préoccupait quelquefois des doctrines qu'elles allaient semant sous prétexte de chansons. Ces doctrines étaient fort libérales et poussaient même parfois à la révolte. On en vit un exemple au commencement du quinzième siècle lorsque, en pleine guerre contre les Gallois, les ménestrels de cette race furent dénoncés au roi par les communes, comme fomentateurs de troubles et causes même de la rébellion. Évidemment leurs chants politiques encourageaient les insurgés à la résistance, et le parlement, qui les confond avec les vagabonds ordinaires, sait bien qu'en les faisant arrêter sur les routes, ce n'est pas de simples coupe-bourses qu'il enverra en prison: «Item, que null westours et rymours, mynstrales ou vocabunds ne soient sustenuz en Gales, pur faire kymorthas ou quyllages sur le commune poeple, lesqueux par lour divinationes, messonges et excitations sount concause de la insurrection et rebellion q'or est en Gales.»
Réponse: «Le roy le voet [138].»
Les grands mouvements populaires étaient l'occasion de chansons satiriques contre les seigneurs, chansons que les ménestrels composaient et que la foule savait bientôt par cœur. Ce fut une chanson vulgaire, qu'on avait sans doute bien souvent répétée dans les villages, qui fournit à John Ball le texte de son grand discours de Blackheath, lors de la révolte de 1381: «Quand Adam bêchait et qu'Ève filait, qui donc était gentilhomme?» Ainsi encore, sous Henri VI, lorsque les paysans du Kent s'insurgèrent et que les marins leurs alliés prirent en mer et décapitèrent le duc de Suffolk, on en fit une chanson moqueuse, qui fut très populaire et qui est venue jusqu'à nous. De même qu'avant de le tuer on avait donné au favori du roi la comédie d'un procès, de même, dans la chanson, on nous donne la comédie de ses funérailles; nobles et prélats sont invités à y venir chanter leurs répons, et dans ce prétendu office funèbre, qui est un hymne de joie et de triomphe, le chanteur appelle les bénédictions célestes sur les meurtriers. Les communes, à la fin, sont représentées, venant à leur tour chanter, à l'intention de tous les traîtres d'Angleterre, un Requiescant in pace (Ap. 23).
La renommée du révolté populaire du douzième siècle, l'outlaw Robin Hood, va naturellement croissant. On chante ses vertus; on raconte comment cet homme pieux, qui dans ses plus grands dangers attendait la fin de la messe pour se mettre en sûreté, dépouillait courageusement les grands seigneurs et les hauts prélats, mais était miséricordieux aux pauvres [139]: ce qui était un avis indirect aux brigands d'alors d'avoir à discerner dans leurs rondes entre l'ivraie et le bon grain.
La sympathie des ménestrels pour les idées d'émancipation, qui avaient fait au quatorzième siècle de si grands progrès, ne s'affirmait pas seulement dans les chansons; on retrouvait ces idées jusque dans les romans remaniés qu'ils récitaient en présence des seigneurs, et qui sont pleins désormais de déclarations pompeuses sur l'égalité des hommes. Mais sur ce point l'auditeur ne prenait guère offense; les poètes d'un ordre plus élevé, les favoris de la haute société, le roi lui-même dans ses actes officiels s'étaient plu à proclamer des vérités libérales dont on ne s'attendait guère à voir exiger la mise en pratique, et ils y avaient accoutumé les esprits. C'est ainsi que Chaucer célèbre dans ses vers les plus éloquents la noblesse seule vraie à ses yeux, celle qui vient du cœur [140]. C'est ainsi encore que le roi Édouard Ier, en convoquant le premier véritable parlement anglais, en 1295, déclare qu'il le fait inspiré par la maxime ancienne qui veut que ce qui touche aux intérêts de tout le monde soit approuvé par tout le monde [141], et proclame un principe d'où sont sorties depuis les réformes les plus radicales de la société.
On pouvait donc bien laisser les ménestrels répéter, après le roi lui-même, des axiomes si connus et qu'il y avait si peu de chance, croyait-on, de voir appliquer. Seulement les idées, comme les graines des arbres, en tombant sur le sol, ne s'y perdent point, et le noble qui s'était endormi au murmure des vers psalmodiés par le jongleur se réveillait un jour au tumulte de la foule amassée devant Londres, au refrain du prêtre John Ball (1381); et alors il fallait tirer l'épée et faire comprendre par un massacre que le temps n'était pas venu d'appliquer ces axiomes, et qu'il n'y avait là que chansons.
Les poètes et chanteurs populaires eurent donc une influence sur le mouvement social, moins par les maximes semées dans leurs grands ouvrages que par ces petites pièces heurtées et violentes, que les moindres d'entre eux composaient et chantaient pour le peuple, dans les carrefours en temps de révolte, et dans les chaumières en temps ordinaire, en reconnaissance de l'hospitalité.
Cependant les ménestrels devaient disparaître. En premier lieu, un âge allait commencer où, les livres et l'art de les lire se répandant jusque parmi la foule, chacun y puiserait soi-même et cesserait de se les faire réciter; en second lieu, les théâtres publics allaient offrir un spectacle bien supérieur à celui des petites troupes de musiciens et de chanteurs ambulants, et leur feraient une concurrence autrement redoutable que celle des «rudes agricolæ et artifices diversorum misterorum», contre l'impertinence desquels s'indignait Édouard IV. Enfin le mépris public, qui grandissait, devait laisser les ménestrels pulluler d'abord loin des regards de la haute classe, puis se perdre dans les derniers rangs des amuseurs publics, et y disparaître.
En somme, le temps des Taillefer qui savaient se faire tuer en chantant Charlemagne fut court; le lustre qu'avaient donné à leur profession ceux des jongleurs ou trouvères du douzième et du treizième siècle qui se contentaient de réciter des poèmes s'effaça à mesure qu'ils s'associèrent plus étroitement avec les bandes sans retenue des faiseurs de tours et des ribauds de toute sorte. Ces bandes avaient toujours existé, mais les chanteurs de romans ne s'y étaient pas toujours mêlés. De tout temps on avait trouvé, dans les châteaux et dans les carrefours, des bouffons dont la grossièreté émerveillait et enchantait les spectateurs. Les détails précis que les contemporains sont unanimes à donner sur leurs jeux montrent que non seulement leurs facéties ne seraient plus tolérées chez les riches d'aujourd'hui, mais qu'il est même peu de bourgades reculées où des paysans un jour de fête les accepteraient sans dégoût. Quelque répugnante que soit cette pensée, il faut bien se dire que ces passe-temps étaient usuels, que les grands y trouvaient plaisir, que dans la troupe des mimes et des faiseurs de tours qui couraient partout où il fallait de la joie, il y en avait qui excitaient le rire par les moyens ignobles que décrit Jean de Salisbury [142]. Deux cents ans plus tard, deux clercs sacrilèges, en haine de l'archevêque d'York, se livrent dans sa cathédrale aux mêmes bouffonneries monstrueuses, et la lettre épiscopale qui rapporte ces faits avec la précision d'un procès-verbal ajoute qu'ils ont été commis more ribaldorum [143]. L'usage s'en était perpétué à la faveur du succès et était demeuré populaire. Langland, à la même époque, montre qu'un de ses personnages n'est pas un vrai ménestrel, non seulement parce qu'il n'est pas musicien, mais aussi parce qu'il n'est habile à aucun de ces exercices d'une si bizarre grossièreté [144].
Enfin on peut voir encore par les représentations de la danse d'Hérodiade qui se trouvent dans les vitraux ou les manuscrits [145] du moyen âge, quelles sortes de jeux, dans l'opinion des artistes, pouvaient récréer des gens à table. C'est en dansant sur les mains, et la tête en bas, que la jeune femme enlève les suffrages d'Hérode. Or, comme l'idée d'une danse pareille ne pouvait être tirée de la Bible, il faut bien croire qu'elle provenait des usages du temps. A Clermont-Ferrand, dans les vitraux de la cathédrale (XIIIe siècle), Hérodiade danse sur des couteaux qu'elle tient de chaque main, et elle a aussi la tête en bas. A Vérone, elle est représentée, sur la plus ancienne des portes de bronze de Saint-Zénon (IXe siècle), se renversant en arrière et touchant ses pieds de sa tête. Les assistants semblent remplis de surprise et d'admiration; un d'eux porte la main à sa bouche, l'autre à sa joue, par un geste involontaire d'ébahissement. Les comptes de l'échiquier royal d'Angleterre mentionnent quelquefois des sommes payées à des danseurs de passage, qui sans doute devaient faire aussi des prouesses surprenantes, car les payements sont considérables. Ainsi, la troisième année de son règne, Richard II paye à Jean Katerine, danseur de Venise, six livres treize shillings et quatre pence pour avoir joué et dansé devant lui [146].
En Orient, où l'on a quelquefois dans ses voyages la surprise de retrouver vivants des usages anciens que nous ne pouvons étudier chez nous que dans les livres, la mode des bouffons et des mimes persiste et demeure même la grande distraction de quelques princes. Le feu bey de Tunis avait pour se récréer le soir des bouffons qui l'insultaient et l'amusaient par le contraste de leurs insolences permises et de sa puissance réelle. Chez les musulmanes riches de Tunis, dont aucune presque ne sait lire, la monotonie des journées qui, durant leur vie entière, se succèdent à l'ombre des mêmes murailles, à l'abri des mêmes barreaux, est interrompue par les récits de la bouffonne, dont l'unique rôle est d'égayer le harem par des propos de la plus étrange obscénité. Les Européens du quatorzième siècle étaient capables de goûter des plaisirs tout pareils.
Il n'était donc guère surprenant qu'à la suite des moralistes l'esprit public condamnât du même coup ménestrels et histrions et les confondît avec ces vagabonds coureurs de grands chemins qui paraissaient si redoutables au parlement. A mesure qu'on avance, leur rôle s'avilit davantage. Au seizième siècle, Philippe Stubbes voit en eux la personnification de tous les vices, et il justifie en termes violents son mépris pour ces «ivrognes et ces parasites licencieux qui errent par le pays, rimant et chantant des poésies impures, viles et obscènes, dans les tavernes, les cabarets, les auberges et les lieux de réunion publique». Leur vie est pareille aux chansons honteuses dont leur tête est pleine, et ils sont le modèle de toutes les abominations. Ils sont, de plus, innombrables:
«Chaque ville, cité ou région est remplie de ces ménestrels qui accompagnent de leurs airs la danse du diable; tandis qu'il y a si peu de théologiens que c'est à peine si l'on en voit aucun.
«Cependant quelques-uns nous disent: mais, monsieur, nous avons des licences des juges de paix, pour jouer et exercer nos talents de ménestrels au mieux de nos intérêts.—Maudites soient ces licences qui permettent à un homme de gagner sa vie par la destruction de milliers de ses semblables! Mais avez-vous une licence de l'archi-juge de paix, le Christ Jésus? Si vous l'avez, soyez heureux; si vous ne l'avez pas, vous serez arrêtés par Jésus, le grand juge, comme rôdeurs misérables et vagabonds du pays céleste, et punis d'une mort éternelle, malgré vos prétendues licences reçues en ce monde.» (Ap. 24).
On voit à quel état de dégradation était tombée la noble profession des anciens chanteurs et combien peu la nécessité d'obtenir un brevet de l'autorité ou d'entrer dans une guild, comme le voulait Édouard IV, arrêtait leurs extravagances. Avec les inventions et les mœurs nouvelles, leur raison d'être disparaissait et la partie vraiment haute de leur art s'effaçait; les anciens diseurs de poèmes, après s'être mêlés aux bandes peu recommandables des amuseurs publics, voyaient ces bandes leur survivre, et il ne restait plus, sur les routes, que ces bouffons grossiers et ces musiciens vulgaires que les gens réfléchis traitaient en réprouvés.