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Le Cantique de l'Aile

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XVII
LA FÊTE AU MANÈGE

Ce fut de l’élégance, et ce fut de la joie :
De beaux chevaux flattés au col par des gants blancs,
La bride en cuir verni, le filet tout en soie,
La tête aux crins tressés qui s’agite et chatoie
Comme un encensoir de rubans ;
Une noble tenue, une grâce narquoise,
Moderne sans excès, Louis Quinze pas trop,
La vieille selle à grands panneaux, à la françoise,
Et les commandements faits d’une voix courtoise :
« Messieurs, quand vous voudrez. Au trot. »
Ce fut le piaffement, les rênes qu’on rassemble,
Un bruit doux de galop dans le sable, l’envol
Des chapeaux saluant les Dames tous ensemble.
Ce fut de la musique et des fleurs, ce fut l’amble,
Et ce fut le pas espagnol ;
Un travail en douceur, des bêtes sans révoltes,
Un manège de rêve, un idéal Saumur,
Et tour à tour, au gré des Maîtres désinvoltes,
Les contre-changements de main, les quatre voltes,
La spirale et la croupe au mur.
Cela sans un à-coup, et d’une aisance telle
Que, jamais, épiant l’Écuyer assoupli,
La lorgnette ne put, si sévère fût-elle,
Voir remuer, dans la manchette, une dentelle,
Ni bouger, dans la botte, un pli.
Mais encor qu’elle fût frivole et sans alarmes,
Cette fête, malgré les rubans, le jabot,
La présence des fleurs et l’absence des armes,
Elle fut martiale, et, charmante, eut pour charmes
Tout ce que la guerre a de beau.
Car cette allure en selle et cette nonchalance,
Ce port de tête fier évoquant des plumets,
Cette cambrure, cet esprit, cette fringance,
Non, tout cela n’est pas seulement l’élégance
Anglaise de la chasse, — mais
C’est l’élégance, encor, française, de la guerre ;
C’est bien la Haute-École et le professorat,
Mais c’est la fantaisie, aussi, crâne et légère ;
Et c’est, en même temps que de La Guérinière,
Chamborant, Lasalle et Murat !
Ces chapeaux délurés, ils ont eu pour ancêtres
— Mis sur l’oreille, un peu, par le vent du danger,
Et galonnés d’un or noirci par les salpêtres, —
Ceux-là qu’à Fontenoy, jadis, Messieurs les Maîtres
Assuraient avant de charger !
Tout cela, c’est la guerre en sa coquetterie,
En ce qu’elle a de clair, d’allègre et d’orgueilleux :
Car, d’un nuage blond nous voilant la tuerie,
Toujours le beau galop d’une cavalerie
Nous jette de la poudre aux yeux !
La bataille est au fond de tous ces jeux bravaches ;
La peau peut s’empourprer, de ces gants blancs si purs ;
On sent de la fureur, déjà, dans ces moustaches,
Et déjà, dans le geste arrogant des cravaches,
Le geste des sabres futurs !
Mais tous ces beaux messieurs viennent, bride abattue,
Implorer la pitié de vos cœurs, aujourd’hui.
Et l’idée est vraiment exquise qu’ils ont eue,
De faire intervenir pour la guerre qui tue
La guerre qui piaffe et qui luit !
Nous — tant pis si le cœur timide s’en effare ! —
Nous, nous sommes ici pour dire qu’il y a
— Pardon de ce tocsin parmi cette fanfare ! —
Qu’il y a, lorsque sonne, hélas ! l’heure barbare,
Autre chose que tout cela ;
Autre chose que l’acier clair, la bouche rose ;
Où tinte le mousseux mâchonnement du mors,
Autre chose qu’un air de musique, autre chose
Qu’un sabot de pur-sang écrasant une rose…
Il y a les blessés, les morts.
Il faut se rappeler que ces fêtes splendides,
Que ces gais carrousels ont d’obscurs lendemains,
Qu’il y a tout d’un coup des selles qui sont vides,
Des étriers, soudain, qui ballottent, des brides
Qui brusquement flottent sans mains !
Que, sur les vastes champs nocturnes des Bazeilles,
Les chevaux démontés courent en hennissant,
Se penchent pour flairer des blessures vermeilles,
Repartent au galop, et n’ont pas aux oreilles
Des flots de rubans, mais de sang ;
Que, la Mort chevauchant leurs côtes de squelettes,
Pour la désarçonner ils font de vains écarts,
Et que les éperons qui réglaient leurs courbettes
N’ont plus qu’à déchirer l’herbe, de leurs molettes,
Ou bien la toile des brancards ;
Qu’on meurt dans les fossés, qu’on meurt dans les ravines,
Et qu’on mourrait bien plus, plus seul, ayant plus peur,
Si, frêle ambulancière aux bravoures divines,
La femme, ayant un soir du sang à ses mains fines,
N’avait mis ses mains sur son cœur,
Et, priant dans l’horreur comme un lys dans un bouge,
De ses mains que son âme oublia d’essuyer
N’avait doublé la croix d’argent pâle qui bouge,
Et d’un geste immortel marqué d’une croix rouge
La blancheur de son tablier !

4 juin 1898.

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